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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE LITTÉRATURES FRANÇAISE ET COMPARÉE
Laboratoire de recherche Centre de Recherche sur la Littérature des
Voyages
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline/ Spécialité : Littératures française et comparée
Présentée et soutenue par :
Guy GALAZKA
le 25 janvier 2010
À la Redécouverte de la Palestine :
Le Regard sur l’Autre dans les récits de voyage
français en Terre sainte au dix-neuvième siècle
Sous la direction de :
M. François MOUREAU
JURY :
M. Roland LE HUENEN
Professeur, Université Paris-Sorbonne
Professeur, Université Victoria, Toronto,
Président du jury
M. Alain BLONDY
Professeur, Université Paris-Sorbonne
Mme Marie-Christine GOMEZ-GÉRAUD Professeur, Université Paris-Nanterre
M. François MOUREAU
Professeur, Université Paris-Sorbonne
II
III
REMERCIEMENTS
Cette thèse n’aurait jamais pu voir le jour sans le concours de plusieurs personnes que
je tiens à remercier ici. La première d’entre elles est incontestablement mon directeur de
thèse, le professeur François Moureau, qui m’a prêté une oreille attentive et dont les judicieux
conseils ont été déterminants dans la réalisation de cette recherche.
J’adresse mes sincères remerciements à Guila Cooper qui a mis à ma disposition les
archives de l’Alliance Israélite Universelle.
Ma gratitude va au personnel de Book Gallery à Jérusalem, et notamment à Moshe
Bar pour ses précieux renseignements bibliographiques.
Je remercie également Robert Hugh Boudin, professeur à la Faculté de théologie
protestante et à l’Université Libre de Bruxelles, qui a bien voulu m’accorder son attention et
m’a fait bénéficier de ses connaissances des colonies allemandes de Palestine.
Enfin, je voudrais témoigner toute mon affection à mon épouse et à ma famille, dont le
soutien et la confiance ont été sans faille. Une pensée toute particulière à ma grand-mère qui
n’a pas pu voir l’aboutissement de ce travail.
IV
V
RÉSUMÉ
Le renouveau d’intérêt pour la Terre sainte en Europe au XIXe siècle incite de
nombreux voyageurs à publier leurs souvenirs à leur retour en France. L’analyse de ces textes
montre que ces pèlerins des temps modernes ont en commun l’ambition de ne pas se limiter à
décrire les Lieux saints visités, mais de rendre également compte de l’environnement
géographique et ethnographique de la Palestine, de rapporter leurs impressions, de relater des
anecdotes. Le lecteur est donc confronté à un narrateur qui revendique son identité propre,
indépendamment du voyage. En présence de ce caractère éminemment subjectif, force est de
constater que loin de s’inscrire dans un discours aux contours bien définis, les récits de
voyage français en Palestine du XIXe siècle font résonner des voix diverses, souvent
contradictoires, qui soulignent les grandes différences entre l’Occident et l’Orient, sans
présenter une vision homogène de l’un ou de l’autre.
VI
VII
RÉSUMÉ EN ANGLAIS
The revival of European interest in the Holy Land in the nineteenth century prompted
many travellers to seek to publish their accounts on their return to France. The analysis of
these texts shows that these modern-day pilgrims found it necessary not to confine themselves
to describing the Holy Places, but also to reveal the geographical and ethnic environment of
Palestine, to express their feelings, to recount anecdotes. The reader is thus confronted with a
narrator who is fully aware of his own identity, regardless of the journey undertaken. In view
of their subjective nature, one cannot fail to notice that nineteenth-century French travel
narratives about Palestine, rather than being part of a well-defined discourse, « speak » with
many different, often contradictory voices, which outline the major differences between the
West and the East, without presenting a homogenous image of one or the other.
VIII
IX
TABLE DES MATIÈRES
Remerciements
III
Résumés
V
Tables des matières
IX
Abréviations
XI
INTRODUCTION GÉNÉRALE
1
I
II
III
IV
Le renouveau du Voyage en Terre sainte au XIXe siècle
Les motivations des voyageurs
L’appel de l’Autre
L’objet d’étude
PARTIE I : L’ALTÉRITÉ SPATIALE
1
5
7
9
15
Chapitre 1 : La ville palestinienne, du mirage à l’espace réel
17
I
II
III
17
La ville aperçue au loin
La découverte de la ville par l’oreille, le nez et la bouche
La séduction de l’immuable
30
53
Chapitre 2 : L’emprise des « souvenirs livresques »
81
I
II
III
81
95
113
Le pèlerinage vers l’enfance
Dynamique intertextuelle
Quête de l’infini, vers un panthéisme à coloration chrétienne
Chapitre 3 : Les déserts de Palestine
141
I
II
III
141
154
189
La démythification des Bédouins
La descente aux enfers
L’adoption d’un double langage
X
PARTIE II : L’ALTÉRITÉ HUMAINE
205
Chapitre 4 : « Le mémorial vivant des scènes sublimes »
207
I
II
III
207
221
245
L’histoire enchevêtrée des trois grands monuments de Jérusalem
« Je te le fais voir de tes yeux ; mais tu n’y entreras point »
« Leurs fils le verront et seront dans l’allégresse »
Chapitre 5 : Le Juif : le maudit, le créancier et le bâtisseur
267
I
II
III
267
280
290
« C’est ainsi que l’on fait à l’homme que le roi veut honorer ! »
« Dieu m’a jeté dans la boue, Et je ressemble à la poussière »
Le Juif à l’aube du sionisme
Chapitre 6 : L’aventure protestante
337
I
II
III
337
346
360
« Tes enfants reviendront dans leur territoire »
L’évêché protestant de Jérusalem
Au contact de la mission évangélique de Palestine
PARTIE III : L’ALTÉRITÉ INTÉRIEURE
383
Chapitre 7 : Le travestissement identitaire
385
I
II
385
430
L’agent consulaire et sa famille
Le Je-Autre
Chapitre 8 : La pacifique croisade
439
I
II
III
IV
Le premier élan dévotionnel
Le récit d’un voyage en Terre sainte
Les deux France de Palestine
« Deus lo volt ! »
439
466
493
504
Chapitre 9 : Vers la colonisation de la Palestine
525
I
II
III
IV
525
533
543
549
Préalables
« Une terre sans peuple »
« J’accuse »
Esquisse d’une colonisation
CONCLUSION GÉNÉRALE
561
Bibliographie
569
XI
ABRÉVIATIONS
ADN
Archives diplomatiques de Nantes
AMAE
Archives du Ministère des Affaires étrangères
CPC
Correspondance politique des consuls
LSPCJ
London Society for Promoting Christianity Among the Jews
NS
Notre Seigneur
P/PP
Père/Pères
RP
Révérend Père
XII
Introduction générale
I – Le renouveau du Voyage en Terre sainte au XIXe siècle
Puisant ses racines dans la tradition juive1, le pèlerinage chrétien en Terre sainte se
développe à partir du IVe siècle ap. J.-C. Devant la légalisation du christianisme par l’Édit de
Milan (313) et la conversion de l’empereur Constantin (323), une série de mesures s’avèrent
nécessaires pour consolider les liens entre les différentes églises et encourager les personnes à
embrasser la foi chrétienne, qui sera proclamée religion officielle de l’Empire romain en 391
par l’édit de Théodose Ier (346-395). C’est ainsi que vers l’an 326, l’impératrice Hélène (250330), mère de Constantin, se rend en Palestine dans le but d’entreprendre un programme
ambitieux de construction de Lieux saints. Sous son impulsion et celle de son entourage, la
basilique du Saint-Sépulcre est élevée sur l’emplacement supposé du Tombeau du Christ à
Jérusalem. Hélène serait également à l’origine de l’édification de sanctuaires dans d’autres
villes palestiniennes destinés à commémorer les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament,
ainsi que les écrits dits apocryphes et post-bibliques2.
Voyageant seuls ou en petit comité, les pèlerins désireux de marcher sur les pas du
Christ affluent dans la région et se recueillent sur les Lieux saints. « Peu à peu », comme
l’indique Marie-Christine Gomez-Géraud dans son ouvrage Le Crépuscule du Grand Voyage
(1999), « se constituent ainsi de pieux itinéraires vers les nombreuses basiliques récemment
bâties grâce à la munificence de l’Empereur Constantin, pour éterniser le souvenir des grands
évènements »3. Le Mystère de la Transfiguration au mont Thabor, la basilique de la Nativité
1
Le Code de l’Alliance (Exode 20, 22, 23 : 1-19) stipule que « Trois fois par année, tous les mâles se
présenteront devant le Seigneur, l’Éternel » (Exode 23 : 17). Ces trois pèlerinages coïncident avec les fêtes juives
de Soukkot (la fête des cabanes), de Pessach (Pâque) et de Shavouot (Pentecôte). À partir du VIIe siècle av. J.-C.,
les pèlerinages annuels se concentrent autour de Jérusalem, siège du Temple de Dieu.
2
Anne Soupa, « Naissance des pèlerinages chrétiens », Voir Jérusalem. Pèlerins, conquérants, voyageurs, Paris,
Centre culturel du Panthéon, 1997, p. 46.
3
Marie-Christine Gomez-Géraud, Le Crépuscule du Grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (14581612), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 31.
2
et la Grotte du Lait à Bethléem, la Voie douloureuse, la Grotte de l’Agonie et le Jardin de
Gethsémani à Jérusalem, le Tombeau des Patriarches à Hébron et la basilique de
l’Annonciation à Nazareth ne sont que quelques exemples, mais non les moindres, des lieux
qui acquièrent la réputation de Lieux saints au fil des siècles.
Les récits de pèlerinage, dont l’âge d’or se situerait aux XIVe et XVe siècles de l’ère
chrétienne4, témoignent de l’engouement des fidèles pour les Lieux saints et de leur besoin de
s’identifier spirituellement, par le biais de ces sanctuaires de pierre, avec l’enseignement
christique5. Par exemple, Louis de Rochechouart, qui a visité Jérusalem et ses environs en
1461, donne une idée de l’attrait que la basilique du Saint-Sépulcre a exercé sur ses
compagnons et lui-même : « Nous nous sommes rendus devant les portes du Saint-Sépulcre.
Nous avons été comptés un à un, introduits puis enfermés pour toute la nuit. Le père gardien
nous rassembla dans la chapelle de la Bienheureuse Marie et nous fit un sermon. Il nous
exposa les raisons de la sainteté des lieux. Nous les visitâmes avec des larmes et un cœur
meurtri. […] Dans ce lieu, les pèlerins répandirent des larmes et se mirent en adoration »6.
À partir du milieu du XVIe siècle, les chrétiens se montrent peu disposés à
entreprendre le long voyage vers l’ancien pays de Canaan, comme le souligne François-René
de Chateaubriand (1768-1848) dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) : « Dans
l’espace du dernier siècle, les Pères de Saint-Sauveur n’ont peut-être pas vu deux cents
voyageurs catholiques, y compris les Religieux de leurs Ordres et les missionnaires au
Levant »7. Outre « la contestation du voyage de piété dans les cercles humanistes ou
réformés »8, l’historien attribue le déclin du pèlerinage à Jérusalem à une série de victoires
durant le XVIe siècle, allant de la conquête de la Syrie et de Jérusalem (1517) à la prise de
Chypre (1570)9, qui rendent les Turcs maîtres des principales stations du Grand Voyage. La
régression générale de la Palestine, dont l’origine remonte à l’instabilité dynastique de la
4
Voir : Béatrice Dansette, « Les relations du pèlerinage Outre-Mer : des origines à l’âge d’or », Croisades et
pèlerinages. Récits, chroniques et voyage en Terre sainte XIIe-XVIe siècle, éd. Danielle Régnier-Bohler, Paris,
Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1999, p. 889 ; Jacques Heers, « Le pèlerinage à Jérusalem et la connaissance du
monde au Moyen Âge », Voir Jérusalem. Pèlerins, conquérants, voyageurs, op. cit., p. 56.
5
Aryeh Graboïs, Le pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen Âge, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p.
12.
6
Louis de Rochechouart, « Journal de Voyage à Jérusalem », trad. latin Béatrice Dansette, Croisades et
pèlerinages. Récits, chroniques et voyage en Terre sainte XIIe-XVIe siècle, op. cit., p. 1147-1148.
7
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris, Gallimard, Coll. Folio classique, 2005,
p. 413.
8
Marie-Christine Gomez-Géraud, Le Crépuscule du Grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (14581612), op. cit., p. 15.
9
Ibid., p. 15. On peut aussi se référer à La Représentation de Jérusalem et de la Terre sainte dans les récits de
pèlerins européens au XVIe siècle, éd. Jean-Luc Nardone, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 9.
3
période des Mamelouk circassiens (1382-1517)10, n’est pas étrangère, elle non plus, à cette
désertion occidentale : ses côtes sont difficiles à aborder, ses routes sont mauvaises et peu
sûres, la plupart de ses villes sont délabrées, les révoltes qui ensanglantent son territoire sont
fréquentes, la peste y est un mal endémique. C’est du moins la vision que véhiculent les récits
de pèlerins chrétiens du XVIe au XVIIIe siècle11. La « Jérusalem terrestre » est ainsi
graduellement délaissée au profit de la « Jérusalem céleste », un temple abstrait, intemporel,
et, de ce fait, exempt de toutes considérations géographiques, dont la splendeur est célébrée
dans les églises d’Europe.
Le XIXe siècle viendra renverser cette tendance. Si dans les années suivant la fin des
guerres napoléoniennes, le nombre de voyageurs occidentaux qui parcourent cette province
reculée de la Sublime Porte12 est encore fort limité, il n’en est pas de même au cours de la
seconde moitié du siècle. L’ouverture progressive de la Palestine vers l’Occident depuis les
années 1830 – qui s’accompagne de l’amélioration de la sécurité intérieure, de l’installation
des premiers consulats européens à Jérusalem, de la création des liaisons maritimes régulières
et rapides (assurées par les Messageries françaises, au départ de Marseille, et par le Lloyd
austro-hongrois, depuis Trieste)13, de l’aménagement d’infrastructures de communication, de
l’apparition d’hôtels, de pensions et de cafés « à l’européenne » (recommandés par l’industrie
naissante du guide touristique), de la construction d’hôpitaux modernes et de l’inauguration
de la ligne ferroviaire Jaffa-Jérusalem (1892) – attire vers la région des milliers de chrétiens.
« Aujourd’hui, les progrès de la civilisation et des sciences joints à des traités internationaux
mieux respectés qu’anciennement, ont rendu pour l’Européen la route de Judée facile et
prompte à parcourir. L’élégant wagon y a remplacé la lourde patache ; le confortable steamer,
l’incommode, le trop lent navire à voiles »14, s’exclame en 1864 Émile-Charles-Alexandre
10
Thomas Philipp, « The Last Mamluk Household », The Mamluks in Egyptian and Syrian Politics and Society,
éd. Michael Winter et Amalia Levanoni, Leiden-Boston, Brill, 2004, p. 318.
11
Voir notamment : Greffin Affagart, Relation de Terre sainte (1533-1534), éd. J. Chavanon, Paris, Victor
Lecoffre, 1902, p. 131 ; Marcel Ladoire, Voyage fait à la Terre sainte en l’année M.DCC.XIX. contenant la
description de la ville de Jerusalem, tant Ancienne que Moderne, avec les mœurs & les coutumes des Turcs,
Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1720, p. 104 ; Corneille Le Brun, Voyage au Levant, c’est-à-dire dans les
Principaux endroits de l’Asie Mineure, dans les Isles de Chio, de Rhodes, de Chypre &c., de même que dans les
plus Considerables Villes d’Égypte, de Syrie, et de la Terre sainte, trad. néerlandais, Delft, Henri de Kroonevelt,
1700, p. 249.
12
De 1660 à 1831, la Palestine fait partie du vilayet (province) de Sidon. Voir Bernard Heyberger, Les Chrétiens
du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique. Syrie, Liban Palestine, XVIIe-XVIIIe siècles, Rome, École
française de Rome, 1994, p. 117.
13
Liévin de Hamme, Guide-indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre-Sainte, revu, augmenté et
accompagné de cartes, de plans et de vues, Jérusalem, Imprimerie des PP. Franciscains, 1887, t. I, p. 9-14.
14
François-Charles du Rozel, Voyage de Jérusalem et autres lieux saincts effectué et décrit en 1644 par messire
François-Charles du Rozel, seigneur du gravier, secrétaire de la chambre du Roy, éd. Émile-Charles-Alexandre
Bonneserre de Saint Denis, Paris, J.-B. Dumoulin, 1864, p. 2.
4
Bonneserre de Saint Denis dans son édition du Voyage de Jérusalem et autres lieux saincts de
François-Charles du Rozel, avant de conclure : « La distance n’est plus ; le génie de l’homme,
sa persévérance, l’ont anéantie »15. Pour ces pionniers de la démocratisation du voyage, qui
comptent dans leurs rangs des écrivains et des journalistes, des artistes, des archéologues, des
commerçants et des industriels, des femmes actives et déterminées, des prêtres, des fidèles,
des prêcheurs et autres aventuriers, les « excursions définies à l’avance » de la Société de
Saint-Vincent de Paul (1853), de l’agence Thomas Cook & Son (1869) ou des Pères
Augustins de l’Assomption (1882), qui connaissent un essor rapide à cette époque, offrent des
avantages matériels considérables. Le témoignage du théologien suisse Félix Bovet (18241903) est à cet égard significatif : « Moyennant une somme de douze cent cinquante francs,
l’Œuvre des pèlerinages vous transporte à Jérusalem, vous y héberge au couvent latin pendant
les fêtes de Pâques, vous fait parcourir ensuite la Samarie et la Galilée, et, deux mois après,
vous rend franco à Marseille. On part le 7 mars, à bord du paquebot des Messageries
impériales ; on arrive à Jaffa le jour de la Saint-Joseph, et, avant que la Trinité se passe, on est
de retour dans sa patrie »16.
Le nombre de touristes occidentaux serait ainsi passé de trois mille âmes durant la
première moitié du XIXe siècle à plus de six mille entre 1868 et 1882 (dont environ deux tiers
auraient pris part aux Cook’s Eastern Tours)17. Parmi ces pèlerins des temps modernes,
plusieurs, aussi bien des « grands » que des « petits », pour reprendre les dénominations
employées par Jean-Marie Carré (1887-1958) dans son ouvrage intitulé Voyageurs et
écrivains français en Égypte (1956)18, ont eu le soin de consigner leurs impressions de voyage
sur la Palestine.
15
Ibid., p. 2.
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, Paris, Calmann Lévy, 1895, p. 5.
17
Naomi Shepherd, The Zealous Intruders. The Western Rediscovery of Palestine, Londres, Collins, 1987, p.
180. Voir aussi Ruth Kark, « From Pilgrimage to Budding Tourism : The Role of Thomas Cook in the
Rediscovery of the Holy Land in the Nineteenth Century », Travellers in the Levant : Voyagers and Visionaries,
éd. S. Searight et M. Wagstaff, Durham, Astene Publications, 2001, p. 155-174.
18
Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en Égypte, Caire, Institut français d’archéologie orientale
du Caire, 1956, t. I, Des pèlerins du Moyen Âge à Méhémet-Ali, p. xxii.
16
5
II – Les motivations des voyageurs
Le premier constat que l’on peut tirer de la lecture des textes viatiques en Palestine du
XIXe siècle est que la vénération des Lieux saints continue de tenir une grande place dans les
raisons qui ont poussé leurs auteurs, tant clercs que laïcs, à réaliser ce voyage. C’est en ces
termes que le baron Ferdinand de Géramb (1772-1848), devenu moine trappiste sous le nom
de père Marie-Joseph, rapporte son état d’esprit la veille de son départ pour l’Orient, le 23
juin 1831 : « Ah ! déjà je suis heureux des souffrances et des périls qui m’attendent ! Je me
dis, la droite sur le cœur et les yeux levés vers le ciel : Je vais visiter les lieux saints, voilà le
but de mon voyage ; je vais pleurer sur le tombeau de Jésus-Christ ; la main paternelle de mon
Dieu va me conduire au terme où m’appelle son amour. Priez pour moi ; adieu »19. De même,
le théologien québécois Léon Gingras (1808-1860), arrivé à Jérusalem en mars 1844, annonce
dans l’avant-propos à son ouvrage : « Jérusalem avait brillé à mes yeux. Prendre tôt ou tard
mon essor vers l’Orient, pour y visiter le sol qui a vu naître, grandir et mourir l’auteur de la
vie, fut une nouvelle pensée, qui, depuis s’attacha à mon existence. J’avais le pressentiment
qu’elle aurait un jour pour moi sa réalisation »20. « Depuis de longues années je désirais
ardemment visiter les lieux témoins de la naissance, de la vie, des miracles et de la mort de
notre divin Sauveur »21, signale le comte de Chambord (1820-1883) à la première page de son
Journal. Charles de Pardieu (1811-1881) déclare dans Excursion en Orient (1851) vouloir
visiter « les lieux vénérés qui virent naître nos croyances, qui virent proclamer l’émancipation
humaine »22. Enfin, face à une France fermement engagée dans la laïcisation, le père Havard
précise sous le titre de « Notre but » que ses compagnons et lui-même ont pris la route de
Jérusalem « pour prier pour l’Église, pour la France, pour la conservation et la propagation de
la foi au milieu de nous et dans tout l’univers, et tout spécialement pour notre propre
sanctification »23.
À côté de l’enthousiasme purement religieux, qui constitue traditionnellement le cœur
du récit de pèlerinage, d’autres motivations se développent et s’entrecroisent. La génération
19
Marie-Joseph de Géramb, Pèlerinage à Jérusalem et au mont Sinaï en 1831, 1832 et 1833, Paris, Adrien
Leclere et Cie, 1839, t. I, p. 2.
20
Léon Gingras, L’Orient, ou Voyage en Égypte, en Arabie, en Terre-Sainte, en Turquie et en Grèce, Québec,
Fréchette et frère, 1847, t. I, p. 2.
21
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, éd. Arnaud Chaffanjon, Paris, Tallandier, 1984, p. 35.
22
Charles de Pardieu, Excursion en Orient. L’Égypte, le mont Sinaï, l’Arabie, la Palestine, la Syrie, le Liban,
Paris, Garnier frères, 1851, p. 1-2.
23
Havard (Eudiste), Le premier pèlerinage de pénitence et la Terre Sainte, Tours, Alfred Cattier, 1888, p. 8-9.
6
romantique cherche dans les « sommets stériles des montagnes de Judée »24 et dans les
environs de la mer Morte de nouveaux moyens de rejoindre Dieu. Par exemple, c’est en
évoquant l’aspect désolé de la vallée de Josaphat, près de Jérusalem, qu’Alphonse de
Lamartine (1790-1869) ressent l’agonie du Christ au mont des Oliviers, avant son arrestation :
le paysage et les souffrances d’un Dieu fait homme se confondent : « Je me relevai, et
j’admirais combien ce lieu avait été divinement prédestiné et choisi pour la scène la plus
douloureuse de la Passion de l’Homme-Dieu. C’était une vallée étroite, encaissée, profonde ;
fermée au nord par des hauteurs sombres et nues qui portaient les tombeaux des rois ;
ombragée à l’ouest par l’ombre des murs sombres et gigantesques de la ville d’iniquités »25. Il
conclut : « Le Christ pouvait-il mieux choisir le lieu de ses larmes ? pouvait-il arroser de la
sueur de sang une terre plus labourée de misères, plus abreuvée de tristesse, plus imbibée de
lamentations »26. En mettant l’accent sur la prétendue immutabilité orientale, certains
voyageurs envisagent le séjour en Palestine comme l’occasion inespérée de se faire une idée
de ce qu’aurait été l’humanité aux temps bibliques. C’est le cas du vicomte Eugène-Melchior
de Vogüé (1848-1910) qui affirme que « le bienfait de chaque journée de voyage en Orient,
c’est de nous mettre en contact avec les choses et les hommes d’autrefois, qui se sont à peine
modifiés »27. D’autres, dans le sillage des premières fouilles archéologiques en Égypte,
caressent le projet de donner corps aux principaux lieux et événements mentionnés dans la
Bible, tels que les sites des villes pécheresses de Sodome et de Gomorrhe28. L’Américain
Edward Robinson (1794-1863), le Britannique Charles Warren (1840-1927) et le Français
Charles Clermont-Ganneau (1845-1923) ne sont là que quelques noms dont les travaux ont
largement contribué à l’expansion de l’archéologie palestinienne au XIXe siècle. Il est de
surcroît des voyageurs qui jettent leur dévolu sur la Palestine pour prendre du recul par
rapport à un échec personnel ou professionnel29, pour tenter de surmonter la douleur
consécutive au décès d’un être cher30, pour préparer le terrain en vue d’une éventuelle
colonisation ou encore pour le simple plaisir touristique. On pourrait multiplier ces exemples.
24
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 314.
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, éd. Sarga Moussa, Paris, Champion, 2000, p.
291.
26
Ibid., p. 291.
27
Eugène-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage au pays du passé, Paris, Plon, 1924, p. ix.
28
Henri Laurens, « Jérusalem, les Puissances et l’invention de la Terre sainte au XIXe siècle », Voir Jérusalem.
Pèlerins, conquérants, voyageurs, op. cit., p. 127-128.
29
C’est le cas de Gustave Flaubert, après la publication avortée de La Tentation de saint Antoine en 1849. On
peut se reporter à Gustave Flaubert, Les lettres d’Égypte de Gustave Flaubert, d’après les manuscrits
autographes, éd. Antoine Youssef Naaman, Paris, A.-G. Nizet, 1965, p. 15.
30
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques, exécuté
de décembre 1850 à avril 1851, Paris, Gide et J. Baudry, 1853, t. I, p. 1.
25
7
III – L’appel de l’Autre
Quelles que soient leurs préoccupations respectives, ces voyageurs ont en commun
l’ambition de ne pas se limiter à décrire les sanctuaires visités ou à faire l’inventaire de leurs
agenouillements et adorations, mais de rendre également compte de l’environnement
géographique et ethnographique de la Palestine, d’étaler leurs connaissances, de faire part de
leurs découvertes et observations personnelles, d’associer le lecteur à leurs émotions et le
divertir par des anecdotes curieuses, parfois piquantes, et des incidents survenus au cours de
l’expérience itinérante. Il en découle, pour ainsi dire, un Moi qui pense, qui s’interroge, qui
hésite, qui ressent, qui interagit avec son entourage, bref qui existe en tant qu’être à part
entière, indépendamment du Grand Voyage31. Il faut noter que ces considérations ne sont pas
propres aux témoignages viatiques du XIXe siècle. Comme l’écrit Aryeh Graboïs, c’est vers la
fin du XIIIe siècle que l’on assiste à l’intrusion du présent du voyage32 dans les récits de
pèlerinage à Jérusalem – les voyageurs ayant décidé « d’abandonner le contemptus mundi
comme norme de conduite, cet idéal qui les avait amenés pendant des siècles à considérer
toute référence à la réalité profane comme incompatible avec leur spiritualité »33. Le Libro
d’Oltramare du franciscain Niccolò di Corbico da Poggibonsi, qui a fait le voyage en
Palestine dans les années 1345-1350, et le Peregrinatio in terram sanctam (1486) de
Bernhard von Breydenbach (1454-1497), pour ne citer que ces deux textes célèbres, sont ainsi
émaillés de données topographiques et de précieux renseignements sur les populations
chrétiennes, musulmanes et juives de Terre sainte34. Cependant, à l’aube de la Renaissance,
les allusions à la réalité contemporaine du pays ne sont pas encore généralisées, manquent
souvent de profondeur et ne s’accordent que difficilement avec la fonction pénitentielle du
pèlerinage. Le scepticisme professé par les philosophes du siècle des Lumières contribuera à
élargir la marge de manœuvre des voyageurs en Palestine ; songeons à l’éventail des
domaines abordés dans l’Iter Palaestinum eller Resa til Heliga Landet (1757, paru en France
en 1769 sous le titre de Voyages dans le Levant, dans les années 1749, 50, 51 et 52) du
31
À ce sujet, voir Valérie Berty, Littérature et voyage. Un essai de typologie narrative des récits de voyage
français au XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 116-120.
32
L’expression est de Jean Bessière, « Voyage, récit de voyage et rhétoricité. À partir de Michel Butor », Écrire
le voyage, éd. György Tverdota, Paris, PSN, 1994, p. 256.
33
Aryeh Graboïs, Le pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen Âge, op. cit., p. 156.
34
Ross Burns, Damascus : A History, Londres, Routledge, 2005, p. 206 ; Hunt Janin, Four Paths to Jerusalem :
Jewish, Christian, Muslim and Secular Pilgrimages, 1000 BCE to 2001 CE, Jefferson, McFarland, 2002, p. 139 ;
Andrew Jotischky, « The Mendicants as missionaries and travellers in the Near East in the thirteenth and
fourteenth centuries », Eastward Bound : Travel and travellers (1050-1550), éd. Rosamund Allen, Manchester,
Manchester University Press, 2004, p. 93 ; Luciana Villas Bôas, « Wild Stories of a Pious Travel Writer : The
Unruly Example of Hans Straden’s Warhaftig Historia (Marburg, 1557) », Daphnis, 2004, 33, p. 202.
8
médecin suédois Frederik Hasselquist (1722-1752) et dans le Voyage en Syrie et en Égypte
(1787) du comte de Volney (1757-1820)35. Mais ce sont les mutations socio-économiques et
les crises religieuses du XIXe siècle, accompagnées de l’avènement de l’égotisme, du
développement de l’étude comparative des religions, des sciences naturelles et des sciences
historiques, ainsi que de l’émergence des pseudo-théories sur l’inégalité des races qui finiront
par abaisser les dernières barrières. Affranchis de la peur du « profane », les voyageurs cèdent
pleinement à l’attrait de la « curiosité ». Cette ouverture vers l’Autre se manifeste dès les
premières pages de leurs écrits. Écoutons James Condamin (1844-1928), alias J. de
Beauregard : « Étudier l’âme même de ces races dans l’ondoyante manifestation de leurs
croyances, de leurs aspirations, et de leurs œuvres, voilà un thème, qui, s’il n’est pas
absolument neuf, a, du moins, l’avantage d’être à peu près inépuisable et d’offrir à
l’observateur qui le retourne et le creuse, un fonds éternel d’appréciations et de remarques »36.
Et de continuer dans la même phrase : « J’ai donc tâché de dire, d’après mes impressions
ressenties, ce que j’ai éprouvé, au contact immédiat des hommes et des choses, sur la terre des
Pharaons, au pays du Christ, et chez les Grecs »37. L’abbé Pierre-Hyacinthe Azaïs, animé
d’une « juste appréciation du présent, une intuition large et pénétrante de l’avenir »38, déclare
vouloir décrire la « Terre-Sainte, son ciel, son atmosphère, ses fleuves et ses monts, ses villes
et ses bourgades ; la physionomie, le costume, les mœurs de ses peuplades encore empreintes
du sceau biblique »39. En se rendant dans la région, le journaliste Gabriel Charmes (18501886) souhaite, dit-il, « étudier les races, les mœurs, les institutions, la situation
administrative, économique, industrielle et commerciale »40. Quant à Félix Bovet, il affirme
presque dans le même souffle son attachement aux « lieux où se sont passés les faits de
l’histoire sainte »41 et son désir de s’asseoir « sous la tente de ces vétérans de l’humanité, de
qui nous tenons nos traditions et nos croyances, les premiers éléments de nos sciences et de
nos arts, à qui en un mot nous devons tout, et qui ne nous doivent absolument rien »42.
La question de l’environnement humain de la Terre sainte prend une telle ampleur que
même dans les récits de pèlerinage proprement dits des deux dernières décennies du XIXe
siècle, qui retrouvent une nouvelle jeunesse dans le cadre des pèlerinages de pénitence à
35
Renée Neher-Bernheim, La vie juive en Terre sainte, 1517-1918, Paris, Calmann-Lévy, 2001, p. 126, 136.
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, Lyon, Emmanuel Vitte, 1899, p. vi.
37
Ibid., p. vi.
38
Pierre-Hyacinthe Azaïs, Pèlerinage en Terre-Sainte, Paris, Étienne Giraud, Nîmes, Louis Giraud, 1855, p. viii.
39
Ibid., p. viii.
40
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, Paris, Calmann Lévy, 1884, p. 4.
41
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 2.
42
Ibid., p. 4.
36
9
Jérusalem, l’« autre Palestine » s’impose plus volontiers et cohabite assez harmonieusement
avec le sacré43, ce qui n’empêche pas certains visiteurs de continuer à subordonner la curiosité
à l’acte de foi : « Les touristes, le commun des voyageurs ne se proposent guère que de passer
leur temps d’une manière agréable ; […] tout au plus visent-ils à s’éclairer en étudiant la
nature, les productions des pays qu’ils parcourent, les mœurs des habitants, […] Nous avions
cependant un but plus élevé ; nous allons en terre sainte, à Jérusalem, pour ranimer notre foi,
notre reconnaissance et notre dévouement envers Jésus-Christ et son Église »44.
IV – L’objet d’étude
Nous nous proposons d’étudier la représentation de l’Autre que transmettent les récits
de voyage français en Terre Sainte du XIXe siècle et de considérer l’influence que celle-ci
aurait exercée sur la construction du Moi. Bien que notre thèse porte principalement sur les
relations publiées par des auteurs de nationalité française, dans le sens moderne du mot, nous
désignons également sous le vocable « français » les récits rédigés en langue française. Dans
l’intention de donner un aperçu plus complet de la représentation littéraire de la Terre sainte
au XIXe siècle, nous avons aussi intégré dans notre répertoire quelques textes viatiques
anglais, allemands, italiens et américains. Précisons que par la notion de l’« Autre » – concept
qui relève essentiellement des travaux du psychanalyste français Jacques Lacan (1901-1981)
et du philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938)45 – nous désignons les populations
locales rencontrées, les coutumes, les valeurs, les croyances, l’habillement, les rythmes de vie,
les couleurs, les senteurs, les odeurs, les paysages et les ruines saintes visitées, les bâtiments,
les déplacements, la santé et la sécurité, le climat, ainsi que toute autre expression ou formule
dont les narrateurs se servent pour exposer la Palestine comme fondamentalement différente
de la France et, par extension, de l’Europe occidentale.
43
Voir, par exemple, les préfaces de J.-T. de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un Voyage en Terre-Sainte, Paris,
Société générale de librairie catholique, 1887, p. i, et de Louis Vengeon, Souvenirs d’un pèlerin de Terre-Sainte
en 1884, Caen, Typographie de Vve A. Domin, 1886, p. 6.
44
Havard (Eudiste), Le premier pèlerinage de pénitence et la Terre Sainte, op. cit., p. 7.
45
On peut notamment se reporter à Edmund Husserl, De la réduction phénoménologique. Textes posthumes
(1926-1935), éd. et trad. allemand Jean-François Pestureau, Grenoble, Jérôme Million, Coll. Krisis, 2007, p.
212-217 ; Jacques-Marie-Émile Lacan, Le Séminaire XVI : D’un autre à l’Autre, éd. Jacques-Alain Miller, Paris,
Seuil, 2006, 427 p. Voir aussi Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, Key Concepts in Post-Colonial
Studies, Londres, Routledge, 1999, p. 169-170 ; Robert J. C. Young, Colonial Desire. Hybridity in theory,
culture and race, Londres, Routledge, 1995, p. 159-182 ; Miroirs de l’altérité et voyages au Proche-Orient.
Colloque international de l’Institut d’histoire et de civilisation françaises de l’Université de Haïfa, 1987, éd.
Ilana Zinguer, Genève, Slatkine, 1991, 307 p.
10
Ce travail sera articulé autour de trois parties qui renvoient chacune à une dimension
particulière de l’Autre, sans perdre de vue, dans un souci de rigueur et de clarté, l’importance
d’une mise en perspective historico-culturelle.
La première partie sera consacrée à l’analyse de l’altérité spatiale. Explorer le tableau
que les voyageurs esquissent des principales villes et bourgades de Terre sainte, faire le point
sur l’interprétation littéraire de la campagne palestinienne, s’interroger sur l’appréhension des
vastes étendues désertiques, tels sont les objets de cette partie.
La deuxième partie, qui porte sur l’altérité humaine, s’attachera à mettre en évidence
l’émergence, au cours de la première moitié du XIXe siècle, d’un regard plus attentif et
intimiste sur les communautés ethnico-religieuses de Terre sainte. Par exemple, nous verrons
que, dans la logique de l’émancipation progressive de la judaïcité européenne, l’un des
apports majeurs des voyageurs français en Palestine du XIXe siècle est la description
systématique à plus ou moins grande échelle des habitants juifs du pays. Cependant, comme
le montrera le chapitre 5, ces auteurs ne parviennent pas à rompre définitivement avec
l’observation théologique de leurs prédécesseurs, notamment en persistant à voir dans les
conditions de vie souvent précaires des juifs de Jérusalem la conséquence directe d’une
malédiction divine.
La troisième et dernière partie abordera ce qui peut être désigné sous le nom de
l’altérité intérieure, celle où le Moi se présente, à son tour, comme sujet d’observation46.
Nous commencerons par établir que de la rencontre avec l’agent consulaire de France naît une
redéfinition de soi-même, en tant que « voyageur français » à la fois proche et distinct de ce
personnage situé à la croisée des cultures (chapitre 7). Ensuite, nous nous attarderons sur le
premier pèlerinage de pénitence à Jérusalem ; ce voyage se présente comme un cas
particulièrement intéressant étant donné que ses participants sont amenés à confronter l’image
que leur renvoie leur propre culture à l’étranger, et ce à travers les réalisations des
congrégations françaises et des représentants de la République en Palestine (chapitre 8). Il y
sera également question de la prise de conscience des pèlerins d’être eux-mêmes considérés
comme un objet de curiosité exotique par les autochtones. Enfin, le chapitre 9 traitera de la
46
Sur ce thème, voir, entre autres : Bernard Roy, « Altérité autochtone », Éthique de l’altérité. La question de la
culture dans le champ de la santé et des services sociaux, éd. Marguerite Cognet et Catherine Montgomery,
Laval, PUL, 2008, p. 65-90 ; Pierre-Jean Labarrière, Le discours de l’altérité. Une logique de l’expérience, Paris,
PUF, 1983, p. 142 ; Laurent Lavaud, D’une métaphysique à l’autre. Figures de l’altérité dans la philosophie de
Plotin, Paris, Vrin, 2008, p. 256.
11
manière dont les voyageurs envisagent l’intégration de la France dans la culture de l’Autre, et
vice-versa.
Notre étude repose sur un corpus de textes viatiques large et varié. La majorité d’entre
eux date de la seconde moitié du XIXe siècle – période particulièrement féconde en
publications de récits de voyage en Terre sainte – et est l’œuvre d’auteurs chrétiens ou
d’origine chrétienne. Il faut signaler ici que des relations « non-chrétiennes » paraissent
également au XIXe siècle. Elles représentent toutefois une part très faible par rapport à
l’ensemble des textes et sont peu connues en dehors de leurs cercles communautaires. C’est
notamment le cas des récits hébraïques rédigés par les rabbins David Davit Halel (1824) et
Menachem Mendel (1833-1834), Judith et Moses Montefiore (1839), Shimon Berman (18701871) et Achad Ha’am (1891)47.
Dans l’ensemble des ouvrages examinés, plusieurs, comme l’Itinéraire de
Chateaubriand et le Voyage en Orient (1835) de Lamartine, se sont hissés parmi les
meilleures ventes des libraires et ont fait l’objet de transcriptions par d’autres voyageurs, ce
qui laisse clairement supposer qu’ils ne sont pas sans incidence sur la manière de concevoir la
Palestine au XIXe siècle. Cependant, loin de nous cantonner aux grandes figures du monde
littéraire français, dont les relations continuent de faire couler beaucoup d’encre dans le
milieu académique, nous nous sommes attachés à donner voix à une pléiade de voyageurs qui,
quoique moins connus, voire oubliés de nos jours, sont partie intégrante de la littérature de
voyage en Palestine de l’Époque contemporaine48 ; certains ont même trouvé des échos très
favorables auprès des critiques49.
Quelques limitations sont à signaler. Primo, dans ce travail, nous avons retenu deux
définitions du récit de voyage50 ; celle d’Elisabetta Borromeo : « Un texte écrit sur un
47
Voir, par exemple, Travels in Erets Israel (hébreu), éd. Abraham Yaari, Moshav Ben Shemen, Modan, 1996,
p. 500-760.
48
Par exemple, Le Voyage en Terre sainte de Félix Bovet a connu huit éditions au XIXe siècle, la première en
1861, la dernière en 1895. De même, l’ouvrage intitulé Chevauchée en Palestine de Léonie de Bazelaire, publié
initialement en 1889, a été revu et corrigé à de nombreuses reprises, comme en 1896 et en 1899.
49
Pour l’accueil réservé au récit de Félix Bovet, voir notamment : « Littérature », Archives israélites, 1861, t.
XXII, p. 458-464 ; Le Chrétien évangélique. Revue religieuse de la Suisse romande, Lausanne, Bureau du
Chrétien évangélique, 1861, p. 46-48 ; Feuille religieuse du Canton de Vaud, 20 janvier 1861, Lausanne, Bureau
de la Feuille religieuse, 1861, p. 31 ; Revue d’Alsace, Colmar, Bureau de la Revue d’Alsace, 1883, t. XXXIV, p.
170.
50
D’autres définitions sont proposées, mais ne sont pas fondamentalement différentes. Voir, entre autres :
Isabelle Daunais, L’art de la mesure, ou L’invention de l’espace dans les récits d’Orient, Saint-Denis, Presses
Universitaires de Vincennes, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1996, p. 183 ; David Chirico, « The
Travel Narratives as a (Literary) Genre », Under Eastern Eyes : A Comparative Introduction to East European
12
territoire donné et ses habitants par une personne l’ayant visité. Celui qui voyage explore un
monde lointain et peu connu, il découvre l’autre : la narration du voyage est le témoignage de
cette rencontre du point de vue du voyageur »51, et celle d’Odile Gannier : « […] tout texte de
forme et de contexte culturel variable, ayant pour base, thème, cadre, un voyage supposé réel
ou au moins affirmé comme tel par un narrateur qui s’exprime le plus souvent à la première
personne »52. Le récit de voyage implique donc : 1) une narration rétrospective, en général par
un Je auteur-narrateur-personnage53 ; 2) qui porte sur un déplacement dans l’espace et dans
le temps perçu comme ayant vraiment eu lieu. Ne sont pas compris dans cette catégorie les
voyages imaginaires et utopiques, ainsi que les ouvrages qui ne présentent pas les « étapes
d’un itinéraire reconstitué et d’une aventure particulière »54, allant des mémoires historiques,
politiques et géographiques à la correspondance consulaire et commerciale. Signalons
toutefois que pour corroborer ou nuancer les propos des voyageurs, nous avons choisi de tenir
compte de quelques compilations historiques et politiques parues au XIXe siècle. En outre, à
quelques exceptions près, comme les carnets de voyage tardivement édités de Gustave
Flaubert (1821-1880) et du comte de Chambord, demeurent en dehors de notre champ
d’investigation les relations qui n’ont pas été publiées par leurs auteurs.
Secundo, bien que le récit de voyage se réclame de la véracité, rappelons qu’il doit être
considéré, avant tout, comme la composition ou la recomposition – une action elle-même se
heurtant à diverses contraintes, telles que le poids des lectures antérieures, les idées
préconçues, la sensibilité de l’auteur ou les attentes du destinataire – d’un cheminement
personnel, à un moment donné, dans une région déterminée55. Le caractère éminemment
subjectif du genre viatique n’enlève cependant rien à l’intérêt que nous lui portons, puisqu’il
Travel Writing on Europe, éd. Wendy Bracewell et Alex Drace-Francis, Budapest, Central European University
Press, 2008, p. 27-60 ; Rodolphe Christin, L’imaginaire voyageur, ou L’expérience exotique, Paris,
L’Harmattan, 2000, p. 21. À ce sujet, voir également la définition de l’autobiographie dans Philippe Lejeune, Le
Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 14.
51
Elisabetta Borromeo, Voyageurs occidentaux dans l’Empire ottoman. Inventaire des récits et études sur les
itinéraires, les monuments remarqués et les populations rencontrées : Roumélie, Cyclades, Crimée, Paris,
Maisonneuve & Larose, Istanbul, Institut français d’études anatoliennes, 2007, t. I, p. 50-51.
52
Odile Gannier, La littérature de voyage, Paris, Ellipses, 2001, p. 9.
53
Formule empruntée à Valérie Berty, Littérature et voyage. Un essai de typologie narrative des récits de
voyage français au XIXe siècle, op. cit., p. 111.
54
Véronique Magri-Mourgues, « Du récit de voyage à la nouvelle », Roman et récit de voyage, éd. MarieChristine Gomez-Géraud et Philippe Antoine, Paris, PUPS, 2001, p. 160.
55
Sur l’oscillation entre réalité et fiction, voir : Valérie Berty, Littérature et voyage. Un essai de typologie
narrative des récits de voyage français au XIXe siècle, op. cit., p. 74 ; Richard Parisot, « Factuel et fictionnel
dans les récits de voyage de pasteurs germanophones (fin XVIIIe siècle) », Figures du récit fictionnel et du récit
factuel, éd. Patrick Begrand, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2007, p. 155-174 ; Alain
Schaffner, « « Ce n’est pas un livre que j’écris ». Équipée de Victor Segalen : le récit de voyage en question »,
Roman et récit de voyage, op. cit., p. 82-83
13
s’agit ici de faire ressurgir les perceptions de l’altérité palestinienne, et non de dresser le
tableau « exact » de la vie en Terre sainte au XIXe siècle.
Tertio, à l’instar de la plupart des voyageurs étudiés, nous utilisons indifféremment les
dénominations de « Terre sainte » et de « Palestine ». Il convient néanmoins de garder en
mémoire que chacune d’elles correspond historiquement à des réalités différentes. Le nom de
« Palestine » (en latin, Palæstina) se substitue après l’échec de la dernière révolte juive contre
les Romains (135 ap. J.-C.) à celui de la province romaine de Judée. Cette dernière, avec
comme chef lieu la ville de Césarée, occupe les régions de Judée, de Samarie et d’Idumée (au
sud de la Judée), auxquelles viendra s’ajouter celle de Galilée pour former la nouvelle
province de Syria Palæstina56. Figé dans le statut d’une entité « sans précision
géographique »57 pendant une période qui va de la création du Royaume latin de Jérusalem à
la Première Guerre mondiale, soit à peu près huit siècles, le territoire de la « Palestine » placé
sous mandat britannique à l’issue de la conférence de paix de San Remo (1920) s’étend le
long des deux rives du Jourdain, et ce jusqu’à la création, en 1922, de la Transjordanie
(devenue le Royaume hachémite de Jordanie en 1946)58. Dans le contexte du conflit israélopalestinien, la « Palestine » que revendiquent les partisans du partage d’Israël en deux états
comprend la Cisjordanie et la bande de Gaza, appelées communément les « territoires
occupés », ainsi que la partie orientale de Jérusalem59. En ce qui concerne l’appellation de
« Terre sainte », elle renvoie seulement au « pays parcouru par le divin Sauveur durant sa vie
active ; c’est-à-dire cette partie de la Palestine bornée au Nord par Sidon, au N. N. E. par
Césarée de Philippe (Banias), au S. par Bethléem, et qui se prolonge à l’E. un peu au-delà du
Jourdain »60. À ne pas confondre avec la dénomination hébraïque de « Terre de Canaan »
(appelée aussi « Terre promise » et « Terre de promission ») qui, au-delà de sa portée
eschatologique, s’étend géographiquement « depuis le désert et le Liban jusqu’au grand
fleuve, le fleuve de l’Euphrate, tout le pays des Héthiens, et jusqu’à la grande mer vers le
56
Hayim Hillel Ben-Sasson, A History of the Jewish People, Cambridge, Harvard University Press, 1976, p. 247,
334.
57
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales. Terre sainte et Égypte (De Jérusalem à
Tripoli), Paris, Henri Laurens, 1894-1902, t. IX, p. 7.
58
Dominique Perrin, Palestine. Une terre, deux peuples, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion, 2000, p. 151.
59
Ali Abunimah, One Country : A Bold Proposal to End the Israeli-Palestinian Impasse, New York, Henry Holt
and Co., 2007, p. 25 ; As’ad Ghanem, The Palestinian-Arab Minority in Israel, 1948-2000 : A Political Study,
Albany, Suny Press, 2001, p. 117 ; Tami Amanda Jacoby, Bridging the Barrier : Israeli Unilateral
Disengagement, Farnham, Ashgate Publishing, 2007, p. 140.
60
Liévin de Hamme, Guide-indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre-Sainte, op. cit., t. I, p. 3536. Voir aussi Terres saintes. Jordanie, Syrie, Liban, Israël, éd. Doré Ogrizek, Paris, Odé, Coll. Le Monde en
couleurs, 1956, p. 34-35.
14
soleil couchant » (Josué 1 : 4) ; ce territoire couvre en termes actuels l’État d’Israël et les
territoires palestiniens, la majeure partie de la Syrie, la Jordanie et le Sud-Est du Sinaï. Cela
revient à dire que nous désignons par le terme « palestinien » celui qui habite la zone confiée
à l’administration britannique, y compris le territoire traditionnellement identifié à la « Terre
sainte ».
15
PARTIE I :
L’ALTÉRITÉ SPATIALE
16
Chapitre 1 :
La ville palestinienne, du mirage à l’espace réel
I - La ville aperçue au loin
Au XIXe siècle, les deux villes où les voyageurs occidentaux abordent ordinairement
en Palestine sont Jaffa et Haïfa. La première, véritable oasis verdoyant aux portes de la plaine
de Saron, dont la fondation, d’après la tradition, serait antérieure au Déluge, est bâtie sur une
colline en forme d’amphithéâtre1. Vers la fin du XIXe siècle, sa population est d’environ six
mille habitants à forte majorité musulmane2. La deuxième, située en contrebas du mont
Carmel, compte à peu près quatre mille habitants3. Aucune des deux villes ne possède
d’aménagements portuaires et les navires sont contraints de jeter l’ancre à quelques lieues de
la côte. Les passagers se rendent ensuite sur la terre ferme à bord des barques dirigées par des
bateliers de la ville. Cette difficulté en matière d’abordage n’est pas sans déplaire à de
nombreux voyageurs, puisqu’elle s’inscrit dans la continuité des scènes de tempêtes et de
naufrages qui apparaissent souvent dans les chroniques médiévales4 et que l’imagination
1
Appelée autrefois Joppé (de l’hébreu « belle »), son nom apparaît quatre fois dans l’Ancien Testament : Josué
19 : 46, 2 Chroniques 2 : 16, Esdras 3 : 7, Jonas 1 : 3. D’après le Nouveau Testament, c’est à Jaffa que saint
Pierre ressuscita la veuve Tabitha (Actes 9 : 36-42) et eut, alors qu’il logeait dans la maison de Simon le
corroyeur, la vision sur l’universalité de la Parole du Christ (Actes 10 : 10-16). Prise par les Arabes en 636 ap. J.C., Jaffa est conquise par les armées des Croisés en 1126. Après la chute du Royaume latin de Jérusalem, la ville
connaît plusieurs siècles de dominations successives. Jusqu’au mandat britannique sur la Palestine (1920-1948),
Jaffa fait partie de l’Empire ottoman (à l’exception de l’expédition d’Égypte et de la conquête de Palestine par
les troupes égyptiennes de Méhémet-Ali). Depuis 1950, Jaffa est intégrée dans l’agglomération israélienne de
Tel-Aviv.
2
Eugène Guibout, Les vacances d’un médecin, Paris, G. Masson, 1888, t. IX, Jérusalem, p. 137.
3
Liévin de Hamme, Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre-Sainte, Jérusalem,
Imprimerie des PP. Franciscains, 1869, p. 593.
4
Pour ne citer que deux exemples, Ludolph de Sudheim, qui a vécu en Orient de 1336 à 1341, se plaint des
divers dangers de la mer (Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyage en Terre sainte XIIe-XVIe siècle,
op. cit., p. 1036) et la Vie de Sainte Brigitte de Suède contient la description d’une tempête survenue pendant le
pèlerinage de celle-ci en Terre sainte (http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/brigitte, consulté en ligne le
15/12/2006). À la suite de Chateaubriand, plusieurs voyageurs français s’empresseront de reprendre ce motif
dans le courent du XIXe siècle. Voir, entre autres : Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps
de 1855, Tours, Alfred Mame et Cie, 1859, p. 13 ; Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le
Levant en 1817 et 1818, Paris, Imprimerie royale, 1819, p. 66-67.
18
populaire associe au pèlerinage en Terre sainte. À ce sujet, on peut lire dans les Sanctuaires
d’Orient (1898) de l’écrivain et philosophe Édouard Schuré (1841-1929) : « Il est juste que la
Terre sainte soit d’un abord difficile et que depuis le Moyen Âge “aller à Jaffa” soit
synonyme d’un danger à courir. Lorsque l’industrie moderne aura réussi à changer ces récifs
en un port banal, lorsqu’on mouillera à Jaffa comme au Havre ou à New York, c’en sera fait,
je le crains de l’austère beauté de la Palestine, déjà fortement compromise par quelques
tronçons de chemin de fer et les agences des voyageurs »5.
Le 1er octobre 1806, un vaisseau chargé de pèlerins mouille au large de Jaffa. À son
bord, François-René de Chateaubriand observe la ville. Ce premier contact visuel entre le
« pèlerin » et l’antique Joppé est placé sous le signe de la vigilance inquiète. De manière
inattendue, alors que tous les ingrédients symboliques6 sont pourtant réunis pour chanter la
joie de la patrie spirituelle retrouvée, la foule des pèlerins demeure silencieuse, comme
pétrifiée7. À l’exaltation d’un sentiment de « crainte et de respect »8 se superpose un profond
désenchantement. Chateaubriand déclare voir en Jaffa « qu’un méchant amas de maisons
rassemblées en rond, et disposées en amphithéâtre sur la pente d’une côte élevée »9. Un
élément d’explication se trouve dans la période choisie par l’auteur du Génie du
Christianisme (1802) pour visiter la Terre sainte. En effet, les villes de Jaffa et d’Acre ont
subi de graves dommages lors de l’expédition d’Égypte. Cette dimension apparaît clairement
dans le Voyage dans le Levant (1819) du comte Auguste de Forbin (1777-1841) qui déclare à
propos d’Acre : « On trouve partout, dans cette ville, un mélange de ruines gothiques et de
constructions modernes : ici une église entièrement détruite ; là des cloîtres, un palais, un
hôpital, également abandonnés »10. On notera donc qu’environ dix ans après les
5
Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient. Égypte, Grèce, Palestine, Paris, Perrin et Cie, 1924, p. 308.
Chateaubriand évoque dans l’Itinéraire l’expérience mystique vécue par les passagers du vaisseau à la veille de
l’arrivée en Terre sainte : « Ce moment avait quelque chose de religieux et d’auguste ; tous les pèlerins, le
chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l’apparition de la Terre-Sainte ; le
chef des papas priait à haute voix : on n’entendait que cette prière, et le bruit de la course du vaisseau que le vent
le plus favorable poussait sur une mer brillante. De temps en temps un cri s’élevait de la proue quand on revoyait
le Carmel. J’aperçus enfin moi-même cette montagne comme une tache ronde, au-dessous des rayons du soleil.
Je me suis mis alors à genoux à la manière des Latins » (François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à
Jérusalem, op. cit., p. 277).
7
Chateaubriand note dans son Journal : « Je n’ai point vu non plus dans cette foule de vieillards, d’hommes, de
femmes et d’enfants, ces prétendues extases, ces cris, ces lamentations à la vue de la Terre-Sainte. Tout le monde
était fort tranquille et certainement de tous les pèlerins, j’étais le plus ému à la vue de cette terre doublement
sacrée pour moi » (François-René de Chateaubriand, Journal de Jérusalem, Paris, Librairie Classique E. Belin,
1950, p. 43).
8
François-René de Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 277.
9
Ibid., p. 280.
10
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 69. Au cours de
son voyage en Orient (1832-1833), Lamartine fait halte à Acre, peu de temps après le siège d’Ibrahim-Pacha
(1832). Il en donne une description qui confirme le sombre tableau brossé par le comte de Forbin près de quinze
6
19
pérégrinations orientales de Chateaubriand, les séquelles de la campagne napoléonienne sont
encore très vivantes dans la plaine côtière de Palestine11.
Si certains voyageurs n’apprécient pas, dès le premier abord, l’aspect esthétique de la
ville orientale, d’autres profitent de ces derniers instants de répit avant de débarquer en
Palestine pour reproduire un Orient plus ou moins conforme à leurs souvenirs bibliques. Nous
reviendrons sur l’utilisation du mot « souvenir » dans les textes viatiques en Terre sainte dans
le chapitre 2. Valérie Berty, dans une étude sur les récits de voyage français du XIXe siècle,
déclare que « les écrivains-voyageurs insistent sur la valeur métonymique des lieux et des
monuments qui valent non par ce qu’ils sont, mais par ce qu’ils représentent et signifient. Ils
décrivent le transfert de l’objet concret en un site chargé de sens pour les Occidentaux »12. Vu
sous cet angle, la perception de la ville palestinienne serait, en premier lieu, une reconstitution
mentale contribuant à gommer les imperfections des réalités socio-géographiques, sans
toutefois les ignorer complètement, et à mettre en évidence la fusion harmonieuse entre
bâtiments et nature. C’est à l’intérieur de cet espace épuré de toutes apparitions jugées comme
étant « trop contemporaines » que les voyageurs renouent avec le passé sacré ; la ville
demeurant dans le lointain, furtive, floue, comme un mirage en plein désert, les conforte
davantage dans leurs descriptions appréciatives. C’est ainsi qu’André Chevrillon (18641957), en feignant ignorer l’environnement humain de la ville qui se profile à l’horizon, va
jusqu’à déclarer :
C’est bien ainsi qu’on imaginait le paysage biblique : un sol sec, de rares bouquets de
palmiers, des verdures de lauriers autour des fontaines, quelques oliviers festonnant de leurs
feuilles d’argent la pureté limpide de l’azure, çà et là un pâtre menant ses chèvres, ou bien une
ans auparavant : « Nous commencions à apercevoir des ossements d’hommes, de chevaux, de chameaux, roulés
sur la grève et blanchissant au soleil, lavés par l’écume des vagues. À chaque pas, ces débris amoncelés se
multipliaient à nos yeux. Bientôt toute la lisière, entre la terre et les falaises, en parut couverte, et le bruit des pas
de nos chevaux faisait partir à tout moment des bandes de chiens sauvages, de hideux chacals, et d’oiseaux de
proie, occupés depuis deux mois à ronger les restes d’un horrible festin que le canon d’Ibrahim et d’Abdalla leur
avait fait. […] Tout n’était pas le reste de la guerre. Le typhus, qui ravageait Acre depuis plusieurs mois,
achevait ce que les armes avaient épargné ; il restait à peine douze à quinze cents hommes dans une ville de
douze à quinze mille âmes, et, chaque jour, on jetait hors des murs ou dans la mer les cadavres nouveaux que la
mer rejetait au fond du golfe et que les chacals déterraient dans les champs » (Alphonse-Marie-Louis de Prat de
Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 350-353). Charles de Pardieu, qui a entrepris un voyage en Palestine en
1849, soit plus de trente ans après Auguste de Forbin, témoigne des mêmes scènes de dévastation : « Saint-Jeand’Acre ne présente du reste qu’un monceau de ruines ; des amas de décombres, des chapiteaux, des colonnes
encombrent ses places et ses rues. Cette ville, dans l’espace d’un siècle, a subi trois sièges meurtriers. Elle a
surtout souffert dans le dernier, où les Anglais l’ont bombardée. Alors une grande partie des maisons a été
renversée, ainsi que les minarets de plusieurs mosquées. On trouve encore dans la ville et aux environs des
boulets et des éclats de bombes » (Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 315).
11
Saint-Jean-d’Acre a subi deux autres sièges au XIXe siècle : par Ibrahim-Pacha (1832) et par les forces
britanniques, autrichiennes et françaises (1840).
12
Valérie Berty, Littérature et voyage. Un essai de typologie narrative des récits de voyage français au XIXe
siècle, op. cit., p. 154.
20
file de chameaux débouchant silencieuse et inattendue, entre deux haies de cactus ; un pays
irrégulier, bossué, des horizons courts, une terre à cantons, à tribus séparées, à légendes
locales13.
Le paysage dans lequel se fond Jaffa correspond donc parfaitement aux idées préconçues
d’André Chevrillon sur la Terre sainte. Ce dernier ajoute d’ailleurs : « Cette Jaffa même, qui
jette jusqu’à la plage les petits cubes blancs de ses cases, est nette, précise : la ville la plus
pittoresque, la plus orientale que l’on puisse voir sur la Méditerranée »14. Le journaliste et
romancier Louis Énault (1824-1900) résume en ces termes sa première vision de Jaffa : « Vue
du bateau et d’un peu loin, la ville de Jaffa offre un coup d’œil charmant : elle est assise sur
une colline aux pentes douces, les pieds dans la mer, et portant au front, comme une couronne
de fleurs et de verdure, ses terrasses toutes couvertes de jardins : ajoutez la coupole
étincelante de ses maisons qui s’arrondit, ou la pointe aiguë de ses minarets qui pyramident
dans la lumière chaude et pure »15. De même, lorsque le lecteur lit la scène de l’arrivée de
Léonie de Bazelaire (1857-1926) à Haïfa, il lui semble admirer une toile orientaliste :
« Palmiers aux feuillages flottant en panache, terre très blanche colorée vivement par ce soleil
d’orient, ciel bleu intense, profond et lumineux : tout cela est tellement pittoresque »16. Pierre
Rajotte définit ce mode d’écriture comme une « transposition picturale »17, car elle ne va pas
au-delà d’une certaine représentation pittoresque18 de la réalité, où le narrateur se borne à
fournir des détails visuels dont l’aspect original, selon lui, pourrait produire un grand effet en
peinture. Autrement dit, tout se passe comme si les visiteurs étrangers essayaient de se
prémunir contre la désillusion en enfermant la ville palestinienne dans une dimension
picturale, à l’abri des influences « néfastes » de la civilisation industrielle19. Nous reviendrons
sur ce point dans les pages qui suivent.
13
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, Paris, Phébus, 2002, p. 181.
Ibid., p. 182.
15
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, Paris, L. Maison, 1854, p. 56.
16
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, Tours, Alfred Mame et fils, 1899, p. 39.
17
Pierre Rajotte, « La représentation de l’Autre dans les récits de voyage en Terre sainte à la fin du XIXe
siècle », Études françaises, 1996, 32, 3, p. 100.
18
Digne d’être peint (de l’italien pittore). Néanmoins, comme le démontre Sarga Moussa à travers l’étude de la
version en feuilleton de Constantinople publiée par Théophile Gautier dans La Presse et de la version en
volume, les voyageurs romantiques ne restreignent pas le terme de pittoresque à son sens étymologique, mais
l’emploient également pour désigner les traits dits « caractéristiques » et « typiques » d’une culture étrangère
(Sarga Moussa, La relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (18111861), Paris, Klincksieck, 1995, p. 214-216).
19
À ce sujet, on peut se référer à la notion de l’espace du « tableau » élaborée par Sarga Moussa (Ibid., p. 217218). Voir également l’article de David Vinson, « Le voyageur français en Orient et l’illusion pittoresque »,
Astrolabe, Revue du Centre de Recherche sur la Littérature des Voyages, 2006, 7.
(http://www.crlv.paris4.sorbonne.fr/revue_crlv/FR/Page_accueil.php, consulté en ligne le 16/12/2006).
14
21
La stratégie textuelle qui consiste à cacher le paysage humain de l’agglomération
palestinienne et à sublimer la nature lui fournissant son décor champêtre est récurrente dans
les relations en Terre sainte20. Cependant, elle ne contribue pas forcément à véhiculer une
image valorisante de la ville. L’exemple le plus significatif est la montée vers Jérusalem
pendant laquelle le voyage par voie terrestre à travers les montagnes arides de Judée,
renouvelant l’expérience méditative de la traversée en mer21, plonge les voyageurs dans
l’intériorisation. L’ascension vers la cité sainte commence par la démonisation du paysage. À
ce propos, l’étude comparative des récits de voyage français en Terre sainte du XIXe siècle
révèle, en partant du modèle générique proposé par Chateaubriand dans son Itinéraire (luimême s’appuyant sur les prophéties bibliques)22, une forte tendance au mimétisme pour
« exotiser » l’austérité des montagnes de Judée, et ce en vue d’expliquer l’écart entre la
« Jérusalem rêvée » et la réalité contemporaine. Chateaubriand serait donc le premier
voyageur français au XIXe siècle à avoir recours à « l’imaginaire biblique »23 pour évoquer la
disparition de toutes traces de végétation dans les vallées et collines proches de la cité sainte :
« La terre qui jusqu’alors avait conservé quelque verdure se dépouilla, les flancs des
montagnes s’élargirent, et prirent à la fois un air plus grand et plus stérile. Bientôt toute
végétation cessa : les mousses mêmes disparurent »24. On peut mettre cette citation en
parallèle avec Jérémie 12 : 4 : « Jusque à quand le pays sera-t-il dans le deuil, Et l’herbe de
tous les champs sera-t-elle desséchée ? À cause de la méchanceté des habitants, Les bêtes et
les oiseaux périssent ». Ou avec le livre de l’Apocalypse, chapitre 8, verset 7 : « Le premier
sonna de la trompette. Et il y eut de la frêle et du feu mêlés de sang, qui furent jetés sur la
terre ; et le tiers de la terre fut brûlé, et le tiers des arbres fut brûlé, et toute herbe verte fut
20
Voir, par exemple, Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 65 ; A.-J. Lafargue, En Terre
Sainte. Journal d’un pèlerin, Bordeaux, Imprimerie nouvelle A. Bellier et Cie, 1889, p. 168.
21
Les voyageurs assimilent souvent la route de Jaffa-Jérusalem à la mer. À titre d’exemple, Fortuné de
Boisgobey affirme qu’il « aspire à apercevoir Jérusalem comme les marins perdus dans les ternes espaces de
l’Océan aspirent à découvrir la terre » (Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien,
Paris, E. Plon et Cie, 1880, p. 287). De même, Gabriel Charmes compare les montagnes de Judée à « de
gigantesques vagues pierreuses soudainement rendues immobiles. L’imagination est écrasée par cet océan
pétrifié » (Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 31).
22
Au cours de la montée vers Jérusalem, certains voyageurs font allusion, directement ou indirectement, à
l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Pour ne citer que quelques exemples : Gabriel Charmes, Voyage en Palestine.
Impressions et souvenirs, op. cit., p. 34 ; Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en
1817 et 1818, op. cit., p. 84 ; Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 293 ;
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, Paris, Ducollet, 1834, t.
IV, p. 190 ; Auguste-Fréderic-Louis Wiesse de Marmont, duc de Raguse, Voyage du Maréchal duc de Raguse en
Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff, à
Constantinople, dans quelques parties de l’Asie-mineure, en Syrie, en Palestine et en Égypte. 1834-1835, Paris,
Ladvocat, 1837, t. III, p. 85.
23
Expression empruntée à Sarga Moussa : « Lamartine ne parvient pas toujours à se dégager de l’imaginaire
biblique véhiculé par Chateaubriand » (Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit.,
p. 295).
24
François-René de Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 297.
22
brûlée ». Gabriel Charmes relève également cette désertification de la nature : « Mais plus on
approche de Jérusalem, plus le pays change d’aspect, plus il devient sombre, nu, désert. Les
croupes des montagnes s’élèvent, les lignes de leur faîte, qui étaient tout à l’heure
gracieusement brisées, s’allongent au loin avec une monotonie désolante »25. Le romancier
Fortuné-Hippolyte-Auguste Castille (1821-1891), de son nom d’auteur Fortuné de Boisgobey,
parle de « montagnes pelées, caillouteuses, grisâtres, sans arbres, sans forme, sans caractère,
se succédant et s’étageant les unes au-dessus des autres avec une monotonie désespérante »26,
et il ajoute : « Il y a dans cet affreux paysage je ne sais quoi qui vous attriste et qui vous
repousse »27. Si l’aridité de la nature le long de la route de Jérusalem ne saurait être contestée,
il est certain que les voyageurs choisissent délibérément de la mettre en évidence, car ils la
considèrent comme une preuve vivante du châtiment divin qui pèserait sur la Palestine28.
L’argumentation d’Eugène Guibout (1820-1895) est à ce sujet intéressante :
Et n’est-ce pas, en effet, le caractère et la physionomie qui conviennent à ce pays déicide ? ces
plaines et ces montagnes ne devaient-elles pas porter le stigmate et l’empreinte de la
malédiction divine ? Maudites par les prophètes et par le Christ rédempteur, ne devaient-elles
pas, par leur tristesse même, attrister nos yeux, et assombrir nos pensées ? Les chemins qui
mènent à la Voie douloureuse, au Calvaire, au saint sépulcre, pouvaient-ils ne pas avoir une
teinte morne et lugubre ? La nature tout entière pouvait-elle ne pas se couvrir comme d’un
voile de deuil, dans les lieux où l’Agneau sans tache avait été immolé ? où le Fils de l’homme,
qui avait passé en faisant le bien, avait été flagellé, couronné d’épines et crucifié ?29
Comme preuve supplémentaire de cette malédiction, plus les voyageurs progressent dans ces
étendues pierreuses et plus la cité sainte semble se dérober aux regards30. « À chaque
instant », déclare J.-T. de Belloc, « nous nous attendons à voir paraître la ville sainte ; mais à
peine une montagne est-elle gravie, qu’une autre se dresse devant nous, plus pénible à gravir
encore »31. Ou Gustave Flaubert : « On monte encore pendant une grande heure – arrivée sur
25
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 31.
Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien, op. cit., p. 287.
27
Ibid., p. 287.
28
La majorité des voyageurs français se réfère au livre des Lamentations et aux prophéties christiques pour
donner corps à cette malédiction. Le recueil qui réunit les cinq lamentations du prophète Jérémie, écrites sous la
forme de poèmes lyriques, est un des livres de l’Ancien Testament. Il décrit la douleur profonde de son auteur à
la vue de la destruction de Jérusalem par les armées de Nabuchodonosor II, roi de Babylone, en 586 av. J.-C. À
l’instar d’autres prophètes, Jérémie présente la tragédie vécue par les Hébreux, en l’occurrence la chute de
Jérusalem et l’exil babylonien, comme l’expression de la colère divine pour les péchés du « peuple élu ». Les
voyageurs s’appuient également sur les prophéties de Jésus-Christ sur la destruction de Jérusalem et de son
Temple, notamment dans Luc 19 : 41-44 : « Quand Jésus fut près de Jérusalem, en voyant la ville, il pleura sur
elle ; il disait : Si toi aussi, tu avais reconnu en ce jour ce qui peut te donner la paix ! Mais hélas, cela est resté
caché à tes yeux. Oui, il arrivera pour toi des jours où tes ennemis viendront mettre le siège devant toi,
t'encercleront et te presseront de tous côtés ; ils te jetteront à terre, toi et tes enfants qui sont chez toi, et ils ne
laisseront pas chez toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas reconnu le moment où Dieu te visitait ».
29
Eugène Guibout, Les vacances d’un médecin, op. cit., t. IX, p. 40.
30
David Mendelson, Jérusalem. Ombre et Mirage, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 51.
31
J.-T. de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un Voyage en Terre-Sainte, op. cit., p. 76.
26
23
le plateau, tous les terrains des montagnes ont une couleur de poudre de bois rouge foncé, ou
mieux de mortier – à chaque instant je m’attends à voir Jérusalem et je ne la vois pas »32.
Terrassé par la fatigue et l’accablante chaleur, Gabriel Charmes explique qu’au sommet de
chaque pente « on croit être au but du voyage, on cherche les murs et les tours de Jérusalem ;
mais la ville sainte semble s’éloigner à mesure qu’on avance. À peine un amphithéâtre est-il
franchi, qu’un autre se dresse plus triste, plus dévasté »33. Tout se passe comme si la nature
recommençait l’aventure des croisades en empêchant le voyageur d’atteindre l’objet de sa
convoitise : « Jérusalem présente bien l’image du ciel, où l’on n’arrive qu’après beaucoup de
souffrances et par une voie étroite et difficile »34. Ou encore chez Alexandre de Lamothe
(1823-1897) :
Rien n’allonge le chemin comme l’attente ; en vain notre excellent guide nous avait-il avertis
qu’on n’aperçoit de ce côté la Ville sainte qu’au moment d’y entrer, nous étions tellement
pressés de la découvrir à l’horizon, nous en avions tellement soif, si j’ose me servir de ce
terme, qu’à l’exemple de cette croisade d’enfants qui, partis à peine de France, s’arrêtaient
devant chaque village demandant : Est-ce là la sainte cité de Dieu ? nous ne savions que
regarder devant nous, espérant toujours voir la ville de David apparaître au sommet de chaque
montagne, au détour de chaque vallée35.
Lorsque les voyageurs parviennent enfin à apercevoir les murailles de la cité sainte, il s’agit
en général d’une apparition soudaine, presque théâtrale. Julien Viaud (1850-1923), plus connu
sous le nom de plume de Pierre Loti, lève le voile sur cette vision de Jérusalem que les
éléments naturels contribuent à mythifier et où le nom de Dieu est la « figure de
l’absence »36 :
Le soleil se lève, pâle et sinistrement jaune, un soleil de tourmente, parmi des nuages affreux,
derrière des soulèvements de poussière et de sable. Tout s’enlève et vole, emporté par ce vent
qui souffle de plus en plus fort. Une heure de route, dans des tourbillons de poussière alternant
avec des tourbillons de pluie, sous des rafales qui déploient nos burnous comme des ailes et
nous jettent au visage, en coup de fouet, la crinière de nos chevaux… Là-bas, il y a une grande
ville qui commence d’apparaître, sur des montagnes pierreuses et tristes – un amas de
constructions éparses, des couvents, des églises, de tous les styles et de tous les pays ; à travers
la pluie ou la poussière cinglantes, cela se distingue d’une manière encore confuse, et de
temps à autre, de grosses nuées nous le cachent en passant devant37.
32
Gustave Flaubert, Voyage en Orient (1849-1851). Égypte – Liban – Palestine – Rhodes – Asie Mineure –
Constantinople – Grèce – Italie, éd. Claudine Gothot-Mersch et Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, Gallimard, Coll.
Folio classique, 2006, p. 243.
33
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 32.
34
Ibid., p. 77.
35
Alexandre de Lamothe, À travers l’Orient. De Marseille à Jérusalem, Paris, Blériot frères, 1879, p. 206.
36
Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Genève, Droz, 1999, p. 83.
37
Pierre Loti, Jérusalem, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2002, p. 49.
24
Est-ce bien l’antique Jérusalem ? Seraient-ce les remparts de la ville rendue célèbre par les
rois David et Salomon ? Le doute est encore palpable, comme l’affirme Marie-Louis de
Marcellus (1795-1865) : « À chaque colline, je demandais au guide quand je verrais la ville
sainte. J’en étais à ma vingtième question, lorsque, à la descente d’une dernière hauteur, des
remparts crénelés, quelques minarets et les coupoles de plusieurs grands édifices frappèrent
mes regards »38. Chateaubriand est lui-même saisi par l’aspect commun de la ville qui se
dresse devant lui : « Tout à coup à l’extrémité de ce plateau, j’aperçus une ligne de murs
gothiques flanqués de tours carrées, et derrière lesquels s’élevaient à peine quelques pointes
d’édifices »39. Bientôt, la confirmation tombe, brutale : cette bourgade orientale n’est autre
que Jérusalem : « Le guide s’écria : “El-Cods !” La Sainte (Jérusalem) ! et il s’enfuit au grand
galop »40. Pour les voyageurs croyants, le temps est à la prière et à l’adoration. Le vicomte de
Marcellus se jette à genoux, le cœur « plein de souvenirs religieux, et de vives émotions »41.
Félix Bovet, en suivant l’exemple d’un groupe de pèlerins autrichiens, dit : « Je descends
aussi de cheval et fléchis le genou avec une indicible émotion »42. Le comte de Chambord
s’écrie : « Nous descendons de cheval, nous nous prosternons et nous baisons la terre »43.
Comme ce fut le cas pour Jaffa, grâce à la distance physique qui les sépare encore de la cité
sainte, la plupart des voyageurs ont l’impression de reconnaître en Jérusalem la ville de leurs
« souvenirs », relativement épargnée par les malheurs du temps :
Cette ville, non pas comme on nous l’a représentée [allusion à Chateaubriand], amas informe
et confus de ruines et de cendre sur lequel sont jetées quelques chaumières d’Arabes, ou
plantées quelques tentes de Bédouins ; non pas comme Athènes, chaos de poussière et de murs
écroulés où le voyageur cherche en vain l’ombre des édifices, la trace des rues, la vision d’une
ville, mais une ville brillante de lumière et de couleur ! – présentant noblement aux regards ses
murs intacts et crénelés, sa mosquée bleue avec ses colonnades blanches, ses milliers de
dômes resplendissants sur lesquels la lumière d’un soleil d’automne tombe et rejaillit en
vapeur éblouissante44.
Charles de Pardieu, ayant traversé la péninsule sinaïtique pour atteindre Jérusalem, succombe
aussi au charme de cette première apparition : « De là, Jérusalem, dont on voyait quelques
édifices, quelques minarets dépassant les hautes murailles crénelées, n’avait nullement
38
Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, Paris, Debécourt,
1839, t. II, p. 7.
39
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 297.
40
Ibid., p. 297.
41
Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, op. cit., t. II, p. 7.
42
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 117-118.
43
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 155.
44
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 293.
25
l’aspect ruiné que je m’attendais à lui trouver »45. Avant d’atténuer quelque peu ses propos :
« Comme je venais du désert, je fus moins saisi de cet air de désolation qui frappe
ordinairement les personnes qui arrivent par les jolies plaines de Jaffa »46. Joseph-François
Michaud (1767-1839) abonde dans le même sens : « Le spectacle de la cité sainte n’a rien
changé d’abord à l’idée que m’en avaient donné nos vieilles chroniques, les relations des
voyageurs, les plans qui ont plusieurs fois passé sous mes yeux »47. D’autres voyageurs ne
s’en laissent pas émerveiller. Édouard Blondel (1810-1880), qui s’est rendu en Syro-Palestine
à la fin des années 1830, fait ainsi remarquer :
Il me semblait que Jérusalem devait se présenter revêtue d’un cachet particulier de grandeur,
et enveloppée d’une imposante atmosphère de solennité. Je m’étais imaginé que tout en elle et
autour d’elle, jusqu’à l’air même qu’on y respire, devait être imprégné d’un caractère pour
ainsi dire palpable de sainteté. Vains rêves de l’imagination ! La Ville Sainte se découvre, nos
regards avides l’embrassent dans son entier ; et sa vue ne nous électrise pas autant que nous
l’aurions supposé. On eût dit que nous prévoyions le désolant spectacle d’impiété et de
superstition qui nous attendait. Un rideau de dômes et de minarets nous masquait la coupole
du Saint-Sépulcre48.
Cette première impression négative peut dépendre de la direction d’où viennent les
voyageurs. Par exemple, Fortuné de Boisgobey écrit :
La ville sainte, vue de ce côté, ne procure guère qu’une déception aux pèlerins arrivant de
l’Ouest. Au lieu d’une cité carrée, aux lignes abruptes, isolée au sommet d’un roc taillé à pic,
– la Jérusalem des anciennes gravures, – on ne voit d’abord qu’une longue muraille crénelée,
avec des tours massives qui se dressent lourdement à chaque angle saillant de ce rempart
monotone. On se croirait devant l’enceinte d’Avignon, et encore celle-ci a-t-elle beaucoup
moins de caractère. Pas une coupole ne pointe au-dessus de cette laide fortification49.
Notons qu’il est possible d’établir un parallélisme entre la montée vers Jérusalem et
l’ascension vers Nazareth. Dans les deux cas, d’après les descriptions contenues dans les
récits, il s’agit d’une excursion longue et difficile pendant laquelle la ville semble souvent
s’éloigner à mesure que les voyageurs progressent50. Cependant, tandis que les montagnes de
Judée et la vision de Jérusalem dans le lointain sont envisagées sous la forme d’un mirage
bercée par la mort et la poésie des ruines51, les collines galiléennes sur la route de Nazareth –
45
Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 240.
Ibid., p. 240.
47
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op.cit., t. IV, p. 188.
48
Édouard Blondel, Deux ans en Syrie et en Palestine. 1838-1839, Paris, P. Dufart, 1840, p. 212.
49
Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien, op. cit., p. 289.
50
Par exemple, s’étant égarés à maintes reprises, Gillot de Kerhardène (Joseph-François Michaud et JeanJoseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 447) et Charles de Pardieu (Excursion en
Orient, op. cit., p. 296) ne parviennent à atteindre Nazareth qu’à la nuit tombée.
51
L’expression est de Sabine Forero-Mendoza, Les temps des ruines. Le goût des ruines et les formes de la
conscience historique à la Renaissance, Seyssel, Champ Vallon, 2002, p. 105.
46
26
la ville où, selon l’Évangile, Jésus aurait passé sa jeunesse et de laquelle il serait parti
répandre son enseignement – sont perçues comme porteuses d’espoir et de réconciliation. En
d’autres termes, d’un côté se tient Jérusalem, l’ancienne capitale « déicide » du royaume de
Judée, sévèrement châtiée par Dieu et de l’autre, Nazareth, « cachée comme la vie de Jésus,
humble comme l’existence de Marie, mystérieuse comme les choses qui se sont passées dans
ses murs ! »52. C’est ainsi que la relation de Gabriel Charmes présente clairement la route de
Nazareth comme l’antithèse du chemin vers Jérusalem :
Autant la Judée est sombre et désolée, autant la Galilée est gaie, aimable, souriante. Ce qu’en
ont dit les voyageurs passés et présents est presque au-dessous de la vérité. Malgré le
déplorable appauvrissement produit par l’islamisme, cette charmante contrée a conservé les
caractères d’une sorte de paradis terrestre merveilleusement approprié au rêve de bonheur
absolu dont Jésus charmait ses disciples dans les longs entretiens où il leur parlait des félicités
prochaines du royaume de Dieu. […] Quant aux montagnes de la Galilée, rien ne saurait en
rendre la grâce exquise ; il y a beaucoup de montagnes plus élevées, plus pittoresques, plus
puissantes ; il n’y en a pas dont les lignes soient plus pures, les contours plus délicats53.
Et d’ajouter : « Il faut une bonne heure pour gravir cette chaîne, mais le spectacle qu’on garde
sous les yeux durant toute l’ascension est tellement agréable qu’on n’éprouve aucune fatigue
à la faire »54. Le vicomte de Marcellus, lui aussi, donne une image valorisante de son
excursion à Nazareth : « La route de Nazareth, avant de gagner les hautes collines qui bornent
cette première plaine de la Galilée, traverse, pendant près de deux lieues, des terres couvertes
des plus riches moissons : le blé, le maïs, le coton, le tabac, revêtent partout ces fertiles
campagnes ; les melons et les pastèques y mûrissent de tous côtés »55.
Néanmoins, si regarder une ville depuis le pont d’un navire ou le sommet d’une
montagne procure souvent aux voyageurs une jouissance esthétique, comme devant n’importe
quelle peinture orientaliste, et favorise le recours à ce que l’on pourrait appeler la perception
exaltatrice de l’espace urbain, l’ombre de la désillusion se met déjà à poindre. Félix Bovet
l’exprime en ces termes dans son Voyage en Terre sainte (1861) :
Lorsque le vapeur autrichien l’Imperatore sur lequel je m’étais embarqué à Alexandrie, arriva,
après une traversée de vingt-quatre heures, en vue des côtes de la Palestine, j’éprouvais une
sorte de tristesse et d’ennui dont je n’avais pas depuis longtemps senti les atteintes, et l’aspect
de cette terre promise, si longtemps l’objet de mes désirs et la préoccupation de mon
imagination, ne me tira point de la mélancolie dans laquelle j’étais plongé. Et pourtant cette
chaîne qui s’étendait à l’horizon, c’étaient les montagnes de Juda !56
52
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 186.
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 258-260.
54
Ibid., p. 260-261.
55
Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, op. cit., t. II, p. 434.
56
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 100
53
27
Lucie Félix-Faure (1866-1913), fille de l’ancien Président de la République, qui s’est
embarquée en 1894 pour un voyage autour de la Méditerranée, est troublée par ce qu’elle dit
être l’immutabilité de Jaffa : « Au réveil, nous saluons la terre de Palestine : Jaffa, curieuse
agglomération de maisons qui frappe d’abord par je ne sais quel aspect immuable. La ville
s’étage sur une colline. Des récifs l’entourent d’une ceinture d’écume »57. Le choix du mot
« d’abord » constitue une prise de conscience de l’illusion optique que produit Jaffa et de la
difficulté de s’en défaire. Tandis que son navire se dirige vers la côte, le jésuite Amédée de
Damas (1821-1903) est fasciné par la beauté de Jaffa, mais déclare n’y apercevoir qu’un
simple artifice, une ruse pittoresque :
Elle est assez bien bâtie pour la Turquie ; elle s’élève comme une pyramide en face de la mer,
sur une colline sablonneuse. Ses remparts, un peu semblables à une décoration de théâtre, ne
tiendraient pas devant une attaque sérieuse ; cependant ils sont d’un joli effet et méritent d’être
conservés par coquetterie. Ses maisons blanches gracieusement étagées, les minarets de ses
mosquées, des palmiers heureusement disséminés parmi les constructions, sa base de rochers
abrupts qui brise les flots, forment un ensemble agréable à l’œil du voyageur stationnant en
pleine mer58.
Pierre Loti témoigne de son émotion à la vue du lac de Génésareth : « Au fond de ces régions
lointaines, qui se creusent en avant de nous comme un gouffre aux pentes si douces, une
nappe d’un bleu gris commence de se découvrir : la mer de Tibériade !… Alors, dans un
recueillement religieux, dans une vague crainte d’approcher, nous nous arrêtons au milieu des
hauts foins infinis »59. Et de faire observer à propos de la ville de Tibériade : « À vol d’oiseau,
comme nous le voyons, on dirait ces plans des villes de Terre sainte, dessinés sans perceptive
sur les missels du temps des Croisades ; c’est quelque chose d’idéalement oriental et ancien ;
sous ce pâle ciel de rêve, c’est comme le silencieux pays de quelque belle au bois dormant
qu’il serait trop tard pour réveiller »60. Bien qu’il donne une image idéalisée de Tibériade,
Pierre Loti parsème son texte d’indices qui trahissent son subterfuge, tels que ses références
aux rêves et aux personnages des contes de fées. En ce sens, on pourrait voir dans sa décision
de camper sur une des collines dans le voisinage de Tibériade, un dernier effort pour préserver
le « mirage » de la ville au loin ou, comme il se plaît lui-même à l’appeler, le « fantôme de
Tibériade »61 : « Pour qu’elle reste, cette mer, un moment de plus, exquise et lointaine au
milieu de son désert de fleurs, nous ferons par ici la grand’halte du jour »62. Cette beauté
57
Lucie Félix-Faure, Méditerranée. L’Égypte, la Terre Sainte, l’Italie, Paris, Félix Juven, 1903, p. 79.
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, Paris, Delhomme et Briguet, 1887, p. 18-19.
59
Pierre Loti, La Galilée, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 1990, pp 66-67.
60
Ibid., p. 69.
61
Ibid., p. 69.
62
Ibid., p. 67.
58
28
esthétique teintée de fraude atteste que la description originelle de la ville palestinienne est
une construction imaginaire, psychologiquement délibérée plutôt que fantasmatique. Les
voyageurs ne tentent pas de fuir la réalité, mais de la comprendre et de partir d’elle pour
« sentir » la ville d’une manière bien particulière. Le séjour en Palestine se dessine ainsi
comme une quête intérieure des sensations subjectives et nostalgiques, mais s’appuyant en
général sur une part de vérité, d’où la coexistence souvent conflictuelle entre le souci
d’exactitude, d’une part, et la déformation du réel, de l’autre. Nous y reviendrons. Dans le
prolongement de ces exemples, lorsqu’il contemple le panorama que lui offre Jérusalem,
Xavier Marmier (1808-1892) note la présence d’une nébulosité blanchâtre qui couvre la ville
et s’apprête à s’évaporer, pouvant ainsi mettre à découvert les éventuelles imperfections de
celle-ci (qui demeuraient invisibles au regard nostalgique du voyageur) : « Mais ce qui est
étrange, et ce dont il est impossible de se faire une idée, ce qui jette dans l’âme un sentiment
de deuil inexprimable, c’est la pâle teinte de cette reine déchue. Remparts et tourelles,
terrasses et mosquées, tout est d’un blanc mat sans relief et sans couleurs, et non moins ternes
sont le sol et le vaste horizon qui les environnent »63. De par sa fragilité et son aspect
éphémère, cette « transparence vaporeuse »64 semble annoncer l’inévitable désenchantement
qui gagne peu à peu les voyageurs à l’approche de la ville. Il n’est donc pas étonnant de voir
apparaître à la suite de l’éblouissement provoqué par les effets de lumière des allusions aux
rites funéraires, qui entraînent la dissipation du mirage de la gracieuse majesté des métropoles
palestiniennes. Lamartine explique ainsi que pour atteindre Jérusalem, il lui faut franchir des
cimetières turcs « remplis de groupes de femmes turques et arabes qui venaient pleurer leurs
maris ou leurs pères »65. Cette atmosphère macabre, alourdie par la peste qui assiège la cité
sainte pendant toute la durée de son séjour – conforme aux yeux du narrateur au climat
perfide d’une contrée frappée de malédiction –, conduit Lamartine à qualifier Jérusalem de
ville « inhabitée » où le silence s’impose en maître :
Personne n’entrait, personne ne sortait ; le mendiant même n’était pas assis contre les bornes ;
la sentinelle ne se montrait pas sur le seuil ; nous ne vîmes rien, nous n’entendîmes rien ; le
même vide, le même silence à l’entrée d’une ville de trente mille âmes, pendant les douze
heures du jour, que si nous eussions passé devant les portes mortes de Pompéi ou
63
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil. Tyrol, Hongrie, Provinces danubiennes, Syrie, Palestine, Égypte. Souvenirs
de voyage. Voyage effectué en 1845, Bruxelles, Ixelles Lez Bruxelles, Delevingne et Callewaert, 1852, t. I, p.
59. Eugène-Melchior de Vogüé, quant à lui, évoque « des gammes de couleurs éclatantes ou douces, des
dégradations de plans, des oppositions d’ombre et de lumière » qui animent les paysages de Jérusalem (EugèneMelchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage au pays du passé, op. cit., p. 184). Il affirme que ces
effets de lumière donnent à la ville sainte « les vagues apparences d’un rêve, comme un mirage sur la mer où
dorment les villes ensevelies63 » (Ibid., p. 185).
64
Gustave Flaubert, Voyage en Orient, op. cit., p. 244.
65
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 288.
29
d’Herculanum ! Nous ne vîmes que quatre convois funèbres sortir en silence de la porte de
Damas, et s’acheminer le long des murs vers les cimetières turcs66.
Le thème de la solitude mortuaire de Jérusalem est repris presque mot à mot par d’autres
auteurs de récits de voyage, comme le R. P. de Damas : « Son isolement, la solitude de ses
remparts sur lesquels nulle sentinelle ne se promène, l’aspect froid de ses minarets et de ses
dômes, une sorte de silence solennel qui enveloppe tout l’ensemble, et la teinte désolante
d’une nature aride, m’impressionne et me jette dans je ne sais quelle terreur. Je crois toucher
de mon doigt le sceau de la réprobation apposé sur la ville déicide »67. Flaubert, quant à lui,
dépeint Jérusalem comme une immense nécropole, une montagne d’immondices, n’étant plus
que l’ombre de son glorieux passé : « Jérusalem me fait l’effet d’un charnier fortifié – là
pourrissent silencieusement les vieilles religions – on marche sur des merdes et l’on ne voit
que des ruines – c’est énorme de tristesse »68. Il rapporte le singulier épisode de la boucherie –
ce trou béant rempli de tripes et boyaux encore chauds – qui pourrait faire référence aux
crimes que la « ville déicide » renferme en son sein : « La première chose curieuse que nous y
avons rencontrée, c’est la boucherie : […] un grand trou – dans le trou ; du sang caillé, des
tripes, des merdes – des boyaux noirâtres et bruns, presque calcinés au soleil tout à l’entour –
ça puait très fort ; c’était beau de franchise de saleté ! Ainsi, disait un homme à
rapprochements ingénieux et à allusions fines, dans la ville sainte, la première chose que nous
y vîmes c’est du sang »69. Flaubert reprend la scène de la boucherie dans sa lettre du 20 août
1850 à Louis Bouilhet : « Au milieu des maisons se trouve par hasard une place ; sur cette
place un trou, et dans ce trou du sang, des boyaux, de l’urine, un arsenal de tons chauds à
l’usage des coloristes. Tout à l’entour ça pue à crever ; près de là deux bâtons croisés d’où
pend un croc. Voilà l’endroit où l’on tue les animaux et où l’on débite la viande »70. L’abbé
Becq se fait l’écho de Flaubert: « À une petite distance de la léproserie, nous trouvons
l’abattoir de Jérusalem. […] Impossible de rendre l’invincible horreur qu’on éprouve à la vue
de ce lieu infect : le sang, les entrailles, les excréments restent sur place, et forment un
monticule d’où s’exhale une intolérable puanteur »71.
Ces extraits montrent bien que le passage de la contemplation éloignée au contact
rapproché avec la ville est vécu comme une mort au sens propre comme au figuré. Tout se
passe comme si le renoncement des voyageurs à la perception exaltatrice de la métropole
66
Ibid., p. 294.
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 64.
68
Gustave Flaubert, Voyage en Orient, op. cit. p. 244.
69
Ibid., p. 245.
70
Gustave Flaubert, Lettres d’Orient, avant-propos de Pierre Bergounioux, Bordeaux, L’Horizon chimérique,
1990, p. 199.
71
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 121.
67
30
palestinienne, surtout dans le cas de Jérusalem, ne pouvait se réaliser que par la désagrégation
progressive de celle-ci.
II – La découverte de la ville par l’oreille72, le nez et la bouche
Le débarquement en Terre sainte met abruptement fin aux illusions des voyageurs et
confronte leurs attentes aux réalités observées sur le terrain. La perception de la ville, réduite
jusqu’à ce stade à sa simple dimension mentale, sollicite l’intervention d’autres sens. Dans
l’immédiat, c’est l’action combinée de la vue et de l’ouïe qui prend le dessus pour
appréhender l’Autre ; par exemple, en ce qui concerne Jaffa, la ville cesse d’être un tableau
immobile dépourvu de toute trace de vie humaine pour se matérialiser, dans un premier
temps, sous la forme menaçante d’une dizaine de barques approchant le navire. J. de
Beauregard s’en souvient : « Les pourparlers du docteur avec le service de la santé furent
courts, car, trois minutes à peine s’étaient écoulées, que, du rivage, par toutes les fissures des
rochers, accouraient, vers le paquebot, des barques, encore des barques, où s’agitaient, avec
des gestes de géants et des rugissements de fauves, toute une population de forbans »73. La
rencontre avec les bateliers, que le narrateur prend soin de déshumaniser, est vécue comme
une véritable invasion auditive qui met un terme à l’isolement de la traversée et tranche
radicalement avec les représentations traditionnelles de la Terre sainte. Si depuis la campagne
d’Égypte, les peintres occidentaux, par un souci documentaire, tentent d’offrir une vision plus
précise des lieux et des hommes de l’Orient74, il leur est impossible de rendre compte
explicitement du « paysage sonore »75 du Levant. Certes, les cathédrales et les églises
72
Formule empruntée à Guy Barthélemy, « L’Orient par l’oreille », journée d’étude sur l’Itinéraire de Paris à
Jérusalem, organisée par la Société des études romantiques et le centre de recherche sur la littérature française
du XIXe siècle de l’Université Paris IV-Sorbonne, 9 décembre 2006.
73
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 139.
74
Christine Peltre, Les Orientalistes, Paris, Hazan, 2000, p. 20. Par ailleurs, A. L. Macfie consacre un chapitre
intéressant aux évolutions de la peinture orientaliste dans Orientalism, Édimbourg, Pearson Education, 2002, p.
59-72. Plus particulièrement en ce qui concerne la Palestine, voir l’ouvrage de Yehoshua Ben-Arieh, Painting
the Holy Land in the Nineteenth Century, Tel-Aviv, Miskal, 1997, 320 p.
75
Sur ce point, voir : Alain Corbin, Les Cloches de la Terre. Paysage sonore et culture sensible dans les
campagnes au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994, 359 p. ; Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre
histoire. Essai sur la reconstruction du paysage sonore, Paris, PUF, Coll. Le nœud gordien, 2000, 184 p. ; Guy
Barthélemy, « L’Orient par l’oreille », journée d’étude sur l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, organisée par la
Société des études romantiques et le centre de recherche sur la littérature française du XIXe siècle de l’Université
Paris IV-Sorbonne, 9 décembre 2006.
31
médiévales qui parsèment la Judée dans l’œuvre de Pieter Bruegel l’Ancien (1525-1569)76
font place aux chameaux, aux grands souks et aux célébrations sous des tentes multicolores
chez Gustave Doré (1832-1883)77, suggérant de ce fait une nouvelle forme de sonorité,
pratiquement inexistante en Occident. Mais pour une personne n’ayant jamais mis le pied en
Palestine, surtout dans la première moitié du XIXe siècle, ces changements de décor urbain
dans la peinture religieuse sont difficilement associables avec les particularités du milieu
sonore oriental et suscitent principalement des considérations d’ordre esthétique. Face à la
multitude de barques secouées par les vagues, J. de Beauregard, découvrant pour la première
fois une « Terre sainte sonorisée », parle d’un « tohu-bohu indescriptible, un incroyable
enlèvement des personnes, une dégringolade inouïe des bagages »78. Eugène Guibout, lui,
évoque « une mêlée, une bousculade, des cris, des poussées à en être effrayé, abasourdi »79.
Ou encore le père Havard : « […] de grands et vigoureux gaillards court-vêtus sont là aux
aguets, accourent au-devant des voyageurs, se les disputent, les prennent en les faisant asseoir
sur leurs bras et les portent ainsi au rivage. Vous devinez les frayeurs, les cris des dames au
moindre mouvement irrégulier »80.
Pour la plupart des voyageurs, le débarquement à Jaffa ou à Haïfa constitue également
leur premier contact avec la langue arabe. La confrontation avec cet aspect de la sonorité de la
ville palestinienne ne se fait pas sans heurts81. Par exemple, Chateaubriand qualifie l’arabe de
« langue bruyante et fortement aspirée »82, tandis que Léonie de Bazelaire dit qu’il « écorche
l’oreille du plus sourd et ne semble créé que pour les gens en colère »83. Déjà, avant eux, en
1787, le comte de Volney (1757-1820) avait fait remarqué : « Cette langue fait un usage si
répété de voyelles et de consonnes gutturales, que lorsqu’on l’entend pour la première fois, on
dirait des gens qui se gargarisent. Ce caractère la rend pénible à tous les Européens ; mais
telle est la puissance de l’habitude, que lorsque nous nous plaignons aux Arabes de son
76
Voir, par exemple : La Tentation de saint Antoine (1557), Le massacre des innocents (1566), L’adoration des
mages dans un paysage d’hiver (1567).
77
Voir Isaac reçoit Rébecca, Noces de Cana.
78
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 139.
79
Eugène Guibout, Les vacances d’un médecin, op. cit., t. IX, p. 139.
80
Havard (Eudiste), Le premier pèlerinage de pénitence et la Terre Sainte, op. cit., p. 85.
81
La vision négative de la langue arabe trouve ses sources dans les rapports ambigus qu’entretient l’Europe avec
l’islam depuis le Moyen Âge. Si la méfiance et la haine vis-à-vis du musulman caractérisent souvent les épopées
médiévales, bon nombre de récits de voyage du XIXe siècle tentent de tempérer les propos de leurs prédécesseurs
en présentant l’Arabe comme un « bel homme, plein d’esprit, d’imagination et d’intelligence », tout en
continuant à le charger d’innombrables défauts, tels que le mensonge et la paresse. À ce sujet, voir, entre autres,
l’ouvrage de Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, New York,
Lenox Hill, 1906, p. 4-19 et 61-62, et l’article de A. Thomson, « L’Europe des Lumières et le monde musulman.
Une altérité ambiguë », Cromohs, 2005, 10, p. 1-11.
82
François-René de Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 330.
83
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 39.
32
aspérité, ils nous taxent de manquer d’oreille, et rejettent l’inculpation sur nos propres
idiomes »84. Une des critiques les plus acerbes de la langue arabe est sans doute celle de
Joseph-François Michaud, qui la perçoit comme quelque chose d’effrayant et d’insupportable
à l’oreille occidentale : « Jusqu’ici, nous n’avions entendu parler que des Turcs et des Grecs,
dont la prononciation n’a jamais blessé nos oreilles ; mais lorsque j’entends parler les
habitants de Caïpha, il me semble que chaque parole leur déchire la bouche et leur écorche le
gosier ; ils ont l’air de faire tant d’efforts pour prononcer les mots, ils font de si vilaines
grimaces, que je crois toujours voir des gens qui se fâchent ou des gens qui avaleraient des
cailloux »85. La relation complexe des voyageurs avec la langue arabe se répercute
négativement sur leur attitude vis-à-vis de l’appel à la prière des muezzins, qui occupe une
place importante dans la sonorité urbaine en Palestine et, de façon générale, en Orient86.
L’abbé Becq considère la voix des muezzins comme l’écho sonore de la domination de
l’islam sur une terre sacrée qui, selon lui, devrait revenir de droit au monde chrétien. Par
conséquent, lorsque ses compagnons de voyage et lui-même font leur entrée triomphale à
Jérusalem87, le narrateur a l’impression de contribuer avec force à l’ébranlement des autorités
islamiques s’exprimant par le biais des muezzins : « La croix dans les rues de Jérusalem ! La
voix de la prière des saints, là où l’on n’entend jamais que celle du muezzin au haut des
minarets ! Depuis plus de six cents ans Jérusalem n’a rien vu de ce genre ; jamais pacha n’a
suivi le signe abhorré des chrétiens, jamais le chrétien n’a levé si haut le front ! »88. Pour la
comtesse Valérie de Gasparin (1813-1894), les chants des muezzins à Hébron sonnent comme
un rappel à l’ordre pour les chrétiens qui auraient oublié d’accomplir leurs dévotions à Dieu,
en particulier dans un pays où ceux-ci sont en minorité : « Eh bien, cet appel, dans un tel
moment, m’est venu comme de Dieu. Je n’avais regardé qu’à ma misère : “Voilà un
musulman qui convoque les sectateurs de Mahomet à prier, et toi, pécheresse rachetée de
Christ, tu ne pries pas le Christ !”. Ce sentiment vague a traversé mon cœur, il l’a jeté aux
84
Constantin-François Chasseboeuf, comte de Volney, Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783,
1784 et 1785, suivi de considérations sur la guerre des Russes et des Turks, Paris, Parmentier, 1825, t. I, p. 321.
85
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 117.
86
Il convient de préciser que certains voyageurs n’adhèrent pas à la vision dépréciative de la langue arabe et de
l’appel à la prière des muezzins. Par exemple, Édouard Delessert voit dans les Arabes musulmans les garants
d’un monde en perdition, car, dit-il, ils « ont sans cesse de ces traditions pleines de grâce, dont les figures sans
nombre, empruntées à la nature et qui enrichissent leur langue, donnent tant d’attrait à leur poésie » (Édouard
Delessert, Voyage aux villes maudites. Sodome, Gomorrhe, Seboim, Adamah, Zoar. Une nuit dans la cité de
Londres. Une soirée de hachich à Jérusalem, Paris, Librairie nouvelle, 1857, p. 180). De même, Maxime Du
Camp présente les muezzins comme l’un des principaux éléments du pittoresque oriental : « Ramleh est superbe,
c’est de l’Orient rêvé. Minarets avec les toits avancés en bois qui surplombent les galeries afin de protéger les
muezzins contre le soleil, toutes maisons à coupoles, construction évidemment, guerrières, meurtrières,
créneaux, toutes carrées, tout cela en belles pierres bien ajustées » (Maxime Du Camp, Voyage en Orient (18491851). De Beyrouth à Jérusalem, Messine, Peloritana Éditrice, 1972, p. 203).
