Synergie humaine et animale dans l`épique africain et - DOCT-US
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Synergie humaine et animale dans l`épique africain et - DOCT-US
Ştiinţe socio-umane 95 Synergie humaine et animale dans l’épique africain et occidental : de la conflagration actorielle au mécanismes d’identification par le jeu des symboles Kennedy Gnagny Pedro Université de Bouaké, Côte d’Ivoire [email protected] Abstract: The African and western epic production is very often build on the basis of human and animal cohesion. These two entities multiply the nature of theirs relations which materialize in confrontation, in assimilation and in utilitarism. This holistic trade is, by excellence, a means of assertion which signifies total natural dependence between mankind and animal, and mainly attests that large differences and oppositions can be born a symphony and a universal balance. Keywords: cohesion, confrontation, identification, utilitarism, universal balance. Introduction L’anthropomorphisme de la mythologie dans toutes les communautés humaines tend à opposer l’homme à un adversaire sinistre, le plus souvent à caractéristiques animales, voire monstrueuses. C’est en cela que s’élèvent des personnages épiques qui combattent l’anthropophobie jusqu’à l’annihiler. Toutefois, la différence biologique et caractérielle entre l’homme et l’animal ne justifie pas un antagonisme coercitif. De là nait la problématique du sujet de la présente réflexion : quelle est la typologie des rapports qu’entretiennent l’humain et l’animal dans l’épopée ? En d’autres termes, comment de la cacophonie des formes et des caractères, germet-il une symphonie épique ? Les créatures animales sont, en fait, souvent perçues comme des faire-valoir pour les héros, sans plus de consistance que n’en aurait un personnage figurant. Cette réflexion envisage de les revaloriser par l’analyse, en premier lieu, de la relation de confrontation existant entre l’homme et l’animal, et qui constitue quelquefois l’essentiel de l’œuvre épique. Ensuite, elle abordera le jeu de l’identification du héros à l’animal. En ce sens, ce dernier revêt une étiquette symbolique, et le héros qui s’y identifie est censé en porter les caractères. La dernière partie de cette étude consacrera une attention particulière à la fonctionnalité des animaux dans le processus de régulation de l’action épique. Il s’agira essentiellement de répondre à la question : en quoi les personnages épiques et les animaux s’appréhendent-ils mutuellement pour atteindre leurs fins respectives? I. Du bellicisme homme/ animal : entités bestiales et spécifications bioaxiologiques La notion de confrontation suppose celle de l’adversité. Le bon héros nécessite, pour son accomplissement, un bon adversaire, un personnage supérieur, d’où la justification des combats avec les « monstres ». Dans la plupart des cas, le monstre est désigné comme un animal fabuleux, doté de capacités physiques exceptionnelles. Il a un corps composite, toujours d’une originalité inédite dans le monde naturel. Il serait cependant pernicieux de réduire la monstruosité à cette simple définition, puisque pour bien des créatures, elle réside plutôt dans la taille, dans la force démesurée ou dans les multiples destructions. Le combat avec un animal monstrueux, par nature périlleux, constitue pour le guerrier le meilleur moyen de prouver son héroïsme, puisque l’affrontement des deux puissances est au profit d’une communauté tout entière, tributaire de la réussite de l’humain. Par ailleurs, quand on parle de monstres, on ne perçoit que des créatures à l’aspect étrange et rebutant, appartenant à un type hétéroclite et vociférant. Or, la monstruosité n’est pas seulement une acception morphologique. La possession d’une puissance surhumaine confère le caractère de monstre lorsque cette 96 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 ascendance est utilisée à des fins malfaisantes. L’invulnérabilité d’Achille ne fait donc pas de lui un monstre, puisqu’il est le modèle du héros grec parfait, habile au combat, en marge des mauvaises actions, roi courageux dont la gloire est célébrée par le grand Homère. Par contre, Soumahoro est un monstre. La puissance de ses fétiches le rend invulnérable. Il sème la terreur et le traumatisme dans tous les royaumes, construisant son empire sur le double sentiment énigmatique de la loyauté et de la frayeur. Cette figure est, dans l’épopée africaine, la parfaite illustration de « l’homme-monstre ». La présente analyse sera conduite à la lumière de la classification de Pétrilli1 pour