Entretien avec Claudio Pazienza

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Entretien avec Claudio Pazienza
Entretien avec Claudio Pazienza
Le titre de votre film, L’argent raconté aux enfants et à leurs parents, ressemble à un titre
de conte. Est-ce une forme de récit que vous avez volontairement choisi pour parler d’un
sujet austère ?
Il y a un côté ironique dans le titre. Pour y voir clair, il faut revenir à des formes
simples, sinon on n’y comprend rien. Le recours au conte me semble une bonne
manière. Cela dit, les choses se compliquent un peu dans le film, car ma vie
personnelle se mélange au conte : je suis le fils qui interroge ses parents et qui en
cours de route devient le père. Mon bébé dans le ventre de sa mère, ouvre le film, et
le clôt, à sa naissance. Qu’est ce que je vais lui raconter à ce bébé ? Il s’agit donc
tout à la fois de raconter une histoire aux enfants, aux miens, me la raconter à moi, à
mes parents, et nous la raconter.
Peut-on raconter de la même manière aux enfants et aux parents ? N’y a-t-il pas un paradoxe
à vouloir s’adresser à tout le monde sur le même mode ?
Evidemment. Je pense que c’est très difficile de raconter aux enfants ce qui se joue
dans cette pièce, mais c’est tout aussi difficile, je crois, de le raconter aux adultes.
Dès qu’on entre dans la sphère de la technicité de l’argent, cela devient impénétrable
pour tout le monde. Fondamentalement, il se joue quelque chose de mystérieux qui
continue d’échapper aux plus entraînés dans la matière, aux plus rusés. Même en
discutant avec un gouverneur d’une Banque Centrale, je me suis rendu compte que
quelque chose de fondamental leur échappe.
Comment aborde t-on un sujet aussi abstrait que l’argent ?
J’ai réfléchi à la manière la plus intrigante, la plus ludique, la plus joyeuse. Sur une
matière qui par essence l’est si peu. J’aborde tous les sujets en partant de la cuisine
de mes parents. Quelque part, tous les sujets ont traversé cette cuisine. Toutes mes
idées, mes visions du monde se sont construites autour de cette table, autour de ces
repas, dans la cuisine de ma famille ouvrière, immigrés italiens en Belgique. Tout ça
s’est toujours joué autour des repas. Pour moi, l’argent a un son. Des cris, des
pleurs, des hurlements.
En commençant votre film, vers quelle piste de réflexion l’argent vous a-t-il conduit ?
L’argent renvoie de manière indissociable à la dette. Il y a un binôme impossible à
fissurer lié à la dette, à la honte, à la gêne d’avoir des dettes. Pas la gêne de venir
d’où on vient, mais la gêne de voir, depuis notre quartier ouvrier, que les autres
arrivent à gérer dépenses et désir. Dans ma famille on n’y arrivait pas, on était dans
une sorte de débordement. Comme si tout billet, comme si toute monnaie impliquait
la notion de dette avant même qu’on décide d’acheter quelque chose. Qu’est-ce qui
se joue là ? Qu’est ce qui fait qu’il existe peut-être une sorte d’impossibilité de se
passer de la dette ? Pourquoi cette mise en danger, ce déséquilibre ? Comment en
sort-on ? Le philosophe Jean-Paul Curnier met le doigt sur quelque chose de central
dans le film : sans dette, il n’y a pas de lien. Peut-être que s’est jouée cette idée là
chez nous : la dette comme le coût du lien. Que serions-nous sans dette ? Si je
m’empresse de rembourser quelque chose que je dois, je me rend compte qu’il y a
derrière ça l’envie de me débarrasser du lien qu’implique cette chose que je dois.
Faire un film sur l’argent est donc pour vous l’occasion de mener une réflexion
philosophique sur l’échange et le lien social.
Oui, cela me ramène à un texte que j’ai lu et relu : L’essai sur le don et le contredon de Marcel Mauss. L’obligation de rendre et le plaisir de rendre, l’obligation de
rembourser quelque chose de plus de ce qu’on a reçu, le danger que cela représente
pour la communauté. Tout se joue autour de l’échange, pour moi : l’échange comme
symptôme du lien social.