87
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 23.
88
Ibid., p. 28.
33
pieds de l’Éternel »89. De son côté, Amédée de Damas accueille avec joie les clochers de
Nazareth :
Nous suivons encore le chemin de la plaine durant une heure ; alors commence une montée
difficile et glissante, au bout de laquelle il nous sera donné de voir Nazareth ! Nos pensées
deviennent graves ; notre cœur se remplit d’émotion. Bientôt, le son lointain des cloches se
fait entendre ; toute la population se porte à notre rencontre, et la ville de Jésus, de Marie, et
de Joseph nous apparaît doucement couchée en amphithéâtre sur le flanc d’une montagne.
Devant elle, une plaine, bien cultivée et plantée de beaux oliviers, s’étend jusqu’au pied du
couvent de Terre-Sainte, comme le jardin d’un grand château90.
Dans son article « L’Orient par l’oreille », Guy Barthélemy explique que les clochers
d’églises revêtent une importance identitaire et culturelle pour les chrétiens, car ils « rythment
l’existence du chrétien (à l’échelle de la journée ou de l’année) et l’inscrivent dans un
territoire familier défini par l’expansion de leur sonnerie »91. Il est donc aisé de comprendre
pourquoi le R. P. de Damas interprète le son des cloches en terre d’islam, qui berce son
arrivée à Nazareth, comme le triomphe de l’église sur la prière des muezzins.
D’autres voyageurs, loin de se cantonner à une image dévalorisante de la langue arabe,
sont davantage saisis par la grande diversité des langues dans les villes palestiniennes. Arrivé
au couvent des franciscains à Jaffa, Gabriel Charmes observe : « Nous étions servis par un
vieux moine à figure goguenarde, qui parlait alternativement toutes les langues, interpellant
l’un en anglais, l’autre en italien, le troisième en français, et ainsi de suite à l’infini, je crois.
Parfois il mélangeait deux idiomes, finissant en espagnol une phrase commencée en
allemand »92. C’est dans le même esprit encore qu’Édouard Blondel, prenant part aux
solennités pascales à Jérusalem, explique que nul autre pays que la Terre sainte, ayant fait
connaître au monde le mythe de la Tour de Babel, ne saurait revendiquer le droit d’abriter une
telle incroyable confusion de langues et d’idiomes : « Rien ne saurait donner une idée plus
exacte de la confusion des langues, au temps de la tour de Babel : l’oreille est frappée
simultanément par des mots de cent idiomes rassemblés de tous les points du globe, et tout
surpris de faire connaissance ici »93.
89
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, Paris, Marc Ducloux et Cie, 1848, t. III, Le désert et la
Syrie, p. 180.
90
Amédée de Damas, Voyages en Orient. La Galilée, Paris, Delhomme et Briguet, 1881, p. 112.
91
Guy Barthélemy, « L’Orient par l’oreille », journée d’étude sur l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, organisée
par la Société des études romantiques et le centre de recherche sur la littérature française du XIXe siècle de
l’Université Paris IV-Sorbonne, 9 décembre 2006, p. 3.
92
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 17-18.
93
Édouard Blondel, Deux ans en Syrie et en Palestine. 1838-1839, op. cit., p. 215.
34
La formation de cette conception auditive de la ville palestinienne s’accompagne d’un
contact personnalisé avec ses habitants. Chateaubriand est sans doute le premier auteur de
récit de voyage au XIXe siècle à mettre en évidence le débarquement quelque peu chaotique
en Palestine94. Dans son Itinéraire, il explique comment les « Arabes du rivage », s’avançant
dans l’eau pour charger les passagers du vaisseau sur leurs épaules, ont pris son domestique,
habillé en blanc (qui est une couleur royale en Orient) pour le maître : « Il se passa là une
scène assez plaisante : mon domestique était vêtu d’une redingote blanchâtre ; le blanc étant la
couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent que mon domestique était le scheik. Ils se
saisirent de lui, et l’emportèrent en triomphe malgré ses protestations, tandis que, grâce à mon
habit bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d’un mendiant déguenillé »95. Le burlesque
mis à part, cette anecdote permet au narrateur de porter un regard sur les autochtones : « Le
vêtement, les traits, le teint, l’air de visage, la langue des patrons de ces caïques,
m’annoncèrent sur-le-champ la race arabe et la frontière du désert »96. L’humanisation de la
représentation de la ville palestinienne continue lorsque les voyageurs, à peine descendus de
leurs barques sur le quai, progressent dans un milieu vivant où les bruits, les cris de bakchich
(pourboire)97 et les couleurs foisonnent de toutes parts. Écoutons André Chevrillon : « Il y a
tant de bêtes et de gens, tout remue d’une telle vie, que le flot bruissant de la foule vient battre
jusque parmi nous : des brebis, des ânes, le nez cerclé de perles bleues, se pressent entre nos
narghilés qu’il faut retentir avec la main »98. Le R. P. de Damas privilégie, lui aussi, cet avant-
94
Fonctionnant sur le mode de la redite, de nombreux voyageurs français du XIXe siècle reproduisent la scène
décrite par Chateaubriand. Par exemple, Félix Bovet écrit : « Il s’agit d’y grimper en se déchirant au rocher ou de
s’y laisser paumer par un canotier, qui, d’un vigoureux coup d’épaule, vous lance dans les bras des portefaix du
rivage » (Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 101). De même, le comte de Chambord signale à
propos de son débarquement à Haïfa : « Aussitôt toute la population se précipite dans l’eau en retroussant les
chemises, et tire la barque sur le sable pour mettre à terre. Chacun grimpe sur les épaules d’un indigène pour ne
pas se mouiller les pieds » (Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de
Chambord, Journal de Voyage en Orient, op. cit., p. 116-117).
95
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 280.
96
Ibid., p. 280. Notons que dans son Journal, Chateaubriand énumère brièvement les traits physiologiques de ces
hommes : « Un front et un nez busqués, une bouche très grande avec de longues dents avancées, une peau rouge,
une langue fortement aspirée et bruyante, m’ont annoncé sur-le-champ le commencement de la race arabe et la
frontière du désert » (François-René de Chateaubriand, Journal de Jérusalem, op. cit., p. 43).
97
« Il est si fréquent, si constamment répété, que les plus patients parmi ceux qui entendent ce cri en prennent la
fièvre » (Lucien Alazard, En Terre Sainte. Monographie des saints lieux – souvenirs de pèlerinage, Rodez, E.
Carrère, 1895, p. 171) ; « Ce mot : bakchich, est le premier qu’on entend en mettant le pied en Palestine, et c’est
aussi le dernier » (Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 39) ; « Ce mot, qui devait souvent
frapper nos oreilles, est le premier que les enfants du peuple balbutient, comme le mot de papa et de maman en
France » (J.-T. de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un Voyage en Terre-Sainte, op. cit., p. 22) ; « Les Orientaux
sont essentiellement pratiques, chez eux rien pour rien. La soif de l’or ou la confiance dans la générosité des
voyageurs y est telle que l’on est sans cesse assailli, même par des gens paraissant dans l’aisance, et qui vous
tendent la main et vous crient sans le moindre respect humain : Bakchich, signor. Dans ce pays le premier mot
prononcé par les enfants, sans qu’on ait besoin de leur apprendre doit être celui de Bakchich » (Havard (Eudiste),
Le premier pèlerinage de pénitence et la Terre Sainte, op. cit., p. 49).
98
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 183.
35
goût exotique de l’Orient qu’offre la ville palestinienne où hommes et bêtes se côtoient et se
confondent :
Tandis que nous parcourions les rues, je prenais plaisir à voir l’étonnement de nos jeunes
Parisiens transplantés sur le sol asiatique. Le teint, les costumes, la langue leur dépeignaient la
physionomie du désert. Ils ne se reconnaissaient plus au milieu de ces dédales étroits et
sombres, où les hommes, les femmes, les enfants en guenilles, et les bêtes de somme se
croisent, se poussent et se froissent en criant. Ils n’avaient jamais vu que le chameau du Jardin
des Plantes, et c’était une joie pour eux d’en rencontrer des bandes sans fin, chargées de
bagages ou courant en liberté99.
En déambulant dans les rues, les voyageurs se laissent étourdir par la richesse ethnique de la
ville orientale, qui leur donne l’effet d’une « ruche bourdonnante »100. Léonie de Bazelaire
écrit : « Je vois dans le même instant tous les tons différents de la figure humaine, depuis la
blancheur rosée de l’Européen en talmouch jusqu’au noir profond de l’Abyssin, en passant
par les tons chauds et dorés de l’Arabe et le bronze du Bédouin. C’est très pittoresque »101. Un
autre s’exclame : « Tout cela était pour nous d’un pittoresque à peindre. Juifs, Grecs ou
Musulmans s’offraient pêle-mêle à nos yeux avec leurs types distincts et des variétés de
costumes auxquelles on n’est pas habitué sous le ciel d’Occident »102. Ébloui par ces
pittoresques spectacles, le regard des voyageurs devient rapidement ethnocentrique, truffé de
préjugés, cherchant à accentuer les spécificités de chaque groupe :
[…] des juifs en robes blanches, en longues papillotes, aux figures exsangues, comme s’ils
n’étaient jamais sortis du demi-jour tiède de ces ruelles couvertes – vieilles têtes chafouines de
rabbins penchées sur des balances –, bientôt un peuple bariolé, escorté de tous les chiens de
bazar que le tumulte a réveillés : des Arabes et des Nègres, des femmes voilées, des enfants
mangés de mouches, une foule qui presse, entre les petites échoppes où s’entassent les oranges
vertes, les pastèques, les régimes de bananes103.
Certains voyageurs, comme Eugène Guibout, définissent les diverses communautés de la ville
par leurs tenues vestimentaires, qui ne seraient, à leur tour, que le reflet des caractéristiques
physiques ou morales de chacune d’elles :
[…] tous les ordres religieux s’y rencontrent, au milieu de tous les costumes, de tous les types
orientaux ; la soutane brune capuchonnée des Franciscains, Pères de la Terre-Sainte, des
Carmes, des Capucins ; la soutane noire des prêtres séculiers indigènes, ou pèlerins de tous les
pays, le manteau blanc des Dominicains et des Pères Blancs du cardinal Lavigerie, le manteau
noir des Frères de la doctrine chrétienne ; les cornettes blanches, aux larges ailes flottantes,
des sœurs de Saint-Vincent de Paul, les tuniques, les robes, les voiles noirs des sœurs de
99
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 19-20.
Ibid., p. 182.
101
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 227.
102
A.-J. Lafargue, En Terre Sainte. Journal d’un pèlerin, op. cit., p. 92.
103
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 182-183.
100
36
Notre-Dame de Sion, de Nazareth, de Saint-Joseph passent et repassent au milieu du va-etvient, et du pêle-mêle le plus original de nègres, d’âniers, de chameliers, d’Arabes à peine
vêtus, de Bédouins du désert, au turban, au burnous de toutes les couleurs, de Turcs au fez
rouge, de Juifs malpropres et sournois, à la lévite noire, et aux longues mèches de cheveux
descendant jusqu’à leur menton, et encadrant leur visage, et leur physionomie, au regard
oblique et rapace104.
La rencontre avec l’environnement humain de la ville palestinienne est également le
déclencheur des regards croisés, où le Moi devient l’objet de curiosité de l’Autre. « Les
musulmans rassemblés sur le quai nous regardent avec étonnement, peut être avec une secrète
admiration pour notre prière »105, déclare Léonie de Bazelaire. « Des hommes, aux traits fiers
et à la tournure mâle, des enfants, d’une incomparable beauté, des femmes, impunément
curieuses sous le masque de crin noir, se pressent autour de nous, touchent nos vêtements et
nos armes, murmurent le nom de France et de pèlerin, nous suivent de l’œil et nous montrent
du doigt »106, renchérit Louis Énault. Pour bon nombre de voyageurs, cette expérience est
troublante, puisqu’ils quittent la position d’observateur pour assumer celle de l’observé, livré
à lui-même dans un pays étranger. Comme l’indique Sarga Moussa dans son Enquête sur la
communication dans les récits de voyage en Orient (1995), « tout se passe comme si l’autre,
en s’emparant du pouvoir de juger le voyageur, constituait une menace potentielle pour celuici »107. Ceci est d’autant plus vrai qu’une localité est perçue par les voyageurs comme étant
particulièrement hostile aux Européens. C’est le cas de Naplouse (Sichem dans la Bible) et de
Hébron, deux villes à très forte majorité musulmane. Par exemple, lors de son passage à
Naplouse, qui, associée dans l’imaginaire populaire au viol de Dina, fille de Jacob108, jouit
d’une réputation déplorable auprès des Occidentaux109, Félix Bovet prend rapidement
104
Eugène Guibout, Les vacances d’un médecin, op. cit., t. IX, p. 150.
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 40.
106
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 57.
107
Sarga Moussa, La relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient
(1811-1861), op. cit., p. 63.
108
Après sa réconciliation avec son frère Esaü, Jacob décide de dresser ses tentes près de la ville de Sichem
(Genèse 33 : 4-20). Sichem, le fils d’Hamor, gouverneur de la ville, s’éprend de Dina, la fille de Jacob et de
Léa, la séduit et la viole (Genèse 34 : 1-3). Afin d’apaiser la fureur de Jacob et de sa famille, Hamor annonce les
fiançailles de Sichem avec Dina. La condition imposée par Jacob pour sceller l’union est que tous les hommes de
la ville se fassent circoncire. Une fois les termes de l’accord acceptés, les fils de Jacob, sans souffler mot à leur
père, décident de profiter de la convalescence des habitants de Sichem pour tuer tous les mâles, vengeant ainsi
l’honneur de Dina (Genèse 34 : 4-31). Cet épisode biblique est rapporté par Liévin de Hamme dans son Guide
(Liévin de Hamme, Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques, op. cit., p. 438-439), qui, à en croire
les multiples références à cet ouvrage dans les récits de voyage, faisait autorité au XIXe siècle. Pour ne citer que
quelques exemples : Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 44 ; J.-T. de Belloc, Jérusalem.
Souvenirs d’un Voyage en Terre-Sainte, op. cit., p. 131 ; Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et
souvenirs, op. cit., p. 171-172 ; Eugène Guibout, Les vacances d’un médecin, op. cit., t. IX, p. 128-129 ; Émile
Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, Bruxelles, A. Vromant & Cie, 1889, Égypte et Basse Palestine, p.
347.
109
« Elle compte environ douze mille habitants, à peu près tous musulmans, mais pas, que je sache, un seul
catholique. […] On nous les a montrés fiers, dédaigneux, insolents, inquiets, turbulents, pillards, impatients de
105
37
conscience de la méfiance de la population à son égard : « Partout sur mon passage, les
hommes me lancent des regards sinistres et font à haute voix des réflexions que je ne
comprends pas, mais qui paraissent n’avoir rien de bienveillant ; les mendiants mêmes ne
daignent pas me demander l’aumône, et les petits enfants, loin de m’interpeller du titre
honorable de hadji, courent après moi en vociférant : Nazari ! Nazari (Nazaréen). Dans leur
bouche, ce mot est une injure »110. Ou Gillot de Kerhardène :
Nous ne rencontrâmes dans les rues que des femmes voilées de la tête aux pieds, et qui, pour
surcroît de précaution nous tournaient le dos en se plaquant contre les murs. Des Turcs qui se
rendaient à la mosquée, sans se douter qu’elle eût été une église où se tint un concile sous les
rois latins, passaient à côté de nous en jetant des regards de mépris. Que venaient faire ici à
Naplouse des chiens de chrétiens ? Nous comprîmes, à la manière dont on nous traitait, que ce
pays est rarement traversé par des voyageurs européens111.
En cheminant dans les rues de Hébron, le médecin et naturaliste français Louis Lortet (18361909) déclare : « Il est difficile de circuler dans la ville sans être insulté, et fréquemment
même, si l’on n’est accompagné, on est exposé à recevoir, au coin des rues ou du haut des
terrasses, des pierres que les enfants savent lancer avec une grande dextérité »112. En
revanche, lorsqu’il arrive à Bethléem, où la population est majoritairement chrétienne, l’abbé
Émile Le Camus (1839-1906), nommé évêque de La Rochelle en 1901, souligne la
bienveillance des habitants : « Les braves gens, prenant le frais sur leurs terrasses, nous
regardent avec curiosité et respect. Plus d’un descend et s’avance pour nous prendre la main,
qu’il baise en la portant à son front et à son cœur »113. Le comte de Chambord partage cet
avis : « Partout on nous salue avec respect et affection et on paraît content de nous voir. Il y a
foule dans les rues étroites et en pente ; on nous regarde avec intérêt ; mais on ne court
nullement après nous comme on le ferait dans une ville d’Europe. Les Orientaux ont trop de
dignité pour cela »114. On pourrait multiplier les exemples de ce genre.
toute autorité. Si le portrait n’est pas flatteur, il a au moins le mérite de la fidélité » (Becq, Impressions d’un
pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 179-180) ; « Naplouse porte une telle empreinte de
vétusté et de délabrement, qu’il semble que le moindre souffle suffirait pour la réduire en poussière ; aussi le
dernier tremblement de terre y a-t-il occasionné de grands dégâts, et soixante et dix personnes y ont-elles perdu
la vie » (Édouard Blondel, Deux ans en Syrie et en Palestine. 1838-1839, op. cit., p. 207-208) ; « Avant la nuit,
nous visitons la ville assez animée et commerçante. Grande foule dans les bazars. La population est célèbre pour
sa turbulence, mais Ibrahim-Pacha y réprima un soulèvement avec une telle sévérité, qu’elle a été plus paisible
depuis (Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), Paris, Charles Douniol, 1869, p. 191).
110
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 327.
111
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, Paris, op. cit., t. V, p.
473.
112
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui. Voyages dans la Phénicie, le Liban et la Judée. 18751880, Paris, Hachette, 1886, p. 326-327.
113
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit., p. 407.
114
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 187.
38
L’impression de voir un « Orient en miniature » dans cet espace confiné qu’est la ville
gagne en ampleur lorsque les voyageurs atteignent la place du marché : « Syriens, Chypriotes,
Arabes, Bédouins, nègres, etc., s’y coudoient, aux portes des boutiques et devant les étalages.
Et quels étalages ! Des monceaux de fruit d’or, des pyramides de légumes et de grains,
tombés là, par avalanches, des jardins, des vergers et des campagnes du voisinage »115. Le
bazar oriental, où les bruits, la profusion des langues, les couleurs et les odeurs des fruits, des
légumes, des multiples épices, de tabac et de narghilé se mêlent au brouhaha des
commerçants, est le poumon de la ville et le lieu dans lequel se croisent toutes les ethnies
vivant en Palestine. André Chevrillon signale avec intérêt le « tumulte des hommes et des
bêtes »116 qui emplit le souk de Jaffa, « où s’entassent les oranges vertes, les pastèques, les
régimes de bananes »117. Il n’est pas le seul : « Les marchés de Jaffa sont très-mouvementés,
leur renommée est grande dans le pays. Arabes, Turcs, nègres, Juifs et blancs, sont assis ou
debout, vont et viennent, marchent et courent à pied ou sur des ânes, des chevaux ou des
chameaux. Ils vendent des oranges, des figues, des concombres, des abricots, des lentilles. Ils
offrent de la limonade, des laitages, des rafraîchissements »118. Lucie Félix-Faure profite de
son passage par ce même marché pour donner une touche de « couleur locale » à son récit :
« Sur une place se tient le marché bariolé, grouillant, curieux avec ses tas d’oranges qui
s’écroulent dans une flamme d’or, ses montagnes de choux-fleurs, qui semblent prêtes à
s’effondrer, ses amas de légumes que marchandent les femmes voilées et les Musulmans
vêtus de couleurs éclatantes »119. Le bazar fournit également l’occasion à la narratrice de
nourrir ses fantasmes sur les Bédouins : « Parmi cette foule abondent les types bronzés et
sauvages ; beaucoup de vendeurs sont des Bédouins aux airs de brigands, dont le costume, par
ses tons, rappelle les teintes du désert, et dont la tête, recouverte d’un voile, est couronnée
d’un mince ruban de fourrure »120. À partir de ce stade, l’odorat intervient dans la perception
de l’agglomération palestinienne. À l’instar du paysage sonore, les odeurs sont difficilement
exploitables en peinture et sont virtuellement absentes dans les récits des pèlerinages
médiévaux. Par conséquent, les voyageurs occidentaux en Terre sainte du XIXe siècle ont
l’impression de s’aventurer en terrain exotique sur le plan olfactif121. Chez l’explorateur et
115
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 141.
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 183.
117
Ibid., p. 183.
118
Louis Vengeon, Souvenirs d’un pèlerin de Terre-Sainte en 1884, op. cit., p. 283.
119
Lucie Félix-Faure, Méditerranée. L’Égypte, la Terre Sainte, l’Italie, op. cit., p. 82.
120
Ibid., p. 82-83.
121
Les odeurs sont une source de préoccupation majeure dans les récits de voyage en Terre sainte du XIXe
siècle. À Nazareth, le comte de Chambord et ses compagnons sont « frappés de l’odeur infecte de la fumée qui
sort des maisons ». Le narrateur s’empresse d’expliquer : « C’est qu’on ne fait la cuisine et le pain qu’avec du
crottin desséché de chameaux, le bois étant très rare » (Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc
116
39
archéologue Félicien de Saulcy (1807-1880), par exemple, les odeurs intègrent au même titre
que les remparts et le pavé des rues la description qu’il donne de Jérusalem : « Les murailles,
ouvrages des Turcs, sont d’un aspect très-imposant et très-triste. Les rues sont étroites, sales
et nauséabondes, comme les rues de toutes les villes d’Orient ; les voûtes qui les recouvrent
très-fréquemment, y entretiennent une humidité et une odeur éminemment désagréables ;
enfin le pavé y est affreux, […] voilà pour l’effet physique »122. Les arômes envoûtants des
orangers figurent en bonne place dans le tableau orientaliste qu’Édouard Delessert (18281898) propose au lecteur depuis la terrasse du couvent latin de Bethléem, les odeurs venant
ainsi compléter une représentation autrement purement oculaire de la Palestine :
Saulcy et moi, sur la terrasse du couvent afin de jouir des derniers rayons du soleil couchant ;
et en même temps mon ami, qui n’a pas l’habitude de perdre une minute en voyage, prenait
des recoupements sur tous les points du paysage qu’on découvrait depuis le couvent de BeitLehm : c’était cette mer Morte, dont les eaux déjà cachées par les montagnes de la Judée
disparaissaient dans l’ombre de la nuit en se noyant dans l’obscurité ; plus loin les montagnes
arides du pays de Moab, encore éclairées par le soleil, mais éclairées de ces teintes qu’on ne
connaît qu’en Orient, jaunes d’abord, puis dorées, puis roses et enfin violettes, d’un violet
d’une indéfinissable douceur. Enfin, sur le premier plan nous voyions des collines
complètement nues, des formes les plus bizarres, rondes, ovales, tantôt à pic, tantôt
s’évanouissant graduellement les unes derrières les autres ; sous nos pieds s’épanouissaient,
dans un petit enclos de murs dont l’église du couvent formait un des côtés, des orangers
d’environ trente pieds de hauteur, couverts de fruits, et leur parfum, en montant vers nous,
nous faisait oublier le froid très-vif de la soirée123.
Valérie de Gasparin apporte, elle aussi, une dimension supplémentaire à la Terre sainte
célébrée par les peintres occidentaux depuis le Moyen Âge lorsqu’elle mentionne les odeurs
émanant des jardins de Naplouse : « Naplouse – Sichem – s’appuie toute parsemée de
bouquets d’arbres, contre le mont Garizim. Ses mosquées et ses places brillent au soleil. Dans
le vallon qui descend à l’orient, se répandent quatre ou cinq ruisseaux limpides ; […] L’arôme
de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 130). Dans le quartier juif de
Jérusalem, Félix Bovet se plaint de l’« odeur pestilentielle » qui émane de quelques carcasses d’animaux « en
pleine décomposition » (Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 209). En s’approchant d’Acre, que le
siège d’Ibrahim pacha (1832) a réduite en « un monceau de ruines sous lesquelles dix à douze mille morts étaient
ensevelis avec des milliers de chameaux », Lamartine s’indigne de « l’odeur infecte des champs de bataille » qui
imprègne les environs de la ville (Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p.
218-219 et 350). Lorsque Louis Lortet dresse le portait des pèlerins russes, il attache une grande importance aux
odeurs : « Rien ne peut donner l’idée de l’odeur épouvantable que dégagent ces malheureux pèlerins russes et
sibériens. Leurs pelisses sordides permettent de les sentir bien longtemps avant de les voir. Ils voyagent à petites
journées, toujours à pied, sans aucun bagage, munis seulement des vêtements graisseux qui les couvrent et qu’ils
ne peuvent ni laver ni changer pendant un grand nombre de mois, quelquefois durant une année entière » (LouisCharles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 307).
122
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 116.
123
Édouard Delessert, Voyage aux villes maudites. Sodome, Gomorrhe, Seboim, Adamah, Zoar. Une nuit dans la
cité de Londres. Une soirée de hachich à Jérusalem, op. cit., p. 12-13.
40
des orangers, les parfums du printemps, cette bonne odeur de verdure et de terre arrosée,
pénètrent l’air ; le sol se dérobe sous les arbres »124.
Revenons aux bazars. André Chevrillon, qui s’enfonce dans les ruelles de Jaffa,
rapporte que les chemins conduisant à la place du marché sont « traversés de puanteurs et de
parfums »125 et enflammés « d’une fumée lumineuse de poussière, avec les odeurs de sueur et
de désert »126. Lorsqu’il parcourt le verger de Jaffa, à proximité du souk, l’abbé Becq se
délecte de l’air « embaumé du parfum des fleurs qui embellissent ces lieux enchanteurs »127.
En se frayant un passage entre les échoppes à Jérusalem, J. de Beauregard affirme marcher
« au milieu des odeurs les plus mêlées et les plus incroyables »128. Certes, la plupart des
voyageurs retrouvent dans les bazars de Palestine les divers produits alimentaires et
aromatiques qu’ils ont déjà expérimentés dans d’autres villes en Orient et, à moindre échelle,
en Occident. Se faisant ainsi le porte-parole de ses contemporains, J. de Beauregard dénonce
implicitement le discours de redécouverte, cantonné aux formules toutes faites et dépourvues
d’originalité129, en indiquant que les souks de Caire sont « la répétition de ce qu’on voit, à
Constantinople, ou dans les souks de Tunis »130. Il conclut par ces mots : « Chrétiens ou
musulmans, les marchands ont les mêmes étalages : tailleurs et tisserands, épiciers et
parfumeurs, corroyeurs et droguistes, orfèvres et marchands de porcelaine, de tapis ou
d’étoffes, tous sont également âpres à vendre leurs produits, également enveloppants pour
s’assurer la faveur de la clientèle »131. Néanmoins, en Terre sainte, où « chaque lieu évoque
un récit biblique »132, la variété des odeurs dans les marchés palestiniens constitue aux yeux
124
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 327.
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 182.
126
Ibid., p. 183.
127
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 18.
128
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 149.
129
Grant Crichfield, dans un article sur Constantinople de Gautier (« La constantinople de Gautier : un miroir en
Orient », Études françaises, 1990, 26, 1, p. 25-33) évoque l’impossibilité pour le voyageur d’éviter les
répétitions, même lorsqu’il croit donner des images de ce qu’il considère comme étant une interprétation
originale de l’Orient. Il explique notamment à la page 26 : « En outre, le discours qui décentre celui de la
recherche de l’“inconnu” prend la forme d’une comparaison constante et impulsive entre les “pages” (“je lis un
pays”) de l’Orient et les référents européens de même que les représentations textuelles et picturales orientalistes
qui ont précédé Constantinople ». À ce sujet, voir également l’article de David Vinson, « Le voyageur français
en Orient et l’illusion pittoresque », Astrolabe, op. cit., ainsi que la partie de l’ouvrage de Pierre Jourda relative
aux bazars orientaux (L’exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand, Paris, PUF, 1956, t. II, p.
43-45).
130
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 42.
131
Ibid., p. 42.
132
Anne Soupa, « Naissance des pèlerinages chrétiens », Voir Jérusalem. Pèlerins, conquérants, voyageurs, op.
cit., p. 46
125
41
des voyageurs une trace vivante de la Palestine du temps des patriarches, « quelque chose
comme les produits de l’ancienne terre de Chanaan, immortalisés par la Bible »133.
Tandis que les voyageurs découvrent une Terre sainte qui « parle », qui « se fait
entendre » dans de multiples langues et d’où il émane diverses odeurs, ils sont d’autant plus
surpris par le silence qui règne dans la ville palestinienne la nuit – un calme qui tranche avec
l’agitation journalière. J. de Beauregard s’en explique, lors de son séjour à Jérusalem : « Dès
que le soleil commence à baisser à l’horizon, la vie se raréfie dans les boyaux voûtés, tout-àl’heure encore si encombrés et si murmurants ; la circulation diminue, et les bruits de ruche
s’apaisent ; les échoppes se ferment ; tout négoce cesse ; et le silence, un silence de mort, que
trouble seulement de temps à autre le bruit de pas de quelque attardé, sur les pierres, envahit
les ruelles et les enveloppe jusqu’au lendemain »134. Et de terminer : « […] cela est d’aspect si
sombre, si triste, si effrayant, que, plutôt que de se risquer seul à travers le noir dédale,
l’étranger rebrousse chemin et regagne prudemment sa chambre d’hôtel »135. Le silence chez
J. de Beauregard prend donc une connotation négative, voire pernicieuse ; il est synonyme
d’absence de vie, de désolation et de « l’inexpiable malédiction »136 dans « une ville muette,
ensommeillée depuis des siècles »137. Félix Bovet accentue d’autres aspects de ce silence :
« On trébuche sur les décombres, on glisse dans les fondrières ; aussi ne rencontre-t-on dans
les rues d’autres êtres vivants que les chiens, qui sont alors souverains et dont les aboiements
rompent seuls le silence de la nuit »138. Louis Lortet signale, lui aussi, la divagation des chiens
dans les rues plongées dans la pénombre, comparant ces derniers à des « loups dégénérés »139
dont « la queue est épaisse et longue, le museau pointu, les membres sont élancés et
vigoureux, les dents aiguës et les oreilles dressées »140. Ces chiens occupent une importance
capitale dans la représentation du silence puisqu’ils renvoient à un leitmotiv biblique, à savoir
le rôle des animaux dans l’accomplissement du châtiment céleste qui s’abat sur une personne
ou sur une ville. Prenons deux exemples. Lorsque Dieu, s’exprimant par la bouche du
prophète Élie, accuse Achab, roi de Samarie, du meurtre de Naboth, il lui dit : « Au lieu
même où les chiens ont léché le sang de Naboth, les chiens lécheront aussi ton propre sang »
(1 Rois 21 : 19). De même, au moment de prédire la chute de Babylone, Isaïe déclare : « Les
133
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 141.
Ibid., p. 149.
135
Ibid., p. 149.
136
Ibid., p. 151.
137
Ibid., p. 150.
138
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 174.
139
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 251.
140
Ibid., p. 251.
134
42
chacals hurleront dans ses palais, Et les chiens sauvages dans ses maisons de plaisance. Son
temps est près d'arriver, Et ses jours ne se prolongeront pas » (Isaïe 13 : 22). La référence aux
chiens dans les exemples qui précèdent vise donc à montrer que le silence et le chaos régnant
à Jérusalem à la tombée de la nuit sont la preuve vivante d’une malédiction divine. À cet
égard, il est possible de voir dans la décision de Louis Lortet de « tuer cinq ou six de ces
voisins bavards et incommodes »141 un clin d’œil à l’exécution de la Bête de l’Apocalypse par
les armées célestes : « Et la bête fut prise, et avec elle le faux prophète, qui avait fait devant
elle les prodiges par lesquels il avait séduit ceux qui avaient pris la marque de la bête et adoré
son image. Ils furent tous les deux jetés vivants dans l'étang ardent de feu et de soufre »
(Apocalypse 19 : 22).
Le silence de la nuit ne se confond pas obligatoirement avec les notions de mort et de
déchéance. En effet, l’obscurité et les jeux d’ombres et de lumières créent un cadre idéal pour
s’affranchir de l’animation des rues commerçantes et donner un léger coup de pinceau sur une
foule de détails dérangeants. Plusieurs voyageurs, fatigués de l’ardeur étouffante du soleil
oriental et des désillusions de la journée, se laissent ainsi emporter par leur désir de retrouver
l’Orient immuable de leurs souvenirs bibliques, que le débarquement en Terre sainte semble
pourtant avoir anéanti142. C’est en ces termes que l’archéologue et ambassadeur de France à
Constantinople (1871-1875) Melchior de Vogüé (1829-1916) décrit l’empreinte de la nuit sur
Naplouse : « Peu à peu, à mesure que les ombres grandissent, et que les contours se noient
dans les brumes transparentes, la ville semble s’endormir. Les bruits confus s’éteignent, et le
silence de la nature n’est interrompu que par le gémissement éloigné des roues hydrauliques
et le joyeux clapotement des eaux apporté par les brises légères du soir avec les fraîches
senteurs de la vallée. C’est l’heure et le lieu de la rêverie »143. Le temps de la rêverie est un
141
Ibid., p. 251
Le traumatisme du débarquement en Terre sainte est notamment palpable chez André Chevrillon ; le
glissement de l’illusion au réel est vécu symboliquement par le narrateur comme le passage de la lumière à
l’obscurité : « À présent nous abordons au vieux quai glissant qui plonge dans le dessous bleu de l’eau
transparente. Tout de suite nous entrons dans l’ombre. Quelle surprise, après cette lumière de l’espace, après
cette façade blanche de la ville, que cet intérieur obscur de ruche bourdonnante ! » (André Chevrillon, Terres
mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 182).
143
Lucie Bonato, « Melchior de Vogüé en Galilée. Fragment inédit de son premier voyage en Orient (1853) »,
Liber Annus LIII 2003, Jérusalem, Studium Biblicum Franciscanum, 2005, p. 411. Il convient de préciser que
lors de son séjour à Jérusalem en 1872, Eugène-Melchior de Vogüé n’éprouve pas les mêmes sensations que son
oncle au contact de ce qu’il appelle la « séduction d’un mensonge propre aux villes arabes » (Eugène-Melchior
de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage au pays du passé, op. cit., p. 173). Adossé à la fenêtre de sa
chambre, il observe la lumière que la lune répand sur la ville : « Sur les terrasses plates de toutes ces maisons
blanches, la lumière lunaire produit un singulier effet ; on dirait une épaisse couche de neige tombée dans la ville
orientale » (Ibid., p. 173-174). Cette lueur blanchâtre accentue, selon lui, le silence nocturne dans lequel
Jérusalem semble être plongée – un silence qui, au lieu de faire revivre la gloire d’antan, confronte la ville à sa
finitude et aux limites de toute « tentative résurrectionnelle » : « Tandis que dans nos villes les rues populeuses
142
43
topos des récits de voyage en Palestine du XIXe siècle. On le retrouve, par exemple, chez
André Chevrillon, lorsqu’il part à la recherche d’images édifiantes à l’extérieur des murailles
de Jérusalem :
Dans un carrefour, sous un grand figuier, des femmes voilées de bleu venaient puiser de l’eau
à une fontaine et s’en allaient droites et sérieuses, un bras sous la hanche, levant l’autre très
haut pour soutenir leurs vases. Et puis, doucement, sur le silence fragile, comme des gouttes
tombent, une à une des clochettes tintaient, et l’on voyait surgir une file de chameaux,
apparition solennelle, si lente qu’elle semblait ne point avancer tant qu’on n’avait point vu les
étranges bêtes, tour à tour, avec lenteur, avec précaution, plier leurs genoux calleux, étaler
leurs pieds capitonnés dans la poussière, balançant, prélassant au bout de leurs longs cous
flexibles leur tête osseuse où rêvant et sommeillent deux gros yeux144.
Plus encore que les aspirations esthétiques et poétiques, ce sont des expériences spirituelles
profondes que certains voyageurs souhaitent vivre grâce au silence nocturne. C’est le cas de
l’abbé Becq qui passe une nuit dans la basilique du Saint-Sépulcre à Jérusalem :
La nuit était venue ; la pâle lumière d’un petit nombre de lampes se perdant à travers les
colonnes, au fond des galeries et jusqu’au haut de l’immense coupole, donnait à l’édifice une
nouvelle majesté et semblait rappeler à mon âme affaiblie l’heure des grands mystères, l’heure
de l’agonie et de la trahison. Autour du mausolée tout était sombre ; à l’intérieur du tombeau
tout resplendissait des plus vives clartés, le bon Dieu y était, et il en est ainsi partout et
toujours ! avec Dieu, lumière pure et divine qui éclaire l’homme et lui découvre les secrets les
plus profonds de cette vie et de l’éternité ; loin de Dieu, désolante obscurité qui dessèche le
cœur, attriste l’âme et répand sur l’existence du malheureux exilé comme une sorte de venin
qui empoisonne la vraie jouissance jusque dans sa source. […] Quel solennel et auguste
silence autour de moi ! Quelle lumière surhumaine m’environne ! Ah ! c’est que la tombe
sacrée sur laquelle j’ai la main et la tête appuyées n’est plus vide, elle renferme dans ce
moment le Fils du Très-Haut, la splendeur de Dieu, Celui que les anges et les saints du ciel
appellent l’Éternel ; Jésus, l’amour, la joie, la richesse de la terre et des cieux repose dans ce
s’emplissent de bruit sourd des voitures et des clameurs douteuses de la nuit, aucun souffle ne trouble le sommeil
éternel de Jérusalem, aucun pied n’ébranle ce pavé muet, – tout au plus, de loin en loin, l’aboi d’un chien ou le
clairon insolent d’une caserne turque ; les Croisés ne sont plus campés sur les collines d’alentour pour lui donner
la réplique “à grand vacarme de timbales et de nacaires” » (Ibid., p. 173-174).
144
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 190. Notons que lors de son séjour à Thèbes,
André Chevrillon vit une expérience similaire à celle de la nuit passée sur les collines de Judée : « Puis la lune se
met à briller, pâle rayon incertain du mince croissant qui dort là-haut, entre les grands murs antiques – pâle rayon
mêlé à la dernière pâleur du jour et qu’on découvre là sans l’avoir vu venir. Voici que des ombres commencent à
s’allonger, flottantes, sur le sol, et les espaces clairs sont légèrement caressés de lueurs magiques. […] En ce
moment, la nuit venue, sous le rayon glacé de cette lune, le degré d’éclairage et de mystère doit être
sensiblement le même qu’autrefois quand la salle était couverte. Peut-être, alors, enfermé sous une toiture plate
et large de cent mètres, se sentait-on plus anéanti : nous n’imaginons pas ce que pouvait être l’effet, l’épouvante
mystérieuse et sombre de cet espace clos ; mais il n’y a rien à regretter : le plafond écroulé, tout semble bien. Ces
puissantes circonférences doivent se déployer sur le ciel ; elles sont faites pour le soutenir, et rien n’est grave
comme ce réseau noir, cet échiquier de larges ombres que jettent sur le sol nu les architraves, les piliers, pareils
aux côtes d’un squelette prodigieux traversé par la lune. Dans la solennité de cette nuit où pas un insecte ne
remue, elles seules bougent, se déplacent insensiblement, d’heure en heure, suivant le mouvement qui entraîne la
terre et les astres dans l’espace » (Ibid., p. 95-97). Voir également le passage relatif à la rêverie nocturne à
Jéricho d’Édouard Schuré où le passé sacré se dévoile au narrateur sous « la caresse des rayons lunaires »
(Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient, op. cit., p. 398). Édouard Schuré écrit, entre autres : « À cette mélodie et
devant ce tableau grandiose, je sens l’âme de la Palestine me parler enfin. La voix des prophètes se lève de leur
berceau » (Ibid., p. 398).
44
trou de rocher. Je n’ai pas besoin de donner l’essor à mon imagination pour me représenter le
corps sacré de mon tendre Sauveur étendu sur cette pierre, meurtri par les coups, déchiré par
les épines, percé par les clous, ouvert par la lance ; je sais qu’il est là, mes yeux l’ont vu ce
matin quand on est venu l’y enfermer. Aussi je sentais vivement alors la présence de JésusChrist, et mon âme était ivre de bonheur et de joie145.
La nuit et le silence qui s’ensuit ne sont donc pas seulement une façon de découvrir le SaintSépulcre sous une autre lumière, mais un déplacement physique vers ce que l’on pourrait
désigner sous le vocable de la « Palestine parallèle », où le corps inerte de Jésus gît toujours
dans la tombe désormais vide. En abolissant la distance entre le passé et le présent, l’abbé
Becq devient en quelque sorte le témoin vivant des épisodes relatés dans l’Évangile, en
l’occurrence la déposition du corps du Christ dans le caveau appartenant à Joseph
d’Arimathée146. Il ne s’agit plus de recréer une image idéalisée de Jérusalem, mais d’essayer
d’en faire partie comme acteur à part entière147. La volonté de « revivre le passé » marque
également le séjour de Pierre Loti à Bethléem. Vue de loin, ses contours encore flous,
baignant dans une teinte rosâtre, Bethléem semble être à la hauteur des espérances du
narrateur : « Oh ! Bethléem ! Il y a encore une telle magie autour de ce nom, que nos yeux se
voilent… Je retiens mon cheval, pour rester en arrière, parce que voici que je pleure, en
contemplant l’apparition soudaine »148. Néanmoins, comme nous l’avons vu précédemment,
conscient de l’inévitable confrontation avec le présent réel, Pierre Loti redoute la désillusion
bien avant son arrivée à Bethléem : « Bien inattendues ces larmes, mais souveraines et sans
résistance possible ; infiniment désolées, mais si douces : dernière prière, qui n’est plus
exprimable, dernière adoration de souvenir, aux pieds du Consolateur perdu »149. Au moment
de franchir les portes de la ville, il exprime déjà son désenchantement : « Plus rien, de
l’impression première, bien entendu : elle n’était pas terrestre et s’en est allée à jamais »150.
Avec ses « cubes de pierres, voûtés de pierres »151 et ses « passages étroits et sombres »152,
Bethléem lui apparaît aussi inquiétante et oppressante qu’un cachot. Les voitures de l’agence
145
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 96-98.
Mathieu 27 : 57-60 ; Marc 15 : 43-46 ; Luc 23 : 50-53 ; Jean 19 : 38-42.
147
Dans la même ligne, lorsque l’abbé Becq visite le sanctuaire de la flagellation, il croit assister à la scène où
Jésus, attaché à une colonne de pierre dans la cour du palais de Ponce Pilate, Procurateur romain de Judée, est
battu par ses bourreaux (Matthieu 27 : 26 ; Marc 15 : 15 ; Luc 23 : 22 ; Jean 19 : 1) : « Sans efforts, vous
contemplez ici le Dieu trois fois saint ignominieusement dépouillé de ses vêtements ; vous entendez le bruit des
coups de fouet, les ricanements des soldats, les cris insultants de la populace ; vous voyez la chair délicate et
virginale du tendre Jésus, déchirée par la lanière des Romains, tomber en lambeaux, le sang jaillir et ruisseler de
toutes parts. Vous n’osez même pas remuer les lèvres pour prier, tant le silence de ce lieu est solennel, et tant
cette solennité silencieuse convient à l’âme chrétienne » (Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au
printemps de 1855, op. cit., p. 33-34).
148
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 38.
149
Ibid., p. 39.
150
Ibid., p. 40.
151
Ibid., p. 41.
152
Ibid., p. 41.
146
45
britannique Thomas Cook & Son153, qui déversent des masses de curieux devant l’entrée de
l’église de la Nativité, confortent Pierre Loti dans sa méfiance vis-à-vis de la ville : « Ce nom
de Bethléem, qui rayonnait, il vient de tomber pitoyablement à nos pieds, et c’est fini ; dans
un froid mortel tout s’effondre… Nous demeurons là, silencieux et durs, dans une tristesse
sans borne et dans un écœurement hautain… Oh ! pourquoi sommes-nous venus ; pourquoi
n’être pas partis tout de suite, retournés vers le désert, ce matin, quand du fond des vallées
d’en bas, Bethléem encore mystérieuse et douce nous est apparue ? »154. Et d’ajouter :
« Bethléem a été pillée et repillée tant de fois, que tout y est pauvre, laid, à peine ancien »155.
Alors que le fossé entre la « Bethléem rêvée » et la « Bethléem terrestre » ne cesse de
s’élargir, le tournant survient pendant la nuit :
Mais le soir, au crépuscule limpide, tandis que nous songeons, devant nos tentes, accoudés,
comme à une terrasse, au petit mur qui sépare de la route notre enclos d’oliviers, voici que la
notion du lieu où nous sommes nous revient lentement, très particulière et de nouveau presque
douce… […] Les détails de ces campagnes immenses, déroulées devant nous, se fondent dans
le crépuscule envahissant ; bientôt, les grandes lignes des horizons demeureront seules, les
mêmes, immuablement les mêmes qu’aux temps des croisades et aux temps du Christ. Et c’est
là, dans ces aspects éternels, que réside encore le Grand Souvenir156.
C’est donc à l’heure où le soleil commence à disparaître derrière l’horizon que Pierre Loti
parvient à insuffler la vie à ce qu’il nomme le « Grand Souvenir ». Les touristes sévèrement
critiqués par le narrateur quelques heures auparavant se retirent pour céder la place à un calme
apaisant favorable au recueillement. La rêverie que Pierre Loti connaît n’est pas d’ordre
purement religieux, quoique le nom de Dieu soit invoqué à plusieurs reprises, mais relève
plutôt d’une forme de communion intime avec les hommes et la nature. Ce sont les ombres
des bergers et de leurs troupeaux défilant dans des paysages crépusculaires157, et non une
153
Ancien missionnaire baptiste, Thomas Cook (1808-1892) ouvre son agence de voyage en 1841 en proposant
le premier voyage organisé dans l’histoire du tourisme moderne pour près de six cents manifestants de Leicester
désireux de se rendre à Loughborough. Fort de son premier succès, Thomas Cook décide de créer d’autres
circuits européens dans les années 1840, comprenant notamment Bruxelles, Heidelberg, Cologne et Paris. Dès
1869, peu avant l’ouverture du Canal de Suez, Thomas Cook inaugure ses Cook’s Eastern Tours en organisant
les premiers voyages de groupe en Égypte, en Syrie et en Palestine. La majorité de sa clientèle est britannique et
américaine, mais ses circuits en Orient attirent également de nombreux pèlerins catholiques de France. Entre
1868 et 1882, Thomas Cook transporte plus de quatre mille deux cents voyageurs en Palestine. Afin de faciliter
les déplacements de longues distances et de longue durée, Thomas Cook met en place en 1866 un système de
coupons d’hôtel, suivi, en 1874, de celui de chèque de voyage. Voir notamment : Jill Hamilton, Thomas Cook.
The Holiday Maker, Stroud, Sutton Publishing, 2005, 280 p. ; Ruth Kark, « The Pilgrimage to Budding
Tourism : the role of Thomas Cook in the rediscovery of the Holy Land », Travellers in the Levant : Voyagers
and Visionaries, op. cit., p. 155-174 ; Naomi Shepherd, The Zealous Intruders. The Western Rediscovery of
Palestine, op. cit., p. 170-192.
154
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 42.
155
Ibid., p. 43.
156
Ibid., p. 45-46.
157
« On entend partout sonner des clochettes de troupeaux qui reviennent des champs et, au loin, des cloches de
monastères… Ils arrivent, les troupeaux ; ils commencent à passer devant nous avec leurs bergers, et c’est un
46
révélation divine proprement dite, qui provoquent ce retour à des âges passés : « Bethléem !
Bethléem !… Ce nom recommence à chanter au fond de nos âmes moins glacées… Et, dans
la pénombre, les âges semblent remonter silencieusement leur cours, en nous entraînant avec
eux »158. Même l’apparition de la Vierge Marie sous les traits d’une jeune bethléemite
revenant de la fontaine à la tombée de la nuit, qui constitue ordinairement le point de départ
d’une expérience spirituelle majeure, est ici avant tout l’éloge de la simplicité et de l’élégance
naturelle de la femme orientale, « aux traits purs, vêtue de bleu et de rose sous un voile aux
longs plis blancs »159. Pierre Loti conclut par ces mots, comme réconcilié avec la physionomie
contemporaine de Bethléem : « Sous la magie du soir, à mesure qu’une sérénité charmée nous
revient, nous nous retrouvons pleins d’indulgence, admettant et excusant tout ce qui nous
avait révoltés d’abord »160.
Parallèlement à leur enthousiasme pour les bruits et les odeurs, les voyageurs
occidentaux du XIXe siècle se démarquent également de leurs prédécesseurs par l’attention
relative qu’ils portent aux pratiques culinaires dans les villes palestiniennes161. Dans son essai
sur ce qu’elle appelle « l’exotisme culinaire », Faustine Régnier étudie la représentation de
défilé presque biblique, qui se prolonge là sous nos yeux, dans une lumière de plus en plus atténuée » (Ibid., p.
45-46).
158
Ibid., p. 46.
159
Ibid., p. 47.
160
Ibid., p. 47.
161
Précisons toutefois que plusieurs relations en Terre sainte antérieures au XIXe siècle avaient déjà fourni des
informations sur les produits alimentaires découverts en cours de route. Symon Semeonis, qui a fait escale sur
l’île de Crète lors de son pèlerinage en Palestine de 1323-1324, note : « Dans cette ville, comme dans celle
d’Istrie, d’Albanie et de Romanie où nous sommes passés, il y a du très bon vin en abondance, ainsi que du
fromage et des fruits. On exporte dans tous les pays du monde le fameux vin de Crète. Les bateaux et les galères
sont chargés de fromage. On peut acheter à très bon marché des grenades, des citrons, des figues, du raisin, des
melons, des pastèques, des courges et toutes sortes de fruits excellents » (Symon Semeonis, Le voyage de Symon
Semeonis d’Irlande en Terre sainte, trad. latin Christiane Deluz, Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et
voyage en Terre sainte XIIe-XVIe siècle, op. cit., p. 971). Ogier d’Anglure, qui a traversé à la fin du XIVe siècle la
péninsule sinaïtique jusqu’au couvent de Sainte-Catherine, écrit : « En cedit village de Bethzel feismes nostre
pourveance de vin qui nous fut delivrés par le consuille de Jherusalem, car pour ce que les Sarrasins ne boivent
point de vin, les pelerins ont a tresgrant danger du vin et a cher temps » (Ogier d’Anglure, Le saint voyage de
Jherusalem du Seigneur d’Anglure, Paris, Firmin Didot, 1878, p. 41). Jean-Baptiste Tollot critique dans son récit
de pèlerinage les différents plats proposés par son hôte musulman : « Quand on eut servi, on vint de la part de
l’Aga nous inviter de souper avec lui ; nous l’acceptâmes, & tous trois nous nous mîmes à table avec plusieurs
conviés, ainsi que les gens de notre escorte & notre guide ; nous étions quinze à table, il n’y avoit ni assiettes, ni
fourchettes, pas même de serviettes, mais seulement deux cuillieres de buits à manche long qui n’étoient
d’aucune utilité. On nous servit sur notre pain, qui étoit une espéce de galette mal cuite, quelques poignées de
Peleau. M. de la Condamine voyant que l’on servait avec tant de propreté, perdit l’apetit dans le moniteur. Je ne
fis pas de même, je goûtai de tous les ragoûts que je trouvai fort mauvais ; & ne voulant point sortir de table sans
avoir soupé, je pris le quarré de Mouton, qui étoit devant l’aga, duquel j’arrachai deux côtelettes, en quoi
consista tout mon souper. […] Je souffris beaucoup pendant ce repas, n’étant pas accoutumé d’être assis par
terre, les jambes croisées ; je me tournois tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, allongeant mes jambes chacune à
leur tour ; en un mot, je faisais triste figure » (Jean-Baptiste Tollot, Nouveau voyage fait au Levant, ès années
1731 et 1732, contenant les descriptions d’Alger, Tunis, Tripoly de Barbarie, Alexandrie en Égypte, Terre
sainte, Constantinople, etc., par le sieur Tollot, Paris, Durand, 1742, p. 133-134).
47
l’Autre à travers la manière dont sont perçues les cuisines étrangères162 ; d’après elle, l’intérêt
pour le patrimoine alimentaire d’un peuple est l’une des quêtes d’exotisme les plus extrêmes
puisqu’elle consiste à vouloir incorporer pleinement l’altérité, allant bien au-delà du simple
besoin d’entendre, de toucher ou de sentir l’Autre. « Par l’acte de manger », explique-t-elle,
« le mangeur introduit, au plus profond de lui-même, un corps étranger, abolissant la frontière
entre lui-même et l’Autre »163. Il est intéressant de noter que ce phénomène d’incorporation
culturel n’atteint pas dans les textes viatiques en Palestine du XIXe siècle l’ampleur constatée
par Faustine Régnier dans d’autres sources. Formulons quelques hypothèses à ce sujet. De
façon générale, la principale raison pour laquelle les voyageurs n’éprouvent pas le besoin
d’inclure les cuisines locales dans leurs écrits est qu’ils continuent de manger à l’européenne
lors de leurs pérégrinations en Terre sainte164. Certains, essentiellement mais pas
exclusivement durant la première moitié du XIXe siècle, ne lésinent pas sur les moyens pour
parcourir la Palestine en grande pompe, emportant avec eux leurs propres provisions et leur
personnel. L’exemple le plus connu est sans doute celui de Lamartine qui s’est rendu en
Orient avec plusieurs domestiques, une bibliothèque garnie d’environ cinq cents volumes et
de larges caisses remplies de produits alimentaires en tout genre165. Félicien de Saulcy s’offre
les services d’un cuisinier local chargé de l’approvisionnement et de la préparation des
repas166. D’autres voyageurs, comme le comte de Chambord, pour des raisons sanitaires,
évitent de boire directement l’eau des puits, optant pour une série de subterfuges aussi
étranges qu’extravagants en vue de la purifier167. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant
que le premier aperçu du paysage culinaire de la ville palestinienne que nous offrent les
162
Faustine Régnier, L’exotisme culinaire : essai sur les saveurs de l’autre, Paris, PUF, 2004, p. 2.
Ibid., p. 83.
164
Martine Courtois, « Sans pain, ni vin », Mille et une bouche. Cuisines et identités culturelles, Paris,
Autrement, Coll. Mutations/Mangeurs, 1995, 154, p. 92.
165
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 54.
166
« Le jour même, nous avions fait prix avec un brave garçon nommé, à l’italienne, Matteo, par les Francs, et
Mathya, par les Arabes ; c’est un chrétien de Jérusalem, sachant bien tout ce qu’il faut savoir de cuisine pour des
voyageurs en Syrie, c’est-à-dire, cuire des œufs durs, échauder une poule, la rôtir et la dépecer avec ses doigts,
fricasser de la chair de mouton de trois ou quatre façons différentes, faire du café et allumer les tchibouk ; au
demeurant, connaissant à merveille le pays, parlant un peu de français et d’italien, beaucoup d’assez bon arabe,
et tout autant de l’arabe incompréhensible des tribus nomades » (Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy,
Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques, exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I,
p. 128-129).
167
« Au village de Belad-ech-Cheikh nous nous arrêtons un instant autour d’un puits d’eau saumâtre. La chaleur
extrême nous donne une soif ardente. Il faut savoir se modérer, car, dans ces climats d’Orient, boire trop, surtout,
de ces eaux malsaines, peut faire naître sur-le-champ des maladies qui dégénèrent promptement en dysenteries.
Nous mettons toujours du vin de bordeaux dans l’eau » (Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois,
duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 123) ; « Moricet passe son
eau dans plusieurs mouchoirs pour éviter pareil accident. Il va bien, grâce à une bouteille en caoutchouc de la
forme d’une vessie où il introduit toute espèce de liquides : vins de plusieurs sortes, eau de vie, limonade, café,
etc. Il boit de temps en temps quelques gorgées de cet horrible mélange et il mange des œufs durs. Singulier
régime qui pourtant lui réussit puisqu’il est tout à fait remis de l’indisposition qui m’avait tant tourmenté à
Nazareth » (Ibid., p. 153).
163
48
voyageurs soit souvent imprécis, voire même hostile, plutôt qu’animé par un véritable esprit
de partage et de découverte. Écoutons François Pierre, chanoine honoraire de la cathédrale et
aumônier du lycée impérial de Metz :
On ne trouve de viande nulle part, excepté dans quelques centres de population, tels que
Jérusalem et Naplouse, où l’on peut, à grand renfort d’argent ou de protection, rencontrer un
peu de volaille, un peu de mouton, toujours préparés avec du riz. Le pays ne produit aucun
légume. On voit souvent des hommes et des enfants croquer à belles dents les grains d’un
énorme épi de maïs, qui fait leur seule nourriture. Ce qu’on nomme pain n’est réellement pas
digne de ce nom. Quand on a broyé quelques-uns de ces épis à la main et entre deux pierres,
on en fait des galettes destinées à cuire au four là où on possède une construction qui
ressemble à quelque chose de cette nature168.
Plusieurs voyageurs, que ce soit par besoin ou par curiosité, finissent par surmonter leur
intolérance à l’encontre des pratiques culinaires orientales. Ils se procurent des vivres dans les
bazars et partagent la table des autochtones en goûtant aux mets traditionnels du pays.
Cependant, les informations pertinentes sur les produits alimentaires locaux continuent à faire
défaut. Dans les rares cas où ces esquisses présentent un quelconque intérêt, elles relèvent
principalement de la volonté des voyageurs d’enfermer l’Autre dans une compréhension
culturelle bien déterminée, celle de l’actualisation169 des souvenirs bibliques. Lorsqu’il visite
le village de Nébé, situé sur la route de Gaza à Saint-Jean-d’Acre, Jean-Joseph-François
Poujoulat (1808-1880) affirme que la façon de cuire le pain chez les habitants « est la même
qu’au temps des patriarches de la Bible »170. Il poursuit dans la même phrase : « J’ai vu les
femmes de Nébé enfermer la pâte dans des débris de vases qu’elles recouvraient de cendres
brûlantes dans un four ; c’est exactement du pain cuit sous la cendre ; tel était le pain que Sara
offrit aux trois messagers célestes sur la colline de Mambré »171. En franchissant le seuil
d’une maison à Safed, le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé fait remarquer : « Devant les
portes, dans de petits fours coniques en terre battue, de un à deux pieds de haut, les ménagères
font cuire sous la cendre la galette plate, sans levain, de farine et d’orge. C’est le pain
rudimentaire qu’on mange ici depuis les patriarches »172. En d’autres termes, au lieu de mettre
à profit leur position d’observateur privilégié, Joseph-François Poujoulat et Eugène-Melchior
de Vogüé ne fournissent au lecteur aucun aperçu de la senteur et de la saveur du pain, mais
s’intéressent uniquement à sa forme et à sa méthode de préparation, qui renvoient directement
168
François Pierre, Constantinople, Jérusalem et Rome, Paris, Michel Lévy frères, 1860, t. II, p. 5.
Terme emprunté à Aryeh Graboïs, Le pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen Âge, op. cit., p. 13-14.
170
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 421.
171
Ibid., p. 421.
172
Eugène-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage au pays du passé, op. cit., p. 108.
169
49
à l’Ancien et au Nouveau Testament173. Vu sous cet angle, le raki (une eau de vie de raisin
aromatisée à l’anis) n’interpelle les voyageurs que sous réserve d’être servi dans un vase
« tout pareil à celui qui figure sur les monnaies asmonéennes »174, tandis que le vin produit
par les moines de Terre sainte ne peut être apprécié à sa juste valeur que si son arôme permet
de se remémorer l’épisode des Noces de Cana175. Certes, certains voyageurs apportent
quelques vagues appréciations sur la nourriture, mais celles-ci sont insignifiantes, presque
monosyllabiques, en comparaison de l’abondance des remarques d’ordre théologique ou
historique176. Il en est de même pour les scènes de préparation de repas, où les convives se
regroupent généralement sous le porche d’une maison. En commençant par énumérer
brièvement les divers plats177, les voyageurs soulignent ensuite la façon dont les indigènes
mangent, qui, de par l’absence de couverts, rappelle certains passages de l’Écriture178. Par
exemple, pendant son séjour à Hébron, l’abbé Jean-Jacques Bourassé est invité à un festin
organisé par une « tribu amie »179 : « Un agneau rôti fut servi tout entier, avec des pains cuits
sous la cendre et du riz bouilli. Les invités sont assis en cercle, et, au signal donné par le
scheik, le festin commence. Ici la fourchette et le couteau sont des objets de luxe et totalement
inconnus. Chacun porte la main au plat, déchire la viande avec ses ongles et mange avec les
doigts »180. Si l’abbé Bourassé exprime tout le dégoût que lui inspirent « la voracité et la
173
Prenons, par exemple, la rencontre entre Abraham et les trois anges, où le vieux patriarche charge son épouse
Sara de leur préparer des gâteaux, sortes de galettes rondes à base de farine : « Abraham alla promptement dans
sa tente vers Sara, et il dit : Vite, trois mesures de fleur de farine, pétris, et fais des gâteaux » (Genèse 18 : 6).
174
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 239.
175
« Le chevreau bouilli y constitue le fond de la cuisine et le vin aurait fait bien mauvaise figure aux noces de
Cana » (Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien, op. cit., p. 291).
176
Voir ces deux exemples : « Notre déjeuner se compose invariablement de viande séchée et d’œufs durs ou
crus ; une orange et du café noir complètent ce festin. Parfois on nous sert du poulet bouilli ; mais ce mets
recherché est si dur, qu’il nous cause qu’un médiocre plaisir » (Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine,
op. cit., p. 77) ; « Ce sont des gâteaux de fleur de farine, moulue très-grossièrement et très-peu cuite, farcie d’une
confiture de noix ou de dattes. C’est très-bon » (Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 239).
177
Par exemple : « Le potage au vermicelle ou au macaroni était fait avec du bouillon de poulet, le bouilli était
du poulet, le ragoût était du poulet, le pilau était au poulet ; il n’y avait pas moyen de sortir du poulet. Au reste,
le riz, les tomates, le kari, les pommes de terre, servaient à l’ingénieux Égyptien à déguiser la monotonie de la
matière première. Nous avions aussi une grande provision d’œufs ; il est vrai que Mahmoud n’a jamais bien pu
saisir l’omelette, malgré nos leçons. La dolcezza, (le plat sucré,) ne manquait pas ; nous avions des mischmisch,
ou abricots secs, qui faisaient une fort bonne compote. Le dessert se composait de dattes ou de grenades. Avec
cela, nous avions le moka si parfumé, et qu’on savoure avec tant de délices en Orient. Puis le chibouque, avec le
tabac fin de Syrie, autre délice d’Orient » (Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 163).
178
Pour ne citer que quelques exemples: « Alors Jacob donna à Ésaü du pain et du potage de lentilles. Il mangea
et but, puis se leva et s'en alla. C'est ainsi qu'Ésaü méprisa le droit d'aînesse » (Genèse 25 : 34), « Au moment du
repas, Boaz dit à Ruth : Approche, mange du pain, et trempe ton morceau dans le vinaigre. Elle s'assit à côté des
moissonneurs. On lui donna du grain rôti ; elle mangea et se rassasia, et elle garda le reste » (Ruth 2 : 14), « Il
prit entre ses mains le miel, dont il mangea pendant la route ; et lorsqu'il fut arrivé près de son père et de sa mère,
il leur en donna, et ils en mangèrent. Mais il ne leur dit pas qu'il avait pris ce miel dans le corps du lion » (Juges
14 : 9).
179
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte. Voyage dans l’Arabie Pétrée, la Judée, la Samarie, la Galilée et la
Syrie, Tours, Alfred Mame et fils, 1867, p. 53.
180
Ibid., p. 54.
50
malpropreté181 » de ses hôtes, et que Jean-Joseph-François Poujoulat éprouve « plus
d’étonnement que d’appétit avec de tels convives182 », d’autres, ayant souvent l’impression de
prendre part à une reconstitution des Évangiles, font « un peu l’Arabe »183, sans pour autant
complètement renoncer à se servir de la fourchette et du couteau. On peut lire dans
l’Itinéraire de Paris à Jérusalem : « Nous avons commencé par le chevreau, qui était très bon
et que nous avons mangé avec appétit, sans être dégoûtés de la manière dont l’Arabe l’a
dépecé, qui était avec ses doigts en prenant le bout des côtes et les déchirant entièrement sans
rien couper, mais nous nous sommes servis de nos couteaux pour les parties les plus
charnues »184. « Pour moi », précise Félix Bovet alors qu’il dîne dans la cour de la maison
d’un juif galicien à Tibériade, « ce souper en plein air par une belle nuit d’étoiles, ces
poissons servis devant nous, cet entourage entièrement juif, tout cela me transporte aux jours
où Jésus entrait chez les habitants des bords de ce même lac et s’asseyait à leur table »185. Le
seul moment avant ou après le repas où les voyageurs baissent la garde et engagent la
conversation avec les autochtones dans une sorte d’insouciance, c’est lorsqu’ils boivent
ensemble du café ou fument des chibouques (une pipe à long tuyau). Les barrières
linguistiques et culturelles semblent alors s’évaporer et une forme de travestissement
identitaire prend place. Ainsi, Édouard Delessert partage le café en signe d’amitié avec un
cheikh arabe du désert de Judée dénommé Hamdan186. De même, désireux de se rapprocher
des bédouins de son escorte, Félicien de Saulcy fume et boit du café avec excès187. Enfin,
assis en un large cercle autour du feu, le peintre Adrien Dauzats (1808-1868) et ses
compagnons arabes fument le chibouque tout en écoutant la narration d’un conteur188.
Décrire la nourriture servie dans divers établissements de la ville permet aussi aux
visiteurs étrangers, chacun selon son propre agenda, de porter un jugement sur certaines
communautés ethniques ou religieuses de Palestine. En guise d’illustration, prenons le cas de
l’ordre des franciscains, connus aussi sous les noms de « Pères de Terre sainte », de « Pères
latins » ou de « Gardiens du Saint-Sépulcre ». Jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, la
181
Ibid., p. 54.
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 371.
183
Jean-François-Théobald Forot, Pèlerinage aux deux Jérusalem, ou Abrégé des lettres d’un pèlerin de la Terre
sainte à sa grandeur Mgr l’évêque de Marseille, Paris, Vve Poussiekgue-Rusand, 1862, p. 236.
184
François-René de Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 595.
185
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 359.
186
Édouard Delessert, Voyage aux villes maudites. Sodome, Gomorrhe, Seboim, Adamah, Zoar. Une nuit dans la
cité de Londres. Une soirée de hachich à Jérusalem, op. cit., p. 6.
187
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 169.
188
Alexandre Dumas, Le Sinaï, texte extrait de Quinze jours au Sinaï, Paris, Magellan & Cie, 2004, p. 38.
182
51
plupart des voyageurs en Palestine logent dans les couvents et les hospices (Casa Nova)
dirigés par les franciscains189. Le R. P. de Damas en propose une description assez détaillée :
C’est une maison fort propre et fort convenable, plus que suffisante pour les besoins
ordinaires. Elle se divise en petites chambres où il y a un lit de fer, une chaise, une table de
bois blanc, un encrier de fer-blanc, et un peu de place pour se retourner. Un réfectoire
commun y réunit les pèlerins le long de grandes tables de bois étendues sur des tréteaux. On
n’y voit point de cuisine, parce ce que les repas se préparent au couvent, d’où on les apporte
aux heures marquées par la règle. L’enceinte de Casa-Nova n’est pas grande, c’est un
quadrilatère avec une petite cour au milieu190.
Ce mode d’hébergement donne lieu à des scènes de repas où les moines sont tantôt adulés,
tantôt dénigrés par les voyageurs. Par exemple, à Jaffa, Chateaubriand se rend à l’hospice des
Pères de Terre sainte qu’il considère comme une institution chrétienne où « le voyageur
trouve des amis et des secours dans les pays les plus barbares »191. Fidèle à l’estime dans
lequel il tient les franciscains, Chateaubriand fait l’éloge de leur sens de l’hospitalité : « On
me servit sur une petite table propre et isolée, de la volaille, du poisson, d’excellents fruits,
tels que des grenades, des pastèques, des raisins, et des dattes dans leur primeur ; j’avais à
discrétion le vin de Chypre et le café du Levant »192. Il ajoute : « Tandis que j’étais comblé de
biens, les Pères mangeaient un peu de poissons sans sel et sans huile. Ils étaient gais avec
modestie, familiers avec politesse ; point de questions inutiles, point de vaine curiosité »193.
En présence d’une « réception si chrétienne et si charitable dans une terre où le christianisme
et la charité ont pris naissance »194, face à une telle privation alors qu’ils disposent d’une
nourriture abondante, le lecteur ne peut que célébrer avec Chateaubriand l’accueil prodigué
par les franciscains. L’ascétisme apparent de ses hôtes suscite la même admiration chez
Édouard Delessert : « Il faut que je vous expose le menu du dîner des pauvres moines : soupe
à l’eau, mouton à l’eau, poulet à l’eau et un morceau de fromage. Nous faisions des mines fort
piteuses, mais il y a des cas où il faut parfois parler contre ses goûts, et nous nous
confondîmes en remerciement pour l’excellence du repas »195. Par opposition, certains
voyageurs, dans le droit fil de la propagande anti-franciscaine de la seconde moitié du XIXe
189
Voir, entre autres : Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient,
op. cit., t. II, p. 452 ; Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 66 ; Joseph-François Michaud et JeanJoseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 187-188 ; Eusèbe de Salle,
Pérégrinations en Orient ou Voyage pittoresque, historique et politique en Égypte, Nubie, Syrie, Turquie, Grèce
pendant les années 1837-38-39, Paris, Pagnerre, 1840, t. I, p. 266-267.
190
Amédée de Damas, Voyages en Orient. Jérusalem, Paris, Delhomme et Briguet, 1885, t. I, p. 19.
191
François-René de Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 281.
192
Ibid., p. 281.
193
Ibid., p. 281.
194
Ibid., p. 282.
195
Édouard Delessert, Voyage aux villes maudites. Sodome, Gomorrhe, Seboim, Adamah, Zoar. Une nuit dans la
cité de Londres. Une soirée de hachich à Jérusalem, op. cit., p. 11.
52
siècle – effet probable de la création de l’évêché protestant de Jérusalem (1841) et de la
pénétration en Palestine d’autres sectes catholiques –, s’indignent contre l’insuffisance du
menu proposé par les Pères de Terre sainte, qui sont, disent-ils, « peu habitués aux soins du
ménage, et dont la propreté est plus que douteuse »196, n’y voyant qu’un signe de paresse et
d’oisiveté. Séjournant dans le couvent latin à Jaffa, le R. P. de Damas écrit : « Le vin, comme
la plupart des vins communs de Chypre sentait le goudron et paraissait insupportable. Le
pauvre cuisinier, tout effarouché d’avoir à servir tant de monde, ne s’était guère donné la
peine de varier ses plats »197. Avant de renchérir : « […] plusieurs estomacs souffrirent à la
longue de ce régime, et nous eûmes le contre-temps de voir un certain nombre de nos amis
s’isoler de nous à Jérusalem au temps de repas, et aller demander aux auberges anglaises les
adoucissements que réclamait leur santé »198. Dans la même ligne, Édouard Blondel n’hésite
pas à présenter les franciscains comme des hommes faibles, qui succombent à la tentation de
l’alcool afin de tromper leur ennui :
On nous donna l’hospitalité au couvent latin, qu’habitaient seulement deux moines
franciscains dont la gaieté et l’abandon inaccoutumés nous surprirent. Ces bons Pères, non
contents de nous accorder immédiatement un logement, nous servirent des rafraîchissements,
parmi lesquels figuraient deux vases d’un vin véritablement excellent, mais très-spiritueux.
Nous n’en goûtâmes qu’avec modération, craignant de tomber aussi nous-mêmes dans des
accès de gaieté intempestive199.
Ce passage rappelle le commentaire que le journaliste et photographe pionnier Maxime Du
Camp (1822-1894) donne de son arrivée au couvent du mont Carmel : « Les braves moines
[les Carmélites], pour nous faire compagnie, boivent comme des trous une exécrable liqueur
qu’ils fabriquent dans leur couvent »200.
196
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 370.
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 12-13.
198
Ibid., p. 13.
199
Édouard Blondel, Deux ans en Syrie et en Palestine. 1838-1839, op. cit., p. 239-240.
200
Maxime Du Camp, Voyage en Orient (1849-1851). De Beyrouth à Jérusalem, op. cit., p. 192.
197
53
III – La séduction de l’immuable
Il arrive également que le premier contact des voyageurs avec la ville palestinienne
suscite chez ceux-ci de vives réactions contre la dégradation des rues et des places publiques.
Ces reproches sont d’autant plus durs que la physionomie extérieure de la ville est reconnue
comme esthétiquement belle et agréable. L’explication de Félix Bovet est à cet égard
révélatrice :
Il est à remarquer, du reste, que les villes orientales font toujours beaucoup plus tableau que
les villes européennes. Ceci ne tient pas seulement au style de constructions, à l’absence de
toits rouges ou gris et à la quantité des coupoles. La principale cause en est dans l’absence de
faubourgs. Les abords de nos villes sont obstrués de chantiers, de gares, d’usines à gaz et de
guinguettes, qui ne laissent voir ni où elles commencent ni où elles finissent ; mais, en
Palestine, où l’on ne s’expose guère à bâtir des maisons isolées, les villes se dessinent
franchement dans le paysage, en contours bien arrêtés, comme celles que l’on voit sur les
vieilles cartes géographiques201.
En d’autres termes, le visiteur européen faisant son entrée dans la ville orientale apporte avec
lui comme bagage, outre ses souvenirs livresques, ses attentes esthétiques basées sur l’aspect
extérieur de l’agglomération. Pour Félix Bovet, cette confrontation ne peut se faire sans
heurts : « On sait qu’en revanche l’intérieur des villes orientales ne répond point à l’idée
qu’on pourrait en prendre en les regardant du dehors »202. Il montre ensuite comment un
Européen, pour lequel les métropoles occidentales se posent comme référents culturels,
pourrait se sentir perdu et désorienté à Jérusalem :
Un Européen, qui se verrait transporter tout d’un coup dans certaines rues de Jérusalem,
pourrait y circuler longtemps sans se douter qu’il est dans une ville. Les balayures des
maisons, entassées devant chaque porte, font des rues de véritables cloaques. Les chiens et les
chacals sont les seuls édiles de Jérusalem ; c’est sur eux qu’on se décharge du soin de
débarrasser la voie publique des charognes d’animaux domestiques qui pourrissent en pleine
rue. On marche, d’ailleurs, au milieu de la poussière des décombres et l’on se heurte à chaque
pas à quelque mur écroulé. On dirait que la ville vient d’être prise d’assaut. La Jérusalem
actuelle a poussé sur les détritus de celles qui l’ont précédée, comme les mousses et les
champignons croissent sur les débris d’un vieux chêne203.
C’est donc surtout envers des problèmes graves d’insalubrité dans les villes palestiniennes
que portent les critiques de Félix Bovet. Il n’est certainement pas le seul. En effet, nombreux
sont les voyageurs en Terre sainte du XIXe siècle qui s’érigent en juges et bourreaux en
201
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 148.
Ibid., p. 148.
203
Ibid., p. 149.
202
54
matière de propreté. À Jérusalem, l’abbé de Damas s’exclame : « Le soleil y pénètre
difficilement, l’air y circule mal, et la malpropreté et les mauvaises odeurs y règnent en
permanence »204. Flaubert observe crûment : « Les merdes le long des murs sont effrayantes
de mauvaise qualité ! Mais il y a pourtant moins de débris de pastèques qu’à Jaffa »205.
Lamartine s’insurge contre les tas d’immondices jonchant les ruelles de la cité sainte : « Ces
rues sont partout obstruées de décombres, d’immondices amoncelées, et surtout de tas de
chiffons de drap ou d’étoffe de coton, teinte en bleu, que le vent balaie comme les feuilles
mortes, et dont nous ne pouvons éviter le contact »206. Le pasteur Léon Paul, de passage à
Hébron, fait remarquer que le voyageur « est obligé, pour la visiter, de parcourir des ruelles
ignobles, le plus souvent voûtées, pleines d’immondices et de décombres manquant d’air et de
lumière, plus faites pour des animaux que pour des hommes »207. En se rendant à Acre,
Joseph-François Michaud est saisi par l’état de délabrement de la ville : « Nous avons visité
l’intérieur de la ville de Saint-Jean-d’Acre ; nulle part on ne voit des rues plus étroites, plus
obscures, plus sales »208. Les critiques font place aux véhémentes diatribes lorsqu’elles
s’ajoutent à la peur de la peste, qui sévit en Palestine à l’état endémique dans le courant du
XIXe siècle209. C’est le cas du tableau que Lamartine brosse de Jérusalem : « C’est par ces
immondices et ces lambeaux d’étoffes, dont le pavé des villes d’Orient est couvert, que la
peste se communique le plus »210. Lamartine continue : « La plus misérable bourgade des
Alpes ou des Pyrénées, les ruelles les plus négligées de nos faubourgs abandonnés aux
dernières classes de nos populations d’ouvriers, ont plus de propreté, de luxe et d’élégance
que ces rues désertes de la reine des villes »211. L’atmosphère macabre générée par la peste, le
silence oppressant des lieux, la quantité inhabituelle d’immondices dans les rues et
l’implantation de nouveaux cimetières pour ensevelir les victimes de l’épidémie toujours plus
nombreuses212 fortifient Lamartine dans sa vision d’une Jérusalem frappée d’un mal
incurable :
204
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 60-61.
Gustave Flaubert, Voyage en Orient, op. cit., p. 246.
206
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 298.
207
Léon Paul, Journal de voyage. Italie, Égypte, Judée, Samarie, Galilée, Syrie, Taurus cicilien, Archipel grec,
Paris, Librairie française et étrangère, 1865, p. 98.
208
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 141.
209
La peur de la peste fait partie du quotidien des Palestiniens au XIXe siècle. La peste sévit notamment à Safed
en 1812 et en 1847, et à Jérusalem en 1838 et en 1839.
210
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 298.
211
Ibid., p. 298.
212
« Nous rebroussons chemin, et nous passons dans un cimetière chrétien au moment même où on apportait un
homme mort de la peste. Chacun porta son mouchoir à la figure et sur la bouche. Le mort n’était pas à cinquante
pas de nous. Aussi personne ne songea plus à entrer dans Jérusalem. Ce seul chrétien qu’on enterrait nous avait
impressionnés plus que la demi-douzaine de Turcs qu’on avait enterrés pendant que nous étions à déjeuner sur le
Mont des Oliviers » (Ibid., p. 212)
205
55
Pas un souffle de vent murmurant dans les créneaux ou entre les branches sèches des oliviers ;
pas un oiseau chantant ni un grillon criant dans le sillon sans herbe : un silence complet,
éternel, dans la ville, sur les chemins, dans la campagne. […] Jérusalem, où l’on veut visiter
un sépulcre, est bien elle-même le tombeau d’un peuple, mais tombeau sans cyprès, sans
inscriptions, sans monuments, dont on a brisé la pierre, et dont les cendres semblent recouvrir
la terre qui l’entoure, de deuil, de silence et de stérilité213.
Certains, dont les récits s’accompagnent d’une tonalité religieuse plus vibrante, n’hésitent pas
à formellement attribuer les maux évoqués par Lamartine à un châtiment céleste. Émile Le
Camus s’écrie : « Que la malédiction du ciel a été terrible sur ce pays ! »214. Ou l’abbé Becq :
Pauvre Jérusalem ! tu n’as pas voulu accepter ton sauveur et ton roi, tu as rejeté ton Jésus et
son règne, tu as maltraité les Fils du Très-Haut, et après avoir refusé sa grâce et son amitié, tu
l’as conduit au Calvaire et attaché à la croix ; tu es cruellement punie de ton ingratitude et de
ton aveuglement ! Il est impossible de ne pas être pénétré de tristesse quand on approche de
Jérusalem jadis si belle, si riche et si glorieuse ; mais quand on pénètre dans ses murs, le cœur
se gonfle et l’âme est abîmée de douleur. Partout la désolation, partout des ruines ; on le voit
évidemment, la malédiction du bon Dieu a passé par-là ! Oh ! si vous saviez ! la triste
Jérusalem ! Elle ressemble parfaitement à une âme qui a abandonné son Dieu et qui, s’étant
livrée au péché, a perdu avec son innocence sa beauté, sa gloire et son bonheur. J’ai été
effrayé en voyant l’état de cette ville infortunée215.
Les tenants de cette thèse voient également dans la léproserie de Jérusalem la conséquence
directe de la malédiction divine, « un cancer purulent rongeant le flanc de la cité qui les rejette
hors de son sein et qui les abandonne à leur sort misérable »216. L’abbé Becq écrit : « La
léproserie est un terrain contigu aux murailles de la ville, mais frappé d’une cruelle
réprobation, sur lequel on voit une vingtaine de misérables huttes, étroites, basses et
recouvertes de boue. C’est dans ces antres infects que les infortunés lépreux, bannis de la
société, sans recours, sans consolation, assistent à la décomposition des diverses parties de
leur corps »217. De là, chez l’abbé Becq, l’insistance sur le rôle important que le monde
chrétien aura à jouer dans la réconciliation de la ville pécheresse avec son Dieu : « Pauvres
créatures [les lépreux] ! quand viendra le jour où la charité catholique, qui embrasse tous les
hommes et toutes les infirmités, pourra leur donner les soulagements qu’ils réclament et les
consolations dont ils sont privés ! »218. Fortuné de Boisgobey compare les lépreux à des
« cadavres vivants »219, à des « fantômes »220. Léon Paul, lui, voit en eux les « descendants de
213
Ibid., p. 335-336.
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit., p. 386
215
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 30.
216
Marius Bernard, Autour de la Méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 52.
217
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 120.
218
Ibid., p. 120.
219
Ibid., p. 331.
220
Ibid., p. 331.
214
56
ces pauvres lépreux que Jésus aimait tant sur la terre »221, mettant ainsi en évidence l’absence
de Dieu à Jérusalem (par rapport à la compassion qu’Il avait éprouvée autrefois pour la misère
de ses habitants) et l’ardeur de sa colère contre la « ville déicide ». Le R. P. de Damas, qui
annonce clairement que la lèpre est une « marque de réprobation imprimée à Jérusalem »222,
se fait l’écho à de Léon Paul : « Je pensai au divin Maître qui guérissait les lépreux, […] il est
dur d’avoir à traiter une créature humaine comme un être immonde, dont le contact souille et
tue »223. D’autres encore préfèrent désigner les autorités de la Sublime Porte comme
principales responsables de la dégradation et de la propagation de la peste dans les villes
palestiniennes. Félix Bovet note : « Je l’ai remarqué, du reste, plus tard, en quittant la
Palestine, comme je l’avais remarqué en y entrant : au milieu de la décadence générale de
l’empire ottoman, la Palestine est tombée encore plus bas que tout le reste. C’est la décadence
dans la décadence »224. Eusèbe de Salle (1796-1873) « savoure » l’ambiance exotique que
dégage la peste à Jérusalem : « La peste sévissait à Jérusalem. C’était une attraction pour moi.
Je l’avais vue de profil au Qaire, à Alexandrie, à Beyrout ; elle était de l’autre côté du mur
près duquel nous causions maintenant, là, dans le lazaret de Jaffa. À Jérusalem, j’étais sûr de
la voir en face et d’aussi près qu’il me plairait, sans contrôle, sans discipline
quarantenaire »225. Et de dénoncer les dispositions mises en œuvre par l’Empire ottoman pour
éradiquer la peste :
L’intendance sanitaire de Beyrout a envoyé ici une espèce de proconsul chargé de prêcher la
contagion et d’imposer la quarantaine à tout le monde. Il divisera la ville en catégories, il y
aura des chambres en quarantaine dans des maisons, des maisons dans des rues, des rues dans
des quartiers : les préposés à la discipline seront surveillants et surveillés ; les étrangers seront
enlevés en masse pour aller purger leur quarantaine au lazaret de Jaffa, où la peste règne plus
sévèrement qu’ici ; voilà les nouvelles, voilà les plans de cet homme de mauvais augure oublié
parmi les prophètes mineurs, hélas ! et dont la parole ne trouvera pas plus que tant d’autres
créances dans Jérusalem désolée !226
Charles de Pardieu, placé en quarantaine dans un lazaret à Hébron, se montre tout aussi
catégorique à l’égard de la gestion de l’épidémie par les Turcs : « Bien loin d’apporter cette
maladie en Syrie, je courais beaucoup plutôt le risque de l’y gagner. […] Ils [les Turcs]
auraient bien mieux fait de s’attacher à assainir leurs villes qui sont infectes, et à supprimer la
221
Léon Paul, Journal de voyage. Italie, Égypte, Judée, Samarie, Galilée, Syrie, Taurus cicilien, Archipel grec,
op. cit., p. 44.
222
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 64,
223
Ibid., p. 63-64.
224
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 102.
225
Eusèbe de Salle, Pérégrinations en Orient, op. cit., t. I, p. 261.
226
Ibid., p. 295.
57
saleté. Ils enferment, tout bonnement, le loup dans la bergerie »227. Ces condamnations
s’inscrivent, comme nous le verrons plus en détail ultérieurement, dans le cadre de l’attitude
ambivalente que les voyageurs adoptent vis-à-vis de Constantinople et de ses représentants en
Palestine.
D’autres critiques à l’encontre de la ville palestinienne concernent l’aménagement du
paysage urbain, souvent comparé à un labyrinthe. Chateaubriand fait remarquer au sujet de la
cité sainte : « Entrez dans la ville, rien ne vous consolera de la tristesse extérieure : vous vous
égarez dans de petites rues non pavées, qui montent et descendent sur un sol inégal, et vous
marcherez dans des flots de poussière, ou parmi les cailloux roulants. Des toiles jetées d’une
maison à l’autre augmentent l’obscurité de ce labyrinthe : des bazars voûtés et infects
achèvent d’ôter la lumière à cette ville désolée »228. Le Britannique George Robinson, qui a
employé l’été 1830 à parcourir la Syrie et la Palestine, abonde dans le même sens : « Les rues
de Jérusalem ne sont pavées qu’en partie ; car partout où le roc nu se montre, il tient lieu de
pavé ; et le sol inégal des rues fait qu’il en est à peine une qui ait une surface unie et non
interrompue de plus de quinze toises. Un grand nombre sont voûtées, ce qui, ajouté à leur peu
de largeur, donne une physionomie sombre à la ville, que le style lourd de son architecture,
[…] rend déjà suffisamment triste »229. La comtesse de Gasparin donne, elle aussi, une image
dépréciative de la topographie de Jérusalem, qu’elle qualifie péjorativement de « ville
musulmane »230 : « Les rues de Jérusalem ne ressemblent à rien ; elles sont étroites, elles
s’enfoncent sous de sombres voûtes, elles descendent, elles montent. Il n’y a pas une maison
de belle apparence ; la misère, réelle ou affectée, frappe les yeux »231. Léon Paul, quant à lui,
observe : « Ruelles étroites et généralement voûtées, couloirs obscurs où l’on vient se heurter
contre le premier passant venu ; maisons sordides ou ruinées à demi »232. Le portrait négatif
que les voyageurs dressent de l’architecture urbaine de Jérusalem ne fait qu’exacerber leurs
sensations de claustrophobie et de malaise. Chateaubriand décrit les maisons de Jérusalem
comme « de lourdes masses carrées, fort basses, sans cheminées et sans fenêtres »233
ressemblant extérieurement à « des prisons ou des sépulcres »234. Il ajoute : « À la vue de ces
227
Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 220.
François-René de Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 448.
229
George Robinson, Voyage en Palestine et en Syrie, avec vues, cartes et plans, trad. anglais par l’auteur, Paris,
Arthus Bertrand, 1838, t. II, p. 123.
230
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 235.
231
Ibid., p. 234-235.
232
Léon Paul, Journal de voyage. Italie, Égypte, Judée, Samarie, Galilée, Syrie, Taurus cicilien, Archipel grec,
op. cit., p. 45.
233
François-René de Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 447.
234
Ibid., p. 447.
228
58
maisons de pierres, renfermées dans un paysage de pierres, on se demande si ce ne sont pas là
les monuments confus d’un cimetière au milieu du désert ? »235. C’est également l’analogie
entre bâtiments et pierres tombales qu’établit Édouard Schuré : « Des maisons à fenêtres rares
se serrent les unes contre les autres, – dans la terreur des fléaux passés ou dans l’attente des
gloires futures ? Leurs terrasses à parapets sont surmontées de petites coupoles. Ces
innombrables bosselures blanches donnent à la ville, vue d’en haut, un air de cimetière
musulman »236. Le narrateur aspire à quitter Jérusalem, où il avoue souffrir d’étouffement et
d’anxiété, et à retrouver les grands espaces : « J’étouffe et me sens angoissé dans cette ville de
pénitents, de captifs et de gardiens jaloux. Par contraste, je rêve de temples de marbre blanc,
d’athlètes nus au soleil, de cavaliers libres dans les savanes du Nouveau Monde »237. Émile
Le Camus appréhende les habitations de Jérusalem comme le produit de la décomposition et
de l’absence de vie dont la cité sainte semble être frappée : « Les maisons avec de rares
fenêtres sévèrement grillées semblent inhabitées, et si de quelque porte basse il sort parfois un
être vivant, il est lui-même triste, misérable, flétri comme les lieux qu’il habite »238. Même
attitude chez Jean-Jacques Bourassé : « En général les maisons sont basses, carrées, ayant de
rares ouvertures. La porte est si basse, qu’il faut se baisser en entrant. S’il y a des fenêtres,
elles sont constamment fermées au moyen de treillis, comme dans les temps les plus
reculés »239. Toujours selon l’abbé Bourassé, la seule façon de fuir cette atmosphère pesante
est de retrouver ce que l’on pourrait appeler la perspective lointaine que les voyageurs perdent
dès le moment où ils franchissent les portes de la ville. Ceci peut notamment être réalisé en se
retirant sur les toits de maisons qui, en Orient, font office de terrasse. « Là seulement »,
explique le narrateur, « on respire librement et on se soustrait aux malignes influences de l’air
infect qui remplit les rues et les misérables échoppes qui les bordent »240.
D’autres encore, comme Léonie de Bazelaire, adoptent une approche manichéenne en
présentant la ville orientale sous la forme de l’antithèse absolue de la ville occidentale,
réduisant de ce fait l’altérité à un simple « négatif de soi-même » :
En errant dans les rues, je regarde cet aspect curieux, si différent de celui de mon pays, et je
me dis : Vraiment l’Orient est fait tout à l’envers de l’Occident, et il ne s’en porte pas plus
mal ! Cependant voilà un paradoxe que je n’oserais soutenir, je préfère en laisser juge le
lecteur. De même qu’il y a certains tableaux à double face, comme sont ceux de Daniel de
235
Ibid., p. 447-448.
Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient, op. cit., p. 321.
237
Ibid., p. 323.
238
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 386.
239
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 135.
240
Ibid., p. 117.
236
59
Volterre qu’on voit au Louvre, où d’un côté de la toile est peinte une scène, et de l’autre côté
une scène différente ; ainsi je me retrace en esprit la peinture d’une ville occidentale avec ses
usages et ses coutumes, en regard de cette ville orientale, type remarquable des cités d’Orient.
Et d’abord, en Occident, l’alignement des maisons, des fenêtres et des toits, la largeur des rues
et leur entretien, constituent une belle ville. Les trottoirs sont faits pour les piétons, les rues
pour les voitures et les cavaliers, et de nombreux gardiens maintiennent l’ordre et la paix.
Hommes et femmes, en costume sombres et étriqués, courent à leurs affaires d’un air pressé.
En Orient, rien de semblable. La police ? Il n’en est pas besoin : chacun est armé et se protège
soi-même. Les balayeurs de rue ? Les chiens sauvages qui rôdent la nuit se chargent très bien
de cet office. Ici les rues n’ont nul besoin de trottoirs, car tout y passe pêle-mêle, hommes,
femmes, chameaux, ânes, mulets, chevaux et pèlerins ; les trottoirs ne serviraient donc qu’à
faire tomber bêtes et gens. Il est vrai qu’il ne passe point d’équipages ; mais ils seraient fort
déplacés en ce pays. Tous les moyens de locomotion, du reste, se trouvent à la portée de la
main ; à l’instant vous pouvez vous payer la fantaisie d’enjamber un bourriquet, ou de faire
quelques kilomètres sur le dos d’un chameau. […] Ces murs sans fenêtres ont peut-être un peu
l’air de prisons. Mais que ferait-on de fenêtres dans ce pays du soleil ? Quelques treillis,
quelques grillages serrés, à la bonne heure, pour laisser entrer l’air, mais empêcher le soleil de
pénétrer241.
Ou sous la plume de Lucien Alazard : « Là, vous ne trouvez pas de places publiques, pas de
promenades, pas de boulevard plantés d’arbres, pas de réunion d’hommes pour se réjouir. Les
rues sont étroites, tortueuses, couvertes pour la plupart et ne recevant le jour que par de
profondes lucarnes. […]Ailleurs, quelques passants vont et viennent ; ils ne parlent pas entre
eux. Là, pas de bruit de voiture ni de charrette. De temps en temps, passent quelques
chameaux »242. Dans le même sens, alors qu’il s’apprête à débarquer en Palestine, Félix Bovet
s’interroge sur les raisons de son départ pour l’Orient : « Je voulais voir une fois un monde
qui ne fût ni latin ni germain, ni catholique ni protestant ; je voulais apprendre à connaître
dans la race sémitique l’autre pôle de l’humanité historique »243. Et de terminer : « J’avais vu
les peuples du progrès, je voulais voir les peuples conservateurs »244. Ce dernier commentaire
contribue à former l’image d’un Orient enfermé dans une espèce de passé européen depuis
longtemps révolu, et donc d’un Orient en position de faiblesse et de dépendance par rapport à
un « Occident précurseur ». En effet, s’il prend soin d’indiquer que l’Occident doit à l’Orient
l’origine de ses croyances et de ses sciences245, Félix Bovet affirme que l’Orient « conserve,
dans ses traditions et dans ses mœurs, le souvenir inaltéré des âges primitifs, comme il
conserve les corps embaumés de ses rois et de ses dieux dans les nécropoles de Memphis »246.
241
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 196-197.
Lucien Alazard, En Terre Sainte. Monographie des saints lieux – souvenirs de pèlerinage, op. cit., p. 116117.
243
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 4.
244
Ibid., p. 4.
245
Ibid., p. 4.
246
Ibid., p. 4.
242
60
On retrouve cette image chez Marius Bernard (1847-1911), pour qui les ruelles de Jaffa
flanquées de « maisons hautes »247 et de « murailles grises »248 désignent un Orient « qui fait
songer à notre moyen âge et au temps des Croisades »249. De même, lorsqu’il loge dans le
couvent latin à Jaffa, Gabriel Charmes fait remarquer : « J’avais si peu l’habitude de me
trouver ainsi dans un couvent, qu’il me semblait assister à une scène de Walter Scott »250.
Dans cette perspective d’immutabilité, toute forme de modernisme est généralement
perçue comme menaçante. Or, si à l’époque des pérégrinations orientales de Chateaubriand et
de Lamartine, la Terre sainte passait encore pour une région inexplorée et lointaine, il n’en est
pas de même pour les voyageurs de la seconde moitié du XIXe siècle dont le séjour en
Palestine est marqué par les progrès technologiques issus de la Révolution industrielle et par
le développement d’un tourisme de masse. Cette vague d’innovations s’accompagne de
l’amélioration des conditions sanitaires et sécuritaires en Terre sainte sur l’initiative de
Méhémet-Ali (1769-1849), vice-roi d’Égypte, qui s’empare de la Syro-Palestine de 1831 à
1841. Elle coïncide également avec la période des Tanzimat (réorganisation) dans l’Empire
ottoman, menés en vue d’enrayer le déclin économique et politique de celui-ci, qui débute en
1839 sous le règne du sultan Abdul-Medjid Ier (1839-1861) et qui débouche sur
l’établissement de la constitution de 1876. Ces réformes, soutenues par les puissances
occidentales, touchent l’ensemble de la société ottomane, y compris dans les provinces
éloignées. Elles se traduisent par la mise en place de ministères, la réalisation de grands
projets d’urbanisme et la création de nouveaux réseaux de transport, l’élaboration des textes
législatifs (inspirés du mouvement de laïcisation européen et destinés à se substituer à la
charia coranique) et par l’adoption des principes de l’égalité devant la loi et de la liberté de
culte (inaugurés par la charte de Gul-hané, le 3 novembre 1839)251. Cette irruption occidentale
en Palestine, particulièrement discernable dans les villes, se manifeste entre autres par la
construction d’hôpitaux et d’hôtels252 établis sur le modèle européen :
247
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 2.
Ibid., p. 2.
249
Ibid., p. 2.
250
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 17.
251
Sur ce point, voir Histoire de l’Empire ottoman, éd. Robert Mantran, Paris, Fayard, 2003, chapitre XII ; Vivre
dans l’empire ottoman. Sociabilité et relations intercommunautaires (XVIIIe-XX siècles), éd. François Georgeon
et Paul Dumont, Paris, L’Harmattan, Coll. Histoire et perspectives méditerranéennes, 2000, p. 11 ; Nora Lafi,
Municipalités méditerranéennes. Les réformes municipales ottomanes au miroir d’une histoire comparée
(Moyen Orient, Maghreb, Europe méridionale), Berlin, K. Schwarz, 2005, 373 p. ; Sarga Moussa, La relation
orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (1811-1861), op. cit., p. 199-222 ;
Donald Quataert, The Ottoman Empire, 1700-1922, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 54-74.
252
« Tandis que, jusqu’aux années 1850, les pèlerins étaient surtout logés dans les monastères ou les hôtelleries
comme la Casa Nova des franciscains, de nombreux hôtels et hospices furent construits dans la deuxième moitié
du siècle. Certains d'entre eux avaient un contrat annuel ou une entente avec des agences de voyages comme
248
61
Jaffa ne pouvait guère, jusqu’à ces derniers temps, offrir aux voyageurs en quête d’un logis
que les simples cellules et que le réfectoire cénobitique du couvent latin et de l’hôpital
français, maisons religieuses parfaitement tenues, mais dont la gratuité était, en même temps,
embarrassante et onéreuse pour ceux qui frappaient à leur porte. Anglais ou allemands, trois
hôtels s’y sont ouverts aujourd’hui et, dans le salon de l’un d’eux, nous nous reposons, enfin,
des fatigues de nos courses253.
Louis Lortet, qui admire les « chaussures ornées de pompons »254 décorant les échoppes et les
ateliers du bazar d’Acre, note avec préoccupation leur disparition progressive au profit de
produits de fabrication européenne : « Malheureusement, depuis quelque temps, ces souliers
orientaux sont de plus en plus remplacés par d’affreux produits de fabriques autrichiennes ou
belges. Le goût se perd, et les extrémités élégamment relevées à la poulaine sont transformées
en bouts carrés sans grâce »255. Les critiques les plus virulentes à l’égard de l’industrie
naissante du tourisme de masse proviennent sans doute de Pierre Loti qui y voit un affront à la
noblesse des temps antiques. À Bethléem, il dénonce la présence de « touristes bavards tenant
en main leur Boedeker256 »257. Dans les environs de Jéricho, c’est un groupe de voyageurs
allemands que l’auteur d’Aziyadé (1879) qualifie péjorativement de « bande de “Cooks”,
venus pour voir et profaner ce petit désert à leur portée »258. Enfin, l’arrivée de plusieurs
attelages de touristes européens dans une Nazareth « trop modernisée, où les couvents, les
églises ont à peine l’air ancien »259 amène Pierre Loti à déclarer : « D’ailleurs, il doit rester ici
bien peu de chose de la bourgade de jadis qui fut si hostile au Christ et qui, en son temps, était
si dédaignée »260. À l’occasion de son deuxième voyage en Terre sainte (1863), Félicien de
Saulcy, qui pourtant rompt avec la tradition en préférant le « confort européen » de l’hôtel
Hauser261 à la rigueur monastique de la Casa Nova, s’indigne contre les changements que
Clark et Cook’s. Le premier hôtel de style moderne et qui ait offert certains des “conforts de l’Europe” fut ouvert
à Jaffa en 1850 par Kopel Blatner & fils » (http://www.jerusalem-pedibus.net/, consulté en ligne le 04/02/2007).
253
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 1.
254
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 163.
255
Ibid., p. 163.
256
Crée en 1827 par l’Allemand Karl Baedeker (1801-1859), Verlag Karl Baedeker est l’un des plus importants
éditeurs de guides de voyage au XIXe siècle et dans le premier tiers du XXe siècle, partageant le marché avec
Murray’s Handbooks et Joanne. Facilement reconnaissables à leur couverture rouge, les guides Baedeker
parviennent à s’imposer grâce à leurs cartes et plans d’orientation détaillés, leurs itinéraires et descriptions de
visites et à leurs conseils pratiques et linguistiques. Par ailleurs, au XIXe siècle, les touristes européens sont
souvent désignés hostilement par le terme « baedeker » (à la même époque, le verbe baedekering en anglais
renvoie à l’acte de voyager en vue de rédiger ses mémoires). C’est en 1875 que parait en allemand le premier
guide Baedeker sur la Palestine et la Syrie. Voir : Yehoshua Ben-Arieh, The Rediscovery of the Holy Land in the
Nineteenth Century, Jérusalem,.The Magness Press, The Hebrew University and the Israel Explorations Society,
1979, p. 209 ; John Julius Norwich, A Taste for Travel, Londres, Macmillan, 1985, p. 11-34 ;
http://oldguidebooks.com/guidebooks/, consulté en ligne le 03/02/2007.
257
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 43.
258
Ibid., p. 121.
259
Pierre Loti, La Galilée, op. cit., p. 56.
260
Ibid., p. 56.
261
« Une fois pour toutes, décrivons l’hôtel Hausser, où l’on est parfaitement bien traité, et que je recommande à
tous les voyageurs, parce qu’il est proprement tenu et peu cher. Un escalier de pierre et à couvert vous conduit au
62
Jérusalem connaît depuis « quelques années »262 et qui mettent le narrateur en présence de ce
que Gabriel Charmes, en parlant de Nazareth, désigne comme la « réalité contemporaine »263
de Terre sainte :
Au-delà des amas de cendres, j’aperçois des dômes, des édifices considérables, des murailles
d’enceinte immenses, en un mot, une ville entière qui date de quelques années. C’est la
réunion de tous les bâtiments appartenant à la Russie, bâtiments qui constituent une véritable
ville dominant la vieille Jérusalem. Pourquoi n’avouerais-je pas que cette vue me serre le
cœur ? Adieu le caractère religieux et imposant de la Jérusalem que j’avais vue naguère, et
que j’ai si souvent revue en pensée. Cette fois encore, les innovations ont tout gâté. De la ville
russe à la porte de Jaffa, les anciens chemins sont devenus des rues bordées de cabarets aux
enseignes françaises ou italiennes : Café du Jourdain. À la mer Morte, on donne à boire et à
manger. – Pouah ! cela donne des nausées264.
Pour Félicien de Saulcy, les nouveaux quartiers de Jérusalem265, avec leurs commerces aux
devantures européennes, nuisent au cachet d’authenticité biblique qui faisait le charme et
l’attrait de la ville lors de son précédent séjour en Palestine.