qui, trois catégories sont à distinguer parmi les animaux : les « bêtes », les « monstres » et les « semi-humains ». I.1. L’actorialisation des bêtes : une agressivité conjecturée Les bêtes désignent la catégorie la moins offensive, la moins impressionnante. Elle regroupe les animaux sauvages classiques, des créatures naturelles, ni multiformes ni hybrides, quoiqu’impressionnant par la taille et la puissance. Les animaux de cette classe n’ont pas de nom particulier. Ils ne s’identifient que par le nom des lieux où ils vivent et sévissent. Il en est ainsi du buffle de Do qui se distingue des autres buffles par son anthropophobie et son invulnérabilité, caractères qui l’élèvent au rang des animaux les plus dangereux. Aucun chasseur ne pouvait en venir à bout, si ce n’est le jeune chasseur Oulani, accompagné de son frère Oulamba, bénéficiant de la complicité de la vieille dont le buffle2 est le double. Le cas du buffle de Do est similaire à celui du lion de Némée, baptisé du nom de la cité dont il terrifie les habitants. D’une force et d’une puissance extraordinaire, il ne sera vaincu que par la force tout aussi extraordinaire d’Héraklès qui accomplissait ainsi son premier travail3 à lui imposé par Eurysthée. Le héros grec, en effet, après avoir essayé en vain toutes les armes à sa disposition, décida d’un stratagème. Il boucha l’une des issues de la grotte et, entré par l’autre, il attrapa le lion par le cou, et le serra jusqu’à ce que la bête meure étouffée. 1 Pétrilli Aurore, « Une Vision du héros grec, aspect de l’homme, aspect de l’animal » in Camenae, n° 4, juin 2008. 2 Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence Africaine, 1960, p. 23-25. 3 Hésiode, Théogonie, Paris, CUF, 1996, Traduction de Paul Mazon. Les travaux d’Héraklès, au nombre de sept, punissaient le héros du meurtre présumé de ses propres enfants, alors qu’il n’en était pas coupable. Dans ces deux cas de figures qui servent d’illustration à la lutte des hommes contre les bêtes, les animaux s’en prennent aux humains à dessein. Ils sévissent pour une raison bien précise, pour une causalité qui constitue le nœud de l’intrigue. Le buffle de Do est le double d’une princesse qui se vengeait de son frère, le roi de Do. Elle s’explique en ces termes sentencieux: « J’ai puni mon frère le roi de Do qui m’avait privé de ma part d’héritage. »4. Le lion de Némée, quant à lui, a, selon Pétrilli5, été envoyé par la déesse Héra pour ravager la région de Némée. Une certaine version voudrait que Séléné ait laissé le lion dévorer les humains pour punir la population d’avoir oublié de lui offrir les sacrifices auxquels il a droit. A la différence du buffle de Do et du lion de Némée, la deuxième catégorie est plus composite. I.2. La figure des monstres : entre hermétisme, gigantisme et hybridité En comparaison à l’espèce des bêtes, la catégorie des monstres est plus complexe parce qu’on peut la subdiviser selon le niveau d’hybridité des créatures. Le monstre est une créature qui, en un seul spécimen, peut regrouper la morphologie de deux ou plusieurs animaux différents. La tradition orale africaine n’a pas l’habitude des monstres dans les récits épiques. C’est plutôt dans ses contes qu’on retrouve ces créatures difformes, d’une hybridité poussée à l’extrême comme en témoigne le conte « Le dragon de la rivière noire » d’Amon D’Aby dans sa Mare aux crocodiles6. La description qu’il fait du monstre est fulgurante : Ô surprise ! Un personnage mystérieux, un dragon ! Oui, un vrai dragon, avec une tête d’homme, des cornes, des pattes, des nageoires et une queue de serpent7. Ce monstre est combattu et vaincu par l’affront vengeur d’un enfant. De même, Héraklès, dans la littérature épique grecque, tue l’hydre de Lerne, dragon aquatique dont la morphologie est marquée par la multiplicité des têtes qui ont la propriété de se décupler dès que tranchées. Il est aidé dans ce deuxième travail par son neveu Iolas. Ce dernier, remarquant les 4 Djibril Tamsir Niane, op. cit., p. 24. Pétrilli, op. cit., notes de bas de p. 5. 6 Amon D’Aby, La Mare aux crocodiles, Abidjan, NEI, 1992, p. 46-49. 7 Amon D’Aby, op. cit., p. 46. 