Comment avez-vous travaillé ? Etes-vous parti d’un texte au préalable, que vous avez ensuite
mis en image ? Ou les deux éléments se sont-ils construits en même temps ?
Je travaille toujours autour d’une intuition. A partir d’un canevas, je décide d’aller
rencontrer quelqu’un et ce n’est qu’en salle de montage que je me rends compte de
ce que j’ai filmé. Et cela redirige mon parcours. Il y a quelque chose qui se construit
de façon chronologique, qui tient compte des aléas, des rencontres. Là, je démarre
sur un constat, qui est la manière d’ouvrir ce film : le sac de ma mère, le centre du
monde. On fait entrer dans cette cuisine d’autres témoins ou spécialistes : ça peut
être la voisine ou un économiste sérieux. Mais au départ, tout part de ce qui est là,
dans la cuisine de ma mère.
Donner une forme à une matière aussi ardue, est-ce difficile ? Quelles questions de cinéma se
sont posées à vous ?
C’est toute la raison de faire un film. Si j’avais la certitude de mes propos en tête, je
ne me servirais pas de cet outil. Il faut que mes images me révèlent quelque chose.
C’est une chose assez difficile à faire comprendre. Mais je défends cette idée : un
film, c’est comme un ouvre-boîte, qui permet d’arriver à une certaine forme de
révélation. Je fais des aller-retours. Inévitablement, à un moment, j’ai le dégoût de
tout, je mets tout à la poubelle et je redémarre. La complexité est une partie de
plaisir. Il y a dix ans, j’avais tourné un documentaire extrêmement écrit ; depuis, je
me suis rendu compte que penser les choses et aller les filmer, c’est vraiment se
mettre des oeillères. Il faut avoir un point de vue évidemment, mais aussi se mettre
dans un état d’ouverture pour que surgisse quelque chose d’inattendu. J’essaie de
concilier des choses plus ou moins précises de mise en scène et parfois quelque
chose surgit que je n’attendais pas.
Votre mère est très présente dans le film, comme votre père l’était dans votre
précédent film, Esprit de bière. Qu’incarne-t-elle à vos yeux ?
Elle incarne un peu les gardiens du feu dans les sociétés primitives. De la même
manière, ma mère est la gardienne de cette escarcelle. Elle symbolise la raison.
C’est elle qui résiste à l’irrationnel du père, de la famille, qui porte sur elle toute la
culpabilité. Elle incarne la notion de sacrifice, le prix, le don de soi. C’est elle qui
porte ce binôme argent/sacrifice. Illustré de façon imprévisible par le professeur
italien sur l’origine du mot “ pecus “, dont l’étymologie renvoie au mot “ mouton “.
D’un côté, on a l’argent, comme quelque chose de sacrificiel, notion vécue par mes
parents, et, de l’autre côté, on a l’explication du juriste qui précise que le mot argent
contient le terme mouton, qui par essence est le symbole du sacrifice. C’est une
intrigante correspondance.
Le discours des économistes opposés aux logiques de l’ultra-libéralisme contemporain est
absent du film. Pourquoi ?
Je n’ai pas essayé de m’inscrire dans une mouvance actuelle de contestation du
capitalisme. Je n’ai pas voulu enter dans ces discours et préféré voir des gens qui
pouvaient répondre à mes questions au ras des pâquerettes, d’une manière très
livresque. Je voulais les inviter à faire une sorte d’abécédaire.
Au terme de votre quête, sur quel constat débouchez-vous ?
J’arrive au constat que la dette est fondamentale, bien que pénible, douloureuse.
S’en passer, c’est se passer du lien. C’est une position un peu iconoclaste. Puisque
tout le monde se bat pour annuler la dette et ses intérêts. Je ne parle pas que de la
dette financière, mais aussi de la dette affective, du désir de communauté. Si je ne
vous dois plus rien, mais alors qu’est ce qu’il en sera de nous ? C’est pour moi la
question fondamentale.