De l’avis de la majorité des voyageurs, le véritable point de non-retour est la
construction, en 1892, de la ligne de chemin de fer de Jaffa à Jérusalem)266. Tout en soutenant
premier étage ; c’est le rez-de-chaussée effectif. Là se présente une petite cour sur laquelle s’ouvrent quelques
chambres de voyageurs, à côté de celles de l’hôte et de sa famille. Montez encore un étage, mais cette fois en
plein air, et vous arrivez à une seconde petite cour fort étroite, au fond de laquelle s’ouvre la pièce servant de
salle à manger ou de salon, à votre choix. À droite est placé l’office. À gauche, un parapet qui domine la rue du
Patriarche. Cela est encore une espèce de rez-de-chaussée ou d’entre-sol. Une échelle est appliquée contre
l’office, et s’appelle “escalier des appartements d’apparat.” Montez sans vous casser le cou, et vous arriver sur
une terrasse qui, cette fois, n’a pas de parapet vers la rue : […] Je ne ferai pas à mes lecteurs l’injure de croire
qu’ils ont jamais rien vu de plus saugrenu que cette distribution ; et cependant, je le répète, malgré le soleil,
malgré le vent, malgré la pluie qu’on ne peut éviter avec pareil aménagement, on s’acoquine à l’hôtel Hauser, et
on ne s’y trouve pas plus mal qu’ailleurs. N’est-ce pas à Jérusalem, et les maisons de cette ville illustre entre
toutes ne sont-elles pas, sans exception, conçues sur des plans impossibles ? » (Louis-Félicien-Joseph Caignart
de Saulcy, Souvenirs d’un voyage en Terre sainte, Paris, Librairie de A. Eudes, 1867, p. 75-76) . Il est
intéressant de noter que pour certains voyageurs, continuer de loger dans la Casa Nova s’inscrit dans la
recherche de la « couleur locale ». Pour reprendre les mots du R. P. de Damas : « Il y a dans cette manière de
s’abriter plus de teinte locale et comme un doux parfum des vieux souvenirs » (Amédée de Damas, Voyages en
Orient. Jérusalem, op. cit., t. I, p. 15).
262
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Souvenirs d’un voyage en Terre sainte, op. cit., p. 73.
263
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 261.
264
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Souvenirs d’un voyage en Terre sainte, op. cit., p. 73.
265
Sur la croissance que connait Jérusalem dans la seconde moitié du XIXe siècle, voir Yehoshua Ben-Arieh,
« The Growth of Jerusalem in the Nineteenth Century », Annals of Association of American Geographers, 1975,
65, 2, p. 252-269.
266
À la fin du XIXe siècle, la voie ferrée Jaffa-Jérusalem est suivie par les lignes Damas-Mzerib (1894) et
Damas-Beyrouth (1895). En 1908, la gare de Haïfa devient le centre d’un trafic important avec l’inauguration de
la célèbre voie ferrée Hejaz, reliant Damas à Médine. À partir de 1917, l’armée britannique poursuit les travaux
entamés par les autorités turques après l’ouverture de la gare de Beersheba deux ans auparavant en prolongeant
la ligne de chemin de fer jusqu’à Rafah et Qusima (dans la péninsule sinaïtique). Voir : R. Kark, J. Glass et S
Even-Or, « The first railway in Palestine – History and entrepreneurship », Ariel, 1994, 100, p. 40-51; François
Lantz, Chemins de fer et perception de l’espace dans les provinces arabes de l’empire ottoman (1890-1914),
Paris, L’Harmattan, Coll. Comprendre le Moyen Orient, 2005, 272 p. ; James Nicholson, The Hejaz Railway,
Londres, Stacy International, 2005, 193 p.; http://nabataea.net/hejaz.html, consulté en ligne le 04/02/2007.
63
la réalisation de nouvelles routes, Louis Lortet, qui a visité la Terre sainte à deux reprises, en
1875 et en 1880, se montre paradoxalement réticent à la création des voies ferrées. Vu le
potentiel de ses richesses naturelles et l’intérêt croissant que les puissances occidentales
portent au territoire palestinien, Louis Lortet reconnaît que l’établissement des tramways et
des chemins de fer dans la région est inévitable, mais il souhaite son ajournement pour
préserver la Terre sainte des « vulgarités » de l’Occident : « Décidément, si un pays doit
échapper aux vulgarités de la locomotive et à ses coups de sifflets, c’est celui-ci.
Malheureusement, ceux qui aiment à se reposer quelquefois loin du bruit fatigant de
l’industrie moderne, ne doivent point se faire illusion : ces lignes ferrées se feront d’ici à un
très court laps de temps »267. Bien qu’il ne cache pas son hostilité envers la voie ferrée,
Édouard Schuré ne voit pas en elle un danger pour la « couleur locale », car, précise-il, la
locomotive « disparaît dans les riches verdures de la plaine et ne semble qu’un pauvre ver
rampant dans les vallées solitaires qui montent vers la Ville sainte »268. Il met en scène un
dialogue entre le chameau et le train, qui traduit la tension entre authenticité et modernisme,
où l’animal fait remarquer à la machine : « Tu as beau te hâter et cracher ta fumée inquiète,
monstre de fer, tu ne portes que des curieux, des ennuyés et des impuissants vers un but qui
fuit toujours. Mais nous, bêtes dociles et infatigables, à la marche lente et au pied sûr, nous
sommes les vaisseaux du désert. Nous avons porté les patriarches aux oasis de la paix et les
prophètes aux puits de la vérité »269. En revanche, André Chevrillon, qui participe à la
cérémonie d’inauguration de la ligne Jaffa-Jérusalem, en donne un portrait plutôt valorisant :
« La gare est toute blanche, toute nette, petite gare coquette et simple de village, jolis wagons
de bois clair et vernis, jolies locomotives munies de chasse-bœufs, faites pour trotter à travers
le pays sauvage »270. En comparant la voie ferrée à une transfusion de sang frais qui se répand
dans les veines variqueuses de Judée, André Chevrillon prétend que le train suscite une
dynamique de vie en Palestine dont l’Occident serait l’élément moteur271. Il rejoint ainsi le
point de vue d’un large public qui, à la fin du XIXe siècle, s’identifie à ce qu’Edmond Maestri
nomme le « mythe ferroviaire colonial français »272. À en croire André Chevrillon, la ligne de
chemin de fer permet également – grâce aux nouvelles sensations de découverte que procure
267
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 360.
Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient, op. cit., p. 314.
269
Ibid., p. 314-315.
270
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 189.
271
« Le train serpente, décrit de grandes courbes dans les gorges profondes entre les lignes de pierre, qui sont les
échines nues et brisées d’un pays autrefois vivant, le squelette disjoint et rongé de la terre. De loin en loin par
taches, un peu de la pelure végétale reparaît – combien maigre et souffrante ! Un olivier fait une grise et discrète
broderie sur la pierre, ombrage un pâtre qui garde ses chèvres » (Ibid., p. 191)
272
Edmond Maestri, « Exotisme et mythe ferroviaire colonial : le cas de l’Afrique française de la fin du XIXe
siècle aux années trente », L’Exotisme. Actes du colloque de Saint-Denis de la Réunion dirigé par Alain Buisine,
Norbert Dodille et Claude Duchet (7-11 mars 1988), Paris, Didier-Érudition, 1988, p. 219.
268
64
le voyage en train – de renouveler la littérature viatique sur la Terre sainte marquée par les
répétitions et les lieux convenus : « Dans ce premier voyage où elle est une étrangère, à coup
sûr l’ennemie des chameliers, la machine marche avec prudence. Nous allons un peu à la
découverte, sans savoir ce qui nous attend au prochain tournant. Je crois bien que nous nous
sommes arrêtés devant plusieurs puits, comme il convient en Orient, à la façon des
caravanes »273. En somme, ce n’est pas tant la banalité de l’aspect extérieur de cette « simple
petite gare comme on en voit dans nos villages »274 que la plupart des voyageurs considèrent
comme menaçante, mais bien le « don du pittoresque »275 de la voie ferrée, un pittoresque
d’un genre nouveau dans les relations de voyage en Palestine, dont la qualité originale et
atypique vient de ce que ce type de paysage urbain, à savoir le chemin de fer et la banlieue
palestinienne qui s’ensuit, ne fait pas traditionnellement partie de l’imaginaire de Terre sainte.
Comme nous l’avons indiqué au début de ce chapitre, jusqu’à la construction de la voie
ferrée, la montée vers Jérusalem s’effectuait en deux jours de cheval à travers la plaine de
Saron et les montagnes arides de Judée. Dans ce contexte, l’apparition des murs crénelés et
des tours massifs de la cité sainte, « isolée au sommet d’un roc taillé à pic »276, était soudaine
et spectaculaire, s’inscrivant parfaitement dans la thématique de la malédiction divine. Le
voyage en train met irrémédiablement fin à ce cadre exotique de Jérusalem, puisqu’il fait de la
cité sainte un simulacre de ville occidentale, avec ses faubourgs et ses constructions
modernes, annoncé aux cris de « Jérusalem ! Tout le monde descend! »277. André Chevrillon
joue ainsi du double registre de l’enthousiasme et de la déception pour donner une
représentation littéraire des nouveaux quartiers de Jérusalem. Sa douce rêverie engendrée par
le train s’accompagne d’un discours désenchanté vis-à-vis du modernisme : « […] voici
paraître des toits de briques rouges, des couvents carrés, des bâtisses banales, une ville de
province surgit sur les ruines d’un astre desséché : c’est Jérusalem et l’on voudrait s’en
retourner »278. À ce sujet, il est intéressant de constater que déjà en 1852, soit près de quarante
ans avant la publication du récit d’André Chevrillon, Xavier Marmier avait fait part de la
même inquiétude à l’égard du modernisme, dont le principal effet serait, d’après lui, la
démythification du pèlerinage à Jérusalem :
Naguère encore, au temps où M. de Chateaubriand visita la terre sainte, ce voyage était encore
sinon aussi dangereux que dans les siècles passés, du moins très-pénible et très-dispendieux.
Maintenant les chemins de fer, les bateaux à vapeur ont tellement abrégé toutes les distances,
273
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 191-192.
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 7.
275
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 145.
276
Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien, op. cit., p. 289.
277
M. Lorin, « Jérusalem », À Travers le Monde, 21 décembre 1895, 51, p. 494.
278
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 192.
274
65
qu’un voyage à Jérusalem n’est plus qu’une facile excursion de touriste. En passant par
l’Allemagne, on peut, en dix jours, se rendre de Vienne à Constantinople, et en cinq à six
jours, de Constantinople sur la côte de Syrie ; en s’embarquant à Marseille, sur un des
paquebots du Levant, on peut être en sept jours à Alexandrie ; de là, en deux jours, à Beirout,
et de cette ville, en une semaine, dans la cité de Sion ; aussi le nombre des pèlerins s’est-il
considérablement accru dans les dernières années ; mais ces pèlerins arrivés si rapidement,
passent aussi rapidement. A peine installés au couvent du Saint-Sépulcre, ils montent à cheval,
courent à droite, à gauche, satisfaits de voir à la hâte, quelques-uns des lieux les plus
mémorables, et d’écrire sur leur carnet ce qu’ils ont vu. C’est une des lois de notre nature, que
ce qui nous coûte peu de peine a par-là moins de prix à nos yeux, et c’est aujourd’hui une
entreprise trop aisée d’aller à Jérusalem. La rapidité des moyens de communication a encore
enlevé un prestige à cette ville, le prestige de l’éloignement et de l’inconnu. Pour quelquesuns, c’est toujours la sainte et merveilleuse cité de David ; pour beaucoup, ce n’est plus
qu’une cité curieuse dont on a tant entendu parler, qu’en conscience on peut bien prendre, sur
la saison d’été, cinq à six semaines pour la visiter et pouvoir dire qu’on la connaît279.
Sans les périples qui caractérisent jusqu’au début du XIXe siècle le voyage en Terre sainte,
explique Xavier Marmier, Jérusalem ne sera plus perçue par les pèlerins que comme une ville
quelconque, travestie en une bourgade occidentale. C’est sans doute ce qui conduit Sarga
Moussa au constat selon lequel l’étonnement des voyageurs en Palestine à la fin du XIXe
siècle « ne viendra pas d’un choc de la différence, mais au contraire d’un sentiment persistant
de retrouver dans l’autre les caractéristiques du même »280. Autrement dit, avec l’avènement
de la voie ferrée en Terre sainte, l’expérience de la ville palestinienne ne permet plus que
difficilement de dégager une atmosphère exotique, encourageant de ce fait certains visiteurs à
porter un regard critique sur les ravages esthétiques et sociologiques commis dans la région
par les puissances européennes, d’une part, et à s’interroger sur les méfaits de
l’industrialisation en Occident, de l’autre281. On retrouve l’écho de cette animosité contre les
phénomènes d’acculturation occidentale chez J. de Beauregard : « Ce n’est pas encore
Jérusalem ; mais c’en est la banlieue, la banlieue banale et grimaçante, champignon poussé
hier, autour des vieux créneaux arabes, à l’ombre des coupoles sacrées. Contre cette odieuse
importation du modernisme, on n’aura, certes, jamais d’invectives trop sévères : c’est presque
profaner la Ville Sainte qu’y greffer de pareilles constructions ! Mais ainsi le veut le goût du
siècle : il lui faut du confort, n’en fût-il plus au monde ; et il lui en faut jusque dans
279
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 89-90.
Sarga Moussa, La relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient
(1811-1861), op. cit., p. 203.
281
Voir sur ce point : Manon Brunet, « Les lettres orientales de Flaubert (1849-1850) ou La fabrique d’un
imaginaire romanesque », Tangence, 2001, 65, p. 72-81 ; Roger Picard, « La poésie romantique, la science et la
révolution industrielle, Romantic Review, 1944, 35, p. 28-42 ; Alain Quella-Villeger, « Exotisme et politique :
Istanbul, de Pierre Loti à Claude Farrère », L’Exotisme. Actes du colloque de Saint-Denis de la Réunion dirigé
par Alain Buisine, Norbert Dodille et Claude Duchet (7-11 mars 1988), op. cit., p. 123-134
280
66
Jérusalem ! »282. La crainte face à la dégénérescence de la ville palestinienne se manifeste
également dans Autour de la méditerranée (1894-1902) :
La montagne est toujours pelée, toujours plus pierreuse, mais le cadre du paysage s’élargit
autour de nous, les villages se multiplient et, vers le nord-est, apparaissent, noyés dans les
flamboiements du soleil, les toits rouges et les terrasses, les couvents et les grandes maisons
carrées d’une cité d’aspect assez banal en somme. Jérusalem ? Non, ce n’en est qu’un
faubourg. Enfermée dans ses remparts et en pente vers le levant, la Ville Sainte est cachée à
nos yeux par l’écran d’un mur crénelé et, après trois heures de voyage, nous entrons dans sa
gare283.
Ce qui nous retient dans la description que Marius Bernard fait de son arrivée à Jérusalem
n’est pas tant l’aspect commun de la cité sainte et de ses quartiers populaires que la
« transparence » du paysage. Le modernisme inverse l’angle d’approche des voyageurs par
rapport à la ville : les montagnes de Judée, qui dans les récits antérieurs à 1892
correspondaient à une stratégie textuelle permettant aux auteurs de mythifier Jérusalem et ses
environs, sont masquées ici par l’anonymat de la banlieue et l’ensemble « cosmopolite de
cabarets et de boutiques, d’hôtelleries et de cafés où blanchissent des fustanelles
helléniques »284. Même lorsque certaines relations parues à la fin du XIXe siècle mentionnent,
comme par un sursaut nostalgique, la nature le long de la route de Jérusalem, son aspect aride
et rocailleux semble être dominé par la présence du train ; à preuve la manière dont Lucie
Félix-Faure narre son voyage de Jaffa à Jérusalem :
Le chemin de fer se lance en plein dans ces montagnes, il suit des courbes hardies, il domine
des pentes raides, il côtoie un ravin ; alors, c’est le cadre sauvage désolé qu’ont chanté les
poètes : la nature montagneuse, bossuée, creusée, desséchée, calcinée, altérée, l’herbe
devenant rare et disparaissant ; les blocs de pierre aride et nue se succédant les uns aux autres,
les blocs de pierre entre lesquels se glisse la gloire empourprée des anémones et la grâce
délicate des cyclamens, faisant à ce paysage comme la charité d’un peu de sourire, noyé,
d’ailleurs, dans toute cette désolation285.
On peut donc dire sans exagération que la construction de la ligne de chemin de fer contrarie
l’imaginaire de la ville palestinienne tel qu’il se déploie dans les récits de voyage à l’époque
romantique. « Nous sommes loin, bien loin », constate avec consternation Gabriel Charmes,
« de la foi naïve des croisés et des pèlerins du moyen-âge : nous sommes peut-être plus loin
encore de la foi romanesque et littéraire des premières années de ce siècle. Chateaubriand et
Lamartine ne sont pas moins démodés que Pierre l’Ermite »286. Certes, en pénétrant dans les
282
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 146.
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 10.
284
Ibid., p. 10.
285
Lucie Félix-Faure, Méditerranée. L’Égypte, la Terre Sainte, l’Italie, op. cit., p. 85.
286
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 5-6.
283
67
entrailles de la « ville-neuve » de Jérusalem, qui abrite plusieurs institutions françaises,
certains apprécient son architecture et sa salubrité287. Mais la majorité des voyageurs, en quête
d’images bibliques, voit d’un mauvais œil cette percée du modernisme dans la cité sainte. Si,
pour contrecarrer ces influences « civilisatrices », nombreux sont amenés, comme nous le
verrons au chapitre 2, à délaisser le paysage urbain au profit d’une promenade régénératrice
en pleine nature, d’autres tentent d’arracher la « ville spirituelle » des griffes de
l’agglomération moderne en la délocalisant vers un espace sacré288, dans lequel ils peuvent
donner libre cours à leurs fantasmes bibliques. J.-T. de Belloc apporte quelques précisions sur
cette notion d’une « ville dans la ville » dans ses Souvenirs d’un voyage en Terre-Sainte
(1887). Il dresse d’abord le portrait d’une Jérusalem envahie par une « espèce de
faubourg »289 dénué de charme. Sous ces courbes modernes, dit-il, se cache une « ville
invisible, peuplée d’ombres vivantes, qui envahissent le cœur et le tiennent captif dans une
mystérieuse contemplation »290. Toujours d’après J.-T. de Belloc, cette « ville invisible » se
manifesterait aux yeux des pèlerins à travers une épaisse poussière, « la poussière des anciens
géants et des modernes héros des croisades, poussière de tous les temps et de toutes les
contrées du monde »291. En d’autres termes, la Jérusalem que J.-T. de Belloc cherche en
Palestine n’est pas la cité autour de laquelle s’articulent les nouveaux quartiers européens,
mais celle de sa rivale fantomatique, une ville distincte et séparée, n’existant plus que dans les
souvenirs livresques, et que le narrateur doit en quelque sorte reconstruire mentalement pierre
par pierre en comparant la réalité profane aux récits de la Bible :
La cité n’est plus ! Sion est un désert ! Jérusalem est sans beauté et sans éclat, sans lumière ;
son temple a été réduit en cendres ; elle a perdu jusqu’au souvenir de son culte, de ses
victimes, de ses pontifes ; ses sanctuaires sont en ruines, et, au delà de ces bouleversements,
l’on croit apercevoir les confins du monde ; on regarde le ciel, et la pensée se perd dans
l’infini. L’émotion ne se refroidit point en ramenant l’attention sur les réalités qui ne frappent
que les sens corporels292.
287
« […] ce quartier neuf est, naturellement, plus propre et mieux entretenu que la vieille ville ; de la terrasse des
hôtels étagés l’un au-dessus de l’autre, on découvre la chute du Liban, dont les croupes rases s’abaissent vers la
plaine de Saron et vers la mer. Le consulat général de France – un des grands centres de la vie politique en
Palestine – occupe une place d’honneur en ce quartier cosmopolite, et, plus haut, l’Ecole des Sœurs de SaintJoseph, si simplement et cordialement dévouées à l’œuvre d’élever à la française les petites filles indigènes de
toute langue et de toute religion » (M. Lorin, « Jérusalem », À Travers le Monde, 1895, p. 494).
288
Expression empruntée à Aryeh Graboïs, Le pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen Âge, op. cit., p. 108.
289
J.-T. de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un Voyage en Terre-Sainte, op. cit., p. 78.
290
Ibid., p. 84.
291
Ibid., p. 84.
292
Ibid., p. 85.
68
La coexistence d’une ville, en l’occurrence Jérusalem, et son double293 n’est pas un concept
propre au XIXe siècle, mais est à la source d’une certaine tension dans toutes les formes de
pèlerinage quelle que soit l’époque. Edgar Pich le résume très clairement de la façon
suivante : « Le pèlerinage implique une topique, c’est-à-dire une structuration particulière de
l’espace. Il suppose deux pôles : un pôle sacré et un pôle profane et donc le cheminement qui
conduit de l’un à l’autre. Le pôle sacré est par nature un lieu séparé de celui où l’on vit
habituellement, non seulement distant, mais aussi et surtout d’une autre nature »294.
Néanmoins, c’est à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que le rythme effréné de
l’industrialisation en Occident et son exportation progressive en Orient font pencher la
balance du côté du monde profane, mettant ainsi en péril l’avenir du monde sacré. Roger
Picard a raison d’affirmer à propos des grands progrès technologiques du XIXe siècle : « La
vie pratique va changer plus vite en cinquante ans qu’elle ne l’avait fait en cinq siècles et, de
tous côtés, la curiosité, les espérances ou les craintes du public s’éveillaient »295.
Pour prendre refuge contre « l’urbanité profane et matérielle »296 de la ville, les
visiteurs étrangers s’appuient sur le culte des pierres297 palestinien – nous faisons ici allusion
à l’adoration des sites sacrés chrétiens – qui, au XIXe siècle, est une institution forte de ses
sanctuaires, de ses martyria et de la fidélité d’un grand nombre de croyants ; il en résulte que
le voyage se fait souvent au pas de course, d’un Lieu saint à un autre. Prenons le séjour de
l’abbé Becq à Jaffa. À peine met-il le pied, à sept heures du matin, sur le sol de Palestine,
qu’il s’empresse de rejoindre le couvent latin afin de déjeuner avec les Pères Franciscains.
Ensuite, il traverse en toute hâte les ruelles et le souk de la ville pour se rendre à la maison de
Tabitha, située « à l’ombre des nopals presque séculaires et des gigantesques sycomores »298.
293
Le thème du double en littérature s’enracine dans les mythes et légendes de nombreux peuples. La mythologie
grecque, avec des personnages tels que Sosie, Amphitryon ou Psyché, n’est qu’une compilation de récits parmi
d’autres où le dédoublement de l’unique occupe une place significative. Jusqu’au XIXe siècle, la figure du
double apparaissait principalement comme un reflet dans l’eau, une ombre, la gémellité ou sous la forme d’un
guide spirituel destiné à assurer la sauvegarde du héros. Cependant, l’émergence du courant fantastique et de la
littérature romantique allemande sur le Doppelgänger, ainsi que l’application des notions freudiennes
contribuèrent à donner un visage plus complexe au double, celui de la schizophrénie et du dédoublement de la
personnalité. Pour des études récentes sur le sujet, on peut se reporter notamment aux ouvrages suivants : Gérard
Conio, Figures du double dans les littératures européennes, Paris, L’Âge d’homme, 2001, 290 p. ; Clément
Rosset, Le réel et son double. Essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, Coll. Folio Essais, 1993, 127 p. ; Andrews J.
Webber, The Doppelganger : Double Visions in German Literature, Oxford, Clarendon Press, 1996, 379 p.
294
Edgar Pich, « L’incarnation dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem », journée d’étude sur l’Itinéraire de Paris
à Jérusalem, organisée par la Société des études romantiques et le centre de recherche sur la littérature française
du XIXe siècle de l’Université Paris IV-Sorbonne, 9 décembre 2006, p. 7.
295
Roger Picard, « La poésie romantique, la science et la révolution industrielle », Romantic Review, 1944, 35, p.
31.
296
Aryeh Graboïs, Le pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen Âge, op. cit., p. 25.
297
Expression empruntée à Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 224.
298
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 18.
69
À midi, il rentre au couvent, dîne avec les religieux et, à deux heures de l’après-midi, il
enfourche un cheval et emprunte la route de Ramleh299. En tout, sept heures s’écoulent entre
son arrivée et son départ de Jaffa ! À Jérusalem, l’abbé Becq poursuit sa « quête symbolique
de Jésus-Christ »300 en se rendant au Saint-Sépulcre, qui s’impose immédiatement à lui
comme le reflet, bien qu’imparfait, de la « Jérusalem rêvée ». C’est à l’intérieur de la
basilique que ses références bibliques prennent une résonance actuelle en induisant une
confusion entre passé et présent :
J’avais suivi, et je l’avais deviné aux battements de mon cœur et à la profonde tristesse qui
remplissait mon âme, à peu près le même chemin que Jésus-Christ portant sa croix ; j’étais au
lieu le plus saint, le plus redoutable de l’univers. Ici, devant moi, le Ciel a été réconcilié avec
la terre ; ici le péché a été dignement expié, ici Dieu outragé a été surabondamment satisfait ;
ici le sang du Fils de Dieu a rougi la poussière et purifié le monde ; ici, il y a dix-huit cent
vingt-deux ans, a été commis le plus horrible de tous les forfaits ; ici Dieu a donné à l’homme
la plus étonnante preuve de son amour ; ici le Saint des saints, couvert d’opprobres et de
plaies, a été mis à mort entre deux scélérats ; ici la nature, bouleversée à la mort de son Maître,
a enfanté des prodiges ; ici le corps sacré de mon Dieu descendu de la croix a été enfermé
dans la pierre ; ici la majesté divine, en se montrant avec éclat, au sortir de la tombe, s’est
vengée elle-même de l’attentat commis contre le Ciel ; ici l’impiété fait silence et se
prosterne ; ici la glace du cœur endurci se fond avec rapidité, ici tous les yeux se mouillent de
larmes, toutes les bouches s’ouvrent à la prière, toutes les âmes à la componction et à
l’amour !!!301
À travers cette effusion de paroles, qui contraste avec l’étrange faiblesse qu’éprouve
Chateaubriand à la vue du Tombeau du Christ302, l’abbé Becq actualise, voire s’approprie, la
souffrance de Jésus cloué à la croix :
Le front sur le marbre, il me semble voir des pieds percés, des bras étendus, des mains
clouées, du sang qui jaillit, des nerfs rompus qui se crispent ; entendre les coups de marteau,
les déchirements de la chair qui crie sous le fer, des ricanements mêlés de blasphème, en un
mot, assister à l’horrible scène du crucifiement. Et je voudrais être crucifié avec mon cher
Sauveur, et je sens naître en moi sinon le désir des souffrances, du moins un courage intrépide
pour les supporter dans l’occasion303.
J. de Beauregard, lui aussi, voit dans le Saint-Sépulcre le moyen de se distancer du paysage
contemporain de Jérusalem et de se rapprocher des temps antiques :
299
Ibid., p. 16-18.
Aryeh Graboïs, Le pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen Âge, op. cit., p. 12.
301
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 25.
302
« Les lecteurs chrétiens demanderont peut-être à présent quels furent les sentiments que j’éprouvai en entrant
dans ce lieu redoutable ; je ne puis réellement le dire. Tant de choses se présentaient à la fois à mon esprit, que je
ne m’arrêtais à aucune idée particulière. Je restai près d’une demi-heure à genoux dans la petite chambre du
Saint-Sépulcre, les regards attachés sur la pierre sans pouvoir les en arracher. […] Tout ce que je puis assurer,
c’est qu’à la vue de ce Sépulcre triomphant, je ne sentais que ma faiblesse » (François-René de Chateaubriand.
Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 349-350).
303
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 43.
300
70
À Jérusalem, tout pâlit et tout s’efface devant le Saint-Sépulcre. Chaque jour, plusieurs fois
par jour, on s’y achemine, et l’on y pénètre ; et l’on n’en sort que pour se ménager à nouveau
la consolation d’y rentrer. C’est là qu’on a, dans sa plénitude concrète, l’intelligence de
l’ineffable mystère de la Rédemption ; là qu’on prie, comme on ne prie nulle part ailleurs, en
union avec le Christ enseveli dans le trépas, et vainqueur de la mort comme du péché ; là
qu’on pleure délicieusement ses fautes, aux pieds de la tombe où voulut séjourner le divin
Rédempteur endormi ; là qu’on aime, de toutes les tendresses les plus ardentes de son cœur ;
là que l’on comprend la suprême douceur de l’oubli des injures, et qu’on savoure la joie
céleste qu’il y a à pardonner ingrats et méchants ; là enfin qu’on veut faire, avant de s’éloigner
de Jérusalem, sa toute dernière visite304.
Cette vision de la « Jérusalem rêvée », dans laquelle les histoires de la Bible prennent corps et
sont reconstituées au présent, s’esquisse bien avant que les voyageurs n’atteignent le SaintSépulcre. Les descriptions de la Voie douloureuse, appelée également le Chemin de la Croix,
que Jésus, condamné à mort par Ponce Pilate, aurait empruntée depuis le palais du
Procurateur romain jusqu’au sommet du Golgotha, pallient la déception au contact de la
« ville-neuve » et participent activement à la résurrection du passé sacré. En effet, parcourir
les quatorze stations du Chemin de la Croix, dont les cinq dernières sont renfermées dans la
basilique du Saint-Sépulcre, offre aux visiteurs l’occasion unique de revivre les moments les
plus marquants de la Passion du Christ. Le ton est déjà donné dans la prière préparatoire –
rapportée notamment par le frère Liévin de Hamme (1822-1898) dans son Guide indicateur
des sanctuaires et lieux historiques (1869) – que les pèlerins sont appelés à faire dans l’église
de la Flagellation : « Mon Très doux Jésus !… Par amour pour moi, vous avez parcouru cette
ville, chargé d’une pesante Croix !… par amour pour vous, je vais méditer votre sainte
Passion en suivant la même voie douloureuse ! »305. Conformément au message de cette
prière, Xavier Marmier écrit : « Nous voulions, l’Évangile à la main, relire de station en
station l’histoire des dernières angoisses mortelles et du divin supplice du Rédempteur »306.
Dans le but de souligner l’importance du Chemin de la Croix pour les chrétiens, Jean-Jacques
Bourassé ouvre sa description par une question rhétorique : « Serait-il possible à un chrétien
de venir à Jérusalem sans avoir l’esprit, la mémoire et le cœur remplis de ces grands souvenirs
et des sentiments qu’ils inspirent ? »307. L’aspect morne de la Voie douloureuse semble
correspondre à l’idée que Louis Énault se fait de la crucifixion de Jésus et lui permet de
replonger dans ses souvenirs littéraires : « Il n’y a point en ce monde une route plus
mélancolique. L’aspect lugubre des lieux que l’on traverse ajoute encore les tristesses du
présent au deuil du passé : partout, la désolation et la ruine ; la trace du fer et du feu ; le
304
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 189-190.
Liévin de Hamme, Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques, op. cit., p. 69.
306
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 68.
307
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 107. L’abbé Bourassé donne, par ailleurs, une description
détaillée des diverses stations du Chemin de la Croix (Ibid., p. 106-122).
305
71
souvenir du sang ou des larmes : partout une image de mort : Plurima mortis imago ! »308. J.T. de Belloc, qui participe à la procession solennelle du Chemin de la Croix le lendemain de
l’Ascension, perçoit son parcours à travers les différentes stations comme une manière
privilégiée de comprendre et de partager les souffrances du Christ accablé du poids de la
croix : « La chaleur, la fatigue qui nous accablait, nous faisaient mieux comprendre encore
l’épuisement du Sauveur. Ses forces étaient brisées, la sueur coulait de son front divin ; sainte
Véronique s’avance et l’essuie »309. Après avoir suivi la Via dolorosa, le comte de Chambord
conclut par ces mots : « Ce chemin de la croix fait sur les lieux m’a laissé une profonde et
salutaire impression »310. Pierre Loti reproduit l’expérience « résurrectionnelle » qu’il a vécue
à Bethléem en traversant le Chemin de la Croix peu avant la tombée de la nuit : « La voie est
déserte, ce soir, et déjà obscure dans son resserrement profond, avec un peu de mourante
lumière d’or, tout en haut, sur le faîte de ses pierres rougeâtres ; le soleil doit être très bas,
près de s’éteindre »311. Les touristes et les pèlerins, qui envahissent la voie pendant la journée,
disparaissent pour faire place à des ombres furtives, semblables à des revenants312. Une scène
de cette nature convient mieux, d’après Pierre Loti, à la tragédie qui s’est jouée en ces lieux
lors de la Passion du Christ. Dans la description qu’il donne du Chemin de la Croix, on dirait
que c’est toute la voie, et non seulement le narrateur, qui revit symboliquement l’épreuve de
Jésus en se ployant sous le poids de la croix313. À la lumière crépusculaire qui ôte peu à peu
l’apparence « banale et décevante au soleil du plein jour »314 de la Voie douloureuse se
mélangent des cantiques émanant de l’église de Sainte-Anne et du couvent des Dames de
Sion315, suivis par les « cris religieux, exaltés et stridents »316 des muezzins. Cette irruption
sonore plonge le Chemin de la Croix dans une ambiance de paix inhabituelle où chrétiens et
musulmans interrompent leurs luttes pour témoigner de la même douleur, avec la même
intensité, mais avec d’autres mots. La réunion de ces artifices permet à Pierre Loti de remplir
la voie avec le « Grand Souvenir » et de retrouver un semblant de foi ou, pour reprendre les
mots du narrateur, « les vieux espoirs morts »317.
308
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 108.
J.-T. de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un Voyage en Terre-Sainte, op. cit., p. 113-114.
310
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 169.
311
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 79.
312
« À peine quelques fantômes s’aperçoivent, rares et furtifs, au fond de ces couloirs : femmes voilées ou
Bédouins drapés de manteaux grisâtres » (Ibid., p. 80).
313
« D’autres rues croisent celle-ci, aussi vides et aussi mortes, sans fenêtres, sans ouvertures d’aucune espèce,
voûtées presque entièrement de lourds arceaux, en plein cintre ou en ogive, et s’en allant se perdre au loin dans
une mystérieuse obscurité de nécropole » (Ibid., p. 80).
314
Ibid., p. 81.
315
Ibid., p. 80-81.
316
Ibid., p. 81.
317
Ibid., p. 83.
309
72
Dans la perspective de « revivre par l’imagination ce qui n’existe plus »318, les
voyageurs se tournent également vers les sanctuaires qui pullulent dans d’autres villes
palestiniennes. Par exemple, dans la Grotte de la Nativité à Bethléem, où la tradition
chrétienne marque par une étoile d’argent le lieu de la naissance de Jésus, Lucie Félix-Faure
fait remarquer : « Maintenant il faut que le rêve intervienne pour nous permettre de
reconstituer par la pensée les anciennes splendeurs »319. Elle continue en vantant le bonheur
d’accomplir ses dévotions à l’endroit tant évoqué dans les lectures de sa prime jeunesse : « Il
fait bon s’agenouiller dans cet endroit où l’ensemble des traditions les plus vénérables, et
jamais interrompues depuis des siècles, place les scènes divines dont le récit a bercé notre
enfance, s’agenouiller comme les berges et les rois mages »320. C’est dans cette même grotte
que Chateaubriand croit reconnaître en un Arabe chrétien, venu se recueillir sur le berceau du
Christ « avec une ferveur, une piété, une religion inconnue des Chrétiens de l’Occident »321, la
réincarnation des « antiques bergers de Bethléem »322. L’abbé Pierre, lui aussi, met en
évidence l’expérience spirituelle qu’il vit dans la Grotte de la Nativité : « Ai-je besoin de dire
ce qui se passe dans l’âme d’un pèlerin et d’un prêtre quand il lui est donné de baiser la
poussière du lieu trois fois saint où le Fils de Dieu, quittant par amour pour nous les
splendeurs du ciel, commença, dans la pauvreté et les persécutions, une vie qui devait finir sur
la Croix ? »323. À Nazareth, Léonie de Bazelaire ressent dans l’église de l’Annonciation « une
émotion indicible à regarder et à baiser cette roche bénie qui abrita ce grand mystère, un élan
de foi incomparable »324. Lorsqu’elle parvient au sommet du mont Thabor, que la tradition
identifie comme le lieu de la Transfiguration de Jésus, il lui semble « voir le ciel s’ouvrir,
entendre la voix divine »325.
Néanmoins, parallèlement à ce regain d’intérêt pour les Lieux saints après la vague de
déchristianisation qu’avait connue la France pendant la Révolution, plusieurs voyageurs
expriment leur réticence envers le culte des pierres et les condamnations fusent de toutes
parts326. Nous nous intéresserons ici à quelques critiques à l’égard des Lieux saints qui
318
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 206.
Lucie Félix-Faure, Méditerranée. L’Egypte, la Terre Sainte, l’Italie, op. cit., p. 101.
320
Ibid., p. 102.
321
François-René de Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 307.
322
Ibid., p. 307.
323
François Pierre, Constantinople, Jérusalem et Rome, op. cit., p. 107.
324
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 55.
325
Ibid., p. 62.
326
Les reproches à l’encontre des Lieux saints s’inscrivent au sein d’un débat intertextuel d’une grande
envergure opposant la rationalité scientifique à la religion. Il convient toutefois de préciser que cette distinction
est loin d’être absolue, surtout dans la première moitié du XIXe siècle, et ne doit pas être appréhendée de
manière simpliste. C’est ainsi que parmi ceux qui condamnent les abus du culte des pierres, on dénombre
319
73
interviennent dans le cadre de la représentation de la ville palestinienne. Tout en permettant à
certains de raccommoder leurs idées préconçues avec une forme d’actualisation du passé, les
Lieux saints incitent d’autres à ne voir dans la ville qu’un environnement profondément
incompatible avec toute tentative de relecture vivante des textes sacrés. Pour Gabriel
Charmes, la grandeur de la Bible, et plus particulièrement du Nouveau Testament, tient au
caractère intemporel de ses histoires et au flou entourant les personnages, les localités et les
événements qui y sont mentionnés, de façon à préserver l’universalité de son message et à
rappeler qu’elle est l’œuvre d’un Dieu lui-même infini et abstrait :
La grande poésie de l’Évangile réside dans l’espèce de vagues, et, s’il m’est permis de parler
ainsi, dans l’indétermination qui semble planer sur ses récits. Tout y flotte un peu au hasard
dans le temps et dans l’espace ; rien n’y a le contour de la réalité matérielle, ainsi qu’il
convient à une histoire surnaturelle qui doit appartenir à l’humanité tout entière, non à une
époque et à un pays ; aucune date fixe, aucun sens bien précis n’y vient comprimer
l’imagination dans ses élans et dans ses fantaisies. On y assiste réellement à une existence
divine se déroulant avec une entière liberté, avec une insouciance complète des choses
terrestres. […] Nous savons que tel discours a été prononcé sur la montagne, que telle parole a
été dite au bord du sentier, mais on nous laisse à choisir la montagne et le sentier dans une
contrée où on les compte par milliers. On nous apprend que Jésus a subi sa longue agonie dans
un jardin rempli d’oliviers, qu’il a été crucifié au Calvaire, mais c’est à nous de trouver sur le
mont Sion les arbres qui ont arbitré de sublimes faiblesses, de rechercher, sous le débris de
Jérusalem, l’emplacement où s’est accompli le plus grand événement de notre histoire, le plus
grand sacrifice de l’humanité327.
L’un des problèmes majeurs auxquels les hommes sont confrontés, note Gabriel Charmes,
réside dans la difficulté de traduire le Mystère de la Bible dans l’art et la littérature : « L’art,
la poésie et la piété s’efforcent depuis des siècles d’imaginer ce qu’on ne leur a pas décrit, de
créer, à côté de la véritable Jérusalem dont la vulgarité froisse les plus nobles instincts, une
Jérusalem idéale qui satisfasse tous les besoins de l’intelligence et du cœur. Aucun site exact,
si beau qu’il soit, ne leur a suffi »328. En d’autres mots, le narrateur tente de percer les causes
de la déception que de nombreux visiteurs étrangers éprouvent en Terre sainte. L’explication,
selon lui, vient du fait qu’un séjour en Palestine engendre la rencontre entre deux mondes : le
réel et l’imaginaire. Avant d’atteindre la Terre sainte, chaque voyageur, au gré de son
imagination créatrice, construit sa vision de celle-ci. Or, en se rendant en Palestine, le
voyageur est soudain confronté à la réalité ; l’indétermination de l’Écriture sainte se voit
contrainte de cohabiter avec une forte inclination à donner de la Bible une représentation
concrète et visible. Pour Gabriel Charmes, ce sont essentiellement les villes et les Lieux saints
plusieurs hommes d’église et ardents défenseurs de la foi chrétienne qui, selon toute vraisemblance, devraient
soutenir les acquis de la tradition en Terre sainte.
327
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 40-41.
328
Ibid., p. 41.
74
qu’elles abritent qui pêchent par excès de matérialisme en cherchant à associer les épisodes
bibliques, y compris les plus anodins, avec un objet ou un endroit bien précis. La verve
imaginative des voyageurs, explique-t-il, ne peut que repousser cet effort maladroit de
représenter les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament par des sanctuaires construits par
la main de l’homme :
La vue de Jérusalem détruit tout ce travail de l’imagination. Au manque absolu d’informations
qui faisait le charme de l’Évangile, succèdent tout à coup une abondance, une précision de
détails techniques et topographiques dont on est écœuré. On ne saurait faire un pas sans que
quelqu’un vous montre un objet de la Passion : voici la colonne de la flagellation, voilà le trou
où fut plantée la croix ; ceci vous représente l’endroit précis où Jésus est tombé en portant
l’instrument de son supplice ; […] Vous essayez d’errer, en rêvant, dans les rues de la ville ;
un moine ou un guide se présente aussitôt pour vous indiquer la maison d’Hérode, le tracé de
la voie douloureuse, le berceau de la Vierge, que sais-je ?329
Lorsque Gabriel Charmes vient méditer au Jardin de Gethsémani à Jérusalem, où Jésus se
serait retiré pour prier Dieu avant son arrestation par les Romains330, il est gêné par les
transformations qui lui ont été apportées par les franciscains :
Sept arbres aux troncs noueux, aux rameaux décharnés, à peine couverts de quelques feuilles
et de quelques olives, feraient illusion par leur vieillesse ; pourquoi faut-il que les religieux
franciscains, qui en sont propriétaires, les aient environnés d’un mur blanc sur lequel ils ont
disposé des tableaux du chemin de croix, dont les personnages peints en rouge, en vert, en
jaune, en violet, ressemblent à de hideuses poupées de cire ? Pourquoi faut-il qu’ils les aient
encadrés dans un parterre où toutes sortes de fleurs sont disposées en étoiles, en rosaces, en
arabesques, en figures les plus communes, comme dans l’enclos d’un propriétaire de la
banlieue ? Pour achever la ressemblance, un moine à robe retroussée, à figure réjouie, portant
crânement un chapeau de paille sur la tête, un arrosoir à la main, un sécateur de l’autre,
personnage en tous points semblable à ceux que M. Vibert331 aime à représenter dans ses
tableaux, vous prépare un bouquet pendant que vous faites le tour du jardin. Il a soin d’y
placer, en guise de tige, une petite branche des inépuisables oliviers. Lorsqu’il vous présente
le tout avec une figure souriante, ce n’est pas sans peine qu’on résiste au désir de l’étouffer.
Voilà donc ce que des hommes qui se croient chrétiens ont fait du lieu où Jésus s’est
rapproché le plus de l’humanité, où il a été faible, hésitant, troublé comme elle, où il a ployé
comme elle sous le poids de la douleur ! Une caricature de moine arrose des coquelicots sur la
terre que le Christ a arrosée de ses larmes et de son sang332.
Et de poursuivre : « Malheureusement, lorsqu’on entre dans la prétendue grotte de
Gethsémani, l’émotion de pareils souvenirs ne saurait résister au spectacle qu’on a sous les
yeux. Par une charlatanerie scandaleuse, des mains impies se sont avisées de dessiner des
329
Ibid., p. 41-42.
Matthieu 26: 36; Marc 14: 32.
331
Il s’agit du peintre français Jehan-Georges Vibert (1840-1902), connu pour ses scènes satiriques des membres
du clergé. Voir, en guise d’illustration, les trois tableaux suivants : La sauce merveilleuse, Monseigneur en visite,
La fête du cardinal.
332
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 48-50.
330
75
taches rouges sur le sol. Cette imitation trompe une multitude de pèlerins »333. Félix Bovet
signale, à propos du même jardin : « Gethsémané appartient aux religieux du couvent latin ;
et, comme ces moines sont tous Européens, ils ont cru devoir, récemment, en faire un jardin à
l’occidentale ; ils y ont établi des massifs et des plates-bandes et ont entouré le tour d’un mur
rectangulaire, blanchi proprement à la chaux »334. Pierre Loti, d’abord saisi par la Grotte de
l’Agonie, se laisse gagner, lui aussi, par la désillusion : « Plus rien du Grand Souvenir ne
persiste en cet endroit banalisé ; des moines ont accompli ce tour de force : faire de
Gethsémani quelque chose de mesquin et de vulgaire. Et l’on s’en va, l’imagination déçue, le
cœur fermé »335. Pour Pierre Loti, le seul salut contre ces multiples agressions esthétiques est
de se recueillir dans le Jardin de Gethsémani « par les tranquilles nuits froides, songer seul et
appeler des ombres »336. Dans le même esprit, la basilique du Saint-Sépulcre ne répond pas à
l’idée que s’en faisaient la plupart des voyageurs. Lamartine regrette « la bizarre profusion de
mauvaises peintures et d’ornements de tous genres dont les murs et l’autel sont
surchargés »337. Amédée de Damas renchérit : « Malheureusement, le rocher a disparu pour
faire place à un petit édifice de marbre élevé à l’endroit où fut le saint tombeau. N’est-ce point
chose triste et à jamais regrettable ? que font ici la pierre ou le marbre, l’or ou l’argent ? Je
voudrais vénérer le sépulcre que Joseph d’Arimathie avait fait creuser pour lui et qu’il donna
au Sauveur, et non le travail dont la main des hommes l’a recouvert »338. Léon Paul commente
ainsi la profusion ornementale du Saint-Sépulcre: « Je regrette tous ces cierges, toutes ces
dorures dont on a couvert les débris sacrés – toutes ces verroteries de mauvais goût, tous ces
oripeaux appendus aux murailles. – L’âme serait plus à l’aise si l’autel, bâti sur le Calvaire,
était démoli pour laisser le roc à nu, si la croix supportant un christ de fantaisie était
remplacée par une simple croix de bois sans ornement »339. Flaubert s’exclame : « Mais
comme tout cela est faux, comme ils mentent, comme c’est badigeonné, plaqué, verni, fait
pour l’exploitation, la propagande et l’achalandage ! »340. L’abbé Le Camus raille l’idée selon
laquelle le Saint-Sépulcre serait également le lieu de sépulture d’Adam : « Je comprends le
rapprochement entre le souvenir du vieil homme qui nous perdit et le Calvaire du nouvel
homme qui nous sauva. Tout serait bien si la dévotion grecque se contentait de l’idée
mystique. Elle gâte tout, en nous montrant le pilier sous lequel se trouve réellement le crâne
333
Ibid., p. 48-50.
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 199-200.
335
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 100.
336
Ibid., p. 100.
337
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 301.
338
Amédée de Damas, Voyages en Orient. Jérusalem, op. cit., t. I, p. 113-114.
339
Léon Paul, Journal de voyage. Italie, Égypte, Judée, Samarie, Galilée, Syrie, Taurus cicilien, Archipel grec,
op. cit., p. 46-47.
340
Gustave Flaubert, Voyage en Orient, op. cit., p. 245.
334
76
du premier homme »341. Valérie de Gasparin s’indigne contre le culte bruyant qui anime la
basilique, par opposition à la prétendue sobriété protestante : « Seigneur, ta tombe n’est pas,
elle ne peut pas être dans ce lieu profane, dans cette espèce de foire des nations, où la foule
bruyante, presque licencieuse, remplissait les parvis de ses ondes, se suspend à toutes les
galeries, à tous les étages, chantant, hurlant, faisant retentir les voûtes de sauvages
clameurs ! »342. Troublée par la diversité des dogmes, elle s’écrie : « Y a-t-il un seul de ces
hommes qui pense à Jésus, à Jésus mort pour lui ? »343. Félicien de Saulcy condamne les
échauffourées entre les communautés chrétiennes, particulièrement visibles au SaintSépulcre : « C’est à qui, parmi les prêtres, criera le plus fort, et parmi les assistants, à qui
bousculera le mieux ses voisins, afin d’accaparer le plus de place possible sur le saint parvis
qui entoure l’endroit où fut la tombe de Celui qui a dit : Aimez-vous les uns les autres »344.
Maxime Du Camp partage le même avis : « Toutes ces sectes rivales se haïssent et essayent,
par l’ingérence de leurs consuls, de dominer les unes sur les autres »345. À Haïfa, il ne se prive
pas de fustiger les Pères Carmes pour l’agitation autour du prophète Élie : « Là, on nous
signale les ruines d’un oratoire que l’on prétend avoir été construit par lui ; ailleurs le tertre où
l’on prétend qu’il fit égorger les huit cent cinquante faux prophètes ; et des grottes où il a
demeuré, et le coteau d’où après avoir regardé sept fois l’horizon, il voyait se lever sur les
flots la petite nuée qui devait répandre sur le sol de Syrie la pluie bienfaisante longtemps
désirée »346. À Bethléem, ce sont les parements intérieurs de la Grotte de la Nativité qui ne
s’accordent pas, selon Xavier Marmier, avec l’esprit de l’Évangile : « Malheureusement les
murs intérieurs ont été revêtus de plaques de marbre. Il est à regretter qu’une piété mal
entendue ait ainsi travesti la nature première de ce lieu sacré. Quel marbre peut remplacer les
parois de sable et de roc qui ont abrité la Vierge et vu naître le Sauveur ? »347. Marius
Bernard, frappé par l’écart esthétique348 entre la crèche de l’Évangile et la Grotte de la
Nativité, s’exclame : « Trop de plaques de marbre, trop de tentures de soie rouge, trop de
tableaux, trop de dorures enlèvent à ces lieux le caractère de rustique pauvreté qu’ils avaient à
341
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 213.
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 246-247.
343
Ibid., p. 248.
344
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Souvenirs d’un voyage en Terre sainte, op. cit., p. 373.
345
Maxime Du Camp, Voyage en Orient (1849-1851). De Beyrouth à Jérusalem, op. cit., p. 136.
346
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 22.
347
Ibid., p. 97.
348
« On appelle “écart esthétique” la distance entre l’horizon d’attente préexistant et l’œuvre nouvelle dont la
réception peut entraîner un “changement d'horizon” en allant à l’encontre d’expériences familières ou en faisant
que d’autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience. [...] Lorsque cette distance
diminue et que la conscience réceptrice n’est plus contrainte à se réorienter vers l’horizon d’une expérience
encore inconnue, l’œuvre se rapproche du domaine de l'art “culinaire”, du simple divertissement » (Hans Robert
Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 53).
342
77
cette époque et qu’on voudrait leur retrouver encore »349. Le vicomte Florimond-Jacques de
Basterot (1836-1904) déplore la prolifération de sanctuaires au sein de la Grotte de la Nativité
qui, à elle seule, aurait suffit pour sanctifier l’endroit : « Une étoile d’argent sous un autel,
montre le lieu où vint au monde le Sauveur. Pourquoi faut-il que l’impression de la grotte de
la Nativité, comme celle du saint Sépulcre, soit diminuée par une accumulation de lieux
saints, la place où se tenait saint Joseph, le lieu où s’agenouillèrent les rois mages, etc.,
etc. »350.
À la condamnation du culte des pierres se greffe un sentiment de malaise face à ce que
les voyageurs appellent la « folie hiérosolymitaine », et que nous qualifierons de « syndrome
de Terre sainte ». Le portrait qu’en dresse Gabriel Charmes est à cet égard significatif :
Chacun vous raconte avec le sérieux le plus parfait les histoires les plus baroques. Le nombre
de pèlerins qui vont à Jérusalem pour y chercher la restauration du royaume de Dieu et la
régénération de l’humanité est incalculable. Celui-ci y fonde un ordre de chevalerie destiné à
faire la conquête du monde ; celui-là se borne à y instituer une secte qui, seule, croit avoir
conservé l’esprit de Jésus ; un troisième s’y prépare, par des visions et des exorcismes, à
renouveler la face de la terre. Tous les vendredis, un pauvre fou vêtu d’une robe blanche, la
tête ornée d’une couronne d’épines, une grande croix sur l’épaule ; il va de station en station,
tombant où Jésus est tombé, s’arrêtant où il s’est arrêté, jusqu’au sépulcre où il a été enseveli.
Ce fou est intimement persuadé que Jésus revit en lui, et je ne jurerais pas qu’il n’ait
convaincu aussi quelques adeptes. Récemment un autre fou se plaçait sans cesse sur le mont
Sion, invitant la foule à contempler son ascension au royaume de Dieu. Il avait beau rester
lourdement fixé sur la terre, il était persuadé, comme don Quichotte, qu’il s’élevait vers les
cieux351.
Parmi les causes de ce trouble psychologique, le narrateur cite la fréquentation trop assidue
des Lieux saints :
La préoccupation constante du passé, la continuité de l’excitation mystique, l’échauffement
des luttes religieuses, l’habitude de donner aux détails les plus mesquins, à la possession de tel
ou tel sanctuaire, ou plutôt de tel ou tel coin de sanctuaire, l’importance d’une affaire d’Etat,
la vue perpétuelle de monuments qui éveillent des souvenirs aussi étranges que grandioses,
tout contribue à dévier l’intelligence, à faire disparaître la barrière qui sépare pour elle le
possible de l’impossible, le vrai du faux, la sagesse de l’absurde, le rêve de la réalité352.
Gabriel Charmes précise, en outre : « Des cas pathologiques de ce genre ne sont pas rares ;
mais les personnes mêmes qui ne sont point atteintes d’une folie aussi caractérisée finissent
349
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 81.
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 229.
351
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 78-79.
352
Ibid., p. 81.
350
78
par contracter, dans le milieu de Jérusalem, de singulières habitudes d’esprit »353. Tout se
passe comme si le « syndrome de Terre sainte », pouvant frapper même les personnes les plus
saines d’esprit, devait ses ravages à l’atmosphère de Jérusalem. Eugène-Melchior de Vogüé
franchit un pas supplémentaire en s’interrogeant sur ce qui distingue la cité sainte des autres
villes, en ce compris les métropoles occidentales :
Si tous les bruits de nos villes se taisent dans celle-ci, si leurs conditions essentielles
d’existence en sont absentes, il est un des côtés de l’activité humaine qui s’est développé avec
une intense exclusive, qui a confisqué à son profit tout l’effort de pensée des habitants et des
hôtes de Jérusalem. Pour faire comprendre comment il vous saisit dans ce milieu au détriment
de toute autre préoccupation, il faut demander à l’homme de notre temps un déplacement
absolu de ses habitudes, de ses intérêts et de ses points de vue. Cet élément social à qui, chez
nous, la place est mesurée chaque jour d’une main plus avare, et qui s’est maintenu à
Jérusalem étouffant tous les autres, c’est l’élément religieux. Le commerce, le luxe,
l’industrie, ces grands soucis de toute agglomération d’hommes, n’existent ici que pour les
nécessités premières et les objets de piété354.
Le véritable intérêt de son argumentation réside dans le rôle qu’il attribue au mouvement
religieux dans la construction de l’altérité de Jérusalem par rapport aux autres villes, que ce
soit en Occident ou en Orient :
Tandis que la plus petite bourgade du Levant, dévorée aujourd’hui par le démon de l’agio, a sa
bourse dans un café ou dans un khan, Jérusalem n’en a pas ; les Grecs et les Juifs y vivent, ô
miracle, sans “faire d’affaires”. Le plaisir est encore plus sévèrement banni que le travail de la
cité sainte : l’hiver dernier, M. le consul de Russie ayant voulu donner un modeste bal, cette
idée fut accueillie comme une monstruosité. Chacun garde, sous la pression de l’atmosphère
générale, une certaine retenue d’actions et de paroles comme sous le coup d’un deuil
comment ; on marche et l’on cause dans la rue comme dans une église, on ne pense même pas
aux distractions de nos villes, on s’étonnerait d’ailleurs de les rencontrer ici. Il n’y a d’autres
intérêts locaux que ceux qui se rattachent aux questions religieuses, d’autres séditions que
celles nées au pied de l’autel, d’autres travaux intellectuels que ceux consacrés au
prosélytisme et aux recherches théologiques. Devine-t-on maintenant quelle doit être
l’influence de cette atmosphère propre, de cette fermentation générale sur la masse des
esprits ? Comme dans tous les milieux particuliers, la vue se fausse, devient sujette à des
grossissements d’optique, et aperçoit toutes choses à travers le nuage environnent355.
Cette intense extériorisation de l’émotion spirituelle à Jérusalem, qui lui confère son caractère
unique, serait aussi à la base de la « folie hiérosolymitaine » :
Les esprits les plus sains y subissent une déviation sui generis, percent dans quelque direction
baroque, s’adonnent à quelque manie : c’est ce que l’on a appelé la “folie hiérosolymitaine”.
On va peut-être crier à l’exagération ; mais tous ceux qui ont pratiqué l’Orient connaissent
bien le mot et la chose et trouveront dans leurs souvenirs, à l’appui de ces assertions, plus de
vingt noms que les convenances ne me permettront pas de citer. Chacun a ou croit avoir son
353
Ibid., p. 80.
Eugène-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage au pays du passé, op. cit., p. 226-227.
355
Ibid., p. 227-228.
354
79
idée, toujours pénétrée par l’idée dominante : l’industrialisme lui-même ne se produit ici que
teinté de piétisme. Sans parler des nombreux millénaires, recrutés surtout parmi les Juifs et les
sectes américaines, qui viennent chercher à Jérusalem la restauration du royaume de Dieu et la
régénération de l’humanité, on rencontre à chaque pas des personnalités étranges. Celui-ci
fonde une église, cet autre se contente d’un ordre ; l’un a eu des visions, un second a son plan
tout fait pour le remaniement de la carte d’Orient ; un troisième est poursuivi par les embûches
des adversaires religieux et politiques que ses fonctions l’ont forcé de combattre durant de
longues années ; d’autres reconstituent des principautés avitales tombées en déshérence. On
n’en finirait pas à énumérer toutes les manifestations de cette influence du milieu356.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, explique Eugène-Melchior de Vogüé, ce ne sont
pas seulement les voyageurs qui souhaitent revivre les récits bibliques à travers leur séjour à
Jérusalem, mais c’est aussi la cité sainte elle-même qui, en laissant au passé le champ libre
pour prendre possession du présent, leur impose cette « vie rétrospective par les débris des
âges passées qui racontent son histoire »357. Marius Bernard, quant à lui, trace clairement le
lien entre « folie hiérosolymitaine » et Lieux saints, en l’occurrence le Saint-Sépulcre. Si
toutes les personnes qui s’entassent dans la basilique ne succombent pas au « syndrome de
Terre sainte », l’abondance d’ornements, la multitude de sanctuaires détaillant les étapes de la
Passion, le mélange de cultes et de dogmes et l’oppression de la foule engendrent, selon
Marius Bernard, une sorte de dialogue entre passé et présent, créant ainsi un climat propice à
la propagation de la « folie hiérosolymitaine » :
Et, confus, papillotant, étonnant, étourdissant, c’est un nouvel entassement d’autels de marbre
et d’or, de lampes suspendues aux voûtes, de tableaux, de candélabres, d’ornements de toute
espèce, de véritables objets d’art à côté de fleurs en papier, de sculptures savantes près
d’images enfantines. Et, au milieu de faisceaux embrasés de cierges votifs, c’est là dedans,
une foule murmurante et remuante de fidèles qui prient ; de pèlerins qui chantent ; de
mendiants qui gémissent ; de Grecs qui, d’une main hâtive, se couvrent de signes de croix ; de
Latins qui se prosternent ; de religieux qui, à genoux, les mains levées, le cœur gonflé, d’une
foi extatique, semblent voir, au delà des voûtes, le Paradis ouvert ; d’hommes qui, exaltés par
les souvenirs des souffrances du Christ, mettraient peut-être à mort le premier Juif qui aurait le
malheur de s’aventurer ici ; d’illuminés qui semblent atteints de ce délire religieux qu’on a
nommé la folie hiérosolymitaine et qui, comme cela déjà est arrivé à d’autres, s’imaginent,
peut-être, être Jésus lui-même, se figurant gravir le Calvaire avec une croix sur l’épaule, s’ils
montent un escalier, se lèvent sur la pointe des pieds et se croient en ascension vers le trône
divin.358
356
Ibid., p. 228-229.
Ibid., p. 226.
358
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 40-41.
357
80
*
*
*
La rencontre entre les auteurs de récits de voyage et la ville palestinienne peut être
décomposée en trois phases. La première est celle où le voyageur observe l’agglomération sur
le navire qui se dirige vers la côte ou depuis le haut d’une colline. La ville, qui à ce stade n’est
qu’une masse immobile de terrasses, de coupoles et de minarets, se révèle généralement
conforme à ses attentes. L’analyse montre que même si certains détails – un palmier « mal
planté », des habitations d’apparence moderne ou une gare ferroviaire – menacent d’enlever la
poésie au paysage, la distance physique qui sépare encore la ville du voyageur permet à ce
dernier de se complaire dans ses illusions pittoresques. La deuxième phase est celle de
l’interaction avec l’environnement humain de la ville : en déambulant dans les ruelles, le
voyageur se trouve confronté à un paysage urbain en pleine effervescence, avec ses odeurs,
ses saveurs, ses bruits et sa foule grouillante, mais aussi avec sa misère et sa laideur – un
milieu dans lequel il puise de quoi répondre au souci d’exactitude dont se réclament de
nombreux écrivains au XIXe siècle. Se pose alors le problème de l’écart entre la réminiscence
de lecture et la réalité présente. En effet, si diverses scènes de la vie urbaine apparaissent aux
yeux du voyageur comme encore imprégnées de parfums bibliques, d’autres, sur fond de
l’ouverture progressive de la Syro-Palestine aux influences extérieures durant la seconde
moitié du XIXe siècle, le frappent par leur ressemblance avec celles qu’il peut voir partout en
Occident. C’est ce qui explique pourquoi, en troisième lieu, certains auteurs attendent la
tombée de la nuit, lorsque l’obscurité cache tant les « bazars voûtés et infects »359 que les
édifices modernes, pour se laisser aller à la rêverie, ultime fenêtre sur un monde qui n’est
plus. D’autres encore délaissent provisoirement le visage contemporain de la ville pour se
presser au pied d’un autel ou se recueillir dans une grotte qui rend tangible un épisode de la
Bible.
359
François-René de Chateaubriand. Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 248.
Chapitre 2 :
L’emprise des « souvenirs livresques »
I – Le pèlerinage vers l’enfance
S’agissant des « souvenirs livresques », nous ne souhaitons pas prendre directement
part dans le débat relatif à la fonction de l’imaginaire et aux mécanismes de la mémoire,
auquel bien des penseurs, de Platon à Paul Ricœur (1913-2005), ont apporté leurs variations
personnelles. Néanmoins, en nous interrogeant sur l’usage du terme « souvenir » dans les
récits de voyage en Terre sainte du XIXe siècle, nous serons naturellement amenés à nous
référer aux grandes théories philosophiques.
D’après Henri Bergson (1859-1941), les souvenirs se définissent comme une sorte de
prise de conscience permettant à l’individu de représenter des moments de son passé vécu1.
Conservés dans la mémoire (en soi, comme le présente Bergson), ils sont par essence
diversifiés et confus. Pour reprendre les mots de Georges Léotard, qui s’est attelé à Matière et
mémoire (1896), le souvenir est « tantôt image visuelle, tantôt image sonore, tantôt son, tantôt
saveur. Parfois il réunit plusieurs de ces aspects. Il concerne une fois tel ordre de choses, une
autre fois, un autre ordre de choses »2. Autrement dit, le souvenir est chargé d’un flot de
sensations multiples – visuelles, auditives, olfactives, gustatives, tactiles – et permet
d’accéder à des images-émotions3 éprouvées par le sujet lors d’une expérience antérieure. En
s’appuyant sur la définition proposée ci-dessus, il est d’ores et déjà possible de distinguer
entre les notions de « souvenir » et d’« image ». Si tout souvenir survit dans la mémoire sous
1
« Bref, la mémoire sous ces deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de souvenirs un fond de
perception immédiate et en tant aussi qu’elle contracte une multiplicité de moments, constitue le principal apport
de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses » (Henri
Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris, PUF, Coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1965, p. 20).
2
Georges Léotard, En marge de Bergson ou essai sur la matérialité de la mémoire, Dilbeek, Marguerite, 1938,
p. 108.
3
Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, op. cit., p. 102.
82
forme d’images4, toute image ne constitue pas a priori un souvenir, car ne renvoyant pas
nécessairement à des événements antérieurs effectivement vécus par l’individu, mais plutôt à
des objets imaginaires dits absents ou irréels, ce qui lui confère une dimension intemporelle,
détachée du monde. En d’autres termes, si un sujet peut imaginer en toute liberté, il ne se
souvient que de ce qu’il a fait, vu, senti et pensé à un moment précis. Comme le remarque fort
pertinemment Jean-Paul Sartre (1905-1980) : « Certes le souvenir, à bien des points de vue,
semble très proche de l’image […] Il existe pourtant une différence essentielle entre la thèse
du souvenir et celle de l’image. Si je me rappelle un évènement de ma vie passée, je ne
l’imagine pas, je m’en souviens. C’est-à-dire que je ne le pose pas comme donné-absent, mais
comme donné-présent au passé »5. Mais quels sont les rapports qu’entretiennent les souvenirs
avec la perception du présent ? Pour Bergson, percevoir revient à constituer un objet
déterminé à partir d’une sélection successive d’images : « C’est donc que percevoir consiste à
détacher, de l’ensemble des objets, l’action possible de mon corps sur eux. La perception
n’est alors qu’une sélection. Elle ne crée rien ; son rôle est au contraire d’éliminer de
l’ensemble des images toutes celles sur lesquelles je n’aurais aucune prise, puis, de chacune
des images retenues elles-mêmes, tout ce qui n’intéresse pas les besoins de l’image que
j’appelle mon corps »6. Première constatation : la perception, en tant qu’elle élimine des
images jugées obsolètes, comporte une grande part de subjectivité. On reconnaît l’influence
de la thèse de l’intentinonalité de la conscience, élaborée par Franz Brentano (1838-1917) et
Edmund Husserl7, qui porte sur l’acte psychique engageant la conscience d’un individu à
tendre vers telle image plutôt qu’une autre dans la détermination d’un objet. C’est ainsi
qu’Husserl vient à envisager la perception non pas comme une opération isolée, mais comme
une multitude de perceptions aux intentionnalités variées qui s’enchevêtrent et se démêlent
perpétuellement8. Sur la base de la phénoménologie d’Husserl, Sartre note : « Or, dans la
constitution même de cet objet entrent une foule d’intentions vides qui ne posent pas d’objets
4
C’est le concept développé par Bergson d’images-souvenirs à travers lesquels la mémoire enregistre « tous les
événements de notre vie quotidienne à mesure qu’ils se déroulent » (Ibid., p. 48).
5
Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, Coll. Folio essais, 2005, p. 348.
6
Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, op. cit., p. 135.
7
« Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre
que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose » (Edmund
Husserl, Méditations cartésiennes, trad. allemand Gabrielle Peiffer, Paris, Armand Colin, 1931, p. 28).
8
« Quant à la perception elle-même, elle est ce qu’elle est, entraînée dans le flux incessant de la conscience et
elle-même sans cesse fluante: le maintenant de la perception ne cesse de se convertir en une nouvelle conscience
qui s’enchaîne à la précédente, la conscience du vient-justement-de-passer ; en même temps s’allume un
nouveau maintenant. Non seulement la chose perçue en général, mais toute partie, toute phase, tout moment
survenant à la chose, sont, pour des raisons chaque fois identiques, nécessairement transcendants à la perception,
qu’il s’agisse de qualités première ou seconde. La couleur de la chose vue ne peut par principe être un moment
réel de la conscience de couleur ; elle apparaît ; mais tandis qu’elle apparaît, il est possible et nécessaire qu’au
long de l’expérience qui la légitime l’apparence ne cesse de changer » (Edmund Husserl, Idées directrices pour
une phénoménologie, trad. allemand Paul Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 131-132).
83
nouveaux mais qui déterminent l’objet présent par rapport à des aspects présentement non
perçus »9. Sartre ajoute : « Ces diverses connaissances viennent soit d’un savoir mnémique,
soit d’inférence anté-prédicatives »10. Et Gilles Deleuze de formuler la réflexion suivante sur
le croisement entre passé et présent : « L’image en effet retient quelque chose des régions où
nous avons été chercher le souvenir qu’elle actualise ou qu’elle incarne ; mais ce souvenir,
précisément, elle ne l’actualise pas sans l’adapter aux exigences du présent […] Le passé et le
présent ne désignent pas deux moments successifs, mais deux éléments qui coexistent, l’un
qui est le présent, et qui ne cesse de passer, l’autre, qui est le passé, et qui ne cesse pas d’être,
mais par lequel tous les présents passent »11. Ceci nous amène à notre deuxième constatation :
loin d’être relégués aux oubliettes, les moments du passé exercent une emprise indéniable sur
la perception du présent12. L’individu « circule » dans les moindres recoins de son passé pour
y localiser certains souvenirs qu’il remaniera et actualisera dans le maintenant de la
perception, pour reprendre la terminologie d’Husserl. C’est ce que Bergson appelle le passage
du souvenir de l’état virtuel à l’état actuel13.
Nous pouvons alors nous poser la question de savoir dans quelle mesure ces
considérations théoriques nous aident à mieux comprendre le lien entre souvenirs livresques
et perception des paysages, des monuments ou des habitants de la Terre sainte.
Tout d’abord, c’est que la notion de souvenirs livresques comporte de propre dans
l’emploi qu’en ont fait les voyageurs occidentaux du XIXe siècle, c’est la place importante
qu’y occupe l’enfance. Prenons, par exemple, le cas d’Alphonse de Lamartine dont le Voyage
en Orient se déploie – de l’aveu même du poète – autour de sa mère, Alix des Roys, décédée
en 1829 :
9
Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, op. cit., p. 233.
Ibid., p. 233.
11
Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, Quadrige/PUF, 1997, p. 53.
12
C’est bien dans ce sens que Bergson entend l’interférence des souvenirs dans la perception du présent :
« Disons d’abord que si l’on pose la mémoire, c’est-à-dire une survivance des images passées, ces images se
mêleront constamment à notre perception du présent et pourront même s’y substituer. Car elles ne se conservent
que pour se rendre utiles : à tout instant elles complètent l’expérience présente en l’enrichissant de l’expérience
acquise ; et comme celle-ci va sans cesse en grossissant, elle finira par recouvrir et par submerger l’autre. Il est
incontestable que le fond d’intuition réelle, et pour ainsi dire instantanée, sur lequel s’épanouit notre perception
du monde extérieur est peu de chose en comparaison de tout ce que notre mémoire y ajoute » (Henri Bergson,
Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit, op. cit., p. 38).
13
« Nous avons conscience d’un acte sui generis par lequel nous nous détachons du présent pour nous replacer
d’abord dans le passé en général, puis dans une certaine région du passé : travail de tâtonnement, analogue à la
mise au point d’un appareil photographique. Mais notre souvenir reste encore à l’état virtuel ; nous nous
disposons simplement ainsi à le recevoir en adoptant l’attitude appropriée. Peu à peu il apparaît comme une
nébulosité qui se condenserait ; de virtuel il passe à l’état actuel ; et à mesure que ses contours se dessinent et
que sa surface se colore, il tend à imiter la perception » (Ibid., p. 80-81).
10
84
Ce pèlerinage, sinon de chrétien, au moins d’homme et de poète, aurait tant plu à ma mère !
Son âme était si ardente et se colorait si vite et si complètement de l’impression des lieux et
des choses ! C’est elle dont l’âme se serait exaltée devant ce théâtre vide et sacré du grand
drame de l’Évangile, de ce drame complet où la partie humaine et la partie divine de
l’humanité jouent chacune leur rôle, l’une crucifiant, l’autre crucifiée ! Ce voyage du fils
qu’elle aimait tant doit lui sourire encore dans le séjour céleste où je la vois ; elle veillera sur
nous ; elle se placera comme une seconde Providence entre nous et les tempêtes, entre nous et
le simoun, entre nous et l’Arabe du désert14.
Au début de son récit, Lamartine mentionne les histoires de la Bible de Royaumont que sa
mère lui lisait lorsqu’il était enfant et dont les gravures qui accompagnaient le texte sacré
semblent avoir durablement marqué son esprit : « La vue de ces gravures, les explications et
les commentaires poétiques de ma mère, m’inspiraient dès la plus tendre enfance des goûts et
des inclinations bibliques ; de l’amour des choses au désir de voir les lieux où ces choses
s’étaient passées, il n’y avait qu’un pas. Je brûlais donc, dès l’âge de huit ans, du désir d’aller
visiter ces montagnes où Dieu descendait »15. Dès lors, explique Lamartine, il n’a de cesse de
vouloir matérialiser les illustrations bibliques gravées dans sa mémoire : « Ce désir ne s’était
jamais éteint en moi : je rêvais toujours, depuis, un voyage en Orient comme un grand acte de
ma vie intérieure : je construisais éternellement dans ma pensée une vaste et religieuse épopée
dont ces beaux lieux seraient la scène principale ; il me semblait aussi que les doutes de
l’esprit, que les perplexités religieuses, devaient trouver là leur solution et leur apaisement.
Enfin, je devais y puiser des couleurs pour mon poème »16. Le voyage en Orient, tel que le
conçoit Lamartine, doit donc répondre à un triple enjeu : reproduire les moments de son passé
(les années de joie auprès de sa mère), apaiser ses doutes religieux et servir de cadre pour ses
épopées poétiques (en l’occurrence, Jocelyn et la Chute d’un ange, parues respectivement en
1836 et en 1838). Ce qui conduit Lamartine à utiliser le symbolisme de la renaissance au
moment d’aborder en Palestine :
[…] la terre dont tous les noms avaient été mille fois balbutiés par mes lèvres d’enfant, dont
toutes les images avait coloré, les premières, ma jeune et tendre imagination, la terre où avait
coulé pour moi, plus tard, les leçons et les douceurs d’une religion, seconde âme de notre
âme ; je sentis en moi comme si quelque chose de mort et de froid venait à ranimer et
s’attiédit, je sentis ce qu’on sent en reconnaissant, entre mille figures inconnues et étrangères,
la figure d’une mère, d’une sœur ou d’une femme aimée ! […] ; et de ce jour, pendant toute la
suite de mon voyage en Judée, en Galilée, en Palestine, les impressions poétiques matérielles,
que je recevais de l’aspect et du nom des lieux, furent mêlées pour moi d’un sentiment plus
vivant de respect, de tendresse, comme de souvenir17.
14
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 58.
Ibid., p. 47-48.
16
Ibid., p. 48.
17
Ibid., p. 224-225.
15
85
Le mot « souvenir » est lâché ! Mot banal, en soi, mais qui revêt toutefois ici une importance
significative. Pour Lamartine, il ne s’agit donc plus d’user de son imagination pour rendre
vivants et attractifs les personnages de ses lectures de jeunesse, mais bien de conférer aux
« images muettes » de la Bible de Royaumont un degré de réalité qui finira par les
transformer en de véritables souvenirs propres à des événements historiques auxquels l’auteur
n’a jamais assisté en personne et qu’il se plaît à nommer les « souvenirs sacrés »18. Le
déplacement physique est un pré requis indispensable pour que se produise la confusion entre
imagination et souvenir. En effet, comme nous venons de le voir, jusqu’à ses pérégrinations
orientales, il n’était pas question pour Lamartine de substituer une trace psychique à une trace
artistique. Cependant, le désir précoce de jouer un rôle direct dans la région qui a vu la gloire
du Christ et de ses apôtres pousse le narrateur inexorablement dans cette direction : « J’avais
besoin de remuer, de pétrir dans mes mains un peu de cette terre qui fut la terre de notre
première famille, la terre des prodigues ; de voir, de parcourir cette scène évangélique, où se
passa le grand drame d’une sagesse divine aux prises avec l’erreur et la perversité humaines !
où la vérité morale se fit martyre pour féconder de son sang une civilisation plus parfaite »19.
C’est bien l’arrivée de Lamartine en Palestine qui ébranle l’équilibre entre l’imagination
créatrice, qui suppose un temps de recul par rapport au réel20, et le souvenir d’un événement
passé effectivement vécu. Il en résulte que lorsque Lamartine sillonne les paysages de la Terre
sainte, il a l’impression de se promener dans une contrée familière et aimée, tant les histoires
et les gravures bibliques, assimilées dans sa mémoire à un vécu à la fois physique et
émotionnel, exercent une influence significative sur sa perception du présent21 : « Je n’avais
là ni Bible, ni voyage à la main, personne pour me donner la clé des lieux et le nom antique
des vallées et des montagnes ; mais mon imagination d’enfant s’était si vivement et avec tant
de vérité représenté la forme des lieux, l’aspect physique des scènes de l’Ancien et du
Nouveau Testament, d’après les récits et les gravures des livres saints, que je reconnus tout de
18
Ibid., p. 235.
Ibid., p. 56-57.
20
« Poser une image c’est constituer un objet en marge de la totalité du réel, c’est donc tenir le réel à distance,
s’en affranchir, en un mot le nier. […] Pour qu’une conscience puisse imaginer il faut qu’elle échappe au monde
par sa nature même, il faut qu’elle puisse tirer d’elle-même une position de recul par rapport au monde. En un
mot il faut qu’elle soit libre » (Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, op. cit., p. 352-353).
21
C’est ce que Sarga Moussa appelle, dans son introduction au Voyage en Orient de Lamartine, l’ « actualisation
d’images antérieures » : « Lamartine insiste par ailleurs sur le véhicule de cette représentation de l’Orient
biblique : avant de pouvoir lire, le petit enfant contemplait des “gravures de sujets sacrés”, propres à le séduire et
à nourrir aussitôt son imagination. C’est dire que le voyage en Terre Sainte n’est, à certains égards, qu’une
“actualisation” d’images antérieures : le parcours oriental ne peut s’accomplir en toute naïveté, il est au contraire
saturé de signes qui font du voyage un perpétuel acte de reconnaissance. […] Visiter les lieux saints revient donc
à accomplir, sur les traces des pèlerins médiévaux, un rituel d’identification qui doit faire correspondre l’espace
réel avec la géographie biblique. Décrire ces lieux, c’est immanquablement projeter sur eux des “images”
réexistantes, – que celles-ci soient de type iconique ou textuel » (Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine,
Voyage en Orient, op. cit., p. 11-12).
19
86
suite la vallée de Térébinthe et le champ de bataille de Saül »22. Et Lamartine de conclure :
« Mes compagnons de voyage ne pouvaient le croire. La même chose m’était arrivée à
Séphora, au milieu des collines de la Galilée. […] je n’ai presque jamais rencontré un lieu et
une chose dont la première vue ne fût pour moi comme un souvenir ! »23. D’autres voyageurs
contribuent à l’amalgame entre souvenirs de jeunesse et récits bibliques. Florimond-Jacques
de Basterot évoque, sur un ton où perce indubitablement une note enfantine, les « douces
soirées d’enfance où l’on aime à entendre raconter aux genoux de sa grand’mère les histoires
d’Abraham et d’Isaac, de Jacob et de Rachel, de Joseph vendu par ses méchants frères et du
petit Benjamin »24. Eugène Guibout s’exclame : « Avec quelle joie et quel religieux
enthousiasme on se trouve en présence des lieux consacrés par tous ces événements, dont les
souvenirs ont bercé notre enfance, dont les émouvants récits ont instruit, édifié et charmé nos
jeunes années ! »25. Jean-Joseph-François Poujoulat fait remarquer à propos du Jourdain :
« […] il me faisait rêver à mon enfance religieuse ; j’éprouvais à l’aspect du Jourdain quelque
chose de ce qu’on éprouve à l’aspect du pays natal, des rives paternelles, flumina nota »26.
Entretenant, lui aussi, l’illusion d’un retour au pays natal, Amédée de Damas met en avant la
singularité d’un voyage en Palestine : « Il n’en est pas, en effet, de notre voyage en Palestine
comme de toute autre pérégrination. […] En Terre-Sainte, au contraire, nous sommes presque
au pays natal, car tout ce que nous possédons en dogmes, en civilisation, en culture des
mœurs, nous vient de ces contrées miraculeuses »27. Pour le R. P. de Damas, séjourner en
Palestine revient à confronter l’idée qu’il se faisait de la Terre sainte dans son enfance et
l’émotion qui lui a été liée, d’une part, à la réalité sur le terrain, de l’autre, d’où la sensation
de familiarité qui ne le quitte pas :
Lorsque, tout enfant, j’écoutais l’histoire du peuple de Dieu, dans quel lointain
m’apparaissaient toutes ces choses ! La vie merveilleuse du patriarche, son pays situé au-delà
des mers, Sodome et Gomorrhe, et la vallée de Mambré me semblaient dans un autre monde.
Était-il possible à un homme d’aller jusque-là ? J’y suis, cependant, et mes yeux voient la
Terre promise ! Ce rapprochement des idées de l’enfant à celles du prêtre et du religieux
pèlerin de Terre-Sainte, me cause une impression indéfinissable28.
Certains textes viatiques en Terre sainte dégagent davantage une atmosphère de mélancolie
liée à l’innocence de l’enfance et à la ferveur religieuse d’antan. Le duc de Raguse (1774-
22
Ibid., p. 279.
Ibid., p. 280.
24
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome, op. cit., p. 232.
25
Eugène Guibout, Les vacances d’un médecin, op. cit., t. IX, p. 109.
26
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op.cit., t. IV, p. 389.
27
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 4.
28
Ibid., p. 115-116.
23
87
1852) va ainsi jusqu’à confier au lecteur : « Des noms que notre enfance a prononcés avec un
religieux respect retentissent presque seuls à notre oreille ; on vit avec les patriarches, avec les
prophètes, avec les miracles ; l’âme s’abandonne naturellement à la réflexion, à une pensée
méditative, à une douce et sainte mélancolie ; là on respire dans une atmosphère de piété qui
semble agir sur tout »29. Dans la même ligne, Lucie Félix-Faure parle de nostalgie en
évoquant le lien qui unirait toute personne à la Terre sainte : « La Bible est écrite mot à mot
dans le sol même de ce pays ; c’est ce qui le rend si vénérable et si cher ! Nous le savons déjà
par cœur, nous sentons que son histoire est, au fond, l’histoire de chacune de nos âmes ; il a
des parentés mystérieuses avec le plus intime de notre être ; on dirait qu’il entre de la
nostalgie dans l’incomparable attrait qu’il nous inspire »30. Nous devons cependant à Félix
Bovet le remaniement décisif de la reproduction d’images d’enfance sous forme de « souvenir
biblique ». Pour commencer, le théologien suisse fait la distinction entre les concepts de
« pays natal » et de « patrie ». Si le premier se réfère au pays où l’on est né, le deuxième,
explique-t-il, doit être pris dans un sens plus large comme appartenant à un patrimoine
culturel commun, rattaché à des valeurs universelles. C’est par ce dernier qualificatif que
Félix Bovet désigne le Levant, et plus particulièrement la Palestine, ce qui revient à dire que
chaque personne détiendrait en elle une trace mnémonique inconsciente de la Terre sainte
transmise depuis des générations : « Que notre éducation soit païenne ou chrétienne, qu’elle
soit esthétique, philosophique ou évangélique, elle nous ramène toujours à l’Orient, et cette
partie commune des religions, des arts et de la pensée, devient par là – plus que ne saurait
l’être notre terre natale – notre véritable patrie »31.
Ici, ouvrons la parenthèse et signalons que la notion de patrie apparaît aussi chez
Émile Le Camus au moment où celui-ci s’interroge sur le lien le rattachant à la Terre sainte :
« Pourquoi nous semble-t-il que cette terre est à nous ? On n’y parle pas notre langue. Il n’y a
rien de notre civilisation et de nos mœurs ; les hommes qui la peuplent nous méprisent ou
nous détestent. On nous y accueille par intérêt, ou plutôt c’est par peur qu’on nous y subit. Le
monde barbare commence ici, et notre âme l’oublie »32. Pour l’abbé Le Camus, c’est à la
religion qu’il doit sa filiation à la terre des patriarches, malgré tous les éléments réels ou
fantasmés qui semblent l’éloigner de la Palestine contemporaine : « Qui me fait citoyen de ce
29
Auguste-Fréderic-Louis Wiesse de Marmont, duc de Raguse, Voyage du Maréchal duc de Raguse en Hongrie,
en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff, à Constantinople,
dans quelques parties de l’Asie-mineure, en Syrie, en Palestine et en Égypte. 1834-1835, op. cit., t. III, p. 10-11.
30
Lucie Félix-Faure, Méditerranée. L’Égypte, la Terre Sainte, l’Italie, op. cit., p. 106-107.
31
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 1.
32
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit., p. 163.
88
pays où je vais débarquer pour la première fois ? C’est la religion. À elle aussi il appartient de
créer des liens, des souvenirs, des enthousiasmes et des tendresses. Si le cœur du
christianisme est à Rome, son berceau fut la Palestine »33. Émile Le Camus confère donc à la
foi chrétienne, de par les souvenirs et les sentiments qu’elle éveille en lui, un caractère
déterminant dans l’appropriation spirituelle de la Terre sainte, faisant d’elle « la patrie de
notre Dieu et la patrie de nos âmes »34. Il va de soi que son enfance prend part dans ce
processus de familiarisation avec les paysages palestiniens bien avant que son navire
n’accoste dans la baie de Jaffa : « Les premiers récits qui, sur les lèvres d’une mère, ont
charmé mon enfance, m’apprenaient les noms de Mambré et d’Abraham, de Béthel et de
Jacob, de Dothaïm et de Joseph, de Bethléem et de Jésus »35. Si bien que, lorsqu’il découvre
la Palestine de ses propres yeux, le narrateur affirme déjà la connaître : « Ces montagnes de
Juda et d’Ephraïm, ces plaines de Saron et de Séphala, que je contemple jusqu’aux dunes
d’Azot, d’Ascalon et de Gaza ; ces rives aux blancs récifs où je vois expirer les vagues
hésitantes, sont pour moi des sites connus et où je crois être passé depuis longtemps »36.
Mais ne perdons pas de vue la relation de Félix Bovet. Enfant, il aimait se promener
pendant de longues heures dans les coteaux desséchés à proximité de sa ville natale de
Neuchâtel. Cette nature hostile répondait à l’idée que le jeune garçon s’était faite des
montagnes de Judée37. « Ces sont là des impressions d’enfance », écrira-il plus tard, « mais
jamais elles ne se sont effacées entièrement, et, d’ailleurs, les pensées qui leur ont succédé
n’ont pas cessé de me ramener vers l’Orient »38. Ainsi, dès sa plus tendre enfance, les coteaux
suisses viennent se greffer sur les histoires illustrées de la Bible, donnant à Félix Bovet la
sensation d’avoir déjà visité la Terre sainte, bien qu’un tel séjour ne se soit pas produit sur le
plan de l’expérience individuelle, du moins pas jusqu’en 1858, l’année à laquelle il entreprend
son voyage en Orient. Lorsqu’il parvient enfin aux rivages de la Palestine, Félix Bovet
parcourt les collines et les vallées avec un perpétuel sentiment de redécouverte, et ce en dépit
d’une volonté de mettre les faits « dans leur vrai jour, les dépouiller à la fois de l’auréole
légendaire dont les ont revêtus les peintres, et de ce caractère pour ainsi dire abstrait qu’ils
doivent aux théologiens »39. À l’instar de Lamartine et de l’abbé Le Camus, c’est la voix d’un
vieux avant l’âge revenu au bercail après un exil presque deux fois millénaires qui s’impose
33
Ibid., p. 163-164.
Ibid., p. 165.
35
Ibid., p. 164.
36
Ibid., p. 164.
37
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 2.
38
Ibid., p. 2.
39
Ibid., p. 3.
34
89
tout au long de son récit ; ses yeux voient ce que sa mémoire a déjà choisi de garder dans ses
filets : « À chaque pas, en parcourant la terre sainte, on voit surgir quelque souvenir qui vous
empêche d’avancer. Un voyage dans ce pays est un commentaire perpétuel de l’Écriture. Cela
a été dit cent fois, mais je le dis encore une, parce que c’est cent fois plus vrai que je ne me
l’étais imaginé »40. Bien plus que le simple lieu du retour de l’enfant prodigue, la Palestine
offre à Félix Bovet un espace de souvenance41 à travers lequel il espère renouer avec sa
jeunesse et marquer son dévouement pour la Vierge Marie, sa Mère symbolique ou
imaginaire, dans le but de combler l’absence de sa mère biologique42. C’est surtout à
Bethléem, la ville qui aurait vu naître le Christ entouré de l’amour de Marie et Joseph, que
Félix Bovet substitue ses souvenirs d’enfance aux scènes bibliques : « De tous les lieux de la
terre sainte, il n’en est aucun sans doute dont le nom soit plus populaire parmi les chrétiens
que celui de la petite ville de Bethlehem. Associée dans nos souvenirs à la naissance de ce
petit enfant qui était le Sauveur, le Christ, le Seigneur, il s’est imprimé plus profondément que
tout autre dans notre imagination d’enfant. Il réveille dans nos cœurs le souvenir des douces
fêtes de Noël et les plus pieuses impressions de nos premières années »43. Sur le chemin de
Bethléem, Félix Bovet visite le Tombeau de Rachel44, rénové quelques années auparavant (en
1841) par Sir Moses Montefiore (1784-1885)45, le célèbre philanthrope britannique.
40
Ibid., p. 253.
Expression empruntée à Yassine Chaïb, L’émigré et la mort : la mort musulmane en France, Aix-en-Provence,
Édisud, 2000, p. 161.
42
Les premières représentations de la Vierge Marie en tant que Mère remontent à la seconde moitié du IIe siècle
ap. J.-C., comme en atteste une peinture murale dans la catacombe chrétienne de Priscille à Rome qui montre
Marie tenant dans ses bras un nourrisson. Dès lors, l’imagerie populaire associe le personnage de la Vierge avec
celui de la Mère par excellence. Sur ce point: Ioli Kalavrezou, « Images of the Mother : When the Virgin Mary
Became Meter Theou », Dumbarton Oaks Papers, 1990, 44, p. 165-172. Par ailleurs, il importe de préciser que
la seconde moitié du XIXe siècle est notamment marquée par le dogme de l’Immaculée conception de Marie
proclamé par le pape Pie IX le 8 décembre 1854 dans sa bulle Ineffabilis Deus. D’après ce dogme, Marie a été
conçue sans la marque du péché originel qui pèse sur la postérité d’Adam. Dans le livre de la Genèse, Dieu
condamne Ève, pour avoir mangé le fruit défendu, à souffrir péniblement lors de l’accouchement : « Il [Dieu] dit
à la femme : J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront
vers ton mari, mais il dormira sur toi » (Genèse 3 : 16). Enfin, sur la quête de la Mère symbolique, voir aussi
David Mendelson, Jérusalem. Ombre et Mirage, op. cit. p. 99-103.
43
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 275. En dépit de son enthousiasme, Félix Bovet exprime un
certain scepticisme concernant l’historicité de la Grotte de la Nativité : « Quant à l’authenticité de la grotte de la
Nativité, il serait difficile de trouver quelque preuve à l’appui et difficile aussi de la contredire. En Judée, de nos
jours encore, les grottes servent d’étables assez habituellement. Les quatorze degrés qu’il faut descendre pour
parvenir à celle-ci ne seraient pas une objection suffisante, car ils sont tout au fond de l’église de Sainte-Hélène,
et il est possible que le terrain ait été haussé en cet endroit-là afin de niveler le sol sur lequel l’église est
construite. Quoi qu’il en soit, de toutes les traditions relatives aux lieux saints, celle-ci est la plus ancienne, et, au
deuxième siècle déjà, Justin Martyr, qui était de ce pays-là, dit que Jésus est né dans cette grotte » (Ibid., p. 286).
44
Rachel, la deuxième épouse de Jacob, mourut sur le chemin de Bethléem à la suite de la naissance de son fils
Benjamin. Il est écrit dans le livre de la Genèse que « Jacob éleva un monument sur son sépulcre ; c’est le
monument du sépulcre de Rachel, qui existe encore aujourd’hui » (Genèse 35 : 20).
45
Moses Montefiore naquit en 1784 à Livourne dans une famille séfarade juive d’origine italienne, établie en
Angleterre depuis le début du XVIIIe siècle. Grâce à son mariage avec Judith Cohen, faisant de lui le beau-frère
de Nathan Mayer Rothschild, Montefiore progressa rapidement dans le milieu boursier londonien et amassa une
fortune considérable. Retiré des affaires en 1824, il décida de consacrer ses ressources pour venir en aide à ses
41
90
La vision de ce haut Lieu saint du judaïsme, dont l’accès a été longtemps interdit aux juifs et
depuis lequel, selon les livres de Jérémie et de Matthieu46, se répandent les larmes maternelles
de Rachel pleurant ses enfants exilés, s’insère parfaitement dans le cadre du pèlerinage vers
l’enfance qu’accomplit le narrateur : « Il semble que la grande lamentation de Rachel
commence à être entendue et qu’elle doive bientôt être consolée, en voyant revenir à elle ses
enfants aujourd’hui opprimés et dispersés »47. Arrivé à Bethléem, Félix Bovet tente de
ressusciter la Vierge, figure essentielle dans sa reconstitution de l’enfance, sous les traits des
habitantes de la ville : « Les chrétiens de Palestine représentent certainement la partie
primitive de la population, antérieure à l’invasion des Arabes et non amalgamée avec les
conquérants. Ce que j’ai dit du costume des Bethlehemites s’applique également à leur
visage : on y reconnaît au premier coup d’œil le type traditionnel de la figure de la Vierge »48.
Notons que Jean-Jacques Bourassé a recours au même stratagème pour faire apparaître Marie
devant les yeux ébahis du lecteur : « Elles [les femmes de Bethléem] sortent fréquemment, et
partout on les rencontre vêtues du même costume, c’est-à-dire portant une robe bleue, une
tunique rouge et un long voile blanc sur la tête. Tel est le costume probable de la sainte
Vierge, et, en le donnant aux figures de la Mère de Dieu, les peintres du moyen âge étaient
plus fidèles qu’ils ne le croyaient peut-être aux convenances historiques »49. Félix Bovet se
dirige ensuite vers le couvent latin où des chambres lui sont assignées. Il est accompagné de
jeunes enfants arabes, se rendant en classe – une scène qui lui fait entrevoir le temps
d’insouciance qu’est l’enfance, auquel il aspire depuis toujours : « Il n’est rien, certes, que
l’on rencontrât avec plus de plaisir dans les lieux de la nativité du Sauveur que toutes ces
petites têtes d’enfants, remplissant de leur bruyante gaieté ces grandes cours nues et
sévères »50.
coreligionnaires dans le monde entier. Élu Shérif de Londres en 1836, Montefiore fut ennobli par la reine
Victoria en 1837 et reçut le titre de baronet en 1846. Montefiore entreprit sept voyages en Terre sainte entre
1827 et 1875 où il finança la construction d’hôpitaux, de synagogues, de nouveaux logements et de cimetières.
Montefiore fut également à l’origine de plusieurs initiatives agricoles en dehors des murs de Jérusalem. Il mourut
à Ramsgate, Kent, en 1885, à l’âgé de cent et un an. À ce sujet, voir : Moses Haim Montefiore, Diaries of Sir
Moses and Lady Montefiore, Comprising Their Life and Work as Recorded in their Diaries from 1812 to 1883,
éd. Louis Loewe, Londres, Griffith Farran Okeden & Welsh, 1890, 2 vol.; Renée Neher-Bernheim, La vie juive
en Terre sainte, 1517-1918, op. cit., p. 145-188 ; Lucien Wolf, Sir Moses Montefiore: A centennial biography,
with Extracts from Letters and Journals, Londres, Harper & Brothers, 1885, 254 p.
46
Jérémie 31 : 15 ; Matthieu 2 : 18.
47
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 278.
48
Ibid., p. 282.
49
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 258.
50
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 285.
91
Selon la thèse d’Edward Saïd (1935-2003), il ressort des textes viatiques en Orient du
XIXe siècle « un sentiment aigu de perte »51 : perte des dernières illusions que la plupart des
narrateurs avaient caressées sur un Orient façonné par leurs lectures de jeunesse ; perte
également de la jeunesse à proprement parler : à mesure qu’ils s’avancent dans la vie, les
voyageurs s’accrochent à leurs souvenirs. L’absence de la figure maternelle et la résurgence
des souvenirs d’enfance que nous venons brièvement de retracer dans les récits de Lamartine
et de Félix Bovet semblent confirmer cette atmosphère de perte. Il est possible aussi
d’appliquer la lecture saïdienne52 au triptyque palestinien de Pierre Loti. En effet, le journal
intime de celui-ci témoigne, dans le mois qui précède son départ pour le Levant, de son
angoisse grandissante à l’idée de se séparer de sa mère, Nadine Viaud, âgée alors de quatrevingt-quatre ans53. Le 1er janvier 1894, Pierre Loti écrit : « Je suis à Rochefort, au service de
la Préfecture, pour quelques jours encore. Mon départ d’Orient, en perspective me charme,
m’aide à vivre – et m’attriste aussi, à cause de Maman »54. « Je rentre de Paris. Plus que deux
ou trois jours avant le grand départ. Je prépare des fusils, revolvers ; je range mes papiers
comme ne devant plus revenir. Et c’est seulement de quitter Maman qui m’angoisse le
cœur »55, écrit-il le soir du 29 janvier. Et le vendredi 2 février : « Mes bagages prêts, l’heure
du départ est calme ; je regarde la cour ensoleillée, tout ce que je vais quitter ; j’ai le cœur
affreusement serré de l’adieu à Maman »56. « Avec ce voyage, ou ce pèlerinage, qu’il raconte
dans la trilogie formée par Le Désert, Jérusalem et La Galilée (1894), Loti réalisait le vieux
rêve de sa mère, de voir Jérusalem avant sa mort. Pour elle la possibilité d’aller là-bas venait
trop tard. […] Mais la patiente sédentaire pouvait voyager grâce aux yeux de son fils, ces
yeux qui voyaient tout, et Loti dut sentir qu’elle l’accompagnait en esprit quand il se lança
dans sa propre quête spirituelle »57, peut-on encore lire dans Pierre Loti (1983) de Lesley
Blanch. S’ensuit un voyage en Palestine marqué de la relation du narrateur avec la Vierge – sa
mère suppléante –, faite de rencontres furtives, d’émerveillement, d’absences et de frustration.
51
Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. américain Catherine Malamoud, Paris,
Seuil, 2005, p. 196.
52
Expression empruntée à Guy Barthélemy, « Usages de l’Orient dans les récits de voyages en Orient »,
Colloque sur le thème de la rencontre Orient/Occident, organisé à l’Institut du Monde Arabe, Paris, octobre
2003, http://honuzim.free.fr/articles/USAGES%20DE%20L'ORIENT.doc, consulté en ligne le 4 août 2009.
53
Dans son article « La recherche d’un temps immobile », Noëlle Ribière explique que pendant toute sa vie
Pierre Loti s’était enfermé dans ses souvenirs pour tenter de combattre sa peur de la vieillesse, et ce notamment à
travers la rédaction de son Journal : « Comme pour chasser de son esprit cette idée de la vieillesse, il cultive le
souvenir. La sensation du temps qui fuit lui est insupportable et il souffre à l’idée que chaque jour écoulé le
conduit vers la déchéance physique, la vieillesse et la destruction finale » (Noëlle Ribière, « La recherche d’un
temps immobile », Loti en son temps. Colloque de Paimpol, 22, 23, 24 et 25 juillet 2003, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 1994, p. 222).
54
Pierre Loti, Le Désert, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2001, p. 211.
55
Ibid., p. 213.
56
Ibid., p. 213.
57
Lesley Blanch, Pierre Loti, trad. anglais Jean Lambert, Paris, Seghers, 1986, p. 206-207.
92
Pierre Loti croit d’abord reconnaître Marie dans les femmes de Bethléem : « Dans leurs
vêtements des âges passés, elles marchent lentes, droites, nobles – et, avec cela, très
naïvement jolies, toutes, sous la blancheur de ces voiles qui accentuent une étrange
ressemblance, quand surtout elles tiennent sur l’épaule un petit enfant : on croit, à chaque
tournant des vieilles rues sombres, voir apparaître la Vierge Marie – celles de nos tableaux
Primitifs »58. Expérience réitérée, sous le regard complice de la lune, près de la fontaine de
Bethléem : « Et maintenant, on dirait la Vierge en personne qui vient à nous, avec l’enfant
Jésus dans ses bras… À quelque pas, elle s’arrête, appuyée au tronc d’un olivier, les yeux
abaissés vers la terre, dans l’attitude calme et jolie des madones »59. À Jérusalem, c’est un
Pierre Loti sceptique et amère qui visite le Tombeau de la Vierge sur le mont des Oliviers :
« Çà et là, de vieux brocards, cloués sur le rocher, pendent comme des loques, ou bien de
vieilles broderies orientales, jetées sur les murs, s’émiettent et pourrissent. Et les cierges et
l’encens fument ici sans cesse, dans l’étouffement funèbre de ce lieu ; […] L’authenticité de
cet étrange sanctuaire est bien contestable »60. Mais c’est finalement dans la solitude d’une
grotte, non loin de Nazareth, que le narrateur ressent le plus intimement la présence de la
Sainte-Famille, et en particulier celle de Jésus-enfant, symbole de l’éternel jeunesse : « Notre
pensée, en ce moment et en ce lieu, est hantée par le mystère de sa rêveuse enfance – mystère
encore plus fermé peut-être à notre pénétration humaine que celui de sa vie d’homme, dont un
reflet au moins a été transmis jusqu’à nous par les évangélistes »61. Et c’est un Christ
« authentique », échappant à toute fabulation médiévale, qui se présente devant Pierre Loti :
« En esprit, nous voyons maintenant apparaître, se préciser sur ce vieux immuable sol de
pierres et de fleurs, un enfant… non plus blond et rose comme celui dont le Moyen Âge nous
a légué la tradition, mais brun et pâle, ayant les longs yeux noirs de sa race, dans lesquels déjà
se mêlent et resplendissent ensemble le grand amour et la grande angoisse »62.
La quête de la Mère imaginaire et de l’enfance transparaît également dans la
Correspondance d’Orient (1833-1835) où Joseph-François Michaud actualise à Bethléem la
scène de la naissance de Jésus : « […] c’est une jeune Nazaréenne qui met au monde celui que
les siècles attendaient ; ce sont des rois de pays lointains qu’une étoile conduit vers le sacré
berceau, des pasteurs qui laissent leurs troupeaux pendant la nuit pour venir adorer un enfant ;
j’entends les chœurs des anges, les symphonies du ciel, je sens la terre tressaillir d’allégresse ;
58
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 41.
Ibid., p. 47.
60
Ibid., p. 97.
61
Pierre Loti, La Galilée, op. cit., p. 55.
62
Ibid., p. 55.
59
93
à Jérusalem, la mort et la dévastation ; à Bethléem, la vie et l’espérance »63. Les grottes de
Palestine semblent être au cœur de ce désir de fusion avec la figure maternelle. Par exemple,
Louis Énault, visitant la Grotte du Lait64 dans les environs de Bethléem, réanime l’épisode de
la fuite de la Vierge comme s’il en était l’un des acteurs : « C’est sur cette pierre que la
Vierge s’asseyait ; c’est de cette place, qu’appuyé sur son bâton de voyageur, Joseph
contemplait le groupe aimable confié à sa garde. Cette voûte crevassée, où notre œil suit les
festons capricieux et les dentelures de la pierre, est la même qui laissait retomber sur leurs
têtes ses pendentifs de rochers »65. De même, J. de Beauregard s’enthousiasme dans la Grotte
de la Nativité : « Et l’on revoit, dans ces quelques mètres carrés de surface, la scène auguste et
ineffable qui se déroula autour de la Crèche. Près du bœuf et de l’âne, qui mangeaient,
inconscients, au “præsepe” voisin, l’on aperçoit Marie et Joseph en extase, devant le Divin
Enfant »66. Dans la Grotte de l’Annonciation à Nazareth, Baptistin Poujoulat (1809-1864),
frère cadet de Jean-Joseph-François Poujoulat, absorbé par ses souvenirs d’enfance, établit un
pont entre passé et présent, allant presque jusqu’à confier à sa propre mère le rôle de la
Vierge :
La Salutation angélique est, après l’Oraison du Seigneur, la première prière qui s’exhale des
lèvres de l’enfant élevé dans la religion de Jésus-Christ. Devenu homme, le chrétien ne peut
oublier cette prière, car il se souvient que sa mère la murmurait à son oreille quand elle le
pressait sur son cœur, quand elle le nourrissait avec amour ! Il aime à reporter sa pensée vers
ses premiers ans, comme pour chercher les seules sensations vraiment pures et saintes qu’il lui
soit donné d’éprouver dans ce monde de misère et de corruption ! Quelle doit être donc la joie
du chrétien qui, né sous des cieux lointains, peut s’agenouiller dans l’antique demeure de
Marie, et redire la Salutation angélique à l’endroit où s’est accompli le miracle de notre
rédemption ! Les tendres caresses de ma mère, le chant des oiseaux du rivage paternel, le
parfum des fleurs de nos jardins, les nuages d’encens qui s’élevaient de l’encensoir que, dans
mon enfance, j’avais balancé devant l’autel de l’église de mon village, les félicités sans
mélange du matin de ma vie, toutes les suaves réminiscences du jeune âge m’arrivaient en
foule dans la grotte de l’Annonciation67.