5 Ştiinţe socio-umane 97 repousses constantes des têtes du monstre, insuffla à son oncle l’usage de torches enflammées pour cautériser les blessures infligées à l’animal. Aussi Héraklès avait-il, pour son dernier travail, obligation d’amener à la surface terrestre le terrible chien de garde des enfers : Cerbère, animal à trois têtes. Guidé par Athéna et Hermès, le héros grec réclama le chien à son maître Hadès, le maîtrisa (il ne le tua pas), puis le ramena à la surface de la terre. L’exemple de la chimère8 constitue aussi un aspect de la gigantomachie grecque. La chimère est, en effet, une créature qui réunit la morphologie du lion, de la chèvre et du serpent. Elle est la propriété du roi de Carie qui l’envoya dévaster la Lycie. Le roi de la cité de Lycie mandata l’héroïque Bellérophon pour tuer le monstre cracheur de feu. Monté sur un pégase, le courageux guerrier l’affronta. Volant au-dessus du monstre femelle, il le cribla de flèches et, à l’aide de sa lance, lui enfonça dans le gosier un morceau de plomb qui fondit aussitôt que la chimère voulut cracher des flammes. Les entrailles meurtries, le monstre mourut. Aussi, la notion de monstre n’étant pas exclusivement morphologique, la lutte de Soundjata contre Soumahoro est-elle une lutte contre un monstre. La performance de Soumahoro démontre sa non-humanité : il est invulnérable à toutes les armes de Soundjata qui, pour le vaincre, fut obligé de recourir à une pratique occulte préconisée par un devin. Cette invulnérabilité est vaincue par une flèche avec, à son bout, un ergot de coq blanc9. Déchu, il s’enfuit et disparaît dans une grotte. I.3. Les personnages semi-humains : une étrangeté redoutable Ils appartiennent à une catégorie spéciale, puisque la semi-humanité n’est pas spécifiquement morphologique, mais toujours redoutable. Le simple usage de la parole humaine est à même de conférer une qualité humaine, et ces créatures appartiennent surtout à la mythologie des peuples. Dans l’imaginaire bété10, Youkourilué11 illustre bien les personnages moitié-homme moitié- 8 Apollodore, Bibliothèque et Epitome, Paris, Les Belles Lettres, 1991, Traduction de Carrière Jean-Claude et Massonie Bernard, p. 310-321. 9 Djibril Tamsir Niane, op. cit., p. 117. 10 Peuple situé au centre-ouest de la Côte d’Ivoire où la narration se tient. 11 « Youkou » signifie « éléphant » et « lué » signifie « oreille ». La traduction littérale est donc « oreilles d’éléphant ». animal. Dans la lutte qu’il entame contre les hommes pour décimer l’humanité tout entière, ses longues oreilles lui sont d’une utilité infaillible. Fonctionnant comme des antennes, elles repèrent et domptent simultanément toute présence humaine indiscrète. En voici la description : Je dis Youkourilué, une de ses oreilles part d’ici et atteint Abidjan12. Sous cette oreille une autre qui n’atteint pas tout à fait Abidjan. Sous celle-là une autre atteint Dabou13 et sous cellelà, une autre qui atteint […] elles sont ainsi disposées les unes sous les autres jusqu’à celle qui est toute petite, qui le tient14 et qui ressemble à nos propres oreilles 15. La victoire de Dôgbôwradji sur le redoutable Youkourilué est due à l’usage d’une sacoche magique et d’un stratagème. En fait, il trompa la vigilance de l’antihéros qui, au terme d’un assoupissement, fut surpris par le héros et les redoutables armes que contenait sa sacoche. Dans la littérature épique grecque, ce sont, en général, les sirènes et les centaures qui incarnent l’antagonisme des semi-humains. Ulysse échappe à une mort certaine en obstruant les orifices auriculaires des membres de son équipage avec de la cire, après s’être fait attaché solidement sur le mât de son vaisseau. Ces mesures lui permirent d’éviter l’attraction de la douceur du périlleux chant des sirènes, créatures moitié-poisson moitié-femme. Elles chantaient ainsi : Viens Ô illustre Odysseus, grande gloire des Akhaiens. Arrête ta nef, afin d’écouter notre voix. Aucun homme n’a dépassé notre île sur sa nef noire sans écouter notre douce voix ; puis il s’éloigne plein de joie et sachant […] tout ce qui arrive sur la terre nourricière16. Héraklès, pour sa part, fut pendant quelques temps l’hôte du centaure Pholos pendant qu’il traquait le sanglier d’Erymanthe17. Les centaures sont tantôt des sages et des précepteurs, tantôt des personnages violents et sans état d’âme. Les rapports du héros grec avec ces créatures (mihomme mi-cheval) sont donc tout aussi violents qu’avec les autres créatures. En illustration, une 12 La distance est d’environ 413 kilomètres. Ville située à environ 45 kilomètres d’Abidjan. 14 C’est en elle que réside toute sa puissance. 15 Zadi Zaourou, « Dôgbôwradji » in Bissa, Abidjan, GRTO, 1988, p. 31. 16 Homère, L’Odyssée, Paris, Nouvelles Editions Marabout, 1995, p. 159. 17 Apollodore, Bibliothèque, II, p. 83. 13 98 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 simple dispute au sujet d’une jarre de vin devient une rude lutte. Obligé de recourir aux armes, Héraklès blesse Chiron par mégarde. Cette anecdote témoigne du caractère fougueux des centaures. Le sphinx18 occupe, lui aussi, une place de choix dans la catégorie des semi-humains. C’est un personnage à tête de femme, corps de lion, queue de serpent, serres et ailes d’aigle. Animal unique et doué de parole, il s’est installé non loin de la cité de Thèbes, soumettant aux passants l’énigme suivante : Peux-tu me nommer l’être unique qui marche tantôt à deux pattes, tantôt à trois et tantôt à quatre, et qui est le plus faible lorsqu’il a le plus de pattes ?. Alors que ceux qui ne trouvaient pas la solution étaient dévorés, Œdipe répondit : L’homme, parce qu’il marche à quatre pattes lorsqu’il est enfant, sur deux pieds quand il est adulte et s’appuie sur un bâton quand il est vieux. En général, la relation de confrontation homme/animal permet une classification des animaux. La tri-fonctionnalité qui germe de cette classification s’énonce comme suit : ‐ ils constituent des fléaux. Ils sont, en ce sens, auteurs de destruction par vengeance ou par l’exécution d’une sentence quelconque. Le buffle de Do et le lion de Némée illustre cette première classe ; ‐ ils sont des gardiens et n’assurent que la surveillance de l’espace ou du bien précieux d’un maître. Ce genre de monstre n’a pas une réelle agressivité. Cerbère est le gardien des enfers. Son rôle est des plus importants, car il surveille les abords du monde des morts. Pour cette raison, il ne périt pas. Il est seulement dompté et semble le seul à n’avoir pas succombé mortellement à la force divine d’Héraklès ; ‐ ils sont des êtres errants, nuisant occasionnellement. Cette dernière fonctionnalité est la moins illustrée avec le personnage unique du sphinx vaincu à Thèbes par Œdipe. II. Des antagonismes ontologiques au jeu des identifications 18 Sophocle, Œdipe roi, Paris, Les Belles Lettres, 2002, Traduction de Paul Mazon. Les références au monde animal sont courantes pour marquer la force destructrice de certains héros ou personnages épiques qui s’identifient, très souvent, aux animaux dont ils ont les caractéristiques. Les types d’animaux auxquels les personnages de l’épopée s’identifient sont d’une typologie foncièrement épique. L’épopée étant l’expression poétique de faits grandioses, donc forcément liés à l’épreuve de la force et du courage, la plupart des animaux-symboles sont ceux qui occupent le haut de l’échelle de la puissance physique ou, selon les cas, mystique. Mais l’identification ne se fait pas que dans le sens positif ; autant le buffle, le lion et le chien seront objets de la présente réflexion. II.1. L’identification au buffle, puissance physique ou mystique L’une des principales figures qui symbolisent la force animale en Afrique est le buffle, mammifère ruminant, voisin du bœuf, dont il existe plusieurs espèces en Afrique et en Asie. En Afrique, il constitue avec le lion, l’éléphant, le rhinocéros et le guépard le groupe des cinq animaux les plus redoutables. Dans l’épopée de Soundjata, la génitrice du héros, Sogolon Kédjou, est appelée « la femme buffle ». Par conséquent, son fils Soundjata est « le fils de la femme buffle ». Cette identification au buffle ne s’explique pas en ce que Sogolon possède une force physique extraordinaire comme l’animal. Une approche quadripartite est toutefois possible. ‐ Tout d’abord, la découverte du personnage de Sogolon est le fait de deux jeunes chasseurs venus à bout du buffle de Do, double de la veille dame dont ils ont bénéficié des faveurs mystiques. Vu les prescriptions et les consignes qu’elle donne aux chasseurs, l’on est à même d’affirmer que la laide jeune fille trouvée à l’écart de toutes, sur la place du village, n’est que la réincarnation du buffle, donc de la même vieille dame. ‐ Ensuite, lors de sa nuit de noce, Sogolon donne des signes de sa similarité au buffle lorsque, grâce à ses aptitudes mystiques, elle se couvre tout le corps de longs poils, similaires à ceux de l’animal.19 ‐ Aussi, Sogolon n’est pas une beauté. Bien au contraire, sa laideur est aussi légendaire que célèbre. D’autre part, le buffle est un animal en perpétuel contact avec la boue, ce qui fait de lui l’un des animaux les plus crasseux. Or, la saleté est un aspect de la laideur. Ces deux 19 Djibril Tamsir Niane, op. cit., p. 30-31. Ştiinţe socio-umane 99 figures sont donc très proches, puisque le mot « vilain » désignait, au Moyen Age, le paysan, entité perpétuellement souillé et sale du travail de la terre. ‐ Enfin Sogolon est une femme. Dans le contexte à la fois africain et épique, elle apparaît doublement faible, parce que d’une part, en Afrique, la femme est au second plan, après l’homme, et