Cette évocation débouche sur l’éloge de Nazareth et des souvenirs qu’elle remue en lui :
« J’aime Nazareth ; j’aime son vallon, ses collines où croissent l’olivier, le figuier et le nopal.
63
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 208.
Louis Énault relate la tradition relative à la Grotte du Lait, de laquelle se dégage l’image de la relation
singulière qui unit une mère à son enfant : « On dit que, pendant la persécution d’Hérode, et en attendant l’heure
propice à sa fuite, la Vierge se retira dans cette grotte avec l’Enfant. Un jour qu’elle présentait la mamelle aux
lèvres divines, une blanche goutte de son lait tomba sur le sol ; le sol blanchit aussitôt et une large bande
éclatante sillonna la grotte dans toute sa longueur. Cette blancheur est encore visible aujourd’hui ; c’est la voie
lactée du monde chrétien » (Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p.
243).
65
Ibid., p. 243.
66
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 234.
67
Baptistin Poujoulat, Voyage dans l’Asie mineure, en Mésopotamie, à Palmyre, en Syrie, en Palestine et en
Égypte, Paris, Ducollet, 1841, t. II, p. 358-359.
64
94
Combien sont douces et profondes les impressions que ces lieux font naître au cœur du
voyageur chrétien ! Qu’ils sont beaux et touchants les souvenirs que ces lieux rappellent ! »68.
Certains voyageurs cherchent désespéramment l’ombre de la Vierge à Jérusalem. Le R. P. de
Damas aperçoit la figure éplorée de Marie le long de la Via dolorosa : « Il nous semblait la
voir s’avancer lentement, inondée de ses larmes, le long du chemin où son Fils avait porté la
croix, et s’arrêter accablée sur la hauteur où il était mort. Et puis, nous la voyions
s’agenouiller sur cette terre rougie d’un sang précieux, la baiser et l’inonder de ses pleurs »69.
Lors de sa visite à l’église de Sainte-Anne, cédée par la France au Patriarcat latin de
Jérusalem en 1877, l’abbé François Pierre rend hommage à l’enfance de la Vierge :
Un chrétien ne peut donc pas fouler sans émotion le lieu qui a vu naître la Vierge, Mère du
Sauveur, et chacun comprendra la douce joie que j’éprouvai en me trouvant, quoique si
indigne, chargé d’un tel message. Puisse le monde chrétien, si dévoué à Marie et à son culte,
oublier tout ressentiment pour se réjouir avec la France à la pensée de cet événement, de ce
nouvel hommage rendu à la Reine du ciel, dans la demeure de ses parents bien-aimés ! Qui
verra sans émotion le berceau de cette nouvelle Ève, le jardin enclos de cette tige de Jessé ?
Qui n’aimera les lieux si chers à cette sainte enfance, cette demeure que l’Esprit-Saint visita
tant de fois et dans laquelle le ciel contemplait avec amour sa Reine future, Celle qu’il avait
ornée de tant de vertus, Celle qui devait un jour faire sa glorieuse parure ?70
Venu se recueillir auprès du Tombeau de la Vierge, l’abbé Becq se présente devant Marie
comme un fils se rendant sur la tombe de sa mère : « Ô Marie ! ô ma mère ! je me rappelle
avec bonheur le respect profond, la confiance filiale dont j’ai été pénétré en visitant le
sanctuaire où furent déposées vos dépouilles mortelles ; faites que toujours je sois digne de
vous »71. Mais c’est au couvent du mont Carmel que le religieux français a la vision la plus
saisissante de la Vierge : « Mais qu’ai-je entendu ? le grincement subit d’une poulie ! une
toile qui cache une niche pratiquée au-dessus du tabernacle se lève ! Qu’elle est belle ! qu’elle
est douce ! qu’elle est bonne ! qu’elle parle bien au cœur ! C’est la madone du mont Carmel.
J’ai vu, dans ma vie de près d’un demi-siècle, bien des images de la très-sainte Vierge ; c’est
la seule qui ait satisfait mon âme, rempli mon idéal de la Vierge toute pure et tout céleste »72.
Et il se hâte de lui exprimer son amour filial : « Les yeux tendrement fixés sur la mère de
Jésus, on sent le bonheur de l’aimer et de mettre en elle sa confiance, et aussi le malheur de
méconnaître ses miséricordes ; sa pose est si gracieuse, son regard si plein de bonté, qu’on se
prend à envier le privilège de ceux qui l’ont vue pendant sa vie et qui ont entendu sa
68
Ibid., p. 361.
Amédée de Damas, Voyages en Orient. Jérusalem, op. cit., t. II, p. 71.
70
François Pierre, Constantinople, Jérusalem et Rome, op. cit., p. 21.
71
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 55.
72
Ibid., p. 218.
69
95
voix ! »73. Jean-Jacques Bourassé, quant à lui, affirme que toute la Terre sainte est imprégnée
de la présence de la Vierge :
Aucun pays du monde ne jouit d’une aussi juste célébrité que la Terre-Sainte. Dieu a voulu en
faire le berceau et le premier théâtre de la vraie religion. C’est le pays des patriarches et des
prophètes. Lorsque les temps furent accomplis, la plus pure des vierges, Marie, y donna
naissance au Sauveur. À Bethléem, nous entrons dans la grotte obscure témoin de cette
nativité glorieuse. Nazareth conserve le souvenir de la sainte Famille, et montre encore
l’emplacement de l’humble atelier consacré par le travail de Joseph et de l’Homme-Dieu.
Toutes les villes de la Galilée rappellent les prédications et les miracles de Jésus-Christ.
Jérusalem enfin, à l’ombre de la montagne des Oliviers, offre à la piété du chrétien
Gethsémani, le Calvaire et le Saint-Sépulcre. Quels noms et quels souvenirs !74
« Berceau », « naissance », « famille », « souvenirs » ! Rien que des mots liés à l’enfance.
II – Dynamique intertextuelle
Outre le désir de fixer le temps et de revivre une part de l’enfance, la notion de
souvenirs livresques comprend une dynamique intertextuelle. Au terme d’un bref survol du
phénomène de mimétisme dans les textes viatiques en Terre sainte, on proposera de traiter de
l’opération qui consiste à « superposer la trace écrite et la perception actuelle »75.
Malgré sa vocation de refléter le réel, le récit de voyage se repose, à degrés très
variables, sur des pratiques intertextuelles76. On pense ici à la définition de la construction du
réel de Sarga Moussa : « Toute mise en forme du réel implique une recomposition de celui-ci.
Le narrateur, même lorsqu’il prétend être un simple interprète, est soumis à des contraintes
diverses, qui vont de ses propres préjugés aux attentes de son publique, en passant par les
« lois » du genre qu’il emprunte »77. Dans le cas de l’Orient, il suffit de considérer le très
grand nombre d’ouvrages, d’articles, de thèses et de mémoires scientifiques publiés sur le
sujet au XIXe siècle pour réaliser à quel point ce mouvement de mimétisme a été inévitable.
Comme François-René de Chateaubriand le note à propos de la basilique du Saint-Sépulcre,
73
Ibid., p. 218-219.
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 9-10.
75
Roland Le Huenen, « Dire l’absence : “partout le silence, l’abandon et l’oubli” », journée d’étude sur
l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, organisée par la Société des études romantiques et le centre de recherche sur la
littérature française du XIXe siècle de l’Université Paris IV-Sorbonne, 9 décembre 2006, p. 8.
76
Miroirs de textes. Récits de voyage et intertextualité, éd. Sophie Linon-Chipon, Véronique Magri-Mourgues et
Sarga Moussa, Nice, Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, 1998, p. vii.
77
Sarga Moussa, La relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (18111861), op. cit., p. 8.
74
96
dans un passage examiné par Christine Montalbetti dans Le Voyage, le monde et la
bibliothèque (1997)78 : « Ici j’éprouve un véritable embarras. Dois-je offrir la peinture exacte
des Lieux-Saints ? Mais alors je ne puis que répéter ce que l’on a dit avant moi : jamais sujet
ne fut peut-être moins connu des lecteurs modernes, et toutefois jamais sujet ne fut plus
complètement épuisé. Dois-je omettre le tableau de ces lieux sacrés ? Mais ne sera-ce pas
enlever la partie la plus essentielle de mon voyage et en faire disparaître ce qui en est et la fin
et le but ? »79. De même, Xavier Marmier annonce dans l’introduction à Du Rhin au Nil
(1847) : « Tant de livres on été écrits sur l’Orient, tant de livres d’art et de science, de
philosophie et d’histoire, tant de récits poétiques, et d’itinéraires de touristes que la pensée
seule d’y ajouter un nouveau, à moins qu’on s’appelle Chateaubriand ou Lamartine, Byron ou
Victor Hugo, peut être à juste titre regardée comme une audacieuse témérité »80. Et de
conclure par ces mots : « Nul pays n’a été constamment plus exploré que ce pays, dont le nom
seul éveille dans l’esprit tout un monde de souvenirs et d’idées magiques »81.
Il a déjà été brièvement question au chapitre 1 des interactions entre l’Itinéraire de
Paris à Jérusalem et quelques relations de voyage en Terre sainte publiées dans le courant du
XIXe siècle. Il faut avouer que les pressions intertextuelles exercées par le récit de
Chateaubriand ont été considérables. Réédité à plusieurs reprises du vivant de son auteur,
l’Itinéraire a été dans l’ensemble bien accueilli par la critique de l’époque82. En guise
d’illustration, citons ces quelques lignes tirées de La Gazette de France du 13 mars 1811 :
« […] les anciens juifs, les premiers chrétiens, les croisés sont toujours présents à sa pensée ;
les émotions religieuses se confondent avec les élans patriotiques »83. Se posant en tant
qu’historien84, Chateaubriand attache une importance particulière aux sources documentaires,
prenant soin d’inclure dans l’introduction à l’Itinéraire un large éventail de textes anciens et
78
Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, PUF, 1997, p. 58-59. Voir également
Alain Guyot et Roland Le Huenen, L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand. L’invention du voyage
romantique, Paris, PUPS, 2006, p. 195-196.
79
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 336.
80
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. I, p. v.
81
Ibid., p. v.
82
Voir « Accueil de la critique » dans François-René de Chateaubriand, Œuvres romanesques et voyages, éd.
Maurice Regard, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, t. II, p. 693. Pour un portait plus complet de
l’accueil de la presse peu de temps après la sortie de l’Itinéraire en 1811, on peut se reporter aussi à Guy Berger
et Bernard Degout, « Les réactions de la presse », Le Voyage en Orient de Chateaubriand, éd. Jean-Claude
Berchet, Houilles, Manucius, 2006, p. 89-116.
83
Cité dans François-René de Chateaubriand, Œuvres romanesques et voyages, op. cit., p. 694.
84
Chateaubriand écrit dans la préface à la première édition de l’Itinéraire : « Un voyageur est une espèce
d’historien : son devoir est de raconter fidèlement ce qu’il a vu ou ce qu’il a entendu dire ; il ne doit rien
inventer, mais aussi il ne doit rien omettre ; et quelles que soient ses opinions particulières, elles ne doivent
jamais l’aveugler au point de taire ou de dénaturer la vérité » (François-René de Chateaubriand, Itinéraire de
Paris à Jérusalem, op. cit., p. 56).
97
modernes auxquels il a eu recours lors de la phase de rédaction85. Comme le relèvent Alain
Guyot et Roland Le Huenen, la fonction principale de la référence savante est d’apporter une
forme de crédibilité au récit et un poids supplémentaire à l’argument développé par le
narrateur86. C’est ainsi que, outre les auteurs antiques et de l’époque impériale, dont Strabon,
Étienne de Byzance et Tacite, les chroniqueurs médiévaux et les poètes de la Renaissance,
Chateaubriand s’est inspiré d’une panoplie de relations et d’études scientifiques datant des
XVIIe et XVIIIe siècles87. Voici quelques exemples : Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce
et du Levant (1678) de Jacob Spon et George Wheler, A Short Account of the Cause of the
Saltness of the Ocean, and of the Several Lakes That Emit no Rivers (1714-1716) d’Edmund
Halley (1656-1742), Voyage dans plusieurs provinces de la Barbarie et du Levant (1743) de
Thomas Shaw (1694-1751), Histoire générale des Voyages (1746-1759) de l’abbé Prévost
(1697-1763), Voyage en Syrie et en Égypte du comte de Volney, Lettres sur la Grèce (1788)
de Claude-Étienne Savary (1750-1788)88. Chateaubriand invite aussi le lecteur à emprunter un
« itinéraire circulaire » idéal, pour employer l’expression de Jean-Claude Berchet89, couvrant
la Grèce, l’Asie Mineure, Constantinople, la Palestine et l’Égypte, qui sera suivi au cours du
85
Ibid., p. 26.
Alain Guyot et Roland Le Huenen, L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand. L’invention du
voyage romantique, op. cit., p. 194.
87
À ce sujet, Marika Piva parle d’un jeu de dissimulation/révélation en matière de citations et de mention des
sources auquel se livre Chateaubriand dans l’Itinéraire : « Chateaubriand utilise certains auteurs sans jamais les
nommer et les pille en déclarant le contraire ; et il le fait, enfin, […] en citant des auteurs pour des informations
dérisoires et insignifiantes, et en oubliant de signaler les emprunts les plus remarquables. Il y a donc une
discordance entre les auteurs que Chateaubriand énumère dans ses préfaces et dans le texte lui-même, ceux
auxquels il renvoie le lecteur, ceux qu’il utilise sans le dire et enfin ceux qu’il cite véritablement » (Marika
Pivain, « Texte et intertexte : les citations de Chateaubriand », Le Voyage en Orient de Chateaubriand, op. cit.,
p. 162).
88
Voir les ouvrages cités dans François-René de Chateaubriand, Œuvres romanesques et voyages, op. cit., p.
712-767. Notons également le passage suivant où Chateaubriand se réfère à de nombreuses sources, tant
anciennes que modernes, pour mettre en évidence ses éventuelles découvertes (il s’agit ici de l’arbre de Sodome)
pendant ses excursions à la mer Morte : « Il n’y a presque point de lecteur qui n’ait entendu parler du fameux
arbre de Sodome : cet arbre doit porter une pomme agréable à l’œil, mais amère au goût et pleine de cendres.
Tacite, dans le cinquième livre de son Histoire, et Josèphe, dans sa Guerre des Juifs, sont, je crois, les deux
premiers auteurs qui aient fait mention des fruits singuliers de la mer Morte. Foulcher de Chartres, qui voyageait
en Palestine vers l’an 1100, vit la pomme trompeuse, et la compara aux plaisirs du monde. Depuis cette époque,
les uns, comme Cerverius de Vera, Baumgarten (Peregrinationis in Ægyptum, etc.), Pierre de la Vallée (Viaggi),
Troïlo et quelques missionnaires, confirment le récit de Foulcher ; d’autres, comme Reland, le Père Neret,
Maundrell, inclinent à croire que ce fruit n’est qu’une image poétique de nos fausses joies, mala mentis gaudia ;
d’autres enfin, tels que Pococke, Shaw, etc., doutent absolument de son existence. […] Me voilà bien
embarrassé, car je crois aussi avoir trouvé le fruit tant cherché : l’arbuste qui le porte croît partout à deux ou trois
lieues de l’embouchure du Jourdain ; il est épineux, et ses feuilles sont grêles et menues ; il ressemble beaucoup
à l’arbuste décrit par Amman ; son fruit est tout à fait semblable en couleur et en forme au petit limon d’Égypte.
Lorsque ce fruit n’est pas encore mûr, il est enflé d’une sève corrosive et salée ; quand il est desséché, il donne
une semence noirâtre, qu’on peut comparer à des cendres, et dont le goût ressemble à un poivre amer. J’ai cueilli
une demi-douzaine de ces fruits ; j’en possède encore quatre desséchés, bien conservés, et qui peuvent mériter
l’attention des naturalistes » (François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 323324).
89
Le voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle, éd. Jean-Claude
Berchet, Paris, Laffont, 1985, p. 10.
86
98
XIXe siècle par de nombreux voyageurs en Orient (mais remodelé, au gré des circonstances,
pour inclure la Galilée, le Liban et la Syrie) et repris, à quelques variantes près, dans le
célèbre guide français Joanne90. De ce fait, il devint très difficile pour une personne se
rendant en Terre sainte au XIXe siècle d’échapper à l’influence de l’Itinéraire qui s’était
rapidement imposé comme le modèle générique des relations en Terre sainte91. « Nous nous
mîmes ensuite en courses, pour visiter Jérusalem et les environs, l’Itinéraire de Chateaubriand
à la main »92, écrit Charles de Pardieu. Pour le vicomte de Marcellus, la singularité du récit de
Chateaubriand tient aux plumes multiples que l’auteur a utilisées pour tracer ses
pérégrinations orientales : « Que dire de Jérusalem après M. de Chateaubriand ? L’Itinéraire
est devenu le manuel du pèlerin, et peut tenir lieu de tout autre guide. Le chrétien, le poète, le
philosophe y parlent tour à tour d’une voix sublime ; et c’est encore le langage du plus exact
et du plus savant des géographes. En un mot, c’est le génie commentant la Bible et le
Tasse »93. « Nous avions de plus l’Itinéraire de M. de Chateaubriand, qui ne nous quitte
point »94, signale Joseph-François Michaud en arrivant à Jérusalem, avant d’ajouter : « […] je
ne connais pas de description des lieux saints plus exacte, plus complète, plus attachante ; ce
n’est pas seulement un guide qui nous conduit bien, mais un compagnon de voyage qui nous
charme par son esprit et son éloquence ; on aime à suivre dans ce pays les traces de l’illustre
auteur des Martyrs, comme on suit celles de Jérôme le Cicéronien, et son passage à Jérusalem
est devenu comme un des souvenirs de la Terre-Sainte »95. Joseph-François Michaud serait
ainsi le premier voyageur du XIXe siècle à attribuer à l’Itinéraire la qualité non pas de simple
texte de référence, mais de « souvenir » proprement dit que toute personne souhaitant se
représenter l’Orient pourra se réapproprier à titre individuel sans nécessairement devoir s’y
rendre. Flaubert semble confirmer cette force mnémonique qui émane de l’Itinéraire : « Au
pied du raidillon qui mène au monastère, énormes oliviers creux en dedans – la Terre Sainte
commence, ils sont au bas de la montagne et sur la pente – on a vu ça dans les vieilles
histoires saintes. Je songe à Chateaubriand en Palestine, à Jésus-Christ qui marchait nu-pieds
90
Ibid., p. 10.
Christine Montalbetti écrit à propos de ce qu’elle appelle les effets de la bibliothèque dans le cadre de
l’écriture référentielle du voyage: « le risque de la redite, quand d’autres Voyages ont été écrits sur les mêmes
espaces ; les ambiguïtés du modèle générique, qui propose une structure a priori de l’expérience ; le caractère
hétérogène des modèles de fiction auxquels le texte peut avoir recours et qui parasitent l’efficace référentielle »
(Christine Montalbetti, « Entre écriture du monde et récriture de la bibliothèque. Conflits de la référence et de
l’intertextualité dans le récit de voyage au XIXe siècle », Miroirs de textes. Récits de voyage et intertextualité,
op. cit., p. 6).
92
Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 249.
93
Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, op. cit., t. II, p. 1112
94
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op.cit., t. IV, p. 190
95
Ibid., p. 190.
91
99
par ces routes »96. Dans le même esprit, certains auteurs n’éprouvent nullement le besoin de
rapporter leurs expériences de telle ville ou de telle région, tant la narration de Chateaubriand
semble miroiter, voire écraser, la leur. « J’aurais pu donner des détails plus circonstanciés sur
Jérusalem et faire une plus ample description du pays », note le duc de Raguse, « mais j’y ai
renoncé après avoir lu l’itinéraire de M. de Chateaubriand. Il m’a découragé ; moins éloquent
je n’aurais pu être plus exact. C’est donc à ce bel ouvrage que je renvoie ceux qui voudront
s’instruire davantage »97. « Quels mots pourrais-je ajouter à ces pages éloquentes ? Comment
pourrais-je décrire autrement ces montagnes desséchées, stériles et sans dignité ? »98,
s’interroge Clara Filleul de Pétigny dans La Palestine, ou Une visite aux lieux saints (1867). Il
en est de même pour Auguste de Forbin qui, arrivé aux portes de Jérusalem, s’exclame : « Je
n’essaierai point de peindre Jérusalem après le grand écrivain dont la plume brillante et
animée en a fait un si admirable tableau. Il est difficile de voir la Palestine sous un autre
aspect que M. de Chateaubriand, et impossible d’en parler après lui : il a tout moissonnée sur
la terre de Chanaan »99. À Saint-Jean-d’Acre, le comte de Forbin se fait indirectement l’écho
de la vision manichéenne de Chateaubriand100 en dressent un tableau fort négatif du régime
ottoman, « sourd », dit-il, « aux cris d’une population infortunée »101.
Cela nous amène à nous interroger sur la nécessité qui a conduit les voyageurs du
XIXe siècle à se rendre sur les pas de Chateaubriand dans un espace levantin de plus en plus
urbanisé et codifié. Autrement dit : « pourquoi voyager, pourquoi écrire si les paysages ont
déjà été recensés et si on estime préférable ce que d’autres ont vu et écrit ? »102. C’est que ce
96
Gustave Flaubert, Voyage en Orient, op. cit., p. 237.
Auguste-Fréderic-Louis Wiesse de Marmont, duc de Raguse, Voyage du Maréchal duc de Raguse en Hongrie,
en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff, à Constantinople,
dans quelques parties de l’Asie-mineure, en Syrie, en Palestine et en Égypte. 1834-1835, op. cit., t. III, p. 85.
98
Clara Filleul de Pétigny, La Palestine, ou Une Visite aux Lieux Saints, Rouen, Mégard, 1867, p. 75. Il importe
de préciser que l’authenticité de ce court ouvrage (cent quatre-vingt-douze pages) est fort contestable. L’auteur
aurait prêté sa plume à Amédée, fils d’un certain général de Bracion. À plusieurs reprises, elle emprunte des
passages entiers à Chateaubriand et à Lamartine (par exemple, p. 72-75), ainsi qu’à Joseph-François Michaud
(par exemple, l’épisode de la mer Morte, p. 150-151). De plus, ses vagues descriptions sont noyées dans de très
longues références historiques (par exemple, l’histoire de Jérusalem depuis sa fondation en 1991 avant l’ère
chrétienne, p. 76-86).
99
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 84.
100
Au sujet de la réaction de Chateaubriand par rapport au « despotisme oriental », voir notamment: Jean-Claude
Berchet, « Chateaubriand et le despotisme oriental », Dix-huitième Siècle, 1994, 26, p. 391-421 ; Denise
Brahimi, Arabes des Lumières et Bédouins romantiques, Paris, Le Sycomore, 1982, p. 45 sq. ; Claudine Grossir,
L’Islam des romantiques 1811-1840, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, t. I, p. 25-67 ; Tzvetan Todorov,
« Chateaubriand, Pèlerinages en Occident et en Orient », Nous et les autres, Paris, Seuil, 1989, p. 377-407.
101
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 71.
102
Isabelle Daunais, L’Art de la mesure ou l’invention de l’espace dans les récits d’Orient (XIXe siècle), op. cit.,
p. 26.
97
100
« parcours de reconnaissance bientôt doublé d’un subtil processus de réécriture »103 permet
aux auteurs de récits de voyage de se démarquer de ceux qui les ont devancés en utilisant ce
que nous qualifierons, en nous fondant sur une terminologie mathématique, d’une série
d’additions et de soustractions. Vu sous cet angle, chaque voyage incite son principal
instigateur à renouveler l’expérience de ce qui a déjà été accompli tout en essayant d’apporter
un regard différent et complémentaire, sans pour autant éviter les répétitions et les
chevauchements entre les récits. En ce sens, ne cachant pas son admiration pour l’Itinéraire,
le duc de Raguse se permet toutefois de démentir Chateaubriand à propos de la population de
l’ancienne Jérusalem :
J’oserai cependant le contredire sur un seul fait, la population de l’ancienne Jérusalem. Les
limites de cette ville, lorsque Titus en fit le siège, sont connues. On ne peut être en
dissentiment sur l’étendue de son enceinte ; ce ne fut jamais celle d’une grande ville. Sa plus
grande longueur n’excédait pas quinze cents toises, et il est impossible de concevoir dans un
tel espace une population assez considérable pour éprouver les pertes dont font mention les
historiens. Onze cent mille Juifs ont péri, disent-ils, pendant le siège. Comment se seraient
remués, et comment auraient pu exister plusieurs millions d’individus sur une surface aussi
bornée. Il y a donc évidemment erreur104.
En rejoignant la Palestine non pas par Jaffa, mais à travers la presqu’île de Tyr, Lamartine
donne une image valorisante de la fertilité du pays, fort éloignée de l’état d’abandon et de
désolation rapporté par Chateaubriand, qui avait atteint la cité sainte par la route de JaffaJérusalem105 :
Quand nous fûmes au revers de cette colline, la Terre Sainte, la terre de Chanaan, se montra
tout entière devant nous ; l’impression fut grande, agréable et profonde ; ce n’était pas là cette
terre nue, rocailleuse, stérile, cette ruche de montagnes basses et décharnées qu’on nous
représente pour la terre promise, sur la foi de quelques écrivains prévenus ou de quelques
voyageurs pressés d’arriver et d’écrire, qui n’ont vu, des domaines immenses et variés des
douze tribus, que le sentier de roche qui mène, entre deux soleils, de Jaffa à Jérusalem ; –
trompé par eux, je n’attendais que ce qu’ils décrivent, c’est-à-dire un pays sans étendue, sans
103
Frédéric Tinguely, « Réforme et réécriture dans le Voyage de Jean Chesneau », Miroirs de textes. Récits de
voyage et intertextualité, op. cit., p. 34.
104
Auguste-Fréderic-Louis Wiesse de Marmont, duc de Raguse, Voyage du Maréchal duc de Raguse en
Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff, à
Constantinople, dans quelques parties de l’Asie-mineure, en Syrie, en Palestine et en Égypte. 1834-1835, op.
cit., t. III, p. 85-86.
105
Le tableau que Chateaubriand dresse de la stérilité de la Palestine n’est pas aussi sombre que ce que
Lamartine laisse croire : « Les fleurs qui couvrent au printemps cette campagne célèbre », écrit notamment
Chateaubriand à propos de la plaine de Saron, « sont les roses blanches et roses, le narcisse, l’anémone, les lis
blancs et jaunes, les giroflées, et une espèce d’immortelle très odorante. La plaine s’étend le long de la mer,
depuis Gaza au midi, jusqu’au mont Carmel au nord. Elle est bornée au levant par les montagnes de Judée et de
Samarie. […] Le sol est une arène fine, blanche et rouge, et qui paraît, quoique sablonneuse, d’une extrême
fertilité. Mais, grâce au despotisme musulman, ce sol n’offre de toutes parts que des chardons, des herbes sèches
et flétries, entremêlées de quelques plantations de coton, de doura, d’orge et de froment. Çà et là paraissent
quelques villages toujours en ruines, quelques bouquets d’oliviers et de sycomores » (François-René de
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 291).
101
horizon, sans vallées, sans plaines, sans arbres et sans eau : terre potelée de quelques
monticules gris ou blancs ; où l’Arabe voleur se cache dans l’ombre de quelques ravines pour
dépouiller le passant – telle est, peut-être, la route de Jérusalem à Jaffa106.
Lamartine décrit ensuite la végétation luxuriante de la Galilée, où chaque syllabe semble
contredire davantage l’Itinéraire :
À droite et à gauche, les flancs arrondis des deux collines sont ombragés çà et là, de vingt pas
en vingt pas, par des touffes d’arbustes variés qui ne perdent jamais leurs feuilles ; à une
distance un peu plus grande, s’élèvent des arbres au tronc noueux, aux rameaux nerveux et
entrelacés, au feuillage immobile et sombre ; la plupart sont des chênes verts d’une espèce
particulière, dont la tige est plus légère et plus élancée que celle des chênes d’Europe, et dont
la feuille, veloutée et arrondie, n’a pas la dentelure de la feuille du chêne commun ; la
caroubier, le térébinthe, et plus rarement le platane et le sycomore, complètent le vêtement de
ces collines ; je ne connais pas les autres arbres par leur nom : quelques-uns ont le feuillage
des sapins et des cèdres, d’autres, et ce sont les plus beaux, ressemblent à d’immenses saules
par la couleur de leur écorce, la grâce de leur feuillage et la nuance tendre et jaunâtre de ce
feuillage ; mais ils le surpassent au-delà de toute proportion en étendue, en grosseur, en
élévation107.
Le contraste entre l’Itinéraire et le Voyage en Orient est également frappant lorsque
Lamartine loue les Arabes musulmans, là où Chateaubriand les dénigre108 : « On a, à cet
égard, beaucoup calomnié les musulmans. La tolérance religieuse, je dirai plus, le respect
religieux, sont profondément empreints dans leurs mœurs. Ils sont si religieux eux-mêmes, et
considèrent d’un œil si jaloux la liberté de leurs exercices religieux, que la religion des autres
hommes est la dernière chose à laquelle ils se permettent d’attenter »109. De manière similaire,
après avoir traversé la Voie douloureuse, le comte de Chambord fait un clin d’œil à
l’Itinéraire en adoptant une attitude plus clémente envers les autorités turques que celle
affichée par Chateaubriand : « Pendant que nous faisons nos prières à genoux dans la rue, les
Turcs à cheval ou conduisant des chameaux s’arrêtent et attendent patiemment pour continuer
leur route que nous nous soyons relevés. Aurait-on fait pareille chose dans une ville
catholique ? Hélas, sûrement non »110. Considérant l’Itinéraire comme une sorte de point de
départ, de pulsion primaire sur laquelle les autres récits se construisent, certains voyageurs,
106
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 219.
Ibid., p. 220.
108
Voir notamment l’arrivée de Chateaubriand à Jaffa : « L’Arabe errant sur cette côte suit d’un œil avide le
vaisseau qui passe à l’horizon : il attend la dépouille du naufragé, au même bord où Jésus-Christ ordonnait de
nourrir ceux qui ont faim, et de vêtir ceux qui sont nus » (François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à
Jérusalem, op. cit., p. 279). À mettre en parallèle avec le Journal : « Nos yeux errent sur le rivage inhospitalier
où l’Arabe attend le voyageur, et peut-être qu’à présent, il contemple du fond de quelque rocher d’un œil avide,
notre vaisseau qui passe sur les flots » (François-René de Chateaubriand, Journal de Jérusalem, op. cit., p. 40).
109
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 228.
110
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 168.
107
102
comme Gabriel Charmes, dressent l’inventaire de tout ce qui aurait changé depuis le séjour de
Chateaubriand :
Hélas ! les choses ont bien changé depuis Chateaubriand. Il est vrai que, de son temps, on
abordait Jérusalem presque de face, tandis que, de la route actuelle, c’est à peine si l’on
distingue la tour de David et le mur qui l’entoure. Je puis attester, de mon côté, que plus on a
lu de descriptions de la ville sainte, plus on est péniblement surpris en l’apercevant. La seule
chose qui frappe le regard, c’est une série de dômes, de constructions massives, d’églises
russes, d’asiles juifs, d’hôpitaux et d’écoles de toutes nationalités, de bâtiments difformes qui
dominent la véritable Jérusalem et la cachent presque complètement. À la place du désert, des
routes poudreuses respirant l’épouvantement et la mort, on traverse un chemin bordé de
cabarets, avec enseignes en français et en italien. […] À la place d’un camp de cavalerie
turque dans toute la pompe orientale, on aperçoit, arrêtés à la porte de la ville, des groupes de
moukres (conducteurs de mulets), des mendiants, des Juifs, des chevaux et des chameaux,
dans toute la saleté de l’Orient, qui est non moins éclatante que sa pompe. Enfin, à la place
d’un guide s’enfuyant au galop de son cheval vers El Qods, on peut voir, si l’on rencontre une
caravane de pèlerins, d’affreuses filles, des abbés prétentieux, des jeunes gens à la
physionomie béate chantant au cœur au milieu de la poussière : Stantes erant pedes nostri in
atriis tuis, Jerusalem !111
D’autres encore, comme Édouard Delessert, se réclamant de la « vérité scientifique », se
distancent de l’Itinéraire sur un ton paternaliste teinté d’humour : « J’aurais bien voulu faire
pour la mer Morte, comme dans un autre pays M. de Chateaubriand, qui, arrivant d’Argos à
Sparte en un seul jour, chose impossible, excepté à un poète, se mit à réciter, c’est lui qui le
dit, tous les beaux vers qu’il savait à l’endroit du Taygète »112.
Il est évident que le mécanisme de la référence littéraire chez les auteurs de textes
viatiques dans la période suivant le voyage de Chateaubriand ne vise pas uniquement
l’Itinéraire. Ainsi, contrairement à ce que laissent croire les premières pages du Voyage en
Orient113, Lamartine, qui se rend en Palestine avec une véritable bibliothèque ambulante114,
111
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 34-35.
Édouard Delessert, Voyage aux villes maudites. Sodome, Gomorrhe, Seboim, Adamah, Zoar. Une nuit dans la
cité de Londres. Une soirée de hachich à Jérusalem, op. cit., p. 22-23.
113
C’est avec une modestie sans doute feinte que l’auteur présente ses notes de voyage comme ayant été prises
au jour le jour, dans des conditions parfois extrêmes, sans avoir été retouchées après son retour en France, ce qui
ne pourrait qu’augmenter l’intérêt et la curiosité du lecteur pour son récit : « Ceci n’est pas un livre, ni un
voyage ; je n’ai jamais pensé à écrire l’un ou l’autre. […] Quant à un voyage, c’est-à-dire à une description
complète et fidèle des pays qu’on a parcourus, des événements personnels qui sont arrivés au voyageur, de
l’ensemble des impressions des lieux, des hommes et des mœurs, sur eux, j’y ai encore moins songé. […] Les
notes que j’ai consenti à donner ici aux lecteurs n’ont aucun de ces mérites. Je les livre à regret ; elles ne sont
bonnes à rien qu’à mes souvenirs ; elles n’étaient destinées qu’à moi seul. Il n’y a là ni science, si histoire, ni
géographie, ni mœurs ; le public était bien loin de ma pensée quand je les écrivais : et comment les écrivais-je ?
Rentré en Europe, j’aurais pu, sans doute, revoir ces fragments d’impressions, les réunir, les proportionner, les
composer et faire un voyage comme un autre. Mais, je l’ai déjà dit, un voyage à écrire n’était pas dans ma
pensée. Il fallait du temps, de la liberté d’esprit, de l’attention, du travail ; je n’avais rien de tout cela à donner.
Mon cœur était brisé, mon esprit était ailleurs, mon attention distraite, mon loisir perdu ; il fallait ou brûler ou
laisser aller ces notes telles quelles. Des circonstances inutiles à expliquer m’ont déterminé à ce dernier parti ; je
112
103
fait fréquemment allusion – quoique souvent indirectement – aux écrits de Le Tasse115 et de
Voltaire116, ainsi qu’à la Correspondance d’Orient de Joseph-François Michaud et JeanJoseph-François Poujoulat117. Dans la plupart des cas, comme nous l’avons indiqué
préalablement, il s’agit de la volonté du voyageur d’apporter à sa relation davantage de
légitimité et de substance. Par exemple, pour démontrer l’authenticité du Saint-Sépulcre,
l’abbé Bourassé cite la Vita Constantini d’Eusèbe de Césarée118 et plusieurs « recherches
savantes »119, comme Jerusalem, eine Vorlesung (1845) d’Ernst Gustav Schultz, consul de
Prusse à Jérusalem120. De même, souhaitant donner un caractère érudit à son excursion de la
mer Morte, sans pour autant nuire au flux narratif, Louis Lortet se réfère aux études réalisées
par l’américain William Francis Lynch (1801-1865) et le duc de Luynes (1802-1867)121. C’est
aussi le cas de Gabriel Charmes dont la visite sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem est
ponctuée de citations empruntées au Voyage en Syrie et dans le désert (1833) du vétérinaire
français Louis-Hyacinthe-Céleste Damoiseau (1815-1885). Enfin, outre l’habitude de faire
appel aux Écritures saintes, la majorité des voyageurs reproduit des passages entiers de la
Guerre des Juifs contre les Romains (71-75) de l’historien Flavius Josèphe (37-100)122 et fait
allusion aux contes des Mille et Une Nuits pour laisser entrevoir un parfum d’exotisme et de
mystère123.
Néanmoins, loin de remplir une fonction purement documentaire, les textes avec
lesquels les voyageurs entretiennent une relation privilégiée et dont ils gardent des traces
indélébiles dans leur mémoire124 finissent souvent par perdre leur caractère exogène et
m’en repends, mais il est trop tard » (Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p.
43-46).
114
Ibid., p. 54.
115
Ibid., p. 314.
116
Ibid., p. 233.
117
Ibid., p. 244-245.
118
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 75.
119
Ibid., p. 76.
120
Ibid., p. 76.
121
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 434. Il s’agit des deux ouvrages suivants :
Honoré d’Albert, duc de Luynes, Voyage d’exploration à la mer Morte, à Petra, et sur la rive gauche du
Jourdain, Paris, A. Bertrand, 1871-1876, 3 vol ; William Francis Lynch, Narrative of the Expedition to the River
Jordan, and the Dead Sea, Londres, James Blackwood, 1855, 414 p.
122
Voir par exemple: Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en
Orient et en Italie (septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 163-164, 173-176 ; Félix Bovet, Voyage en Terre
sainte, op. cit., p. 350-351 ; François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 323 ;
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 204 ; Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie
d’aujourd’hui, op. cit., p. 424, 543-544.
123
Voir, entre autres: Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 341 ; Xavier
Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 117 ; Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat,
Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 435.
124
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 563.
104
immuable, se confondant avec l’expérience individuelle. En d’autres termes, la confrontation
entre la référence littéraire – faisant corps avec l’émotion qu’elle a suscitée chez le voyageur
lors de la lecture initiale – et les sites visités crée un semblant de réminiscence ou, plus
précisément, l’illusion que l’on se souvient de ce qui a été décrit et vécu par d’autres. « Je vais
donc visiter l’antique terre de Juda, la patrie des prodiges, le pays des touchants
souvenirs ! J’irai coller mes lèvres sur les traces de l’Homme-Dieu ! »125, annonce l’abbé
Becq dans les premières pages des Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte (1857). La
princesse Christine Belgiojoso-Trivulzio (1808-1871), pour sa part, met en évidence le
sentiment de tristesse qui s’empare d’elle au moment de quitter Jérusalem :
Mon départ de Jérusalem fut triste, mais lorsque du sommet de la même colline où Jérusalem
m’était apparue pour la première fois un mois auparavant, je me retournai pour lui jeter un
dernier regard et lui dire un dernier adieu, j’éprouvai une impression aussi singulière que lors
de sa première apparition. Alors, Jérusalem m’était apparue comme une ancienne patrie
oubliée, mais retrouvée dans mes souvenirs, et maintenant quelque chose émanant de ces
antiques murailles semblait protester contre ma pensée d’un éternel adieu126.
Cette dernière phrase est particulièrement remarquable en ce que la princesse déclare se
souvenir d’une ville où elle n’a auparavant jamais mis les pieds. Méditerranée. L’Égypte, la
Terre Sainte, l’Italie (1896) de Lucie Félix-Faure n’est pas, lui non plus, exempt de
l’incarnation d’images longtemps vues ou lues : « Dans une caresse du soleil, l’air léger de
Béthanie semble avoir retenu quelque trace de parfum répandu jadis aux pieds de Jésus, trace
si subtile qu’elle n’est plus perceptible qu’à l’âme, et que l’âme seule en demeure
imprégnée »127. C’est aussi ces notions de « retour » et de « retrouvailles » qui poussent le
comte de Chambord à déclarer : « Plus nous avançons plus nous sommes entourés des
souvenirs admirables de la Bible et de l’Évangile »128. C’est qu’à l’instar de celui qui parcourt
son journal intime à l’endroit même où il a jadis couché ses pensées et ses observations sur le
papier, la relecture de la Bible sur les lieux où se seraient déroulés les événements favorise la
reconnaissance : « Chaque soir », précise le comte de Chambord, « M. l’abbé, ou l’un de
nous, lisait les passages de l’Écriture Sainte qui avaient trait aux lieux que nous avions visités
dans la journée. En suivant cette bonne habitude, nous avons pu faire le voyage avec plus
d’édification et de fruit »129. L’abbé Le Camus va jusqu’à subordonner l’Orient réel aux textes
125
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 8.
Christina Belgiojoso-Trivulzio, princesse de, Asie Mineure et Syrie. Souvenirs de voyages, Paris, Michel Lévy
Frères, 1858, p. 247.
127
Lucie Félix-Faure, Méditerranée. L’Égypte, la Terre Sainte, l’Italie, op. cit., p. 121.
128
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 132.
129
Ibid., p. 142.
126
105
littéraires : « […] les textes de l’Évangile sont plus forts que tous les témoignages et toutes les
expériences. J’aime mieux m’y tenir »130. Mentionnons encore cette remarque d’Édouard
Blondel qui précède sa visite à Jérusalem : « Nous étions munis de nos Bibles pour lire sur
place, au fur et à mesure, les passages relatifs aux Lieux Saints que nous allions visiter »131.
Or, c’est justement de cette réminiscence illusoire que se nourrit la déception des voyageurs
de ne pas retrouver la Terre sainte préalable, aboutissant à un mécanisme de défense qui, par
les fréquentes allusions au passé, vise à « repeupler » la Palestine réelle d’images
livresques132. C’est sans doute le sens qu’il faut attribuer à la réflexion de Xavier Marmier :
Heureux ceux qui ne livrent point toute leur âme aux attraits du présent fugitif, ni aux
trompeuses promesses de l’avenir ! Heureux ceux qui savent se souvenir ! Le souvenir est une
seconde vie, plus calme, plus épurée, plus recueillie que la vie réelle, l’un des meilleurs dons
du ciel, l’un des plus doux attributs de la nature humaine. Que d’heures sinistres où, pour
échapper au doute qui nous torture, pour se reposer de l’anxiété qui nous oppresse, on n’a
d’autre refuge que le sanctuaire du passé, source vivifiante où l’on se retrempe, arsenal où l’on
prend de nouvelles armes pour reparaître dans la lice !133
Nous analyserons ici l’œuvre de deux voyageurs, dont les relations en Terre sainte sont moins
connues du grand public et qui permettront d’observer l’intrusion des souvenirs livresques
dans le présent du voyage ; le premier est Florimond-Jacques de Basterot, qui a séjourné en
Palestine en 1867 ; le deuxième est Louis Énault, qui a pris part, en 1853, au premier
pèlerinage de Jérusalem organisé par l’Œuvre des pèlerinages en Terre sainte. Néanmoins,
mis à part les textes de ces deux voyageurs, nous considérerons quelques textes viatiques dont
l’intérêt pour illustrer le phénomène citationnel est évident.
En contemplant les sommets blanchis de l’Hermon, qui lui rappellent « certaines
parties de l’Andalousie, entre Cordoue et Grenade »134, le comte de Basterot se met en devoir
d’ajouter ce commentaire : « À mesure qu’on approche des lieux où vécut Notre-Seigneur, les
Évangiles prennent un charme plus pénétrant. Qu’il est doux de relire ces histoires de
dévouement et d’amour dans ces sites gracieux, pendant que le soleil disparaît sur des
montagnes qui virent le Maître et ses premiers disciples »135. S’ensuit une méditation sur
l’intemporalité de l’Orient : « Nous sommes en plein siècle pastoral et rien ne rappelle 1867,
130
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 187.
Édouard Blondel, Deux ans en Syrie et en Palestine. 1838-1839, op. cit., p. 217.
132
Isabelle Daunais, L’Art de la mesure ou l’invention de l’espace dans les récits d’Orient (XIXe siècle), op. cit.,
p. 164.
133
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 144.
134
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 144.
135
Ibid., p. 144.
131
106
sauf nos costumes européens. Rien ne change en Orient, et tout ce que nous voyons est de
même qu’au temps des patriarches. Le pays est peut-être encore un peu plus sauvage, quoique
je sois convaincu que les villes pompeuses dont parle Josué ressemblaient singulièrement aux
bourgades actuelles de Moutoualis ou de Druses »136. Se trouve ainsi affirmée une conception
hégémonique de l’Orient selon laquelle la Terre sainte et ses habitants doivent
impérativement être perçus comme figés dans une tradition plus que millénaire pour que
puisse s’accomplir l’acte de reconnaissance. Ce que suggère également Léonie de Bazelaire :
« Grâce à l’immuabilité de l’Orient, les usages sont pour ainsi dire restés les mêmes, et à
chaque pas l’Évangile reçoit son explication »137. Lucie Félix-Faure renchérit : « […] nous
constatons que les coutumes se sont perpétuées en Palestine […] Ainsi nos yeux se récréent
par les mêmes images qui frappaient le regard des Prophètes augustes aux lointaines époques
du passé […] Ne nous étonnons pas de la puissance qu’ont les traditions en ce pays
immuable »138. Léon Paul, quant à lui, se sent plus proche de l’Évangile lorsqu’il se mêle à la
population palestinienne qu’en se rendant dans les Lieux saints : « Ces costumes où rien n’est
changé, ces habitudes restées les mêmes à travers dix-huit siècles, servent plus à
l’affermissement de ma foi que les divers cantonnements de l’église et les restes douteux du
tombeau d’Ismaël »139. Ou Édouard Schuré : « Le charme de la Palestine, c’est qu’on y
rencontre ainsi, à toute heure, les scènes familières de l’Ancien et du Nouveau Testament et
qu’on y voyage encore plus dans le temps que dans l’espace. On n’y peut faire un pas sans
croiser le patriarche en route avec ses tentes et ses troupeaux, la farouche Moabite, la sainte
Famille en exil, le bon Samaritain à cheval »140. Autrement dit, c’est la supposée conservation
des traditions ancestrales et des cultures séculaires en Palestine qui ravive les souvenirs ou
l’impression de se souvenir. D’où la méfiance de Florimond-Jacques de Basterot envers la
ville actuelle de Naplouse, relevée par les romains en l’an 72 à l’est des ruines de la cité
biblique de Sichem et dont l’appellation moderne est dérivée de Flavia Neapolis : « À
l’exception d’Hébron, nul lieu n’est aussi rempli du souvenir des patriarches que Sichem. Elle
s’élevait probablement un peu plus à l’Orient que la ville actuelle qui, chose extrêmement rare
dans l’immuable Asie, a perdu son nom sémitique pour prendre un nom dérivé de la cité
élevée par Vespasien »141. Semblablement, descendant de Safed vers Tell-Hum, sur le lac de
136
Ibid., p. 150.
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 135.
138
Lucie Félix-Faure, Méditerranée. L’Égypte, la Terre Sainte, l’Italie, op. cit., p. 98-99.
139
Léon Paul, Journal de voyage. Italie, Égypte, Judée, Samarie, Galilée, Syrie, Taurus cicilien, Archipel grec,
op. cit., p. 110.
140
Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient, op. cit., p. 314.
141
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 190.
137
107
Tibériade, le narrateur laisse éclater son désappointement devant l’état d’abandon de la plaine
de Génésareth : « Les collines sont tristes, arides ; mais la vue du lac, par une matinée
radieuse, serait admirable sans les souvenirs »142. Et d’ajouter : « Nous la traversons [la plaine
de Génésareth] pour venir nous reposer encore sous un grand saule, au bord de l’eau, près du
misérable village de pécheurs Mejdel, seul lieu habité aujourd’hui sur ces rivages, sauf
Tibériade. C’est Magdala, la patrie de sancta Maria-Magdalena, une des plus suaves et des
plus consolantes figures du christianisme naissant »143. La narration se prolonge par une assez
longue description de la plaine de Génésareth tirée de la Guerre des Juifs144 :
Voici la description que Josèphe donne de la plaine de Génézareth, au troisième livre de la
guerre des Juifs, chapitre XXXV : La terre qui environne le lac de Génézareth, et qui porte le
même nom, est également admirable par sa beauté et par sa fécondité. Il n’y a point de
plantes que la nature ne la rende pas capable de porter, ni rien que l’art et le travail de ceux
qui l’habitent ne contribuent pour faire qu’un tel avantage ne leur soit pas inutile. L’air y est
si tempéré qu’il est propre à toutes sortes de fruits. On y voit en grande quantité des noyers
qui sont des arbres qui se plaisent dans les climats les plus froids ; et ceux qui ont besoin de
plus de chaleur, comme les palmiers ; et d’un air doux et modéré comme les figuiers et les
oliviers n’y rencontrent pas moins ce qu’ils désirent. En sorte qu’il semble que la nature, par
un effort de son amour pour ce beau pays, prend plaisir d’allier des choses contraires, et que,
par une agréable contestation toutes les saisons favorisent à l’envie cette heureuse terre ; car
elle ne produit pas seulement tant d’excellents fruits, mais ils s’y conservent si longtemps, que
l’on y mange durant dix mois des raisins, des figues, et d’autres fruits durant toute l’année145.
Il paraît clair qu’en vantant les splendeurs d’antan de la région, ce passage de la Guerre des
Juifs vient au secours du narrateur pour tempérer la désolation actuelle de la plaine de
Génésareth. « Aujourd’hui c’est un désert », observe-il, « mais il est admirablement
fertile »146. En effet, le comte de Basterot préfère les textes littéraires, plus conformes aux
images véhiculées par les Écritures saintes, à la réalité ; c’est ainsi qu’ayant d’abord pris soin
de « remplir » les environs du lac de différents épisodes bibliques, tels que la pêche
miraculeuse ou l’enseignement de Jésus adressé à la foule au bord de Génésareth, il cite, en
deuxième lieu, les évangiles de Mathieu et de Jean147 :
142
Ibid., p. 161.
Ibid., p. 163.
144
Ce qui n’empêche pas Florimond-Jacques de Basterot de critiquer Josèphe : « C’était un vrai fils de Jacob,
rusé, perfide, plein d’esprit et de ressources, non pas cruel et même plutôt charitable de nature, mais impitoyable
quand il le fallait » (Ibid., p. 174).
145
Ibid., p. 163-164.
146
Ibid., p. 164.
147
Convaincu de l’intérêt de la Bible comme source d’autorité en matière de descriptions géographiques,
Florimond-Jacques de Basterot dira plus loin : « C’est le seul livre de l’antiquité qui ait le sentiment
topographique. – Les historiens grecs et romains, si admirables comme style, manquent essentiellement de cette
qualité. Ils en sont désolants pour ceux qui ne comprennent pas l’histoire sans la géographie. Cherchez donc dans
Tacite une idée de la campagne de Rome ou des paysages du golfe de Naples. Salluste écrit l’histoire de Jugurtha
sans penser même une fois à la saisissante nature africaine. Dans la Bible, au contraire, nous allons trouver à
143
108
C’est ici qu’eut lieu la pêche miraculeuse, ici que Notre-Seigneur monta sur une barque pour
prêcher aux multitudes assises sur la plage. C’est devant les anémones rouges, couleur de la
robe royale, qui émaillent ces champs au printemps, qu’il dit à ses disciples : Considérez
comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent. Or je vous dis que
Salomon, même dans toute sa gloire, n’était pas vêtu comme l’un d’eux. (Mathieu, VI, 28-29.)
C’est sur ce rivage qu’il apparut une dernière fois à Pierre et à Jean et dit à Simon-Pierre :
Paissez mes brebis (Jean, XXI, 17.)148.
Et de terminer : « Quels souvenirs valent ceux-ci. L’âme les vient chercher avec joie du fond
de l’Occident. Ils doivent émouvoir même les incrédules, les enfants ahuris de ce siècle de
machines. Car, au point de vue simplement historique, la prédication du Christ ne fut-elle pas
le fait qui eut l’influence la plus capitale sur les destinées de l’homme ? »149. De l’aveu même
du narrateur, ce n’est pas l’Orient qui renferme les souvenirs qui lui sont traditionnellement
imputés, mais bel et bien l’Occident, en la personne du voyageur, qui les produit et cherche à
les insérer dans les divers paysages et monuments de Terre sainte. On pourrait faire le même
type d’observation sur la manière dont le comte de Basterot présente Jezréel : « Bien plus
près, séparées de nous seulement par un enfoncement de la plaine, sont quelques huttes, seuls
restes de Jezraël, la cité d’Achab et de Jézabel. Un point vert, au pied de la colline, près d’une
fontaine, est probablement le champ de Naboth »150. À la pauvreté relative de cette première
description succèdent un extrait d’Athalie (Acte I, scène 1) de Racine151, ainsi qu’un
commentaire détaillé de l’histoire de la vigne de Naboth (1 Rois 21) et de la chute de la
dynastie Omride (2 Rois 9-10)152, et ce, dans le but d’éclairer le lecteur sur le déclin de
l’actuelle Jezréel et d’accorder celle-ci aux souvenirs bibliques qui présupposent une ville de
laquelle il ne reste plus que des ruines. On trouve aussi une « contamination de la
chaque pas des descriptions d’une exactitude photographique et courtes, cependant, tandis que les modernes sont
souvent diffus à force de vouloir entrer dans les plus petits détails » (Ibid., p. 180-181).
148
Ibid., p. 164.
149
Ibid., p. 164-165.
150
Ibid., p. 183.
151
« L’impie Achab détruit, et de son sang trempé,/ Le champ que par le meurtre il avait usurpé;/ Près de ce
champ fatal Jézabel immolée,/ Sous les pieds des chevaux cette reine foulée;/Dans son sang inhumain des chiens
désaltérés,/ Et de son corps hideux les membres déchirés;/Des prophètes menteurs la foule confondue,/ Et la
flamme du ciel sur l’autel descendue;/ Élie aux éléments parlant en souverain » (Ibid., p. 183). Henri Cornille
cite, lui aussi, Athalie (Acte III, scène 7) pour évoquer la malédiction divine qui pesèrait sur Jérusalem : « Pleure,
Jérusalem, pleure, cité perfide, / Des prophètes divins malheureuse homicide: / De son amour pour toi ton Dieu
s'est dépouillé; / Ton encens à ses yeux est un encens souillé. / Où menez-vous ces enfants et ces femmes? / Le
Seigneur a détruit la reine des cités; / Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés. / Dieu ne veut plus qu'on
vienne à ses solennités. / Temple, renverse-toi; cèdres, jetez des flammes. / Jérusalem, objet de ma douleur, /
Quelle main en ce jour a ravi tous tes charmes? / Qui changera mes yeux en deux sources de larmes / Pour
pleurer ton malheur? » (Henri Cornille, Souvenirs d’Orient. Constantinople, Grèce, Jérusalem, Égypte. 18311832-1833, Paris, Arthus Bertrand, 1836, p. 333).
152
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 184.
109
contemplation actuelle du lieu par la trace écrite »153 dans l’image que Florimond-Jacques de
Basterot donne de la Samarie :
Rien ne reste de la ville d’Amri et de Jéhu, et en présence de cette désolation, de ce néant, des
souvenirs de ces crimes, de ces massacres, de ces rois d’Assyrie, on lit avec saisissement les
imprécations éloquentes et bizarres d’Ezéchiel, où comparant Samarie et Jérusalem à deux
courtisanes, filles d’une même mère, il montre le même sort qui attend leurs débauches et
leurs infidélités au Tout-Puissant : Fils de l’homme, deux femmes furent les filles d’une seule
mère, Et leurs noms Oollah l’aînée et Oollibah sa sœur… Et Oollah est Samarie, Oollibah
Jérusalem. […] Et tu t’enivreras de douleur, et tu boiras l’affliction et la tristesse dans le
calice de ta sœur Samarie. Et tu le boiras et l’épuiseras jusqu’à la lie, tu en dévoreras les
débris, et tu déchireras ton sein : parce que moi j’ai parlé, dit le Seigneur. (Ezéchiel,
XXIII)154.
Ce que le narrateur accomplit en superposant la prophétie d’Ézéchiel et la description de la
Samarie contemporaine, c’est rendre intelligible le manteau de misère que celle-ci arbore au
XIXe siècle et, par la même occasion, la disgrâce de Jérusalem, qui l’aurait suivie dans
l’offense contre Dieu. À cet égard, le comte de Basterot déclare avec certitude : « La
malédiction du Ciel est bien tombée sur la Samarie. Hérode le Grand essaya de la
reconstruire, et les restes d’une colonnade, l’emplacement d’un cirque datent de lui. Mais la
Samarie retomba bientôt, on n’y voit plus que quelques musulmans fanatiques, groupés autour
d’une mosquée, qui fut une église »155. On retrouve cette référence au passé qui sert
d’explication à la lecture du présent chez Louis Énault. À Jéricho, il semble être déçu par la
pauvreté de la petite bourgade orientale : « L’opulente cité des anciens jours n’est plus qu’un
village misérable ; il y a peut-être une quarantaine de cabanes, faites de branches entrelacées,
bois et feuilles, dont on garnit les interstices avec de la boue. Nos plus tristes huttes de
paysans ont un moins triste aspect »156. Louis Énault fait alors appel à l’intertexte biblique
pour effectuer une sorte de reconfiguration du réel où les souvenirs livresques revêtent une
pertinence actuelle. Il commence par rapporter la conquête de Jéricho par les Hébreux (Josué
6)157. Puis, il cite successivement 1 Rois 16 et la Guerre des Juifs de Josèphe158, pour clôturer
par Joël 1 : 12 : « La grâce des jardins de Jéricho s’est évanouie, et la fertilité de sa terre a
disparu : aujourd’hui, pour peindre Jéricho, les paroles du prophète seraient plus vraies que
celle de l’historien : Le vin est dans la honte ; l’huile dans la langueur ; le figuier malade, le
grenadier, le palmier, le pommier, et tous les arbres des champs sont desséchés, et la joie a
153
Roland Le Huenen, « Dire l’absence : “partout le silence, l’abandon et l’oubli” », op. cit., p. 8.
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 187-189.
155
Ibid., p. 189.
156
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 296.
157
Ibid., p. 197-198.
158
Ibid., p. 198-199.
154
110
fui le visage des hommes »159. À la relecture des prophéties bibliques, la décrépitude de
l’actuelle Jéricho prend tout son sens. De même, au cours de la visite de Louis Énault à
« l’emplacement probable de Béthel, encore plein de souvenir des patriarches »160, plusieurs
références bibliques surgissent dans le tissu narratif, allant d’Abraham à Jéroboam161. Le
narrateur cite notamment Amos 5 : 5 et Amos 7 : 9 pour proposer une explication à la
disparition de Béthel : « Je ne m’étonnais pas de ne plus retrouver Béthel ; je me rappelais les
paroles du prophète Amos : Ne cherchez point Béthel : Béthel sera détruite. Je m’élèverai
avec le glaive contre la maison de Jéroboam ! »162. En quittant Naplouse, Florimond-Jacques
de Basterot s’arrête par le puits de Jacob, dont l’authenticité ne fait pour lui aucun doute :
« C’est le puits que creusa Jacob, dans le champ qu’il avait acheté d’Hémor, et qui a toujours
porté son nom »163. La prétendue immutabilité de l’Orient est désignée à nouveau comme
préambule à la reconnaissance : « Qu’on n’en soit point étonné. Rien ne change en Orient.
Une fontaine, un puits qui ne tarit pas, y ont toujours eu une grande importance »164. Cette
constatation faite, le souvenir biblique surgit dans le texte pour actualiser dans le présent la
rencontre entre Jésus et la Samaritaine : « Mais ce n’est pas là encore le souvenir qui va
jusqu’au cœur de tout chrétien qui passe. Laissons parler saint Jean. Jésus quitta la Judée et
s’en alla de nouveau en Galilée. Or il fallait qu’il passât à travers la Samarie. Il vint donc en
une ville de Samarie, nommée Sichar, près de la terre que Jacob donna à Joseph son fils. Là
était la fontaine de Jacob »165. Et d’ajouter une citation provenant de la Vie de Jésus (1863)
d’Ernest Renan (1823-1892) qui pourrait très bien passer pour un commentaire à lui : « Voici
ce que Renan dit à ce sujet : Le jour où il prononça cette parole il fut vraiment fils de Dieu. Il
dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l’édifice de la religion éternelle. Il fonda
le culte pur, sans date, sans patrie, celui que pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu’à la
fin des temps. Non-seulement sa religion, ce jour-là, fut la bonne religion de l’humanité, ce
fut la religion absolue »166. Le discours que tient le comte de Basterot tend ainsi à établir
l’historicité du site pour qu’ensuite puissent se réunir dans un même espace la réalité présente
et les événements puisés dans des époques antérieures167. Par souci de conformité avec le récit
biblique, le narrateur ne répète-il pas : « Assis sur la margelle du puits, nous pouvons être
159
Ibid., p. 199.
Ibid., p. 341.
161
Ibid., p. 341-342.
162
Ibid., p. 342.
163
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 192.
164
Ibid., p. 192.
165
Ibid., p. 192-193.
166
Ibid., p. 193-194.
167
Isabelle Daunais, L’Art de la mesure ou l’invention de l’espace dans les récits d’Orient (XIXe siècle), op. cit.,
p. 168.
160
111
certains que nous sommes au lieu où se passa cette scène touchante, si pleine d’espérance
pour celles [les âmes] qui ont erré »168. En d’autres termes, tout procède chez FlorimondJacques de Basterot d’un recul historique combiné à une recherche aiguë d’esthétisme (il ne
suffit pas que la citerne soit reconnue comme l’authentique puits de Jacob, encore faut-il
qu’elle offre certaines similitudes esthétiques avec les projections littéraires) – le renvoi à des
images connues ne pouvant pleinement conduire à l’actualisation des souvenirs livresques que
si le voyageur s’assure préalablement de l’apparente authenticité des lieux visités. C’est la
question de l’espace de concordance qu’Isabelle Daunais examine dans le cas du Voyage en
Orient (1851) de Gérard de Nerval (1808-1855) : « La difficulté est de laisser place aux
images des livres et des souvenirs tout en respectant le réel, bref de trouver un équilibre entre
les limites du terrain et l’ouverture du rêve. Pour rendre l’Orient fécond, pour que le récit ait
lieu, mais que la réalité soit aussi respectée comme document, Nerval doit trouver un espace
de concordance entre le réel et l’imaginaire »169. Louis Énault relate une expérience similaire.
Au moment de traverser le territoire de la Samarie, le narrateur fait remarquer à propos du
puits de Jacob : « Jacob habita longtemps Sichem ; il acheta, des enfants d’Hémor, le champ
où il avait planté ses tentes ; il y éleva un autel et y creusa un puits. L’autel a été renversé, le
puits subsiste encore : on l’appela longtemps le puits de Jacob, on l’appelle aujourd’hui le
puits de la Samaritaine »170. À l’instar du comte de Basterot, ce n’est pas le puits en soi qui
intéresse Louis Énault (le peu d’information qu’il met à la disposition du lecteur l’atteste
clairement), mais bien sa faculté à abolir la distance entre le passé et l’Orient du voyage en
permettant aux souvenirs bibliques de s’insinuer dans la perception du présent. N’écrit-il pas :
« Il [le puits] fut le témoin d’une des plus touchantes histoires de l’Évangile »171. Ensuite, il
reproduit le dialogue tiré de Jean 4 : 5-26 entre le Christ et la Samaritaine172, et mentionne la
conversion de cette dernière et l’aide apportée par Jésus à la femme adultère173. Enfin, il
constate avant de partir : « Le puits de la Samaritaine est toujours profond, mais il n’y a plus
d’eau. Le sol, à l’entour, est jonché de débris de colonnes, derniers vestiges d’une église
renversée »174. Cette dernière remarque pourrait s’appliquer à la thématique de la persécution
des chrétiens en Palestine sous le joug de l’islam à laquelle le narrateur fait allusion tout au
168
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 194.
169
Isabelle Daunais, L’Art de la mesure ou l’invention de l’espace dans les récits d’Orient (XIXe siècle), op. cit.,
p. 171.
170
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 344.
171
Ibid., p. 344.
172
Ibid., p. 344-345.
173
Ibid., p. 345.
174
Ibid., p. 345.
112
long de son récit175. On retiendra quatre autres exemples où Louis Énault procède à
l’actualisation des souvenirs livresques, chacune ayant lieu dans une ville différente, à savoir
Jaffa, Jérusalem, Nazareth et Béthanie. « Tous les souvenirs de la religion, de l’histoire et de
la poésie se pressent sur ce petit coin de terre », déclare-il dès son arrivée à Jaffa. Outre les
multiples références à Noé, Andromède, Adonis, Simon et Judas Macchabées176, la
promenade du narrateur dans la ville qui a accueilli jadis « les flottes d’Hiram, chargées des
cèdres du Liban »177 et d’où « Jonas prit la mer quand il fuyait devant la face du Seigneur »178
débouche sur un extrait emprunté au livre des Actes (Actes 9 : 36-42) relatif à la résurrection
de Tabitha179, semant ainsi le trouble dans la structure spatio-temporelle du récit. À
Jérusalem, le pèlerinage de Louis Énault aux stations de la Voie douloureuse est marqué de
plusieurs citations provenant des sources chrétiennes, dont l’évangile de Jean et les Acta
Sanctorum, et qui laissent croire que le voyageur assiste en personne à la Passion de Jésus180.
Mais c’est à Nazareth que les souvenirs bibliques se mêlent plus que jamais aux observations
personnelles de Louis Énault, au point qu’il devient difficile de séparer les deux. La visite de
la Grotte de l’Annonciation s’ouvre sur une première citation provenant de l’évangile de Jean
(Jean 1 : 1-5)181. Louis Énault précise ensuite que le sanctuaire contient un « assez bel
autel »182 indiquant la place où se tenait Marie. Il mentionne l’inscription latine (VERBUM
CARO HIC FACTUM EST)
gravée au-dessus de l’autel, qu’il retranscrit en français en ces termes :
« C’est ici que le Verbe s’est fait chair »183. Il relève aussi la présence de quelques lampes
autour de l’autel, dont l’une d’elles désigne la place où se trouvait l’ange auprès du berceau de
l’enfant Jésus184. À ce stade, la trame narrative est encore une fois interrompue sans
ménagement par un extrait tiré de l’évangile de Luc (Luc 1 : 26-35), le voyageur devenant en
175
À titre d’illustration : Ibid., p. 72-73, 93-95 et 157.
Ibid., p. 61.
177
Ibid., p. 61.
178
Ibid., p. 61.
179
« Il y avait parmi les disciples une femme nommée Tabithe, ou Dorcas en langue grecque. Ses mains étaient
pleines de bonnes œuvres, et des aumônes qu’elle avait faites. Or, un jour elle tomba malade, et puis mourut, et
après l’avoir lavée, on la plaça dans une chambre haute. Mais les disciples, ayant appris que Pierre se trouvait à
Lydda, qui n’est pas loin de Joppé, envoyèrent vers lui deux hommes avec cette prière : Ne tardez pas de venir
chez nous. Et Pierre aussitôt partit avec eux. À son arrivée, on le conduisit dans la chambre haute, et toutes les
veuves se réunirent autour de lui et montrèrent, en pleurant, les tuniques et les vêtements que leur faisait Dorcas.
Pierre, ayant fait sortir la foule, se mit à genoux et pria ; puis, se tournant vers le cadavre, il dit : Tabithe, levezvous ; et elle ouvrit les yeux, et voyant Pierre, elle s’assit. Alors Pierre lui tendit la main et l’aida à se lever, et,
ayant appelé les fidèles et les veuves, il la leur rendit vivante. Ce miracle fut connu de toute la ville de Joppé, et
plusieurs crurent au Seigneur » (Ibid., p. 62).
180
Ibid., p. 105-108.
181
« Dans le principe était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu… Toutes choses ont été
faites par lui, et rien n’a été fait sans lui. Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous, plein de grâce et de
vérité » (Ibid., p. 368).
182
Ibid., p. 368.
183
Ibid., p. 368.
184
Ibid., p. 368-369.
176
113
quelque sorte témoin de la scène dans laquelle l’ange Gabriel annonce à la Vierge la naissance
de Jésus185. À Béthanie, c’est le souvenir de Marie-Madeleine que Louis Énault cherche dans
un premier temps à ressusciter. À peine consacre-t-il quelques lignes à l’actuelle bourgade186
que le narrateur redonne vie à celle que les Écritures saintes nomment aussi la pécheresse
(Luc 7: 37) : « On ne saurait passer à Béthanie sans y retrouver le doux souvenir de cette belle
Marie-Madeleine, qui répandit les essences de son vase d’albâtre sur les pieds du Christ, les
essuyant de ses cheveux dénoués »187. La célébration de la beauté de Marie-Madeleine et de
l’amour qu’elle portait à Jésus permet d’accéder à la résurrection de Lazare comme si on y
était. À la relecture de Jean 11 : 32-44188, succède une réflexion sur l’administration du
tombeau par les autorités turques189 qui, relayée par les remarques sur la disparition des
chrétiens de Béthanie190 et sur la puissance de la miséricorde de Dieu, pourrait être comprise
comme la volonté du narrateur de faire le rapprochement entre un miracle qui se serait
accompli dans le village au temps de l’Évangile et la réalité présente, de sorte que le lecteur y
voit le symbole du rétablissement prochain de la domination chrétienne en Palestine.
III – Quête de l’infini, vers un panthéisme à coloration chrétienne
Nous avons vu au chapitre 1 que la rencontre entre les voyageurs et la ville
palestinienne pouvait entraîner un sentiment d’aliénation par rapport à cette dernière. À la
condamnation de l’européanisation croissante de l’espace urbain de Terre sainte s’ajoute, à
l’heure du Romantisme191, la volonté d’échapper aux rumeurs de la Cité et aux tracas de la vie
185
« L’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, à une vierge qui avait
épousé un homme nommé Joseph, de la maison de David; et le nom de cette vierge était Marie, et l’Ange, venant
vers elle, dit : Je vous salue pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous… Voici que vous concevrez dans votre
sein, et vous enfanterez un fils, et vous l’appellerez du nom de Jésus… Le saint qui naîtra de vous sera appelé
Fils du Très-Haut, et le Seigneur lui donnera le trône de David son père, et règnera éternellement sur la maison
de Jacob et son règne n’aura point de fin… La vertu du Très-Haut étendra sur vous son ombre, c’est pourquoi
celui qui naîtra de vous sera nommé le Fils de Dieu » (Ibid., p. 369).
186
« Aujourd’hui c’est un village misérable, compose d’une vingtaine de cabanes en ruines et d’un tas de
décombres, au milieu desquels une tribu de Bédouins vient parfois dresser sa tente » (Ibid., p. 266).
187
Ibid., p. 267.
188
Ibid., p. 269.
189
« Ce tombeau, comme la plupart des sanctuaires de la Terre-Sainte, est aujourd’hui entre les mains des Turcs,
qui l’ouvrent aux passants, moyennant bakchich, et qui permettent aux Franciscains de Jérusalem, de venir y
célébrer, une fois par an, les grands mystères de leur culte » (Ibid., p. 270).
190
« Il [le village de Béthanie] n’est habité que par des Arabes: on n’y trouverait pas un seul chrétien » (Ibid., p.
266).
191
Plusieurs ouvrages se sont attelés à la tâche de définir le Romantisme. Plutôt que de proposer ici une
définition supplémentaire et toujours incomplète de ce courant artistique et littéraire apparu en Europe
occidentale à la fin du XVIIIe siècle, nous nous limiterons à reprendre les principales caractéristiques qui lui sont
114
mondaine pour entrer en communion avec la Nature. En effet, la fin du siècle des Lumières et
le premier tiers du XIXe siècle sont traditionnellement salués comme l’apogée de la
valorisation de la Nature dans la littérature française. En témoigne le vif intérêt pour la
représentation des montagnes, des landes, des forêts et des lacs chez la plupart des écrivains et
poètes de l’époque. Dans ce contexte, il nous paraît utile de rappeler brièvement que,
s’appuyant sur les théories du contrat social de John Locke (1632-1704), Jean-Jacques
Rousseau (1712-1778) voit dans la « majestueuse simplicité »192 de celui qu’il appelle
« l’homme sauvage » ou l’homme « tel que l’a formé la nature »193 le produit d’une existence
libre et harmonieuse, affranchie de toute forme d’autorité autre que celle de la Nature : « Son
âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de
l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être ; et ses projets, bornés comme ses vues, s’étendent
à peine jusqu’à la fin de la journée »194. L’homme sauvage est fondamentalement bon, précise
Rousseau, ne respirant « que le repos et la liberté ; il ne veut que vivre et rester oisif, et
l’ataraxie même du stoïcien n’approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre
objet »195. Dès le moment où l’homme se détache de la Nature en se réunissant en société,
conclut Rousseau, il perd la liberté originelle dont il jouissait et son âme se corrompt par les
jeux de pouvoir et de l’ambition196, d’où la nécessité d’établir un contrat équitable régissant
les relations sociales197 : « […] l’homme originel s’évanouissant par degrés, la société n’offre
plus aux yeux du sage qu’un assemblage d’hommes artificiels et de passions factices qui sont
généralement attribuées : l’émancipation du Moi, l’affranchissement par rapport au classicisme, l’expression de
la liberté dans l’art, l’extériorisation des sentiments de mélancolie, de nostalgie, de mystère et de fantaisie, la
recherche de l’évasion, le retour à la nature et l’établissement d’une nouvelle relation avec Dieu. Pour une
définition plus détaillée, qui met notamment en évidence le lien entre la première apparition de l’adjectif
« romantique » dans le Dictionnaire de l’Académie en 1798 et « l’émergence d’une nouvelle sensibilité
paysagère », on pourra se reporter à celle fournie par Michel Collot dans Paysage et poésie. Du romantisme à
nos jours, Paris, José Corti, 2005, p. 22-26. Voir également : Claude Roy, Les soleils du Romantisme, Paris,
Gallimard, 1974, p. 13-35 ; Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française. De Chateaubriand à Valéry,
Verviers, Nouvelles Éditions Marabout, 1981, p. 118-119.
192
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres
complètes de J.-J. Rousseau, Paris, Dalibon, 1826, t. I, p. 230.
193
Ibid., p. 229.
194
Ibid., p. 261.
195
Ibid., p. 341.
196
« […] le citoyen toujours actif, sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore
plus laborieuses : il travaille jusqu’à la mort, il y court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce à la vie
pour acquérir l’immortalité. Il fait sa cour aux Grands qu’il hait et aux riches qu’il méprise ; il n’épargne rien
pour obtenir l’honneur de les servir ; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection, et fier de
son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n’ont pas l’honneur de le partager » (Ibid., p. 341).
197
« […] ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qu’il
tente et qu’il peut atteindre; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne
pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n’a pour bornes que les
forces de l’individu, de la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale ; et la possession qui n’est que
l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre
positif » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, Œuvres complètes de J.-J.
Rousseau, op. cit., t. VI, p. 48).
115
l’ouvrage de toutes ces nouvelles relations, et n’ont aucun vrai fondement dans la nature »198.
Le philosophe genevois rompt ainsi avec la thèse de Thomas Hobbes (1588-1679) selon
laquelle l’état de nature serait une situation d’anarchie et de violence poussant l’homme à
mettre en place un contrat social légitime, fondateur de l’état civil199. Plus particulièrement en
ce qui concerne les descriptions paysagères, Rousseau considère son séjour de 1722-1724
dans la pension du pasteur Lambercier à Bossey, village situé au pied du Salève dans l’actuel
département de la Haute Savoie, comme une sorte de reconquête du « paradis terrestre »200
qui lui a permis d’entrevoir, du haut de ses dix ans, une parcelle de l’état originel de
l’humanité : « La campagne était pour moi si nouvelle, que je ne pouvais me lasser d’en jouir.
Je pris pour elle un goût si vif, qu’il n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours heureux
que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour et ses plaisirs dans tous les âges, jusqu’à celui
qui m’y a ramené »201. Si l’on se réfère au sens communément attribué au Romantisme, pour
qu’un paysage puisse être qualifié de « romantique », il faut qu’il instaure une correspondance
continue entre ce que l’individu éprouve intérieurement, au plus profond de sa sensibilité
poétique, et les images que lui offre le monde extérieur. Autrement dit, comme le souligne
Michel Collot, cette corrélation « suppose non seulement la projection de l’affectivité sur le
monde, mais aussi le retentissement de ce dernier dans la conscience du sujet »202. Ainsi,
lorsque Rousseau parle non sans un brin de nostalgie d’une promenade au temps de sa
jeunesse dans les environs de Chambéry, il partage avec le lecteur tout l’émerveillement que
la Nature a fait naître en lui ce jour-là : « La terre, dans sa plus grande parure, était couverte
198
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres
complètes de J.-J. Rousseau, op. cit., t. I, p. 340-341).
199
Hobbes écrit dans Léviathan, publié en 1651 : « Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir
commun qui les tienne en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de
chacun contre chacun. Car la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille et dans des combats effectifs; mais
dans un espace de temps où la volonté de s’affronter en des batailles est suffisamment avérée: on doit par
conséquent tenir compte, relativement à la nature de la guerre, de la notion de durée, comme on en tient compte
relativement à la nature du temps qu’il fait. De même en effet que la nature du mauvais temps ne réside pas dans
une ou deux averses, mais dans une tendance qui va dans ce sens, pendant un grand nombre de jours consécutifs,
de même la nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant
dans ce sens, aussi longtemps qu’il n’y a pas assurance du contraire. […] C’est pourquoi toutes les conséquences
d’un temps de guerre où chacun est l'ennemi de chacun, se retrouvent aussi en un temps où les hommes vivent
sans autre sécurité que celle dont les munissent leur propre force ou leur propre ingéniosité. Dans un tel état, il
n’y a pas de place pour une activité industrieuse, parce que le fruit n’en est pas assuré; et conséquemment il ne
s’y trouve ni agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par mer; pas de
constructions commodes; pas d’appareils capables de mouvoir ou d’enlever les choses qui pour se faire exigent
beaucoup de force; pas de connaissance de la face de la terre; pas de computation du temps; pas d’arts, pas de
lettres; pas de société; et ce qui est pire que tout, la crainte et le risque continuels d’une mort violente; la vie de
l’homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale et brève »(Thomas Hobbes, Léviathan. Traité de
la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, trad. anglais François Tricaud,
Paris, Sirey, 1971, p. 124-125).
200
Jean-Jacques Rousseau, Les confessions de J.-J. Rousseau, Paris, Charpentier, 1858, Partie I, livre 1, p. 17.
201
Ibid., p. 9.
202
Michel Collot, Paysage et poésie. Du romantisme à nos jours, op. cit., p. 43.
116
d’herbe et de fleurs; les rossignols, presque à la fin de leur ramage, semblaient se plaire à le
renforcer ; tous les oiseaux, faisant en concert leurs adieux au printemps, chantaient la
naissance d’un beau jour d’été, d’un de ces beaux jours qu’on ne voit plus à mon âge, et qu’on
n’a jamais vus dans le triste sol où j’habite aujourd’hui »203. Ce passage nous permet
d’apprécier à quel point Rousseau croyait posséder la capacité de se dépouiller
momentanément de son enveloppe charnelle et de se fondre dans l’immensité de la Nature. Il
en est de même de la lettre qu’il adresse à Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes
(1721-1794), datée du 26 janvier 1762 :
Quels temps croiriez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers
dans mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse, ils furent trop rares, trop mêlés
d’amertumes, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes
promenades solitaires, ce sont ces jours rapides mais délicieux que j’ai passés tout entiers avec
moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte,
avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son
inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans
mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni
lettres ni visites n’en vinssent troubler le charme. […] Avant une heure, même les jours les
plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas dans la crainte
que quelqu’un ne vînt s’emparer de moi avant que j’eusse pu m’esquiver; mais quand une fois
j’avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de coeur, avec quel pétillement de joie
je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant : “Me voilà maître de moi pour le
reste de ce jour !” J’allais alors d’un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la
forêt, quelque lieu désert où rien remontrant la main des hommes n’annonçât la servitude et la
domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier et où nul tiers importun
ne vînt s'interposer entre la nature et moi. C’était là qu’elle semblait déployer à mes yeux une
magnificence toujours nouvelle. L’or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes
yeux d'un luxe qui touchait mon cœur, la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre,
la délicatesse des arbustes qui m’environnaient, l’étonnante variété des herbes et des fleurs
que je foulais sous mes pieds tenaient mon esprit dans une alternative continuelle
d’observation et d’admiration : le concours de tant d’objets intéressants qui se disputaient mon
attention, m’attirant sans cesse de l’un à l’autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse,
[…] Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais
bientôt d’êtres selon mon cœur, et, chassant bien loin l’opinion, les préjugés, toutes les
passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des hommes dignes de les habiter.
Je m’en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne. Je me faisais un
siècle d’or à ma fantaisie et, remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui
m'avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je
m'attendrissais jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l’humanité, plaisirs si délicieux, si
purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh ! si dans ces moments quelque idée de
Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d’auteur venait troubler mes rêveries, avec quel
dédain je la chassais à l’instant pour me livrer sans distraction aux sentiments exquis dont mon
âme était pleine ! […] Bientôt de la surface de la terre j’élevais mes idées à tous les êtres de la
nature, au système universel des choses, à l’Être incompréhensible qui embrasse tout. Alors,
l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais
pas; je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrais avec
ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimais à me perdre en imagination dans
l’espace, mon cœur resserré dans les bornes des êtres s'y trouvait trop à l’étroit, j’étouffais
dans l’univers, j’aurais voulu m'élancer dans l’infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les
203
Jean-Jacques Rousseau, Les confessions de J.-J. Rousseau, op. cit., Partie I, livre 4, p. 130.
117
mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette
étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l’agitation de
mes transports, me faisait écrier quelquefois : Ô grand Être ! Ô grand Être ! sans pouvoir dire
ni penser rien de plus204.
On est proche ici de la divinisation de la Nature dont il sera question ci-après. On retrouve
l’amour de la Nature de Rousseau, auquel se rattachent le recueillement et la prise de
conscience de soi-même, à travers la description que ce dernier donne des rives du lac de
Bienne – un décor naturel ayant déjà servi de cadre à son roman épistolaire Julie ou La
Nouvelle Héloïse (1761) – dans Les rêveries du Promeneur solitaire, paru à titre posthume en
1782 : « Le pays est peu fréquenté par les voyageurs, mais il est intéressant pour des
contemplatifs solitaires qui aiment à s’enivrer à loisir des charmes de la nature, et à se
recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage
entrecoupé de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la
montagne ! »205. Semblablement, dans son poème La maison du berger, dédié à « Eva »,
Alfred de Vigny (1797-1863) somme la masse de gens qui croupissent sous le poids de la
servitude et de la misère de quitter la ville – comparée à des « rocs fatals de l’esclavage
humain »206 – afin de découvrir les joies simples de la campagne : « Les grands bois et les
champs sont de vastes asiles, Libres comme la mer autour des sombres îles. Marche à travers
les champs une fleur à la main »207. Le poète des Destinées (1864) rejoint ainsi les écrivains
français qui, de Rousseau208 à Jules Vallès (1832-1885)209, condamnent sévèrement, à la fin
du XVIIIe et tout au long du XIXe siècle, les « charmes » de la métropole occidentale et
l’exploitation de la main d’œuvre qui y sévit. Théophile Gautier (1811-1872), quant à lui,
trouve refuge auprès de la mer, en laquelle il voit un ami plus dévoué et compréhensif que ne
le serait une personne en chair et en os : « Oh ! Je me sens l’âme navrée ; L’Océan gonfle, en
204
Jean-Jacques Rousseau, Quatre lettres à M. le président de Malesherbes contenant le vrai tableau de mon
caractère et les vrais motifs de toute ma conduite, Œuvres complètes de J. J. Rousseau, op. cit., t. XIX, p. 354357.
205
Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du Promeneur solitaire, Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, op. cit., t.
II, p. 212.
206
Alfred de Vigny, La maison du berger, Destinées, Paris, Michel Lévy frères, Librairie nouvelle, 1864, p. 19.
207
Ibid., p. 19.
208
« En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons
noires, l’air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de
tisanes et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d’abord à tel point, que tout ce que j’ai vu depuis à Paris de
magnificence réelle n’a pu détruire cette première impression, et qu’il m’en est resté toujours un secret dégoût
pour l’habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j’y ai vécu dans la suite ne fut employé qu’à
y chercher des ressources pour me mettre en état d’en vivre éloigné » (Jean-Jacques Rousseau, Les confessions
de J.-J. Rousseau., op. cit., Partie I, livre 4, p. 154)
209
Jules Vallès dresse un portrait particulièrement sombre de Londres et de ses habitants dans La Rue à Londres,
parue en 1884 (Voir, en guise d’illustration, La Rue à Londres, Paris, Eugène Fasquelle, 1914, p. 65). On peut
aussi consulter les articles sur La Rue à Londres publiés dans le numéro spécial de la revue Les Amis de Jules
Vallès, comme celui de Corinne Samindayar-Perrin, « Romanesque et reportage dans La Rue à Londres », Les
Amis de Jules Vallès, « Impressions londoniennes », 2000, 30, p. 37-60.
118
soupirant, Sa poitrine désespérée, Comme un ami qui me comprend »210. Certains, comme
Victor Hugo (1802-1885)211 et Alfred de Musset (1810-1857)212, dressent l’« Autel de la
rêverie »213 sur la cime d’une montagne. D’autres encore marient en une symbiose étonnante
l’immensité de la Nature et la présence éphémère de l’homme sur terre214.
Derrière l’idéalisation romantique du paysage se profile l’idée que la Nature « peut
directement conduire à la révélation divine. Par elle la parole de Dieu est transmise plus
puissante et plus mystérieuse »215. Cette conception de la Nature n’est pas propre au
Romantisme ; elle est, comme l’explique Jean Ehrard, fondamentalement païenne, puisant ses
origines dans les époques les plus reculées de l’histoire humaine où les hommes cherchaient à
rendre tangibles les forces et les éléments naturels, ainsi que les astres célestes, sous forme de
peintures rupestres et de statuts d’idoles216. Les antiques cités de la Mésopotamie, l’Égypte, la
Grèce, Rome, la Gaule et les peuples celtiques adoraient une multitude de dieux et déesses.
Chaque montagne, forêt ou rivière était susceptible d’abriter un esprit protecteur ou
malveillant. Cependant, bien que vénérant plusieurs divinités, les civilisations anciennes
étaient souvent amenées, en fonction des priorités politiques et économiques, à privilégier
telle déité plutôt qu’une autre. C’est ainsi qu’en 1350 av. J.-C., le Pharaon Amenhotep IV
aurait tenté d’introduire une véritable révolution religieuse en avantageant le culte d’Aton. De
même, les Grecs et les Romains voyaient en Zeus ou Jupiter le gardien de l’ordre et le plus
haut des dieux sur le mont Olympe. Le Dieu d’Isaac et de Jacob s’est vu contraint d’endosser
les
caractéristiques
essentielles
des
grandes
divinités
païennes
pour
s’imposer
progressivement aux Hébreux comme l’unique et seul vrai Dieu. Le livre de la Genèse
s’ouvre ainsi sur la Création du monde – y compris celle des « grands poissons » (Genèse 1 :
210
Théophile Gautier, Émaux et camées, Poésies nouvelles, Paris, Charpentier, 1866, p. 65.
« Et pensif, j’écoutais ces harpes de l’éther, Perdu dans cette voix comme dans une mer. Bientôt je distinguai,
confuses et voilées, Deux voix, dans cette voix l’une à l’autre mêlées, De la terre et des mers s’épanchent
jusqu’au ciel, Qui chantaient à la fois le chant universel ; Et je les distinguai dans la rumeur profonde, Comme
on voit deux courants qui se croisent sous l’onde » (Victor Hugo, Ce qu’on entend sur la montagne, Œuvres
complètes de Victor Hugo. Poésie, éd. Jacques Seebacher et Guy Rosa, Paris, Robert Laffont, 2002, t. I, Feuilles
d’automne, p. 577-579).
212
« Comme après la douleur, comme après la tempête, L’homme supplie encore et regarde le ciel, Le voyageur,
levant la tête, Vit les Alpes debout dans leur calme éternel, Et devant lui, le sommet du mont Tose, Où la neige
et l’azur se disputaient gaiement ; Si parmi nous tu descends un moment, C’est là, blanche Diane, où ton beau
pied se pose » (Alfred de Musset, Souvenir des Alpes, Poésies. 1833-1852, Paris, Alphonse Lemerre, 19??, p.
324-327)
213
http://www.jardinsdeschamps.com/france/regions/~picardie.html, consulté en ligne le 14 avril 2007.
214
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Éternité de la Nature, brièveté de l’Homme, Œuvres complètes
de M. de Lamartine, Paris, Charles Gosselin, Furne et Cie, 1842, t. II, Harmonies poétiques et religieuses, p.
268-269.
215
Arturo Farinelli, « La religion romantique et la pensée de l’infini et de l’éternel », Revue de littérature
comparée, 1927, 7, p. 7.
216
Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1994,
p. 12.
211
119
21) que la Bible, dans sa version originale, regroupe sous le vocable de taninim pour mettre
en évidence la primauté de Dieu sur ces reptiles auxquels certaines peuplades de la région
attribuaient des pouvoirs surnaturels – par un seul divin artisan. La Genèse nous apprend
également qu’après avoir goûté au fruit défendu, Adam et Ève tentent désespérément de se
cacher, tandis que la voix du Seigneur parcourt le jardin d’Éden (Genèse 3 : 8), ce qui pourrait
marquer une première ouverture au Dieu immanent en l’homme et dans la Nature, par
opposition au Dieu transcendant de l’acte de la Création. Tout au long de l’Ancien Testament,
et plus particulièrement dans le livre d’Exode où l’identité nationale des Israélites à peine
libérés de l’esclavage n’est pas encore bien définie, Dieu continue d’assurer une présence
forte et visible, se servant essentiellement de phénomènes naturels pour apparaître à
l’homme : une pluie de souffre et de feu (Genèse 19 : 24), un buisson en feu qui ne se
consume point (Exode 3 : 2) , une colonne de nuée et une colonne de feu (Exode 13 : 21-22),
un vent d’orient qui souffle sur la mer Rouge (Exode 14 : 21), de l’eau jaillissant du rocher
d’Horeb (Exode 16 : 6), une montagne en fumée (Exode 19 : 18), une tempête menaçant le
navire de Jonas (Jonas 1 : 4), etc. À l’apogée des royaumes de Juda et d’Israël, les
manifestations divines deviennent moins saisissantes et plus exceptionnelles ; Dieu, dont la
présence terrestre est confinée aux temples de Jérusalem et de Sichem, communique avec son
peuple par le biais des prêtres et des prophètes. L’un des premiers bouleversements majeurs
dans la relation entre Dieu et l’homme est sans doute la destruction du royaume d’Israël par
les Assyriens (722 av. J.-C.), suivie par la chute du royaume de Juda (586 av. J.-C.) et de la
déportation massive de sa population vers diverses provinces de l’Empire babylonien.
Pendant la période de leur exil, séparés de ce qu’ils considéraient comme le lieu de résidence
de la Présence divine sur terre à une époque où les déités sont traditionnellement les
championnes d’une ville ou d’une région bien déterminée, ceux qu’on appellera dorénavant
« juifs » (contraction du nom de leur ancien royaume) sont confrontés à une question
théologique de première importance : « Comment chanterions-nous les cantiques de l’Éternel
Sur une terre étrangère ? » (Psaumes 137 : 4). Les exilés juifs à Babylone réalisent que pour
pouvoir garantir la pérennité de leur culte, ils doivent élargir la notion de l’omniprésence de
Dieu en séparant le divin du principe de territorialité217. « Ainsi parle l’Éternel des armées, le
Dieu d’Israël, à tous les captifs que j’ai emmenés de Jérusalem à Babylone. Bâtissez des
maisons, et habitez-les ; plantez des jardins, et mangez-en les fruits. Prenez des femmes, et
engendrez des fils et des filles ; […] Rechercher le bien de la ville où je vous ai menés en
captivité, et priez l’Éternel en sa faveur, parce que votre bonheur dépend du sien » (Jérémie
217
Richard Elliot Friedman, Who Wrote the Bible, Tel-Aviv, Dvir Publishing House, 1987, p. 137-138.
120
29 : 4-7), annonce le prophète Jérémie. Il découle de ce qui précède que l’exil d’Israël est
l’œuvre de Dieu : celui-ci ordonne à son peuple de procréer, de prospérer et de perpétuer ses
traditions à Babylone. En d’autres termes, l’Alliance entre Dieu et les Israélites perdure,
même si ces derniers n’habitent plus la Terre sainte, car l’Éternel est partout, que ce soit sur le
mont du Temple ou sur les bords de l’Euphrate et du Tigre218. L’omniprésence de Dieu est un
thème récurrent dans le livre des Psaumes, qui est un recueil de chants et de prières
liturgiques auxquels la tradition juive attribue une origine davidique, alors que la plupart des
études critiques et syntaxiques modernes estiment qu’ils sont d’une composition plus tardive,
élaborée principalement pendant l’exil des juifs à Babylone (586-538 av. J.-C.)219. Prenons, à
titre d’illustration, le chant 139 :
Au chef des chantres. De David. Psaume. Éternel ! tu me sondes et tu me connais, Tu sais
quand je m’assieds et quand je me lève, Tu pénètres de loin ma pensée ; Tu sais quand je
marche et quand je me couche, Et tu pénètres toutes mes voies. Car la parole n’est pas sur ma
langue, Que déjà, ô Éternel ! tu la connais entièrement. Tu m’entoures par derrière et par
devant, Et tu mets ta main sur moi. Une science aussi merveilleuse est au-dessus de ma portée,
Elle est trope élevée pour que je puisse la saisir. Où irais-je loin de ton esprit, Et où fuirais-je
loin de ta face ? Si je monte aux cieux, tu y es ; Si je me couche au séjour des morts, t’y voilà.
Si je prends les ailes de l’aurore, Et que j’aille habiter à l’extrémité de la mer, Là aussi ta main
me conduira, Et ta droite me saisira. Si je dis : Au moins les ténèbres me couvriront, La nuit
devient lumière autour de moi ; Même les ténèbres ne sont pas obscures pour toi, La nuit brille
comme le jour, Et les ténèbres comme la lumière. C’est toi qui as formé mes reins, Qui m’as
tissé dans le sein de ma mère. Je te loue de ce que je suis une créature si merveilleuse. Tes
œuvres sont admirables, Et mon âme le reconnaît bien. Mon corps n’était point caché devant
toi, Lorsque j’ai été fait dans un lieu secret, Tissé dans les profondeurs de la terre. Quand je
n’étais qu’une masse informe, tes yeux me voyaient ; Et sur ton livre étaient tous inscrits les
jours qui m’étaient destinés, Avant qu’aucun d’eux existât. […] Sonde-moi, ô Dieu, et connais
mon cœur ! Éprouve-moi, et connais mes pensées ! Regarde si je suis sur une mauvaise voie,
Et conduis-moi sur la voie de l’éternité ! (Psaumes 139 : 1-24).
Bien que l’Ancien Testament prône la croyance en un Dieu transcendant ou séparé du
monde220, le poète du chant 139 (ou ses éditeurs), sensible aux problèmes de l’exil, nous
donne ici à voir un Dieu qui est présent en toutes choses. Il protège l’homme, anticipe les
moindres de ses gestes et se rapproche de lui à tel point qu’il serait possible de le confondre
avec sa créature. Le Nouveau Testament se fait l’écho de l’omniprésence divine en
développant la notion du lieu de prière individuel selon laquelle l’homme n’a pas l’obligation
de prier Dieu dans un lieu de culte désigné à cet effet; il lui suffit de se recueillir dans un
endroit calme et à l’abri des regards : « Lorsque vous priez, ne soyez pas comme les
218
Bruce Feiler, Where God Was Born. A Daring Adventure Through the Bible’s Greatest Stories, New York,
Harper Perennial, 2007, p. 193-194.
219
Richard Elliot Friedman, Who Wrote the Bible, op. cit., p. 136-137.
220
L’Ancien Testament situe traditionnellement la demeure de Dieu dans les cieux. Voir par exemple :
Deutéronome 26 : 15 ; 1 Rois 8 : 39, 43, 49 ; 2 Chroniques 6 : 18, 33, 39.
121
hypocrites, qui aiment à prier debout dans les synagogues et aux coins des rues, pour être vus
des hommes. […] Mais quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père
qui est là dans le lieu secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra » (Matthieu 6 :
6). L’homme priant en tout temps et lieu s’affranchit ainsi des contraintes territoriales et porte
Dieu en lui où qu’il aille, quoi qu’il fasse. Jésus lui-même, d’après l’Évangile, aimait se
recueillir dans la Nature pour s’adresser directement à Dieu, que ce soit sur le sommet d’une
montagne (Matthieu 14 : 23 ; Marc 6 : 46 ; Luc 6 : 12), dans le désert (Marc 1 : 35 ; Luc 5 :
16) ou à l’ombre des oliviers dans le jardin de Gethsémani (Matthieu 26 : 36-46 ; Marc 14 :
32-42 ; Luc 22 : 41-46).
Vers la fin du IVe siècle av. J.-C., apparaît en Grèce une école philosophique de
tendance rationaliste connue sous le nom de stoïcisme. Fondée par Zénon de Citium (335261), elle est approfondie par Cléanthe d’Assos (331-232), Chrysippe de Soles (280-206) et
Panétius de Rhodes (180-110), avant d’être introduite à Rome et revisitée par Cicéron (10643), Sénèque (4-65), Musonius Rufus (30-81), Épictète (50-125) et Marc Aurèle (121-180).
Sans entrer dans les arcanes du stoïcisme, on pourrait dire que cette doctrine se rapproche, par
certains aspects, des idées judéo-chrétiennes puisqu’elle envisage la Création du monde à
travers la rencontre entre le feu et la matière (d’après le modèle héraclitéen) comme étant
l’œuvre d’une raison divine et universelle appelée le Logos, qui anime, éclaire et gouverne
l’univers de façon cohérente et systématique (selon des cycles se répétant à l’identique)221.
L’homme, affirment les stoïciens, dépend entièrement de la rationalité du Logos et doit
accepter de vivre en conformité avec lui s’il souhaite atteindre le bonheur, plutôt que de
sombrer dans le malheur en essayant de se prémunir contre des événements imprévus sur
lesquels il n’a, en réalité, aucune emprise. Zénon résume ainsi la conduite que le sage doit
adopter face aux aléas de la vie : « Vivre d’une manière cohérente, c’est-à-dire selon une règle
de vie une et harmonieuse, car ceux qui vivent dans l’incohérence sont malheureux »222. Le
stoïcisme s’éloigne toutefois de la vision judéo-chrétienne du monde par l’assimilation
explicite qu’il opère à partir du premier siècle ap. J.-C. entre Dieu et la Nature : « La nature a
fait tout cela pour moi. Tu ne comprends pas qu’en prononçant ce nom tu ne fais que donner
au dieu un autre nom ? Qu’est-ce d’autre que la nature sinon Dieu et la raison divine,
immanente à la totalité du monde ainsi qu’à ses parties ? De quelque nom qu’on puisse
221
Jacqueline Lagrée, « Le naturalisme stoïcien », conférence prononcée au lycée Chateaubriand de Rennes le
mardi 2 octobre 2001, http://www.lycee-chateaubriand.fr/cru-atala/publications/lagree.htm#FN8, consulté en
ligne le 16 avril 2007.
222
Zénon de Citium, Stoicorum Veterum Fragmenta. Cité dans Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie
antique ? Paris, Gallimard, Coll. Folio essais, 1995, p. 199.
122
appeler Dieu pour caractériser sa puissance, ses noms peuvent être aussi nombreux que ses
bienfaits. Il peut être appelé Providence, nature, monde, Destin, Hercule ou Mercure »223. La
conception stoïcienne de la Nature, telle qu’exposée dans ce passage, n’a rien de commun
avec le sens que lui donne la Bible. Le livre de la Genèse stipule clairement que « Dieu créa
les cieux et la terre » (Genèse 1 : 1), ainsi que tous les êtres vivants. De ceci, il est possible
d’établir que même si Dieu, nous l’avons vu, peut choisir de communiquer avec ses créatures
au moyen de phénomènes naturels, et si l’homme tente souvent de se rapprocher du grand
Artisan en s’adonnant à la prière au milieu d’un paysage grandiose, la Nature ne reste dans
l’Ancien et le Nouveau Testament qu’un moyen d’expression, un artifice au service de la
raison divine ; autrement dit, elle n’est pas l’égale de Dieu, mais lui est entièrement assujettie.
Par opposition à la vision biblique, les stoïciens de l’époque impériale voient en la Nature une
force providentielle à part entière : c’est elle qui choisit rationnellement de donner naissance à
des forêts, des lacs et des rivières ou de couvrir la terre d’un immense désert ; c’est elle qui
réunit les conditions appropriées pour permettre aux espèces vivantes de se former et de se
maintenir au sein d’un environnement souvent hostile ; c’est elle encore qui fournit à
l’homme les outils nécessaires pour vivre en accord avec elle et trouver ainsi la félicité224.
Pour reprendre les mots de Sénèque : « Veux-tu appeler Dieu la nature ? Tu ne pécheras
point : c’est de lui en effet que naissent toutes choses. Veux-tu appeler Dieu le tout ? Tu ne te
tromperas point. C’est de lui que tout a pris naissance, nous vivons de son souffle. Veux-tu
voir en lui le monde ? Tu n’auras pas tort ; il est tout ce que tu vois, contenu tout entier dans
ses œuvres et se soutenant par sa propre puissance »225.
Pendant la première moitié du XIXe siècle, la France connaît un retour significatif à la
Nature stoïcienne. En effet, après les années noires de la Révolution française et la chute de
l’Empire, d’aucuns se sentent désabusés par la politique réactionnaire de la Restauration.
Hippolyte-Adolphe Taine (1828-1893) tente d’expliquer l’origine de ce sentiment de malaise
et de repli sur soi : « Le mécontentement du présent, le vague désir d’une beauté supérieure et
d’un bonheur idéal, la douloureuse aspiration vers l’infini. L’homme souffre de douter, et
223
Sénèque, Bienfaits, IV, 7. Cité dans Jacqueline Lagrée, « Le naturalisme stoïcien », conférence prononcée au
lycée Chateaubriand de Rennes le mardi 2 octobre 2001, http://www.lycee-chateaubriand.fr/cruatala/publications/lagree.htm#FN8, consulté en ligne le 16 avril 2007.
224
Paul Veyne, Sénèque. Une introduction. Suivi de la lettre 70 des Lettres à Lucilus, Paris, Tallandier, 2007, p.
82.
225
Sénèque, Questions naturelles, II, 45. Cité dans Jacqueline Lagrée, « Le naturalisme stoïcien », conférence
prononcée au lycée Chateaubriand de Rennes le mardi 2 octobre 2001, http://www.lycee-chateaubriand.fr/cruatala/publications/lagree.htm#FN8, consulté en ligne le 16 avril 2007.
123
cependant il doute… C’est l’au-delà qu’il souhaite »226. Et Alfred Musset d’écrire en 1836 :
« Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes : le peuple qui a passé par 93 et par
1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas
encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux »227. On comprend qu’à une époque où
le Mal du siècle ne cesse de faire des victimes, la sagesse stoïcienne, qui aspire à « rendre la
paix de l’âme à l’homme quelles que soient les circonstances »228, puisse constituer un attrait
considérable – d’autant plus que le terrain a été préparé, d’une part, par le débat en Europe
occidentale autour des principes de la religion naturelle229 affranchie de tout dogmatisme230
et, de l’autre, par les voyages d’exploration scientifique du dernier tiers du XVIIIe siècle qui
ont contribué indirectement, via l’observation minutieuse de différentes pratiques spirituelles
des autochtones, à alimenter une espèce de syncrétisme religieux destinée à fournir la preuve
d’un consentement universel et, par extension, de l’existence d’une religion qui serait l’union
plus ou moins harmonieuse de diverses croyances231. Pour une génération affectée par la
désillusion à l’égard de la politique et la perte des repères collectifs, le stoïcisme ou, plus
largement, le panthéisme (pour employer un terme qui ne limite pas la doctrine aux seules
applications strictement définies par les grandes figures de l’hellénisme et de la romanité)
offre la possibilité à un Moi libre et conscient de « dialoguer » avec Dieu sans intermédiaire,
puisque la contemplation de la Nature est à la portée de tous. De ce fait, dans la première
moitié du XIXe siècle, le divin, dont la Nature semble être l’incarnation la plus évidente,
ressuscite dans la poésie française : « Hugo, Lamartine, Sand, Nerval, Michelet, autant des
fondateurs de religions et de prophètes, autant de prédicateurs des avatars messianiques d’un
“Évangile éternel”. Leur ambition soutenue n’est pas seulement d’écrire des livres, mais de
rédiger le Livre – d’être chacun l’auteur d’une Bible de l’Humanité »232. Or, comme nous
226
Cité dans Henri Peyre, Qu’est-ce que le romantisme, Paris, PUF, 1971, p. 251.
Alfred de Musset, Confession d’un enfant du siècle. Cité dans Henri Peyre, Qu’est-ce que le romantisme, op.
cit., p. 107..
228
Jean-Baptiste Gourinat, « Le stoïcisme, une manière de penser », Le magazine littéraire, 2007, 461, p. 29.
229
Nous reprendrons la définition de la religion naturelle que donne Jacqueline Lagrée : « […] la pensée et la
pratique de la religion telles que les détermine la raison indépendamment de toute révélation, […] La religion
naturelle ne se présente pas sous la forme d’une religion empirique particulière mais comme le concept du noyau
fondamental commun à toute religion. […] Parler de religion naturelle, ce n’est pas seulement opposer nature et
surnature (l’effort du raisonnement humain à la grâce de la révélation, d’une connaissance qui dépasse les
capacités humaines), c’est dire qu’elle est naturelle à l’homme, c’est-à-dire conforme et convenante à sa nature »
(Jacqueline Lagrée, La religion naturelle, Paris, PUF, 1991, p. 9).
230
Ce débat a été très en vogue dans certains courants irénistes, universalistes et déistes du XVIe, XVIIe et du
XVIIIe siècle, dont les principaux représentants sont Erasme, Giacomo Aconcio, Baruch Spinoza, John Locke,
John Toland (à qui on doit l’invention du terme « panthéisme », c’est-à-dire l’ensemble des systèmes
philosophiques qui identifient Dieu à la Nature), David Hume, Voltaire et Rousseau. Au sujet du panthéisme,
voir : J. A. I. Champion, « John Toland (1670-1722) et la crise de la conscience européenne », Revue de
synthèse, 1995, p. 259-280 ; Jacqueline Lagrée, La religion naturelle, op. cit., p. 60-61.
231
Pierre Moreau, « Romantisme français et syncrétisme religieux », Symposium, 1954, 8, 1, p. 3.
232
Claude Roy, Les soleils du Romantisme, op. cit., p. 15-16.
227
124
l’avons expliqué précédemment, le Romantisme, qui surgit en Angleterre et en Allemagne
dans le courant du XVIIIe siècle, avant de s’épanouir en France de 1800 à 1848 (la majorité
des critiques situe le crépuscule du Romantisme français à la Révolution de 1848233), se
manifeste justement par la célébration de la Nature et la montée de l’individualisme, attaché
« au souci, propre à chaque individu, de jouir librement de toutes ses puissances physiques et
mentales »234.
Nous ferons brièvement référence à la divinisation de la Nature chez Lamartine et
Hugo avant de nous intéresser plus particulièrement aux textes viatiques en Terre sainte.
L’Occident (1830) de Lamartine se clôture par une ode panthéiste : « À toi, grand Tout ! dont
l’astre est la pâle étincelle, En qui la nuit, le jour, l’esprit, vont aboutir ! Flux et reflux divin
de vie universelle, Vaste océan de l’Être où tout va s’engloutir ! »235. Dans Pensée des morts,
(1830) Lamartine croit entendre la voix du Seigneur dans les vents de l’automne : « À chaque
vent qui s’élève, À chaque flot sur la grève, Je dis : N’es-tu pas leur voix ? »236. Ailleurs
encore, Lamartine met dans la bouche de Dieu les paroles suivantes : « Celui d’où sortit tout
contenait tout en soi ; Ce monde est mon regard qui se contemple en moi »237. Hugo, pour qui
Dieu est un « immense être »238, entrevoit le Seigneur dans son poème Extase (1829) au
travers d’un ciel étoilé : « Et les étoiles d’or, légions infinies, À voix haute, à voix basse, avec
mille harmonies, Disaient, en inclinant leurs couronnes de feu ; Et les flots bleus, que rien ne
gouverne et n’arrête, Disaient, en recourbant l’écume de leur crête : – C’est le Seigneur, le
Seigneur Dieu ! »239. À Villequier (1847), composé après le décès de sa fille Léopoldine, offre
à Hugo l’occasion de pousser un cri de douleur et de colère à l’attention d’un Dieu infini,
rendu tangible par le magnifique décor naturel que constituent les plaines et les vallons de la
région : « Maintenant qu’attendri par ces divins spectacles, Plaines, forêts, rochers, vallons,
fleuve argenté, Voyant ma petitesse et voyant vos miracles, Je reprends ma raison devant
233
Voir, entre autres : Précis de littérature française du XIXe siècle, éd. Madeleine Ambrière, Paris, PUF, 1990,
p. 321 ; Henri Peyre, Qu’est-ce que le romantisme, op. cit., p. 246 ; Claude Roy, Les soleils du Romantisme, op.
cit., p. 14-15 ; Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française. De Chateaubriand à Valéry, op. cit., p. 414.
234
Gilbert Hottois, De la Renaissance à la Postmodernité. Une histoire de la philosophie moderne et
contemporaine, Bruxelles, De Boeck Université, 2002, p. 124.
235
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, L’Occident, Œuvres complètes de M. de Lamartine, op. cit., t.
II, Harmonies poétiques et religieuses, p. 84.
236
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Pensée des morts, Œuvres complètes de M. de Lamartine, op.
cit., t. II, Harmonies poétiques et religieuses, p. 76.
237
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Huitième vision. Fragment du livre primitif, Œuvres complètes
de M. de Lamartine, op. cit., t. V, La chute d’un ange, p. 221.
238
Victor Hugo, Le seuil du gouffre, http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Seuil_du_gouffre, consulté le 17 avril
2007.
239
Victor Hugo, Extase, Œuvres complètes de Victor Hugo. Poésie, Paris, J. Hetzel, A Quantin, 1882, t. II, p.
195-196.
125
l’immensité »240. Dans Dieu est toujours là (1837), Hugo cultive la confusion entre Dieu et la
« nature au front sacré »241, « toujours sereine et pacifique »242. Pour le paysan qui laboure les
champs, dit Hugo, Dieu est dans la Nature, et inversement : « Alors l’âme du pauvre est
pleine. Humble, il bénit ce Dieu lointain Dont il sent la céleste haleine Dans tous les souffles
du matin. L’air le réchauffe et le pénètre. Il fête le printemps vainqueur. Un oiseau chante à sa
fenêtre, La gaieté chantée dans son cœur »243. Conformément au principe stoïcien, Hugo
dépeint une Nature organisée et intelligente, oeuvrant pour le bonheur des hommes. C’est la
raison pour laquelle lorsque le paysan remercie Dieu des bienfaits qu’il lui aurait prodigués, la
Nature coupe court à ses louanges en réclamant le droit aux honneurs divins : « J’ai connu ton
père et ta mère Dans leurs bons et leurs mauvais jours ; Pour eux la vie était amère, Mais moi
je fus douce toujours. C’est moi qui sur leur sépulcre Ai mis l’herbe qui la défend. Viens, je
suis la grande nature ! Je suis l’aïeule, et toi l’enfant. Viens, j’ai des fruits d’or, j’ai des roses,
J’en remplirai tes petits bras ; Je te dirai de douces choses, Et peut-être tu souriras »244.
Les récits de voyage en Palestine du XIXe siècle n’échappent pas à la quête de
l’immanence divine dans la Nature, largement répandue à l’époque romantique en France.
Troublés par la percée du modernisme dans les agglomérations palestiniennes, ainsi que par le
culte des pierres mêlé d’abus et d’ignorance (dont il a été longuement question au chapitre 1),
les voyageurs se tournent instinctivement vers la Nature pour donner une représentation de la
Terre sainte plus conforme à leurs souvenirs livresques. Quelques-uns se nourrissent de ce
goût du paysage alors qu’ils séjournent encore dans la ville ; ils s’empressent de quitter les
rues populeuses pour monter sur la terrasse de l’un des bâtiments, généralement celle du
couvent franciscain, surplombant la campagne environnante. « Autant Tibériade est
pittoresque à distance, autant, lorsqu’on y est, la trouve-t-on horrible, sordide, dégoûtante »245,
écrit Gabriel Charmes. Pour y remédier : « Il faut aller bien vite se réfugier au couvent des
franciscains, dont le jardin forme une sorte d’oasis au milieu du cloaque de la ville, et monter
sur la terrasse qui le domine pour y retrouver la vue admirable que l’on contemplait en
descendant vers Tibériade et qu’on vient de perdre en y entrant »246. Il en est de même chez
l’abbé Becq, à Acre : « Vu de loin, Saint-Jean-d’Acre séduit par sa position charmante, par sa
mosquée, dominant majestueusement les autres édifices, et par je ne sais quel prestige attaché
240
Victor Hugo, À Villequier, Œuvres complètes de Victor Hugo. Poésie, op. cit., t. VI, p. 54.
Victor Hugo, Dieu est toujours là, Œuvres complètes de Victor Hugo. Poésie, op. cit., t. III, p. 253.
242
Ibid., p. 254.
243
Ibid., p. 251.
244
Ibid., p. 252.
245
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 279.
246
Ibid., p. 279.
241
126
à son nom et à son ancienneté. Mais, en approchant de la ville, le charme disparaît pour faire
place à une assez triste réalité. […] Les rues […] sont sales, étroites, mal pavées et impropres
à la circulation des voitures »247. Située en dehors de circuits traditionnels de pèlerinage, car
ne recelant pas de Lieu saint ou de sanctuaire digne de ce nom, Acre n’éveille chez le
narrateur aucun souvenir. Dès lors, il n’a d’autre alternative que de se retrancher dans le
couvent latin d’où il espère découvrir des paysages évocateurs des traditions bibliques et
apostoliques : « Nous allons tout directement au couvent ; les religieux, instruits de notre
arrivée, viennent à notre rencontre et nous font les honneurs de leur maison, dont nous
admirons la terrasse, qui offre un horizon enchanteur »248. L’emploi par l’abbé Becq du mot
« horizon » mérite qu’on s’y attarde un peu. Pour Michel Collot, la contemplation de
l’horizon assure aux Romantiques du XIXe siècle la pleine expression de la subjectivité
humaine dont les contours sont rigoureusement circonscrits par le visible et le palpable : « À
la limite du visible et de l’invisible, l’horizon représente une sorte d’air transitionnelle entre
l’objectif et le subjectif, l’actuel et le virtuel, le réel et l’imaginaire. La vue s’y prolonge en
rêverie, et même en vision »249. Vu sous cet angle, si l’abbé Becq semble attacher une telle
importance à l’horizon (sans toutefois donner une description précise du panorama qui s’offre
à lui) c’est qu’il lui permet d’« arracher » le paysage à l’objectivité – c’est-à-dire à la
proximité immédiate et, à ses yeux, décevante d’Acre – afin d’y projeter ses sentiments
personnels. Le désir d’échapper à soi-même et de se « perdre dans l’infini »250 devient plus
fort encore dans la scène où le voyageur s’apprêtant à entrer dans le territoire syrien jette un
dernier regard sur la Terre sainte : « De cette hauteur, la perspective est tout à la fois
magnifique, triste et effrayante : magnifique, mon œil plonge à droite sur toute la côte de
Syrie, à gauche sur la plaine de Saint-Jean-d’Acre et sur le Carmel qui se perd déjà dans les
nues, en avant sur la double immensité du ciel et de la mer, qui semblent se confondre dans le
lointain »251. Les montagnes se profilant au loin sont celles de Galilée, qui a été, selon la
tradition, le théâtre de nombreux épisodes de la vie de Jésus. C’est avec ces dernières traces
de la Présence divine sur terre, faisant désormais partie de l’infinité de la Nature, que le
narrateur aspire à renouer : « […] je l’ai perdue cette belle Galilée, que je viens de parcourir
avec tant de bonheur, qui m’a fait éprouver de si douces émotions ; je ne découvrirai plus
dans les sentiers qui s’ouvrent devant moi les traces de mon Jésus : adieu encore une fois,
247
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 222.
Ibid., p. 222.
249
Michel Collot, Paysage et poésie. Du romantisme à nos jours, op. cit., p. 71.
250
Jacques-Bénigne Bossuet, De saint François d’Assise, Œuvres complètes de Bossuet publiées d’après les
imprimés et les manuscrits originaux, purgées des interpolations et rendues à leur intégralité par F. Lachat,
Paris, Louis Vivès, 1863, t. XII, p. 381.
251
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 223-224.
248
127
terre des prodiges, des grands souvenirs, des héroïques vertus !!! »252. Édouard Delessert
donne
une
admirable
démonstration
de
cette
évasion
de
la
conscience
vers
l’incommensurable :
Saulcy et moi, sur la terrasse du couvent afin de jouir des derniers rayons du soleil couchant ;
et en même temps mon ami, qui n’a pas l’habitude de perdre une minute en voyage, prenait
des recoupements sur tous les points du paysage qu’on découvrait depuis le couvent de BeitLehm : c’était cette mer Morte, dont les eaux déjà cachées par les montagnes de la Judée
disparaissaient dans l’ombre de la nuit en se noyant dans l’obscurité ; plus loin les montagnes
arides du pays de Moab, encore éclairées par le soleil, mais éclairées de ces teintes qu’on ne
connaît qu’en Orient, jaunes d’abord, puis dorées, puis roses et enfin violettes, d’un violet
d’une indéfinissable douceur. Enfin, sur le premier plan nous voyions des collines
complètement nues, des formes les plus bizarres, rondes, ovales, tantôt à pic, tantôt
s’évanouissant graduellement les unes derrières les autres ; sous nos pieds s’épanouissaient,
dans un petit enclos de murs dont l’église du couvent formait un des côtés, des orangers
d’environ trente pieds de hauteur, couverts de fruits, et leur parfum, en montant vers nous,
nous faisait oublier le froid très-vif de la soirée253.
« Tout se passe comme si le sujet sortait de lui-même pour s’étendre à tout l’espace
environnant, en une sorte d’ubiquité qui peut être heureuse ou vertigineuse »254, fait
remarquer Michel Collot à propos de ce qu’il appelle « l’espacement du sujet »255. Il en est de
même chez le vicomte de Marcellus qui entreprend l’ascension du mont Français à Jérusalem
afin, dit-il, de « jouir de l’aspect complet du territoire de Juda »256 :
Je portai d’abord mes regards vers les montagnes de l’Arabie Déserte et du Moab, qui
terminaient l’horizon à l’orient par une ligne jaunâtre et ondulée ; puis vers la vallée du
Jourdain, dont les dunes sablonneuses cachant le lit du fleuve et sa riche végétation se
montraient seules. La mer Morte paraissait ensuite dans sa prolongation vers les villes
détruites de l’Arabie Pétrée ; mais ces ondes, comme une masse de plomb, blanchissaient sans
briller au soleil. Au midi, les vignes d’Engaddi, les hauteurs de Bethulie, et par-dessus, dans le
lointain, les roches stériles d’Hébron : vers l’occident et le nord, le cercle plus rétréci ne me
laissait voir que la route de Naplouse, les tertres rocailleux qui entourent Sion à peine
ombragés par quelques vieux troncs d’oliviers, et des térébinthes rabougris ; enfin à mes pieds,
Jérusalem, ses temples, ses vastes cimetières, et, plus près encore, la vallée de Josaphat muette
et inanimée257.
Une fois de plus, l’horizon, qui désigne cet espace flou, presque immatériel, auquel le
narrateur ne peut accéder que par la projection de ses images intérieures et de ses émotions,
marque le début de la promenade panoramique ; l’accent est mis sur la communion
harmonieuse entre l’infiniment grand qu’est la Nature et le résolument petit qu’est l’homme ;
252
Ibid., p. 224.
Édouard Delessert, Voyage aux villes maudites. Sodome, Gomorrhe, Seboim, Adamah, Zoar. Une nuit dans la
cité de Londres. Une soirée de hachich à Jérusalem, op. cit., p. 12-13.
254
Michel Collot, Paysage et poésie. Du romantisme à nos jours, op. cit., p. 46.
255
Ibid., p. 43-64.
256
Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, op. cit., p. 23.
257
Ibid., p. 24.
253
128
Le vicomte de Marcellus, tel « un bon nageur qui se pâme dans l’onde »258, sillonne les
moindres recoins du paysage. Mais son ouverture sur l’infini se rétrécit progressivement pour
ne plus lui laisser entrevoir que la vallée de Josaphat. La quête de l’horizon se clôture ainsi
par un sursaut d’espérance, car à la fin des temps, à en croire le livre de Joël, cette vallée
désormais « muette et inanimée » sera le lieu du Jugement dernier et de la résurrection des
morts259. Le sentiment de l’espace s’insère également dans la relation du comte de Chambord
au cours de son escale à Haïfa. Considérant cette bourgade palestinienne comme l’inévitable
point de départ de son dévot pèlerinage en Terre sainte, le narrateur – qui, à peine débarqué du
navire, n’a des yeux que pour ce qui demeure de l’œuvre de son ancêtre, Louis IX (SaintLouis)260 – prête peu d’attention à la réalité présente de Haïfa et de ses habitants. Depuis la
terrasse du couvent des Carmélites, la description qu’il propose des paysages entourant la
ville avec en arrière plan les sommets enneigés du Liban n’est qu’une compilation de
souvenirs livresques mettant à l’honneur la monarchie française :
Après avoir vénéré ce sanctuaire nous montons sur la terrasse du couvent d’où la vue est très
étendue et magnifique. On aperçoit la mer qui brille au soleil ; la montagne du Carmel, longue
chaîne qui commence aux montagnes de Samarie et vient finir au cap Carmel ; […] dans le
lointain voici le Liban avec ses hautes cimes couvertes de neige ; Saint-Jean-d’Acre et sa
plaine terminée par le cap Blanc ; Khaïfa, les monts de Galilée et notamment ceux qui
dominent Nazareth ; de l’autre côté, sur les bords de la mer, le Castellum peregrinorum,
construit par les Templiers, nommé aussi Athlit, où eut lieu une grande bataille entre les
chrétiens sous Guy de Lusignan et les Sarrasins. Césarée à l’horizon, ville autrefois
importante, aujourd’hui ruinée, bâtie par Hérode : ses murs ont été rétablis par Saint Louis. Ce
panorama est admirable : nous ne pouvons en détacher nos regards, malgré un soleil ardent qui
darde ses rayons sur nos têtes261.
Expérience bientôt réitérée à Bethléem, où les rois de France font place aux patriarches
bibliques : « Dans l’après-midi, nous montons sur la terrasse du couvent d’où l’on jouit d’une
vue superbe sur la ville bâtie en étages sur la colline, les jardins d’oliviers chargés de fruits,
les tours élevées pour garder comme du temps des patriarches, le champ où les anges
258
Charles Baudelaire, Élévation, Selected poems from Les Fleurs du mal. A Bilingual Edition, Chicago, The
University of Chicago Press, 1999, p. 10.
259
Joël 3 : 2-12. Voir également la prophétie sur les os desséchés : Ézéchiel 37 : 1-28.
260
« Saint Louis, ayant appris la mort de sa mère, s’en retournait en Europe, lorsqu’il fut assailli par une
tempête ; il fit naufrage près de Sidon. Il promit à Dieu, s’il était sauvé, de faire le pèlerinage de Carmel. Il s’y
rendit aussitôt avec la reine et sa suite pour accomplir son vœu, y fit les dévotions et ramena en France six
religieux pour établir ce même ordre dans son royaume. Telle fut l’origine des Carmes en Europe. Les Rois de
France étaient protecteurs du Mont Carmel. Tous les bâtiments français saluaient, en passant, la sainte montagne.
Autrefois, on arborait sur le couvent la bannière de la Sainte Vierge. Depuis Louis-Philippe, on l’a remplacée par
le drapeau tricolore, qu’on force tous les couvents catholiques d’Orient de hisser sur leurs maisons » (HenriCharles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de Voyage en
Orient. 1861, op. cit., p. 118)
261
Ibid., p. 119.
129
annoncèrent aux bergers la bonne nouvelle »262. Charles de Pardieu, quant à lui, profite de ce
magnifique panorama sur les alentours de Bethléem pour se distancier de l’antagonisme qui
caractérise les relations entre les diverses communautés chrétiennes de la ville et auquel il fait
clairement allusion à son arrivée au couvent latin263 :
Le père nous conduisit ensuite sur la terrasse du couvent d’où la vue embrasse un vaste
horizon. Le plateau de la Judée, s’étendait à nos pieds avec ses vallons profonds et ses collines
rocheuses. Quelques villages s’y trouvaient disséminés. Des plantations d’oliviers et de
figuiers, des vignes, des jardins, égayaient de leur verdure l’aspect de la montagne brûlée par
l’été. Des champs cultivés tapissaient les vallons et les pentes. À l’est, dans le lointain, une
ligne droite à peine ondulée, indiquait les montagnes d’Arabie, qui sont de l’autre côté de la
mer Morte, dont une brume légère nous marquait l’emplacement. Une vaste plaine trèsaccidentée se prolongeait jusque-là. Tout ce pays que nous apercevions était rempli de
souvenirs264.
Le lecteur avisé pourrait déceler dans cette première approche de la Nature un modus
operandi qui se répète à peu près à l’identique. Chateaubriand affirme dans le Génie du
Christianisme que les poètes de l’Antiquité « nous ont sans doute laissé d’admirables
peintures des travaux, des mœurs et du bonheur de la vie rustique ; mais quant à ces tableaux
des campagnes, des saisons, des accidents du ciel, qui ont enrichi la muse moderne, on en
trouve à peine quelques traits dans leurs écrits »265. Or, le propre de la représentation
paysagère dans les exemples que nous venons de citer est justement de mettre la Nature à
l’avant plan. En d’autres mots, sous l’influence dominante du Romantisme, ce sont les scènes
bibliques et les péripéties des Croisés qui sont inexorablement subordonnées au sentiment de
la Nature. Les voyageurs s’élancent « Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des
montagnes, des bois, des nuages, des mers, Par delà le soleil, par delà les éthers, Par delà les
confins des sphères étoilées »266 afin d’y puiser l’inspiration nécessaire à la résurrection du
passé. Ils commencent par décrire la plaine de Saint-Jean-d’Acre, la chaîne du Carmel, les
vignes, les plantations d’oliviers ou le plateau désolé de Judée pour ensuite, « par la pensée,
faire revivre facilement »267 les souvenirs livresques.
262
Ibid., p. 185-186.
« Les franciscains ont plutôt à se plaindre des Grecs, qui profitent de l’influence de la Russie sur la Porte,
pour enlever aux Latins les prérogatives dont ils avaient joui jusqu’alors. Le couvent de Bethléem est partagé
entre les Latins et les Grecs, et ces derniers occupent la partie la plus grande et la plus commode » (Charles de
Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 235).
264
Ibid., p. 237-238.
265
François-René de Chateaubriand, Génie du Christianisme, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, t. I, p. 313. Cité
dans Michel Collot, Paysage et poésie. Du romantisme à nos jours, op. cit., p. 27.
266
Charles Baudelaire, Élévation, Selected poems from Les Fleurs du mal. A Bilingual Edition, op. cit., p. 10.
267
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 424.
263
130
La ville étouffe les voyageurs, ignore leur individualité, les mêle à la foule des
pèlerins et s’efforce de les séduire par des « sanctuaires revêtus de marbre précieux, d’images,
de cierges, de fleurs artificielles »268, alors qu’ils souhaitent exprimer leurs impressions les
plus intimes et faire l’expérience de l’éternité. « Je n’étais pas venu là pour entendre un air de
danse, pour admirer quelques colonnes », s’indigne Léon Paul au cours de son séjour à
Nazareth, « ce qu’il fallait au besoin de mon cœur, c’était de retrouver le Christ et de suivre
pieusement ses traces »269. C’est seulement après avoir quitté la ville que le pasteur, assis sur
une pierre, non loin du mont des Béatitudes, parvient à fusionner avec le divin : « J’ai
retrouvé mon Seigneur et mon Dieu tel qu’il était aux jours de sa chair ; sa voix s’élevait dans
le silence, et la figure attentive des disciples m’apparaissait pour recueillir, afin de nous les
transmettre, les paroles de sa bouche »270. Semblablement, c’est sur la route de Bethléem,
serpentant autour des collines de Judée, que Valérie de Gasparin prend conscience de la
Présence de Dieu à travers les éléments sonores du paysage : « Ces même cieux se sont
entr’ouverts ; là sur quelqu’une de ces croupes riantes, un ange est descendu au milieu des
bergers ; […] et ce cri d’amour a retenti : “Gloire soit à Dieu au plus haut des cieux, paix sur
la terre, bonne volonté envers les hommes !” Ce cri, nous l’entendons, il vibre encore dans
cette sereine atmosphère »271. La comtesse ajoute un peu plus loin : « Il y a beaucoup d’autres
souvenirs, mais cette parole les domine ; elle remplit notre âme, comme la voix d’une cloche
puissante remplit la campagne de ses ondes ; les vagues sonores se succèdent, elles
s’atteignent, elles se confondent et ne forment plus qu’un son immense, qui pénètre l’air d’un
horizon à l’autre »272. Bien qu’elle poursuive son chemin vers Bethléem, comme entraînée par
une sorte de fatalité, Valérie de Gasparin ne manque pas d’accentuer l’expérience spirituelle
qu’elle aurait vécue dans la campagne par rapport à la déception et la superficialité qui
l’attendent en ville : « Nous nous hâtons vers Bethléem ; pourtant, nous savons bien que notre
plus forte, que notre plus pure impression est reçue là, devant cette ville, au milieu de cette
campagne en fleurs »273. Eugène Guibout, lui, dénonce les transformations urbaines que subit
le mont des Oliviers depuis le dernier tiers du XIXe siècle, envahi peu à peu par une
métropole orientale en pleine expansion : « Ces édifices sont quelques couvents latins,
268
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 200.
Léon Paul, Journal de voyage. Italie, Égypte, Judée, Samarie, Galilée, Syrie, Taurus cicilien, Archipel grec,
op. cit., p. 44.
270
Ibid., p. 118.
271
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 197-198.
272
Ibid., p. 198.
273
Ibid., p. 200. Valérie de Gasparin écrit encore à ce sujet : « Pour moi, je trouve plus d’édification à
contempler de loin Bethléem, et à me dire : c’est là, qu’à contempler je ne sais quelle excavation
somptueusement déguisée, et à me dire : ce n’est probablement pas ici ; et, si c’est ici, le Seigneur, qui a voulu
s’envelopper d’humilité, voit sa volonté trahie » (Ibid., p. 202).
269
131
catholiques et grecs schismatiques, quelques pieuses institutions, un couvent de Derviches
musulmans, deux églises russes, dont l’une est à la base, auprès du jardin de Gethsémani, et
l’autre, au sommet de la montagne »274. Néanmoins, il viendrait presque à oublier ces artifices
tant l’air de la montagne lui semble être imprégné par les souvenirs de la vie et de la mort du
Christ :
Mais que nous font ces détails, lorsque tant de précieux souvenirs, de tous côtés, s’éveillent
autour de nous ? voici donc cette montagne des Oliviers, où le divin Maître se rendit si
souvent ! où il s’asseyait, et conversait avec ses disciples, leur apprenant à prier, les instruisant
de ses préceptes, leur prêchant la doctrine évangélique qu’il était venu apporter au monde !
C’est de là, de cette montagne, qu’à la vue de Jérusalem, il pleura sur la ville infidèle, qui
avait méconnu sa voix, méprisé ses enseignements, et à laquelle il annonçait sa ruine
prochaine. C’est de là que, le jour de Rameaux, il descendit, pour entrer triomphalement dans
Jérusalem, aux acclamations du peuple qui jonchait, sur son passage, la terre de branches
d’oliviers, et s’écriait “hosanna ! béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !” Voici le
torrent du Cédron, qu’il franchit, la veille de sa Passion, au sortir du Cénacle et après la
dernière Cène ! et voici le jardin de Gethsémani, le jardin de l’agonie !275
Eugène Guibout conclut sa visite par des mots scellant le lien inébranlable entre la Nature et
le divin, puisque le message christique serait parti du mont des Oliviers : « Élevons
maintenant nos regards, et contemplons la cime de la montagne ; c’est de là que, le jour de
l’Ascension, il monta au ciel, enveloppé d’une nuée lumineuse, après avoir béni ses apôtres et
ses disciples, qu’il envoyait par toute la terre prêcher l’évangile du salut »276. Lucie FélixFaure s’interroge sur la fascination qu’exerce la campagne palestinienne sur les voyageurs :
« En regardant la couleur du ciel, la forme d’une colline, la perspective d’un horizon, nous
n’avons pu songer que nous étions les premiers à voir la beauté des choses. […] nous n’avons
pas su nous détacher de ces êtres humains, séparés de nous par des siècles, et auxquels nous
devons des trésors »277. Selon la fille de l’ancien Président de la République, la Nature incarne
le passé, le présent et l’avenir de l’humanité, car elle garde jusqu’au fond de ses entrailles
l’empreinte indélébile de ceux qui ne sont plus, prenant soin de transmettre ce précieux
héritage à quiconque pourrait l’apprécier. En Palestine plus que partout ailleurs, explique-telle, le voyageur est frappé par le contraste entre le caractère éphémère des hommes et la
pérennité de la Nature (à laquelle s’ajoute le postulat de l’immutabilité des traditions en
Orient), et ce en raison des glorieuses cités, des vaillants guerriers et des prophètes
mentionnés dans la Bible et dont nulle trace matérielle ne subsiste : « Ils [s]ont passé[s] dans
ce décor, et le décor nous reste ! L’azur ne s’est pas voilé : la forme des collines est la même ;
274
Eugène Guibout, Les vacances d’un médecin, op. cit., t. IX, p. 201.
Ibid., p. 202.
276
Ibid., p. 202-203.
277
Lucie Félix-Faure, Méditerranée. L’Égypte, la Terre Sainte, l’Italie, op. cit., p. 8.
275
132
les horizons s’illuminent des mêmes splendeurs ! Alors nous avons respiré le parfum des
siècles dans le parfum des roses, et salué dans l’aurore un présage de l’Éternité »278. Dans un
tel contexte, quitter la ville, qui n’est après tout qu’un abri temporaire confronté aux
changements les plus visibles, se révèle indispensable pour ceux qui adhèrent à l’assimilation
panthéiste de l’ineffable toute-puissance de Dieu avec la Nature, plutôt qu’à la vénération des
monuments érigés par l’homme. Parcourant la Galilée, le R. P. de Damas note : « Nous
marchons donc où marcha le Sauveur, où passèrent fréquemment Joseph et Marie. Quel
bonheur ! »279. « Il est difficile, impossible peut-être, d’en retrouver le site exact ; mais on ne
peut hésiter qu’entre deux ou trois points de cette côte, fort rapprochés les uns des autres. Je
suis sur le sol même de l’Évangile, je suis sur la lisière de terrain où fut déposée jadis cette
semence, petite entre toutes les autres, mais devenue bientôt un grand arbre, qui doit un jour
abriter sous ses rameaux tous les peuples de la terre »280, écrit Félix Bovet au sujet de
l’emplacement supposé de Bethsaïde, ne dissimulant pas sa préférence pour la localisation
approximative d’un site – qui va de pair avec une conception de la vie plus flexible et
tolérante que le rapport matérialiste entretenu par le clergé de Jérusalem avec les Lieux saints.
« Nous sommes bien heureux ! nous respirons l’air parfumé de la montagne, nous nous
rapprochons des lettres après lesquelles nous soupirons depuis un mois ; les souvenirs
bibliques, chers et vénérés, nous entourent de toutes parts »281, s’écrie Valérie de Gasparin. J.
Foulhouze renchérit : « Je comprend l’attrait du Sauveur pour ce lac lumineux et tranquille,
pour ces montagnes escarpées et désertes de la Galilée ! Son âme contemplative et tendre
devait s’harmoniser parfaitement avec cette nature si merveilleusement calme et recueillie.
[…] Voilà ce qui donne tant de charme à ces lieux, c’est qu’on sent qu’ils ont vu le Christ ! Ils
ont conservé comme un reflet de sa divine beauté ! cette idéale beauté à nulle autre
pareille »282. Et d’ajouter : « Rien ne vaut la poésie de la nature. Quand on se laisse ravir par
ce spectacle émouvant de la création, un hymne de louange et d’amour s’élève de l’âme vers
Celui qui en est l’auteur »283.
Que retenir de ces exemples ? Aussi bien dans leur façon de regarder, de désirer, de se
souvenir, puis de décrire, ces voyageurs évoquent donc le panthéisme. Mais précisons : une
tendance panthéiste, certes, mais un panthéisme d’orientation chrétienne, puisque c’est bien le
278
Ibid., p. 8-9.
Amédée de Damas, Voyages en Orient. La Galilée, op. cit., p. 6.
280
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 367-368.
281
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 157.
282
J. Foulhouze, En pèlerinage. Rome, Terre-Sainte, Égypte et Provence, Moulins, E. Auclaire, 1895, p. 139140.
283
Ibid., p. 307.
279
133
Dieu de l’Ancien et du Nouveau Testament, et en particulier sa personnification en Jésus, que
les voyageurs affirment apercevoir dans la Nature. Ceci peut aussi s’illustrer à travers les
représentations des deux grands sites naturels de Terre sainte, à savoir la chaîne du Carmel et
le mont des Oliviers.
Pour Joseph-François Michaud, le Carmel – auquel la tradition associe les noms
d’Élie, d’Elisée et de Pythagore (580-497) – est, en premier lieu, un moyen de fuir le dégoût
que lui inspire Haïfa : « Les montagnes, le ciel, la mer, comme je vous l’ai dit, sont bien
encore ici tels que nous les représente la poésie des anciens âges ; mais pour rester dans toutes
ses illusions sur ce pays, il ne faudrait pas entrer dans les villes et les lieux habités. Il n’y a
rien au monde de plus triste, de plus misérable, de plus dégoûtant, que la petite bourgade de
Caïpha, qu’on appelle la neuve »284. Arrivé au sommet de la montagne, il note avec
satisfaction : « Le Carmel, vu de la mer, avait été pour moi un beau spectacle ; du haut du
mont, la perspective de la mer et de ses rivages n’a pas moins charmé nos regards »285. Ce
sanctuaire naturel qu’est le Carmel, bien plus que les nombreuses églises ou basiliques de la
région, donne à Joseph-François Michaud l’impression d’entrer en contact avec Élie, l’un des
plus grands prophètes de l’Ancien Testament, sans qu’il ne ressente les fortes pressions
religieuses exercées dans le cadre du culte des pierres286. En effet, la solitude et le caractère
sauvage de la montagne ne peuvent que plaire à celui qui dira plus loin : « Moins je vois de
monuments, plus mon imagination est frappée ; si les arts étalaient ici leur pompe, qui
pourrait se défendre de quelques distractions ! […] tout ce que je veux savoir sur les lieux que
je parcours, est dans l’Évangile, et je ne veux avoir d’autres souvenirs et d’autres témoignages
que ceux du livre divin »287. Lorsqu’il observe le mont Carmel depuis le vapeur le conduisant
en Palestine, Amédée de Damas croit entendre la voix des émissaires de Dieu et de la Vierge :
« […] à tous les points de vue, Le Carmel est engageant et gracieux. […] Je ne sais quel
284
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 115116.
285
Ibid., p. 118.
286
Notons que même le Carmel n’est pas à l’abri du culte des pierres, un fait que Joseph-François Michaud
n’hésite pas à critiquer : « Plusieurs de nos compagnons de voyage se sont avancés jusqu’au lieu qu’on appelle le
Champ des Melons et des Concombres. Sur un terrain assez étendu, se trouvent dispersées ça et là des pierres
dont la forme imite non-seulement celles des concombres et des melons, mais celle de toutes sortes de fruits, tels
que des figues, des poires, des abricots, etc. Ce jeu de la nature a paru si extraordinaire, qu’on n’a pu l’expliquer
que par un miracle. Élie passant par là avait, dit-on, demandé un melon ou une pastèque pour apaiser sa soif ; au
refus du jardinier, tous les melons et tous les fruits furent convertis en pierres. Cette merveille ressemble tout-àfait aux métamorphoses d’Ovide, et je m’étonne qu’elle ait fait fortune parmi les disciples de l’Évangile. On sait
que l’homme-Dieu ne fit jamais de miracle que dans un esprit de charité, et qu’il n’interrompit jamais les lois de
la nature pour se venger d’un refus ni même pour punir une offense ; il n’est pas croyable non plus que le
prophète Élie, qui se contentait de l’eau du torrent et de la nourriture que lui apportaient les corbeaux, ait maudit
un jardinier qui lui refusait des melons » (Ibid., p. 125).
287
Ibid., p. 193.
134
sentiment religieux et poétique remplissait mon âme. La voix des prophètes, la dévotion à
Marie mère de Dieu, les chastes délices de la vie cénobitique revenaient à mon esprit et
l’émouvaient doucement »288. On constate ce même sentiment de la Nature teinté de
christianisme chez J.-T. de Belloc au cours de son séjour dans une contrée où, selon lui, les
éléments naturels auraient pris la relève des prophètes bibliques : « L’air et les eaux parlent
seuls là où les prophètes ne se font plus entendre »289. Parti en excursion dans les alentours du
couvent des Carmes, J.-T. de Belloc déclare : « L’air y est pur et sain ; le recueillement,
profond ; et la nature, dans ses variétés d’aspects, porte instinctivement l’âme aux grandes
pensées de la foi. On comprend la prédilection d’Élie et d’Élisée pour le Carmel : ce lieu est
fait pour servir de retraite aux âmes qui sont en communication intime avec Dieu »290.
Le mont des Oliviers, nous l’avons vu, est un lieu chargé d’histoire et de traditions291.
La Bible compte plusieurs versets où son nom est mentionné. Pour ne citer que quelques
exemples : c’est en arrivant au sommet de cette colline que David pleure la trahison de son
fils Absalon (2 Samuel 15 : 30) ; pour délivrer son peuple du joug des nations étrangères, le
prophète Zacharie annonce que Dieu manifestera sa toute-puissance en scindant le mont des
Oliviers en deux (Zacharie 14 : 4) ; c’est sur cette même colline que Jésus réunit ses disciples
pour leur parler de la destruction du Temple de Jérusalem (Matthieu 24 : 2) et de la fin des
temps (Matthieu 24 : 3-51 ; Marc 13 : 3-37) ; c’est au jardin de Gethsémani, situé au pied de
la montagne, que Jésus est arrêté par les Romains (Matthieu 26 : 36 ; Luc 24 : 50-53) et c’est
aussi la cime du mont des Oliviers que la tradition chrétienne identifie comme le lieu de
l’Ascension du Christ (Marc 16 : 19 ; Luc 24 : 50-53). Il n’est donc pas étonnant que les
voyageurs tendent vers cette montagne dans laquelle l’imaginaire populaire voit depuis
longtemps une des manifestations de la Présence divine. Comme le rappelle Joseph-François
Michaud : « De tout temps, le mont des Olives a frappé l’imagination des chrétiens ; dans les
premiers âges de l’Église, on découvrait sur la montagne des feux miraculeux, et les pèlerins
288
Amédée de Damas, Voyages en Orient. La Galilée, op. cit., p. 237-238.
J.-T. de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un Voyage en Terre-Sainte, op. cit., p. 26.
290
Ibid., p. 25.
291
Voici le portrait que nous donne Louis Énault du mont des Oliviers à l’époque de son voyage en Palestine.
Notons l’emploi du mot « souvenirs » : « Le mont des Oliviers, si célèbre dans les souvenirs chrétiens, borde à
l’orient la vallée de Josaphat : cette vallée et le torrent de Cédron le séparent de Jérusalem. Du pied des murs au
sommet de la montagne il peut y avoir une demi-lieue environ. La montagne présente à l’œil trois cimes bien
distinctes : elle a été dépouillée en partie des oliviers qui lui donnaient son nom. Sa base est pierreuse et son
sommet aride ; mais on trouve à mi-côte divers arbustes : des caroubiers, des citronniers, des vignes, des
amandiers et de figuiers » (Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p.
145).
289
135
du neuvième et du dixième siècle croyaient y voir se renouveler la scène glorieuse de
l’Ascension du Sauveur »292.
C’est en premier lieu dans l’olivier, cet arbre millénaire, poussant dans les sols
pierreux, que la quête de l’infini et de l’invisible trouve un allié de poids. Chateaubriand
écrit : « L’olivier est pour ainsi dire immortel, il renaît continuellement de sa souche : on
conservait dans la citadelle d’Athènes, un olivier dont l’origine remontait à la fondation de la
ville. Les oliviers du jardin de ce nom à Jérusalem, sont au moins du temps du BasEmpire »293. Xavier Marmier, lui aussi, considère l’olivier comme le garant d’une authenticité
biblique en voie de perdition et l’observateur tacite de la vie du Christ :
À un jet de pierre de la grotte de l’Agonie, comme le dit l’Évangile, est un espace carré
entouré d’un mur à hauteur d’appui et renfermant huit oliviers si gros, si chargés d’écorces
rugueuses et de rejets séculaires, qu’en se rappelant de quelle force vitale cet arbre est doué, et
comment, lorsque son tronc paraît desséché et épuisé, il enfante encore de nouveaux rameaux
et se couronne de nouvelles feuilles, on peut croire, sans trop s’écarter des lois de l’histoire
naturelle, qu’ils remontent jusqu’au temps de la Passion 294.
En second lieu, grâce à l’imagination créatrice des voyageurs, le mont des Oliviers se
repeuple tranquillement de personnages bibliques. « Sans grand effort d’imagination, l’on s’y
évoque le souvenir adoré de l’Homme-Dieu se débattant dans les angoisses de l’agonie et
inondant le sol d’une sueur de sang »295, écrit J. de Beauregard dans un passage où passé et
présent sont superposables. « L’on croit voir s’agiter, tout autour, les policiers du Temple et la
tourbe que Judas a entraînés à sa suite ; on aperçoit Malchus, l’homme à l’oreille coupée, et le
traître, surtout le traître, qui n’a pas seulement abandonné lâchement son Maître, mais qui l’a
odieusement “vendu !” Et, au souvenir poignant de toutes ces horreurs, instinctivement, on
fait un retour sur soi-même, et l’on se prend à pleure »296. Il en est de même chez Émile Le
Camus qui, pour contrecarrer le désenchantement qu’il éprouve à l’égard de la réalité présente
du mont des Oliviers297, actualise l’arrestation de Jésus : « Le paysage se peuple rapidement.
Je vois Judas conduisant la cohorte et descendant de la Ville sainte par le chemin que nous
292
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 358.
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 360.
294
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 80.
295
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 209.
296
Ibid., p. 209.
297
« Nous voici en face du mont des Oliviers, ma déception est grande. La montagne, d’un gris fauve sur lequel
tranchent quelques oliviers pâles et clairsemés, n’a pas l’aspect grandiose que mon imagination lui avait de tout
temps prêté. Les édifices qui en couronnent la crête sont d’un effet douteux, et la tour des Russes, percée à jour,
maigre, sans harmonie, sans raison d’être, demeure absolument détestable. Là pourtant sont, à jamais
ineffaçables, des souvenirs sacrés. C’est bien l’antique colline où le Maître est passé si souvent, où il s’est assis,
où il a conversé, pleuré, prophétisé. À mesure que ces pensées traversent mon âme, il me semble que le site
change d’aspect » (Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit., p. 228-229).
293
136
suivons nous-mêmes. L’angoisse divine, la trahison du disciple, la foule triomphante, Jésus
prisonnier, tout est vivant devant moi »298. Sous l’influence de sa reconstitution biblique,
l’abbé croit déceler la puissance de feu de Dieu sur le mont des Oliviers : « J’oublie ce que le
temps a fait depuis, pour ne voir que ce qui fut alors ; et quand je relève mes yeux vers les
sommets, il me semble y distinguer, pour la joie de mon âme et la réparation de la plus cruelle
injustice, comme des rayons de gloire qui errent encore sur ces cimes, témoins impérissables
de la réhabilitation du Juste dans les splendeurs de l’Ascension »299. Émile Le Camus ira
jusqu’à suggérer au lecteur de baiser la terre, « celle-là du moins », dit-il, « est la même que
Jésus toucha de ses genoux, de son front et de ses lèvres, au moment de l’agonie terrible,
quand le monde entier jetait sur ses épaules sa séculaire iniquité »300. Une fois de plus, la
nature palestinienne, où chaque élément semble incarner un verset biblique, un mythe ou une
épopée, s’avère être le meilleur moyen de se dégager de l’européanisation que connaît la
Terre sainte : « C’est vers ce même ciel, limité entre deux montagnes, qu’il [Jésus] leva ses
yeux, ses bras et sa voix pour demander grâce. Ces pierres que je touche de mon front ont
entendu les supplications auxquelles le Père fermait l’oreille ; ces arbres sont peut-être les fils
de ceux sous lesquels il se prosterna ; cette herbe où les anémones ont un rouge si vif est celle
qui, renaissant sans cesse, a été arrosée de sa sanglante sueur. Toutes ces pensées me mettent
hors de moi »301. L’Évangile à la main, Félix Bovet repasse en revue les scènes de la trahison
de Juda et de l’emprisonnement de Jésus qu’il se rapporte à lui-même – à un siècle où
s’affirme la conscience narcissique comme à nulle autre époque – à travers l’appellation de
« souvenirs » :
Les moments que j’ai passés sous ce caroubier, à lire, à prier, à méditer et à contempler, sont
des moments bienheureux dont rien n’efface l’impression. Les souvenirs de ce jour dans
lequel Jésus est mort pour nous et de ces lieux qu’il a parcourus tant de fois, concourraient à
faire revivre pour moi les récits de l’Évangile. Il me semblait que rien ici n’était changé ; je
voyais, comme dans la légende juive, la gloire de l’Éternel entourer encore de ses rayons la
montagne des Oliviers. Le ciel était d’une splendeur et d’une sérénité sans mélange, et le vaste
horizon qui s’étalait devant moi avait, dans sa grandeur et sa sévérité, quelque chose
d’imposant et pour ainsi dire d’auguste. Tout était silencieux, on sentait l’approche du désert ;
ni le bruit des voix et des pas, ni le murmure de l’eau, ni le frémissement du vent dans les
feuilles ou dans les blés. Tout me semblait solenniser, dans un religieux recueillement, les
souvenirs de ce jour saint où l’alliance entre Dieu et les hommes fut scellée par le sang du
Sauveur302.
298
Ibid., p. 229.
Ibid., p. 229.
300
Ibid., p. 249.
301
Ibid., p. 249.
302
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 204-205.
299
137
Semblablement, aidé de ses « souvenirs bibliques et d’un peu d’imagination »303, JosephFrançois Michaud donne sa propre version de la fin des temps : « Hier j’avais passé plusieurs
heures aux bords du Cédron ; je n’y avais pas trouvé un seul homme, pas un passereau, rien
de vivant, et de tous côtés des sépulcres et des ruines ; le soleil allait se coucher à l’horizon ;
ses dernières clartés doraient le sommet du mont des Oliviers »304. À l’image des récits de
l’Ancien et du Nouveau Testament où les mouvements de l’astre du jour tempèrent l’acte de
la Création et scellent l’alliance entre Dieu et les hommes, Joseph-François Michaud attribue
au soleil oriental un rôle phare dans sa mise en scène apocalyptique : « J’ai imaginé alors que
ce soleil était le dernier qui aurait éclairé les hommes, et que le jour qui allait s’effacer était
notre dernier jour ; certes il est bien permis de rêver la fin du monde, quand on songe à ces
révolutions universelles qui semblent précipiter le genre humain à une ruine commune »305.
Sur les traces des prophètes allant de Jérémie à Zacharie, le narrateur place le mont des
Oliviers au cœur d’une destruction massive et instantanée : « Le monde va finir, me suis-je dit
et soudain, dans le délire d’une imagination ébranlée, j’ai cru entendre la terre gémir et
craquer comme un vieux bois qu’on brise ; les montagnes se fondaient comme la cire devant
la flamme, les cieux se déchiraient, les astres s’éteignaient sous le souffle d’une colère
invisible, et une nuit affreuse s’étendait dans l’immensité »306. Et le texte se termine : « Un
long bruit sourd montait dans l’espace vide, c’étaient les derniers cris des nations expirantes,
le dernier murmure des vastes mers que le feu avait desséchées »307. Enfin, le mont des
Oliviers permet aux voyageurs d’assouvir leur soif d’horizon grâce à l’admirable panorama
du haut d’un minaret situé au sommet de la montagne. Louis Énault en donne un bel
exemple :
Du côté de l’orient, le regard glisse sur des montagnes désertes et nues, plonge dans la vallée
du Jourdain, ombragée et fraîche, et s’arrête sur les flots endormis de la mer Morte ; au sud,
les monts Moabs, noyés dans une vapeur bleue, se dressent comme un mur et ferment l’entrée
de l’Arabie Déserte. Au milieu de leurs escarpements, le Nébo détache, par une saillie
vigoureuse, sa silhouette abrupte et sa hauteur décapitée. Au nord, les montagnes d’Ephraïm,
couronnées de ruines et de verdure, courant jusqu’au centre de la Samarie pour rejoindre le
Garizim et l’Hébal ; au couchant, dans la splendeur du ciel oriental et toute dorée de rayons,
Jérusalem, avec Sion et le Golgotha ; puis le temple, la tour de David, les coupoles arrondies
du Saint-Sépulcre, et la flèche aiguë et blanche des minarets : À mesure que l’ombre descend
du ciel, les souvenirs semblent monter de la terre, et devant soi, involontairement, l’on évoque
toutes ces longues histoires, mêlées de gloire et de malheur, pleines de sang et de larmes…
puis, quand lentement et pas à pas, on reprend le chemin de la ville, traversant le torrent de
303
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 358.
Ibid., p. 362.
305
Ibid., p. 362.
306
Ibid., p. 362-363.
307
Ibid., p. 363.
304
138
Cédron ou la vallée de Josaphat, il semble que l’on entende encore ou les gémissements de
David, ou les lamentations de Jérémie308.
L’intérêt que Louis Énault porte à l’invisible, aux variations de couleur, aux ruines et à
l’absence de toute activité humaine témoigne d’une conscience romantique. Par ailleurs,
comme il a été expliqué précédemment, on voit ici que c’est bien la sensibilité paysagère du
narrateur qui entraîne la résurrection du passé sacré, la Nature occupant ainsi le premier plan.
*
*
*
L’étude de l’emploi du terme « souvenir » dans les textes viatiques en Palestine du
XIXe siècle fait ressortir plusieurs points. Le premier est l’évocation nostalgique de l’enfance.
Dans un siècle en proie à de grands bouleversements politiques et sociaux, le séjour en Terre
sainte, de par le fait que les paysages palestiniens reportent les auteurs de récits de voyage aux
histoires bibliques qui ont enchanté leur jeunesse, s’inscrit dans un processus plus large de
renouement avec la stabilité présumée de l’univers familial. Chez certains voyageurs, comme
Félix Bovet et Pierre Loti, cette quête de l’enfance s’exprime notamment à travers leur
singulière assiduité à reproduire les traits de la Vierge Marie – figure idéalisée de la mère –
dans le portrait qu’ils dressent des femmes de Bethléem ou de Nazareth. Le second point est
l’importance des pratiques intertextuelles. Outre ses fonctions traditionnelles, comme celle de
conférer au récit un certain degré de crédibilité ou de servir de « bouclier contre d’éventuelles
contestations »309, l’analyse a montré que le recours à des écrits antérieurs peut s’apparenter à
une sorte de mécanisme de défense : lorsque la réalité contemporaine ne semble plus
s’accorder avec les souvenirs livresques, le voyageur reconfigure le réel en noyant ses
descriptions dans des références historiques et bibliques. Enfin, dans le sillage du
Romantisme, qui exalte le sentiment de la nature et détrône la raison310, de nombreux
voyageurs prennent refuge dans la campagne palestinienne où, loin de l’atmosphère
étouffante des Lieux saints et à l’abri des querelles religieuses, ils estiment se trouver en
308
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 150.
Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 270.
310
Daniel Mornet, Le Romantisme en France au XVIIIe siècle, New York, Burt Franklin, 1925, p. 263.
309
139
« contact immédiat avec la présence divine »311, pouvant ainsi laisser libre cours à
l’imagination pour donner forme à la Terre sainte préalable.
311
André Tosel, De la prudence des anciens comparée à celle des modernes, Besançon, Presses Universitaires
de Franche-Comté, 1995, p. 70.
140
Chapitre 3 :
Les déserts de Palestine
I – La démythification des Bédouins
Précisons tout d’abord que notre propos n’est pas de nous étendre ici sur la
glorification du Bédouin chez les voyageurs des Lumières, ce thème ayant déjà été abordé par
une pléiade d’auteurs. Nous pensons aux travaux de Denise Brahimi et de Sarga Moussa, pour
ne citer que ces deux noms1.
Parvenu à un campement bédouin sur la route de la mer Morte, Alphonse de
Lamartine dénonce la nature « brutale » et « sanguinaire » des gens du désert qui, selon lui, ne
songent qu’à piller et à massacrer les caravanes se rendant de Jérusalem à Jéricho. « Aussitôt
qu’ils aperçoivent une proie », écrit-il, « ils s’élancent avec la rapidité du faucon ; ils vont
avertir leur tribu et reviennent ensemble à l’attaque : c’est là leur unique industrie, leur unique
gloire ; leur civilisation à eux, c’est le meurtre et le pillage »2. Comme l’indique Sarga
Moussa, l’imaginaire bédouin de Lamartine, tel qu’il apparaît dans l’extrait ci-dessus, peine à
se détacher d’une représentation dépréciative des Bédouins répandue en Europe jusque dans
le deuxième tiers du XVIIIe siècle3. Nous n’en retiendrons que quelques exemples. Pour
Maître Thietmar (ou Dithmar), qui s’est rendu en Palestine en 1217, le pèlerinage de la vallée
du Jourdain implique de nombreux risques car, affirme-t-il, « on y a souvent vu des brigands
1
Denise Brahimi, Arabes des Lumières et bédouins romantiques. Un siècle de Voyages en Orient. 1735-1835,
op. cit., 223 p. ; Sarga Moussa, La relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en
Orient (1811-1861), op. cit., p. 124-139 ; Sarga Moussa, « Le mythe des Arabes nomades dans l’Itinéraire »,
journée d’étude sur l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, organisée par la Société des études romantiques et le
centre de recherche sur la littérature française du XIXe siècle de l’Université Paris IV-Sorbonne, 9 décembre
2006, p. 8 ; Sarga Moussa, « Une peur vaincue. L’émergence du mythe bédouin chez les voyageurs français du
XVIIIe siècle », La Peur au XVIIIe siècle, éd. Jacques Berchtold et Michel Porret, Genève, Droz, 1994, p. 193212. Voir aussi Claudine Grossir, L’islam des Romantiques. 1811-1840, op. cit., 172 p.
2
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 318.
3
Sarga Moussa, La relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de voyage en Orient (18111861), op. cit., p. 125.
142
verser le sang des voyageurs »4. Symon Semeonis, qui a effectué la traversée du Sinaï en
1324, compare les Bédouins à des animaux féroces : « Il est dangereux de traverser leur
territoire sans une bonne et solide compagnie, surtout de nuit, car ils s’attaquent aux
voyageurs s’ils en ont la possibilité, se conduisant comme des loups plutôt que comme des
humains »5. Dans le même esprit, Laurent d’Arvieux (1635-1702), qui a séjourné en Terre
sainte en 1659, note que les Bédouins « font encore aujourd’hui ce que le bon larron faisait
autrefois »6, et Jean de Thévenot souligne dans sa Relation d’un voyage fait au Levant (1664)
que les nomades du désert « ont cette bonne qualité qu’ils volent fort volontiers les
carauannes quand ils peuvent, & ne font point d’autre mal »7. Près d’un siècle et demi plus
tard, François-René de Chateaubriand se fait l’écho de ce discours réprobateur en rapportant
des scènes de combat avec des Bédouins sur la route du couvent de Mâr-Sâba et dans les
environs de Jéricho8. Il va même jusqu’à prétendre que « les mœurs des Bédouins
commencent à s’altérer par une trop grande fréquentation avec les Turcs et les Européens. Ils
prostituent maintenant leurs filles et leurs épouses, et égorgent le voyageur qu’ils se
contentaient autrefois de dépouiller »9. Parallèlement aux inéluctables confrontations armées,
il est possible de distinguer chez Chateaubriand un thème qui s’imposera au XIXe siècle
comme paramètre incontournable dans les préparatifs des expéditions occidentales dans les
déserts de Palestine, celui du nomade invisible. En effet, à plusieurs reprises, l’Itinéraire met
l’accent sur la prétendue ubiquité des Bédouins, qui seraient cachés derrière chaque rocher ou
4
Le Pèlerinage de Maître Thietmar, trad. latin Christiane Deluz, Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et
voyage en Terre sainte XIIe-XVIe siècles, op. cit., p. 946.
5
Le voyage de Symon Semeonis d’Irlande en Terre sainte, trad. latin Christiane Deluz, Croisades et pèlerinages.
Récits, chroniques et voyage en Terre sainte XIIe-XVIe siècles, op. cit., p. 993. La déshumanisation des Bédouins
est un thème récurrent dans les relations de voyage en Palestine du Moyen Âge. Elle est aussi à l’œuvre chez de
nombreux voyageurs français du XIXe siècle. C’est ainsi que Melchior de Vogüé dépeint les nomades du désert
comme « une nuée de sauterelles, multitude immense d’hommes et de chameaux qui dévaste tout ce qu’elle
touche » (Lucie Bonato, « Melchior de Vogüé en Galilée. Fragment inédit de son premier voyage en Orient
(1853) », Liber Annus LIII 2003, op. cit., p. 399). De même, prêtant sa plume au peintre Adrien Dauzats,
Alexandre Dumas compare les Bédouins à des serpents et à des chameaux : « Quant au reste de la troupe, il n’y
avait rien à en dire sous le rapport intellectuel ; du côté physique, c’étaient de véritables enfants du désert, grêles,
déliés et souples comme des serpents, maigres et sobres comme leurs chameaux » (Alexandre Dumas, Le Sinaï,
texte extrait de Quinze jours au Sinaï, op. cit., p. 16).
6
Laurent d’Arvieux, Mémoires du Chevalier d’Arvieux. Contenant les Voyages particuliers en Galilée, Samarie,
Judée, Palestine & les Saints Lieux, Paris, Charles-Jean-Baptiste Delespine, 1735, t. II, p. 102.
7
Jean Thévenot, Relation d’un voyage fait au Levant dans laquelle il est curieusement traité des Estats sujets au
Grand Seigneur, des Moeurs, Religions, Forces, Gouvernemens, Politiques, Langues, & coustumes des Habitans
de ce grand Empire. Et des singularitez particulieres de l'Archipel, Constantinople, Terre-Sainte, Egypte,
Pyramides, Mumies, Deserts d'Arabie, la Meque. Et de plrs autres lieux de l'Asie & de l’Affrique, remarquées
depuis peu, & non encore décrites iusqu’apresent. Outre les choses memorables arrivées au dernier Siege de
Bagdat, les Ceremonies faites aux receptions des Ambassadeurs du Mogol: Et l'entretien de l'Autheur avec celuy
du Pretejan, où il est parlé des sources du Nil, Paris, Louis Bilaine, 1664, p. 327.
8
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 312-313, 328.
9
Ibid., p. 317.
143
buisson et dont les « regards de feu »10 observeraient le moindre mouvement des voyageurs.
Lorsque la caravane de Chateaubriand gagne la mer Morte, le narrateur fait ainsi part de sa
méfiance à l’égard des Bédouins : « En entrant dans la vallée, notre petit groupe se resserra :
nos Bethléémites préparèrent leurs fusils, et marchèrent en avant avec précaution. Nous nous
trouvions sur le chemin des Arabes du désert qui vont chercher du sel au lac, et qui font une
guerre impitoyable au voyageur. […] Nous marchâmes ainsi pendant deux heures, le pistolet
à la main, comme en pays ennemi »11. Cette rencontre avec l’invisible est également décelable
au moment où Chateaubriand et ses compagnons s’approchent des rives du Jourdain :
À environ deux lieues de l’endroit où nous étions arrêtés, j’aperçus plus haut, sur les cours du
fleuve, un bocage d’une grande étendue. Je le voulus visiter ; […] Nous marchâmes vers cet
endroit pendant quelques temps ; mais comme nous en approchions, nous entendîmes des voix
d’hommes dans le bocage. Malheureusement, la voix de l’homme qui vous rassure partout, et
que vous aimeriez à entendre au bord du Jourdain, est précisément ce qui vous alarme dans
ces déserts12.
Notons que cet épisode sert aussi de prétexte au narrateur pour se mettre en avant en tant
qu’Européen dont la bravoure serait à la hauteur de sa détermination : « Les Bethléemites et le
drogman voulaient à l’instant s’éloigner. Je leur déclarai que je n’étais pas venu de si loin
pour m’en retourner si vite ; que je consentais à ne pas remonter plus haut, mais que je voulais
revoir le fleuve en face de l’endroit où nous nous trouvions. On se conforma à regret à ma
déclaration, et nous revînmes au Jourdain, qu’un détour avait éloigné de nous sur la droite »13.
10
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 339.
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 317.
12
Ibid., p. 326-327.
13
Ibid., p. 327. Le mythe de l’héroïsme de l’homme blanc face au « barbarisme oriental » apparaît chez plusieurs
voyageurs français du XIXe siècle. C’est notamment le cas d’Édouard Delessert qui souligne le calme de
Félicien de Saulcy lorsque la caravane est assaillie par une tribu bédouine : « Saulcy avait conservé l’air souriant
qu’on a quand on va faire une visite à sa maîtresse, et nos amis Belly et Loysel avaient froidement préparé leurs
armes, ainsi que nos excellents domestiques Philippe et Louis. Saulcy, s’approchant alors de moi, le dit d’une
voix très-émue : “Je suis bien heureux que mon fils soit en sûreté, et je n’ai qu’un profond regret, mon cher
enfant, c’est de t’avoir amené ici.” Il me donna une bien affectueuse poignée de main et ajouta tout haut :
“Maintenant, mes petits amis, il faut nous préparer à nous battre en honnêtes gens ; surtout ne tirons pas les
premiers et restons tous ensemble.” Puis nous sortîmes en toute hâte de la tente pour nous mettre en bataille
derrière et attendre les ennemis » (Édouard Delessert, Voyage aux villes maudites. Sodome, Gomorrhe, Seboim,
Adamah, Zoar. Une nuit dans la cité de Londres. Une soirée de hachich à Jérusalem, op. cit., p. 117). À la suite
d’une altercation avec des Bédouins de la tribu de Tiah, Valérie de Gasparin explique que seules la
détermination et la fermeté des voyageurs européens leur permettront de faire entendre raison aux nomades du
désert : « Dans les contrées sauvages, il faut que les voyageurs, par respect pour eux-mêmes, par respect pour la
justice, par charité chrétienne bien entendue, créent une loi et la sanctionnent. Que deviendraient nos successeurs
dans les mêmes déserts, si, par notre faiblesse, nous donnions une prime à la mauvaise foi ? » (Valérie de
Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 128). Enfin, Jean-Joseph-François Poujoulat relate sa
rencontre avec des Bédouins près des rives de la mer Morte, pendant laquelle le narrateur affiche un remarquable
sang-froid : « Tout-à-coup, levant les yeux devant moi, je vois six bédouins qui s’avancent, et deux d’entre eux
m’ajustent sans dire mot ; le cas était périlleux, et il était permis d’avoir peur ; je me suis prudemment abstenu de
toucher aux pistolets pendus à ma ceinture, parce que déjà vingt bédouins étaient venus se joindre à leurs frères ;
je me suis borné à leur faire dire par mon interprète que je n’étais point un ennemi, et qu’un simple but de
11
144
Mais le climat de tension et d’attente se confirme lorsque les membres de l’expédition se
dirigent vers Jéricho : « À peine avions-nous fait un quart de lieue dans la vallée, que nous
aperçûmes sur le sable des traces nombreuses de pas d’hommes et de chevaux. Ali proposa de
serrer notre troupe afin d’empêcher les Arabes de nous compter »14. Quoique ces passages
débouchent sur une confrontation directe avec les nomades du désert, tout se passe comme si
la peur du brigandage chez Chateaubriand cherchait à se soustraire de la sphère du danger réel
et imminent pour entrer dans celle de la menace potentielle. Cette forme particulière de la
présence bédouine, que nous serions tentés de qualifier d’immatérielle, se retrouve chez de
nombreux voyageurs ayant séjourné dans les déserts de Palestine au cours du XIXe siècle. Les
illustrations sont multiples. Lorsque Lamartine s’engage à travers les dunes sablonneuses dans
les alentours de Césarée, quelques balles tirées à la légère par l’un de ses compagnons de
voyage sèment la panique, alors que nul Bédouin n’est en vue :
Route continuée à travers un désert de sable, couvert en quelques endroits d’arbustes et même
de forêts de chênes verts qui servent de repaire aux Arabes. M. de Parseval s’endort à cheval ;
la caravane le devance ; nous nous apercevons qu’il est en arrière ; deux coups de fusil
retentissent dans le lointain ; nous partons au galop pour aller à son secours, en tirant nousmêmes des coups de pistolets, afin d’effrayer les Arabes ; heureusement il n’avait point été
attaqué ; il avait tiré ses deux coups sur des gazelles qui traversaient la plaine15.
Sur les bords de la mer Morte, Félicien de Saulcy et sa suite sont mis en garde contre les
dangers qui les menaceraient s’ils ne restaient pas aux aguets : « À dix heures, nos scheikhs
nous firent arrêter, afin de nous rassembler tous ; nous approchions de la montagne de sel, et
nous avions, avant d’y arriver, à traverser des bouquets d’arbres ou plutôt des buissons assez
clairsemés, mais derrière lesquels il y avait probablement, nous disaient-ils, des vagabonds
cachés qui pouvaient très-bien nous dévaliser, pour peu que nous fussions écartés les uns des
autres »16. Mais le désert demeure désespérément vide, l’attaque réelle ne survenant que bien
plus tard17. Lors de son passage au village de Tantoura, situé à proximité de Césarée, JosephFrançois Michaud est quelque peu troublé, lui aussi, par le zèle dont fait preuve son escorte
pour déjouer d’éventuelles embuscades bédouines : « Les gardes du pacha, qui nous servaient
d’escorte, s’écartaient à droite et à gauche pour éclairer notre marche, et pour découvrir les
ennemis, s’il y en avait. Quelquefois, ils revenaient auprès de nous d’un air très effrayé, et
curiosité m’avait conduit dans leur désert » (Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat,
Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 376).
14
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 328.
15
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 264.
16
Édouard Delessert, Voyage aux villes maudites. Sodome, Gomorrhe, Seboim, Adamah, Zoar. Une nuit dans la
cité de Londres. Une soirée de hachich à Jérusalem, op. cit., p. 73.
17
Ibid., p. 117-121.
145
nous racontaient qu’ils avaient vu beaucoup d’hommes à cheval ; c’étaient les bédouins ; alors
notre caravane serrait les rangs ; chacun préparait ses armes »18. Cependant, à l’instar des
précédents épisodes, les brigands continuent à briller par leur absence : « Nous avons eu ainsi
plusieurs alertes ; mais l’ennemi n’a pas paru »19. Arrivé sans le moindre guet-apens à
Césarée, Joseph-François Michaud ajoute : « J’avoue que l’aspect de ces ruines solitaires m’a
inspiré quelques craintes ; je portais autour de moi des regards inquiets, et de chaque rue
déserte, de chaque tour abandonnée, il me semble voir sortir des troupes de bédouins »20.
L’expérience bédouine de Gustave Flaubert et de Maxime Du Camp est un exemple tout aussi
significatif. Le 18 août 1850, vers sept heures du matin, les deux voyageurs quittent le
couvent de Mâr-Sâba et se dirigent en direction de Jérusalem. « Nous marchions côte à côte »,
raconte Flaubert, « quand une balle passe entre nous deux, près de Max. J’entends un coup de
fusil (et l’idée ne me vient pas encore du danger). Max se retourne, il aperçoit un homme qui
nous mire en joue et me crie alors avec une figure expressive : “C’est sur nous qu’on tire,
foutons le camp, nom de Dieu ! file ! file !”. Je le vois s’enlever à fond du train, baissant la
tête sur celle de son cheval et saisissant son sabre de la main gauche »21. Mais s’agit-il pour
autant d’une agression bédouine dans la plus pure tradition ? Rien n’est moins sûr. Maxime
Du Camp, quant à lui, se montre plus catégorique en qualifiant l’attaquant de « Bédouin » :
« À ce moment une balle passa près de mon oreille droite et un coup de fusil retentit très haut
à peu de distance de nous : je me retournai et vis un bédouin qui abaissait son long fusil vers
nous »22. Revenons au récit de Flaubert : « Saisissant mon sabre de la main gauche, et les
rênes de la droite, je me lance dans une course effrénée, sautant tout »23. L’auteur de La
Tentation de saint Antoine (1874) semble apprécier l’aspect à ses yeux exotique de cette
« épopée » qui, de son propre aveu, ne constitue qu’un danger mineur : « C’était d’un charme
qui me tenait tout entier, ma seule inquiétude était de tomber de cheval, là pour moi était le
danger – mais j’étais de bronze, je le serrais, je l’enlevais, je le portais au bout du poing »24.
Mais tout s’arrête abruptement, sans que l’identité du supposé assaillant ne soit dévoilée :
« Ça a peut-être duré dix minutes, je ne sais combien nous avons fait de chemin, environ une
lieue ? À un carrefour, nous nous sommes arrêtés »25. Toutes les stratégies descriptives sont
ainsi employées pour mettre en scène une attaque bédouine qui n’en est pas une, puisque
18
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 160.
Ibid., p. 160.
20
Ibid., p. 160-161.
21
Gustave Flaubert, Voyage en Orient, op. cit., p. 266.
22
Maxime Du Camp, Voyage en Orient (1849-1851). De Beyrouth à Jérusalem, op. cit., p. 247.
23
Gustave Flaubert, Voyage en Orient, op. cit., p. 266.
24
Ibid., p. 266.
25
Ibid., p. 267.
19
146
l’apparent agresseur n’est, en fin de compte, qu’une présence spectrale troublante, le fantasme
de l’Autre. Il en est de même du seul objet dérobé durant « l’échauffourée » – « une sacoche
de perdue, celle dans laquelle sont nos firmans »26 – mystérieusement restitué à ses
propriétaires le lendemain matin27. Cet épisode rappelle celui relaté dans les Souvenirs de
voyages (1858) de Christina Belgiojoso-Trivulzio. « À peine avais-je pris possession de ma
verte retraite », écrit la princesse venue se recueillir sur les berges du Jourdain, « qu’un coup
de feu retentit dans la plaine, au-dessus de nous. Presqu’au même instant, les principaux de
nos gardes accoururent d’une part, et de l’autre l’un de nos compagnons nous apparut tenant à
chaque main un petit pistolet […] Partons, s’écria-t-il dès qu’il m’aperçut, n’attendons pas
que l’on vienne nous égorger ici »28. Les guides de la princesse lui recommandent de rester
dans la plaine tandis qu’ils se chargeront de faire face aux voleurs, ce dont elle se hâte
d’accepter. La scène suivante reprend le principe du combat invisible : « Satisfaits de notre
résolution, nos cavaliers coururent à leurs chevaux, et, suivis du reste de l’escorte, ils
disparurent en quelques instants derrière les tourbillons de sable et de poussière que
soulevaient les pieds de leurs chevaux. Quelques coups de feu se firent entendre encore ; un
quart d’heure s’écoula, peut-être plus, peut-être moins, car on ne calcule pas très-exactement
en pareilles conjonctures ; enfin nos gardes reparurent triomphants »29. Une fois de plus, le
sort des Bédouins – « si combat il y avait »30 – se décide à l’abri des regards indiscrets, les
guerriers indigènes étant les seuls à les avoir vus31, ce qui, au regard de remerciements dont
les gratifie la princesse32, pourrait bien n’être qu’une ruse pour se valoriser aux yeux de leur
employeur. La persistance des fausses alertes/luttes invisibles incite certains voyageurs à
mettre en doute la sincérité de leurs guides et la brutalité historiquement assignée aux
nomades du désert. « Nous avons acquis en Grèce l’habitude de ne pas tenir compte de ces
frayeurs organisées à l’usage des voyageurs », écrit Eugène-Melchior de Vogüé, « et bien
nous en a toujours pris de passer outre sans nous arrêter à ces terreurs imaginaires »33. Et
Félicien de Saulcy de renchérir : « Je pense bien que les histoires racontées la veille à Hesbân,
26
Ibid., p. 267.
Ibid., p. 267.
28
Christina Belgiojoso-Trivulzio, princesse de, Asie mineure et Syrie. Souvenirs de voyages, op. cit., p. 243-244.
29
Ibid., p. 244-245
30
Ibid., p. 243.
31
« Ils [les gardes] nous racontèrent que quelques membres d’une tribu, ennemie de la leur, s’étaient aventurés
dans cette partie du pays, d’où ils étaient pour ainsi dire bannis ; qu’ayant compris, je ne sais à quel signe,
qu’une caravane d’Européens se trouvait dans le voisinage sous la protection de leurs adversaires, ils avaient
résolu de piller les uns et de tirer vengeance des autres ; mais qu’ayant reconnu leur infériorité, ils ne leur avaient
opposé qu’un semblant de résistance et s’étaient enfuis au plus grand galop de leurs chevaux » (Ibid., p. 245).
32
« Nos guerriers reçurent nos compliments et nos remerciements avec toute la dignité qui caractérise leur race »
(Ibid., p. 245).
33
Lucie Bonato, « Melchior de Vogüé en Galilée. Fragment inédit de son premier voyage en Orient (1853) »,
Liber Annus LIII 2003, op. cit., p. 374.
27
147
et le soir encore à El-Ektetir, n’étaient qu’un commencement de mise en scène, et que
l’aimable Habib, réveillé par les aboiements des chiens, pensa que le moment était bon pour
passer au dénouement de sa petite comédie ; il était couché derrière mon lit, et il fit feu de son
pistolet sur des voleurs imaginaires »34. Traversant une plaine marécageuse pour se rendre au
Jourdain, Florimond-Jacques de Basterot se méfie de l’appel à la prudence lancé par son
drogman : « Notre drogman prétend que les Arabes embusqués dans les fourrés de l’autre côté
de l’eau pourraient bien nous tirer des coups de fusil, mais ce sont de ces histoires sujettes à
caution »35. On trouve une attitude similaire chez Xavier Marmier qui déplore, non sans
ironie, le dédain que les Bédouins semblent lui témoigner :
Depuis dix jours que nous avions quitté Beirout, et qu’à chaque station on nous avait raconté
les scènes les plus dramatiques, nous n’avions pas encore aperçu le plus petit brin de brigands,
et nous commencions à désirer une apparition de Bédouins, ne fût-ce que pour constater ex
ipso visu leur existence. Après les avoir sérieusement redoutés, il nous semblait que les
voleurs montraient à notre égard une sorte de dédain injurieux, qu’ils nous traitaient comme
des enfants qu’un brave scélérat se fait scrupule d’attaquer36.
Et de poursuivre avec ce qui pourrait être compris comme la critique d’une littérature viatique
en quête d’aventures et de sensations fortes :
Une rencontre de brigands dans les bois, les coups de pistolets, le cliquetis des épées, les cris
de terreur, l’effet pittoresque des chevaux qui se cabrent, des bandits qui se précipitent sur les
voyageurs, et des voyageurs qui se défendent vaillamment, forment toujours un très-agréable
épisode dans le livre d’un touriste, d’autant plus qu’après avoir éprouvé les plus vives
agitations au récit de cette scène terrible, le lecteur, en tournant le feuillet, a la douce
satisfaction d’apprendre que les pistolets des voleurs ont raté, que leurs poignards rouillés
n’ont pu sortir du fourreau, qu’un muletier seulement ou un moukre est tombé par terre en
faisant le mort, et que tout bien compté, personne n’a été tué ni blessé. Cet épisode, il faut que
je l’avoue, nous a manqué37.
Cette impression d’irréel est donc renforcée par le fait que les attaques des brigands sont
souvent lues ou entendues, plutôt que directement vécues par le narrateur. À ce sujet, il est
intéressant de noter que les anecdotes bédouines dont les voyageurs ponctuent leurs récits
portent souvent sur des Anglais – tout moyen étant bon pour promouvoir les intérêts de la
France dans le Levant contre ceux de son ennemi et concurrent séculaire qu’est l’Angleterre.
« L’an dernier », raconte Valérie de Gasparin, « les Bédouins dépouillèrent radicalement un
Anglais qui s’était écarté de la grande caravane du Jourdain ; ces maîtres voleurs, la fidélité
34
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Souvenirs d’un voyage en Terre sainte, op. cit., p. 201.
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 222.
36
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 18.
37
Ibid., p. 18-19.
35
148
même lorsqu’on le prend pour gardiens, épient sans cesse le voyageur sur ces routes
solitaires »38. Fortuné de Boisgobey fait remarquer à propos du chemin de la mer Morte :
« L’an passé, un Anglais et sa femme ayant commis l’imprudence de se promener seuls dans
ces parages, y furent radicalement dépouillés et rentrèrent forcément à leur auberge dans le
costume de nos premiers parents. Shocking ! very shocking, indeed »39. Charles de Pardieu
souscrit aux mêmes rumeurs : « Il y avait peu de temps que deux Anglais avaient voulu faire
cette excursion seuls, malgré les avis de tout le monde. Ils étaient revenus entièrement
dépouillés, ne rapportant sur eux que leurs… chapeaux »40. Ou Alexandre de Lamothe : « Un
Anglais y fut, il n’y pas longtemps, dévalisé sous sa tente, au milieu de son escorte, pendant la
nuit, sans que son sommeil fût interrompu. À son réveil, il ne trouva que son chapeau »41.
Arrivé à Jérusalem, Marie-Louis de Marcellus fait allusion à ce qu’il nomme « les exploits
des Arabes voleurs »42 : « Le colonel Anders, qu’on me citait d’abord, cherchant à prouver
l’absurdité de ces terreurs, partit seul pour les rives du Jourdain, et ne tarda pas à revenir
dépouillé de tous ses vêtements ; plus récemment encore, M. Henniker, voyageur anglais, qui
s’était fait suivre dans le même pèlerinage d’un seul domestique et d’un seul soldat fut
entièrement mis à nu et blessé grièvement à la tête de plusieurs coups de sabre »43. Ce à quoi
le comte de Marcellus rétorque, confirmant le peu de poids qu’il accorde à ces ouï-dire : « Ces
exemples, qui m’étaient rapportés journellement, ne me détournèrent pas du projet de voir la
mer Morte »44. Selon un schéma qui nous est désormais familier, Félix Bovet expose des actes
de violence perpétrés à l’encontre de deux voyageurs anglais auxquels il n’a pas
personnellement assisté, mais dont il aurait failli lui-même être la victime : « En sortant de la
ville [Naplouse], nous nous arrêtons devant le campement des Anglais, avec qui nous
voyagerons aujourd’hui ; […] J’apprends d’eux qu’hier soir, en montant au Garizim, une
38
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 279.
Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien, op. cit., p. 314.
40
Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 273.
41
Alexandre de Lamothe, À travers l’Orient. De Marseille à Jérusalem, op. cit., p. 295. Voici une autre anecdote
sur les Anglais qui nous est racontée par Alexandre de Lamothe : « Un autre se fût trouvé bien embarrassé, mais
l’insulaire prit bravement son parti et coiffure en tête, jambes nues, tunique flottante, il se dirigea vers la tente du
Cheik, qui, naturellement, déclara ne pas connaître les voleurs. – Regarde-moi bien, lui dit l’Anglais, je
dépenserai un million, mais je te ferai couper la tête. Cette menace fit réfléchir le bédouin, et une partie du
bagage fut retrouvée… par hasard. Mais l’Anglais n’était pas homme à manquer à sa parole, il partit pour
Jérusalem, déposa sa plainte entre les mains du consul, qui mit le gouverneur en cause, et menaça d’en appeler
au Sultan. Tout cela prenait une mauvaise tournure ; le pacha, pour éviter une grosse affaire, envoya 40 zaptiés
ou soldats, dans le village, non pas pour y chercher les voleurs, mais pour y rester, nourris et payés par les
habitants, qu’ils ne faisaient pas faute de rançonner et de bâtonner. Cela dura quatre mois, il fallut y mettre une
fin, la montre, l’argent et les armes furent retrouvées, et les voleurs reçurent une bastonnade légendaire ; il en
coûta 25 mille francs au plaignant, qui n’eut pas la tête du Cheik ; mais le village fut ruiné, il n’a pas pu s’en
relever » (Ibid., p. 295-296).
42
Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, op. cit., t. II, p. 36.
43
Ibid., p. 36-37.
44
Ibid., p. 37.
39
149
demi-heure avant moi, ils ont été attaqués ; malgré leur nombre et leurs armes, ils ont dû
composer et payer rançon aux Arabes. C’est sans doute grâce à eux que je n’ai rencontré
personne dans ma course au Garizim »45.
Les apparitions fantasmagoriques des brigands sont tempérées par des scènes de
rencontre « réelle » avec des Bédouins souvent faibles et démunis, dont les traits et les mœurs
s’éloignent de ceux affichés par les « grands seigneurs du désert », personnages clés de
l’idéalisation de la vie nomade et pastorale qui forme la toile de fond de bon nombre de textes
viatiques en Orient aux XVIIIe-XIXe siècles46. Dans La Syrie d’aujourd’hui (1884) de Louis
Lortet, les nomades du désert sont ainsi relégués au simple rôle d’observateurs impuissants :
« Plusieurs de ces bergers, portant de longs fusils à petite crosse incrustée d’argent, viennent
s’accroupir sur les bords du sentier, nous regardent fièrement, sans nous saluer : leur mine est
peu avenante, mais nous sommes trop bien armés pour être une proie facile : aussi nous
laissent-ils passer sans desserrer les dents »47. Xavier Marmier, lui, éprouve une cruelle
déception en apercevant près de Gaza des Bédouins qui s’apparentent davantage à des
mendiants qu’à de véritables brigands : « Après avoir cheminé encore pendant deux heures,
nous vîmes venir à nous un autre couple de Bédouins ; ceux-ci étaient en si piètre état et
portaient des armes si rouillées, que notre habile cheik qui, d’un coup d’œil, avait mesuré leur
valeur, ne se donna pas même la peine d’engager une conférence avec eux et leur jeta
dédaigneusement, comme une aumône, quelques pièces de cuivre qu’ils ramassèrent d’une
main avide, sans s’arrêter à les compter »48. Dans un autre épisode, après avoir longuement
décrit le courroux d’un dénommé scheik Ahmed, trop rapidement apaisé, à l’en croire, en
échange d’une faible contribution pécuniaire, Xavier Marmier constate avec amertume : « Ô
gloire humaine ! dans ce moment j’ai regardé avec un profond mépris le beau chef de clan
avec ses broderies de soie, ses pistolets ciselés, son cheval superbe, et je me suis senti humilié
d’avoir cru qu’il faudrait tant d’efforts pour apaiser cette furie sauvage qui menaçait de tout
45
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 334.
Il existe, au XIXe siècle, toute une série de récits de voyage en Palestine qui louent les Bédouins (en tout cas,
partiellement, car dans la plupart d’entre eux cohabitent plusieurs imaginaires bédouins), voyant dans le
nomadisme un moyen d’échapper à la « corruption » de la civilisation occidentale. Voir, entre autres : Marius
Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 68-69 ; Félix Bovet, Voyage en Terre
sainte, op. cit., p. 244 ; Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de
Chambord, Journal de Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 125-125 ; Édouard Delessert, Voyage aux villes
maudites. Sodome, Gomorrhe, Seboim, Adamah, Zoar. Une nuit dans la cité de Londres. Une soirée de hachich
à Jérusalem, op. cit., p. 25 ; Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 12, 53, 61,
116 ; Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 416 ; Charles de Pardieu, Excursion en
Orient, op. cit., p. 201
47
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 390.
48
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 166.
46
150
massacrer. Il ne fallait que dix francs »49. De même, c’est en ces termes que Jean-Jacques
Bourassé relate son expérience bédouine dans le voisinage désertique de Pétra : « Comment
échapper à ces brigands, dont les yeux brillent comme ceux du chacal affamé ? Nous faisons
signe de la main ; le silence s’établit aussitôt. Vous eussiez vu alors tous les regards fixes et
toutes les mains tendues en avant : nous venions de montrer une bourse »50. La cruauté et la
violence des Bédouins – auxquelles se réfère la majorité des textes antérieurs au siècle des
Lumières – apparaissent chez l’abbé comme une pose théâtrale derrière laquelle se cache une
nature pitoyable et vénale, disposée à accepter le moindre compromis qui permettrait une
issue matérielle jugée intéressante : « La condition est acceptée ; l’argent est compté. Alors
commence une scène ignoble. Tous se ruent les uns sur les autres : c’est à qui aura la part la
plus forte. Les querelles s’échauffent, des cris ils vont passer aux coups »51. Jean-Jacques
Bourassé ajoute un peu plus loin, comme s’il voulait définitivement dépouiller les nomades de
toute prétention chevaleresque : « Quels trépignements de joie et de fureur autour d’une
proie ! Comme tous les regards étaient enflammés à la vue de quelques pièces d’or ! Les
vêtements en désordre, la barbe hérissée, les yeux remplis de feu et de sang, les lèvres
frémissantes, la voix rauque, la respiration haletante, des mouvements convulsifs, le cliquetis
des armes : quel horrible spectacle ! ainsi doit être une vision de l’enfer ! »52.
La création de ce contre-mythe se repose également sur l’exercice du droit de passage,
une sorte de « situation de proximité »53 permettant aux voyageurs et aux Bédouins de
s’observer mutuellement. Introduite à l’orée du XIXe siècle par le scheik d’Abou-Gosh54, la
49
Ibid., p. 142.
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 49.
51
Ibid., p. 50.
52
Ibid., p. 40-41.
53
Expression empruntée à Sarga Moussa, La relation orientale. Enquête sur la communication dans les récits de
voyage en Orient (1811-1861), op. cit., p. 126.
54
La tribu d’Abou-Gosh, originaire du Caucase, s’installe au début du XVIe siècle près des ruines de la ville
biblique de Kiryat-Yéarim. L’actuel village d’Abou-Gosh, plus connu par les voyageurs européens du XIXe
siècle sous le nom de Saint-Jérémie, est situé à une dizaine de kilomètres de Jérusalem. Avec la redécouverte de
la Palestine au XIXe siècle, le scheik d’Abou-Gosh et ses quatre fils forcent les pèlerins et autres voyageurs – qui
empruntent de plus en plus nombreux la route reliant Jaffa à Jérusalem – à leur verser un droit de passage
exorbitant. En 1831, le scheik d’Abou-Gosh prête main-forte à Ibrahim-Pacha dans sa campagne contre l’armée
turque en Syro-Palestine. Devenu gouverneur et administrateur de la Syrie en 1833, celui-ci désavoue son ancien
allié et le retient prisonnier à Acre, mettant ainsi un terme à son « règne » sur la Galilée. À ce sujet, voir
notamment : Naomi Shepherd, The Zealous Intruders. The Western Rediscovery of Palestine, op. cit., p. 35, 74,
143-144, 168, 216; Natan Schur, History of the Holy Land, Tel-Aviv, Natan Schur & Dvir Publishing House,
1998, p. 228. La rencontre avec le chef d’Abou-Gosh apparaît fréquemment dans les textes viatiques en Terre
sainte du XIXe siècle et est particulièrement révélatrice de l’ambiguïté que les voyageurs français entretiennent à
l’égard des Bédouins. Pour certains, ce scheik est l’incarnation des preux chevaliers du Moyen Âge, protecteurs
des plus démunis. « Je suis charmé de cette rencontre avec ce chef fameux qui a beaucoup fait parler de lui »,
écrit le comte de Chambord. « L’année dernière, lors des massacres du Liban, il protégea efficacement les
chrétiens et empêcha que les musulmans ne leur fissent aucun mal dans toute l’étendue de son territoire. Le
gouvernement français lui a donné pour ce fait la décoration de la Légion d’honneur » (Henri-Charles50
151
perception de ces taxes, qui se généralise rapidement à tout déplacement dans les déserts de
Palestine et de la péninsule sinaïtique – et ce avec le soutien actif des autorités turques et des
agents consulaires européens –, aura pour conséquence une prise de distance par rapport à
l’ampleur de la menace que constituent les vols et les pillages. Ce processus conscient de
désenchantement commence essentiellement à partir des années 1840. En 1847, Xavier
Marmier prend le temps d’expliquer les démarches préalables que tout voyageur européen
désireux de se rendre dans la vallée du Jourdain est désormais amené à accomplir : « Les
choses se traitent à l’amiable, fort décemment et fort poliment ; on fait venir chez un consul
de Jérusalem le cheik d’une des nomades cohortes, et là, en fumant avec lui le chibouk et en
prenant une tasse de café, on règle les conditions de son passage, c’est-à-dire que, pour n’être
pas volé en route, on se laisse complaisamment voler dans les murs de la ville sainte »55. Le
narrateur y voit une forme moderne de brigandage : « Pour quatre cents piastres, il [le scheik]
s’engageait à nous conduire lui-même, avec quinze hommes à cheval, au Jourdain, à la mer
Morte, et jurait sur sa tête, sur la tête de ses enfants, par Allah et le prophète, de nous ramener
sains et saufs à Jérusalem. […] Décidément les temps sont mauvais pour le pauvre monde, et
les Arabes ne peuvent, à meilleur marché, exercer leur brigandage »56. Même constatation
chez Léon Paul, en 1865 : « Nous avons acheté le droit de parcourir le sol de la mer Morte
Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de Voyage en Orient, op.
cit., p. 126). Marie-Louis de Marcellus renchérit : « Abou-Gosh me parut le plus bel homme de la troupe. Il ne
voulut me retenir que le temps de fumer une pipe ; et, à l’hospitalité arabe il ajouta des prévenances de tous les
pays, en me donnant un guide pour me tirer des défilés de la vallée, et en n’exigeant de ma suite aucune sorte de
rétribution » (Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, op. cit.,
t. I, p. 455). Au nom de la prétendue immutabilité de l’Orient, Lamartine déclare après sa rencontre avec AbouGosh : « On ne comprend bien le régime féodal qu’après avoir visité ces contrées ; on voit comment s’étaient
formées, dans le moyen-âge, toutes ces familles, toutes ces puissances locales qui régnaient sur des châteaux, sur
des villages, sur des provinces. C’est le premier degré de civilisation » (Alphonse-Marie-Louis de Prat de
Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 278). Et Xavier Marmier de noter, avec quelque ironie : « Abou-Gosh
est un très-aimable brigand, un de ces brigands qui font l’ornement d’un opéra et la fortune d’un romancier »
(Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 53). D’autres voyageurs, en revanche, voient en Abou-Gosh
l’image du Bédouin sanguinaire, ne reculant devant rien pour s’accaparer les biens d’autrui. « L’édifice principal
de Saint-Jérémie », s’indigne Édouard Blondel, « est un couvent en ruines, dont Abougosh fit égorger tous les
moines pour s’emparer de ce qu’ils possédaient » (Édouard Blondel, Deux ans en Syrie et en Palestine. 18381839, op. cit., p. 239). « À la tête d’une troupe d’Arabes déterminés », écrit l’abbé Bourassé, « ce chef terrible
rançonnait les voyageurs, pillait les caravanes, ne reculant ni devant la violence, ni devant l’assassinat. Dans les
montagnes voisines, de Modin à Hébron, quinze mille Arabes obéissaient à ses ordres. Cette horde sauvage
répandait partout la terreur. Abou-Gosh était devenu une puissance redoutable avec laquelle l’autorité des pachas
fut obligée plus d’une fois de compter » (Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 294-295). D’autres
encore, comme Joseph-François Michaud, mettent les lecteurs en garde contre la dualité de la nature bédouine,
partagée, selon eux, entre le « noble guerrier » et le « sauvage assoiffé de sang » : « […] comme ce sont les
passions qui gouvernent cette population dispersée, il n’y a rien de fixe dans la conduite des habitants envers les
étrangers ; aujourd’hui, vous y trouverez une hospitalité patriarcale ; demain, vous courrez le risque d’être
maltraité, dépouillé, égorgé ; ce qui caractérise le plus ce peuple des montagnes, c’est une répugnance invincible
pour toute espèce de joug étranger ; aussi les montagnes de Judée sont-elles encore ce qu’elles étaient au temps
des Hébreux, ce qu’elles étaient au temps des croisés qui n’avaient jamais pu y faire adopter leurs lois » (JosephFrançois Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 184).
55
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 105.
56
Ibid., p. 108.
152
sans être inquiétés ; […] C’est la sauvegarde des apparences, sous prétexte de vous prémunir
contre les voleurs on vous vole. Seulement on y met des formes »57. En d’autres termes, il
s’agit le plus souvent pour le voyageur de se placer sous la protection d’une des tribus dont le
territoire sera emprunté lors de son expédition désertique, le contrat n’étant naturellement
signé qu’à l’issue de longues négociations. La scène suivante, qui a lieu à Gaza, entre Xavier
Marmier et un chef bédouin, en procure un exemple intéressant :
La négociation mercantile s’entama de part et d’autre, non point avec la vivacité qu’une telle
concurrence lui eût donnée en Europe, mais avec une placidité étonnante, interrompue de
minute en minute par de longues aspirations de tabac qui ressemblaient à autant d’actes
silencieux de réflexion. Notre agent était notre fondé de pouvoir ; il recevait les propositions
qui lui étaient faites et nous les transmettait par notre interprète en inclinant légèrement vers
nous la tête pour nous interroger du regard. Les premières conditions qui nous furent adressées
nous parurent, d’après les renseignements que nous avions pris d’avance, très-exagérées. Il
fallait une lente consommation de trois pipes pour en venir à un accord raisonnable. À la
première, les Arabes comprirent que nous n’étions point de ces riches Anglais qui, pour
satisfaire à leur fiévreuse impatience de touristes, prodiguent d’une main facile les colonnades
et les livres sterling. À la seconde pipe, ils avaient déjà baissé d’un tiers leur première
demande ; à la troisième enfin, nous étions à peu près au niveau du prix que l’honnête M.
Damiani de Jaffa nous avait indiqué58.
Dans ce cas, le vice-consul de France François Damiani joue le rôle d’intermédiaire
privilégié. Outre la mise en contact de Xavier Marmier avec le scheik, il fixe le prix de départ
et reçoit les propositions émanant des deux parties (qui ne s’adressent jamais directement la
parole). Notons également l’influence tempérante du chibouk mentionnée à plusieurs reprises
pendant la négociation. En 1851, Charles de Pardieu minimise à son tour les risques guettant
les visiteurs étrangers sur le chemin de la mer Morte. Il commence par rappeler brièvement
les changements survenus dans le courant du XIXe siècle : « Autrefois, ce voyage de la mer
Morte était très-périlleux, ou très-dispendieux. Le pays compris entre Jérusalem et la vallée
du Jourdain est occupé par des tribus de bédouins, voleurs et incorrigibles. Il fallait alors
payer une escorte très-considérable, ou bien s’exposer à être dépouillé et peut-être pis, de
sorte que peu de voyageurs faisaient cette course. Il en résultait pour les bédouins qu’ils ne
pouvaient plus trouver à exercer leur industrie »59. Chiffres à l’appui, Charles de Pardieu tente
ensuite de démontrer l’intérêt du nouveau système de protection : « Les consuls européens
firent un arrangement avec les cheiks des tribus, dans l’intérêt de tout le monde. Il fut
convenu que les voyageurs paieraient aux Arabes 100 piastres par tête, comme droit de
passage, plus 40 piastres de bakschisch pour toute une société. Les Arabes, de leur côté,
57
Léon Paul, Journal de voyage. Italie, Égypte, Judée, Samarie, Galilée, Syrie, Taurus cicilien, Archipel grec,
op. cit., p. 55.
58
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., p. 156.
59
Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 272-273.
153
s’engageaient à escorter les voyageurs et à les garantir contre toute attaque ; ils répandaient
d’eux »60. Se fondant sur le respect de la parole donnée traditionnellement attribué aux
Arabes, le narrateur conclut : « Cet arrangement s’exécute maintenant avec la fidélité que les
Arabes apportent dans leurs engagements »61. Toutefois, en homme lucide, il s’empresse
d’ajouter : « On ne les paie, du reste, qu’au retour à Jérusalem »62. Avec la généralisation du
droit de passage, à laquelle s’ajoutent les mesures répressives contre le banditisme prises par
Ibrahim-Pacha et ses successeurs63, les voyageurs écartent l’éventualité d’une attaque
bédouine, comme le remarque Gabriel Charmes : « Il faut se méfier beaucoup des histoires de
brigands que l’on raconte à Jérusalem et que les voyageurs grossissent ensuite dans leurs
récits. La seule précaution à prendre pour aller à la Mer-Morte est de se faire accompagner par
un homme d’une des tribus du Jourdain. C’est une redevance qu’on est obligé de payer sous
peine de désagrément »64. Autrement dit, ce qui change, c’est la manière dont le voyageur
perçoit la traversée du désert, celle-ci prenant de plus en plus les allures d’une
« promenade »65 d’agrément. Écoutons J. de Beauregard :
Il y a quinze ans à peine, aller, de Jérusalem au Jourdain, équivalait, à peu près à faire un
voyage au long cours : on mettait environ trois jours à franchir les trente-cinq à quarante
kilomètres qui s’échelonnent entre la Ville Sainte et l’embouchure du fleuve, dans la Mer
Morte ; on racontait, en donnant ici à l’expression toute sa valeur concrète, des histoires de
brigands, arrivées à des caravanes, surprises, dévalisées, et rançonnées par les Bédouins,
exactement comme au temps où, sur la même route, descendait à Jéricho le Samaritain de la
parabole évangélique ; et l’on ne s’aventurait à risquer l’expédition qu’après s’être assuré une
escorte de soldats et avoir mis, par-devers soi, au moyen de précautions préventives, toutes les
chances possibles de sécurité. Peut-être en réalité, exagérait-on quelque peu les difficultés
matérielles de l’entreprise : dans le fond, cependant, il semblait ressortir, assez clairement,
d’exemples nombreux, que le chemin n’était pas tout-à-fait sûr qu’une de nos grandes routes
nationales ; et qu’il était prudent de se faire, à tout hasard, officiellement recommander aux
cheiks des villages ou des tribus nomades par son Consul, et de ne pas oublier, au besoin,
d’emporter quelques cartouches. Grâce à Dieu, les choses ont marché depuis et la situation
s’est considérablement améliorée. Il suffit, aujourd’hui, pour se rendre au Jourdain,
d’emmener avec soi son drogman ; celui-ci, connu des cheiks et respecté par eux,
“commande” un arabe armé, qui tantôt caracole autour des voyageurs, et tantôt marche en
éclaireur sur la route66.
60
Ibid., p. 273.
Ibid., p. 273.
62
Ibid., p. 273.
63
Raoul de Malherbe, L’Orient (1718-1845). Histoire, politique, religion, mœurs, etc., Paris, Gide et Cie, 1846,
t. II, p. 355 ;
64
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 180.
65
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 224.
66
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 219-220.
61
154
Et il termine en faisant remarquer que, grâce aux récentes améliorations, « l’on va de
Jérusalem au Jourdain, aussi tranquillement que, de Paris à Chantilly, sinon aussi rapidement,
ni aussi commodément »67.
II - La descente aux enfers
Parallèlement à la démythification des Bédouins, et peut-être par un effet de
compensation, une grande partie des voyageurs français en Terre sainte du XIXe siècle
continuent d’entretenir une vision infernale du désert, marquée par l’intertexte biblique ;
celle-ci, nous le verrons, se rapproche davantage du Shéol judaïque que des macabres
supplices infernaux relatés dans les écrits apocryphes, de style apocalyptique, et exploités par
les artistes chrétiens jusqu’à la fin du Moyen Âge. Nous commencerons par retracer, en
parcourant brièvement la mythologie mésopotamienne, le développement de grands thèmes
ayant servi de base à l’élaboration de l’idée d’enfer chez les anciens Hébreux. Nous
étudierons ensuite le rapprochement, au XIXe siècle, entre les déserts de Palestine et le Shéol.
La naissance de l’enfer biblique est indissociable de l’histoire des Sumériens qui
s’installent au IVe millénaire av. J.-C. dans la région de la basse Mésopotamie antique,
s’étendant de l’actuelle Bagdad au golfe Persique. Ils s’organisent en cités-États autonomes,
sortes de principautés administrées par des rois et adorant chacune une ou plusieurs divinités.
L’origine de ce peuple non-sémitique se perd dans les labyrinthes du temps68, mais il
semblerait que des nomades sémites (Akkadiens), venus du Nord-Ouest, se soient mêlés au
cours du IVe millénaire à la population sumérienne, dont ils adoptèrent la religion, la culture
et l’écriture, de sorte qu’il conviendrait plutôt de parler, à ce stade, de la civilisation SumerAkkad69. Pour des raisons plus ou moins obscures, que certains commentateurs attribuent à
67
Ibid., p. 220.
Jean Bottéro émet l’hypothèse que les Sumériens pourraient être originaires de l’Est, ayant atteint la partie
basse du cours du Tigre et de l’Euphrate en remontant la rive iranienne du golfe Persique (Jean Bottéro,
L’Épopée de Gilgames. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, Paris, Gallimard, Coll. L’aube des peuples,
1992, p. 20).