de l’autre, parce que l’épopée est le lieu de l’expression de la force vive et brutale que ne possède pas la femme. Toutefois, ce personnage féminin impose sa marque à sa communauté et à l’épopée. Malgré la domination phallique, elle brave tous les sorts et toutes les manigances pour donner, au soir de sa mort, un héros apte à sortir le Manding de la domination d’un envahisseur sanguinaire. Sa capacité d’affirmation est similaire à celle du buffle qui appartient au groupe des herbivores, classe condamnée à la domination des carnivores, groupe faible parce que dépourvu de tous les attributs de la terreur à la mesure de l’armature du lion par exemple. Cependant, le buffle est craint autant par les humains que par ses prédateurs, les premiers pour son agressivité et sa force qui est dite mystique, les seconds pour sa puissance physique susceptible de confondre à l’assaut tout non-averti, même de la taille du lion qui est lui aussi une référence en terme d’identification. II.2. L’identification au lion, attribut de force et de majesté Le lion, roi du règne animal dans la plupart des récits oraux d’Afrique, est l’animal le plus mentionné en ce qui concerne l’identification aux animaux. Il est l’animal le plus emblématique des héros épiques, et les cas de Soundjata et Héraklès illustreront ces propos. Le héros mandingue est désigné, à sa naissance, par l’appellation « enfant-lion, enfantbuffle »20. Il est aussi appelé « Mari Djata ». Selon Ibn Khaldoum, « Mari chez eux signifie émir, descendant du sultan ; Djata veut dire lion »21. Le prince souffre d’une infirmité des membres inférieurs et se traîne durant sept ans. Lorsque pour laver un affront porté à sa mère, il décide et réussit enfin à marcher, son griot s’exclame en ces termes : Place, place, faites de la place, Le lion a marché. 20 Sa filiation au buffle est expliquée dans la sous-partie précédente. 21 Celhto, La Charte de Kurukan Fuga, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 33. Antilopes, cachez-vous, Ecartez-vous de son chemin22. Il y a, ici, deux métaphores, celle du lion et celle de l’antilope. La relation doxique qui lie les deux animaux augure de celle que va entretenir le futur roi et ses éventuels adversaires et ennemis, puisque le destin de Soundjata avait été prédit par les devins. Il est, disait-on, « celui qui va rendre le nom du Manding immortel à jamais, l’enfant sera le septième astre, le septième conquérant de la terre, il sera plus puissant que Djoulou Kara Naïni23 »24. Sur le champ de bataille, le héros ne déroge pas au caractère de l’emblématique animal, comme l’illustre la description d’une bataille : En un instant, le fils de Sogolon était au milieu des Sossos tel un lion dans une bergerie […] tel un lion, il s’élança …25. La pugnacité de Soundjata s’explique, en définitive, en ce qu’il a une double personnalité, ce que trahit le propos de son griot : Tu as la force et la majesté du lion, Tu as la puissance du buffle26. Pour sa part, Héraklès a, au cours de ses multiples travaux, combattu le lion. L’animal devient, par ailleurs, son emblème. Le combat se déroule à mains nues pour démontrer la puissance du héros. Héraklès, qui emprunte au lion son côté fougueux et instinctif, incarne par excellence le majestueux animal. Dans la littérature épique grecque, l’identification du héros à son adversaire est courante, mais elle ne traduit pas que des valeurs positives. La fougue du lion est parfois perçue comme une violence indomptable, mal menée. Dans L’Iliade27, Homère fait soixante et cinq (65) comparaisons des personnages aux animaux dont quarante (40) sont consacrées exclusivement au lion. Il en ressort un code hiérarchique des valeurs héroïques28. 22 Djibril Tamsir Niane, op. cit., p. 46-47. C’est ainsi que les Mandinkas nomme Alexandre Le Grand dans Soundjata ou l’épopée mandingue. 24 Idem, p. 20. 25 Idem, p. 93. 26 Djibril Tamsir Niane, op. cit., p. 116. 27 Homère, L’Iliade, Paris, Garnier Frères, 1965, Traduction par Eugène Lasserre. 28 Le lion est l’agresseur bousculant tout, le héros par excellence ; le sanglier est le ferme défenseur ; l’aigle jouit d’une vue perçante ; le loup est sauvage et rusé ; le chien est loyal mais lâche, et tout en bas de l’échelle viennent les biches affolées et les brebis bêlantes. 