69
François Tallon, « À l’origine de l’histoire : les Sumériens de Lagash », Le monde de la Bible, éd. André
Lemaire, Paris, Gallimard, Coll. Folio histoire, 1998, p. 64. On peut se reporter également aux ouvrages
suivants : Jean Bottéro, Mésopotamie. L’écriture, la raison et les dieux, Paris, Gallimard, Coll. Folio histoire,
1987, 373 p. ; Samuel Noah Kramer, History Begins at Sumer : Thirty-nine Firsts in Recorded History,
Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1981, 269 p. ; Jean-Louis Huot, Les Sumériens, entre le Tigre et
l’Euphrate, Paris, Errance, 1989, 257 p. ; Gwendolyn Leick, Mesopotamia. The Invention of the City, Londres,
Penguin Books, 2002, 288 p. ; Susan Pollock, Ancient Mesopotamia, Cambridge, Cambridge University Press,
68
155
l’absence de nouvelles migrations sumériennes70 et d’autres à la rivalité croissante entre les
diverses cités-États71, les Sumériens finissent par être absorbés dans la masse des Akkadiens
vers la seconde moitié du IIIe millénaire avant notre ère. Durant la suprématie de l’Empire
sémitique d’Akkad et de sa capitale Babylone, fleurissent de nombreux mythes et récits
folkloriques – empruntés aux Sumériens et retranscrits en caractères cunéiformes dans
l’idiome sémitique – autour desquels s’articule une conception « verticale et bipolaire »72 de
l’univers, celle d’un chaos primordial partagé en deux hémisphères : l’En-haut, dirigé par le
dieu An, et l’En-bas, gouverné par le dieu Elil73 ; ce dernier cède l’Arallu (ou le Kigallu,
pouvant être traduit comme « la grande terre ») – la partie la plus inférieure de son royaume –
à la déesse Ereshkigal et à son époux Nergal74. La connaissance que nous avons de la doctrine
infernale des Mésopotamiens provient essentiellement de deux sources distinctes. La première
est l’Épopée de Gilgamesh, composée vers la fin du IIe millénaire av. J.-C., qui nous est
parvenue sous la forme de douze tablettes d’argile – la version dite de « Ninive » –
découvertes lors des fouilles archéologiques de l’ancienne capitale assyrienne de Ninive,
entamées par Sir Austen Henry Layard (1817-1894) en 1847. La deuxième est Ishtar aux
Enfers, dont la version akkadienne remonte à la même période que l’Épopée. Voyons à
présent ce que nous apprennent ces textes. Après le décès de son serviteur et ami Enkidu75,
Gilgamesh, s’efforçant de dépasser sa propre condition de mortel, entreprend un itinéraire
initiatique pour retrouver Utanapisti, le héros du Déluge mésopotamien76 et le seul mortel à
avoir vaincu la mort. Afin de parvenir aux berges de ce que le récit appelle l’Eau mortelle (ou
le Hubur) censée le faire accéder à l’objet de sa quête, Gilgamesh doit d’abord parcourir des
steppes arides et franchir les Monts-Jumeaux, situés dans une région orientale très lointaine. Il
lui faut ensuite se mettre en route vers l’Occident, entamer des pourparlers avec des hommesscorpions, affronter « froidure et canicule »77 et traverser un long tunnel « sans la moindre
1999, 259 p. ; Nicholas Postgate, Early Mesopotamia : Society and Economy at the Dawn of History, Londres,
Routledge, 1994, 367 p. ; Georges Roux, La Mésopotamie, Paris, Seuil, Coll. Points Histoire, 1995, 600 p. ; E.
Sollberger et J. R. Kupper, Inscriptions royales sumériennes et akkadiennes. Littératures anciennes du ProcheOrient, Paris, Cerf, 1971, 353 p.
70
Jean Bottéro, L’Épopée de Gilgames. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, op. cit., p. 20
71
François Tallon, « À l’origine de l’histoire : les Sumériens de Lagesh », Le monde de la Bible, op. cit., p. 64
72
Jean Bottéro, Mésopotamie. L’écriture, la raison et les dieux, op. cit., p. 496.
73
Ibid., p. 396.
74
Georges Contenau, Le déluge babylonien, Ishtar aux enfers, la Tour de Babel, Paris, Payot, 1952, p. 197.
75
La mort d’Enkidu et le voyage de Gilgamesh sont repris dans les tableaux VII, VIII, IX, X, XI et XII de la
version ninivite. Ils figurent notamment dans l’ouvrage de Jean Bottéro, L’Épopée de Gilgames. Le grand
homme qui ne voulait pas mourir, op. cit., p. 135-205.
76
Sur le Déluge, voir, entre autres: Georges Contenau, Le déluge babylonien, Ishtar aux enfers, la Tour de
Babel, op. cit., p. 7-122 ; Stephanie Dalley, Myths from Mesopotamia : Creation, The Flood, Gilgamesh and
Others, Oxford, Oxford University Press, 1998, 337 p.
77
Jean Bottéro, L’Épopée de Gilgames. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, op. cit., p. 160.
156
lumière »78. Dans un passage de la douzième tablette de l’Épopée, Shamash, le dieu Soleil,
perce un trou dans le sol afin de permettre à l’esprit d’Enkidu de remonter momentanément à
la lumière de l’En-haut. Gilgamesh presse son défunt serviteur de lui décrire le domaine
infernal : « Raconte, mon ami, Raconte ! Raconte-moi les usages de l’Enfer Que tu as
observés ! »79. Enkidu obéit à l’injonction de son ancien maître : « Mon corps, Que tu palpais
avec tant de plaisir, Les vers le mangent, Comme un vieux bout d’étoffe ! Mon corps que tu
palpais avec tant de plaisir, Est rempli de poussière, Comme une crevasse du sol ! »80. Il
ressort de l’existence d’Enkidu dans ce monde livré à la poussière et aux insectes que l’Arallu
ne souscrit pas au dualisme manichéen sur lequel sera fondée la doctrine infernale chrétienne,
puisqu’il ignore les notions de péché et de faute individuelle. Sur ce dernier point, précisons
toutefois que, selon l’Épopée, l’enfer mésopotamien semble surtout accueillir ceux ou celles
qui ont connu une vie tourmentée et solitaire ou qui n’ont pas eu droit à une sépulture
honorable, et dont le séjour dans le royaume de l’En-bas ne serait que la continuation de leur
sort terrestre. Comme l’observe Georges Minois, auteur de l’Histoire des enfers (1991) :
« Ces esprits malchanceux, ces réprouvés, les edimmou, prototypes des damnés, ont déjà
souffert sur terre : les accidentés, les noyés, les femmes décédées en couches, les filles nubiles
mortes vierges, les prostituées mortes de maladie, ceux qui n’ont pas eu d’enfants pour
assurer leur amertume. Après la mort, ils continuent à ressasser leur amertume »81. La version
akkadienne d’Ishtar aux Enfers nous fournit quelques informations complémentaires sur
l’Arallu ; il s’agit d’une « terre sans retour »82 où « l’entrant manque de lumière »83 et où les
morts « ont la poussière pour aliment et la boue pour nourriture, où ils ne voient pas le jour et
demeurent dans les ténèbres »84. Pour atteindre le centre de l’enfer, que le texte nomme
l’Irkalla85, Ishtar, déesse de la vie, doit franchir des murailles fermées par sept portes.
Parvenue à la résidence d’Ereshkigal, Ishtar est condamnée à être enfermée éternellement
dans le palais de la maîtresse des enfers où elle est frappée de « soixante maladies »86,
touchant ses yeux, ses bras, ses pieds, ses entrailles et sa tête. La version sumérienne de la
légende d’Ishtar, quant à elle, met davantage l’accent sur le fait qu’un séjour aux enfers ne
peut être accompli qu’au terme d’une longue descente :
78
Ibid., p. 161.
Ibid., p. 212.
80
Ibid., p. 212.
81
Georges Minois, Histoire des enfers, Paris, Fayard, 1991, p. 16.
82
Georges Contenau, Le déluge babylonien, Ishtar aux enfers, la Tour de Babel, op. cit., p. 216.
83
Ibid., p. 216.
84
Ibid., p. 216.
85
L’Irkalla serait à l’origine de la cité de Dis ou de la « città dolente » de l’enfer dantesque, le terme « ir »
(dérivé du « ur » sumérien) signifiant « ville » en akkadien, en ugaritique et en hébreu.
86
Georges Contenau, Le déluge babylonien, Ishtar aux enfers, la Tour de Babel, op. cit., p. 218.
79
157
Un jour, du haut du ciel, elle voulut partir pour l’Enfer ; Du haut du ciel, la déesse voulut
partir pour l’Enfer ; Du haut du ciel, Inanna [Ishtar en sumérien] voulut partir pour l’Enfer ;
Madame quitta ciel et terre ; Pour descendre au monde d’En-bas ; Inanna quitta ciel et terre ;
Pour descendre au monde d’En-bas ; Elle abandonna ses avantages ; Pour descendre au monde
d’En-bas ! Pour descendre au monde d’En-bas, Elle quitta l’Eanna d’Uruk ; Pour descendre au
monde d’En-bas87.
Au cours des siècles, la descente aux enfers deviendra un thème principal dans de nombreux
songes infernaux mettant en scène des personnages tels que Thésée, Orphée, Achille, Ulysse,
Virgile, Dante et Faust88.
En d’autres termes, sur la base de ces deux mythes, l’Arallu se présente comme une
contrée confuse et entremêlée, exposée à la fois à la chaleur et au froid, à la lumière et à
l’obscurité, à l’eau et à la poussière, à la faim et à la soif. Pour y accéder, il faut soit ouvrir
une brèche dans le sol, soit s’embarquer dans un voyage périlleux vers le soleil couchant, en
passant par des paysages désolés et imposants, et dont l’ultime étape consiste à franchir sept
portes gardées par des sentinelles à la solde d’Ereshkigal. Mises à part les calamités
déclenchées contre la déesse de la vie, l’enfer mésopotamien brille par l’absence de geôliers
tourmenteurs, ainsi que par son silence. Certes, les esprits que rencontrent Enkidu et Ishtar
souffrent, mais leur peine est intérieure, reflétant les vicissitudes de leur existence terrestre,
sans pour autant être la conséquence d’un ou de plusieurs péchés dont ils se seraient rendus
coupables89. Dernier point : l’Arallu s’impose comme le « Pays-sans retour »90, car, ayant
franchi la dernière porte menant à l’Irkalla, ni Enkidu, ni Ishtar, ni même Gilgamesh91 ne
peuvent retourner dans le monde des vivants de façon définitive.
87
Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Paris, Gallimard, Coll.
Bibliothèque des histoires, 1989, p. 276-277.
88
Voir notamment : Pierre Brunel, L’évocation des morts et la descente aux enfers, Homère, Virgile, Dante,
Claudel, Paris, SEDES, 1974, 221 p. ; Descensus ad inferos. La aventura de ultratumba de los héroes, de
Homero a Goethe, éd. Pedro M. Piñero Ramírez, Séville, Universidad de Sevilla, 1995, 217 p.
89
Georges Minois, Histoire des enfers, op. cit., p. 16.
90
Jean Bottéro, Mésopotamie. L’écriture, la raison et les dieux, op. cit., p. 502.
91
Sur la mort de Gilgamesh, voir: Antoine Al-Rawi Cavigneaux et N. H. Farouk, Gilgamesh et la Mort. Textes
de Tell Haddad VI, avec un appendice sur les textes funéraires sumériens, CM 19, Groningen, Styx Publications,
2000, 120 p. ; Samuel Noah Kramer, « The Death of Gilgamesh », Bulletin of the American Schools of Oriental
Research, 1944, 94, p. 2-12. Voir également le récit relatant la rencontre à l’Arallu entre Ur-Nammu et
Gilgamesh: Samuel Noah Kramer, « The Death of Ur-Nammu and His Descent to the Netherworld », Journal of
Cuneiform Studies, 1967, 21, p. 104-122. Enfin, on peut se reporter à la bibliographie « The Epic of Gilgamesh.
An Outline with Bibliography and Links » (http://pfaff.newton.cam.ac.uk/mirrors/www.hist.unt.edu/ane-09.htm,
consulté en ligne le 15 juin 2006).
158
La lecture de l’Ancien Testament92 révèle certaines analogies entre l’enfer
mésopotamien et le Shéol judaïque, qui découlent sans doute de la diffusion des légendes
babyloniennes dans l’Empire assyrien et auprès des envahisseurs araméens à partir du XIIIe
siècle av. J.-C.93. À l’instar de l’Arallu, le Shéol94 apparaît comme un lieu plongé dans les
ténèbres. Le prophète Isaïe compare les enfants d’Israël à des morts qui errent dans le noir,
cherchant la lumière de Dieu : « Nous tâtonnons comme des aveugles le long d’un mur, Nous
tâtonnons comme ceux qui n’ont point d’yeux ; Nous chancelons à midi comme de nuit, Au
milieu de l’abondance nous ressemblons à des morts » (Isaïe 59: 10). En s’adressant au
Créateur, l’auteur du livre des Psaumes s’exclame : « Tu m’as jeté dans une fosse profonde,
Dans les ténèbres, dans les abîmes » (Psaumes 88 : 6). Et il continue : « Tes prodiges sont-ils
connus dans les ténèbres, Et ta justice dans la terre de l’oubli ? » (Psaumes 88 : 12). Affaibli
par ses souffrances, Job parle d’un pays « d’une obscurité profonde, Où règnent l’ombre de la
mort et la confusion, Et où la lumière est semblable aux ténèbres » (Job 10 : 22) et accueille la
mort comme une délivrance : « C’est le séjour des morts que j’attends pour demeure, C’est
dans les ténèbres que je dresserai ma couche » (Job 17 : 13). Le Shéol est également conçu
comme un endroit poussiéreux et terreux. Ayant goûté au fruit de l’arbre de la connaissance
(Genèse 3 : 1-7), Adam et Ève sont condamnés à un retour à la terre, « car tu es poussière, et
tu retourneras dans la poussière » (Genèse 3 : 19). Les Psaumes mentionnent « la poussière de
la mort » (Psaumes 22 : 16)95 et le prophète Daniel annonce la résurrection de ceux qui
« dorment dans la poussière de la terre » (Daniel 12 : 2). D’autres passages de l’Ancien
Testament mettent l’accent sur l’éternité et l’« oubli » (en hébreu, avadon) qu’entraîne le
séjour des âmes au Shéol96, ainsi que sur l’insoutenable silence qui y règne, tranchant avec le
vacarme de la vie97. Dans La naissance du Purgatoire (1981)98, Jacques Le Goff observe que
92
Précisons que notre approche comparatiste doit beaucoup aux travaux suivants : Daniel Faivre, « Les
représentations primitives du monde des morts chez les Hébreux », Dialogues d’histoire ancienne, 1995, 21, 1,
p. 59-80 ; Andrew F. Key, « The Concept of Death in Early Israelite Religion », Journal of Biblical and
Religion, 1964, 32, 3, p. 239-247 ; Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, Coll. Folio
classique, 1981, p. 42-77 ; Lewis Bayles Paton, « The Hebrew Idea of the Future Life. III. Babylonian Influence
in the Doctrine of Sheol », The Biblical World, 1910, 35, 3, p. 159-171. Concernant la représentation des enfers
chez les anciens Hébreux, nous vous proposons également de consulter : R. Bauckham, « Early Jewish Visions
of Hell », Journal of Theological Studies, 1990, 41, p. 355-385 ; P. Dhorme, « Le Séjour des morts chez les
Bayloniens et les Hébreux », Revue biblique, 1907, p. 59-78 ; J. A. Emerton, « Sheol and the Sons of Belial »,
Vetus Testamentum, 1987, 37, p. 214-218 ; Alvah Hovey, « The Meaning of Sheol in the Old Testament », The
Old Testament Student, 1885, 5, 2, p. 49-52; Walter Wifall, « The Sea of Reed as Sheol », Zeitschrift für die
alttestamentliche Wissenschaft, 1980, 92, 3, p. 325-332.
93
Dominique Charpin, « De Hammourabi à Alexandre, une longue histoire », Le monde de la Bible, op. cit., p.
103.
94
Sur l’étymologie de ce mot, on peut se reporter à Daniel Faivre, « Les représentations primitives du monde des
morts chez les Hébreux », Dialogues d’histoire ancienne, op. cit., p. 63.
95
Voir aussi: Psaumes 30 : 10 ; 104 : 29.
96
Job 7 : 9-10 ; 10: 21 ; 14: 21 ; 18: 27.
97
Psaumes 94: 17 ; 115: 17.
159
la perception du royaume des morts dans la Bible reflète la vision mésopotamienne d’un
monde souterrain, caché dans les « profondeurs de la terre » (Psaumes 63 : 10). Pour appuyer
ses propos, l’auteur cite plusieurs versets selon lesquels le Shéol ne peut être atteint qu’en
« descendant », dont la Genèse 37 : 35 où, à la suite de l’annonce de la mort supposée de son
fils Joseph, Jacob dit : « C’est en pleurant que je descendrai vers mon fils au séjour des
morts »99. Il convient de préciser que la croyance en une « descente » au Shéol permet
d’expliquer, pour une bonne part, l’utilisation dans l’Ancien Testament du terme « fosse » (en
hébreu, bor) pour désigner le lieu du séjour des âmes après la mort100. Quant à sa
topographie101, le Shéol semble être entouré d’une mer ou d’un lac, comme ce fut le cas pour
le monde inférieur régi par Ereshkigal et Nergal, puisque ceux qui désirent s’y rendre doivent
traverser une eau houleuse102. Il est également question dans la Bible de monstres ou de bêtes
sauvages103, d’une montagne, ayant une certaine parenté avec les Monts-Jumeaux de l’Épopée
de Gilgamesh104, et d’une série de portes verrouillées105. Une analogie supplémentaire avec
l’Arallu se situe dans l’absence de toute idée de réprobation et, par conséquent, de souffrances
infernales106. N’est-il pas écrit dans l’Ecclésiaste (ou Qohélet) qu’il « n’y a ni œuvre, ni
pensée, ni science, ni sagesse, dans le séjour des morts, où tu vas » (Ecclésiaste 9 : 10) ?
Autrement dit, loin d’être un espace voué au châtiment des âmes pécheresses, le Shéol
98
Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, op. cit., p. 43.
On pourrait multiplier les exemples de ce genre. Voir notamment : Nombres 16 : 30 ; Isaïe 7 : 11 ; 57: 9 ;
Ézéchiel 32 : 21, 24, 27.
100
Voir, entre autres : Job 33 : 18, 24, 28, 30 ; Psaumes 28: 1 ; 30 : 3 ; 40 : 2 ; 88: 4 ; Proverbes 1 : 13 ; Isaïe 38 :
17-18 ; Ézéchiel 26 : 20 ; 28 : 8 ; 31 : 14, 16. À ce sujet, voir également les exemples cités dans les deux articles
suivants : Daniel Faivre, « Les représentations primitives du monde des morts chez les Hébreux », Dialogues
d’histoire ancienne, op. cit., p. 62 ; Andrew F. Key, « The Concept of Death in Early Israelite Religion »,
Journal of Biblical and Religion, op. cit., p. 241.
101
Le paragraphe qui suit s’appuie en partie sur l’article de Lewis Bayles Paton, « The Hebrew Idea of the
Future Life. III. Babylonian Influence in the Doctrine of Sheol », The Biblical World, op. cit., p. 163-164.
102
Voir, entre autres: 2 Samuel 22 : 5-6 ; Job 33 : 18 ; 36 : 12 ; Psaumes 88 : 7 ; 124: 3-5, Lamentations 3 : 54 ;
Jonas 2 : 2-5.
103
Job 24 : 5 ; Psaumes 102 : 7; Isaïe 13 : 19-22; 34 : 10-15; Jérémie 34 : 10-15; 48 : 6 ; 50 : 38-39;
Lamentations 4 : 3. D’autres versets de l’Ancien Testament mentionnent un monstre marin répondant au nom de
Léviathan : Job 3 : 8 ; Psaumes 104 : 26 ; Isaïe 27 : 1. Dans la mythologie juive, le Léviathan est une terrifiante
créature qui sillonne les mers, capable de provoquer des cataclysmes de grande ampleur. Certaines légendes
voient également en lui l’un des principaux démons du Shéol. Sur ce point, on peut se reporter à Hagai Dagan,
Jewish Mythology, Tel-Aviv, Mapping & Publishing, 2003, p. 71-73.
104
Psaumes 42 : 7 ; Jonas 2 : 6. À ce sujet, voir aussi : Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, op. cit., p.
45.
105
Voir, entre autres : Job 17 : 16 ; 38 : 17 ; Psaumes 9 : 14 ; 107 : 18 ; Isaïe 38 : 10 ; Jonas 2 : 6.
106
Néanmoins, certains passages de l’Ancien Testament assurent que les maladies et les infortunes proviennent
du Shéol, sous-entendant que quiconque séjourne dans cette contrée à laquelle nul n’échappe sera brutalement
confronté au mal absolu. Nous lisons ainsi que « poussé de la lumière dans les ténèbres » (Job 18 : 18), Job est la
victime de toutes sortes de tourments qui rappellent les soixante calamités qu’Ereshkigal lance contre Ishtar :
« Des terreurs l’assiègent, l’entourent, Le poursuivent par derrière. La faim consume ses forces, La misère est à
ses côtés. Les parties de sa peau sont l’une après l’autre dévorées, Ses membres sont dévorés par le premier né
de la mort » (Job 18 : 11-13). De même, il est écrit dans le chapitre 13 du livre d’Osée : « Je les délivrai de la
main du shéol, je les rachèterai de la mort. Ô mort, où sont tes pestes ? Ô shéol, où est ta destruction ? » (Osée
13 : 14).
99
160
primitif, celui de l’Ancien Testament, accueille en son sein tous les défunts, sans jugement ni
distinction entre les « bons » et les « méchants ». À ce sujet, Georges Minois soutient que
l’émergence d’un Shéol strictement affecté aux damnés est liée à l’établissement du principe
de responsabilité individuelle par Ézéchiel et n’apparaît dans la tradition juive qu’à l’époque
hellénistique107. En effet, dans le livre d’Ézéchiel, que l’exégèse situe aux environs de 590
avant l’ère chrétienne, le prophète proteste contre l’iniquité de la responsabilité collective telle
que la définit la loi mosaïque108 : « Pourquoi dites-vous ce proverbe dans le pays d’Israël :
Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées ? Je suis
vivant ! dit le Seigneur, l’Éternel, vous n’aurez plus lieu de dire ce proverbe en Israël. Voici,
toutes les âmes sont à moi ; l’âme du fils comme l’âme du père, l’une et l’autre sont à moi ;
l’âme qui pèche, c’est celle qui mourra » (Ézéchiel 18 : 14). Ces versets reconnaissent
clairement que seul le pécheur sera châtié par Dieu en raison de ses fautes, sans préciser
toutefois si la justice divine s’applique uniquement à l’existence terrestre du coupable ou se
poursuit dans un éventuel au-delà. Cette idée, dont Jérémie se fait l’écho à la même époque109,
sera reprise et élargie dans le livre de Daniel, écrit entre 170 et 160 av. J.-C. Au début du
chapitre 12, Daniel prédit l’imminence du Jugement dernier qui sera la promesse de la vie
éternelle pour les élus et de la peine perpétuelle pour les réprouvés : « En ce temps-là, ceux de
ton peuple qui seront inscrits dans le livre seront sauvés. Plusieurs de ceux qui dorment dans
la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour
l’opprobre, pour la honte éternelle. Ceux qui auront été intelligents brilleront comme la
splendeur du ciel, et ceux qui auront enseigné la justice à la multitude brilleront comme les
étoiles, à toujours et à perpétuité » (Daniel 12 : 1-3). Il faudra attendre cependant l’Évangile et
les apocalypses apocryphes judéo-chrétiennes pour que se développe une imagerie
diabolique110 proprement dite et pour que s’opère une séparation nette entre le paradis et
l’enfer, ce dernier s’affirmant comme le lieu où les pécheurs sont condamnés à des
107
Georges Minois, Histoire des enfers, op. cit., p. 60-78. Voir également André Chouraqui, La vie quotidienne
des hommes de la Bible, Paris, Hachette, 1978, p. 214
108
« Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point ; car moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un
Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et la quatrième génération de ceux
qui me haïssent » (Exode 20 : 5).
109
« En ces jours-là, on ne dira plus : Les pères ont mangé des raisins verts, Et les dents des enfants en ont été
agacées. Mais chacun mourra pour sa propre iniquité ; Tout homme qui mangera des raisins verts, Ses dents en
seront agacées » (Jérémie 31 : 29-30).
110
Sur le rôle joué par le personnage de Satan dans l’Ancien et le Nouveau Testament, ainsi que sur l’apparition
du diable dans la tradition judéo-chrétienne, on peut se reporter aux deux ouvrages suivants : Henry Ansgar
Kelly, Le diable et ses démons. La démonologie chrétienne hier et aujourd’hui, trad. anglais Maurice Galiano,
Paris, Cerf, 1977, 208 p. ; Georges Minois, Le diable, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?, 1998, 128 p.
161
souffrances éternelles (que les auteurs de ces écrits se plaisent à dépeindre dans les moindres
détails)111.
Or, à y regarder de près, les descriptions que les voyageurs du XIXe siècle donnent des
déserts de Palestine, et en particulier du désert de Judée s’étendant jusqu’à la mer Morte, sont
marquées par un parallélisme avec le Shéol et, par extension, avec son précurseur l’Arallu112.
Encore convient-il de nuancer : en dépit de ces similitudes, il nous est impossible de savoir si
et jusqu’à quel point les voyageurs en Palestine connaissaient ces anciens mythes. Le fait que
parmi les auteurs de récits de voyage, on compte une large proportion de clercs réguliers et
séculiers, ainsi que de laïcs dotés d’une sérieuse instruction religieuse113, nous permet de
croire à une connaissance sinon étendue du moins approximative du Shéol. D’autant plus que
les XVIIIe et XIXe siècles voient la parution de plusieurs travaux – pour l’essentiel d’origine
111
Sur ce point, voir : La Bible apocryphe. Évangiles apocryphes, éd. F. Amiot, Paris, Librairie Arthème Fayard,
1952, 337 p.; R. Bauckham, « Early Jewish Visions of Hell », Journal of Theological Studies, 1990, 41, p. 355385; A. Gelin, Jérémie. Les Lamentations. Le livre de Baruch, Paris, Cerf, 1951, 309 p. ; Martha Himmelfarb,
Tours of Hell: An Apocalyptic Form in Jewish and Christian Literature, Philadelphie, University of
Pennsylvania Press, 1981, 788 p. ; W. E. Nickelsburg, Jewish Literature Between the Bible and the Mishnab,
Philadelphie et Londres, Fortress Press, 2005, 445 p. ; M. Rosenstiehl, « Les révélations d’Élie : Élie et les
tourments des damnés », La Littérature Intertestamentaire. Colloque de Strasbourg (17-19 octobre 1983), éd. A.
Caquot et al, Paris, PUF, 1985, p. 99-107 ; J. van der Ploeg, La Secte de Qumrân et les origines du
christianisme, Paris, Desclée de Brouwer 1959, 244 p. ; Geza Vermes, The Complete Dead Sea Scrolls in
English, Londres, Penguin Books, 1997, 648 p.
112
Le rapprochement entre les déserts de Palestine et l’idée de l’enfer ne date pas du XIXe siècle. Ainsi, le livre
des Proverbes compare le séjour des morts à une « terre qui n’est pas rassasiée d’eau » et où le feu « ne dit
jamais : Assez ! » (Proverbes 30 : 16). À ce sujet, on peut se reporter aux textes suivants : Xavier de Chalendar,
« Le désert de la Bible », Le livre des déserts. Itinéraires scientifiques, littéraires et spirituels, éd. Bruno
Doucey, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 914-979 ; Albert de Pury, « L’image du désert dans l’Ancien
testament », Le désert. Image et réalité, Actes du colloque de Cartigny 1983, Centre d’Étude du Proche-Orient
Ancien (CEPOA), Université de Genève, Leuven, Éditions Peeters, Coll. Les cahiers du CEPOA, 1989, p. 115126. Mireille Gansel, « Le désert dans la tradition hébraïque », Le livre des déserts. Itinéraires scientifiques,
littéraires et spirituels, op. cit., p. 985-1000. Dans les mises à l’épreuve évangéliques de Jésus, le désert de Judée
sert de décor à la confrontation spirituelle entre le Christ et Satan (Matthieu 4 : 1-11 ; Marc 1 : 12-13 ; Luc 4 : 113). Voir : Agnès Bastit, « Les tentations de Jésus au désert : interprétation patristique », Le désert, un espace
paradoxal, Actes du colloque de l’Université de Metz (13-15 septembre 2001), éd. Gérard Nauroy, Pierre Halen
et Anne Spica, Bern, Peter Lang, 2003, p. 79-99 ; Henry Ansgar Kelly, Le diable et ses démons. La démonologie
chrétienne hier et aujourd’hui, op. cit., p. 20-22. De même, le livre de l’Apocalypse présente le désert comme le
lieu de l’abandon et de la perdition : « Il me transporta en esprit dans un désert. Et je vis une femme assise sur
une bête écarlate, pleine de noms de blasphème, ayant sept têtes et dix cornes. Cette femme était vêtue de
pourpre et d’écarlate, et parée d’or, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe d’or,
remplie d’abominations et des impuretés de sa prostitution. Sur son front était écrit un nom, un mystère :
Babylone la grande, la mère des impudiques et des abominations de la terre » (Apocalypse 17 : 3-5). Enfin on
voit également apparaître l’infernalisation du désert chez les anachorètes chrétiens qui se retirent dans les déserts
d’Égypte et de Syrie au IVe siècle. Voir : Pierre Canivet, « L’école du désert », Le désert. Image et réalité, op.
cit., p. 21-28 ; François Heim, « Les Pères du désert et le pouvoir impérial au IVe siècle », Le désert, un espace
paradoxal, op. cit., p. 101-111 ; Jacques Lacarrière, Les hommes ivres de Dieu, Paris, Seuil, Coll. Sagesses,
1975, p. 199-219 ; Jean-Luc Maxence, « Le désert des ermites », Le livre des déserts. Itinéraires scientifiques,
littéraires et spirituels, op. cit., p. 1001-1029 ; Thomas Merton, La sagesse du désert. Apophtegmes des Pères du
désert du IVe siècle, trad. américain Marie Tadié, Paris, Albin Michel, Coll. Spiritualités vivantes, 2006, p. 1237.
113
Guy Jucquois et Pierre Sauvage, L’invention de l’antisémitisme racial. L’implication des catholiques français
et belges (1850-2000), Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2002, p. 229.
162
protestante – sur l’image de l’enfer dans les traditions assyro-chaldéennes, hébraïques et
égyptiennes114. Enfin, nous ajouterons qu’il y a lieu de croire que l’assimilation des déserts de
Palestine au séjour des morts n’est pas sans lien avec le regain d’un certain courant
apocalyptique au XIXe siècle. En effet, les orages politiques et sociaux qui agitent la France
depuis la Révolution de 1789 sont interprétés par plusieurs tenants de l’Ancien Régime, tels
que le comte Joseph-Marie de Maistre (1753-1821) dans ses Considérations sur la France
(1797) et Mgr Jean-Baptiste Gaume (1792-1889) dans La Révolution (1856), comme
annonciateurs de la fin des temps, prélude nécessaire au Jugement dernier115. La réapparition
de cet apocalyptisme116 catholique s’accompagne, surtout dans la seconde moitié du XIXe
siècle, de l’engouement millénariste que suscite l’approche de la fin du siècle auprès des
mouvements protestants et évangéliques en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis. Nous
y reviendrons dans le chapitre 6.
On l’a vu précédemment, les enfers pré-bibliques et bibliques peuvent prendre la
forme, ne fût-ce qu’en partie, d’un vaste territoire aride et désolé, où les âmes errantes sont
tourmentées par la chaleur et le froid, la faim et la soif – autant d’attributs qui caractérisent les
régions désertiques. On trouve ces thèmes dans les textes viatiques en Terre sainte du XIXe
siècle. « C’est la route la plus triste que puisse suivre un voyageur ; on a besoin de retrouver
114
Voici une liste non exhaustive de quelques-uns de ces ouvrages : Walter Balfour, An Inquiry Into the
Scriptural Import of the Words Sheol, Hades, Tartarus, and Gehenna, All Translated Hell, in the Commonn
English Version, Boston, Benjamin B. Mussey, 1832, 347 p. ; Athanase-Laurent-Charles Coquerel, Des
premières transformations historiques du christianisme, 1866, p. 172 ; Agénor de Gasparin, La liberté morale,
Paris, Michel Lévy frères, 1868, t. I, p. 173; Morris Jastrow, The Religion of Babylonia and Assyria, Boston,
Ginn & Company, 1898, p. 448-467 ; Frédérik Alexander Gottlieb Klee, Le déluge. Considérations géologiques
et historiques sur les derniers cataclysmes du globe, Paris, Victor Masson, Charpentier, 1847, p. 281, 311 ;
André Lefèvre, La religion, Paris, C. Reinwald, 1892, p. 125; Charles-Jean-Marie Letourneau, L’évolution
religieuse dans les diverses races humaines, Paris, Vigot frères, 1898, p. 360 ; François Lenormont, Le déluge et
l’épopée babylonienne, Paris, Maisonneuve, 1873, 43 p. ; François Lenormont, Les origines de l’histoire d’après
la Bible et les traditions des peuples orientaux. De la création de l’homme au déluge, Paris, Maisonneuve, 1882,
t. II, p. 103-105 ; Alfred Loisy, Les mythes chaldéens de la création et du déluge, Amiens, Rousseau-Leroy,
1892, 95 p. ; Gaston Maspero, Histoire ancienne (Égypte, Assyrie), Paris, Hachette, 1890, p. 206-208 ; Édouard
Maury, Le récit biblique du déluge et son rapport avec la tradition chaldéenne, thèse présentée à la Faculté de
théologie protestante de Montauban, Mazamet, V. Carayol, 1883, 94 p. ; Armand de Mestral, Commentaire sur
la Genèse, Lausanne, Georges Bridel, 1863, p. 211 ; J.-B.-F. Obry, « De l’immortalité de l’âme selon les
Hébreux », Mémoires de l’académie des Sciences, Agriculture, Commerce, Belles-Lettres et Arts du département
de la Somme, Amiens, Duval et Herment, 1839, p. 471-646 ; Jules Oppert, L’immortalité de l’âme chez les
Chaldéens, Paris, Maisonneuve, 1875, p. 4 ; Samuel Richardson, L’enfer détruit ou Examen raisonné du dogme
de l’éternité des peines, trad. anglais Paul-Henri-Dietrich Holbach, Londres, Marc-Michel Rey, 1769, p. 102 ;
Eberhard Schrader, Die Keilinschriften und das alte Testament, Giessen, J. Ricker, 1883, p. 389 ; Jean-AntoineNicolas de Caritat Condorcet de Voltaire, Philosophie, Œuvres complètes avec des remarques et des notes
historiques, scientifiques et littéraires, Paris, Baudouin frères, 1825, t. V, p. 117.
115
Paul Airiau, L’Église et l’Apocalypse. Du XIXe siècle à nos jours, Paris, Berg International Éditeurs, 2000, p.
17-18.
116
Ibid., p. 17.
163
des hommes autour de soi pour croire qu’on n’a point quitté la terre des vivants »117, note
Jean-Joseph-François Poujoulat à propos du chemin reliant Jéricho à la mer Morte. Il cherche
à donner un sens à la désolation qui l’entoure : « Au milieu de ce désert, le voyageur ne peut
se défendre d’un sentiment d’effroi ; il lui semble qu’il va assister aux vengeances de
Dieu »118. Même impression de solitude chez le R. P. de Damas : « Ce sont que terres brûlées,
montagnes arides et fendues dont les blocs cassés tiennent comme par artifice. Point de
verdure ; l’œil ne rencontre partout qu’une couleur terne et morte. Aucun être vivant, pas un
arbre, pas un brin d’herbe »119. Le père trappiste Marie-Joseph de Géramb s’exclame, après
avoir visité les sources appelées fontaines de Moïse : « […] ce désert où la plante elle-même
ne peut vivre, ce sol qui n’est que poussière, et sur lequel le souffle du vent, en effaçant en un
clin d’œil la trace des pas de l’homme, lui dit qu’ainsi il sera effacé par le souffle de la
mort »120. Ce que reprend Fortuné de Boisgobey, en dépeignant la nature du sol le long des
berges de la mer Morte : « Ce n’est ni de la pierre, ni de la terre, ni du sable. On dirait de la
pâte pétrie par le diable dans la boulangerie de l’enfer. Je n’ai jamais rien vu de pareil, et je
n’imaginerais pas un autre paysage pour y placer la tentation de saint Antoine »121. Et comme
pour exposer l’atmosphère macabre et annonciatrice de catastrophes du désert, revient tel un
leitmotiv l’adjectif « noirâtre » dans l’extrait ci-dessous, provenant du deuxième volet du
triptyque palestinien de Pierre Loti :
Vers le milieu du jour, le désert devient noirâtre, à perte de vue et partout ; noirâtres ses
montagnes ; noirâtres, ses sables jonchés de cailloux noirs ; les plus pâles plantes ont même
disparu ; c’est la désolation absolue, le grand triomphe incontesté de la mort. Et là-dessus,
tombe un si lourd soleil, qui ne paraît fait que pour tuer en desséchant ! … Nous n’avions
encore rien vu d’aussi sinistre : on étouffe dans du calciné et du sombre, où semble s’infiltrer,
pour s’anéantir, toute la lumière d’en haut ; on est là comme dans les mondes finis, dépeuplés
par le feu, qu’aucune rosée ne fécondera plus…122
Dans un autre passage, Pierre Loti compare des « blocs polis, aux aspects mous » à « des
superpositions de monstres, de pachydermes, de salamandres, de larves, ou bien des
agglomérats de membres embryonnaires, des trompes, des bras, emmêlés et soudés
ensemble »123. Ces quelques lignes rappellent curieusement la vision des ossements secs dans
le livre d’Ézéchiel, souvent associée par l’exégèse à la Résurrection des morts : « La main de
117
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 379.
Ibid., p. 379.
119
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 224-225.
120
Marie-Joseph de Géramb, Pèlerinage à Jérusalem et au mont Sinaï en 1831, 1832 et 1833, op. cit., t. III, p.
177.
121
Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien, op. cit., p. 318.
122
Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 90.
123
Ibid., p. 54.
118
164
l’Éternel fut sur moi, et l’Éternel me transporta en esprit, et me déposa dans le milieu d’une
vallée remplie d’ossements. Il me fit passer auprès d’eux, tout autour ; et voici, ils étaient fort
nombreux, à la surface de la vallée, et ils étaient complètement secs. Il me dit : Fils de
l’homme, ces os pourront-ils revivre ? Je répondis : Seigneur Éternel, tu le sais. Il me dit :
Prophétise sur ces os, et dis-leur : Ossements desséchés, écoutez la parole de l’Éternel »
(Ézéchiel 37 : 1-4). À plusieurs reprises, les voyageurs mentionnent l’extrême chaleur qui
règne dans les déserts de Palestine. Ainsi, pour Adrien Dauzats, « quoique le soleil eût déjà
perdu sa plus grande ardeur, il était encore dévorant pour nous autres Européens ; nous allions
au trot, tête baissée, et de temps en temps obligés de fermer les paupières, car la réverbération
du sable brûlait les yeux »124. D’autres contribuent à véhiculer cette image effrayante du
soleil, qui semble jouer le rôle de l’ange de la mort et de la dévastation. Comme le dit André
Chevrillon, en se dirigeant vers la mer Morte : « À cette époque sa flamme [du soleil] est si
dangereuse dans ces régions qu’aussitôt l’astre paru, il faut fuir et songer à rentrer »125. Ou
Louis Lortet : « La chaleur, malgré l’heure matinale, est déjà excessive ; aussi avons-nous la
figure brûlée par le soleil levant, dont les rayons, entre six et sept heures du matin, sont
extrêmement pénibles à supporter ; ils frappent obliquement, cautérisent les joues et la nuque
sans qu’on puisse s’en garantir, et occasionnent alors facilement de redoutables
insolations »126. Ou encore le vicomte de Marcellus : « Les lèvres se dessèchent à cette brise
et se gonflent comme touchées d’un suc venimeux : les rayons du soleil, réfléchis par ce sol
ardent, renvoient des bouffées d’une chaleur étouffante et malsaine »127. Les relations
témoignent également du grand écart thermique entre les températures diurnes et nocturnes
dans le désert, qui rappelle en quelque sorte l’environnement chaotique du Shéol où se
côtoient l’ardent et le glacé128. « Une chose qu’on remarque d’abord en entrant dans ce
désert », observe Baptistin Poujoulat lors de son séjour dans le désert d’El-Arich, « c’est le
changement subit de la température : on passe du chaud au froid sans transition. […] Plus
d’une fois durant mes nuits passées au milieu du désert, j’ai été obligé de me lever et de me
promener à grands pas pour retrouver un peu de chaleur »129. Auguste de Forbin, lui aussi,
exprime son désarroi face aux caprices du temps : « La chaleur qui régnait le jour, était encore
augmentée de toute l’action de la réverbération du soleil sur ces plaines du sel : […]
124
Alexandre Dumas, Le Sinaï, texte extrait de Quinze jours au Sinaï, op. cit., p. 25.
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 233.
126
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 400.
127
Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, op. cit., t. II, p. 4546.
128
Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, op. cit., p. 17.
129
Baptistin Poujoulat, Voyage dans l’Asie mineure, en Mésopotamie, à Palmyre, en Syrie, en Palestine et en
Egypte, op. cit., t. II, p. 486.
125
165
L’humidité des nuits fait éprouver ensuite le froid le plus pénétrant : ces rosées sont parfois si
abondantes, qu’il devient très-difficile d’allumer du feu ; notre tente était aussi mouillée le
matin que si on l’avait trempée dans l’eau »130. Le désert se présente donc comme le lieu de
tous les extrêmes, un espace « aux formes hybrides, non viables, une imitation tératologique
de l’œuvre divine »131 qui échappe à l’emprise de l’homme132. Ce dernier y perd ses repères et
doit constamment être sur ses gardes.
Mais d’autres dangers de mort guettent les visiteurs dans les déserts de Palestine,
s’apparentant aux supplices réservés à certains damnés dans les enfers mésopotamiens et
bibliques ou aux épreuves du voyage subies par ceux désireux de s’y rendre : l’absence d’eau
et de nourriture, la tempête et les animaux sauvages. Marie-Joseph de Géramb, à l’issue d’une
longue excursion à dos de chameau dans la péninsule sinaïtique, s’écrie : « La chaleur était
étouffante, le sol brûlant. Je restai treize heures sur ma monture sans mettre pied à terre. N’en
pouvant plus de fatigue et de soif, je demandai de l’eau »133. La force du Khamsin que Valérie
de Gasparin endure près du fort de Hajiloum fait écho aux ouragans brûlants du désert
annoncés par les prophètes de l’Ancien Testament, qui vont détruire Babylone et
Jérusalem134 : « Nous nous étendons le long de la muraille ; à peine y sommes-nous, que le
kamsin enlève des tourbillons de sable ; il nous le jette dans les yeux, dans les poumons.
Notre peau se crispe : on dirait un étui de parchemin ; nous n’osons nous toucher nous-mêmes
ou toucher quoi que ce soit ; nous respirons du feu »135. Et la comtesse d’ajouter : « Pauvre
Agar ! sous cette atmosphère embrasée, épaissie, les lèvres déchirées par le soleil, voyant ce
que j’aime souffrir une soif ardente et refuser de l’étancher pour me laisser quelques gouttes
d’eau, j’ai compris ton angoisse »136. Alexandre Dumas s’exprime sur le même ton quand il
décrit la tempête de sable à laquelle le peintre Adrien Dauzats est confronté dans l’Ouadi
130
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 157.
Jacques Lacarrière, Les hommes ivres de Dieu, op. cit., p. 200.
132
D’après le récit biblique, la création du monde s’appuie sur trois grands actes de séparation successifs: la
séparation de la lumière d’avec les ténèbres, la séparation des eaux d’en-bas d’avec les eaux d’en-haut et la
séparation de la terre d’avec les eaux (Genèse 1 : 4-10). Chacun de ces actes est nécessaire pour que l’homme
puisse apparaître et dominer son entourage, et ce selon la formule: « Soyez féconds, multipliez, remplissez la
terre, et l’assujettissez; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se
meurt sur la terre » (Genèse 1 : 28). Or le milieu inhospitalier et torride qu’est le désert semble défier la logique
de la création divine, celle-ci n’ayant que pour seule finalité l’homme lui-même et son épanouissement (en tout
cas, avant l’expulsion d’Adam et Ève du paradis). Autrement dit, au désert, comme le remarque Jacques
Lacarrière, l’homme « est nu, pris entre la terre et le ciel, le jour exténuant et les nuits glacées, prisonnier d’un
paysage abstrait, qui n’est l’image d’aucun monde familier » (Jacques Lacarrière, Les hommes ivres de Dieu, op.
cit., p. 58).
133
Marie-Joseph de Géramb, Pèlerinage à Jérusalem et au mont Sinaï en 1831, 1832 et 1833, op. cit., t. III, p.
178.
134
Isaïe 21: 1; Jérémie 4 : 11; 13 : 24.
135
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 7.
136
Ibid., p. 7-8.
131
166
Faran : « Malgré la préoccupation que nous avions prise de couvrir nos bouches de nos
manteaux, nous respirions autant de sable que d’air ; notre langue s’attachait à notre palais,
nos yeux devenaient hagards et sanglants, et notre respiration, bruyante comme un râle,
révélait, à défaut de paroles, nos mutuelles souffrances. Je me suis trouvé quelquefois en face
du danger, mais je n’ai jamais éprouvé une impression pareille à celle que je
ressentais »137.Outre ses prises avec le Khamsin, Alexandre Dumas constate avec horreur les
traces de serpents et de lézards (pensons aux hommes scorpions de l’Épopée de Gilgamesh et
au Léviathan de l’Ancien Testament), « dont on apercevait de distance en distance les trous
béants comme des entonnoirs »138. La peur de ces reptiles souvent dangereux pour les
humains est telle que, pendant la halte de nuit, Alexandre Dumas précise : « Quant à moi, je
dormis mal : il me semblait toujours sentir se glisser sous mon tapis un de ces ignobles
reptiles ronds et courts, qui ressemblaient à des chenilles gigantesques »139. Pierre Loti, quant
à lui, ajoute une dimension apocalyptique à la tempête qui fait rage dans la vallée et dont le
fracas est amplifié par l’écho des montagnes : « Au dehors, dans la vallée sinistre, qui
s’éclaire de grandes lueurs incessantes, règne une épouvante d’apocalypse ; elle est comme
secouée jusqu’en ses fondements, avec des bruits crépitants ou sourds ; on dirait qu’elle
tremble, qu’elle s’ouvre, qu’elle s’écroule »140.
Par ailleurs, tout comme l’Arallu et le Shéol, le désert est associé au silence. Selon les
voyageurs, il s’agit d’un « silence de mort »141 que nul n’ose rompre, d’un « effrayant silence,
un silence sépulcral »142, d’un « silence universel qui n’est pas même interrompu, comme
celui des cimetières, par la voix de la douleur et par les chants de deuil »143, ou encore d’un
« silence des catacombes, ou celui des colonnades d’une ville ruinée et déserte »144. Pierre
Loti se montre plus explicite quant à la nature de ce silence : « Et rien de vivant nulle part :
pas une bête, pas un oiseau, pas un insecte ; les mouches même, qui sont de tous les pays du
monde, ici font défaut. […] c’est ici la stérilité et la mort. Et on est comme grisé de silence et
de non-vie, tandis que passe un air salubre, irrespiré, vierge comme avant les créations »145.
137
Alexandre Dumas, Le Sinaï, texte extrait de Quinze jours au Sinaï, op. cit., p. 134.
Ibid., p. 64.
139
Ibid., p. 70.
140
Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 50.
141
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 225.
142
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 134.
143
Marie-Joseph de Géramb, Pèlerinage à Jérusalem et au mont Sinaï en 1831, 1832 et 1833, op. cit., t. III, p.
177.
144
Simon-Joseph-Léon-Emmanuel, marquis de Laborde et L.-M. Linon de Bellefonds, Pétra retrouvée. Voyage
de l’Arabie Pétrée, 1828, précédé de La Découverte de Pétra de Johann Ludwig Burckhardt, Paris, Pygmalion,
1994, p. 120.
145
Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 36.
138
167
En d’autres mots, puisque le désert est avant tout perçu comme le lieu où « le vivant n’a
jamais habité »146, tout se passe comme si le silence y régnant reflétait le plus justement le
passage de l’état de vie (la vie moderne, la vie hors du désert) à l’état de mort (l’errance dans
les régions désertiques).
Les mythes akkadiens, sumériens et bibliques, comme nous l’avons longuement
illustré, soutiennent qu’à leur mort les défunts sont emprisonnés dans une forteresse de
poussière ou une ville de ténèbres, entourée de murailles imprenables. Or, dans leur manière
de décrire le monastère grec orthodoxe de Mâr-Sâba – situé dans le désert de Judée, à
quelques kilomètres de Bethléem –, plusieurs voyageurs font appel à cet imaginaire
diabolique. Examinons ce point de plus près. Pour atteindre le couvant au XIXe siècle,
l’itinéraire le plus classique consistait à quitter Jérusalem par la porte de Jaffa et suivre le
torrent de Cédron, enlacé par les « mamelons déchiquetés »147 de Judée, en se dirigeant vers le
Sud-Est148. Dans un passage qui n’a rien à envier à l’Épopée ou à l’Enfer de Dante (12651321), Jean-Joseph-François Poujoulat chante le caractère unique des paysages traversés :
« Pour arriver au monastère grec de Saint-Sabba, il faut traverser des montagnes jaunes et
pelées qu’on croirait être des monts de sable, un sol aride qui n’enfante que des pierres, sol
maudit où la vie n’est plus, où les oiseaux du ciel ne peuvent découvrir un peu d’herbe, région
oubliée des hommes, et dont Dieu lui-même semble ne plus se souvenir »149. Tout espoir
d’une régénération de cette nature désertique est vain : « Dans une telle solitude, solitude sans
fleur, sans verdure et sans eau, l’esprit se sent accablé ; il semble que la mort vous frappe de
ses froides ailes »150. À une demi-heure du monastère, le narrateur est saisi de frayeur en
apercevant le vallon dans lequel s’élève le célèbre édifice : « Le vallon est étroit et profond ;
ce sont deux lignes de rochers taillés par la nature en forme de hautes murailles, et présentant
d’imposantes horreurs. Le torrent de Cédron passe au fond de la vallée, et s’en va au lac de
Sodome »151. À cette distance, la symbiose entre le monastère et la désolation d’alentours
semble parfaite : « Le monastère, bâti au bord de ce grand ravin, sur des rocs et dans des
précipices, est environné de murs et surmonté de tours »152. Gabriel Charmes aboutit à la
même constatation : « Au premier abord, on distingue à peine le monastère des rochers au
146
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 225.
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 139.
148
Liévin de Hamme, Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques, op. cit., p. 338.
149
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 205.
150
Ibid., p. 205.
151
Ibid., p. 206.
152
Ibid., p. 206.
147
168
milieu desquels il s’élève. Je n’ai jamais rencontré de construction plus étrange. Qu’on se
figure, sur l’un des côtés de la gorge rocheuse que je viens de décrire, de longues murailles de
forteresse avec des tours, des créneaux, tout l’appareil des enceintes du moyen âge »153. Plus
les voyageurs approchent de Mâr-Sâba et plus sa structure se révèle chaotique et austère,
prenant les allures d’une véritable cité. Citons l’exemple de Valérie de Gasparin : « Le
couvent nous apparaît derrière une sauvage arête : assises formidables, qui prennent pied au
niveau du torrent et qui s’élèvent droites, appliquées au roc, jusqu’à mi-hauteur ; terrasses
par-dessus terrasses, corps de logis par-dessus corps de logis, tout cela grimpant le long de la
montagne et s’accrochant aux parois de pierre, comme les loges des abeilles maçonnes »154.
Une ville, certes, mais qui ressemble davantage à une nécropole, plongée dans le silence des
profondeurs. « Au-dehors comme au-dedans tout est silence », écrit le R. P. de Damas, « et
quand nous y arrivâmes le soir, après le coucher du soleil, nous l’aurions pris pour un palais
enchanté, si, de temps à l’autre, nous n’avions pas vu apparaître à de grandes hauteurs la tête
d’un moine qui faisait sentinelle »155. À l’instar de la terre des morts chez les Mésopotamiens
et les anciens Hébreux, Mâr-Sâba est entouré d’une muraille réputée infranchissable, afin que
nul ne puisse y entrer ou en sortir sans la permission des maîtres des lieux. « Les portes,
étroites et basses comme celles de tous les couvents de ce pays, sont les unes en fer, les autres
d’un bois très solide »156, remarque Jean-Joseph-François Poujoulat. Félicien de Saulcy, quant
à lui, compare le monastère à une prison : « Pas une fenêtre n’est percée dans ces hautes
murailles qui ressemblent à merveille à celles d’une forteresse ou d’une prison d’État ; une
seule porte basse et solidement fermée, sert d’entrée au couvent »157. Et Amédée de Damas de
clamer sur un ton assez semblable : « La porte est défendue par de grosses tours carrées. Audessus et couronnant le pourtour des hautes murailles d’enceinte, on voit des assises de
pierres sèches ; c’est l’arsenal des moines. En cas d’attaque, ils précipiteraient les pierres sur
les assaillants »158. Les voyageurs ayant pénétré dans l’enceinte de cette « demeure
fantastique dans la plus affreuse des solitudes »159 y découvrent une architecture
labyrinthique, hétéroclite, qui renvoie à l’image du labyrinthe dans l’Enfer de Dante. Pour le
R. P. de Damas, « il faut avoir suivi les mille escaliers et corridors du monastère, pour se faire
153
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 182.
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 282.
155
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 219.
156
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 206.
157
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 140-141.
158
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 219.
159
Ibid., p. 219.
154
169
une idée de ce labyrinthe creusé à pic dans le flanc du rocher »160. Ou Félicien de Saulcy : « Je
renonce à compter les escaliers, les couloirs étroits, les paliers sans nombre, qu’il nous faut
traverser, avant de nous trouver dans la cour proprement dite du couvent »161.
Néanmoins, les descriptions de Mâr-Sâba ne sont pas les seules à nous rappeler la cité
infernale dont parlent les textes pré-bibliques et bibliques. En effet, plusieurs voyageurs
croient discerner dans les étonnantes formations rocheuses qui parsèment le désert des villes
en ruines, dévastées, pillées, dressant vers le ciel des débris d’antiques monuments. Ainsi, les
falaises bordant l’Ouadi Zackal, dans la péninsule du mont Sinaï, offrent au marquis Léon de
Laborde (1807-1869) l’aspect d’une « rue gigantesque dont les ravins semblent être des
ruelles adjacentes »162. En traversant l’Ouad-en-Nemrieh, à l’ouest de la mer Morte, Félicien
de Saulcy a l’impression de se diriger vers une « ville fantastique »163, faite de marbre blanc :
« Il faut que nous soyons bien avertis qu’il n’y a pas une ville immense, là, sous nos yeux,
pour ne pas croire ; car nous voyons des palais, des mosquées, des tours, des maisons, des
rues, des fossés »164. De même, pour Pierre Loti, les flancs rocheux « prennent des
dimensions de donjons, de tours, formant des couloirs, simulant les rues de quelque
cyclopéenne ville détruite »165. Quelques pages plus loin, le narrateur insiste sur la dimension
surhumaine de ce « tissu urbain » désertique : « On croit circuler au milieu de cités détruites,
passer dans des rues, dans des rues de géants, entre des ruines de palais et de citadelles. Les
constructions, par couches superposées, sont toujours plus hautes, toujours plus surhumaines,
affectant des formes de temples, de pyramides, de colonnades, ou de grandes tours
solitaires »166. Et partout, écrit Pierre Loti, le triomphe absolu de la mort : « Et la mort est là
partout, la mort souveraine, avec son effroi et son silence »167. À la peur que ce semblant de
ville inspire à Pierre Loti, répond la figure dantesque que la comtesse de Gasparin attribue au
fort de Nakhla, situé dans le désert d’El-Arich : « Le site n’est pas de ce monde. Je le connais
pourtant, je ne l’ai pas rêvé, je l’ai vu ; j’ai déjà traversé, avec un frisson, cette étendue où il
n’y a ni lumière ni ombre, plus de soleil et pourtant une clarté, plus de verdure et pourtant une
160
Ibid., p. 220.
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 141.
162
Simon-Joseph-Léon-Emmanuel, marquis de Laborde et L.-M. Linon de Bellefonds, Pétra retrouvée. Voyage
de l’Arabie Pétrée, 1828, précédé de La Découverte de Pétra de Johann Ludwig Burckhardt, op. cit., p. 120.
163
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 194.
164
Ibid., p. 194.
165
Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 47.
166
Ibid., p. 87.
167
Ibid., p. 87.
161
170
végétation »168. On le voit clairement, en contemplant Nakhla, une étrange sensation de
familiarité s’empare de Valérie de Gasparin, comme si ce lieu l’avait toujours hantée. Ensuite,
surgit un extrait du chant V de l’Enfer de Dante pour donner un terme de comparaison : « J’ai
vu cette citadelle sinistre, posée dans le désert. J’ai été emportée par ce tourbillon furieux ; il
entraînait aussi deux figures aimées. E come igrù cantàndo lor laì, Traèndo in aère di sè
lùnga rìga ; Così vid’io venire, traèndo gùai. Ombre portàte dàlla dètta brìga »169. Et la
narratrice de commenter : « Oui ; le peintre de cette nature contre nature c’est Dante : lui seul
en tient les couleurs dans son pinceau »170.
Nombreux sont aussi les voyageurs qui se servent du thème de la descente aux enfers
pour évoquer leur séjour à la mer Morte. Il convient de préciser toutefois que ce parallélisme
n’est pas qu’une figure de style : située à quatre cent vingt mètres sous le niveau de la mer, la
mer Morte est le point le plus bas du globe. « On descend », écrit André Chevrillon, « on
descend régulièrement, sur la pente continue de pierre, au bord d’une fissure béante »171. De
fait, selon André Chevrillon, la longueur de la marche conduit à la monotonie ; isolé du
monde, le voyageur est comme suspendu entre ciel et terre : « Tout le monde s’est tu ; les
corps se sont habitués aux faux pas que font les chevaux sur les pierres roulantes. L’esprit
somnole comme eux »172. Le temps semble s’être arrêté : « On perd la notion de temps et les
quelques heures écoulées depuis le départ tracent dans l’esprit une longue impression de
durée vide »173. Dégagé de toute considération terrestre, explique André Chevrillon,
l’effacement de l’individu est complet : « Mais, presque toujours, on ne pense à rien ; on est
une chose cahotée qui descend le long du sentier sans fin, et sur l’âme somnolente les lieues
de ce paysage d’horreur s’accumulent »174. Au cours de la descente, toute trace de vie
disparaît : « On ne voit plus une seule chèvre, plus un seul pâtre errant ; déjà nous sommes
sortis de l’Orient habité. C’est fini des villages et des villes qui, de l’ouest à l’est, de Jaffa à
Béthanie, par Lydda, Rameleh, Bittir, Jérusalem, couvrent la triste Judée »175. La terre n’est
plus qu’un immense gouffre dans lequel le voyageur s’enfonce un peu plus à chaque pas :
« La fissure que nous longions s’est élargie, toute déchirée comme une blessure dont on ouvre
168
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 120-121.
Ibid., p. 121.
170
Ibid., p. 121.
171
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 225.
172
Ibid., p. 226. Nous retrouvons l’image du désert comme un monde enchanté, étrangement endormi chez
Pierre Loti lors de sa traversée du Sinaï : « […] au delà des désolations incolores et mornes du lieu où l’on est,
on dirait l’apparition d’un monde féerique, qui ne tiendrait pas au nôtre, qui serait indépendant et instable dans le
vide du ciel » (Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 86).
173
Ibid., p. 226.
174
Ibid., p. 227.
175
Ibid., p. 225.
169
171
violemment les bords. Elle bâille dans le noir, elle tombe en précipices droits, en chutes de
falaises que l’on ne voit point finir. De l’autre côté, le paroi verticale monte très haut, nous
masquant les étoiles, nous couvrant d’une obscurité plus dense que celle de la nuit »176.
Commence alors la véritable descente au Shéol : « Mais vers le bord que nous longeons, la
terre s’abaisse et fuit si vite qu’il semble à présent, tandis que se rétrécit la voûte du ciel, nous
allons enfoncer en spirales dans l’abîme, comme si tout ce qui précédait n’avait été qu’un
long prélude à quelque descente aux enfers »177. On retrouve ces images chez Pierre Loti :
« Par des séries de gorges, de vallées, de précipices, nous suivons une pente lentement
descendante : […] De temps à autre, dans des gouffres béants au-dessous de nous, très loin en
profondeur, le torrent du Cédron apparaît sous forme d’un filet d’écume d’argent »178. Le
passage ci-dessus ne fait que renforcer l’idée d’une descente impitoyable vers ce simulacre
d’enfer « au plus creux des abîmes »179 où « sommeillent des eaux qui donnent la mort »180.
Lamartine, quant à lui, parle de montagnes « complètement dépouillées de végétation »181,
d’« abîmes où nul sentier ne conduit, où l’œil ne voit que la répétition éternelle des mêmes
scènes »182, de « ruines d’un monde calciné, ébullition, d’une terre en feu dont les bouillons
pétrifiés ont formé ces vagues de terre et de pierre »183 ou encore de « précipices sans fond où
le moindre faux pas de nos chevaux nous ferait rouler »184. Il ajoute : « Il est impossible de
résister longtemps à l’impression de tristesse et d’horreur que ce paysage inspire. C’est une
oppression du cœur et une affliction des yeux »185. Le seul guide fiable pour franchir ces
« perspectives descendantes »186 s’avère être le cheval arabe, dont les qualités que lui
attribuent les voyageurs rappellent curieusement la splendeur des coursiers ailés de la
mythologie greco-romaine, tels que Pégase ou Arion, ainsi que la symbolique macabre de la
monture chevauchée par la mort dans l’Apocalypse de Jean187. « Le cheval arabe est
merveilleux », s’exclame Léonie de Bazelaire, « son jarret est si souple et si solide ! Son
sabot, étroit comme celui d’une chèvre, se tient parfois accroché par un rien, par une arête de
176
Ibid., p. 228.
Ibid., p. 228.
178
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 109-110.
179
Ibid., p. 110.
180
Ibid., p. 110.
181
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 311. Au sujet du voyage de
Lamartine à la mer Morte, voir : Sarga Moussa, « Usages de la fiction dans le récit de voyage : l’épisode de la
mer Morte chez Lamartine », Roman et récit de voyage, op. cit., p. 47-54
182
Ibid., p. 312.
183
Ibid., p. 312.
184
Ibid., p. 313.
185
Ibid., p. 312.
186
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 110.
187
« Je regardai, et voici, parut un cheval d’une couleur pâle. Celui qui le montait se nommait la mort, et le
séjour des morts l’accompagnait. Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes
par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre » (Apocalypse 6 : 8).
177
172
rocher »188. Elle continue, soulignant l’adresse et l’habilité de l’animal: « À peine s’il
s’appuie, soudain il bondit et retombe sur ses quatre pieds. Dieu l’a créé exprès pour ces pays
et pour ce climat »189. Le comte de Forbin évoque la confiance qu’il place en son coursier
pour entreprendre la descente vers la mer Morte : « Je fermai les yeux et m’abandonnai à
l’adresse prudente de mon cheval, qui tantôt se laissait glisser sur les pentes rapides, tantôt
s’arrêtait tout court, rebroussait chemin ou se détournait avec une intelligence admirable »190.
Dans une lettre à Louis Bouilhet, datée du 20 août 1850, Flaubert met en évidence les mêmes
aspects : « Ces bêtes ont des pieds merveilleux. Quand on descend une pente rapide, avant de
poser leur sabot quelque part, elles tâtonnent lentement tout à l’entour avec ce mouvement
doux et intelligent d’une main d’aveugle qui va saisir un objet. Puis elles le posent
franchement et on part »191. Julien Potelin, domestique et compagnon de voyage de
Chateaubriand, porte, lui aussi, un regard admiratif sur le tempérament du cheval arabe :
« […] par l’habitude qu’ils ont de ces chemins-là et de bonnes jambes, il ne faut que les
soutenir du bridon et les laisser aller à volonté, sans avoir rien à craindre, malgré les
précipices qu’il y a de droite et de gauche »192. Et Lamartine de signaler la parfaite osmose
entre le cheval et son habitat : « L’animal est, par sa race même, plus intelligent et plus
apprivoisé que les races de nos climats ; il en est de même de tous les animaux en Arabie. […]
Ils se souviennent mieux des jours d’Éden où ils étaient soumis volontairement à la
domination du roi de la nature »193. Lorsque les voyageurs s’engagent enfin dans le bassin de
la mer Morte, le paysage leur paraît encore plus dénudé que celui aux alentours de Jérusalem,
parsemé des « blocs absolument blancs, dessinés avec une extrême dureté de contours par le
brûlant soleil »194. Léonie de Bazelaire compare la vallée du Jourdain à la surface lunaire :
« […] le paysage que nous parcourons prend un air de désolation extrême : les gorges
deviennent étroites, les montagnes s’accumulent, arrondies au sommet, formant entre elles de
vastes cirques dénudés. On croirait voir les montagnes de la lune »195. Ce sont ces montagnes
et ces rochers – arides comme le sol de l’Arallu et du Shéol – qui donnent l’impression de
188
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 120.
Ibid., p. 120.
190
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 103.
191
Gustave Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, 1973, t. I, Janvier 1830 à avril 1851,
p. 667.
192
« Journal de Julien », François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 592.
Chateaubriand, quant à lui, met l’accent sur la vitesse et l’« œil sauvage » du cheval d’Arabie (Ibid., p. 331).
Notons que Chateaubriand a souvent recours au même vocabulaire et aux mêmes carcans idéologiques pour
décrire les Bédouins. Voir, entre autres : Ibid., p. 317-318, 330.
193
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 319-320.
194
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 111.
195
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 123.
189
173
pénétrer dans une contrée soumise au chaos primordial196, frappée au sceau de la justice des
dieux à cause des crimes des hommes. Prenons le cas d’André Chevrillon qui indique dans les
Terres mortes (1897) : « Ces solitudes-là sont plus maudites que toutes les autres ; sur ce sol
amer, caustique comme un poison, le minéral est seul à fleurir ; il n’y a plus que ces cristaux
de sel, des taches de soufre, des cônes de plâtre. Dans ces régions la terre a déjà commencé de
mourir ; elle est devenue semblable aux astres desséchés qui ne promènent dans l’espace que
de la matière simple »197. Ou chez Félix Bovet : « Il semble que, toute trace de l’activité
humaine ayant dès longtemps disparu, la terre elle-même ait fini par se décrépir et se
décharner. Le rocher perce partout, la terre s’éboule, partout des rivières sans eau »198. Pierre
Loti renchérit, en hommage à Dante : « Un morne soleil darde autour de nous, sur les rochers,
les pierrailles, les calcaires pâles où courent des lézards par milliers, tandis que, en avant làbas, servant de fond à toutes choses, la chaîne du Moab se tient toujours, comme une muraille
dantesque »199. Nous pourrions aussi citer Xavier Marmier qui prétend n’y voir que « des
montagnes nues, décharnées, les unes pâles et blafardes comme des monuments tumulaires,
les autres d’une teinte jaune et sulfureuse comme des éruptions de volcans »200, ou encore
Charles de Pardieu qui passe par « un terrain fangeux et couvert d’une croûte cristallisée »201
196
Notons que cette sorte de retour au chaos originel se traduit également par l’impression que certains
voyageurs ont de voir la mer Morte leur échapper alors qu’ils s’en approchent. Le comte de Chambord écrit :
« Nous voyons constamment la mer Morte devant nous. On croit y toucher et elle semble s’éloigner toujours »
(Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de Voyage
en Orient. 1861, op. cit., p. 201). « Par une singulière illusion d’optique, on croit n’être qu’à une demi-heure de
la nappe argentée qui s’étend entre les montagnes, et en réalité nous n’y arrivons que dans deux heures », affirme
l’abbé Le Camus (Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit., p. 264-265). « Après cette vallée
en venait une autre », note Charles de Pardieu avec amertume, « puis une autre, au moment où nous croyions
approcher ; il me semblait que nous n’en finirions pas. Quelques échappées nous laissaient cependant
quelquefois voir les montagnes de Moab, qui sont au-delà de la mer Morte » (Charles de Pardieu, Excursion en
Orient, op. cit., p. 274). Ou l’abbé Forot : « En débouchant sur la plage, nos regards embrassent une immense
nappe d’eaux immobiles et blanches comme la glace ou le cristal. Nous nous félicitions d’arriver sur ses bords en
même temps que les premiers rayons du soleil : encore un quart d’heure, et nous ferons une étape intéressante
sur les maudites rives du lac Asphaltite ; nous aurons ainsi évité l’excessive chaleur dont nous avons été
menacés. […] Au bout d’une heure, la plage semblant s’élargir et la mer s’éloigner, nous demandâmes à maître
Georges si nous aurions encore longtemps à trotter sans avancer. “Vous ne savez donc pas, nous dit-il, que la
mer Maudite a toujours fasciné les yeux des voyageurs, qui comptent par minutes au lieu de compter par
heures ? » En effet, nous ne touchâmes au triste rivage que sur les huit heures” (Jean-François-Théobald Forot,
Pèlerinage aux deux Jérusalem, ou Abrégé des lettres d’un pèlerin de la Terre sainte à sa grandeur Mgr
l’évêque de Marseille, op. cit., p. 264-265). De même, J. de Beauregard fait remarquer : « Il semble que la Mer
est là, à quelques pas, et qu’il suffira de quelques tours de roues pour l’atteindre. Mais, plus on avance, plus elle
semble fuir, et se dérober » (J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 226). D’où
l’étonnement de Chateaubriand : « Nous arrivâmes tout à coup au lac ; je dis tout à coup, parce que je m’en
croyais encore assez éloigné. Aucun bruit, aucune fraîcheur ne m’aurait annoncé l’approche des eaux. La grève
semée de pierres était brûlante : le flot était sans mouvement, et absolument mort sur la rive » (François-René de
Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 317-318).
197
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 231-232.
198
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 257.
199
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 111.
200
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 114.
201
Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 275.
174
où l’air est « imprégné d’émanations légèrement sulfureuses »202. Notons l’allusion à l’odeur
de soufre (un des principaux composants de la mer Morte) que la croyance populaire associe
au diable203. Ces étendues pierreuses font ressurgir les fantômes de Sodome et Gomorrhe, et
ce bien avant que les voyageurs n’atteignent les eaux salées de la mer Morte. « Les hommes
d’autrefois l’avaient bien senti », note André Chevrillon, « quand ils disaient que ces lieux ont
été dévastés par une main de colère, châtiés par Iahvé pour les crimes de Sodome et
Gomorrhe. De là cette singulière fascination que ces bas-fonds ont toujours exercée sur les
âmes religieuses »204. Semblablement, Chateaubriand signale l’absence d’oiseaux qu’il
attribue à la colère divine contre les villes pécheresses : « Le plus petit oiseau du ciel ne
trouverait pas dans ces rochers un brin d’herbe pour se nourrir ; tout y annonce la patrie d’un
peuple réprouvé »205. La proximité du mont de la Quarantaine, où sont situées
traditionnellement les tentations de Jésus au désert, vient renforcer l’imagerie diabolique et
cataclysmique déployée par les voyageurs. C’est ainsi que Jean-Joseph-François Poujoulat
relie l’épisode du jeûne du Christ au voyage réel : « Le mont où Jésus-Christ jeûna pendant
quarante jours, est un grand bloc de marbre de forme triangulaire, dont les teintes jaunes et
grises produisent un effet lugubre ; l’œil ne découvre sur ses flancs escarpés ni arbuste, ni
herbe, ni aucune trace de vie »206. Louis Énault n’hésite pas à mettre en avant les sentiments
d’abandon et de solitude qui se dégagent du mont de la Quarantaine : « Jamais la tristesse de
la solitude n’a été plus voisine de l’horreur. Partout des rochers aigus et des précipices sans
fond »207.
Au terme de leur « descente infernale », les voyageurs découvrent les bords de la mer
Morte. Prédisposés par l’Ancien Testament208, ainsi que par les sources antiques et
202
Ibid., p. 275.
Voir: Robert Muchembled, Une histoire du diable. XIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, Coll. Points Histoire, 2000, p.
135-146. D’autres voyageurs, comme Marius Bernard, évoquent l’odeur de soufre dans les environs de la mer
Morte : « Approchons-nous. Une vague odeur de soufre se dégage de ces ondes mystérieuses dont la saveur est
détestable » (Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 88). Voir aussi :
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 383384 ; Eugène-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage au pays du passé, op. cit., p. 152-153.
204
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 233.
205
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 316.
206
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 375.
207
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 303.
208
Dans le livre de la Genèse, il est écrit que la plaine du Jourdain fut jadis riche et verdoyante. En effet, la Bible
nous apprend qu’au moment de se séparer de son frère Abraham, Loth choisit de s’établir dans la vallée qui
borde l’actuelle mer Morte, car celle-ci « était entièrement arrosée […] comme un jardin de l’Éternel, comme le
pays d’Égypte » (Genèse 13 : 10). Toujours selon le texte biblique, il y avait cinq villes prospères dans la plaine :
Sodome, Gomorrhe, Adama, Tseboïm et Tsoar (Genèse 10 : 19 ; 13 : 10). Les chapitres 18 et 19 de la Genèse
racontent comment Dieu, ayant entendu le cri contre les crimes violents commis par Sodome et Gomorrhe
(Genèse 18 : 20), détruisit par le feu et le soufre « ces villes, toute la plaine et tous les habitants des villes, et les
plantes de la terre » (Genèse 19 : 24-25). Seuls Loth et ses filles furent épargnés de justesse, grâce à
203
175
médiévales209 à envisager ce lac sous la forme d’un lieu chargé d’infamie, ils n’hésitent pas à
l’intervention d’Abraham (Genèse 19 : 29-30). Quant à la femme de Loth, pour avoir désobéi à Dieu, elle fut
changée en colonne de sel (Genèse 19 : 26). Au sujet de la chute de Sodome et Gomorrhe, on peut se reporter à
Weston W. Fields, Sodom and Gomorrah : History and Motif in Biblical Narrative, Sheffield, Sheffield
Academic Press, 1997, 228 p. Voir également les légendes juives sur la Pentapole de la mer Morte réunies par
Zev Vilnay dans son ouvrage Legends of Judea & Samaria, Jérusalem, Sefer Ve Sefel Publishing, 2006, p. 121132.
209
Flavius Josèphe est l’un des premiers auteurs extra-bibliques à mentionner la mer Morte. Cet historien juif de
langue grecque est également à l’origine de la plupart des légendes et idées reçues sur le lac. Dans la Guerre des
Juifs, paru vers 75 ap. J.-C., Josèphe décrit le « lac Asphaltite » comme « salé et sans vie », situé dans une région
« brûlée par le soleil » (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains, trad. grec T. Reinach, Livre IV,
chapitre 8, alinéa 2). Josèphe précise, en outre, que « la légèreté de ses eaux est si grande qu’elles font flotter les
objets qu’on y jette : il n’est pas même facile, quand on s’y applique, de plonger au fond » (Ibid., Livre IV,
chapitre 8, alinéa 4). Il raconte que le lac « rejette des masses noires de bitume, qui flottent à la surface,
comparable, pour la figure et la grandeur, à des taureaux sans tête » (Ibid., Livre IV, chapitre 8, alinéa 4). En ce
qui concerne Sodome et Gomorrhe, Josèphe signale la présence des ruines, non pas sous la surface de la mer
Morte comme le laissera entendre la croyance populaire au Moyen Âge, mais aux alentours de celle-ci : « Dans
son voisinage est la région de Sodome, territoire jadis prospère grâce à ses productions et à la richesse de ses
villes, maintenant tout entier desséché par le feu. On dit, en effet, que l’impiété des habitants attira sur eux la
foudre qui l’embrasa ; il subsiste encore des traces du feu divin, et l’on peut voir les vestiges presque effacés de
cinq villes » (Ibid., Livre IV, chapitre 8, alinéa 4). À ce sujet, notons que dans Antiquités judaïques, Josèphe
prétend aussi avoir vu la colonne de sel représentant la femme de Loth (Flavius Josèphe, Antiquités judaïques,
Livre V, chapitre 11, alinéa 4). L’historien romain Tacite (55-120) traite, lui aussi, de la mer Morte dans le livre
V des Histoires. Tacite y évoque notamment la saveur particulièrement âcre des eaux de la mer Morte et son
« odeur malfaisante et pestilentielle » (Cornelius Tacite, Histoires, trad. latin Charles-Louis-Fleury Panckoucke,
Livre V, chapitre 6). Il ajoute que le lac « n’est point agité par les vents » et « n’admet ni poissons ni oiseaux
aquatiques » (Ibid., Livre V, chapitre 6). À l’instar de Josèphe, Tacite est disposé à admettre l’hypothèse que les
célèbres villes de la Pentapole moabitique auraient été « embrasées par le feu céleste » (Ibid., Livre V, chapitre
7). Cependant, à l’opposé de l’historien juif, il soutient que, loin d’être de consistance légère, les eaux de la mer
Morte « supportent, comme un corps solide, tout ce qu’on y jette » (Ibid., Livre V, chapitre 6). Au Moyen Âge,
d’autres mythes, basés sur les œuvres de Josèphe et Tacite, ont pris naissance autour de la mer Morte. Par
exemple, Maître Thietmar, qui aurait visité la Palestine en 1217, surnomme la mer Morte le « lac du Diable »,
attribuant sa formation et la destruction des villes criminelles à une « influence diabolique » (Thietmar, « Le
Pèlerinage de Maître Thietmar », trad. latin Christiane Deluz, Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et
voyage en Terre sainte XIIe-XVIe siècle, op. cit., p. 947). Mais ce sont les Voyages d’un certain chevalier John
Mandeville, originaire de Saint Albans en Angleterre, que la critique contemporaine attribue au médecin liégeois
Jehan de Bourgogne (décédé vers 1372), qui parviendront à occuper pendant plus de quatre cents ans une place
de choix dans la mythification de la mer Morte. Au sujet de l’identité de l’auteur et des sources employées dans
la composition des Voyages, voir : Josephine Bennett, The Rediscovery of Sir John Mandeville, New York, The
Modern Language Association of America, 1954, 436 p. ; Malcom Letts, Sir John Mandeville : The Man and
His Book, Londres, Batchworth Press, 1949, 192 p. ; Giles Milton, The Riddle and the Knight : In Search of Sir
John Mandeville, Londres, Sceptre, 2001, 230 p ; Publiés vers 1360 et traduits en dix langues, les Voyages de Sir
John Mandeville se présentent comme un guide de pèlerinage en Terre sainte. Au chapitre XII de la version
anglaise, éditée en 1900 par David Price, (http://www.gutenberg.org/dirs/etext97/tosjm10h.htm, consulté en
ligne le 18/07/2007), John Mandeville annonce que les eaux de la mer Morte sont amères et salées, jonchées
d’énormes morceaux d’asphalte, chacun de la taille d’un cheval : « The water of the sea is full bitter and salt,
[…] And it casteth out of the water a thing that men clepe asphalt, also great pieces, as the greatness of an horse,
every day and on all sides ». Il explique, par ailleurs, que nul homme ne pourrait mourir au contact de l’eau,
même s’il devait y passer plusieurs jours, le lac ne pouvant disposer de la vie d’aucun être vivant : « And that
hath been proved many times, by men that have deserved to be dead that have been cast therein and left therein
three days or four, and they ne might never die therein; for it receiveth no thing within him that beareth life ». Il
prétend aussi que le fer flotte à la surface du lac, tandis que la plume sombre dans les profondeurs : « And if a
man cast iron therein, it will float above. And if men cast a feather therein, it will sink to the bottom, and these
be things against kind ». Enfin, contrairement à Josèphe et Tacite, John Mandeville indique que les cinq villes
sont enfouies sous l’eau, mais que par un temps clément, il est possible d’apercevoir les débris de Zoar : « And
into that sea sunk the five cities by wrath of God; that is to say, Sodom, Gomorrah, Aldama, Zeboim, and Zoar,
for the abominable sin of sodomy that reigned in them. But Zoar, by the prayer of Lot, was saved and kept a
great while, for it was set upon a hill; and yet sheweth thereof some part above the water, and men may see the
walls when it is fair weather and clear ».
176
lui conférer un certain degré d’irréalité, qui n’est pas sans rappeler l’aspect morbide de l’Eau
mortelle des enfers mésopotamiens et bibliques. Chez l’abbé Becq, la mer Morte est
considérée comme génératrice de misère et de mort : « Sous les eaux, la mort ! sur les rivages,
la mort ! sur les montagnes d’alentour, la mort ! Partout cendres et poussières inertes, que ni
pluies ni rosées ne peuvent rendre fécondes »210. Dans le même sens, J. de Beauregard écrit :
« La mer Morte justifie donc bien le triste nom qu’elle porte : elle donne, bien totalement, une
impression de mort »211. Oui, elle est bien « morte », en effet, puisque son onde paraît
immobile, sans murmure : « Pas une vague, pour rider la face de ses eaux, ponctuées de
taches de bitume ; pas une barque qui les sillonne, pour y promener au moins un simulacre de
vie ; […] point de bruit, enfin ; rien que l’éternel silence »212. Un autre fait remarquer :
« Aucune brise n’en vient rider la surface. Les eaux réfléchissent les rayons du soleil comme
un miroir métallique. Aucune barque ne sillonne les flots ; aucun bruit n’interrompt le silence,
qui ressemble au silence du tombeau »213. Ou Xavier Marmier : « À quelques pas de nous est
cette mer de deuil ; muette comme la tombe, lourde comme le plomb. Le soleil l’éclairait de
ses ardents rayons, mais pas une tige d’herbe ne se balançait sur ses bords, pas un souffle ne
plissait son onde, pas un oiseau ne venait du bout de son aile raser son bassin immobile »214.
Bien « mortelle », également, en ce sens qu’aucun poisson ne peut y survivre en raison de la
forte salinité des eaux : « Ses abîmes solitaires ne peuvent nourrir aucun être vivant ; jamais
vaisseau n’a pressé ses ondes ; ses grèves sont sans oiseaux, sans arbres, sans verdures »215.
Sur la plage, pas un être vivant, pas de végétation, rien que quelques branches et troncs
d’arbres séchés que Pierre Loti compare à des « amas de grands vertèbres »216. Une absence
de vie déjà relevée en 1820 par le vicomte de Marcellus : « Quelques roseaux flétris, que le
Jourdain roule vers la mer, et que la mer, à son tour, rejette sur la rive. Quelques coquilles
argentées, et un rebord de sel là où le flot vient mourir »217. Par ailleurs, à l’égal de l’univers
chaotique de l’Arallu et du Shéol, la mer Morte semble obéir à sa propre logique, défiant
210
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 74.
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 226-227.
212
Ibid., p. 226.
213
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 348-349.
214
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., t. III, p. 134.
215
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 316.
216
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 116. On retrouve ces thèmes chez Eugène-Melchior de Vogüé : « Une
véritable tempête balaye le bassin, soulevant à grand’peine les flots pesants et flauques de l’étang de bitume, qui
roulent les uns sur les autres une écume terreuse et rejettent à nos pieds les troncs d’arbres apportés par le
Jourdain, calcinés et blanchis comme des squelettes végétaux » (Eugène-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine,
Mont Athos. Voyage au pays du passé, op. cit., p. 173).
217
Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, op. cit., t. II, p. 4647.
211
177
l’ordre et l’harmonie initiés par la création du monde218. C’est ainsi que les voyageurs se
plaignent du goût, anormalement amer selon certains, des eaux du lac. « Ses eaux plombées,
naphteuses et alourdies ne sont pas seulement insipides : elles ont encore une saveur
détestable ; et précipitamment, on rejette, avec des nausées, les quelques gouttes qu’on avait,
curieusement, portées à ses lèvres »219, clame J. de Beauregard. Louis Lortet observe :
« Lorsqu’on avale une gorgée de ce liquide, il semble que ce soit un mélange affreux de
sedlitz, d’eau de mer et d’huile de pétrole ! »220. L’homme et l’animal, nous apprend l’abbé
Vengeon, sont remués par un sentiment de confusion commune : « Je m’empresse de
descendre, et je plonge ma main dans ces eaux. Je succombe même à la fantaisie d’en porter
quelques gouttes à mes lèvres. Cette eau a un goût amer très-prononcé ; elle est épaisse
comme de l’huile, et j’ai de la peine à essuyer ma main. Ma pauvre monture, haletante de
chaleur et de soif, approche son museau ; mais il est vite retiré. Non, vraiment, les voyageurs
qui ont écrit sur cette contrée maudite n’en ont point exagéré la désolation »221. J. Foulhouze,
quant à elle, confère un caractère éminemment maudit à ces flots sulfureux : « Nous voulons
goûter de cette eau maudite ; elle brûle, quand on la boit, comme une liqueur corrosive,
composée qu’elle est, de soude, de chlore, de potasse et autres substances méphitiques »222. Il
en est de même de l’abbé Becq : « Ma curiosité me porta à goûter ces eaux maudites ; j’en
avalai une forte gorgée, mais j’en fus bien puni : impossible de définir la vive sensation de
l’horreur que j’éprouvai, ainsi que le dégoût et les nausées qui furent la suite de mon
imprudence »223. Dans un autre passage, l’abbé annonce que le simple contact avec l’eau de la
mer Morte est susceptible de provoquer d’infernales tortures : « Cette eau n’est pas seulement
horriblement salée, elle est amère, brûlante, et s’attache à la peau, sur laquelle elle laisse une
tâche livide »224. Un sentiment que semble partager Marius Bernard, qui parle de « peau
rougie et dévorée par des cuissons ardentes »225. Ou encore Jean-François-Théobald Forot :
Ce liquide s’attache tellement à la peau qu’il n’est pas possible de l’essuyer entièrement et
qu’il laisse des taches livides. J’avais interposé entre ma tête et mon chapeau le linge humide
que j’avais retiré du lac maudit, dans l’espoir de paralyser les rayons du soleil et de conserver
un peu de fraîcheur pendant une partie de la course ; mais, chose inconcevable, le linge restait
humide et me brûlait le front et les joues ; les gouttes qui en découlaient parfois, après avoir
218
À ce sujet, le R. P. de Damas écrit : « Quel problème est l’existence de cette mer, pour quiconque ne croit pas
en Dieu ! Toutes les lois de la nature y sont interverties » (Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p.
226).
219
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 226.
220
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 403.
221
Louis Vengeon, Souvenirs d’un pèlerin de Terre-Sainte en 1884, op. cit., p. 167.
222
J. Foulhouze, En pèlerinage. Rome, Terre-Sainte, Égypte et Provence, op. cit., p. 219.
223
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 75.
224
Ibid., p. 75.
225
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 89.
178
traversé ma respectable moustache, s’introduisaient dans ma bouche et m’arrachaient des cris
et des marques de réprobation qui excitaient l’hilarité de mes confrères. Obligé de fermer ma
bouche et de consigner ma langue pour éviter l’affreuse distillation, je ne pouvais prendre part
à leur joyeuse conversation226.
À tel point que même la baignade, qui offre généralement un moment de détente et de
fraîcheur à ceux qui parcourent les déserts de Palestine227, se présente ici sous la forme d’une
expérience inquiétante. « Si on y entre jusqu’aux genoux », observe Pierre Loti, « on a peine à
y marcher, tant elles sont pesantes ; on ne peut y plonger ni même y nager dans la position
ordinaire, mais on flotte à la surface comme une bouée de liège »228. Et Gabriel Charmes de
préciser : « Quand on a baigné dans la Mer-Morte, il faut aller se baigner dans le Jourdain
pour faire tomber les efflorescences de sel dont on est couvert »229. Faut-il voir dans cet
espace étrange et inhospitalier aux hommes le signe de la justice divine ? Plusieurs voyageurs,
comme l’abbé Becq, le disent : « Justice de mon Dieu ! partout vous êtes redoutable, ici vous
êtes effrayante ! La justice de Dieu ! elle poursuit le péché partout où elle le trouve »230. Pour
Jean-Jacques Bourassé, la chaleur accablante ne peut qu’inspirer des pensées plus spirituelles
bercées par les souvenirs de Sodome et Gomorrhe : « L’air est embrasé : pas un nuage ne
rafraîchit l’atmosphère. La chaleur, en augmentant le malaise qu’on éprouve, ajoute encore
aux pénibles impressions que ce spectacle produit dans l’âme. C’est bien là cette mer maudite,
le théâtre des vengeances de Dieu sur des villes criminelles »231. Ce que reprend Amédée de
Damas : « C’est bien la réalisation de la parole du prophète : Jéhova répandra sur tes terres, au
lieu de la pluie, du sable et de la poussière. Il en tombera du ciel sur toi jusqu’à ce que tu sois
détruit »232. Ou encore l’abbé Lafargue, curé de Saint-Médard-en-Jalles : « Des villes
coupables, des villes de joie gisent sous ce cristal lourd et trompeur. Elles abusèrent de la vie.
La vie s’est retirée, non seulement de leurs cadavres pétrifiés, mais encore du liquide ossuaire
qui les recouvre »233. Enfin, Baptistin Poujoulat s’interroge : « Pourquoi le Seigneur a-t-il
ainsi traité ce pays ? d’où vient qu’il a fait éclater sa fureur avec tant de violence ? »234.
226
Jean-François-Théobald Forot, Pèlerinage aux deux Jérusalem, ou Abrégé des lettres d’un pèlerin de la Terre
sainte à sa grandeur Mgr l’évêque de Marseille, op. cit., p. 267-270.
227
Voir, entre autres : Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 94 ; Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont, duc de
Raguse, Voyage du Maréchal duc de Raguse en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en
Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff, à Constantinople, dans quelques parties de l’Asie-mineure, en Syrie,
en Palestine et en Égypte. 1834-1835, op. cit., t. III, p. 10 ; Eusèbe de Salle, Pérégrinations en Orient, op. cit., t.
I, p. 357.
228
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 116.
229
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 203.
230
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 74.
231
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 349.
232
Amédée de Damas, En Orient. La Judée, op. cit., p. 225.
233
A.-J. Lafargue, En Terre Sainte. Journal d’un pèlerin, op. cit., p. 232.
234
Baptistin Poujoulat, Voyage dans l’Asie mineure, en Mésopotamie, à Palmyre, en Syrie, en Palestine et en
Égypte, op. cit., t. II, p. 468.
179
Question à laquelle il s’empresse de répondre : « Et on leur répondra : Le cri des iniquités de
Sodome et de Gomorrhe était monté jusqu’à son comble, et Jéhova fit descendre du ciel sur
ces villes maudites une pluie de soufre et de feu. C’est ainsi que la belle et fertile vallée de
Siddin fut changée en un désert affreux »235. Dès lors, les voyageurs sont naturellement
amenés à voir ou plutôt à s’imaginer les débris des villes pécheresses, à leurs yeux
responsables de l’état d’extrême désolation dans lequel sommeille le bassin de la mer Morte.
« Plusieurs voyageurs, entre autres Troïlo et d’Arvieux, disent avoir remarqué des débris des
murailles et de palais dans les eaux de la mer Morte »236, écrit Chateaubriand. Et il déclare :
« […] je ne sais s’ils existent encore, je ne les ai point vus ; mais comme le lac s’élève ou se
retire selon les saisons, il peut cacher ou découvrir tour à tour les squelettes des villes
reprouvées »237. Le comte de Forbin est plus affirmatif que son illustre prédécesseur, sans
toutefois fournir au lecteur des repères topographiques précises : « Cherchant sur le rivage de
la mer Morte les vestiges des villes coupables, je vis en effet des restes de murailles, ceux
d’une haute tour et quelques colonnes »238. Quant à Pierre Loti, il préfère se montrer plus
prudent en plaçant les ruines dans les eaux profondes du lac, « inaccessibles aux plongeurs
par leur densité même »239.
On a vu que l’antique terre des morts ne traçait pas une ligne claire entre les damnés et
les élus ; l’Arallu et le Shéol restent, pour reprendre les mots de Georges Minois, « le pays de
l’oubli et du silence, où s’entassent définitivement, génération après génération, les bons et les
méchants »240. Or, la mer Morte et la vallée du Jourdain telles qu’elles sont représentées par
les voyageurs du XIXe siècle proposent justement ce mélange subtil d’enfer et de paradis.
Considérons, pour commencer, le cas de Louis Énault. Arrivé dans la plaine du Jourdain, il
établit nettement la distinction entre, à sa droite, les montagnes de Judée, qu’il vient de
franchir et qu’il dit être « d’un bleu sombre et d’un profil sévère »241, et, en face de lui, les
montagnes de Moab, « d’un mouvement plus doux et d’une blancheur éclatante »242. Entre ces
deux extrêmes, se trouve la mer Morte. Faut-il pour autant s’attendre à voir apparaître une
description éminemment négative, celle d’un « lac maudit »243, comme Louis Énault
235
Ibid., p. 468-469.
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 322.
237
Ibid., p. 322.
238
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 229.
239
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 115.
240
Georges Minois, Histoire des enfers, op. cit., p. 60.
241
Louis Enault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 281.
242
Ibid., p. 281.
243
Ibid., p. 281.
236
180
l’annonce à première vue, source intarissable des « exhalaisons bitumineuses »244, rappelant
des « souvenirs de vengeance »245 ? C’est alors que le narrateur, aidé par les lueurs du jour
naissant, parvient à déceler de la beauté – une sorte de symphonie de couleurs et de
battements – dans cet apparent théâtre de colère céleste :
À mesure que le soleil montait dans le ciel, son azur prenait des teintes plus ardentes et plus
changeantes ; presque brunes sous les monts Moab, blanches et nacrées au milieu, vertes
comme l’aigue-marine, dans les golfes et à l’ombre des montagnes de Juda. De temps en
temps une vapeur saline s’élevait comme un nuage d’argent, puis s’arrêtait, irrésolue – comme
l’oiseau qui plane, étendant ses ailes immobiles – puis un souffle de vent roulait ses flocons
pressés et les chassait vers les montagnes, et la face de la mer reparaissait, unie et
resplendissante246.
Aucune notation négative dans cette description. Et de continuer : « J’aime les lacs, coupes
profondes de la nature, offertes à toutes les lèvres altérées. […] Mais aucun ne vaut pour moi
ce beau lac de la Judée, que les Grecs appellent le lac Asphaltite, les Arabes, la mer de Loth,
et Moïse, la mer Morte »247. Pour Louis Énault, la mer Morte n’est pas seulement le signe
d’opprobre, mais également d’amour, de pardon, de renaissance. C’est le lieu de la rencontre
avec la miséricorde infinie de Dieu dans la solitude. Certes, la vallée du Jourdain demeure cet
environnement hostile, écrasé par la chaleur248 ; mais au-delà de l’image effrayante de la
Pentapole, Louis Énault annonce une reprise de l’amour divin :
244
Ibid., p. 282.
Ibid., p. 282.
246
Ibid., p. 282. Semblablement, dans les Terres mortes d’André Chevrillon, c’est comme si les monts de Judée
quittaient leurs couleurs de deuil et de désolation grâce aux premiers rayons du soleil : « Et lentement, dans la
grande onde claire, un peu d’or commence à se dissoudre ; il nage dans l’espace cet or, il tressaille, il vit, et sur
sa profondeur le profil de la falaise se déploie en grand écran, cependant qu’à l’Occident, de l’autre côté de la
longue plaine stérile, frappées en face par le jour, les arêtes sèches des monts de Judée se teignent de rose, d’un
rose lumineux qui se met à descendre comme si l’on tirait doucement les voiles de la nuit, comme s’ils tombaient
très lentement, découvrant peu à peu la muraille de roc et de sable avec ses angles, ses pointes claires, ses creux
d’ombres bleutées. Et c’est le jour » (André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 230-231).
La princesse Christina Belgiojoso-Trivulzio se sert du brouillard et des lueurs du matin pour valoriser la mer
Morte, ou du moins atténuer sa dureté : « Lorsque les premières clartés de l’aube percèrent le brouillard, nous
étions sur les dernières hauteurs qui ferment du côté du nord la plaine du Jourdain. Des nuages moutonnants qui
me rappelaient certaines images de l’Écriture roulaient à nos pieds sur la plaine, nous en cachant quelques
parties, tandis que la mer Morte brillait dans le lointain comme un sombre joyau. Dans les profondeurs sur notre
droite, le brouillard ne formait que des taches transparentes sur les objets les plus éloignés, et sur le dernier plan
que nos regards pouvaient atteindre, nous apercevions un ruban vert serpentant à travers les sables arides ; plus
loin encore les montagnes bleues de Moab se dessinaient légèrement sur le fond du tableau. C’était un beau
tableau ; – d’autant plus beau qu’il était plus voilé, et ne présentait par ces lignes saillantes et dures, ces contours
nets, et pour ainsi dire découpés qui constituent pour l’ordinaire le caractère des paysages d’Arabie » (Christina
Belgiojoso-Trivulzio, princesse de, Asie mineure et Syrie. Souvenirs de voyages, op. cit., .p. 240).
247
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 282-283.
248
À plusieurs reprises, Louis Énault mentionne la chaleur extrême de la région et les effets néfastes des
exhalaisons bitumeuses. L’extrait suivant n’est qu’un exemple parmi d’autres : « Quand le soleil de midi darde
du zénith ses rayons à pic, le voisinage de la mer Morte devient intolérable pour une organisation européenne.
L’air s’embrase ; vous ne sentez pas une haleine de vent ; les vapeurs flottantes se dissipent : la mer étincelle
comme un miroir ardent, les concavités des montagnes rassemblent et renvoient les rayons comme le foyer d’une
ellipse, les exhalaisons salines brûlent la peau, dessèchent la gorge et piquent la paupière comme un faisceau
245
181
Mais nous ne retrouvâmes plus le même caractère de sombre désolation qui nous avait frappés
sur les montagnes. La nature, éternelle jeunesse, mêlait un frais sourire à ses larmes brûlantes,
comme si déjà, dans la pensée de Dieu, approchait l’heure du pardon. À cinq cents pas de la
mer, nous trouvâmes une oasis de roseaux, dont les pieds humides absorbaient l’eau d’une
source qui se répandait entre leurs racines, comme par les canaux souterrains d’un drainage
invisible : on devinait l’eau à la molle fraîcheur du feuillage, sans toutefois que les lèvres
avides la pussent rencontrer249.
Ainsi, le voisinage de la mer Morte n’est pas uniquement associé à l’idée de sécheresse ou de
désolation. Plutôt qu’un dépouillement définitif, le châtiment céleste s’apparente à un
déshabillage provisoire, réversible. L’espoir subsiste d’une réconciliation entre Dieu et les
hommes. En atteste la présence, à quelques pas seulement de l’Eau mortelle, de cette oasis,
qui évoque la sérénité et le calme d’un paradis terrestre et dont la nature inconnue de ses
plantes nous transporte jusqu’aux origines de la création, jusqu’aux temps où Adam découvrit
le monde qui s’offrait à lui et reçut l’ordre de Dieu de nommer les choses (Genèse 2 : 1920)250 :
Entre les joncs, et se balançant d’un tronc à l’autre sur les cimes flottantes, poussaient au
hasard les vanilles sauvages, dont le parfum vous enivre, et toutes ces familles inconnues des
orchidées de l’Inde, nouvelle révélation de la nature aux yeux surpris de l’Européen. À
l’approche de ces plantes tout vous saisit, parce que tout en elles est étrange. On n’a respiré
nulle part les senteurs qui s’en exhalent. Rien dans leurs formes ne rappelle les fleurs de nos
climats. Les unes retombent en grappes accablées, les autres s’élancent avec légèreté : elles
ont des ailes. Celle-ci se retourne vers le sol ; celle-là cherche le ciel. Il en est qui tendent dans
l’espace leurs longs bras, comme pour rejoindre des sœurs invisibles ; tantôt c’est un filament
ténu, tantôt une gerbe abondante. Il en est qui s’entr’ouvrent en calices, et dont les bords
déchiquetés se contournent en volutes impossibles ; d’autres jettent çà et là leurs pattes
maigres et crochues, comme des araignées gigantesques ; tantôt vous croiriez voir un papillon
qui dort immobile sur le sein d’une rose, étendant ses ailes diaprées ; tantôt un bouton d’or qui
tremble au bout d’un fil imperceptible251.
Il est à souligner que le désert n’apparaît pas ici comme un « monde précédant l’humain »252,
puisque, dans une sorte d’appropriation de cet espace paradisiaque, le narrateur endosse le
rôle d’Adam en nommant les plantes qui l’entourent. En d’autres termes, l’oasis sur les bords
de la mer Morte renvoie davantage à l’apparition de l’être humain sur la terre qu’à un temps
d’aiguilles invisibles : les lèvres arides se gercent et se retirent ; le regard errant va du lac à la montagne, et ne
trouvant partout que du feu, l’œil ébloui ne sait plus où se poser » (Ibid., p. 291). Tout se passe comme si le
narrateur tombait dans l’enfer des souffrances incessantes.
249
Ibid., p. 283.
250
C’est dans cette perspective qu’Alain Buisine parle de retrouvailles avec l’Origine dans une région qui seule
semble avoir résisté à l’avancée de la civilisation industrielle : Alain Buisine, « Vertiges de l’indifférenciation »,
Études françaises, 1990, 26, 1, p. 53.
251
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 283-284.
252
Rachel Bouvet, « Laissez-passer pour Le désert de Loti: de la relecture aux frontières de l’altérité et de
l’illisible », Études françaises, 2004, 40, 1, p. 167. À ce sujet voir également : Jean-Claude Berchet, « Un marin
dans le désert : Pierre Loti 1984 », L’Exotisme. Actes du colloque de Saint-Denis de la Réunion dirigé par Alain
Buisine, Norbert Dodille et Claude Duchet (7-11 mars 1988), op. cit., p. 315.
182
d’avant la création, d’où l’homme est exclu. Mais l’ombre du mal se cache sous la richesse
vierge de ce jardin d’Éden. En prenant la forme du serpent tentateur (Genèse 3 : 1-15)253, une
plante préserve la corruption du péché originel : « Quelquefois encore, c’est une tête de
serpent, se dressant au bout d’un long corps annelé, qui semble ramper dans l’air avec mille
replis tortueux »254. En ce qui concerne le parfum enivrant des vanilles sauvages, il contient,
lui aussi, une part de noirceur : « On était comme oppressé sous le poids d’une atmosphère
embrasée et lourde, que le parfum des plantes eût bientôt rendue mortelle. Ce n’est pas le
caractère habituel de la chaleur en Orient. […] Cette oasis, si fraîche et si charmante à l’œil,
devenait bientôt un supplice ajouté aux autres, et plus intolérable qu’eux »255. On retrouve ces
images dans Le Désert de Pierre Loti. Au moment de s’engager dans l’Ouad-el-Aïn (« vallée
de la Fontaine »), au nord du golfe d’Akabah, l’auteur d’Aziyadé et ses compagnons décident
de camper pendant la journée près d’une oasis. Le narrateur utilise une terminologie
paradisiaque très diversifiée pour décrire cet « Éden, caché dans les granits du désert »256. Il
écrit : « Au plus creux de la vallée, coule une eau vive et claire, […] Elle court, l’eau rare,
l’eau précieuse, tantôt dissimulée aux derniers replis roses des bassins, tantôt s’épanchant sur
sa route en petits marécages sablonneux où croissent les roseaux, les tamarins et les palmiers
superbes éployés en panaches bleus »257. Pour capter davantage les principaux traits de son
modèle biblique, cet écrin de verdure est surmonté d’un ciel « d’une limpidité de cristal,
comme un ciel d’Éden doit être »258. Une sorte de Présence divine y serait également en
œuvre, se manifestant dans les « reflets de soleil » qui « se glissent et viennent danser par
places au fil de l’eau remuée »259. Dans l’oasis de l’Ouad-el-Aïn, il existe aussi une complicité
profonde entre l’homme et l’animal, qui rappelle la cohabitation antédiluvienne entre les deux
espèces : « Dans un bassin profond aux parois adoucies, qui semble quelque somptueux
253
Il importe de noter que le serpent est le premier animal créé par Dieu que l’Ancien Testament décrit en
détail : « Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l’Éternel Dieu avait faits » (Genèse
3 : 1). Le but de ce passage est de montrer, qu’à l’instar des taninim (Genèse 1 : 21), le serpent est consubstantiel
à la création du monde et n’est, par conséquent, pas une entité divine indépendante, qui aurait lutté contre Dieu
sur un pied d’égalité, tel que suggéré par le prophète Isaïe : « En ce jour-là, l’Éternel visitera de son épée, dure et
grande et forte, le Léviathan, serpent fuyard [en hébreu, nahach bariach, auquel Pierre Loti fait allusion], le
Léviathan, serpent tortueux ; et il tuera le monstre qui est dans la mer » (Isaïe 27 : 1). Voir : Hagai Dagan,
Jewish Mythology, op. cit., p. 76-78 ; Avigdor Shinam et Yair Zakovitch, That’s Not What the Good Book Says,
Tel-Aviv, Miksal-Yedioth Ahronoth Books and Chemed Books, 2004, p. 29-34
254
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p 284.
255
Ibid., p. 285.
256
Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 93.
257
Ibid., p. 93. Cf. le chapitre 2 de la Genèse, verset 10 : « Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin, et de
là il se divisait en quatre bras ».
258
Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 93.
259
Ibid., p. 94. Cf. le chapitre 1 de la Genèse, verset 2: « La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à
la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux », ainsi que le chapitre 3, verset 8 :
« Alors ils entendirent la voix de l’Éternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l’homme et sa femme se
cachèrent loin de la face de l’Éternel Dieu, au milieu des arbres du jardin ».