23 100 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 Pour Esope, le lion, roi des animaux avant tout, a reçu de Zeus les attributs que lui-même possède. Il incarne le comble des vertus du guerrier. La fureur guerrière saisit aussi bien l’animal que l’homme. L’image du fauve rugissant et s’acharnant sur ses victimes disparaît pour laisser la place à celle du véritable double du héros, et vice versa. II.3. L’identification caractérisation ambiguë au chien, une L’assimilation au chien n’est pas courante. La domestication de l’animal intervient très tôt dans l’humanité. Dumont29 et Bodson30, dans une analyse des rapports entre l’homme et les animaux, attestent que le chien a été domestiqué dès 12000 ans avant notre ère, en Europe du nord et au Proche Orient. Il est donc, depuis l’Antiquité, l’ami et le compagnon fidèle de l’homme, ainsi que son auxiliaire. Il l’aide à la chasse et participe intensément à la vie de l’humain en gardant la maison et le bétail. Il est, toutefois, objet d’une symbolisation à plusieurs facettes. Les Grecs considèrent le chien comme un individu sans dignité, sans courage, donc méprisable, puisque l’animal préfère se dérober plutôt que d’oser s’en prendre à un adversaire plus fort que lui. Par précaution, il aboie et tournoie autour de la bête féroce sans jamais attaquer31. Or, les Grecs ont la coutume de la guerre, donc du courage. Tout individu fourbe est, par conséquent, identifier au chien. Odysseus, celui qu’on nomme "Ulysse-aux-mille-tours" en fait les frais. Futé comme Leuk-le-lièvre des contes africains, roublard comme Renart de La Fontaine, Ulysse use beaucoup plus de sa mètis que de sa pétulance pour arriver à ses fins sur le champ de bataille. La malice de la construction du cheval de Troie est la plus mémorable œuvre de son intelligence. Cependant, il semble se nourrir de la perte des siens pour favoriser leur adhésion à ses stratagèmes. Les Grecs, corps et âme affaiblis par la peste et la guerre, acceptent malgré eux d’user de l’astuce du cheval de planches. De même les Troyens, en mal de paix et de tranquillité après des années de résistance, n’hésitent pas, en toute ingénuité, à donner une chance à la paix en introduisant le fameux cheval 29 Jacques Dumont, Les Animaux dans l’Antiquité grecque, Paris, L’Harmattan, 2001. 30 Liliane Bodson, « Points de vue romains sur l’animal domestique et la domestication » in Hommes et animaux dans l’Antiquité romaine, Centre de Recherche André Piganiol, Tours, 1995, p. 7-49. 31 Homère, op. cit., XVIII, p. 577-617. de bois32 dans leur cité. Perçu sous cet angle, Ulysse est à l’image du chien qu’Homère présente comme un charognard, profitant de la faiblesse des autres pour donner vie à son génie. L’identification au chien, condamnant implicitement l’usage de l’intelligence au détriment de la force physique, est en ce sens une caractérisation ambiguë. La prise de la ville de Troie, après des années de siège, est bien la glorieuse conséquence de l’usage de la malice. De même, grâce à sa ruse, Ulysse confond les nombreux périls qui jonchent le chemin de son retour vers sa patrie. Aussi la fidèle Pénélope allonge-t-elle le délai de son choix parmi les multiples prétendants, en usant de la ruse33. En définitive, l’identification à un animal est un processus psychologique qui prend en compte un certain nombre de paramètres : les caractéristiques de l’animal et les vertus/vices du personnage ou du guerrier. Le symbolisme des animaux signifie l’état de nature et la bestialité de l’homme en tant que créature rationnelle, de même que l’expression d’un fantasme caché dans le désir constant de l’humain de retourner aux sources et téter aux mamelles de la nature. Elle a aussi pour fonction de montrer la supériorité du monde civilisé sur le monde sauvage, parce qu’elle est à sens unique34. Il n’en est pas ainsi avec le rapport d’utilitarisme. III. La question de l’utilitarisme partage Tout rapport d’utilitarisme part du fait que l’utile est le principe de toutes les valeurs autant dans les domaines de la connaissance que dans celui de l’action. Animaux utiles, hommes utiles, tout dans l’épopée vient à signifier que le rapport de l’humain à la bête, et vice versa, est bilatéral : c’est un utilitarisme partagé. Autant les animaux servent aux humains dans des circonstances diverses, autant les animaux ont besoin de l’humain pour s’affirmer. 32 C’est le cheval de Troie, un cheval de planches où se sont tapis les meilleurs guerriers grecs parmi lesquels Achille. 33 Elle tissait le jour et, la nuit venue, défaisait son ouvrage de sorte à ne jamais l’achever. Elle serait, si tel était le cas, obligée de choisir un époux, en remplacement de son bien aimé, le roi Ulysse, considéré comme naufragé ; ce qu’elle rebutait. 34 Les bêtes ne s’identifient pas aux humains. Elles n’en ont même pas la faculté. Ştiinţe socio-umane 101 III.1. L’utilitarisme humain, gage de l’existence animale ? III.2. L’utilitarisme animal, puissance physique et mysticisme L’existence humaine pour les bêtes est à des fins différentes, mais qui convergent toutes : dompter et freiner l’ardeur de l’homme. A cet effet correspond un type précis de bêtes organisées selon leur fonctionnalité : ‐ pour les « fléaux », l’homme est un faire-valoir. Emissaire d’un personnage divin en situation de vengeance, l’animal ne perçoit en l’humain qu’il affronte que la raison de sa propre existence. Mandatés par des divinités pour punir les mortels de leur impiété ou pour un fait répréhensible, les fléaux sont les constructions communes de l’homme et des divinités ; ‐ en ce qui concerne les « gardiens », l’humain représente l’intrus, le violeur qui vient désacraliser un espace qu’ils considèrent comme leur. Par ailleurs, l’attaque de l’humain est, pour le monstre, l’unique opportunité de démontrer sa puissance, mais surtout de prouver sa loyauté au maître qui lui a assigné la fonction à quoi se résume sa vie, son existence tout entière ; ‐ les « monstres errants », quant à eux dévisagent les humains comme de simples outils d’application. Il n’y a pas de véritable raison à l’acharnement de ces personnages hybrides sur les humains. Rien n’obligeait le sphinx à évaluer l’intelligence humaine et à punir de mort les voyageurs qui n’étaient sûrement pas tous natifs de Thèbes. C‘est donc en toute liberté que la bête donne ce sens à son existence. En définitive, pour les différents groupes de monstres, l’homme est d’une utilité variable. Les fléaux et les gardiens sont des émissaires, chargés d’une fonction précise qui définit leur être. L’utilitarisme des hommes est ici factuel en ce qu’il fait de l’humain une créature indispensable à l’existence monstrueuse. Pour le monstre errant, par contre, l’utilitarisme est nul, voire négatif, puisque ce dernier dispose de l’humain selon son bon vouloir, d’où une désubstantialisation de l’être doué d’intelligence. Le sphinx, par son énigme, démystifie l’humain, redisposant, pour ainsi dire, l’ordre normal des choses35. L’animal opère une délocalisation de l’intelligence, subversion d’un ordre universel prédisposé. Mais Œdipe reconquiert la suprématie humaine en résolvant l’énigme. L’homme ainsi revalorisé peut prétendre à l’appréciation des bêtes. Lorsqu’il ne les affronte pas, l’homme a toujours disposé de la nature selon son bon gré et la nature de ses besoins. Les animaux sont utiles en ce qu’ils procurent de la puissance. Cette terminologie doit être perçue sous deux angles. La puissance physique s’attache à l’épopée occidentale alors que la puissance mystique échoit à l’épopée africaine. En ce qui concerne l’épopée occidentale, la possession de bêtes dans son armée a un effet d’intimidation sur l’ennemi. Dans les batailles d’Alexandre Le Grand contre Darius, le roi grec et son armée affrontent non seulement de redoutables guerriers perses, mais aussi les éléphants qui leur servaient de monture36. Cela suppose, de la part des Perses, un impressionnant effort qui part de la capture du pachyderme à son dressage pour la guerre. Ces derniers participent intensément aux combats, et Darius ne perdit la bataille que par un concours de circonstances à l’avantage du roi grec. L’éléphant est donc, ici, un outil de guerre, à l’image du cheval qui porte sur son dos tous les grands héros. Celui d’Alexandre s’appelle « Bucéphale », celui de Roland « Veillantif »37. La fréquence des guerres a fait du cheval l’un des animaux les plus proches de l’homme. Cet animal revêt à cet effet une connotation guerrière, donc épique. Le chevalier, au Moyen Age français, est le personnage épique par excellence. En plus de tous ses attributs de noblesse, prouesse, fidélité à Dieu, il est un « homme à cheval ». Le nom de l’animal constitue même la racine de sa désignation. L’animal confère de la puissance, donc de la suprématie, ce qui constitue un avantage au combat. Il participe donc intensément à la régulation de l’action épique. En Afrique, cet avantage est nul s’il n’est fondé au préalable sur une préparation occulte. Dans l’épopée mandingue, par exemple, d’une part, c‘est d’un animal (le buffle de Do) que part la kyrielle de circonstances qui passent par le choix exceptionnel de Sogolon parmi tant de belles filles, la naissance du prince mandingue pour aboutir à la reconquête du royaume qui avait été prédite par un chasseur, lui-même suivant la trace d’un animal (une biche). De l’autre, ce sont les animaux (et/ ou leur sang) qui permettent aux guerriers d’appâter l’attention 35 Cette tentative de renouvellement de l’ordre préétabli est aussi un aspect de l’esthétique épique, puisqu’elle amène l’Homme à interroger son histoire, mais aussi à scruter l’horizon. 