183
sarcophage de roi, j’arrête ma promenade pour me baigner ; alors, levant les yeux, j’aperçois
de grandes bêtes à tournure antédiluvienne, penchées tout au bord des escarpements d’en haut
et me regardant, le cou tendu, d’un air d’intime connaissance »260. Tel le premier couple,
géniteur de l’humanité, les membres de la caravane se promènent dans le jardin en toute
simplicité, sans ambiguïté, affranchis des contraintes vestimentaires imposées : « Dans
l’oasis, on peut circuler partout en babouches légères ou pieds nus »261. Enfin, à l’image
d’Éden, l’oasis se présente comme un endroit où la vie est des plus agréables, où poussent en
abondance arbres et fleurs et où l’homme ne doit craindre ni intempéries, ni douleurs, ni
maladies : « Du reste, dans cette contrée du monde où sont inconnues la pluie, la fumée, la
poussière et la sueur, on ne salit jamais ses vêtements ; on peut n’importe où marcher ou
s’étendre sur le sol sec et propre, sans tacher les longs voiles de laine blanche dont on
s’habille […] Il y a une paix spéciale, une incomparable paix dans cette oasis non profanée,
que de tous côtés l’immense désert mort environne et protège »262. Néanmoins, comme tout
paradis possède également son quartier diabolique, l’ambiance de paix qui règne dans l’oasis
est soudain perturbée par l’apparition d’un serpent, troisième personnage du drame de
l’humanité : « Un seul moment d’agitation dans la journée – à propos d’un serpent de grande
taille qui s’est montré dans un palmier. Nos Bédouins, qui l’ont vu autrement que nous,
affirment qu’il avait deux têtes, que par conséquent c’était Barkil, roi des serpents, et qu’il est
nécessaire de le tuer »263.
Revenons au bassin de la mer Morte. Dans plusieurs relations en Terre sainte, le
Jourdain, qui se jette dans la mer Morte, est perçu comme l’antithèse par excellence de l’Eau
mortelle. Cette conception est, en premier lieu, purement esthétique : parcourant la plaine
aride depuis la mer Morte, le voyageur ne peut qu’être frappé par le contraste entre cette
dernière et le fleuve sacré, niché au cœur d’une végétation luxuriante. C’est dans cette
perspective que Félicien de Saulcy décrit sa première vision du Jourdain : « À l’instant même
260
Le Désert, op. cit., p. 94. Cf. le chapitre 2 de la Genèse, versets 19-20 : « L’Éternel Dieu forma de la terre
tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l’homme, pour voir comment il les
appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l’homme. Et l’homme donna des noms à
tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs ; mais, pour l’homme, il ne trouva point
d’aide semblable à lui ».
261
Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 94. Cf. le chapitre 2 de la Genèse, verset 25 : « L’homme et sa femme
étaient tous deux nus, et ils n’en avaient point honte ». Ce n’est qu’après avoir goûté au fruit de l’arbre de la
connaissance du bien et du mal, peu de temps avant leur expulsion du paradis, qu’Adam et Ève se
confectionnèrent des ceintures : « Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et
ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures » (Genèse 3 : 7).
262
Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 94. À mettre en parallèle avec le livre de la Genèse qui dit que l’homme ne
devint mortel, forcé de labourer la terre pour assurer sa survivance et celle de son espèce, qu’à son expulsion
d’Éden (Genèse 3 : 16-19).
263
Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 95.
184
la fraîcheur disparaît, et l’on sent déjà poindre l’atroce chaleur qui, de la plaine de Jéricho, fait
un enfer pendant dix mois de l’année ; […] Puis, tout à coup, en débouchant d’une de ces
ravines tourmentées, on se trouve en face d’une belle muraille de verdure que traversent
quelques sentiers tortueux »264. Il continue : « C’est un fourré inextricable et dont la vue est
délicieuse, mais dont le parcours est fort difficile. Puis, tout à coup, on arrive face au
Jourdain, dont les eaux jaunes courent avec une grande vitesse. Sur l’autre rive, la forêt
recommence ; elle a l’air de s’étendre à une profondeur immense »265. Même étonnement chez
l’abbé Becq, tandis que la désolation de la plaine cède progressivement la place à des taches
éparses de verdure : « Cependant la plaine paraît moins aride ; des buissons plus touffus et
plus élevés, une verdure plus animée annoncent le voisinage du fleuve. Bientôt j’aperçois, à
travers des saules épais et des arbrisseaux presque partout impénétrables, une eau jaunâtre et
très-abondante qui coule avec une grande rapidité. C’est le Jourdain ! »266. Ce qui permet à
l’abbé de considérer la question de l’équilibre fragile entre la vie (assimilée au Jourdain) et la
mort (identifiée avec la mer Morte) : « Quel changement subit s’est opéré dans la nature ! Ici
la bénédiction, là tout à côté la malédiction ; ici la douceur, la bonté, là tout près la colère, la
justice ; ici la vie, là à deux pas la mort ! »267. Une opposition manichéenne qui n’échappe pas
à Félix Bovet : « Ce cours du Jourdain est un ruban vert au milieu du désert, une route bénie
et fleurie à travers des lieux desséchés et maudits »268. Pour Léonie de Bazelaire, le doute
n’est pas de mise devant un si bel hommage à la vie, séparé par quelques lieues seulement de
la mort absolue ; le Jourdain ne pourrait être que le paradis terrestre, ou du moins le lieu qui
s’en approche le plus : « Ici la fraîcheur et la fertilité qui entourent ce beau fleuve l’ont fait
appeler l’Éden de la Palestine »269. Le frère Liévin de Hamme se fait l’écho de cette
264
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Souvenirs d’un voyage en Terre sainte, op. cit., p. 148.
Ibid., p. 149.
266
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 74.
267
Ibid., p. 72. Notons que J. de Beauregard fait également référence à la dualité vie/mort : « La mer Morte
justifie donc bien le triste nom qu’elle porte : elle donne, bien totalement, une impression de mort ; et l’on s’en
éloigne, presque joyeux, pour remonter vers le nord-est, aux rives du Jourdain, qui est, lui du moins, un fleuve de
vie » (J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 226-227).
268
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 258.
269
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 129. Il convient de préciser que le débat concernant
la localisation du paradis terrestre en Syro-Palestine est antérieur au XIXe siècle. En effet, dès le XVIe siècle,
certains courants catholiques et protestants plaçaient le jardin d’Éden en Terre sainte, et plus particulièrement
dans la vallée du Jourdain. En témoignent les travaux de Michel Servet, Matthieu Beroalde, Isaac de La Peyrère,
Pierre-Daniel Huet, Nicolas Abram, frère Eugène Roger, le P. Jean Hardouin, le R. P. Isaac-Joseph de Berruyer,
etc. À ce sujet, on peut se reporter à l’ouvrage de Jean Delumeau, Une histoire du paradis, Paris, Fayard, 1992, t.
I, Le jardin des délices, p. 222-226. Pour ne citer qu’un exemple, dans l’Histoire du peuple de Dieu (1728),
Isaac-Joseph de Berruyer (1680-1758) présente le Jourdain comme le fleuve biblique qui arrosait le jardin
d’Éden avant le Déluge : « Au nord de la Palestine sortait une source abondante des plus belles et meilleures
eaux du monde qui, serpentant dans les plaines voisines, suffisaient à fertiliser le pays et formaient ensuite un
grand lac appelé le lac de Genesar […] C’est là que les eaux, reprenant leur course dans les campagnes,
formaient le fleuve du Jourdain. Ce beau fleuve arrosait tout le pays par différents détours et suppléait aux pluies
qui ne tombèrent point jusqu’au Déluge. Ses vapeurs fécondes et réglées faisaient de toutes ses campagnes
265
185
conclusion dans son Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques : « Les environs du
Jourdain sont l’Éden de la Palestine : en tout temps il y a de la verdure et des oiseaux, qui, par
leur chant et par leur ramage vous recréent en toute saisons ; en un mot un printemps éternel y
règne »270. S’ensuivent de nombreuses descriptions de la nature riche et éclatante qui entoure
le fleuve, chacune ne faisant que trancher un peu plus avec l’aridité de la Pentapole de la mer
Morte271. Nous ne citerons que quelques exemples. « Des lianes aux larges feuilles », se
réjouit Valérie de Gasparin, « s’entrelacent à toutes les branches, passent d’une cime à l’autre,
pendent en longues tresses mêlées avec les rameaux du peuplier ; des roseaux immenses
trempent leur pied dans les belles eaux et balancent leurs aigrettes argentées le long du
fleuve ; les oiseaux chantent sous l’épaisseur du bois »272. On voit ici que la comtesse prend
soin de mentionner tous les éléments dont la mer Morte est dépourvue : des plantes diverses,
une eau riante et la mélodie des oiseaux. Léonie de Bazelaire chante les louanges du Jourdain
et de la fertilité de ses vergers, qu’elle met en parallèle avec le doux paysage des bords de la
Marne : « Une végétation luxuriante, dans laquelle ramagent d’innombrables oiseaux, se
déploie autour du fleuve ; les légers feuillages frissonnent sous la brise, des arbres presque
semblables aux nôtres trempent leurs branches dans l’onde et mêlent leurs tons dorés à
l’argent des oliviers et des saules ; on se croirait presque transportés sur les bords de la
Marne »273. Lamartine, lui aussi, trace le portrait d’une nature généreuse et colorée : « […] ce
étendues à ses deux rives, à l’Orient jusqu’à l’Euphrate et à l’Occident jusqu’à la Méditerranée, que les Hébreux
nomment la grande mer, le plus beau, le plus sain et le plus fertile pays du monde, auquel on donna pour cette
raison le nom d’Éden ou terre de volupté » (cité dans Jean Delumeau, Ibid., p. 225).
270
Liévin de Hamme, Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques, op. cit., p. 357.
271
Les descriptions que certains voyageurs donnent de l’oasis d’Engadi, située sur les bords de la mer Morte, et
de l’antique source de l’Ain-es-Sultan (connue aussi sous le nom de la fontaine d’Élisée), qui jaillit au pied d’une
chaîne de collines, à environ trois kilomètres au nord-ouest de l’actuelle ville de Jéricho, font appel aux mêmes
images pour évoquer une sorte de paradis terrestre à la végétation dense et fleurie. « Pour la première fois », écrit
Saulcy sur d’Engadi, « j’admire une végétation dont je n’avais aucune idée. Des gommiers, des asclepias, des
solanum gigantesques, des althea et des roseaux forment une magnifique oasis dans laquelle gazouillent une
foule de petits oiseaux. La source est à deux pas : elle est un peu chaude, et son eau limpide a un goût délicieux »
(Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques, exécuté
de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 176). Semblablement, Édouard Schuré note à propos de la source
d’Élisée : « De vastes champs de fleurs émaillent l’herbe foisonnante, en bouquets drus, en gerbes épanouies.
Les marguerites jaunes succèdent aux marguerites blanches. De frêles corolles rosées à quatre pétales alternent
avec les larges anémones rouges et les calices d’or en gueules de loup. Et cette flore merveilleuse, opulente,
parfumée, se prolonge en guérets infinis ; […] Des herbes et des fleurs, des oiseaux, des abeilles se dégage une
mélodie exquise et merveilleuse, un hymne d’amour qui semble murmurer : Printemps du désert… Éden ! Éden !
Joie première et sans mélange ! Paix et volupté de l’innocence ! » (Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient, op.
cit., p. 394). Dans un autre passage, il ajoute sur le même ton : « Et soudain, on entre comme par magie dans un
paradis biblique, dans un jardin sauvage où respirent la pureté et la joie édéniques » (Ibid., p. 393).
272
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 284-285.
273
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 131. Léon de Laborde, lui aussi, assimile les
voisinages du Jourdain aux paysages de la France : « Ici comme partout en Orient, l’eau est l’enchanteur qui
transforme la nature ou qui plutôt lui donne le pouvoir de s’embellir. Rien de plus verdoyant, de mieux boisé, de
moins oriental, de plus français, que ces bords du fleuve saint » (Simon-Joseph-Léon-Emmanuel, marquis de
Laborde, Voyage de la Syrie par Alexandre de Laborde, Becker, Hall et Léon de Laborde, Paris Firmin Didot,
1837, p. 91).
186
n’était partout que pelouses du plus beau vert, où croissaient çà et là des touffes de joncs en
fleurs, et des plantes bulbeuses dont les larges et éclatantes corolles semaient d’étoiles de
toutes couleurs les gazons et le pied des arbres »274. Les environs du Jourdain, explique
Lamartine, offrent un spectacle unique, car la végétation peut y croître en toute liberté, sans
avoir à craindre la main de l’homme, ce qui donne l’impression de se promener dans une forêt
enchantée dont les arbres se succèdent jusqu’à l’infini :
[…] de grands peupliers de Perse, aux légers feuillages, non pas s’élevant en pyramides,
comme nos peupliers taillés, mais jetant librement, de tous côtés, leurs membres nerveux
comme ceux des chênes, et dont l’écorce, lisse et blanche, brillait aux rayons mobiles du soleil
du matin ; des forêts de saules de toute espèce, et de grands osiers, tellement touffus, qu’il
était impossible d’y pénétrer, tant les arbres étaient pressés, et tant les innombrables lianes, qui
serpentaient à leurs pieds et se tressaient d’une tige à l’autre, formaient entre eux un
inextricable réseau. Ces forêts s’étendaient à perte de vue, des deux côtés, et sur les deux rives
du fleuve275.
Dans le même esprit, Pierre Loti évoque une flore aussi variée qu’insolite, comportant « des
saules, des coudriers, des tamarisques, de grands roseaux emmêlés en jungle »276. Pour
certains voyageurs, une telle marque d’abondance est indissociable de la sanctification des
eaux du Jourdain par le baptême du Christ. Vu sous cet angle, la mer Morte est perçue comme
le symbole de la punition du « Dieu vengeur » de l’Ancien Testament, tandis que le Jourdain
est célébré dans le cadre de la dévotion au « Dieu de l’amour et de la paix » du Nouveau
Testament. Arrivée à la mer Morte, Léonie de Bazelaire considère celle-ci comme « la coupe
de la colère divine versée sur les villes coupables »277. Une page plus loin, elle précise :
« Dieu, qui a châtié l’Égypte entière par dix plaies effrayantes, a pu faire tomber une pluie de
feu et de soufre sur cinq villes criminelles. Lui qui a facilement creusé l’abîme des mers
pouvait ensevelir sous un tombeau liquide et impénétrable les victimes de sa juste colère »278.
Face à cette région châtiée par « un Dieu terrible : Jéhovah ! L’Éternel des armées ! »279, il y a
le Jourdain : « Que de choses merveilleuses à raconter de ces rives sacrées ! C’est ici même,
au milieu de cette verdure argentée, que Notre-Seigneur fut baptisé. […] Ce jour-là les eaux
furent sanctifiées : le Jourdain, jusqu’alors fleuve simplement célèbre, devint fleuve
sacré »280. Alors que la mer Morte inspire aux voyageurs des sentiments de peur et
d’infériorité, le Jourdain, s’érigeant comme l’emblème du message christique, apporte une
274
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 321.
Ibid., p. 321.
276
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 117.
277
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 132.
278
Ibid., p. 133.
279
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 24.
280
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 130.
275
187
touche de miséricorde et de gaieté. Valérie de Gasparin écrit : « Que cela est beau ! Merci,
mon Dieu, de nous avoir permis de contempler ton fleuve, d’en rassasier nos yeux, d’y
tremper nos fronts et nos mains. Près d’ici, un peu plus haut, ces eaux baignèrent Jésus ; il
s’avançait sous des ombrages pareils, quand le Précurseur s’écria : Voici venir l’Agneau de
Dieu, qui ôte les péchés du monde »281. Notations positives également chez Chateaubriand :
« Non seulement ce fleuve me rappelait une antiquité fameuse et un des plus beaux noms que
jamais la plus belle poésie ait confiés à la mémoire des hommes, mais ses rives m’offraient
encore le théâtre des miracles de ma religion »282. Le duc de Raguse, quant à lui, parle d’une
véritable renaissance par la grâce des eaux du Jourdain, non seulement d’une contrée
autrement accidentée et désertique, mais aussi et surtout de sa propre personne, dans une sorte
de nouveau baptême :
Arrivé sur les bords de ce fleuve, témoin de tant de saints prodiges, je me plongeai dans ses
eaux. Il me semblait qu’en touchant cette terre sacrée, berceau de notre croyance ; de cette
religion sublime qui rendit à l’homme sa dignité première, que l’abus de la force lui avait
enlevée ; qui donna des droits à la faiblesse et lui assura une protection efficace ; plaça
l’humanité dans une région supérieure et lui promit de hautes récompenses ; adoucit ses
souffrances, en les sanctifiant ; de cette religion qui fut enfin le principe de la civilisation
moderne ; il me semblait, dis-je, qu’en ce moment je commençais une nouvelle vie283.
Le comte de Chambord procède, lui aussi, à un second baptême dans le Jourdain : « Après la
messe nous nous plongeons tous dans le Jourdain avec délices. Jamais je n’ai pris un bain plus
agréable. Là au lieu où N. S. fut baptisé par saint Jean, je renouvelai avec ferveur les vœux de
mon baptême »284. Gabriel Charmes, enfin, présente le fleuve sacré comme le reflet de
l’histoire mouvementée du christianisme : « Les flots bourbeux que j’avais sous les yeux
avaient servi de baptême du Christ, et c’est dans cette onde impure que le christianisme
naissant avait été trempé. Malgré moi, je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’il lui était
resté quelque chose de cette origine »285. À l’instar du Jourdain qui, prenant sa source dans les
contreforts du mont Hermon, traverse le lac de Tibériade, arrosant et fertilisant la Galilée,
avant de se jeter dans la mer Morte, la religion chrétienne, née en Terre sainte, répand la
Parole du Christ dans le monde. Mais, toujours comme le cours tumultueux du Jourdain,
explique le narrateur, le christianisme ne parvient pas à préserver sa pureté d’origine et doit
281
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 285.
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 325.
283
Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont, duc de Raguse, Voyage du Maréchal duc de Raguse en
Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff, à
Constantinople, dans quelques parties de l’Asie-mineure, en Syrie, en Palestine et en Égypte. 1834-1835, op.
cit., t. III, p. 10.
284
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 204.
285
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 205.
282
188
constamment affronter de nouveaux obstacles : « Hélas ! ne se mêle-t-il pas un peu de boue
aux plus belles croyances, aux plus nobles créations ? Il n’y a pas d’idée qui n’ait son revers,
pas d’institution qui n’ait ses faiblesses ! Je venais de voir à Jérusalem des effets admirables
de la foi chrétienne ; mais, à côté, que de petitesse ! quel paganisme ! quelles discordes ! […]
Rien n’est donc parfait sur la terre ; rien de ce que crée l’homme ne satisfait l’idéal qu’il porte
dans son cœur »286. Intéressante critique qui suggère que le Jourdain est, lui aussi, marqué par
le dualisme manichéen. C’est ce que nous voudrions brièvement montrer à travers les
exemples ci-dessous. Tout d’abord, les rives fleuries du fleuve recèlent un danger majeur : la
présence d’animaux sauvages et de brigands. En atteste, notamment, le Journal de Voyage en
Orient (1984) du comte de Chambord : « Souvent ces buissons épais, qui abritent un assez
grand nombre de bêtes sauvages, sont habités par des arabes maraudeurs et il n’est pas bon de
trop s’aventurer au loin »287. Et de commenter : « Les escortes ne laissent pas non plus rester
très longtemps dans cet endroit, parce que si les Arabes de l’autre rive étaient prévenus de la
présence de voyageurs ils viendraient en nombre pour les piller »288. Deuxièmement,
contrairement à ce que laisse croire son apparence, le Jourdain forme une alternance de
courants changeants et rapides, rendant difficile toute tentative de baignade. « Le courant est
si rapide », observe le comte de Chambord, « qu’on est obligé de s’asseoir pour ne pas être
entraîné. Il aurait été facile de passer sur l’autre bord ; mais de crainte d’accidents, qui sont
souvent causés par les tourbillons et par les racines des arbres, j’empêche mes compagnons de
l’essayer »289. De même, si le Jourdain est pour Félix Bovet « un ruban vert au milieu du
désert, une route bénie et fleurie à travers des lieux desséchés et maudits »290, il est également
à ses yeux un lieu d’épreuves et d’angoisse où il a failli lui-même mourir, emporté par les
flots : « […] je voulus traverser la rivière à la nage […] Mais le courant était si fort, que je fus
entraîné rapidement ; je luttai de toute ma puissance, et enfin, épuisé, je me mis à crier au
secours. […] Grâce à Dieu, au bout de cinq minutes d’angoisse, je parvins assez près du bord
pour m’accrocher à une branche, je traversai la foule en courant et revins à mes habits, que je
retrouvai, mais non sans peine »291. Et Félix Bovet conclut : « Le danger avait été réel, et j’ai
su depuis de très-nombreuses histoires de voyageurs noyés dans le Jourdain »292. Une
angoisse née du contact avec les eaux du fleuve – des eaux capables d’engloutir un cavalier et
286
Ibid., p. 206.
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 204.
288
Ibid., p. 204.
289
Ibid., p. 204.
290
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 258.
291
Ibid., p. 259.
292
Ibid., p. 259.
287
189
son cheval, sans que leurs corps ne soient jamais retrouvés – dont témoigne aussi Félicien de
Saulcy : « C’est ici que mon brave ami, le cheikh Hamdan, s’est noyé il y a quelques années.
Il voulut traverser la rivière au moment où une crue subite, due à quelque violent orage,
commençait à se manifester. Un tronc d’arbre, entraîné par le courant, prit cheval et cavalier
par le travers ; ils furent culbutés en un clin d’œil et si bien roulés vers la mer Morte, que l’on
n’a jamais revu ni l’homme ni sa monture »293. Enfin, c’est sur le ton de l’humour que
Maxime Du Camp choisit d’aborder cette confusion entre le sacré et le profane qui semble
caractériser le Jourdain : « Sassetti [le valet de chambre de Maxime Du Camp, Corse
d’origine] met l’eau dans tous les flacons qu’il trouve afin de la faire servir au baptême de ses
enfants futurs ; il a pissé dans le fleuve sacré, mais ce n’est pas pour se moquer de la
religion »294.
III – L’adoption d’un double langage
Il serait réducteur de croire que l’image des déserts de Palestine dans les textes
viatiques se limite à une vision infernale inspirée des sources mésopotamiennes et bibliques.
Certes, comme nous l’avons déjà indiqué, la majeure partie des relations de voyage françaises
du XIXe siècle sont l’œuvre de membres des clergés catholique et protestant voulant renouer
avec la tradition du pèlerinage en Terre sainte295 ou de laïcs à la recherche d’un sentiment
religieux296. Mais les grandes découvertes européennes des XVIIe et XVIIIe siècles297, l’esprit
des Lumières et la dénonciation des persécutions religieuses298, ainsi que les luttes pour
293
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Souvenirs d’un voyage en Terre sainte, op. cit., p. 151.
Maxime Du Camp, Voyage en Orient (1849-1851). De Beyrouth à Jérusalem, op. cit., p. 240.
295
Voir, entre autres : Jean-Claude Berchet, Le Voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le
Levant au XIXe siècle, op. cit., p. 589 ; Naomi Shepherd, The Zealous Intruders. The Western Rediscovery of
Palestine, op. cit., p. 11-44.
296
Voir : Pierre Trahard, « Pierre Loti et le sentiment religieux », Cahiers Pierre Loti, 1967, 49, p. 24.
297
Nous pourrions notamment citer les noms des savants et des mathématiciens de mérite, tels que Christiaan
Huygens (1629-1695), Isaac Newton (1643-1727) et Gottfried Wilhelm von Leibniz (1646-1716). Sur leurs
travaux et la place qu’ils accordaient à Dieu, on peut se reporter à l’ouvrage de Louis Châtellier, Les espaces
infinis et le silence de Dieu. Science et religion, XVIe-XIXe siècles, Paris, Flammarion, 2003, p. 105-136.
298
Voir, par exemple: Arnold Ages, « Voltaire, Calmet and the Old Testament », Studies on Voltaire and the
Eighteenth Century, 1966, 30, p. 87-186; G. Besse, « La critique matérialiste de la religion en France au XVIIIe
siècle », Philosophie et religion, Paris, Éditions Sociales, 1974, p. 25-46 ; E. R. Briggs, « Mysticism and
rationalism in the debate upon eternal punishment », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 1963, 24,
p. 241-254 ; Charly Guyot, « La pensée religieuse de J.-J. Rousseau », Jean-Jacques Rousseau, Neuchâtel, La
Baconnière, 1962, p. 127-151 ; J. Stengers, « Buffon et la Sorbonne », Études sur le XVIIIe siècle, 1974, I, p. 97127 ; Raymond Trousson, Histoire de la libre pensée. Des origines à 1789, Bruxelles, Espace de Libertés, 1993,
p. 181-281 ; Raymond Trousson, « Le Christ dans la pensée de J.-J. Rousseau », Problèmes d’Histoire du
Christianisme, 1976-1977, 7, p. 31-56.
294
190
l’émancipation laïque en France299 ont eu des répercussions sur le rôle des Livres saints et de
l’exégèse biblique dans la représentation littéraire des déserts de Palestine. Même si certains
ecclésiastiques chrétiens continuent d’afficher une foi inébranlable, ne laissant aucune place
au doute, nombreux sont les auteurs de récits qui prennent soin de ponctuer leurs descriptions
du désert, et plus particulièrement du bassin de la mer Morte, des dernières connaissances
historiques, archéologiques et géologiques. Il ne s’agit pas pour autant d’une « rupture
consommée entre l’Église et la science »300. Le motif de leur séjour en Terre sainte étant en
grande partie de nature religieuse – du moins tel qu’il est annoncé dans la préface ou l’avantpropos de leurs ouvrages301 –, les voyageurs ne cherchent pas à supplanter la religion par la
science moderne, mais plutôt à concilier les Écritures avec les découvertes scientifiques. Il en
résulte, comme nous le verrons, une démythification, encore hésitante et, jusqu’à un certain
point, marquée de contradictions, de la mer Morte et de ses environs. La matière est
inépuisable. Aussi nous contenterons-nous de quelques exemples représentatifs. Notre fil
conducteur sera l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, qui est sans doute le
premier texte viatique en Palestine du XIXe siècle à aller dans le sens d’une désaliénation
progressive par rapport aux légendes bibliques et médiévales sur le « lac Asphaltite », encore
très répandues à cette époque. Pour mener à bien cette analyse, les principaux points soulevés
par Chateaubriand seront complétés par les observations d’autres voyageurs français.
« Je n’ai sans doute pas parlé assez dignement d’une terre si sainte aux Fidèles », peuton lire à la fin du Journal de Jérusalem de Chateaubriand, « mais je serai trop heureux si ce
299
À ce sujet, voir notamment: Georges Weill, Histoire de l’idée laïque en France au XIXe siècle, Paris,
Hachette, 2004, 412 p.
300
Georges Minois, Histoire de l’athéisme, Paris, Fayard, 1998, p. 469.
301
Considérons ces quelques exemples. Sans se présenter comme un pèlerin, Lamartine exprime, dans les
premières pages de son Voyage en Orient, son désir de parcourir le pays qui a vu naître le christianisme
(Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 56-57). C’est en ces termes que
Émile Le Camus explique les raisons qui l’ont incité à publier les mémoires de son voyage : « Plusieurs même
ont estimé qu’il y aurait pour la piété une réelle consolation et pour la science exégétique un intérêt sérieux à
voir de près et par nos yeux, dans nos récits quotidiens, ces peuples, ces sites, ces reliques, qui sont encore les
vieux témoins de la manifestation personnelle de Dieu dans le monde. Était-il possible de résister à leurs
instances ? Je ne l’ai pas cru, et, moins inexorable ou plus téméraire que vous, je leur livre mes impressions »
(Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. vi). « Si tous n’ont pas le bonheur de faire le
pèlerinage de la Terre-Sainte », écrit l’abbé Bourassé, « tous du moins se plaisent à parcourir en imagination les
saints lieux, et à se les représenter au moyen de descriptions fidèles. Nous espérons que les pages suivantes
répondront à leur désir et à leur attente. Nous conduisons le lecteur dans tous les sanctuaires où la dévotion
trouve à satisfaire de pieux sentiments et une juste curiosité » (Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit.,
p. 11). Quant à Gabriel Charmes, s’il affirme n’être « ni un pèlerin ni un érudit » (Gabriel Charmes, Voyage en
Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. ii), il reconnaît son incapacité à « rester insensible au spectacle
des grandes scènes de la nature, ainsi qu’à la vue des contrées où se sont déroulés des événements qui ont exercé
sur l’humanité une influence décisive » (Ibid., p. II). Il présente également la Palestine dans son avant-propos
comme « la contrée bénie, la terre réellement sainte où a brillé pour la première fois l’idéal moral de l’Évangile »
(Ibid., p. V).
191
faible tableau de la terre arrosée du sang du Fils de l’Homme peut être utile à la gloire de la
Religion »302. Il paraît difficile, dans ces conditions, de ne pas reconnaître que la quête
religieuse est au cœur des pérégrinations orientales entreprises par l’auteur des Martyrs en
1806-1807303. Celui qui avait prétendu avant de s’embarquer pour l’Égypte que Jérusalem
était l’objet principal de son voyage304, ne déclare-il pas dans les premières pages de
l’Itinéraire : « […] je me suis rangé depuis longtemps dans la classe des superstitieux et des
faibles. Je serai peut-être le dernier Français sorti de mon pays pour voyager en Terre sainte,
avec les idées, le but et les sentiments d’un ancien pèlerin »305. Si quelque doute subsistait, il
serait vite dissipé devant la scène de la cérémonie de réception de Chateaubriand à l’ordre du
Saint-Sépulcre – une allusion claire au titre d’avoué du Saint-Sépulcre qu’a accepté Godefroi
de Bouillon (1058-1100) lorsqu’on lui avait offert le trône de la ville sainte en 1099306 – par
laquelle s’achève son voyage à Jérusalem :
L’officient récita les prières accoutumées, et me fit les questions d’usage. Ensuite il me
chaussa les éperons, me frappa trois fois avec l’épée en me donnant l’accolade. Les Religieux
entonnèrent le Te Deum, tandis que le Gardien prononçait cette oraison sur ma tête. Seigneur,
Dieu tout-puissant, répands ta grâce et tes bénédictions sur ce tien serviteur, etc. Tout cela
n’est plus que le souvenir de mœurs qui n’existent plus. Mais, que l’on songe que j’étais à
Jérusalem, dans l’église du Calvaire, à douze pas du Tombeau de Jésus-Christ, à trente du
tombeau de Godefroy de Bouillon ; que je venais de chausser l’éperon du libérateur du SaintSépulcre, de toucher cette longue et large épée de fer qu’avait maniée une main si noble et si
loyale ; que l’on se rappelle ces circonstances, ma vie aventureuse, mes courses sur la terre et
sur la mer, et l’on croira sans peine que je devais être ému307.
302
François-René de Chateaubriand, Journal de Jérusalem, op. cité, p. 179.
À ce sujet, Jean-Paul Clément écrit, avec de nombreuses citations à l’appui : « On ne peut douter de la
sincérité des sentiments religieux de Chateaubriand à travers les fragments écrits pendant la période même du
voyage » (Jean-Paul Clément, « Chateaubriand en Terre sainte », Voir Jérusalem. Pèlerins, conquérants,
voyageurs, op. cit., p. 88). Voir également l’article de Patrizio Tucci, « Un pieux voyageur », Le Voyage en
Orient de Chateaubriand, op. cit., p. 189-210. L’auteur fait notamment remarquer : « Défini rétrospectivement
par Chateaubriand comme un bréviaire archéologique, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem est aussi et d’abord un
récit de pèlerinage, se présentant comme tel dès son titre allusif : Itinerarium Hierosolymitanum est en effet
l’appellation de nombre d’entre les textes dont se compose l’imposante bibliothèque des Voyages de Terre
sainte, y compris l’opuscule où Pétrarque raconte le périple qu’il accomplit par l’esprit et les libres en mars
1358 » (Ibid., p. 189).
304
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 460.
305
Ibid., p. 76.
306
À l’image de Godefroi de Bouillon qui déclina en 1099 le titre de roi de Jérusalem, ne voulant pas porter une
couronne d’or là où Jésus n’avait porté qu’une couronne d’épines, Chateaubriand prétend dans son Journal qu’il
aurait refusé de devenir chevalier de l’ordre du Saint-Sépulcre (assertion qui sera rectifiée dans l’Itinéraire) « Je
ne vis pas sans émotion cette longue épée d’un chevalier français [Godefroi de Bouillon] qu’avait maniée une
main si noble et si loyale et qui n’avait jamais frappé que le fort. Je me sentais bien de la foi, de l’honneur,
comme tout honnête homme ; je suis aussi, grâce au ciel, sans peur, comme tout Français. Mais tout cela ne
suffit pas, il faut être aussi sans reproche, et il faut avoir mérité par plus de vertus et travaux que j’en ai montrés,
l’honneur que voulurent me faire ces bons religieux. Une autre considération m’arrêta. Je vis dans un pays où
l’on ne peut porter un ordre étranger sans l’agrément du gouvernement et je suis trop peu de chose pour
importuner le gouvernement de mes demandes. Je refusai donc, je dirai avec regret, la proposition des Pères. Je
n’aurais point craint de paraître ridicule en France avec l’Ordre de Jérusalem, il y a longtemps que je suis habitué
à me rendre ridicule pour une cause sacrée ; désormais je suis aguerri » (François-René de Chateaubriand,
Journal de Jérusalem, op. cité, p. 181-183).
307
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 445.
303
192
Or, ce pèlerin des temps modernes, « champion de la chrétienté », qui est pourtant tourmenté
par des pensées de mort et de désespoir en traversant la plaine du Jourdain308, témoigne d’une
volonté de se dégager de l’intertexte biblique et des idées préconçues autour de la mer Morte :
« Vers minuit j’entendis quelque bruit sur le lac. Les Bethléémites me dirent que c’étaient des
légions de petits poissons qui viennent sauter au rivage. Ceci contredit l’opinion généralement
adoptée que la mer Morte ne produit aucun être vivant »309. Il s’agit, bien entendu, d’une
information erronée310 – aucun poisson ne peut subsister dans les eaux salées du lac –, mais
que Chateaubriand juge utile de fournir au lecteur, donnant ainsi corps aux hypothèses
avancées par plusieurs de ses contemporains : « [Richard] Pococke, étant à Jérusalem, avait
entendu dire qu’un missionnaire avait vu des poissons dans le lac Asphaltite. [Frederik]
Hasselquist et [Henry] Maundrell découvrirent des coquillages sur la rive. M. [Ulrich Jasper]
Seetzen, qui voyage encore en Arabie, n’a remarqué dans la mer Morte ni hélices ni moules ;
mais il y a trouvé quelques escargots »311. Les voyageurs qui succèdent à Chateaubriand se
montrent plus explicites. Ils commencent par se détacher de la perception strictement négative
de la mer Morte qui caractérisait les récits antiques et médiévaux, une tendance qui se
confirmera au cours du XIXe siècle. C’est ainsi que Lamartine, qui pourtant n’a de cesse
d’entretenir une sorte de vision infernale de la descente sur la plaine de Jéricho, est émerveillé
par la vue du lac: « L’aspect de la mer Morte n’est ni triste ni funèbre, excepté à la pensée. À
l’œil, c’est un lac éblouissant, dont la nappe immense et argentée répercute la lumière et le
ciel, comme une glace de Venise ; des montagnes, aux belles coupes, jettent leur ombre
jusque sur ses bords »312. Dans le Voyage en Palestine (1884) de Gabriel Charmes, l’absence
de mouvement à la surface du lac perd ses connotations lugubres : « C’est un lac éblouissant
dont les eaux sont trop lourdes pour que le vent puisse les soulever ; elle offre donc une
surface unie, calme, immobile, qui réfléchit l’azur du ciel comme un miroir. Elle est morte par
308
Ibid., p. 316-318.
Ibid., p. 318-319. Ce qui vient contredire sa conclusion précédente selon laquelle les abîmes du lac « ne
peuvent nourrir aucun être vivant ; jamais vaisseau n’a pressé ses ondes ; ses grèves sont sans oiseaux, sans
arbres, sans verdure » (Ibid., p. 316).
310
Comme le remarque Georges Collas, éditeur du Journal de Jérusalem : « Chateaubriand, qui ne pouvait
s’entretenir avec ses guides arabes que par l’intermédiaire d’un interprète, n’aurait pas compris qu’il était
question de poissons morts et non de poissons vivants; d’où les corrections successives qu’il apporta à son
premier texte, et par lesquelles il ne fit que le rendre en plus difficilement intelligible » (François-René de
Chateaubriand, Journal de Jérusalem, op. cité, p. 89). À ce sujet, le duc de Raguse se livre à une petite
expérience visant à déterminer, une fois pour toutes, si les poissons peuvent vivre dans les eaux du lac : « Je pris
de cette eau, que j’emportai avec moi ; des poissons de mer, qui y furent mis en arrivant à Alexandrie, périrent
en deux ou trois minutes. Ainsi, c’est avec raison qu’elle porte le nom de mer Morte : elle refuse la vie à tout ce
qu’elle touche » Auguste Frédéric Louis Wiesse de Marmont, duc de Raguse, Voyage du Maréchal duc de
Raguse en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff,
à Constantinople, dans quelques parties de l’Asie-mineure, en Syrie, en Palestine et en Égypte. 1834-1835, op.
cit., t. III, p. 72).
311
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 318-319.
312
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 324.
309
193
son absence de mouvement ; elle est vivante par sa brillante couleur et par la beauté de ses
contours d’une ampleur et d’une grâce saisissantes »313. « Du haut de la montagne que nous
venons de descendre, cette mer étrange à laquelle tous les écrivains attribuent l’aspect le plus
sinistre, nous avait paru un lac splendide, étincelant de lumière et dont les flots bleus venaient
briser doucement sur le gravier de la plage la plus unie »314, décrète Félicien de Saulcy. De
même, son compagnon de route, Édouard Delessert, observe : « Les eaux de la mer, n’en
déplaise aux gens d’une imagination trop vive et qui les croient sombres et mystérieuses,
étaient de la couleur bleue la plus admirable, légèrement ridées par une brise imperceptible et
bordées sur le rivage »315. Il poursuit dans la même phrase : « C’était là la première fois, mais
non la dernière, que nous nous trouvions en contradiction avec les idées erronées répandues
partout sur le lac Asphaltite, où rien ne vit, dit-on, où la végétation est nulle, où tous les êtres
organisés sont frappés de mort »316. Et de conclure :
[…] la mer était tout à fait calme et de la plus grande pureté ; nous attendions à tout moment
de lui voir prendre une teinte sombre quelconque qui nous autorisât à confirmer le récit de tant
de voyageurs célèbres, mais malheureusement le lac Asphaltite semblait avoir à cœur de
démentir toutes leurs fables ; nous en étions enchantés, du reste, car c’est une des plus grandes
satisfactions, dans une expédition scientifique, que de trouver que ses devanciers, en défaut,
surtout quand ceux-ci concluent aussi affirmativement des choses qu’ils n’ont pas vues317.
On trouve une réflexion du même genre dans le récit de Fortuné de Boisgobey : « Je me
demande même ce qui a pu inspirer à certains voyageurs tant de phrases ampoulées sur
l’aspect sinistre de ses bords. Je conviens que les montagnes qui l’encadrent ne sont ni riantes,
ni verdoyantes, mais leurs rochers blanchâtres n’ont, en vérité, rien de lugubre »318. Certains
voyageurs vont même jusqu’à tempérer l’image évocatrice d’anéantissement par celle d’une
beauté idéalisée et magnifiée. Valérie de Gasparin, par exemple, déclare : « Je ne sais si cela
tient à ce que nous sortons des déserts de Mar Saba, mais il ne nous paraît pas si lugubre, ni
même très sévère. Le ciel rit dans ces flots mous, les tamarisques, les roseaux, des fleurs un
peu sèches de tissu mais fraîches de nuances, arrivent à la mer par une large ouadi ; nous ne
pouvons nous empêcher d’admirer et de nous réjouir »319. Ceci entraîne une série d’anecdotes
et de descriptions où la mer Morte regorge de vie, non pas en son intérieur, mais à sa surface
et dans son voisinage. « On dit qu’il n’y a ni poissons dans son sein, ni oiseaux sur ses rives »,
313
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 201.
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 153.
315
Édouard Delessert, Voyage aux villes maudites, op. cit., p. 23.
316
Ibid., p. 23.
317
Ibid., p. 67-68.
318
Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien, op. cit., p. 319.
319
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 289-290.
314
194
note Lamartine. « Je n’en sais rien; je n’y vis ni procellaria, ni mouettes, ni ces beaux oiseaux
blancs, semblables à des colombes marines, […] mais à quelques centaines de pas de la mer
Morte, je tirai et tuai des oiseaux semblables à des canards sauvages, qui se levaient des bords
marécageux du Jourdain »320. Aux dires de la comtesse, c’est toute une foule de plantes et
d’animaux qui peuplent les environs du lac : « Les plantes poussent auprès de la mer Morte ;
les insectes y prospèrent : des troupes de sauterelles volent autour de nous. Les oiseaux n’y
tombent pas en syncope : à preuve les deux pélicans, […] qui respirent tranquillement ses
pestilentielles exhalaisons »321. Félicien de Saulcy, soucieux d’illustrer l’absurdité de
certaines relations, s’exclame : « Allions-nous acquérir la certitude que rien ne vit au bord de
la mer Morte, ainsi qu’on l’a tant de fois répété ? C’est le contraire qui nous est démontré, à
l’instant même où nous atteignons le rivage : une volée de canards fuit devant nous, s’abat
hors de portée sur les flots, se joue et plonge gaiement. […] de beaux insectes se montrent à
nous sur le gravier ; des corneilles volent et crient sur les flancs déchirés de la falaise
immense qui domine le lac »322. Venant d’un homme qui définit le but de son voyage en
Palestine comme l’occasion « de visiter des contrées encore closes pour la science »323, une
telle observation ne doit pas surprendre. N’exprime-il pas clairement dans la préface à son
Voyage autour de la mer Morte (1853) sa méfiance vis-à-vis des mythes et des préjugés
entretenus au sujet de la mer Morte : « Le bassin de la mer Morte a depuis quelques années
vivement préoccupé les savants de tous les pays : tout ce que l’on racontait de ce lac étrange,
quoique d’instinct je le jugeasse fortement empreint d’exagération poétique, tout ce que l’on
se plaisait à répéter des périls d’une course sur les bords de cette mer mystérieuse, tout cela
aiguillonnait vivement ma curiosité »324. Fortuné de Boisgobey, lui aussi, mentionne des
oiseaux survolant le lac, insensibles aux prétendues émanations : « En revanche j’ai vu,
contrairement à la tradition, des hirondelles de mer voler au-dessus de ces flots dont les
320
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 324.
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 290.
322
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 153-154. Une fois de plus, Édouard Delessert se fait
l’écho de l’archéologue français : « Nous descendîmes sur la plage par un sentier affreux, soit dit en passant, et
là, à peine sur le bord de l’eau, une troupe de canards sauvages s’envola et alla se poser sur la mer Morte en
plongeant, en agitant les ailes de l’air le plus heureux de la terre ; nous continuâmes, et à quinze pas du bord, je
ramassai un insecte magnifique, une pimélie, si j’ai bonne mémoire, vivant et se portant à merveille ; enfin, à
cinq heures, afin de bien constater l’absence totale de végétation, nous campions au milieu d’un bois de roseaux
de vingt-cinq pieds de hauteur, traversé par une source très-pure dans laquelle des milliers de mélanopsides,
petites coquilles noires, n’avaient nullement l’air de souffrir de l’atmosphère » (Édouard Delessert, Voyage aux
villes maudites. Sodome, Gomorrhe, Seboim, Adamah, Zoar. Une nuit dans la cité de Londres. Une soirée de
hachich à Jérusalem op. cit., p. 23-24).
323
Ibid., p. 1.
324
Ibid., p. 1-2.
321
195
émanations passent pour tuer les oiseaux comme de simples mouches. Je commence à croire
que l’imagination joue un grand rôle dans les descriptions des poètes »325.
Chateaubriand s’empresse également de démentir les rumeurs qui courent depuis la
parution des Histoires de Tacite sur l’existence des vapeurs nuisibles, voire mortelles, pour
quiconque s’aventure le long des berges de la mer Morte : « Les vapeurs empestées qui
devaient sortir de son sein, se réduisent à une forte odeur de marine, à des fumées qui
annoncent ou suivent l’émersion de l’asphalte, et à des brouillards, à la vérité malsains
comme tous les brouillards »326. Sur ce dernier point, nombreux sont les récits qui se feront
l’écho de l’Itinéraire tout au long du XIXe siècle. « Beaucoup de voyageurs ont parlé des
exhalaisons pernicieuses qui s’élèvent de la mer Morte, et qui en rendent le voisinage malsain.
Des touristes modernes qui n’ont fait qu’une apparition de quelques heures près de
l’embouchure du Jourdain, en venant de Jéricho, ont écrit qu’ils n’ont rien observé de
semblable »327, écrit Jean-Jacques Bourassé. Et il affirme sur un ton assuré : « Il est bien
constaté aujourd’hui que la mer Morte ne produit pas de miasmes pestilentiels »328. Dans un
autre passage, le narrateur laisse cependant planer le doute sur la présence éventuelle de
miasmes malsains lorsqu’il évoque les cadavres d’animaux que plusieurs voyageurs disent
avoir aperçus sur les rives du lac : « Les uns attribuaient cet accident au souffle délétère du
simoun, d’autres à des violents coups de soleil, à des tempêtes et à des orages. Souvent, en
effet, on rencontre des cailles, des hirondelles, des perdrix et d’autres oiseaux privés de vie à
la surface de l’eau ou sur le rivage. Quelle que soit la cause de leur mort, le fait ne pouvait
manquer de produire l’impression »329. En outre, il atténue quelque peu la portée de ses
paroles en mentionnant l’étrange maladie qui a frappé plusieurs explorateurs après un séjour
prolongé dans les environs de la mer Morte, ce qui permettrait d’expliquer, d’après lui, les
effets néfastes historiquement associés à l’atmosphère du lac :
325
Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien, op. cit., p. 319-320.
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 322. Le comte de Volney
écrivait à ce propos lors de son voyage dans la région dans les années 1780 : « Le seul lac Asphaltite ne contient
rien de vivant ni même de végétant. On ne voit ni verdure sur ses bords, ni poisson dans ses eaux ; mais il est
faux que son air soit empesté au point que les oiseaux ne puissent le traverser impunément. Il n’est pas rare de
voir des hirondelles voler à sa surface, pour y prendre l’eau nécessaire à bâtir leurs nids. La vraie cause de
l’absence des végétaux et des animaux, est la salure âcre de ses eaux, infiniment plus forte que celle de la mer.
La terre qui l’environne, également imprégnée de cette salure, se refuse à produire des plantes » (ConstantinFrançois Chasseboeuf, comte de Volney, Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783, 1784 et 1785,
suivi de considérations sur la guerre des Russes et des Turks, Paris, op. cit., t. I, p. 277).
327
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 353.
328
Ibid., p. 353-354.
329
Ibid., p. 357.
326
196
[…] mais aucun homme, durant un séjour de quelques semaines sur ses rivages, ne saurait
échapper à une influence maligne. [William Francis] Lynch nous apprend qu’après une
navigation de dix à douze jours, les matelots américains de ses embarcations présentaient des
symptômes effrayants. Tout le monde sait que l’Irlandais Costigan alla mourir à Jérusalem
deux jours après avoir terminé une assez longue exploration. L’Anglais [Thomas Howard]
Molyneux ne fut pas mieux partagé : il mourut d’une fièvre contractée en naviguant dans les
mêmes parages. M. Dale, compagnon de Lynch, succomba lui-même à la maladie qui avait
emporté les deux premiers explorateurs330.
L’abbé Bourassé rapporte ensuite le témoignage du capitaine américain William Francis
Lynch (1801-1865) concernant cette « terrible malaria »331, et qui peut être considéré comme
un exemple type du discours que beaucoup de voyageurs en Terre sainte – qu’ils aient été
hommes d’église ou officiels d’un régime – employaient au XIXe siècle, mêlant la science et
le surnaturel. Notons particulièrement l’allusion à l’Enfer de Dante :
Jusqu’ici, après douze jours de navigation sur la mer Morte, nous avions tous joui d’une
excellente santé, à une seule exception près ; mais alors il se présenta des symptômes qui
m’inspirèrent des inquiétudes. Chacun de nous avait pris l’apparence d’un hydropique : les
maigres étaient devenus gras, et les gras presque corpulents ; les visages pâles paraissaient
florissants, et ceux qui auparavant avaient un visage coloré étaient devenus très-rouges. De
plus, la moindre égratignure passait en suppuration, et le corps de plusieurs était couvert de
petites pustules. Tous se plaignaient de la douleur qu’ils éprouvaient lorsque l’eau mordante
de la mer Morte touchait quelque partie lésée. Cependant nous avions encore tous bon appétit,
et j’étais plein d’espoir. Il ne pouvait rien y avoir de pestilentiel dans l’air. Il y a peu de
végétation sur le rivage ; par conséquent, il ne peut y avoir que peu de décomposition végétale
pour corrompre l’air, et l’odeur puante que nous avons souvent remarquée provenait
certainement des sources chaudes chargées de soufre que l’on ne considère pas comme
contraires à la santé. Nous avons trouvé trois fois, il est vrai, des oiseaux morts ; mais ils
avaient péri d’épuisement, sans aucun doute, et nullement à cause de l’air malsain de la mer,
qui est tout à fait inodore, et qui émet plus qu’aucun autre des vapeurs salées, que l’on tient
comme saines, autant que je puis croire. […] il y avait de noirs abîmes, et les pointes après des
rochers enveloppées d’une brume transparente, pareille à une atmosphère visible qui semblait
les laisser entrevoir involontairement ; et à treize cents pieds au-dessous de nous, notre sonde
avait touché à la plaine enfouie de Siddim, qui est maintenant couverte de fange et de sel.
Tandis que je m’occupais de pareilles pensées, mes compagnons avaient cédé à une envie de
dormir insurmontable, et étaient couchés dans toutes les attitudes du sommeil, qui était plutôt
un morne assoupissement qu’un repos. À l’horrible aspect que cette mer nous offrit lorsque
nous la vîmes pour la première fois, il nous semblait qu’on devait lire, comme au-dessus de
l’enfer de Dante, cette inscription : Que celui qui entre ici renonce à toute espérance332.
Gabriel Charmes, quant à lui, note : « On a beaucoup dit que l’air y était malsain : malsain
pour les plantes, c’est certain ; pour les hommes, c’est différent. Les personnes dont les
bronches sont délicates y respirent avec une facilité remarquable »333. Et il ajoute : « Je ne
serais pas étonné que la Mer-Morte, qui renferme tant de richesses industrielles qu’on
330
Ibid., p. 354.
Ibid., p. 354.
332
Ibid., p. 354-355.
333
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 202.
331
197
exploitera tôt ou tard, ne devînt un jour une station médicale fort recherchée des poitrinaires
ou de ceux qui sont menacés de le devenir »334. De même, Félicien de Saulcy s’écrie : « Où
sont donc ces miasmes méphytiques qui donnent la mort à tout ce qui n’en fuit pas l’atteinte ?
Où ? dans les écrits des poëtes qui ont emphatiquement raconté ce qu’ils n’ont pas vu. Il n’y a
pas cinq minutes que nous foulons la plage de la mer Morte, et déjà, presque tout ce qu’on en
a dit est rentré, pour nous, dans le domaine de la fable »335. Enfin, Louis Lortet précise dans
La Syrie d’aujourd’hui : « Les anciens croyaient qu’il se dégageait du lac des brouillards
noirâtres, empestés et mortels pour tout être vivant ; […] Tout cela n’est évidemment que
fables, car les vapeurs émises par la mer Morte ne sont nullement dangereuses, ni même
désagréables à l’odorat, […] Les canards et les grèbes (Podiceps cristatus), dont on voit
souvent des bandes nombreuses nager à la surface, paraissent heureux et en parfaite santé »336.
On pourrait allonger à plaisir ces exemples. Une exception de taille : le Voyage en Orient de
Lamartine. Le narrateur – toujours en contradiction avec Chateaubriand – y stipule que l’air
de la mer Morte est « infect et malsain »337. Il élabore : « Nous en éprouvâmes nous-mêmes
l’influence pendant les jours que nous passâmes dans ce désert. Une grande pesanteur de la
tête et un sentiment fébrile nous atteignit tous et ne nous abandonna qu’en quittant cette
atmosphère »338.
En ce qui concerne la destruction de Sodome et Gomorrhe, Chateaubriand n’adhère
pas à l’explication avancée par le comte de Volney dans son Voyage en Égypte et en Syrie339,
selon laquelle le bassin de la mer Morte se serait formé à la suite de l’éruption d’un volcan340.
Il se lance dans un long exposé visant à établir que la forme du lac ne présente pas les mêmes
caractéristiques que celles des cratères de volcans célèbres, tels que le Vésuve et le
Solfatare341. Chateaubriand précise à ce sujet dans son Journal : « Je suis persuadé qu’aucun
334
Ibid., p. 202.
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 154.
336
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 390.
337
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 323.
338
Ibid., p. 323.
339
« Le midi de la Syrie, c’est-à-dire le bassin du Jourdain, est un pays de volcans ; les sources bitumineuses et
soufrées du lac Asphaltite, les laves, les pierres-ponces jetées sur ces bords, et le bain chaud de Tabarié,
prouvent que cette vallée a été le siège d’un feu qui n’est pas encore éteint. On observe qu’il s’échappe souvent
du lac des trombons de fumée, et qu’il se fait de nouvelles crevasses sur ses rivages. […] Les éruptions ont cessé
depuis long-temps ; mais les tremblements de terre qui en sont le supplément se montrent encore quelquefois
dans ce canton » (Constantin-François Chasseboeuf, comte de Volney, Voyage en Égypte et en Syrie pendant les
années 1783, 1784 et 1785, suivi de considérations sur la guerre des Russes et des Turks, Paris, op. cit., t. I, p.
271-272).
340
« Je ne puis être du sentiment de ceux qui supposent que la mer Morte n’est que le cratère d’un volcan »
(François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 320).
341
Ibid., p. 320.
335
198
voyageur de bonne foi, et qui ne cherche pas à établir de système, ne peut avoir l’idée d’un
volcan à la vue de la mer Morte, pas plus qu’à la vue du lac de Genève. C’est dire assez que,
quant aux villes abîmées, je m’en tiens au sens de l’Écriture, sans appeler la physique à mon
secours »342. Néanmoins, conscient de l’élévation de la critique rationaliste, il n’hésite pas à
se tourner vers la physique pour démontrer l’exactitude scientifique de l’épisode biblique :
D’ailleurs, en adoptant l’idée du professeur [Johann David] Michaëlis et du savant [Anton
Friedrich] Busching, dans son Mémoire sur la mer Morte, la physique peut encore être admise
dans la catastrophe des villes coupables, sans blesser la religion. Sodome était bâtie sur une
carrière de bitume, comme on le sait par le témoignage de Moïse et de Josèphe qui parlent des
puits de bitume de la vallée de Siddim. La foudre alluma ce gouffre ; et les villes
s’enfoncèrent dans l’incendie souterrain. M. [Victor-Adolphe] Malte-Brun conjecture très
ingénieusement que Sodome et Gomorrhe pouvaient être elles-mêmes bâties en pierres
bitumineuses, et s’être enflammées au feu du ciel343.
Chateaubriand reste vague sur l’origine d’une telle dévastation, préférant parler, comme en
atteste l’extrait ci-dessus, d’un feu céleste, quoiqu’une remarque antérieure à propos des
aspects extraordinaires de la Judée semble suggérer qu’il y voit l’expression d’une
réprobation divine : « Chaque nom renferme un mystère : chaque grotte déclare l’avenir ;
chaque sommet retentit des accents d’un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les
torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entrouverts attestent le prodige ; le désert
paraît encore muet de terreur, et l’on dirait qu’il n’a pas osé rompre le silence depuis qu’il a
entendu la voix de l’Éternel »344. C’est ainsi que Chateaubriand transporte le lecteur au cœur
d’un débat qui a ébranlé les milieux scientifiques et religieux au XIXe siècle, celui des
spéculations sur l’origine de la formation de la mer Morte et sur la localisation des villes
pécheresses345. L’examen approfondi des récits de voyage en Palestine publiés dans la période
suivant la parution de l’Itinéraire révèle que, tout comme Chateaubriand, les voyageurs ne
parviennent pas à se détacher entièrement de l’intertexte biblique, allant même jusqu’à
prétendre que ce que l’Ancien Testament enseigne sur le châtiment de Sodome et Gomorrhe
serait en parfait accord avec les hypothèses rationalistes formulées à l’époque. C’est
notamment le cas de Lamartine qui met habilement en avant la théorie de l’éruption
volcanique, sans toutefois contredire les sources bibliques :
342
François-René de Chateaubriand, Journal de Jérusalem, op. cité, p. 91-93.
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 321.
344
Ibid., p. 317.
345
Sur les expéditions scientifiques menées dans le bassin de la mer Morte au XIXe siècle, ainsi que sur les
hypothèses relatives à sa formation, voir l’article de Natan Schur, « Exploration de la mer Morte au XIXe
siècle » (http://lib.cet.ac.il/pages/item.asp?item=8151, consulté en ligne le 31/07/2007). Notons que La Syrie
d’aujourd’hui de Louis Lortet comprend l’historique des principales tentatives européennes et américaines de
navigation sur la mer Morte (Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 434). Louis Lortet
mentionne également les premiers explorateurs français ayant entrepris de déterminer la profondeur maximale du
lac et sa situation par rapport au niveau de la mer (Ibid., p. 434-437).
343
199
Comment s’est-elle formée ? Apparemment comme dit la Bible [nulle part l’Ancien
Testament ne laisse entendre que la destruction des villes criminelles serait de nature
volcanique], et comme dit la vraisemblance, vaste centre de chaînes volcaniques qui
s’étendent de Jérusalem en Mésopotamie, et du Liban à l’Idumée, un cratère se serait ouvert
dans son sein, au temps où sept villes peuplaient sa plaine. Les villes auraient été secouées par
le tremblement de terre : le Jourdain qui, selon toute probabilité, courait alors à travers ces
plaines, et allait se jeter dans la mer Rouge, arrêté tout à coup par les monticules volcaniques
sortis de la terre, et s’engouffrant dans les cratères de Sodome et Gomorrhe, aura formé cette
mer corrompue par le sel, le soufre et le bitume, aliments ou produits ordinaires des volcans :
voilà le fait et la vraisemblance346.
On voit ici qu’à la chronique d’un cataclysme d’essence purement divine, Lamartine substitue
celle d’une catastrophe naturelle, mais qui, de par la référence à la Bible, ne remet pas
entièrement en question le thème de la colère de Dieu tel que le conçoit le livre de la Genèse.
De fait, pour l’auteur du Voyage en Orient, religion et science marchent du même pas et se
complètent mutuellement, puisqu’il les considère comme les deux faces d’une vérité unique :
« Cela n’ajoute ni ne retranche rien à l’action de cette souveraine et éternelle volonté, que les
uns appellent miracle, et que les autres appellent nature ; nature et miracle n’est-ce pas tout
un ? et l’univers est-il autre chose que miracle éternel et de tous les moments ? »347. Un point
de vue que semble partager l’abbé Le Camus : « Quelle fut la catastrophe qui engloutit la
Pentapole ? Nous ne le savons pas exactement, mais ce phénomène se rattache, tout en étant
miraculeux, à un état géologique antécédent et prêt à fournir les éléments du cataclysme »348.
Suit une explication détaillée de l’ensemble des phénomènes géologiques qui auraient abouti
à la formation de la mer Morte :
Dès l’origine, le Jourdain descendait lentement dans la vallée qui était beaucoup plus haute, et
presque au niveau de celle de Jéricho, dont elle était le prolongement. Le fleuve, divisé en de
nombreuses ramifications, était utilisé et partiellement absorbé sur son parcours. Quand, à
travers une sorte de delta, il atteignait la vallée des Bois, il s’enfonçait dans des terres
brûlantes et sablonneuses qu’il fécondait, et mourait soit dans un lac souterrain, soit dans une
lagune occupant au-dessous de Sodome, l’extrémité de Ghôr, aujourd’hui plus haut, mais,
avant la catastrophe, plus bas que la mer Morte ou la plaine de Siddim. […] L’eau, s’infiltrant
sous le sol végétal, détrempa peu à peu les masses de bitume qui étaient dans les entrailles de
la terre. La combinaison accidentelle de son oxygène avec les éléments inflammables qu’elle
rencontrait suffisait à dégager des fluides électriques d’une puissance effrayante. Peut-être
aussi, d’après les plus récentes théories sur les volcans, désagrégea-t-elle insensiblement les
roches profondes qui tenaient emprisonnés des feux souterrains349.
346
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 325.
Ibid., p. 325.
348
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 270.
349
Ibid., p. 270-271
347
200
Mais ce raisonnement scientifique est aussitôt contrebalancé par un passage où Émile Le
Camus saisit l’occasion pour rassembler religion et raison dans l’espace-temps d’une même
réalité :
Quand l’heure de Dieu, fut venue – elle concordait avec les derniers excès criminels de
Sodome, la foudre du ciel tomba sur les puits de bitume, qu’elle embrasa. L’incendie fit
éclater l’immense chaudière. Alors se produisirent ces éruptions volcaniques qu’Abraham
comparait à la fumée d’un brasier immense. Les villes criminelles furent détruites. L’abîme
brûla tant qu’il y eut dans ses profondeurs des éléments combustibles, et puis un effondrement
général se produisit. Les eaux du Jourdain tombèrent dans le gouffre immense qui, encore en
feu, les rejetait violemment. Elles montèrent jusqu’au niveau de la plaine antérieure et s’y
tinrent stationnaires, rongeant la grève où nous marchons et y déposant ces couches de sel, de
soude et de bitume qui ont attiré notre attention, et que nous retrouverions jusqu’à la même
hauteur dans les alentours du lac350.
D’autres en revanche, comme le duc de Raguse, tentent d’établir une distinction plus nette
entre la perspective biblique, d’une part, et la critique scientifique, de l’autre :
Il ne peut y avoir aucun doute sur la cause qui forma la mer Morte : c’est l’ouverture d’un
volcan qui lui donna naissance. Indépendamment des récits de la Bible et des traditions qui s’y
rattachent, tout porte ce caractère, et le pays entier est rempli de matières combustibles et
bitumineuses. Avant la catastrophe qui en changea l’aspect, le Jourdain avait son embouchure
dans la mer Rouge. On peut suivre le vallon par lequel les eaux s’écoulaient, et l’on reconnaît
que tous les affluents, tous les lits des torrents, sont dans cette direction. Les feux qui
embrasèrent la contrée produisirent un gouffre où les eaux se précipitèrent ; elles éteignirent le
volcan, et, leur niveau ayant baissé, elles formèrent, par leur accumulation, cette masse d’eau
empestée qui compose aujourd’hui la mer Morte351.
Mais à un siècle où « la science était de plus en plus revendiquée par les libéraux qui
voulaient secouer le joug de l’Église »352, ces premiers efforts en vue de se démarquer de
l’intertexte biblique demeuraient pour la plupart stériles. On vient de voir que plusieurs
voyageurs du XIXe siècle reconnaissent explicitement dans leurs relations palestiniennes la
validité de l’hypothèse d’après laquelle l’éruption d’un volcan serait à l’origine de la
formation de la mer Morte. Or, tout en accordant davantage de place à la science dans le genre
littéraire d’inspiration presque exclusivement religieuse que sont les récits de pèlerinage à
Jérusalem, les narrateurs s’abstiennent de s’interroger sur l’existence même de Sodome et
Gomorrhe, sous peine de devoir remettre en question non seulement l’autorité divine de la
Bible, mais également la qualité de son contenu historique. On se contentera ici d’examiner la
350
Ibid., p. 272.
Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont, duc de Raguse, Voyage du Maréchal duc de Raguse en
Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff, à
Constantinople, dans quelques parties de l’Asie-mineure, en Syrie, en Palestine et en Égypte. 1834-1835, op.
cit., t. III, p. 72-73.
352
Louis Châtellier, Les espaces infinis et le silence de Dieu. Science et religion, XVIe-XIXe siècle, op. cit., p.
200.
351
201
manière dont Félicien de Saulcy évoque ce qu’il croit être les débris des villes pécheresses
lors de sa première exploration de la plaine du Jourdain en 1850 : « À dix heures cinquanteneuf minutes, nous passons à côté d’un monticule de quinze mètres de diamètre, couvert de
grosses pierres brutes et à l’aspect calciné, qui ont évidemment fait, Dieu sait quand, partie
d’un édifice rond qui dominait le bord même de la mer ; […] La vue de cette ruine me frappe
vivement, et je pense tout naturellement à Sodome »353. Attiré sans doute par l’appât de
l’argent facile, le guide bédouin de l’archéologue français se hâte de confirmer la thèse de ce
dernier. Comment pourrait-il en être autrement avec des questions rhétoriques telles que :
Le scheikh Abou-Daouk est fort explicite sur ce point. Quand je lui demande où était la ville
de Sdoum ; Ici, dit-il. – Et cette ruine était-elle de la ville maudite ? – Sahihh ! (sûrement). – Y
a-t-il d’autres ruines à Sdoum ? – Nâam ! Fih kherabat ktir (oui, il y a beaucoup de ruines) ? –
Où sont-elles ? – Hon oua hon ! (là et là), – et il me montre la pointe de la montagne de Sel,
que nous venons de contourner, et la plaine plantée de seyal, qui s’étend au pied de cette
montagne, jusque vers l’Ouad-ez-Zouera354.
Pour Félicien de Saulcy aucun doute n’est permis : « […] j’ai sous les yeux les ruines d’un
édifice qui fit jadis partie de Sodome »355. Et de conclure :
Si donc on voit à la montagne de Sel des décombres d’une ville, il y a toute apparence que ce
sont les décombres de Sodome ; et cette apparence devient une évidence impossible à nier, si
les habitants du pays sont unanimes pour donner à ces décombres le nom de Kharbet-Esdoum
(ruines de Sodome), en leur appliquant l’histoire traditionnelle de la ville maudite. Toutes ces
conditions étant rigoureusement réalisées, il n’est pas possible de se refuser à croire que ces
ruines d’une Sodome, sont bien les ruines de la Sodome biblique356.
Pour répondre à ses éventuels détracteurs, il fait remarquer :
Mais, a-t-on dit bien souvent, les villes maudites ont été détruites par le feu du ciel d’abord,
puis submergées par le lac Asphaltite, qui s’est formé tout d’un coup, pour engloutir la vallée
de Siddim et la Pentapole que cette vallée contenait. Voilà en substance ce que l’on oppose à
la prétention émise et soutenue par moi, que j’avais trouvé sur place les ruines bien visibles de
la Pentapole. Sur quoi l’explication qu’on allègue contre mon opinion est-elle appuyée ? Où at-on trouvé la catastrophe de la Pentapole racontée de façon à permettre de supposer un seul
instant, que les villes frappées par la colère céleste, ont été englouties au fond du lac ? Est-ce
dans la Sainte Bible ? Est-ce dans les œuvres des écrivains de l’antiquité ? Pas plus d’un côté
que de l’autre. Je ne sais quel commentateur aura imaginé un beau jour la fable dont j’ai donné
en quelques mots l’analyse ; et cette fable, par cela même qu’elle offrait plus de surnaturel et
d’inexplicable, a été précisément admise sans examen. Depuis lors, une foule de voyageurs en
Palestine, ont répété les mêmes contes en l’air, en se gardant bien, et pour cause, d’aller
vérifier par eux-mêmes l’exactitude des faits dont ils copiaient la narration sur les écrits de
leurs devanciers ; et de la sorte des faits parfaitement controuvés ont été un beau jour si bien
353
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 249.
354
Ibid., p. 249-250.
355
Ibid., p. 249.
356
Ibid , t. II, p. 32.
202
établis, par une série de témoignages qui ne valaient pas mieux l’un que l’autre, qu’il a dû
forcément arriver que mes compagnons de voyage et moi fussions pris, au retour, pour des
imposteurs, ou tout au moins pour des observateurs incapables d’interroger convenablement
un terrain357.
Autrement dit, sur la base des traditions écrites et orales, ainsi que de ses propres observations
sur le terrain, Félicien de Saulcy donne raison à la Bible ; la ville de Sodome a existé et ses
ruines (que les Bédouins nomment Djebel-Ousdoum, ou « Montagne de Sodome »), loin
d’être englouties sous les eaux du lac, se dressent sur la rive méridionale de la mer Morte358.
Ailleurs c’est la métamorphose de la femme de Loth en colonne de sel qui trouve son
explication scientifique :
Au moment même où s’est opéré le soulèvement de cette montagne énorme, des éboulements
du genre de ceux dont nous avons à chaque pas reconnu la présence, ont dû avoir lieu sur toute
l’étendue de cette masse profondément ébranlée. La femme de Loth s’étant attardée, soit par
curiosité, soit par terreur, aura été écrasée par un de ces rocs roulant du haut en bas de la
montagne, et quand Loth et ses enfants se seront retournés, ils n’auront plus vu à la place où
s’était arrêtée la malheureuse femme, que la roche de sel qui avait recouvert son corps359.
Et le texte se termine : « On donnera toutes les explications que l’on voudra de cette mort,
mais je me déclare bien décidé, maintenant que j’ai vu les lieux, à m’en tenir à celle que je
viens de hasarder et que je ne prétends néanmoins imposer à personne »360. Ainsi, au contact
des déserts de Palestine, Félicien de Saulcy opte pour une sorte de compromis que bon
nombre de ses successeurs – historiens, archéologues ou simples voyageurs – adopteront tout
au long du XIXe siècle : primo, se garder de désavouer formellement la thèse de l’intervention
divine sur terre ; secundo, retenir de la Bible, dans la mesure du possible, « que les éléments
compatibles avec une lecture rationaliste »361 du désert362. Il en ressort, dans le cas de la mer
357
Ibid., p. 23-24.
L’abbé Bourassé écrit sur ce point : « « Il est impossible de ne pas relever ici une erreur dans laquelle le
savant M. de Saulcy est tombé par distraction. En partant du siège épiscopal de Sodome, sur lequel la version
copte des actes du concile de Nicée ne laisse pas la moindre incertitude, il ajoute : « Est-ce à dire pour cela que
Sodome se releva de ses ruines et qu’une Sodome moderne, contemporaine du concile de Nicée, fut le siège d’un
épiscopat chrétien ? Pas le moins du monde. Nombre d’évêques ont porté, et portent encore de nos jours, des
titres de villes qui n’existent plus quand dans la mémoire des hommes. » – L’Église conserve les anciens titres
épiscopaux dont les sièges ou les villes ont entièrement disparu ; mais jamais elle n’a conféré le titre de cité
épiscopale à une ville détruite de longs siècles avant l’avènement du christianisme » (Jean-Jacques Bourassé, La
Terre-Sainte, op. cit., p. 363).
359
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques,
exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op. cit., t. I, p. 252.
360
Ibid., p. 252.
361
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 325.
362
Le passage suivant illustre le processus de sélection auquel Félicien de Saulcy a recours: « J’ai dit tout à
l’heure qu’il n’était pas possible de trouver, dans les écrits sacrés et profanes de l’antiquité, un seul passage qui
pût donner à penser que la mer Morte s’est formée subitement, à l’époque de la catastrophe de la Pentapole. Je
dirai quelque chose de plus précis encore, c’est que ces écrits, sacrés et profanes, sont parfaitement unanimes
pour démontrer surabondamment que jamais les villes maudites n’ont été englouties dans les eaux du lac. Mais il
358
203
Morte, que si l’idée d’une sanction céleste, telle qu’elle apparaît dans l’Ancien Testament,
n’est pas expressément confirmée ou démentie par la plupart des voyageurs, le site de la
Sodome historique et la présence de la statue de la femme de Loth sur les bords du lac,
pourtant mentionnés, eux aussi, dans ces mêmes sources bibliques, sont souvent tenus pour
acquis, car pouvant être potentiellement corroborés par les sciences exactes ou naturelles.
*
*
*
Ce chapitre s’est consacré à l’image des déserts de Palestine dans les textes viatiques
français du XIXe siècle. Dans la première partie, nous nous sommes penchés sur la perception
du Bédouin par les voyageurs. Notre étude a révélé que dans le courant du XIXe siècle, le
péril nomade, qui a fait couler beaucoup d’encre au Moyen Âge363, passe progressivement
dans le domaine de l’exagération populaire. Si certains voyageurs, nostalgiques des guetsapens hauts en couleur, croient voir un cavalier sanguinaire derrière chaque arbre, là où seul le
vent siffle dans les branches, d’autres, face à la répression du brigandage par les autorités
locales et à la mise en pratique du droit de passage, n’hésitent pas à mettre ouvertement en
doute la férocité traditionnellement attribuée aux nomades du désert. Il s’ensuit que sous leur
plume, le Bédouin se présente davantage comme un être corrompu et ramolli par le
matérialisme de son époque, « bon enfant, qui caracole devant vous, qui vous ramasse des
fleurs et des pierres, qui vous fait un excellent café et qui vous donne des poignées de main
avec la désinvolture et la grâce charmantes des Arabes du désert »364. Chez d’autres
voyageurs encore, sous l’influence des Lumières, la peur du Bédouin se mue en admiration
pour une existence errante, « toute bornée au présent »365, qui se rapproche, supposent-ils, de
la « simplicité » de la vie patriarcale. La deuxième et la troisième partie ont montré comment
la représentation des déserts de Palestine dans les relations étudiées évolue au XIXe siècle
d’une vision infernale – dont l’une des manifestations est l’actualisation du thème de la
descente aux enfers, surtout dans le cas de l’exploration du bassin de la mer Morte – marquée
ne suffit pas de le dire, il faut le prouver, et c’est ce que je vais faire » (Louis-Félicien-Joseph Caignart de
Saulcy, Voyage autour de la mer Morte et dans les terres bibliques, exécuté de décembre 1850 à avril 1851, op.
cit., t. II, p. 24).
363
Sarga Moussa, « Le mythe des Arabes nomades dans l’Itinéraire », journée d’étude sur l’Itinéraire de Paris à
Jérusalem, organisée par la Société des études romantiques et le centre de recherche sur la littérature française
du XIXe siècle de l’Université Paris IV-Sorbonne, 9 décembre 2006, p. 1.
364
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 180.
365
Constantin-François Chasseboeuf comte de Volney, Éclaircissements, Œuvres complètes de Volney,
précédées d’une notice sur la vie et les écrits de l’auteur, Paris, Firmin Didot frères, 1846, p. 720.
204
par les mythes mésopotamiens et l’intertexte biblique jusqu’à une vision qui tente de concilier
rationalité scientifique et foi religieuse.
PARTIE II :
L’ALTÉRITÉ HUMAINE
206
Chapitre 4 :
« Le mémorial vivant des scènes sublimes »1
L’objet de ce chapitre est d’examiner la représentation des musulmans dans les
relations de voyage en Palestine du XIXe siècle. Nous envisagerons le thème sous un angle
nouveau, c’est-à-dire à travers l’image que les voyageurs donnent du Dôme du Rocher (en
arabe, Qubbat al-Sakhra), l’un des plus beaux joyaux de l’art islamique. Nous commencerons
par retracer brièvement l’historique de trois édifices religieux élevés à Jérusalem, dont les
diverses traditions qui leur sont associées, ainsi que les raisons qui ont présidé à leur
construction s’enchevêtrent les unes aux autres: l’ancien Temple juif, la basilique du SaintSépulcre et le Qubbat al-Sakhra. Cette approche nous permettra, en deuxième lieu, de mieux
cerner la manière dont le Dôme du Rocher est interprété au XIXe siècle à la fois comme
l’illustration des principaux aspects de l’Orient du fantasme et comme un miroir destiné à
rendre possible une réflexion sur le Moi.
I – L’histoire enchevêtrée des trois grands monuments de Jérusalem
Depuis les hauteurs de Jérusalem, Eugène-Melchior de Vogüé contemple la vieille
ville : « Dans le triangle compris entre les deux ravins, […] une ville assombrie, terne et
singulière, relevée par quelques dômes noirs, apparaît distinctement dans son enceinte de
hautes murailles. L’œil y discerne tout d’abord une coupole, isolée au milieu d’une plateforme vide, surplombant le ravin de l’est ; c’est la mosquée d’Omar, l’ancien Temple, sur le
Moriah. Plus haut, deux dômes inégaux, tranchent sur l’uniformité des toits en terrasse : c’est
le Saint-Sépulcre »2. Dans l’inextricable fouillis de dômes, de minarets et d’édifices s’étalant
1
Formule empruntée à Lucien Alazard, En Terre Sainte. Monographie des saints lieux – souvenirs de
pèlerinage, op. cit., p. 135.
2
Eugène-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage au pays du passé, op. cit., p. 143.
208
à ses pieds, Alphonse de Lamartine paraît, lui aussi, particulièrement sensible à la présence de
l’esplanade des mosquées et de la basilique du Saint-Sépulcre :
Cette magnifique plate-forme, préparée sans doute par la nature, mais évidemment achevée
par la main des hommes, était le piédestal sublime sur lequel s’élevait le Temple de Salomon ;
elle porte aujourd’hui deux mosquées turques [ces mosquées ne sont pas de construction
turque, mais bien arabe] : l’une, El-Sakhra, au centre de la plate-forme, sur l’emplacement
même où devait s’étendre le temple ; l’autre, à l’extrémité sud-est de la terrasse, touchant aux
murs de la ville. […] Au-delà des deux mosquées et de l’emplacement du temple, Jérusalem
tout entière s’étend et jaillit, pour ainsi dire, devant nous, sans que l’œil puisse en perdre un
toit ou une pierre, et comme le plan d’une ville en relief que l’artiste étalerait […] et enfin, au
milieu de cet océan de maisons et de cette nuée de petits dômes qui les recouvrent, un dôme
noir et surbaissé, plus large que les autres, dominé par un autre dôme blanc : c’est le SaintSépulcre et le Calvaire3.
La comtesse de Gasparin, quant à elle, s’écrie à la vue de la cité sainte :
En voyant Jérusalem du haut du mont des Oliviers, on la comprend reine du monde. Elle
domine entièrement les collines, elle trône, noblement assise, au milieu des montagnes qui, en
arrivant à elle, s’élargissent et viennent lui faire une large ceinture, comme un vêtement ample
et royal, de champs et d’étendues sans borne. Les fentes des vallées qui la partagent ont
disparu ; elle s’élève sur une surface qu’on dirait égale ; elle remplit le regard. Devant, la
mosquée d’Omar, avec son dôme immense, son parvis de marbre blanc à ciel ouvert, ses
pavillons légers qui en dessinent les contours, ses cyprès noirs et ses gazons verts. Le temple
était là. Il devait resplendir ainsi, au front de Jérusalem ; les parvis en devaient briller comme
cette place, éblouissante sous le ciel bleu. Autour se rangent les édifices colorés d’une teinte
sérieuse : les dômes sortent, les minarets s’élancent, l’église du Saint-Sépulcre s’arrondit au
fond, la muraille dentelée fixe le plan de la cité sainte4.
Ou encore Édouard Schuré qui tente d’attirer l’attention du lecteur sur la dimension spirituelle
du Saint-Sépulcre et du Qubbat al-Sakhra :
Ce matin, je suis monté sur la terrasse du couvent qui occupe la partie haute de la ville et d’où
l’on voit tout Jérusalem à ses pieds. La ville, aperçue à vol d’oiseau, est d’un aspect sévère et
triste. […] Mais le regard est fasciné par deux énormes coupoles noires qui dominent toutes
les autres. L’une se dresse au centre de la ville, – c’est le Saint-Sépulcre ou le tombeau du
Christ ; l’autre occupe l’emplacement du temple de Salomon, à l’angle sud-ouest, – c’est la
mosquée d’Omar ou le tombeau de Jéhovah. Et les demeures des vivants disparaissent
écrasées par ces tombeaux de dieux. Car ce sont les arches mystiques des plus profonds
sentiments qui aient remué le cœur des hommes, des plus grandes idées qui aient bouleversé la
face du monde. Elles évoquent à la fois l’enfer de l’histoire et le ciel de l’âme, tout ce qui
passe et tout ce qui dure, les moissons de la Mort et les résurrections de l’Idée divine dans
l’éternelle métamorphose. Mais, jalousement, elles recouvrent leurs mystères et leurs
splendeurs cachées. Ces deux sombres coupoles donnent à Jérusalem un caractère unique –
son cachet de tristesse navrante et d’espérance indestructible5.
3
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 292-293.
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 216.
5
Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient, op. cit., p. 320-322.
4
209
Ces quelques extraits ne donnent qu’un aperçu de la place centrale qu’occupent le Dôme du
Rocher (et, par conséquent, le Temple juif) et la basilique du Saint-Sépulcre – que les
visiteurs étrangers mentionnent souvent dans un même souffle – dans le paysage urbain de
Jérusalem et dans l’imagerie populaire chrétienne du XIXe siècle. Pour mieux le comprendre,
il faut commencer par reconstituer les faits historiques qui ont tissé des liens inébranlables
entre ces trois monuments.
Selon l’historien Flavius Josèphe, c’est un événement en apparence mineur qui a
déclenché la première Grande Révolte juive contre les Romains. Un jour de Shabbat de l’an
66, un païen souille l’entrée de la synagogue de Césarée en y sacrifiant des oiseaux. La vue du
sang, dont la présence en ce lieu de culte est prohibée, provoque une agitation qui gagne
rapidement toute la ville. Une délégation juive se rend aussitôt auprès du procurateur romain
Gessius Florus pour plaider la cause de ses coreligionnaires6. Nommé préfet de Judée par
l’empereur Néron (37-68) en 62, Florus envenime la situation en jetant les représentants de la
communauté juive de Césarée en prison. Non content de ce premier acte de provocation, le
procurateur décide de prélever dix-sept talents d’or dans le trésor du Temple de Jérusalem7.
Les premières échauffourées éclatent lorsque plusieurs habitants de la cité sainte, sans doute à
l’instigation des Zélotes8, huent les soldats romains. « Immédiatement », écrit Josèphe, « les
soldats les encerclèrent et commencèrent à les frapper à coups de gourdins ; quand ils prirent
la fuite, la cavalerie les poursuivit et les écrasa sous les sabots des chevaux. Beaucoup
tombèrent sous les coups des Romains, un plus grand nombre encore écrasés les uns par les
autres »9. C’est en vain qu’Agrippa II (27-100), roi de Chalcis, un petit territoire situé au sud
de la Syrie, tente d’apaiser les esprits10. Les Zélotes capturent la forteresse asmonéenne de
Massada11, tandis que leurs partisans massacrent la garnison romaine qui s’était réfugiée dans
6
Flavius Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains, Livre II, chapitre 14, aliénas 4-6.
Le Premier Temple (en hébreu, Beit Ha’Mikdash) fut érigé sur le mont Moriah à Jérusalem par le roi Salomon
au Xe siècle av. J.-C. Ce lieu central du culte hébraïque renfermait, entre autres, l’Arche d’alliance et un
candélabre d’or pur à sept branches. Le Temple de Salomon fut détruit par le souverain de Babylone
Nabuchodonosor II (630-561) en 586 av. J.-C. et, après la libération par les Perses et le retour des exilés juifs,
réédifié sur le sommet de la même éminence en 515 av. J.-C. À ce sujet, voir Natan Schur, History of the Holy
Land, op. cit., p. 59-141. Le Second Temple fut aménagé et embelli par le roi Hérode le Grand (73-4) entre 37 et
34 av. J.-C. Josèphe en donne une description détaillée dans la Guerre des Juifs contre les Romains, Livre V,
chapitre 5, aliénas 2-4. Sur la splendeur de l’édifice hérodien, voir aussi : Daniel Rops, La vie quotidienne en
Palestine au temps de Jésus, Paris, Hachette, 1961, p. 436-444 ; William Sanday, Sacred Sites of the Gospels,
Oxford, Clarendon Press, 1903, p. 58-63, 107-117.
8
Les Zélotes sont un mouvement nationaliste juif, farouchement opposé à l’occupation romaine, qui a pris de
l’ampleur en Judée dans le courant du Ier siècle ap. J.-C.
9
Flavius Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains, Livre II, chapitre 15, aliéna 5.
10
Ibid., Livre II, chapitre 16, aliénas 3-5.
11
Massada (de l’hébreu, metsada) est une forteresse érigée sur le sommet d’une montagne surplombant la rive
sud-ouest de la mer Morte. Elle fut construite par la dynastie des Asmonéens et enrichie par Hérode le Grand.
7
210
la tour Antonia, dominant l’enceinte du Temple d’Hérode, et exécutent le grand-prêtre
Ananias, favorable à une réconciliation avec Rome12. L’insurrection se répand telle une
traînée de poudre à travers la Judée et la Galilée. En dépit de ses efforts d’étouffer dans le
sang la révolte montante, le gouverneur de Syrie Gaius Cestius Gallus est contraint de
rebrousser chemin devant l’hostilité des juifs assiégés à Jérusalem, laissant derrière lui les
corps d’environ « cinq mille trois cents fantassins et quatre cent quatre-vingt cavaliers »13.
Commence alors une guerre d’indépendance qui durera quatre ans pendant laquelle le général
romain Flavius Vespasien (9-79), avec ses trois légions, parviendra progressivement à
détruire toutes les places fortes juives, à l’exception de Jérusalem. Rappelé d’urgence à Rome
pour rétablir l’ordre à la suite du suicide de Néron, Vespasien confie à son fils Titus (39-81) la
tâche de mettre fin au siège de la cité sainte. Pendant les mois d’avril et de mai de l’an 70, les
Romains franchissent la troisième, puis la deuxième et la première muraille d’une Jérusalem
déjà affaiblie par les privations et les luttes de pouvoir. Une par une les places de résistance
juives tombent entre les mains des troupes de Titus. Les derniers combattants se retranchent
dans la tour Antonia. S’ensuit une série d’affrontements sanglants et, le neuvième jour du
mois d’Av du calendrier juif, le Temple de Jérusalem est incendié par les Romains14.
À ce stade, force est de constater que nombreux sont les voyageurs du XIXe siècle à
voir dans la destruction du Temple par les armées romaines l’accomplissement de la prophétie
du Christ sur la ruine de Jérusalem, ainsi que l’annonce l’apôtre Matthieu : « Comme Jésus
s’en allait, au sortir du temple, ses disciples s’approchèrent pour lui en faire remarquer les
constructions. Mais il leur dit : “Voyez-vous tout cela ? Je vous le dis en vérité, il ne restera
pas ici pierre sur pierre qui ne soit renversée.” » (Matthieu 24 : 1-2). C’est notamment le cas
de Jean-Jacques Bourassé : « Sur les ruines fumantes de Jérusalem on passe la charrue, et le
vainqueur fait semer du sel sur l’emplacement du temple en signe de malédiction. Ainsi
s’accomplirent les prédictions du Sauveur pleurant sur Jérusalem, ville ingrate et coupable :
des monuments somptueux qui en faisaient l’orgueil il ne resta pas pierre sur pierre, et cette
superbe cité ne fut plus qu’un froid et silencieux tombeau ! »15. Dans le même esprit, Louis
Énault, témoin, en 1853, des conditions de vie déplorables de la communauté juive de
Jérusalem, va jusqu’à affirmer que la conquête de la Palestine par les Romains constitue la
première étape de la transformation de la cité de David en une ville chrétienne où les juifs ne
12
Flavius Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains, Livre II, chapitre 17, aliénas 2-10.
Ibid., Livre II, chapitre 19, aliéna 9.
14
Ibid., Livre VI, chapitre 5, aliéna 1.
15
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 149.
13
211
sont plus que des fantômes éplorés, des bêtes de foire destinées à divertir les touristes
occidentaux : « Les Juifs furent dispersés à travers les nations. La Jérusalem que nous verrons
sortir de ces ruines ne sera plus la ville des Juifs : ce sera la ville du monde chrétien, et les
Juifs y seront plus étrangers que nous-mêmes »16.
La chute de Jérusalem marque la fin de la première Grande Révolte juive. En 73, avec
le suicide collectif des Zélotes réfugiés à Massada, tombe le dernier bastion de la rébellion17.
Aux yeux du monde, le champ de ruines laissé par la répression romaine ne pouvait que
mettre en péril la survie du peuple juif dans la province de Judée. Contre toute attente, les
juifs profitent de la disparition brutale de leur Temple pour remplacer la pratique ancienne
d’offrandes en un lieu saint unique par un culte davantage axé sur les synagogues et les écoles
bibliques, dont le nombre augmente en Judée et en Galilée dans les années suivant l’échec de
la guerre d’indépendance18. Yavné, siège du nouveau Sanhédrin (l’assemblée législative
juive), devient rapidement le porte-drapeau de cette dynamique de créativité religieuse et
culturelle. Cette période de paix relative est interrompue en 117 par l’arrivée au pouvoir de
l’empereur Hadrien (76-138). Résolu d’empêcher l’apparition d’une nouvelle forme de
nationalisme en Judée, il émet un décret interdisant la circoncision et l’observance du sabbat.
Parallèlement, Hadrien lance un programme de grands travaux visant à faire de Jérusalem une
ville romaine, libre de toute influence indigène19. Se sentant menacés dans leur identité, les
juifs reprennent les armes contre les Romains en 132. Dirigés par le charismatique Simon Bar
Kokhba, ils s’emparent provisoirement de Jérusalem avant de se retirer dans la ville de Beitar.
Le général Julius Severus, chargé par Hadrien d’éradiquer cette deuxième rébellion, brûle tout
sur son passage, tuant des milliers d’hommes, femmes et enfants. En 135, les troupes
romaines encerclent Beitar et, au terme d’un siège impitoyable, les habitants de la ville
périssent dans le feu et le sang20. Les représailles infligées aux juifs sont terribles, comprenant
la mise en esclavage de la plupart des prisonniers et leur dissémination à travers l’Empire
romain, ainsi que l’interdiction formelle de pratiquer la religion juive en publique et de se
rassembler dans les synagogues. De plus, les juifs sont dorénavant bannis sous peine de mort
de Jérusalem que l’empereur rebaptise Ælia Capitolina en l’honneur de Jupiter Capitolin pour
lequel il fait construire un sanctuaire sur le mont du Temple. Le nom même de la province
16
Louis Énault, La Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 119.
Flavius Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains, Livre VII, chapitres 8-19.
18
Natan Schur, History of the Holy Land, op. cit., p. 141.
19
Max I. Dimont, Jews, God and History, New York, First Signet Classic Printing, 2004, p. 103.
20
Natan Schur, History of the Holy Land, op. cit., p. 144-145.
17
212
romaine de Iudaea cesse d’apparaître dans les documents officiels, remplacé par celui de
Palæstina21.
L’an 324 constitue un nouveau tournant dans l’histoire de Jérusalem. Après la défaite
de l’empereur des provinces orientales Licinius (250-324) à Chalcédoine, avec lequel il
partageait le pouvoir depuis 313, Constantin Ier (280-337) rétablit l’unité de l’Empire romain.
Sa victoire sur son rival permet au souverain, qui a promulgué en 311 un édit de tolérance
mettant fin aux persécutions antichrétiennes dans son domaine, d’étendre sur les chrétiens
d’Orient son bras protecteur. Les premières réformes religieuses et administratives ne
tarderont pas à venir. En 325, Constantin convoque le concile de Nicée en vue de servir la
cause de l’unité chrétienne et, en 330, il témoigne de son détachement par rapport à Rome –
qu’il associe au paganisme de ses ancêtres – en inaugurant sa nouvelle capitale,
Constantinople, construite sur le site de la colonie grecque de Byzance22. Dans ce contexte de
christianisation de l’Empire, Constantin donne l’ordre, en 326, de nettoyer l’emplacement
supposé du Golgotha23 à Jérusalem, dominé par les ruines de l’ancien temple érigé sous
Hadrien24. Durant les travaux de déblaiement, les ouvriers impériaux auraient découvert la
grotte funéraire de Jésus, miraculeusement préservée. Témoin de la scène, Eusèbe de
Césarée25, auteur de la Vita Constantini (337), raconte : « Comme un nouvel ordre de choses
succédant à un autre, le sol (primitif) reparut dans les profondeurs de la terre, et, du reste, le
vénérable et très saint témoignage de la résurrection du Sauveur se manifestait contre toute
espérance, et l’antre, (nouveau) Saint des Saints, reflétait d’une façon frappante le retour du
Sauveur à la vie »26. Lorsque la nouvelle parvient aux oreilles de Constantin, ce dernier est
21
Ibid., p. 145.
Colin Morris, The Sepulchre of Christ and the Medieval West. From the Beginning to 1600, Oxford, Oxford
University Press, 2005, p. 16.
23
Golgotha, signifiant le « lieu du crâne », est la colline sur laquelle Jésus aurait été crucifié. Elle est mentionnée
dans les quatre Évangiles : Matthieu 27 : 33 ; Marc 15 : 22 ; Luc 23 : 33 ; Jean 19 : 17. Au sujet de Golgotha,
voir Roland Meynet, Jésus passe. Testament, jugement, exécution et résurrection du Seigneur Jésus dans les
Évangiles synoptiques, Paris, Cerf, 1999, p. 333.
24
Eusèbe de Césarée, Vita Constantini, Livre III, chapitre 26. Cité par Jacques Mislin, Les saints lieux.
Pèlerinage à Jérusalem en passant par l’Autriche, la Hongrie, la Slavonie, les provinces danubiennes,
Constantinople, l’Archipel, le Liban, la Syrie, Alexandrie, Malte, la Sicile et Marseille, Paris, Jacques Lecoffre et
Cie, 1858, t. II, p. 225.
25
Sur la vie d’Eusèbe de Césarée et la question de l’authenticité de la Vita Constantini, voir l’introduction de
Gustave Bardy dans Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, Paris, Cerf, 2006, t. IV, p. 9-74. On peut
également se reporter aux textes suivants : T. G. Elliott, « Eusebian Frauds in the Vita Constantini », Phoenix,
1991, 45, p. 162-171 ; B. H. Warmington, « The Sources of Some Constantinian Documents in Eusebius’
Ecclesiastical History and Life of Constantine », Studia Patristica, 1986, 18, 1, p. 93-98.
26
Eusèbe de Césarée, Vita Constantini, Livre III, chapitre 28. Notons que, à l’inverse d’Eusèbe, Ambroise de
Milan (340-397) donne à l’impératrice Hélène, mère de Constantin, l’initiative de la découverte de la grotte
funéraire du Christ et de la relique de la vraie Croix (celle-ci n’étant nullement mentionnée dans la Vita
Constantini). Sur Hélène et les circonstances de la découverte de la Croix, on peut se reporter à M. Biddle, « The
Tomb of Christ: Sources, Methods and a New Approach », Churches Built in Ancient Times. Recent Studies in
22
213
bouleversé. « La grâce de notre Sauveur est telle », écrit-il de Thrace à Macaire, évêque de
Jérusalem, « qu’il n’y a point d’expression capable de célébrer un tel miracle. Que le sacré
monument de la passion de notre Dieu ait pu rester tant d’années caché dans la terre pour
briller le jour où l’ennemi du genre humain est terrassé, et où les serviteurs de la croix sont en
liberté, cela dépasse toute admiration »27. L’empereur annonce son projet de construire une
basilique sur la roche du Golgotha en témoignage de la Passion du Christ.
Il convient de signaler que les voyageurs du XIXe siècle semblent être en désaccord
sur ce dernier point. Certains continuent de soutenir sans réserve que le Saint-Sépulcre se
dresse sur le lieu de la crucifixion de Jésus et de son ensevelissement. « L’église proprement
dite du Saint-Sépulcre est bâtie dans la vallée du mont Calvaire, et sur le terrain où l’on sait
que Jésus-Christ fut enseveli », écrit François-René de Chateaubriand, ne laissant pas la
moindre place au doute quant à l’authenticité de l’emplacement sur lequel la basilique a été
construite28. Florimond-Jacques de Basterot prend à témoin le lecteur par une question
rhétorique : « Du reste, pourquoi douter ? Avons-nous la prétention d’en savoir plus que
sainte Hélène, qui vint, trois cents ans seulement après la mort du Sauveur, interroger avec
soin tous les souvenirs ; que saint Jérôme, qui pria sur cette tombe ; que cette foule de pèlerins
illustres qui s’y assemblèrent depuis tant de siècles ? »29. Et Léon Paul d’observer : « Le saint
sépulcre me paraît authentique. L’aimable savant M. [George] Rosen, le consul de Prusse [à
Jérusalem dans les années 1852-1867], nous a prouvé qu’il est en dehors des murs d’enceinte
de la cité détruite et rebâtie ; le Calvaire et Gethsémani sont restaurés sur le terrain qu’ils
occupaient autrefois. La supercherie n’a pu trouver place dans la tradition »30. D’autres
voyageurs, s’appuyant sur des relevés topographiques et archéologiques31, assurent que,
Early Christian Archaeology, Londres, Society of Antiquaries of London, 1994, p. 73-147. Plusieurs voyageurs
du XIXe siècle adhèrent à cette thèse. Voir, par exemple : Lucien Alazard, En Terre Sainte. Monographie des
saints lieux – souvenirs de pèlerinage, op. cit., p. 130-133, 147 ; J.-T. de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un
Voyage en Terre-Sainte, op. cit., p. 110-111 ; Louis Vengeon, Souvenirs d’un pèlerin de Terre-Sainte en 1884,
op. cit.,. p. 72-73.
27
Eusèbe de Césarée, Vita Constantini, Livre III, chapitre 30. Cité par Charles-Jacques-Victor-Albert de Broglie,
L’Église et l’Empire Romain au IVe siècle, Paris, Didier et Cie, 1856, t. II, p. 123.
28
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 345.
29
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 211-212
30
Léon Paul, Journal de voyage. Italie, Égypte, Judée, Samarie, Galilée, Syrie, Taurus cicilien, Archipel grec,
op. cit., p. 47.
31
Il s’agit notamment des études menées par l’américain Edward Robinson (1794-1863) et le médecin suisse
Titus Tobler (1806-1877). Voir : Edward Robinson, Biblical Researches in Palestine and the Adjacent Regions.
A Journal of Travels in the years 1838 & 1852, Londres, John Murray, 1856, t. I, p. 407-418; Titus Tobler,
Topographie von Jerusalem und seinen Umgebungen, Berlin, G. Reimer, 1853-1854, 2. vol. On peut aussi se
reporter à Yehoshua Ben-Arieh, The Rediscovery of the Holy Land in the Nineteenth Century, op. cit., p. 90-91,
133-139.
214
contrairement à ce qui est écrit dans le Nouveau Testament sur l’endroit appelé Golgotha32, le
site choisi par Constantin se situait au temps de Jésus à l’intérieur des murs de Jérusalem.
C’est le cas d’Ernest Renan : « Il est difficile de placer le Golgotha à l’endroit précis où,
depuis Constantin, la chrétienté tout entière l’a vénéré. Cet endroit est trop engagé dans
l’intérieur de la ville, et on est porté à croire qu’à l’époque de Jésus il était compris dans
l’enceinte des murs »33. Louis Lortet renchérit : « Il est du reste très probable, d’après les
données topographiques récentes, que le crucifiement n’a pas eu lieu en cet endroit, et que le
corps du Christ n’a pas été déposé dans ce sépulcre livré aujourd’hui à la dévotion des
chrétiens »34. Un avis que partage la princesse Belgiojoso-Trivulzio : « À chacun des
incidents de la passion correspond un sanctuaire. Comment imaginer qu’un espace aussi exigu
que celui de l’église du Saint-Sépulcre, bâtie sur l’emplacement même du Calvaire, ait suffi à
contenir tant d’épisodes divers du grand mystère ? […] J’avoue que sur toute cette
topographie sacrée je n’ai moi-même que des doutes »35. Maxime Du Camp, quant à lui,
prend des allures de prophète : « Heureux ceux qui peuvent croire que là fut ensevelie
l’apparence mortelle du fils de dieu ! Heureux sont-ils ! mais leur nombre diminue chaque
jour ; les Dieux s’en vont ! comme au temps de Constantin et bientôt le Christianisme ne sera
plus qu’une chose historique »36. D’autres enfin préfèrent se cacher derrière le vocable plus
général d’espace sacré plutôt que de s’interroger sur l’emplacement exact de la tombe de
Jésus. « L’esprit ne conteste pas sur une pareille scène pour quelques pas de différence entre
les vraisemblances historiques et les traditions ; que ce fût ici ou là, toujours est-il que ce ne
fut pas loin des sites qu’on désigne »37, fait remarquer Lamartine. Semblablement, J. de
Beauregard écrit :
32
Bien que la colline de Golgotha soit évoquée dans les quatre Évangiles, seul celui de Jean se réfère à sa
position géographique : « Beaucoup de Juifs lurent cette inscription [placée sur la croix], parce que le lieu où
Jésus fut crucifié était près de la ville : elle était en hébreu, en grec et en latin » (Jean 19 : 20). Quant au livre des
Hébreux, il décrit clairement le Golgotha comme étant à l’extérieur des murailles : « C’est pour cela que Jésus
aussi, afin de sanctifier le peuple par son propre sang, a souffert hors de la porte » (Hébreux 13 : 12).
33
Ernest Renan, Vie de Jésus, Paris, Michel Lévy frères, 1863, p. 416.
34
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 262. Il met aussi en doute l’authenticité de la
basilique en se référant aux dévastations que Jérusalem a subies au cours des siècles : « On sait, en effet, que ce
n’est qu’en 326 qu’Hélène prétendit reconnaître, par une révélation miraculeuse, l’emplacement des saints lieux.
Mais dès l’année 70, après le siège de Titus, les massacres horribles et la destruction de la ville qui en fut la
suite, tout avait été bouleversé, en dehors comme à l’intérieur des murailles. Jérusalem n’était qu’un monceau de
ruines ; le petit groupe des chrétiens avait été obligé de fuir au-delà du Jourdain, et les Juifs, auxquels l’entrée de
la ville sainte était interdite sous peine de mort, s’étaient dispersés au loin. On se demande comment, dans des
conditions pareilles, la tradition aurait pu, pendant plus de deux cents ans, conserver des données précises et
exactes sur l’emplacement du Calvaire et du sépulcre de Jésus » (Ibid., p. 262).
35
Christina Belgiojoso-Trivulzio, princesse de, Asie mineure et Syrie. Souvenirs de voyages, op. cit., .p. 196.
36
Maxime Du Camp, Voyage en Orient (1849-1851). De Beyrouth à Jérusalem, op. cit., p. 214.
37
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 302.
215
La libre-pensée et une critique méticuleuse pourront bien, en effet, semer des doutes, à propos
de la proximité excessive qui existe, au Saint-Sépulcre, entre l’endroit du crucifiement et le
lieu du tombeau ; […] Qu’importe ? Toute l’argumentation hostile croule par la base, devant
ces deux faits indéniablement historiques, que nous sommes, ici, sur la colline rocheuse du
Golgotha, “extra portam”, et “extra castra” ; […] Nous sommes donc, authentiquement, sur le
lieu de la scène du grand divin drame : à quelques mètres près, en plus ou en moins, nous nous
trouvons, réellement, là où s’en est accompli le dénouement ; et nous ne saurions pas plus
nous embarrasser de la mesure variable de quelques mètres de terrain que de l’authenticité
discutée de quelques pierres, pour hésiter à affirmer que le Saint-Sépulcre est pour nous, tout
ensemble, le lieu à jamais béni et consacré du supplice du Sauveur, de sa mort, de son
ensevelissement, et de son ineffable résurrection !38
Et de noter à propos de la puissance symbolique de la supposée pierre de l’onction : « Que la
pierre actuelle soit, ou ne soit pas, celle qui servit de table funéraire à Joseph d’Arimathie, peu
importe. Ce que les âmes pieuses vénèrent, en ce lieu, c’est la place où s’accomplirent les
saintes onctions : en posant leurs lèvres sur la pierre, c’est cette place sacrée qu’elles veulent
baiser ; et, tandis qu’elles fixent leurs lèvres sur la pierre de 1808, leur pensée va, par-delà le
marbre moderne, à la roche primitive, dont ce marbre est la copie et leur représente
l’image »39.