36 entre Pierre Grimal, Contes et légendes du temps d’Alexandre, Paris, Nathan, 1996, p. 91. 37 Gérard Moignet, La Chanson de Roland, Paris, Bordas, 1969, p. 101. 102 DOCT-US, an III, nr. 1, 2011 positive des génies protecteurs et celle des esprits des ancêtres, et d’en bénéficier des faveurs. Soundjata fait de nombreux sacrifices pour demander l’assistance des esprits et des génies contre la surhumanité de Soumahoro : « cent taureaux blancs, cent béliers blancs et cent coqs blancs »38 furent offerts en sacrifice aux esprits. Soumahoro, pour sa part, utilise les bêtes pour symboliser ses terribles fétiches : un serpent monstrueux et trois hiboux constituaient le décor animalier de sa chambre sécrète39. Le gros serpent représente surtout la puissance et la suprématie alors que les hiboux sont des émissaires sorciers. Ces derniers interviennent pleinement dans le récit lors de la déclaration de guerre entre les deux chefs : Soumahoro […] confia la parole à un de ses hiboux […] le fils de Sogolon à son tour envoya son hibou à Soumahoro40. Lors de la bataille qui s’en suit, c’est l’usage d’un ergot de coq blanc qui scella le sort du roi sorcier ; c’était le secret de sa puissance. Le narrateur le dit très clairement : « ce n’était point une flèche de fer, c’était du bois avec au bout un ergot de coq blanc »41. Dès que la flèche l’effleura en effet, Soumahoro perdit tous ses pouvoirs, et Soundjata remporta la bataille de Krina. En définitive, la réciprocité de l’utilitarisme entre les bêtes et les hommes témoigne de l’interdépendance des deux entités. L’épopée est par excellence le genre qui les fédère de sorte à élever ce que l’intelligence humaine dévisage comme dérisoire. Les bêtes sont à la solde des humains qui, eux-mêmes, en dépendent fortement, notamment en ce qui concerne la régulation de l’économie épique. Conclusions Entre l’homme et l’animal, a toujours existé une corrélation qui varie selon les cultures, en perpétuelle relation avec la réalité sociale du guerrier. La présence animale dans le parcours héroïque d’Héraklès est bien différente de celle de Soundjata (ou même de Roland). Toutefois, l’analyse de leurs épopées respectives découvre un commerce holistique entre l’humain et l’animal. Un premier rapport, rapport de 38 39 Djibril Tamsir Niane, op. cit., p. 105. Idem, p. 74. 40 Idem, p. 111. 41 Idem, p. 117. confrontation, fonde l’hostilité entre les deux entités : un animal s’attaque à une communauté et y crée un traumatisme. Alors, un héros émerge et le combat jusqu’à la mort pour préserver la communauté humaine de la décimation ; ou alors le guerrier s’attaque à l’animal pour honorer une promesse. Héraklès illustre bien ce cas. Un deuxième rapport, celui de l’identification, pose l’animal comme archétype, car symbole d’une vertu épique. Par la métaphore de l’identification, l’humain reconnaît à la nature brute la détention de puissances optimales dont il convoite les valeurs. Le troisième et dernier rapport, le rapport d’utilitarisme, découvre un double usage de l’animal qui confère puissance physique et occulte, surtout en Afrique où il sert de lien entre les puissances invisibles et les humains dont l’humanité s’éponge devant la démesure du sadisme et de la barbarie. En définitive, l’épopée, sur la base des relations homme/ animal, présente l’humain perpétuellement en quête d’une sensation de supériorité qu’il ne retrouve que dans la confrontation, l’assimilation ou l’accoutumance à un être dit inférieur. L’homme n’hésite pas à utiliser la nature, à en convoiter les valeurs, et si nécessaire à les combattre pour atteindre cet absolu imaginaire, aussitôt remis en cause par de nouvelles ambitions, de nouveaux projets épiques. Bibliographie Amon, D’Aby, La Mare aux crocodiles, Abidjan, NEI, 1992. Apollodore, Bibliothèque et Epitome, Paris, Les Belles Lettres, 1991, Traduction de Carrière Jean-Claude et Massonie Bernard. Aurore, Pétrilli, « Une Vision du héros grec, aspect de l’homme, aspect de l’animal » in Camenae, n° 4, juin 2008. Bodson, Liliane, « Points de vue romains sur l’animal domestique et la domestication » in Hommes et animaux dans l’Antiquité romaine, Centre de Recherche André Piganiol, Tours, 1995. 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De 1995 à 2006, je suis les cours à l'Université de Bouaké où j'obtiens mon Doctorat. Depuis 2008, je suis Assistant à l'Université de Bouaké où j'enseigne la littérature orale et le latin.