Le 13 septembre 335, soit environ dix ans après la découverte du Sépulcre, a lieu la
solennelle dédicace de l’édifice. Eusèbe note scrupuleusement les caractéristiques
architecturales de celui-ci :
Avant tout naturellement (l’empereur) faisait orner la Sainte Grotte comme étant la partie
principale de tout l’ensemble des ouvrages, monument véritablement surchargé d’un souvenir
éternel, siège du trophée du grand Sauveur contre la mort ; […] Ce fut donc le premier
(monument) que l’empereur embellit par d’excellentes colonnes et par de très nombreux
ornements qui ont rendu la vénérable Grotte aussi splendide, avec des caractéristiques de
toutes sortes. […] Face à la Grotte, du côté de l’Orient, se trouvait le Temple royal (la
Basilique) œuvre extraordinaire, d’une immense hauteur, d’une très grande longueur et
largeur. La surface intérieure de la bâtisse se cachait sous des plaques de marbre polychromes.
L’aspect extérieur des murs, embelli de pierres polies bien appareillées, offrait un genre de
beauté extraordinaire qui ne le cédait en rien à l’apparence du marbre. Quant à la toiture, sa
partie extérieure était recouverte de plomb, sûre protection contre les pluies d’hiver ; la partie
intérieure du toit était ornée de caissons sculptés, qui, semblables à une vaste mer, étendaient
au-dessus de toute la basilique leur houle ininterrompue, et l’or brillant dont ils étaient
couverts faisait étinceler le temple entier de mille reflets. Sur l’un et l’autre flanc se
développaient, parallèlement à la longueur du temple, les galeries jumelles de doubles
portiques tant inférieurs que supérieurs, dont les plafonds étaient dorés. La rangée de devant
consistait en colonnes de grosse dimension ; celle de derrière était formée de piliers carrés,
richement décorés à la surface. Trois portes bien disposées vers le soleil levant recevaient la
multitude de ceux qui venaient de l’extérieur. En face de ces portes, à l’extrémité de la
basilique, se trouvait l’abside, couronnement de tout l’ensemble, qui était elle-même ceinte de
38
39
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 169-170.
Ibid., p. 187.
216
douze colonnes, égales en nombre aux apôtres du Sauveur, et ornées à leur sommet de grands
cratères d’argent : splendide offrande que l’empereur avait faite à son Dieu40.
Outre la basilique du Saint-Sépulcre, divers monuments religieux voient le jour en Palestine à
cette époque, tels que la première basilique de la Nativité à Bethléem et la basilique de
l’Éléona sur le mont des Oliviers, achevées en 333. Grâce à ce vaste programme de
constructions impériales, la Terre sainte devient le cœur du pèlerinage chrétien dès la fin du
IVe siècle41. La plus ancienne relation de voyage à proposer une description de la basilique du
Saint-Sépulcre – bien que de manière succincte – est l’Itineraium Burdigalense seu
Hierosolymitanum (333) de l’Anonyme de Bordeaux : « Sur la gauche se trouve la petite
éminence du Golgotha, où le Seigneur fut crucifié. À environ un jet de pierre, se trouve la
grotte où fut déposé le corps du Seigneur et où il ressuscita le troisième jour. C’est là que
récemment, sur l’ordre de l’empereur Constantin, a été faite une basilique, c’est-à-dire une
église [dominicum], d’une admirable beauté ; elle a sur le côté des citernes d’où l’on tire de
l’eau, et à l’arrière un bain où les enfants sont baptisés »42. Plus précis est le portrait dressé
par Égérie (ou Éthérie), une femme sans doute originaire de la Gaule méridionale43, qui a
séjourné en Palestine aux alentours de 381. Sa Liturgie de Jérusalem (381-384) indique que la
basilique était formée de deux sanctuaires, celui du Martyrium, où était conservée la relique
de la Croix, et celui de l’Anastasis, érigé au-dessus de la Grotte de la Résurrection44. Dans son
Itinéraire, composé vers l’an 570, le pèlerin de Plaisance donne une description plus détaillée
de la basilique constantinienne45, mettant notamment en évidence la richesse des ornements
qui servaient à parer l’intérieur de l’Anastasis46.
En 614, l’armée du roi des Perses Chosroès II (r. 590-628) envahit Jérusalem, pillant
les trésors de la ville, massacrant sa population et détruisant de fond en comble ses églises,
40
Eusèbe de Césarée, Vita Constantini, Livre III, chapitres 33-38.
Jacques Heers, « Le pèlerinage à Jérusalem et la connaissance du monde au Moyen-Âge », Voir Jérusalem.
Pèlerins, conquérants, voyageurs, op. cit., p. 55-57 ; Anne Soupa, « Naissance des pèlerinages chrétiens », Voir
Jérusalem. Pèlerins, conquérants, voyageurs, op. cit., p. 45-47.
42
« Le pèlerin de Bordeaux », Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche-Orient. IVe-VIIe siècle, éd. Pierre
Maraval, Paris, Cerf, Coll. Sagesses chrétiennes, 1996, p. 32.
43
H. Sivan, « Who was Egeria? », Harvard Theological Review, 1988, 81, p. 59-72.
44
« Égérie », Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche-Orient. IVe-VIIe siècle, op. cit., p. 112-142. Voir
aussi Pierre Maraval, Lieux saints et pèlerinages d’Orient. Histoire et géographie. Des origines à la conquête
arabe, Paris, Cerf, 1985, p. 254.
45
Précisons que deux autres documents, antérieurs à l’Itinéraire du pèlerin de Plaisance, dressent un tableau
riche en détails de la basilique du Saint-Sépulcre. Il s’agit d’un texte assigné à un diacre du nom de Théodose,
écrit selon toute vraisemblance après le décès de l’empereur Anastase en 518, et d’un guide appelé Breviarius de
Hierosolyma, composé vers la fin de la première moitié du VIe siècle. Voir Récits des premiers pèlerins chrétiens
au Proche-Orient. IVe-VIIe siècle, op. cit., p. 185-201.
46
« Le pèlerin de Plaisance », Ibid., p. 216-217.
41
217
dont la basilique du Saint-Sépulcre47. À partir de 622, en signe de rapprochement, Chosroès II
publie une série de décrets autorisant les chrétiens de Syrie et d’Égypte à reprendre possession
de leurs sanctuaires ravagés. Sous l’égide de Modeste, supérieur du couvent de SaintThéodose, et de Jean l’Aumônier, patriarche d’Alexandrie, le Saint-Sépulcre est reconstruit
sur les ruines du bâtiment originel. À la différence de l’édifice constantinien, la nouvelle
basilique est formée de plusieurs églises distinctes48.
En 629, l’empereur byzantin Héraclius (575-641) chasse les forces d’occupation
perses et s’empare de Jérusalem. Mais le rétablissement de la domination chrétienne en Terre
sainte sera de courte durée, prenant fin avec la conquête arabe de la Syro-Palestine dans les
années 630. Redoutant les conséquences d’un siège prolongé, le patriarche de Jérusalem
Sophrone ouvre les portes de la cité sainte aux troupes du calife Omar ibn al-Khattab (581644), second successeur de Mahomet et héritier de la puissante dynastie des Omeyyades49. La
légende50 raconte que lorsque Omar, vêtu d’un simple manteau en poil de chameau51, arriva à
Jérusalem en 634, il émit le souhait de visiter l’emplacement de l’ancien Temple de
Soulaymân (Salomon), roi vénéré par les musulmans comme un envoyé de Dieu, au même
titre que Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus et Mahomet52. Malgré ses réticences, Sophrone
fut contraint d’accéder à la requête du calife. Or, quel fut l’effroi de ce dernier en apercevant
que l’esplanade sur le mont du Temple faisait office de décharge publique. Ernest Renan,
dans la Vie de Jésus, attribue la dégradation dans laquelle se trouvait le parvis à la relation
47
Détruite à nouveau par le calife fatimide Al-Hakim bi-Amr Allah en 1008, la basilique du Saint-Sépulcre ne
sera complètement restaurée qu’aux alentours de l’an 1048. En 1808, elle est sérieusement endommagée par un
incendie et réparée entre 1809 et 1810.
48
Félix-Marie Abel, Histoire de la Palestine depuis la conquête d’Alexandre jusqu’à l’invasion arabe, Paris, J.
Gabalda et Cie, 1952, t. II, p. 388-390. En ce qui concerne la forme et les dimensions de la basilique édifiée
après la conquête perse, on peut se reporter à la description – basée sur le voyage en Palestine vers le début de la
seconde moitié du VIIe siècle d’un évêque gaulois du nom d’Arculfe – que donne l’abbé écossais Admonan dans
son ouvrage intitulé Locis Sanctis (680) : « Adomnan », Livre I, Récits des premiers pèlerins chrétiens au
Proche-Orient. IVe-VIIe siècle, op. cit., p. 241-242.
49
Félix-Marie Abel, Histoire de la Palestine depuis la conquête d’Alexandre jusqu’à l’invasion arabe, op. cit., t.
II, p. 401-402.
50
Notre récit s’inspire de la légende reprise, entre autres, dans Jean Ferniot, Jérusalem, nombril du Monde, Paris,
Bernard Grasset, 1994, p. 157-162.
51
On remarquera que la tenue vestimentaire du calife omeyyade, ainsi que le respect dans lequel il aurait tenu les
divers Lieux saints de Jérusalem conduisent Eusèbe de Salle à qualifier Omar de véritable « Chrétien » : « Il
[Omar] arriva enfin devant Jérusalem, accorda une capitulation, entra dans la ville vêtu d’habits grossiers, visita
avec intérêt les antiquités, les lieux saints avec respect, fit sa prière sur le portique de l’église de la Résurrection,
visita l’église et le tombeau, puis alla visiter la Crèche de l’église de Bethléem. Un homme si simple et si
convenable méritait d’être chrétien » (Eusèbe de Salle, Pérégrinations en Orient, op. cit., t. I, p. 312).
52
Le Coran dit : « Nous t’avons commis la révélation comme à Noé, comme aux prophètes après lui, comme à
Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob et les Tribus, comme à Jésus, Job, Jonas, Aaron, Salomon et David à quoi nous
avons donné les psaumes » (Sourate IV, 163). Considérons également le passage suivant : « Nous lui avons
donné Isaac et Jacob et les avons guidés chacun comme nous avions guidé Noé. Et, dans sa descendance, David,
Salomon, Job, Joseph, Moïse, Aaron. Et nous donnons salaire aux bienfaisants. Zacharie, Jean, Jésus, Élie furent
parmi les justes. Ismaël, Élisée, Jonas, Loth, nous les avons mis au-dessus des mondes » (Sourate VI, 84-86).
218
ambiguë que les premiers chrétiens – à commencer par Jésus lui-même – avaient entretenue
avec le Temple. Dans leur zèle, dit-il, de contribuer à la réalisation de la prophétie de leur
Maître53 et de rendre compte de la déchéance des juifs, les autorités chrétiennes de Jérusalem
avaient maintenu le site en l’état d’abandon :
Le temple, comme en général les lieux de dévotion très-fréquentés, offrait un aspect peu
édifiant. Cet air profane et distrait dans le maniement des choses saintes blessait le sentiment
religieux de Jésus, parfois porté jusqu’au scrupule. Il disait qu’on avait fait de la maison de
prière une caverne de voleurs. […] Toutes ces vieilles institutions juives lui déplaisaient, et il
souffrait d’être obligé de s’y conformer. Aussi le temple ou son emplacement n’inspirèrent-ils
de sentiments pieux, dans le sein du christianisme, qu’aux chrétiens judaïsants. Les vrais
hommes nouveaux eurent en aversion cet antique lieu sacré. Constantin et les premiers
empereurs chrétiens y laissèrent subsister les constructions païennes d’Adrien. Ce furent les
ennemis du christianisme, comme Julien, qui pensèrent à cet endroit54.
Et le texte se termine : « Quand Omar entra dans Jérusalem, l’emplacement du temple était à
dessein pollué en haine des Juifs. Ce fut l’islam, c’est-à-dire une sorte de résurrection du
judaïsme dans sa forme exclusivement sémitique, qui lui rendit ses honneurs. Ce lieu a
toujours été antichrétien »55. Comme le fait remarquer à juste titre Ernest Renan, c’est grâce
aux musulmans que l’origine juive de Jérusalem revient sur le devant de la scène au VIIe
siècle. En effet, pris de colère, Omar somma Sophrone de ramper à même le sol, ravagé par
les immondices et la végétation sauvage, avant de charger ses hommes de nettoyer
l’esplanade. « Omar mit lui-même la main à l’œuvre », rapporte Gabriel Charmes dans
Voyage en Palestine, « pour déblayer le terrain ; dans son zèle pieux, il n’hésita pas à remplir
sa robe avec les détritus qui infectaient le lieu où, pour la première fois peut-être dans
l’histoire de l’humanité, l’idée de l’unité divine avait reçu une solennelle consécration »56.
Omar ordonna ensuite qu’une mosquée, de dimension modeste et réservée exclusivement à la
prière, soit érigée sur le mont du Temple57. Voilà pour la légende. En 688, le calife omeyyade
Abd al-Malik (647-705) décide de remplacer le bâtiment originel, non pas par une mosquée,
mais par le Dôme du Rocher, un somptueux monument à la gloire de Dieu. Plusieurs
53
Matthieu 24 : 1-2.
Ernest Renan, Vie de Jésus, op. cit., p. 214-215.
55
Ibid., p. 215.
56
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 115.
57
Moshe Gil, A History of Palestine, 634-1099, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 91. La
mosquée construite par le calife Omar est notamment signalée dans les Locis Sanctis d’Adomnan (680) : « Par
ailleurs, dans ce lieu fameux où le Temple, autrefois, avait été magnifiquement bâti, à proximité du mur situé à
l’est, les Sarrasins ont maintenant fabriqué une maison de prière quadrangulaire, construite sans beaucoup de
soin avec des planches dressées et de grandes poutres sur les restes de quelques ruines, et ils la fréquentent. Or
cette maison, à ce qu’on rapporte, peut recevoir trois mille personnes » (« Adomnan », Livre I, Récits des
premiers pèlerins chrétiens au Proche-Orient. IVe-VIIe siècle, op. cit., p. 241).
54
219
hypothèses pourraient être avancées pour expliquer son choix58. Primo, entre 680 et 692, se
renforce à La Mecque la position de la tribu des Banu Assad, et à leur tête le cheikh Allah ibn
al-Zubayar (624-692). Celui-ci se proclame Commandeur des Croyants et place les routes
menant à la Kaaba59 sous sa seule autorité, en violation de la souveraineté des Omeyyades.
Face à la révolte de son vassal, Abd al-Malik aurait trouvé opportun de proposer une
alternative à La Mecque en jetant les fondements du Qubbat al-Sakhra à Jérusalem60. Cet
argumentaire est loin de faire l’unanimité, principalement en raison du fait que le
remplacement (même provisoire) de La Mecque – une ville jouant un rôle de premier plan
dans le hajj – par Jérusalem « aurait sans aucun doute entraîné la destruction ou la
transformation d’un monument tel que le Dôme du Rocher, qui aurait fait figure d’emblème
de l’hérésie »61. Secundo, en ces temps de troubles, la présence sur la plate-forme de l’ancien
Temple d’un sanctuaire musulman dépassant, du moins aux yeux du monde arabe, la beauté et
la richesse du Saint-Sépulcre aurait pu être perçue comme le symbole de la victoire écrasante
de l’islam sur les chrétiens. Tertio, le caractère sacré du mont du Temple remonte
officiellement au Xe siècle av. J.-C., avec le transfert du tabernacle à Jérusalem sous le règne
de David et la construction du Temple par Salomon. Le premier livre des Chroniques nous
enseigne que David a dressé la tente renfermant l’Arche d’alliance sur l’« aire d’Ornan » (1
Chroniques 21 : 15-30) que le second livre des Chroniques appelle également « Mont
Morija » (2 Chroniques 3 : 1). Or, ce nom n’est mentionné dans l’Ancien Testament qu’au
sujet de la colline où Dieu a ordonné à Abraham de lui sacrifier son fils Isaac : « Dieu dit :
Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t’en au pays de Morija, et là offre-le
en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai » (Genèse 22 : 2). Autrement dit, bien
qu’il soit impossible d’affirmer avec certitude quand l’amalgame entre le mont du Temple et
l’histoire du premier patriarche biblique s’est formé dans la tradition orale, il est
58
Notre texte se base sur l’étude approfondie menée par Oleg Grabar sur le Dôme du Rocher. Parmi les
documents que nous avons consultés, figurent les articles « The Umayyad Dome of the Rock in Jerusalem » (p.
1-46), « Qubbat al-Sakrah » (p. 111-116), « Al-Masjid al-Aqsa » (p. 139-142) et « The Meaning of the Dome of
the Rock in Jerusalem » (p. 143-158) dans Jerusalem. Constructing the Study of Islamic Art, Aldershot, Ashgate
Publishing Limited, 2005, t. IV. Voir également: Abdallah el-Khatib, « Jerusalem in the Qur’an », British
Journal of Middle Eastern Studies, 2001, 28, 1, p. 25-53; Nuah N. N. Khoury, « The Dome of the Rock, the
Kaaba, and Ghumdan : Arab Myths and Umayyad Monuments », Muqarnas, 1993, 10, p. 57-65 ; Nasser Rabbat,
« The Meaning of the Umayyad Dome of the Rock », Muqarnas, 1989, 6, p. 12-21.
59
La Kaaba est un sanctuaire de forme cubique abritant une pierre noire d’origine mystérieuse. Sa construction,
selon la tradition islamique, remonte à Abraham, voire à Adam lui-même. Elle se trouve au centre de la cour de
la Grande Mosquée de La Mecque, en Arabie Saoudite. La Kaaba est au cœur du hajj, à savoir le pèlerinage à La
Mecque que tout musulman est censé effectuer au moins une fois dans sa vie. Il est écrit dans le Coran : « Dieu a
institué la Kaaba, temple saint, station des hommes, le mois sacré, l’offrande des victimes et leurs guirlandes
pour que vous sachiez que Dieu connaît les êtres des cieux et de la terre, car Dieu sait tout » (Sourate V, 97). Sur
la Kaaba et le pèlerinage à La Mecque, voir Yves Thoraval, Dictionnaire de Civilisation musulmane, Paris,
Larousse, 1995, p. 155.
60
Moshe Gil, A History of Palestine, 634-1099, op. cit., p. 103.
61
Oleg Grabar et Saïd Nuseibeh, Le Dôme du Rocher. Joyau de Jérusalem, Paris, Albin Michel, 1997, p. 48.
220
incontestablement bien ancré dans les sources écrites depuis les IVe et IIIe siècles av. J.-C.,
période à laquelle auraient été composées les Chroniques. Cette confusion prend de l’ampleur
avec les Antiquités judaïques de Josèphe62, publiées au Ier siècle ap. J.-C., et les légendes
talmudiques (Talmud dit de Jérusalem), compilées entre le Ie et le IIIe siècle63. Vu sous cet
angle, l’élévation d’un nouveau sanctuaire sur le mont Moriah par Abd al-Malik pourrait être
interprétée comme la volonté d’honorer un site largement associé à cette époque à Abraham,
sur lequel viendront se greffer au cours des siècles des événements de la vie de Mahomet, et
en particulier ceux de son Voyage nocturne (l’isrâ) et de son Ascension (le mi’raj)64.
Achevé entre 691 et 692, le Dôme du Rocher figure parmi les plus anciens monuments
religieux de l’islam65. Son intérêt réside également dans le fait qu’à l’inverse de la basilique
du Saint-Sépulcre, il n’a pas subi de modifications majeures à travers les siècles. Hormis son
décor extérieur entièrement refait sous l’impulsion de Soliman le Magnifique (1495-1566),
« le Dôme du Rocher est très proche, aujourd’hui encore, de l’aspect qu’il devait présenter
lors de sa construction dans la dernière décennie du VIIe siècle »66. La construction du Dôme
du Rocher a été suivie, aux alentours de l’an 715, par celle de la mosquée d’al-Aqsa (La plus
éloignée), considérée comme le troisième Lieu saint de l’islam (après la Kaaba et l’al-Masjid
al-Nabawi)67. Ces deux édifices constituent aujourd’hui les deux principaux sites sacrés du
Haram al-Sharîf (Noble sanctuaire).
62
Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, Livre I, chapitre 13, aliéna 2.
On peut se reporter aux légendes juives sur la construction du Temple de Salomon réunies par Zev Vilnay
dans son ouvrage Legends of Jerusalem, op. cit., p. 77-81.
64
Oleg Grabar et Saïd Nuseibeh, Le Dôme du Rocher. Joyau de Jérusalem, op. cit., p. 43-53.
65
Oleg Grabar, « The Umayyad Dome of the Rock in Jerusalem », Jerusalem. Constructing the Study of Islamic
Art, op. cit., p. 2. Voir aussi Yves Thoraval, Dictionnaire de Civilisation musulmane, op. cit., p. 99.
66
Oleg Grabar et Saïd Nuseibeh, Le Dôme du Rocher. Joyau de Jérusalem, op. cit., p. 18. En revanche, la
mosquée d’al-Aqsa a connu de réparations nombreuses, essentiellement pendant l’occupation de Jérusalem par
les Croisés (1099-1188).
67
Moshe Gil, A History of Palestine, 634-1099, op. cit., p. 95-96.
63
221
II – « Je te le fais voir de tes yeux ; mais tu n’y entreras point »68
L’engouement occidental pour le Qubbat al-Sakhra s’inscrit dans la redécouverte
religieuse, artistique, scientifique et politique de la Palestine dans les années qui ont suivi
l’expédition d’Égypte69. En atteste, entre autres, tout au long du XIXe siècle, la vaste
production d’estampes – d’après les œuvres d’artistes aussi réputés que David Roberts, Henry
Warren (1794-1879) et Carl Friedrich Werner (1808-1894) – qui représentent le Dôme du
Rocher, appelé improprement « mosquée d’Omar », et la mosquée d’al-Aqsa. Le mystère
entourant les deux monuments est en grande partie à l’origine de la fascination qu’ils
exercent. En effet, depuis la conquête de Jérusalem par les troupes de Salah ad-Din (11381193) en 1187, l’accès au Haram avait été rigoureusement interdit aux non-musulmans sous
peine de mort. Cette règle était encore en vigueur pendant la première moitié du XIXe siècle,
comme en témoignent les textes viatiques de l’époque. « […] il y a une peine de mort », écrit
Chateaubriand, « contre tout chrétien qui non seulement entrerait dans Gâmeat-el-Sakhra,
mais qui mettrait seulement le pied dans le parvis qui l’environne »70. Quelques pages plus
loin, l’auteur de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem précise : « Quant à l’intérieur de cette
mosquée, je ne l’ai point vu. Je fus bien tenté de risquer tout pour satisfaire mon amour des
arts ; mais la crainte de causer la perte des Chrétiens de Jérusalem m’arrêta »71. Il en est de
même de Charles de Pardieu : « Aussi aucun infidèle, sous quelque prétexte que ce soit, ne
peut y pénétrer, ni même entrer sur le parvis. Un firman du sultan lui-même serait
impuissant»72. Bon nombre de voyageurs voient dans l’impossibilité de se rendre sur le parvis
le fruit du fanatisme religieux prétendument inhérent à l’islam, dans le droit fil des idées
reçues qui alimentaient la haine entre chrétiens et musulmans au Moyen Âge et à la
Renaissance73. « Malheur aux chrétiens qui seraient surpris dans le voisinage de leur grande
68
Deutéronome 34 : 4.
L’emploi du terme « redécouverte » dans ce contexte s’appuie sur l’ouvrage de Yehoshua Ben-Arieh, The
Rediscovery of the Holy Land in the Nineteenth Century, op. cit., p. 11-17. Voir aussi l’article de Dominique
Trimbur, « Une présence française en Palestine : Notre-Dame de France », Bulletin du Centre de recherche
français de Jérusalem, 1998, 3, p. 34-35.
70
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 401.
71
Ibid., p. 403.
72
Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 255.
73
À ce sujet, voir : Guy Barthèlemy, Images de l’Orient au XIXe siècle, Paris, Bertrand-Lacoste, Coll. Parcours
de lecture, 1992, p. 14-18, 33-50 ; Pierre Martino, L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe
siècle, op. cit., p. 4-19 ; Jo Ann Hoeppner Moran Cruz, « Popular Attitudes Toward Islam in Medieval Europe »,
Western Views of Islam in Medieval and Early Modern Europe. Perception of the Other, éd. Michael Frassetto et
David R. Blanks, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 1999, p. 55-82 ; John Victor Tolan, Les sarrasins. L’islam
dans l’imagination européenne au Moyen Âge, trad. anglais Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Flammarion, Coll.
Champs, 2003, 473 p.
69
222
mosquée, et qu’on aurait accusé d’avoir manqué de respect à leur prophète Mahomet »74,
s’exclame Joseph-François Michaud, avant d’ajouter : « C’est dans Jérusalem qu’il faut voir
tout ce que la religion musulmane inspire d’intolérance et d’orgueil à ses sectateurs, tout ce
que la religion chrétienne donne à ses disciples de patience, de résignation et d’humilité »75.
L’abbé Becq abonde dans le même sens : « Il n’est même pas permis de suivre les rues qui
aboutissent au parvis ; on s’exposerait aux insultes et aux coups de bâton »76. Un constat dont
le jésuite Amédée de Damas se fait également l’écho : « Si vous vous avanciez de quelques
pas au delà de la rue, une nuée de Turcs sortiraient de leurs maisons, et se précipiteraient sur
vous avec des pierres et des bâtons, car un chrétien, c’est l’image de la malédiction ; il est la
malédiction même. Le droit naturel permet de se défaire d’un chien enragé, de repousser un
fléau, d’éloigner la mort ; et le chrétien est assimilé à tout cela par le Coran »77. Puis : « Sur
de grands escaliers de marbre se tenaient assis au soleil des eunuques armés jusqu’aux dents,
dont la figure noire et féroce ressortait hideusement sous leur turban blanc. […] On affirme
qu’ils se précipiteraient comme des chiens furieux sur tout chrétien assez hardi pour fouler le
sol réservé aux saints, et qu’ils le hacheraient avec leur cimeterre »78. Xavier Marmier, lui,
dirige sa colère contre les autorités ottomanes en exigeant le libre accès des chrétiens aux
divers monuments religieux de Jérusalem, au même titre que les musulmans : « Sur le mont
Moriah est l’emplacement du temple de Salomon, occupé aujourd’hui par la magnifique
mosquée d’Omar, dont les Turcs, qui entrent si librement dans nos églises, interdisent, sous
les peines les plus graves, l’accès aux chrétiens »79. Cette dernière remarque fait allusion au
déploiement des sentinelles turques à l’intérieur de la basilique du Saint-Sépulcre, une
présence dans ce haut lieu de la chrétienté que Xavier Marmier considère comme profane :
« Les Turcs gardent encore les clefs de l’église, eux-mêmes en ouvrant et en fermant la porte :
chaque fois qu’on veut y entrer, il faut donner à une de leurs escouades de soldats de l’argent
et du tabac. Pendant que les pèlerins font leurs exercices de piété, ces soldats sont là, sous les
voûtes mêmes du temple, assis sur un divan, prenant leur café, fumant leur pipe et causant
74
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 253.
Ibid., t. IV, p. 253-254.
76
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 110.
77
Amédée de Damas, Voyages en Orient. Jérusalem, op. cit., t. I, p. 52.
78
Ibid., p. 85-86.
79
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., p. 77. À l’opposéede Xavier Marmier, Gabriel Charmes constate,
non sans ironie, que les chrétiens de Jérusalem n’ont rien à envier à la prétendue intolérance des musulmans :
« Les chrétiens sont bien loin de pratiquer une tolérance aussi large. Sans parler de leurs querelles intestines et
des ruisseaux de sang qu’elles ont fait couler, ils sont unanimes pour proscrire les Juifs de leur sanctuaire
commun. Si l’un de ces derniers pénétrait dans le Saint-Sépulcre, il risquerait d’y être massacré ; on ne lui
permettrait même pas de souiller de sa présence le parvis de l’église. L’ardeur des passions religieuses est
aujourd’hui plus vive chez les chrétiens que chez les musulmans » (Gabriel Charmes, Voyage en Palestine.
Impressions et souvenirs, op. cit., p. 57-58).
75
223
comme dans une caserne. Triste et honteux spectacle »80. Il n’est pas le seul à voir les choses
de cette manière. Jean-Jacques Bourassé signale que les Turcs ouvrent et ferment les portes de
la basilique comme bon leur semble : « Les portes de l’église du Saint-Sépulcre ne s’ouvrent
ordinairement que vers cinq à six heures du matin. Parfois, cédant à leur caprice, comme pour
faire sentir le joug aux chrétiens, les Turcs, qui en sont les maîtres, les laissent assez
longtemps fermées »81. Le R. P. de Damas se révolte contre des pratiques indignes auxquelles
s’associent, assure-t-il, les Églises grecque et arménienne : « Aujourd’hui, les mahométans
sont les gardiens et les possesseurs du saint Sépulcre. À l’entrée du temple, sur une estrade
recouverte de tapis et de coussins, le pèlerin rencontre d’abord une troupe de musulmans qui
fument le tchibouck et prennent le café. Cette malheureuse estrade est un point de réunion
pour les nouvellistes de Jérusalem, pour les papas grecs et les drogmans des schismatiques.
C’est une officine de cancans, de bavardages et de commérages »82. L’abbé Lafargue adresse
les mêmes reproches : « À gauche, sur un divan, des soldats turcs sont couchés. Est-ce une
garde d’honneur sur le seuil d’un palais, ou de geôliers derrière le guichet d’une prison ? Les
preux du moyen âge n’eussent pas subi cette humiliation de venir vénérer le tombeau du
Christ, de par la gracieuse autorisation de Sa Majesté mécréante ; mais nous sommes au dixneuvième siècle »83. Ou Émile Le Camus : « Sur un divan, à gauche en entrant, cinq
mutewelli, ou soldats turcs sont chargés de faire régner l’ordre dans la maison de Dieu. […]
Ils fument ou ils mangent, selon l’occurrence, en vous regardant passer. Autrefois, ils avaient
droit à un baghchich. L’habitude s’en est perdue. Il y avait quelque honte pour des chrétiens à
salarier de tels personnages »84. D’autres voyageurs, en revanche, louent l’attitude
respectueuse des Turcs, pointant un doigt accusateur vers les communautés chrétiennes de
Jérusalem dont les querelles internes nécessitent le recours à l’arbitrage étranger. « Tous les
voyageurs impartiaux », écrit Gabriel Charmes, « ont constaté combien il est injuste d’accuser
les Turcs d’intolérance ; leur tenue au Saint-Sépulcre est très correcte et très digne. Lorsque
les rivalités entre communautés risquent d’amener des rixes durant les cérémonies religieuses,
on fait appel à des bataillons turcs qui stationnent sur le parvis ; ils se rangent dans l’église,
assistent à la messe et aux processions avec l’attitude la plus respectueuse »85. André
Chevrillon partage cette opinion : « Accroupis sur des nattes, près de l’entrée, des soldats
turcs boivent du café avec une dignité musulmane, avec une tolérance et un mépris tranquilles
80
Xavier Marmier, Du Rhin au Nil, op. cit., p. 76.
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 72.
82
Amédée de Damas, Voyages en Orient. Jérusalem, op. cit., t. I, p. 162.
83
A.-J. Lafargue, En Terre Sainte. Journal d’un pèlerin, op. cit., p. 274-275.
84
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 212-213.
85
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 57.
81
224
pour les bisbilles et les simagrées chrétiennes, font régner l’ordre par leur présence »86. Connu
pour ses positions turcophiles, Lamartine rejette toute forme d’intolérance ou de mépris en la
personne du gardien turc : « Je ne vis rien sur leurs visages, dans leurs propos ou dans leurs
gestes de cette irrévérence dont on les accuse. Ils n’entrent pas dans l’église, ils sont à la
porte, ils parlent aux chrétiens avec la gravité et le respect que le lieu et l’objet de la visite
comportent. […] Partout où le musulman voit l’idée de Dieu dans la pensée de ses frères, il
s’incline et il respecte »87. Joseph-François Michaud, quant à lui, présente les Turcs comme
des instruments dans la main de Dieu, chargés d’assurer la sauvegarde du Saint-Sépulcre :
« Si Dieu a permis que l’église qui renferme son tombeau se soit conservée jusqu’à nous, les
infidèles n’ont-ils pas été les instruments de ses desseins ! […] Qui peut savoir ce que serait
devenu ce précieux dépôt, s’il se fût trouvé dans quelques cités de notre Europe à certaines
époques ! Il y a beaucoup de barbares en Orient ; mais l’Occident n’en manque pas non plus,
et ceux-ci n’auraient pas eu peut-être la tolérance des Turcs »88.
La défense de pénétrer dans le Haram excite l’appétit des visiteurs étrangers.
Écoutons le marquis Léon de Laborde : « L’intérieur de cette mosquée est encore un arcane
protégé par le fanatisme des musulmans et une curiosité bien naturelle, un sentiment bien vif,
s’emparent du voyageur : c’est le désir de pénétrer dans cette enceinte redoutable, dans cet
édifice mystérieux, construit sur le parvis d’un autre plus mystérieux encore, le temple de
Salomon »89. Le duc de Raguse, lui, est convaincu que la confusion – réelle ou volontairement
maintenue – entre le Temple et le Qubbat al-Sakhra est l’essence de l’attrait que ce dernier
exerce sur les voyageurs occidentaux : « L’imagination l’embellit encore, car elle ne peut
séparer ce que l’on voit de ce qui fut autrefois »90. Se méfiant de la puissance créatrice de
l’imagination, Jean-Joseph-François Poujoulat affirme néanmoins sa volonté de visiter le
parvis :
86
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 204.
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 300-301.
88
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 241242.
89
Simon-Joseph-Léon-Emmanuel, marquis de Laborde, Voyage de la Syrie par Alexandre de Laborde, Becker,
Hall et Léon de Laborde, op. cit., p. 82.
90
Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont, duc de Raguse, Voyage du Maréchal duc de Raguse en Hongrie,
en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff, à Constantinople,
dans quelques parties de l’Asie-mineure, en Syrie, en Palestine et en Égypte. 1834-1835, op. cit., t. III, p. 52.
L’amalgame entre le Temple juif et le Dôme du Rocher remonte aux relations publiées par certains pèlerins
chrétiens pendant le XIVe et le XVe siècle, telles que le Saint Voyage d’Ogier d’Anglure et le Magistri Thietmari
peregrinatio de Maître Thietmar. Sur ce point, on peut se reporter à Nicole Chareyron, Les pèlerins de Jérusalem
au Moyen Âge, Paris, Imago, 2000, p. 106-107.
87
225
Quant à moi, qui, subissant le sort des chrétiens, n’ai pu voir que de loin ce noble et brillant
édifice de l’islamisme, je ne vous répèterai point ce que disent les rayas de Jérusalem touchant
l’intérieur de la mosquée d’Omar ; si je vous parlais de ses sept mille lampes qui brûlent
depuis le jeudi au coucher du soleil jusqu’au vendredi à midi, de ses ornemens en or et en
argent, de ses tapis les plus beaux qui soient sortis des bazars d’Ispahan, de ses splendeurs et
de ses richesses de tout genre, je craindrais de vous donner un conte oriental ; nul doute que la
mosquée d’Omar ne renferme des choses curieuses, et je donnerais tout, excepté mon noble
titre de chrétien, pour la visiter ; mais je pense qu’on a mêlé beaucoup de merveilleux, et
qu’on a exagéré les curiosités et les trésors de la mosquée en raison des difficultés qui en
défendent l’entrée aux voyageurs91.
La première tentative moderne pour échapper à la vigilance des gardiens de la plate-forme est
réalisée en 1807 par l’explorateur espagnol Ali-Bey el-Abbassi (1766-1818), Domingo Badia
y Leblich de son vrai nom. Se faisant passer pour un musulman d’origine marocaine ou
syrienne92, il sillonne le Maghreb et l’Égypte avant de s’établir en Arabie. Après plusieurs
mois passés dans la ville sainte de La Mecque, Ali-Bey se rend en Palestine93. À Jérusalem,
où il continue de se présenter comme un disciple de Mahomet, l’intrépide voyageur inspecte
le Haram, une visite dont il existe un compte rendu dans les Voyages d’Ali-Bey el Abbassi en
Afrique et en Asie (1814)94. En préalable à sa description des divers sanctuaires du Haram,
Ali-Bey fait connaître la raison pour laquelle il s’est lancé dans une entreprise aussi
hasardeuse : « Comme jusqu’à présent on n’a fait aucune description détaillée du temple
musulman de Jérusalem, parce que les musulmans ne sont pas ordinairement en état de le
faire, et que les chrétiens n’y ont jamais pénétré, je vais tâcher de donner une idée de ce
magnifique monument d’architecture, qui doit intéresser les savants des cultes de Moïse, de
Jésus-Christ et de Mouhhammed »95. Marchant sur les pas d’Ali-Bey, d’autres Occidentaux
91
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 157158.
92
À titre d’exemple, Chateaubriand, ayant fait sa connaissance à Alexandra, prend Ali-Bey pour un musulman
d’origine turque : « Un riche Turc, voyageur et astronome, nommé Aly-Bey el Abassy, ayant entendu prononcer
mon nom, prétendit connaître mes ouvrages. J’allai lui faire une visite avec le consul. Aussitôt qu’il m’aperçut, il
s’écria : Ah, mon cher Atala, et ma chère René ! Alie-Bey me parut digne, dans ce moment, de descendre du
grand Saladin. Je suis même encore un peu persuadé que c’est le Turc le plus savant et le plus poli qui soit au
monde, quoiqu’il ne connaisse pas bien le genre des noms en français ; mais non ego paucis offendar maculis »
(François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 478-479). Quelques années plus
tard, Chateaubriand reconnaît son erreur : « Voilà ce que c’est que la gloire ! on m’a dit que cet Ali-Bey était
Espagnol de naissance, et qu’il occupait aujourd’hui une place en Espagne. Belle leçon pour ma vanité » (Ibid.,
p. 479).
93
Robin Bidwell, Travellers in Arabia, Reading, Garnet Publishing Limited, 1994, p. 27-31.
94
Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort-Flaméricourt, Voyages d’Ali-Bey el Abbassi en Afrique et en Asie
pendant les années 1803, 1804, 1805, 1806 et 1807, Paris, P. Didot l’ainé, 1814, t. III, p. 130-152. Cet épisode
est reproduit dans Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op.
cit., t. V, p. 157.
95
Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort-Flaméricourt, Voyages d’Ali-Bey el Abbassi en Afrique et en Asie
pendant les années 1803, 1804, 1805, 1806 et 1807, op. cit., t. III, p. 130. Il convient de préciser que d’autres
textes d’origine occidentale, antérieurs aux Voyages d’Ali Bey, fournissent une description du Haram al-Sharîf et
de l’intérieur de ses sanctuaires. Cependant, il s’agit, pour la plupart, de témoignages indirects, basés sur des
sources orientales. C’est notamment le cas de la relation de Louis Deshayes de Courmenin, Voiage de Levant fait
226
prendront le risque de braver l’interdit durant la première moitié du XIXe siècle. Parmi les
plus célèbres, on pourrait citer Robert Richardson (1779-1847) et Frederick Catherwood
(1799-1854). Dans les années 1816-1818, Somerset Lowry-Corry (1774-1841), deuxième
comte de Belmore, parcourt l’Égypte, la Palestine et la Syrie, accompagné d’une suite
nombreuse, dont le médecin écossais Robert Richardson. De passage à Jérusalem, ce dernier
est sollicité pour soigner l’infection à l’œil du Kadi (juge suprême) en charge du Haram96.
Celui-ci, en guise de remerciement, aurait autorisé Robert Richardson à explorer le Dôme du
Rocher et la mosquée d’al-Aqsa, et ce à la faveur de la nuit et enveloppé d’une cape noire97.
Le médecin donne les détails de sa visite nocturne – digne par ses effets burlesques d’un
opéra de Gioacchino Rossini – dans ses Travels along the Mediterranean (1822)98. Arrivé à
Jérusalem en 1833, le peintre et architecte anglais Frederick Catherwood use de ses appuis
auprès de Méhémet-Ali pour se rendre sur l’esplanade des mosquées. Vêtu de l’uniforme
égyptien et équipé de sa camera lucida, il s’apprête à exécuter quelques croquis du Dôme du
Rocher, lorsqu’il est encerclé par une foule hostile. Grâce à l’intervention fortuite du
gouverneur de Jérusalem, l’attroupement se disperse dans le calme99. L’architecte anglais
par le commandement du Roy en l’année 1621, Paris, A. Taupinart, 1645, p. 405, ainsi que de celle d’Eugène
Roger, La Terre Sainte ou description topographique des Saints-Lieux & de la terre de promission. Avec un
traitté de quatorze nations différentes qui l’habitent, leurs mœurs, croyance, ceremonies & police. Un discours
des principaux poincts de l’Alcoran & ce que les santons leur perschent dans les mosquées. L’histoire de la vie
et mort de l’emir Fechrredin, prince des Drus. Et une relation véritable de Zaga-Christ prince d’Ethyopie, qui
mourut à Ruel prez Paris l’an 1638. Le tout entichy de figures, Paris, Antoine Bertier, 1664, p. 112, 116, 117.
Ces deux ouvrages sont d’ailleurs cités par Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p.
568-569.
96
Robert Richardson, Travels along the Mediterranean in company with the Earl of Belmore, during the years
1816-17-18: extending as far as the second cataract of the Nile, Jerusalem, Damascus, Balbec, London, T.
Cadell, 1822, t. II, p. 239.
97
Ibid., t. II, p. 284-285. Léon de Laborde relate une visite similaire qui aurait eu lieu lors de son séjour à
Jérusalem en 1827 : « Quelle fut donc notre satisfaction ; de retour à notre logement, d’apprendre que notre
drogman, M. Perry, y avait obtenu d’un des gardiens de la mosquée de nous en procurer l’entrée pendant la nuit,
à la faveur de notre costume turc, et en profitant du Ramadan, où les Turcs, fatigués du jeûne de la journée, ne
sortent guère de leur maison après le coucher du soleil » (Simon-Joseph-Léon-Emmanuel, marquis de Laborde,
Voyage de la Syrie par Alexandre de Laborde, Becker, Hall et Léon de Laborde, op. cit., p. 82). La description
que Léon de Laborde donne de l’intérieur du Dôme du Rocher est très vague par moments, étonnamment précise
à d’autres. Ceci pourrait s’expliquer par le caractère urgent et désordonné de la visite. Le narrateur aurait
également pu recourir, partiellement ou totalement, à des sources arabes (voir notamment celle citée à la p. 83 du
Voyage de la Syrie).
98
Robert Richardson, Travels along the Mediterranean in company with the Earl of Belmore, during the years
1816-17-18: extending as far as the second cataract of the Nile, Jerusalem, Damascus, Balbec, op. cit., t. II, p.
285-307.
99
Frederick Catherwood mentionne ses visites à l’esplanade des mosquées dans une lettre adressée à son ami et
peintre anglais William Henry Bartlett (1809-1854). Cette lettre, ainsi que les principales observations de
Frederick Catherwood, ont été publiées dans le récit de William Henry Bartlett, Walks about the City and
Environs of Jerusalem, Londres, G. Virtue, 1844, p. 133-169. Cette lettre est également citée dans l’ouvrage de
Yehoshua Ben-Arieh, The Rediscovery of the Holy Land in the Nineteenth Century, op. cit., p. 80-82. Notons que
le comte de Forbin a vécu une expérience similaire au cours de son voyage en Orient dans les années 18171818 : « C’est au milieu des murmures que j’ai achevé mon dessin, quoique je ne fusse entouré que des officiers
de la garde du motsallam : mais quelques-uns d’entre-eux étaient hâggy, c’est-à-dire, pèlerins de La Mecque ; ils
pensaient faire éclater leur zèle en blâmant hautement la tolérance obligeante d’Abdil-Kerym. Les Musulmans en
227
poursuivra ses travaux pendant six semaines. Plusieurs de ses dessins – les premiers à
représenter les sanctuaires du parvis avec une telle exactitude et compétence – apparaissent
dans l’ouvrage du théologien anglais Thomas Hartwell Horne (1780-1862), intitulé
Landscape Illustrations of the Bible (1836).
En dehors de ces quelques exceptions, les voyageurs sont contraints d’observer la
plate-forme depuis les hauteurs du mont des Oliviers ou de la résidence du gouverneur turc
(Wali) de Jérusalem, s’élevant sur l’emplacement de l’ancien palais de Ponce Pilate100. De là,
ils se livrent à leurs premières observations, souvent entachées d’erreurs et de suppositions
gratuites. Par exemple, Chateaubriand prétend, sans en apporter la moindre preuve concrète
(n’ayant jamais vu l’intérieur de l’édifice), que le Qubbat al-Sakhra serait à l’origine de l’art
mauresque en Andalousie :
Les murs sont revêtus, extérieurement, de petits carreaux ou de briques peintes de diverses
couleurs ; ces briques sont chargées d’arabesques et de versets du Coran écrits en lettre d’or.
Les huit fenêtres de la lanterne sont ornées de vitraux ronds et coloriés. Ici nous trouvons déjà
quelques traits originaux des édifices moresques de l’Espagne : les légers portiques des parvis,
et les briques peintes de la mosquée rappellent diverses parties du Généralife, de l’Alhambra
et de la cathédrale de Cordoue. Quant à l’intérieur de cette mosquée, je ne l’ai point vu. […]
Mais si les dehors de cette mosquée ont déjà tant de ressemblance avec quelques parties de
l’Alhambra, n’est-il pas à présumer que les dedans conservent le même goût
d’architecture ?101.
Charles de Pardieu et Jean-Joseph-François Poujoulat, quant à eux, désignent le Dôme du
Rocher sous l’appellation (fautive) d’al-Aqsa, à la place d’al-Sakhra102. Le regard des
voyageurs est, en premier lieu, frappé par l’aspect à la fois primitif et grandiose du Haram.
Comme l’exprime Lamartine :
sont venus au point de maltraiter tous les individus des autres religions, dont les regards indiscrets cherchent à
pénétrer de très-loin à travers les portiques de l’Ecce Homo : ils se vantent d’avoir refusé à Sir Sidney Smith
[l’amiral anglais qui contribua significativement à l’échec du siège de Saint-Jean-d’Acre par les troupes
françaises en 1799] la faveur de visiter ces monuments » (Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage
dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 112-113).
100
On peut ainsi lire dans les Souvenirs de l’Orient de Marie-Louis de Marcellus que c’est au milieu des
préparatifs de son expédition à la mer Morte que l’auteur présente ses hommages au gouverneur de Jérusalem
« dans la maison de Pilate, dont les fenêtres donnent sur la cour de la mosquée du temple de Salomon » (MarieLouis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs de l’Orient, op. cit., t. II, p. 30). Eusèbe
de Salle, lui aussi, visite les appartements en question d’où l’on jouit, écrit-il, « de la perspective la plus voisine
et la plus complète du mystérieux édifice » (Eusèbe de Salle, Pérégrinations en Orient, op. cit., t. I, p. 282).
101
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 402-403.
102
Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 254-255 ; Joseph-François Michaud et Jean-JosephFrançois Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 150-151. Notons que cette confusion, qui
remonte au Moyen Âge, est sans doute à mettre sur le compte de l’ancienne appellation de l’esplanade : masjid
al-Asqa (en arabe, « l’Oratoire ultime »). Voir Oleg Grabar et Saïd Nuseibeh, Le Dôme du Rocher. Joyau de
Jérusalem, op. cit., p. 17.
228
[…] cette terrasse [le parvis] peut avoir à vue d’œil mille pieds de long sur cinq à six cents
pieds de large ; elle est d’un niveau à peu près parfait, sauf à son centre où elle se creuse
insensiblement, comme pour rappeler à l’œil la vallée peu profonde qui séparait jadis la
colline de Sion de la ville de Jérusalem. […] De hauts cyprès disséminés comme au hasard,
quelques oliviers et des arbustes verts et gracieux, croissant çà et là entre les mosquées,
relèvent leur élégante architecture et la couleur éclatante de leurs murailles, par la forme
pyramidale et la sombre verdure qui se découpent sur la façade des temples et des dômes de la
ville103.
Le Dôme du Rocher s’offre à ses yeux dans toute sa splendeur inaccessible : « La mosquée
d’Omar, ou El-Sakara, édifice admirable d’architecture arabe, est un bloc de pierre et de
marbre d’immenses dimensions, à huit pans ; chaque pan orné de sept arcades terminées en
ogive ; au-dessus de ce premier ordre d’architecture, un toit en terrasse d’où part tout un autre
ordre d’arcades plus rétrécies, terminées par un dôme gracieux couvert en cuivre, autrefois
doré »104. Ou George Robinson : « Cette terrasse [du palais du gouverneur] domine le parvis
de la grand mosquée qui de là se découvre très avantageusement. Ce parvis ou enceinte
extérieure a, […] cinq cent vingt pas de long sur trois cent soixante-dix de large : il occupe
par conséquent une grande partie du terrain renfermé dans les murs de la ville. […] La surface
de cette enceinte est glissante et unie, bien qu’allant un peu en pente vers le côté est. Çà et là
croissent quelques cyprès et différens arbustes »105. Ou encore Léon Gingras qui écrit en
1847 : « Vue de la terrasse du palais de Pilate la mosquée d’Omar présente un magnifique
coup-d’œil ; […] La grande place El-Harem forme un parvis qui peut avoir cinq cents pieds
de long sur une soixantaine de largeur. Ce parvis a pour bornes, à l’orient et au midi, les
murailles mêmes de la ville ; à l’occident, des édifices turcs, appartenant à des particuliers ; et,
au nord, les ruines du prétoire et le nouveau palais de Pilate »106.
Il est intéressant de relever ici que vers la fin du XIXe siècle, certains visiteurs –
nostalgiques des grands espaces, au cours de leurs déambulations à travers les ruelles
tortueuses de Jérusalem – franchissent un pas supplémentaire en établissant un lien entre la
vaste plate-forme et les déserts de Palestine. Écoutons Édouard Schuré : « Un désert blanc, où
les marguerites, les primevères et les graminées poussent entre les vieilles dalles. Le saint
parvis est devenu une prairie mélancolique. Çà et là, des mirhabs de marbre, des tronçons de
colonnades, des arcs de triomphe mutilés et des chapelles musulmanes, gracieuses rotondes
entourées de colonnes légères. Plus loin, la vasque d’une fontaine, et des cyprès
103
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 292-293.
Ibid., p. 293.
105
George Robinson, Voyage en Palestine et en Syrie, avec vues, cartes et plans, op. cit., p. 98-100.
106
Léon Gingras, L’Orient, ou Voyage en Égypte, en Arabie, en Terre-Sainte, en Turquie et en Grèce, op. cit., t.
I, p. 41.
104
229
séculaires »107. Ou J. Foulhouze : « Une esplanade immense et déserte se montre à nos yeux,
[…] Quelle solitude grandiose et farouche les Arabes ont su maintenir autour de leur
splendide édifice !... pas un être humain n’apparaît dans cette enceinte, qui est comme le cœur
de la Jérusalem antique. Le bruit seul de nos pas sur les dalles en trouble le majestueux
silence »108. André Chevrillon se laisse également envahir par l’imaginaire du désert, seul
langage apte, selon lui, à traduire la méditation du croyant et la solitude infinie dont se
réclame le Dieu de l’islam :
Cours ou parvis, on retrouve toujours ces grandes surfaces autour des édifices musulmans, ces
vastes plans nets, aux lignes précises qui vous donnent d’abord la sensation de l’espace libre,
et qui flamboient sous les rayons de midi. Cela est ardent et nu comme un morceau de désert :
on dirait que pour prier, le musulman veut de la solitude autour de lui, que l’Allah farouche
exige des étendues simples, ne se révèle et ne parle que lorsqu’il a fait le vide autour de lui,
comme ce feu de soleil qui s’apprête à culminer dans le pur éther109.
D’emblée s’impose le contraste entre le Haram et le Saint-Sépulcre. Primo, une
opposition esthétique, comme l’explique André Chevrillon lorsqu’il se trouve face au Qubbat
al-Sakhra : « Que nous sommes loin des ombres froides du Saint-Sépulcre, des nefs obscures,
des cryptes moisies, de toutes les ténèbres de la douleur chrétienne ! »110. Ce qui l’amènera à
s’interroger à propos de la basilique du Saint-Sépulcre : « Est-ce bien là le parvis du SaintSépulcre, de la vieille église franque dont l’Europe a tant rêvé ? Comme elle est pauvre et
délabrée ! Comme cela sent la vétusté, la misère, l’abandon en pays conquis, l’éloignement de
l’Europe active ! Est-il possible qu’au fond de cette triste cour, nous soyons bien sur ce
Golgotha, sur ce Calvaire que l’on imaginait profilé sur le ciel, au-dessus de la ville cruelle,
comme un piédestal de sacrifice, comme un échafaud tragique ! »111. Un sentiment
d’aliénation encore plus fort saisit J. de Beauregard :
Eh quoi ! est-ce donc là le tombeau glorieux prédit par le prophète, “erit sepulcrum ejus
gloriosum”, ce tombeau dont on a rêvé depuis son enfance ? Cette triste cour, cette vieille
église délabrée, ces hautes murailles sombres qui surplombent la place, cette masse effritée
enfin qui forme la façade de l’édifice, tout cela est-ce bien réellement “le Saint sépulcre” ?…
On se le demande, avec une sorte d’angoisse, quand, pour la première fois, se dresse, devant
les yeux la silhouette de l’édifice sacré112.
Tout sépare cet étrange monument, J. de Beauregard en est persuadé, de la basilica dont les
pèlerins des siècles passés vantaient la magnificence : « Vous vous attendiez à trouver une
107
Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient, op. cit., p. 345-346.
J. Foulhouze, En pèlerinage. Rome, Terre-Sainte, Égypte et Provence, op. cit., p. 245-246.
109
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 241.
110
Ibid., p. 242.
111
Ibid., p. 202.
112
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 180.
108
230
église majestueuse, aux grandes lignes hardies et aux proportions gigantesques, que l’œil
aurait embrassées d’un seul regard ; et vous avez devant vous un sanctuaire, immense sans
doute, mais enclavé, enserré, et comme étouffé, dans les ramifications fantaisistes et
désorientantes d’une foule de chapelles, dans l’enceinte triple d’un monde de couvents, et
dans le dédale d’une foule de dépendances : pas de proportions ; partant, pas d’unité »113. Une
structure insaisissable, défiant toute logique et donc toute connaissance, qui apparaît aussi
chez Marius Bernard : « Agglomération de monastères peuplés de moines et qui, à demi, se
confondent avec elle, de terrasses où vivent des Coptes, où des religieux abyssins ont dressé
des huttes sauvages, de monuments disparates construits à diverses époques et enchevêtrés les
uns dans les autres, l’ensemble des bâtiments qui, sur trois de ses côtés, s’adossent à l’église,
se dérobe à une description méthodique »114. Néanmoins, pour une partie des voyageurs, cette
confusion architecturale, loin d’être un handicap, reflète la richesse et la diversité de la
chrétienté. Lamartine s’en souvient : « Mais telle qu’elle est maintenant à l’extérieur, avec sa
massa byzantine et ses décorations grecques, gothiques et arabesques, avec les déchirures
mêmes, stigmates du temps et des barbares, qui restent imprimées sur sa façade, elle ne fait
point contraste avec la pensée qu’on y apporte, avec la pensée qu’elle exprime ; […] Le
monument n’est pas digne du tombeau, mais il est digne de cette race humaine qui a voulu
honorer ce grand sépulcre »115. Il en est de même de Mgr Pierre-Louis Péchenard (18421920) : « Cette basilique est d’une irrégularité qui heurte nos idées de symétrie, et pourtant
elle n’en reste pas moins un des chefs-d’œuvre de l’art religieux. Elle porte la trace de tous les
siècles. Bâtie par Constantin, elle a été transformée à toutes les époques »116. Ou encore une
certaine universalité chez l’abbé Becq : « Quand on met le pied sur cette place, la façade de
l’église frappe tout d’abord l’œil le moins attentif ; elle n’appartient peut-être à aucun genre
d’architecture, mais l’ensemble est grave et solennel ; c’est un magnifique mélange de
superbes décorations qui n’accusent ni siècle ni style »117. À côté du Saint-Sépulcre, le Haram
al-Sharîf et ses monuments, même aperçus de loin, semblent briller de toute leur splendeur.
Le choc exotique revêt ici les atours familiers de l’Orient des Mille et Une Nuits.
« L’impression est étrange et saisissante. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Ce monument
[le Dôme du Rocher] plus de dix fois centenaire, a l’air d’avoir été terminé hier. Les
mosaïques en faïence de couleur dont les murs sont revêtus à l’extérieur, les inscriptions qui
courent sur les frises, semblent sortir toutes fraîches de la main des ouvriers d’Abd-ul-Malek.
113
Ibid., p. 180.
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 38.
115
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 300.
116
Pierre-Louis Péchenard, De Reims à Jérusalem en 1893, Reims, Dubois-Poplimont, 1898, p. 152.
117
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 81.
114
231
C’est l’Orient radieux des Khalifes qui ressuscite tout entier sur cette grande place
déserte »118, confie Fortuné de Boisgobey. L’omniprésence du conte oriental est également
significative chez Édouard Schuré : « Au milieu de cette grande place, sur une terrasse
exhaussée où l’on accède par de larges escaliers, se dresse, en reine solitaire la svelte mosquée
d’Omar, […] À mesure que le regard se fixe sur l’élégante merveille, qui semble un palais
d’Aladin évoqué par magie du sein des ruines, la morne tristesse qu’inspire d’abord le Haramech-chérif fait place à une sérénité majestueuse »119. En outre, là où le Saint-Sépulcre étonne
l’esprit par sa façade chaotique, le Qubbat al-Sakhra se distingue, comme le signale André
Chevrillon, par sa géométrie presque parfaite :
Au centre de l’éblouissante terrasse, la mosquée assoit son octogone régulier, découpe ses
arêtes de cristal, ses pans exacts que dentellent des fenêtres treillissées, que couvrent
somptueusement des faïences, des émaux où la lumière s’adoucit, se fait grave et chaude en
chantant l’harmonie blanche et bleu des arabesques enlacées. Et là-haut, sur ce prisme à huit
faces, le dôme de métal arrondit sa courbe juste, dessine son bulbe parfait, exaltant dans le ciel
le croissant d’or qui flamboie120.
Henri de Guinaumont défend, lui aussi, l’idée d’un modèle d’harmonie et de symétrie : « La
mosquée d’Omar a la forme d’un octogone régulier, dont chaque côté a environ soixante
pieds. La base de l’édifice est en marbre blanc ; sa hauteur est d’environ cent pieds. Il est
couronné d’un dôme couvert en plomb, […] et qui supporte un gigantesque croissant d’or.
[…] La partie supérieure de chaque face de l’octogone est percée de six ou de sept fenêtres.
Quatre de ces faces ont chacune une porte dans leur partie inférieure »121.
Secundo, une dissemblance sonore. « Les sanctuaires des musulmans ne causent
jamais, comme les sanctuaires chrétiens, l’émotion douce qui amène les larmes », note Pierre
Loti, « mais ils conseillent les détachements apaisés et les résignations ; ils sont les asiles de
repos où l’on regarde passer la vie avec l’indifférence de la mort »122. André Chevrillon prend
soin d’aviser le lecteur du silence qui enveloppe l’esplanade, renforçant l’atmosphère
désertique du site et favorisant le recueillement des fidèles : « Il y a une beauté musulmane
dans le silence et l’ardeur de toutes ces choses, dans ces grandes nappes de pierre lisse, dans
ces arbres sérieux, dans la solennité de ces arbres noirs, de ces cyprès éternels au feuillage
118
Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien, op. cit., p. 303.
Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient, op. cit., p. 346.
120
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 242.
121
Henri de Guinaumont, La Terre-Sainte. La Syrie – le Liban – Rhodes – Smyrne – Constantinople – la Grèce –
les îles ioniennes – Malte – l’ Égypte et la Nubie, Paris, Charles Douniol, 1867, t. II, p. 277.
122
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 161.
119
232
immobile et sans vie qui se lèvent religieusement sur l’immuable azur »123. Bien plus qu’un
lieu de culte, le parvis devient, sous la plume du narrateur des Terres mortes, une sorte de
jardin d’Éden où les barrières sociales s’effacent, un paradis terrestre où hommes et bêtes
vivent dans la paix :
Presque toujours la solitude ici, mais aux heures douces du soir et du matin, çà et là, traînant
leurs babouches sous les cyprès, ou bien penchés pour les ablutions sur les fontaines, couchés
à l’ombre sur la pierre, quelquefois accroupis et nasillant un texte sacré avec un monotone
balancement du corps, des prêtres, des dévots, des étudiants, des vieux à barbe blanche, des
femmes même, assises, allaitant un enfant, tout un petit monde flâneur et pieux rappelle que
ces mosquées ne sont pas seulement des lieux de prière, mais de petites cités religieuses que
hante le peuple musulman, chacun rôdant ou rêvant à sa guise […] À côté de ce peuple grave,
un peuple d’oiseaux fréquente aussi le parvis de la mosquée, beaux oiseaux tranquilles,
colombes aux ailes pures qui n’appartiennent à personne, qui sont chez elles parmi les
marbres, dans ces lieux recueillis de lumière et de silence124.
Le silence ne fait pas partie de l’environnement du Saint-Sépulcre. Plusieurs voyageurs
élèvent une vive protestation face à la foule de vendeurs et de promeneurs qui se presse
régulièrement devant la basilique. « Ce sentier, en forme d’escalier, débouche enfin sur un
petit parvis carré », déclare Fortuné de Boisgobey lors de son arrivée au Saint-Sépulcre, « où
grouillent des mendiants et des marchands de chapelets »125. Henri Cornille est témoin d’une
scène similaire : « On traverse des rues étroites, qui mènent au bazar, et l’on arrive, après
quelques détours, sur la place du Saint-Sépulcre. Elle est encombrée de marchands qui étalent
sur le pavé leurs chapelets, leurs verroteries, leur encens et leur amadou. Il faut disputer le
terrain pas à pas, au risque de recevoir sa part des coups de bâton que les Turcs distribuaient
avec profession »126. « Le long des murs voisins de l’église, j’ai vu des mendians de toutes les
nations qui demandaient l’aumône en criant et en tendant les bras ; plusieurs d’entre eux, pour
mieux exciter la compassion, répétaient avec des accens lamentables qu’ils étaient
chrétiens »127, reprend Jean-Joseph-François Poujoulat. Semblablement, dans un passage d’où
se dégage un sentiment de détresse, Pierre Loti écrit :
Elle [la place de la basilique] est encombrée de pauvres et de pauvresses, qui mendient en
chantant ; de pèlerins qui prient ; de vendeurs de croix et de chapelets, qui ont leurs petits
étalages à terre, sur les vieilles dalles usées et vénérables. […] Au fond, plus haute et sombre
que tout, se dresse cette masse effritée, brisée, qui est la façade du Saint-Sépulcre, […] Des
123
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 241.
Ibid., p. 241-242.
125
Fortuné de Boisgobey, Du Rhin au Nil. Carnets de voyage d’un parisien, op. cit., p. 292.
126
Henri Cornille, Souvenirs d’Orient. Constantinople, Grèce, Jérusalem, Égypte. 1831-1832-1833, op. cit., p.
323.
127
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 321.
124
233
chants, des cris, des lamentations discordantes, lugubres à entendre, s’en échappent avec des
senteurs d’encens128.
Gabriel Charmes va jusqu’à faire le rapprochement entre cette assemblée bavarde et les
marchands du Temple chassés par Jésus129 : « Le parvis du Saint-Sépulcre est couvert de
marchandises, comme l’était celui du Temple lorsque Jésus, saisi d’une sainte colère, en
chassa les marchands à coups de fouet. On y vend pour les Latins des croix et des chapelets,
et pour les orthodoxes des icônes, des objets en verre soufflé, des peintures extravagantes qui
obtiennent le plus grand succès »130. Charles de Pardieu s’écrie en donnant libre cours à ses
préjugés sur les chrétiens de rite orthodoxe : « Ainsi, pendant que nous attendions l’ouverture
de cette porte [du Saint-Sépulcre], nous voyions toutes ces familles arméniennes dont la
présence nous avait induits en erreur. Tout cela, hommes, femmes et enfants allaient dormir
pêle-mêle sur les dalles du temple, […] On mangeait, on buvait, on faisait la cuisine. Les
enfants vagissaient, les hommes criaient ; c’était une véritable foire »131. L’occasion est trop
belle d’affirmer la prétendue supériorité des catholiques : « Il faut rendre justice aux pèlerins
latins qui se font remarquer par la décence de leur maintien dans le saint lieu. Il n’y a que les
Arméniens et quelques Grecs qui donnent ce triste spectacle. Je pensais à Jésus-Christ
chassant les vendeurs du temple »132. Les positions se sont inversées : les édifices assis sur les
vestiges de l’ancien Temple juif, jadis livré à la cupidité des négociants et des changeurs
d’argent, offrent l’image d’un havre de paix, tandis que la basilique dédiée à la souffrance et à
la résurrection du Christ prend les allures d’un souk. L’intérieur du Saint-Sépulcre, où les
voyageurs espèrent atteindre enfin la quiétude de l’âme, s’avère être tout aussi bruyant. Ainsi
que l’explique Léonie de Bazelaire : « Nous nous mêlons à la foule, qui nous porte bientôt
jusqu’à la pierre de l’Onction, où Notre-Seigneur fut embaumé ; nous voici déjà sous les
sombres voûtes. Décrire l’affreuse bousculade qui se produit dans le lieu saint est chose
impossible : cris, hurlements, épouvantables orgies, abomination de la désolation prédite par
le prophète ! »133. À l’instar de Gabriel Charmes, cette vision évoque chez Léonie de
Bazelaire la colère du Christ contre les marchands, ainsi que les cris de haine devant Jésus sur
la croix : « Cela nous rappelle avec un serrement de cœur les vendeurs du Temple, que Jésus
128
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 56-57.
« Jésus entra dans le temple de Dieu. Il chassa tous ceux qui vendaient et qui achetaient dans le temple ; il
renversa les tables des changeurs, et les sièges des vendeurs de pigeons. Et il leur dit : Il est écrit : Ma maison
sera appelée une maison de prière. Mais vous, vous en faites une caverne de voleurs » (Matthieu 21 : 12-13). Cet
épisode est également cité chez : Marc 11 : 15-17 ; Luc 19 : 45-46 ; Jean 2 : 13-16.
130
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 89-90.
131
Charles de Pardieu, Excursion en Orient, op. cit., p. 270.
132
Ibid., p. 270.
133
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 105.
129
234
chassa avec des verges, et plus encore les horribles vociférations de la foule près du Sauveur
crucifié. Lui qui s’est livré aux mains des bourreaux, permet donc encore que tous ces peuples
se disputent son tombeau »134. Ce sont les mêmes images qu’emploie Jean-Joseph-François
Poujoulat : « En entrant dans le temple, j’ai entendu un long bruit semblable à celui qu’on
entend dans les marchés de nos villes ; […] De petits enfants turcs couraient, criaient ou
jouaient autour du saint tombeau ; des hommes se promenaient, riaient et conversaient dans
l’église comme sur une place publique, et si Jésus-Christ eût été là, il eût chassé du temple ces
indévots et ces profanateurs, comme autrefois il chassa les marchands et les usuriers »135.
Pierre Loti, quant à lui, tente d’entrevoir la beauté – sous la forme d’un chant sublime et
morbide à la fois, réunissant les différents accents du monde chrétien – qui se cache derrière
les clameurs de la foule recueillie à l’intérieur du Saint-Sépulcre :
Des psalmodies, des lamentations, des chants d’allégresse emplissant les hautes voûtes, ou
bien vibrant dans les sonorités sépulcrales d’en dessous ; les mélopées nasillardes des
Grecques, coupées par les hurlements des Cophtes… Et, dans toutes ces voix, une exaltation
de larmes et de prières qui fond leurs dissonances et qui les unit ; l’ensemble finissant par
devenir un je ne sais quoi d’inouï, qui monte de tout ce lieu comme la grande plainte des
hommes et le suprême cri de leur détresse devant la mort136.
Les critiques les plus acerbes – émanant principalement des protestants – portent sur la
cérémonie du feu sacré, célébrée au Saint-Sépulcre à l’occasion de la fête de Pâques
orthodoxe. Félix Bovet donne immédiatement le ton de son texte :
Ce jour-là, celui pendant lequel Jésus reposa dans le tombeau, – l’église du Saint-Sépulcre est
témoin du plus curieux des spectacles. Chacun a entendu parler du feu sacré ; toutes les
années, la veille de Pâques, le feu du ciel descend dans le saint sépulcre à la prière d’un évêque
du feu. Celui-ci entre dans la chapelle du saint sépulcre avec des cierges éteints, et, au bout
d’un moment, les présente au peuple tout allumés à travers deux trous ronds pratiqués à cet
effet dans le mur de la chapelle. Voilà le fait ; il n’est pas même besoin de jonglerie pour
opérer ce miracle, la crédulité du peuple suffit137.
Comme beaucoup de voyageurs occidentaux en Palestine, Félix Bovet dispose avec la
cérémonie du feu sacré d’un terrain inépuisable de reproches à l’encontre des exactions
qu’aurait commises le clergé grec : « Il est difficile de concevoir un plus horrible sacrilège
que celui de cet évêque grec, prétendant faire descendre le feu du ciel dans le saint sépulcre ;
la sainteté des lieux qu’il prend pour complices rend ce sacrilège plus horrible encore. Il
134
Ibid., p. 105.
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 321324.
136
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 58.
137
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 214.
135
235
réalise ce qui est dit de la Bête dans l’Apocalypse »138. Quant aux pèlerins qui se pressent par
milliers dans le Saint-Sépulcre, Félix Bovet les dépeint comme une mer orageuse, comme des
naufragés hurlant près d’un navire en détresse : « Partout la foule est compacte. Autour du
saint sépulcre, on dirait une mer agitée, dont les vagues viennent se heurter contre les murs de
la chapelle. Tous les bras se tendent avec frénésie vers les ouvertures par lesquelles doit sortir
le feu ; on se pousse, on se renverse, pour être le plus près possible de cet endroit
bienheureux, afin d’allumer sa bougie au feu sacré, à l’instant où il apparaîtra et sans
intermédiaire »139. Les souvenirs de la Révolution française viennent brouiller les repères du
temps : « En entendant ces vociférations, en voyant d’en haut tous ces bonnets rouges, toutes
ces guenilles, tous ces bras tendus, on croit assister à une émeute, à une des sanglantes
journées de 1789 ou de 1792. Il semble que la chapelle du saint sépulcre aille être emportée
comme la Bastille »140. Toute cette agitation semble être orchestrée par les autorités
ottomanes : « Les soldats, à grands coups de bâton, gouvernent jusqu’à un certain point ce
troupeau bruyant. Des murmures, des cris remplissent l’enceinte ; une odeur fétide s’en
élève »141. Selon Félix Bovet, le véritable maître de cérémonie serait le pacha turc qui, d’un
coup de baguette, ordonne l’accomplissement du « miracle » : « Dès qu’il [le pacha] est
commodément installé, le miracle ne se fait pas attendre. Un homme, placé près de la
chapelle, devant la mystérieuse ouverture, y introduit sa bougie et la retire allumée. Ce sont
alors des cris inouïs, un empressement furibond de tous les assistants à se transmettre le feu
sacré »142. Valérie de Gasparin propose une image analogue : « Ce peuple entier fourmille ;
on rit aux éclats, on bat des mains, on mange, on boit, on saute ; le clergé latin, en vêtements
splendides, dit la messe devant la chapelle du Saint-Sépulcre, les soldats turcs le protègent à
coups de courbache. Le Pacha, fanatique, méprisant profondément les chrétiens, siège à côté
du Patriarche latin, et fronce une lèvre dédaigneuse dans sa barbe noire. – Nous parcourons
rapidement l’église, pressés, foulés, soulevés par le flot »143. À l’instar de Félix Bovet, la
comtesse choisit la mer comme métaphore pour décrire la masse de fidèles amassée dans la
basilique : « Il y a des ondulations puissantes, insurmontables, qui froissent des milliers
d’êtres humains, qui les emportent, qui les rapportent ; et toujours, renversée, redressée,
engloutie, quelque sauvage figure au dernier degré de l’égarement. Parfois trois ou quatre de
ces figures apparaissent, entrelacées ; elles bondissent sur les têtes, s’engouffrent, et la
138
Ibid., p. 220.
Ibid., p. 217.
140
Ibid., p. 217.
141
Ibid., p. 217.
142
Ibid., p. 219.
143
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 247-248.
139
236
clameur grandit d’autant, comme rejaillissent les fusées d’écume autour du rocher qui tombe
dans la mer »144. Sans doute la comtesse entretient un rapport ambigu avec la cérémonie du
feu sacré, puisqu’elle écrit dans son Journal d’un voyage au Levant (1848) : « Comme
tableau, c’est d’une couleur, c’est d’une beauté que jamais pinceau n’atteignit ; comme culte,
cela fait frémir »145. Un double sens que l’on peut aussi déceler chez Félix Bovet :
« Abstraction faite du crime que commettent ici les prêtres, en faisant passer pour un miracle
ce qui, dans l’origine, n’était présenté sans doute que comme un symbole, cette fête me paraît
fort belle. […] Quel beau symbole que ce feu, image de la vie, sortant tout à coup du tombeau
de Jésus-Christ, et cette illumination instantanée, – à laquelle tous contribuent, – pour célébrer
la résurrection du Sauveur ! »146. Pour Gabriel Charmes, au contraire, la cérémonie n’a rien de
beau ou d’artistique, n’incarnant que ce que l’être humain a de plus vil : « Il se passe alors des
scènes indescriptibles, des scènes de saturnale antique. Les femmes atteintes de maladies
secrètes se brûlent les seins et font pénétrer la flamme jusque sous leurs vêtements inférieurs.
C’est une mêlée lumineuse où l’on se grise de feu, où bientôt toutes les têtes sont aussi
brûlantes que les cierges »147. Peut-être est-ce aussi un sentiment de supériorité à l’égard des
144
Ibid., p. 253.
Ibid., p. 247.
146
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 220-221.
147
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 66. Notons que dans le même
esprit, Gabriel Charmes désavoue une cérémonie latine, quoiqu’il la traite moins sévèrement que le culte du feu
sacré, lui attribuant un certain charme médiéval : « Il faut dire, à la louange des Latins, que leurs offices n’ont
pas le même caractère que ceux des Grecs. À part leur longueur inusitée, ils ressemblent absolument aux offices
des églises catholiques d’Europe. Un seul d’entre eux rappelle, non le paganisme, mais le moyen âge : c’est un
véritable mystère, une tragédie pieuse offerte aux fidèles par un clergé qui a le tort d’avoir conservé cette
dernière superstition. […] Elle a lieu dans la nuit du vendredi saint, au milieu d’un concours immense de pèlerins
appartenant aux nations les plus diverses. La représentation roule sur les derniers incidents de la Passion. On
commence au Calvaire. Une sorte de poupée, ou de mannequin, est cloué sur la croix : c’est le premier acte,
accompagné d’un sermon en français ; on détache ensuite la poupée, puis on l’enveloppe soigneusement dans un
drap mortuaire, puis on la descend à la pierre de l’Onction, puis on la promène je ne sais plus où jusqu’à ce
qu’on la porte enfin en pompe et cérémonie au Tombeau, où on feint de l’ensevelir : ce sont les actes suivants,
les péripéties et le dénoûment du drame. À chaque station, un franciscain, monté sur une chaise, sur une pierre,
sur une corniche, sur tout objet qui se présente, adresse à la foule un sermon dans une langue nouvelle, italienne,
espagnole, arabe, turque, persane, etc. Il faut subir en tout sept sermons, auxquels, à moins d’être polyglotte, on
n’y comprendrait pas davantage, si j’en juge du moins par le sermon français, qui était tellement sublime que
c’est celui dont le sens m’a le plus complètement échappé. Rien n’est aussi pénible d’ailleurs que de voir les
moines, jouant avec une poupée divine, mettre à cette comédie dévote un sérieux qui n’est plus de notre âge. Ils
ne touchent qu’avec des précautions infinies les membres du dieu de carton qu’ils crucifient, qu’ils arrachent au
Calvaire et qu’ils portent au Tombeau. […] Chaque fidèle tient en main un cierge qui répand sur les murs sous
les voûtes de la basilique une clarté mystérieuse ; la foule indigène est bigarrée des plus étranges couleurs ; elle
s’accroche à tous les détails d’architecture ; on voit des femmes, des vieillards, des enfants pendre en quelque
sorte des balcons et des frises, des jeunes gens s’attacher aux colonnes, des êtres informes, dans la demiobscurité de la nuit, apparaître à tous les coins et recoins du temple » (Ibid., p. 68-70). Le pasteur Léon Paul
dénonce cette même cérémonie latine : « On promène dans l’église une poupée à laquelle on a donné la figure
traditionnelle du Christ ; les bras, les jambes et la tête sont mobiles. On la crucifie !!! on la couronne d’épines !!!
puis, après l’avoir exposée sur l’autel du Calvaire, on détache les clous d’une main, les bras de la poupée
retombe, le prêtre montre le clou au peuple qui s’incline ; on détache l’autre main, puis les pieds ; bref, on joue le
drame de la Passion » (Léon Paul, Journal de voyage, op. cit., p. 66). Et de conclure par ces mots : « Il y a là de
quoi pleurer de douleur à la vue d’une pareille profanation » (Ibid., p. 66).
145
237
pèlerins d’Europe de l’Est qui le pousse à rejeter la cérémonie : « Ce sont toujours les Grecs
qui se livrent aux plus nombreuses et aux plus vives démonstrations. On s’étonne qu’ils
puissent rapporter des lèvres intactes de Jérusalem, tant ils les usent sur toutes les pierres
qu’ils rencontrent. […] Chaque veine un peu teintée d’un marbre quelconque, chaque tache
sur les murs leur paraît une relique qu’ils embrassent avec ardeur »148. Cet effet de folie
collective est également condamné par Louis Lortet :
Ces fous furieux se passent la flamme descendue du ciel sur le visage, sur les jambes, les
femmes sous leurs robes, et se font les plus horribles brûlures pour effacer les traces de leurs
péchés. Ils se livrent aux contorsions les plus bizarres, aux danses les plus forcenées et
poussent des cris qui se transforment peu à peu en véritables rugissements. Les nobles voûtes
retentissent alors de vociférations plus dignes d’un asile d’aliénés que d’une église
chrétienne149.
Commence alors une espèce de descente aux enfers, sujette aux débordements imaginatifs du
genre :
Puis, finissant par perdre le peu de raison qu’ils possèdent, les pèlerins se prennent par la main
et s’entraînent mutuellement dans une ronde infernale qui nous remplit de dégoût et
d’horreur : au milieu de cette fumée, de cette poussière, de ce feu et de ces cris, il nous
semblait être obsédé par un cauchemar affreux. Dans les parties latérales de la nef se passent
des choses sans nom, car il est admis par ces insensés que tout ce qui reçoit la vie ce jour-là, et
dans ce lieu saint, sera éternellement heureux ! C’est ainsi que, du sanctuaire élevé sur la
tombe de Celui qui fut le modèle de toutes les puretés, des chrétiens, indignes du nom qu’ils
portent, ont fait un repaire d’infamies, de saturnales plus grossières que celle du monde
païen150.
Louis Lortet considère que le seul espoir réside dans l’intervention de l’Occident : « Il serait
temps que l’Europe intervînt sérieusement pour empêcher ces ignobles désordres, cette
jonglerie ridicule, qui déshonorent la religion chrétienne »151. Le glissement vers une imagerie
diabolique s’opère également dans le récit de Valérie de Gasparin : « Je croyais voir Satan se
frotter les mains derrière quelqu’une de ces colonnes, pendant que les hommes, objets de son
éternelle haine, s’enivraient à la coupe de ses impuretés, au nom du Christ, dans l’église du
Christ, à l’heure où Christ était couché au tombeau »152. Dans un autre passage, la comtesse
évoque trois individus semblables aux démons de l’enfer :
148
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 64-65. Même ton arrogant chez
Joseph-François Michaud, mais reflétant sans doute un fond de vérité : « En causant avec les pèlerins grecs et
arméniens de Jérusalem, je me suis aperçu que la plupart d’entre eux sont persuadés qu’on peut avec de l’argent
acheter une place dans le ciel » (Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance
d’Orient, op. cit., t. IV, p. 236).
149
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 267.
150
Ibid., p. 267.
151
Ibid., p. 267.
152
Valérie de Gasparin, Journal d’un voyage au Levant, op. cit., t. III, p. 252-253.
238
Il y a là trois hommes que je n’oublierai pas. – L’un, d’une cinquantaine d’années, débraillé,
son turban arraché, son crâne rasé jusqu’au sommet, et du sommet aux épaules une chevelure
noire, longue, qui lui bat le visage de ses tresses, se démène en possédé ; il grimpe sur la foule,
il se roule sur ce parquet vivant, il écume, il hurle, il brandit ses bras tatoués. L’autre est vêtu
de l’habit à la Nizzam. Il a le regard fauve, les joues pâles, les traits impassibles, un front de
marbre largement sillonné, une chevelure crépue et comme hérissée ; il reste immobile,
appuyé contre le Sépulcre, et puis, quand le démon s’empare de lui, il s’élance, et tout recule ;
alors, il rit d’un rire effrayant ; il fait claquer ses mains puissantes, il enlève les plus forts, et
les balance, et les rejette au milieu de la tourmente. Le troisième semble la personnification de
l’orgie joyeuse et grossière ; il est gras, rose et blanc ; une robe rayée qui laisse ses jambes et
ses bras nus le couvre à peine ; il n’y a place sur son visage que pour un rire cynique ; il salit
de ses embrassements tout ce qu’il rencontre ; il se précipite dans toutes les bagarres, tour à
tour poussé et ballotté, jouet de la multitude qui pourtant en a peur. Ces trois-là ressortent sur
cette toile, dont le fond se compose de visages fous, grimaçants, tels qu’on en rêve dans le
cauchemar153.
Valérie de Gasparin, elle aussi, fait appel à l’Occident, et plus particulièrement à la mission
évangélique, pour déjouer ces « machinations démoniaques » : « La mission, j’en suis sûre,
placera les saintes Écritures dans les mains des pèlerins. Elle se dira que ce n’est pas pour
rien, que ces hommes, que ces femmes, arrivent à Jérusalem des profondeurs de l’Asie, de
l’Afrique, du Nord et du Midi. Elle se dira qu’ils peuvent emporter la vérité, au lieu,
d’emporter le mensonge ; devenir des foyers de lumière, au lieu d’être des agents de
ténèbres »154. Néanmoins, même parmi ceux qui réprouvent sévèrement les pratiques
associées à la célébration de Pâques au Saint-Sépulcre, se manifeste le souhait d’aller au-delà
de la simple critique, sans pour autant se limiter à des considérations purement esthétiques.
Lorsque Félix Bovet parvient à oublier quelques instants les visions d’horreur que lui inspire
une telle ardeur des passions religieuses, il se plait à considérer ces écarts comme l’évidence
de l’amour que la chrétienté sous ses diverses facettes porte à Jésus : « Tous ces gens sont
bien loin peut-être de l’esprit de l’Évangile ; mais quel témoignage éclatant à la puissance et à
la divinité du Christ que ces hommes venant de tous les coins du monde rendre hommage,
chacun à sa manière, à l’homme qui a été crucifié en ces lieux comme un malfaiteur, et se
disputant, comme un honneur suprême, le droit d’approcher de son tombeau »155. Le profane
se transforme ainsi en sacré :
Mais ici, si aveugle, si grossier que soit ce peuple, si bruyante que soit cette fête, elle a
quelque chose de bien plus noble que la plupart des nôtres : elle ne consiste pas à boire et à
manger, à danser et à jouer. Entendre les cantiques, voir l’illumination d’une église,
s’agenouiller dans les lieux où le Christ est mort et a été enseveli, voilà ce qui inspire à tout ce
peuple un élan si joyeux et un si franc enthousiasme. Peut-être se font-ils une idée fausse de ce
Christ, mais enfin, ils adorent en lui quelque chose de supérieur à la terre156.
153
Ibid., p. 251.
Ibid., p. 257-258.
155
Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 121.
156
Ibid., p. 213.
154
239
J. de Beauregard, lui, indique que si les expressions de la piété individuelle ou collective
basculent parfois dans l’excès, c’est en raison de l’importante fonction commémorative de la
basilique : « C’est là qu’on a, dans sa plénitude concrète, l’intelligence de l’ineffable mystère
de la Rédemption ; là qu’on prie, comme on ne prie nulle part ailleurs, en union avec le Christ
enseveli dans le trépas, et vainqueur de la mort comme du péché ; là qu’on pleure
délicieusement ses fautes, aux pieds de la tombe où voulut séjourner le divin Rédempteur
endormi ; là qu’on aime, de toutes les tendresses les plus ardentes de son cœur »157. Pierre
Loti, l’incroyant, comme il se présente, voit dans ces actes de dévotion un besoin
profondément humain de se mettre à l’abri, ne serait-ce qu’un bref instant, de la peur de la
mort en se recueillant auprès des souvenirs palpables de celui qui enseigna l’espérance en la
vie éternelle : « Elles sont bien un peu idolâtres, ces adorations-là, pour celui qui a dit : “Dieu
est Esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité.” Mais elles sont si
humaines ! Elles répondent si bien à nos instincts et à notre misère ! […] Et d’ailleurs, quand
la foi est éteinte dans nos âmes modernes, c’est encore vers cette vénération si humaine des
lieux et des souvenirs, que les incroyants comme moi sont ramenés par le déchirant regret du
Sauveur perdu »158
Ces premiers éléments de contraste entre le Dôme du Rocher et le Saint-Sépulcre sont
d’autant plus prononcés que les visiteurs français – considérant pourtant le Tombeau du
Christ comme le fief incontesté de la France – ne parviennent pas à se reconnaître dans
l’image que leur renvoie la basilique. En effet, pour la plupart d’entre eux, le Saint-Sépulcre
incarne le rôle déterminant joué par les chevaliers francs dans la conquête de Jérusalem en
1099. L’un des piliers de la victoire chrétienne n’était autre que Godefroy de Bouillon (10581100), duc de Basse-Lorraine et premier souverain latin de la cité sainte. Ce dernier avait
entrepris de restaurer la basilique159 et avait prêté main forte à la création de l’ordre du SaintSépulcre, chargé de protéger le Tombeau du Christ. Plusieurs relations en Terre sainte du
XIXe siècle évoquent le souvenir du monarque franc. C’est ainsi que le comte de Chambord
écrit au sujet de la sacristie latine du Saint-Sépulcre : « On nous montre l’épée et les éperons
de Godefroy de Bouillon, restes vénérables d’un autre âge, qui servent encore à la réception
des Chevaliers du Saint-Sépulcre. Cet ordre, fondé par Godefroy de Bouillon, a eu pour
157
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 189-190.
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 62-63.
159
L’opération lancée par Godefroy de Bouillon a permis de réunir les Lieux saints en un seul édifice. Elle a été
achevée entre 1142 et 1149, durant le règne de la reine Mélisende (1101-1161). Une nouvelle restauration a été
réalisée par les franciscains en 1555, suivie de quelques travaux de rénovation complémentaires au cours des
XVIIe et XVIIIe siècles. Au sujet de l’histoire architecturale du Saint-Sépulcre, on peut se reporter à CharlesJean-Melchior de Vogüé, Les églises de la Terre sainte, Paris, Librairie de Victor Didron, 1860, p. 123-232.
158
240
grands maîtres, après la destruction du royaume chrétien, les patriarches de Jérusalem »160.
L’abbé Becq, quant à lui, voit dans sa visite à la sacristie l’occasion de valoriser les Croisés :
« Elle [la sacristie] possède deux trésors inestimables : la noble épée de Godefroy de Bouillon
et un de ses éperons ; l’arme jadis si redoutable aux ennemis du Christ a un mètre de long, sa
garde est une croix qui fut dorée. Je l’ai touchée, cette épée valeureuse, je l’ai sortie du
fourreau, je l’ai agitée avec enthousiasme, regrettant amèrement de ne pas la voir dans une
vaillante main pour rendre à Jérusalem sa gloire et aux lieux saints la liberté »161. Il faut
préciser que, outre la question relative au prétendu héritage du royaume chrétien de
Jérusalem, les revendications françaises à l’égard du Saint-Sépulcre s’appuient sur la
Capitulation de 1730, obtenue grâce à la médiation du marquis de Villeneuve, ambassadeur
de France (de 1728 à 1741) auprès du sultan Mahmud Ier (1696-1754), et un firman de 1756
reconnaissant à la France le droit de protéger les institutions et sujets catholiques latins de
l’Empire ottoman. Or, en vertu du traité d’Ainali-Kavak (1779), la tsarine Catherine II de
Russie (1729-1796) obtient des prérogatives similaires sur les minorités chrétiennes
orthodoxes de la Sublime Porte162, ce qui ébranle le Protectorat de la France déjà écorné par le
traité de Küchük Kaynarji (1774). De plus, comme nous l’avons vu précédemment, le SaintSépulcre a fait l’objet de plusieurs rénovations au fil des siècles. Parmi les plus récentes,
figurent celles entreprises à la suite de l’incendie de 1808163 qui lui donneront son style
architectural dit « ottoman baroque » auquel les voyageurs français du XIXe siècle se
défendent d’appartenir, tandis que certains y voient le symbole même de la soi-disant
appropriation de la basilique par l’Église orthodoxe de Terre sainte, ainsi que l’explique
l’abbé Becq :
L’église du Saint-Sépulcre, détruite et rebâtie plusieurs fois, fut, après la prise de Jérusalem
merveilleusement restaurée et enrichie par les croisés ; mais en 1808, il y a par conséquent
quarante-sept ans, elle fut dévorée par les flammes. Le 12 octobre, jour de lamentable
mémoire et digne d’être pleuré par tout l’univers avec des larmes de sang, vers deux heures du
matin, le feu éclata dans la chapelle des Arméniens. Quand on s’aperçut de l’horrible malheur,
l’incendie avait pris des proportions immenses. […] Tout le somptueux entourage du moyen
âge a disparu sous l’action du feu ; mais les lieux saints mêmes ont été respectés par l’élément
en fureur ; ainsi le saint sépulcre, englouti au milieu d’un volcan, n’a pas souffert à
l’intérieur ; on trouva intacts même les cordons des lampes. […] Après ce terrible désastre, les
160
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 163.
161
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 81
162
Voir: Thomas F. Stransky, « La concurrence des missions chrétiennes en Terre sainte, 1840-1850 », De
Bonaparte à Balfour. La France, l’Europe occidentale et la Palestine, 1799-1917, Paris, CNRS éditions, 2001,
p. 199 ; Chaim Wardi, « The Question of the Holy Places », Studies on Palestine during the Ottoman Period, éd.
Moshe Ma’oz, Jérusalem, The Magnes Press, 1975, p. 390-392.
163
L’abbé Amédée de Damas consacre plusieurs pages de son récit à l’incendie qui a ravagé le Saint-Sépulcre en
1808. Il cite, entre autres, les observations d’un supposé témoin de l’événement (Amédée de Damas, Voyages en
Orient. Jérusalem, op. cit., t. I, p. 134-137).
241
religieux de Terre-Sainte firent appel aux catholiques de l’Occident ; il fallait des millions
pour effacer les traces d’un incendie de cinq heures ; malheureusement, l’Occident au sortir de
catastrophes qui l’avaient appauvri en le bouleversant, resta sourd aux prières et aux larmes de
la désolée Jérusalem ; et les catholiques eurent la douleur de se voir dépouillés des lieux qu’ils
possédaient autrefois et qu’ils avaient défendus au prix de leur sang et de leur vie. Les Grecs,
ennemis irréconciliables des Latins, se hâtèrent de reconstruire l’église, et, fiers de leurs
richesses et des droits que semblaient leur donner les trois à quatre millions qu’ils venaient de
dépenser, ils se sont emparés d’une grande partie des sanctuaires, et aujourd’hui encore ils
dominent en maîtres superbes, mesurant avec une odieuse parcimonie les quelques heures
qu’ils accordent à regret aux anciens et légitimes possesseurs164.
Ou encore Eusèbe de Salle qui déclare : « Les Grecs ont rebâti l’église du Saint-Sépulcre
détruite en 1808 par un incendie, ils y ont employé l’architecture d’Istamboul ; ce n’est pas
tout : ils agissent en l’absence des Latins et ils ont relégué le couvent latin dans une portion la
plus incommode »165. Certains visiteurs, comme l’abbé Bourassé, accusent sans l’ombre
d’une preuve le clergé orthodoxe d’être à l’origine de l’incendie, avec pour unique but la
reconfiguration de l’édifice à leur image : « L’ensemble du monument resta le même jusqu’à
l’année 1808, que les Grecs, dans leur jalousie insensée contre les Latins, y mirent le feu au
milieu de la nuit du 11 au 12 octobre. La coupole et les lambris, en bois de cèdre, furent
consumés, et plusieurs chapelles perdirent leurs ornements »166. Le père Havard abonde dans
le même sens : « […] en 1808, pendant que Napoléon Ier, tout entier à ses conquêtes en
Europe, oublie ses protégés de l’Orient, dans la nuit du 11 au 12 octobre, un effroyable
incendie, parti de la chapelle des Arméniens et allumé selon toutes les apparences par les
schismatiques, réduit en cendres la partie la plus considérable de la basilique »167. Ou sous la
plume de Lucien Alazard : « En 1808, les grecs mirent le feu à la coupole, afin de pouvoir la
reconstruire et d’en être ainsi les seuls propriétaires. Ils réédifièrent aussi l’édicule du SaintSépulcre sous prétexte qu’il avait été dégradé par la chute des décombres »168. C’est
également la théorie avancée par Jean-Joseph-François Poujoulat, quoiqu’il attribue la faute
originelle aux dispositions du status quo qui avaient empêché les Arméniens orthodoxes de
rénover leur chapelle sans le consentement des premiers gardiens de la basilique, c’est-à-dire
l’Église catholique romaine et l’Église grecque orthodoxe :
C’était en 1807 [en réalité, l’incendie s’est produit dans la nuit du 11 au 12 octobre 1808] ; à
cette époque les Arméniens ne se montraient que comme des étrangers dans l’église du SaintSépulcre ; ils n’y possédaient qu’une pauvre chapelle située dans une des galeries de la nef ;
cette chapelle était d’une nudité qui contrastait avec les richesses de la nation ; de plus elle
semblait près de tomber en ruine, et plusieurs fois les Arméniens avaient sollicité
164
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 81-83.
Eusèbe de Salle, Pérégrinations en Orient, op. cit., t. I, p. 267-268.
166
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 85.
167
Havard (Eudiste), Le premier pèlerinage de pénitence et la Terre Sainte, op. cit., p. 205.
168
Lucien Alazard, En Terre Sainte. Monographie des saints lieux – souvenirs de pèlerinage, op. cit., p. 134.
165
242
l’autorisation de la réparer et de l’embellir ; après bien des prières inutiles, ils résolurent de
mettre le feu à leur chapelle afin de la détruire, espérant qu’on leur accorderait alors plus
facilement le privilège de relever leur sanctuaire ; ils croyaient pouvoir maîtriser la flamme au
point de l’empêcher de sortir de leur chapelle, mais l’incendie gagna bientôt toutes les galeries
et s’élança jusqu’au dôme du temple ; les colonnes corinthiennes qui soutenaient la nef furent
renversées ; le dôme de l’église en bois de cèdre ne pouvait lutter long-temps contre le feu ; il
tomba avec la partie supérieure de la nef, et, dans sa chute, il brisa le saint tombeau. La
flamme s’étendit jusque sur le Calvaire, et tous ses autels furent brûlés169.
Toujours selon Jean-Joseph-François Poujoulat, ce sont les Grecs orthodoxes qui auraient
détruit les tombeaux de Godefroy de Bouillon et de Baudouin Ier (1065-1118), derniers
bastions de l’hégémonie catholique sur le Saint-Sépulcre :
Les tombeaux de Godefroi et de Beaudoin disparurent à la suite de cette catastrophe ; des
témoins oculaires m’ont assuré que les sépulcres des deux rois avaient été épargnés par le feu,
et que des Grecs les avaient eux-mêmes détruits au milieu du désordre de l’incendie. Les
tombes des deux rois étaient comme le palladium des religieux latins ; c’étaient là les titres
glorieux des monastères de Terre-Sainte, et les Grecs, ennemis du couvent latin, ont voulu se
débarrasser de ces monumens170.
Le pasteur suisse Jean-Augustin Bost rapporte les mêmes rumeurs : « Dans la sacristie les
moines montrent les éperons, l’épée et le chapelet problématiques de Godefroi de Bouillon ;
plus haut son tombeau possible, et celui de Baudoin. Cette sombre voûte porte aussi le nom de
chapelle d’Adam. Quant aux corps des deux chefs croisés, ils ont disparu dans l’incendie de
1808, brûlés sans doute, quoiqu’on accuse les grecs de les avoir enlevés »171. D’autres
voyageurs, comme Amédée de Damas, s’élèvent avec véhémence contre l’indifférence avec
laquelle la France – trop occupée à panser ses plaies après la Révolution – a accueilli la
nouvelle, empêchant ainsi la réédification du Saint-Sépulcre sous la bannière catholique :
Or que résulta-t-il de ce malheur ? En des temps moins mauvais, il eût jeté la consternation
dans le monde chrétien. On eût fait des quêtes ; on eût envoyé des aumônes abondantes ; et
l’église de la Résurrection fût sortie de ses ruines, plus belle qu’elle ne fut jamais. Mais, dans
notre siècle, les préoccupations sont si peu tournées du côté de Jérusalem, que les Catholiques
ont abandonné aux Grecs schismatiques et aux Arméniens le soin de reconstruire le plus
vénérable sanctuaire du monde172.
Reproches réitérés en 1861 par le comte de Chambord, dont le ressentiment affiché à
l’encontre de la France napoléonienne n’est guère surprenant eu égard à son titre d’héritier de
169
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 165166.
170
Ibid., p. 166.
171
Jean-Augustin Bost, Souvenirs d’Orient. Damas, Jérusalem, le Caire, Paris, Sandoz & Fischbacher, 1875, p.
251. Voir aussi Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord,
Journal de Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 156-157.
172
Amédée de Damas, Voyages en Orient. Jérusalem, op. cit., t. I, p. 137.
243
la branche aînée des Bourbons : « De là nous jugeons du déplorable état de la coupole qui,
aux premières grandes pluies, n’existera plus. La France, pour ne pas choquer les autres
puissances, a proposé (misérable expédient) de ne permettre à aucun rite chrétien de refaire
cette coupole, mais d’en charger le gouvernement turc. Dieu, que nous sommes dégénérés
depuis le temps des croisades, et même depuis le règne de Louis XIV ! »173. En d’autres
termes, pour les voyageurs français se rendant en Palestine sur les pas de Chateaubriand174 –
surtout ceux d’origine catholique –, il ne subsiste que peu de vestiges de la basilique restaurée
et agrandie par les Croisés, celle qui était censée assurer la pérennité de leurs traditions. C’est
en errant d’une chapelle à une autre que Lamartine réalise à quel point l’actuel Saint-Sépulcre
lui est étranger :
Le centre de cette coupole, que les traditions locales donnent pour le centre de la terre, est
occupé par un petit monument renfermé dans le grand, comme une pierre précieuse enchâssée
dans une autre. Ce monument intérieur est un carré long, orné de quelques pilastres, d’une
corniche et d’une coupole de marbre, le tout de mauvais goût et d’un dessin tourmenté et
bizarre ; il a été reconstruit, en 1817, par un architecte européen, aux frais de l’Eglise grecque
qui le possède maintenant175.
Jean-Joseph-François Poujoulat pleure, lui aussi, la disparition de la basilique du temps des
croisades qui, à défaut d’avoir conservé la grotte sépulcrale où aurait été déposé le corps de
Jésus dans son état primitif, pouvait se prévaloir d’une ancienneté de plusieurs centaines
d’années : « Quand je visite le Saint-Sépulcre et le Calvaire, quand je parcours la grande nef
de l’église de la Résurrection, je regrette pieusement de ne plus trouver là que des œuvres et
des constructions nouvelles, de ne point voir ces monuments tels que les avaient vus nos
princes et nos chevaliers Francs ; la vieille basilique a croulé sous l’incendie ; ce qu’on voit
aujourd’hui est de fabrique moderne et ne date que de vingt-trois ans »176. Le narrateur, la tête
pleine d’images inspirées de la Bible et des chroniques du Moyen Âge, est effaré par la réalité
173
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 162. S’intéressant plus particulièrement à Napoléon III, le comte de
Chambord écrit : « Voilà l’effet des révolutions : voilà ce que produit le règne des révolutionnaires. Après la
guerre de Crimée les Grecs s’attendaient tous à être obligés de restituer ce qu’ils avaient envahi, et s’apprêtaient
à rendre aux Latins ce que les traités leur assurent et ce qui a été usurpé aux moyens de simples firmans. On ne
s’en est pas occupé ; ils ont repris confiance et la Russie a, sans faire de bruit, augmenté d’une manière
formidable son influence en Terre Sainte et dans l’Orient. J’espère que le clergé français commence à ne plus
tant admirer la croisade de Crimée. Il est vrai qu’il sait à peine ce qui se passe à Jérusalem » (Ibid., p. 163).
174
François-René de Chateaubriand a séjourné à Jérusalem en 1806, soit deux ans avant l’incendie du SaintSépulcre, ce qui confère une valeur historique particulière, presque symbolique, au portrait qu’il dresse de la
basilique. Chateaubriand note à ce sujet dans l’Itinéraire: « L’église du Saint-Sépulcre n’existe plus; elle a été
incendiée de fond en comble depuis mon retour de Judée; je suis, pour ainsi dire le dernier voyageur qui l’ait
vue; et j’en serai, par cette raison même, le dernier historien » (François-René de Chateaubriand, Itinéraire de
Paris à Jérusalem, op. cit., p. 336).
175
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 301.
176
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 164.
244
que lui impose un sanctuaire qu’il perçoit avant tout comme le patrimoine culturel et
historique de l’Occident, et de la France en particulier177 :
Quoique la nouvelle église du Saint-Sépulcre ne diffère en rien de l’ancienne, on peut dire
qu’elle n’en est qu’une grossière imitation ; la grande nef entièrement réparée est d’une fort
mauvaise architecture ; rien de beau, rien d’élégant, rien de pur ; à la place de ces colonnes
corinthiennes tant admirées, nous trouvons de lourds piliers carrés ; cet ancien dôme aérien,
qui semblait planer au sommet du temple comme une couronne suspendue, a été remplacé par
une coupole assez ordinaire, telle qu’on en voit sur les principales mosquées des villes
d’Orient ; le saint tombeau, placé comme un catafalque ou une maisonnette de marbre au
milieu de l’enceinte de la nef, surchargé de figures d’un genre qui n’a pas de nom, montre tout
ce qu’il y a de mesquin et de futile dans le goût des Grecs d’aujourd’hui178.
À l’instar du R. P. de Damas et du comte de Chambord, Jean-Joseph-François Poujoulat est
d’avis que la faute revient partiellement aux grandes puissances occidentales, peu
préoccupées du sort de la basilique. Sensible aux doléances de la communauté catholique de
Terre sainte, il place ces mots dans la bouche des Pères de Saint-François : « Serait-il vrai,
disent-ils, que la France voulût nous abandonner ? Des milliers de Français sont morts jadis
pour délivrer ce divin tombeau ; et maintenant lorsqu’avec un trait de plume, lorsqu’avec un
oui ou un non, vos rois peuvent affranchir les lieux saints de la domination des hérétiques, ils
se taisent, et nous livrent à notre destin ! »179. Et de conclure sur un ton amer, ne se faisant
guère d’illusion sur une aide quelconque de la part de l’Europe où le pouvoir royal est ébranlé
par les idées de la Révolution :
Désormais que pourraient-elles donner aux gardiens du saint tombeau, ces royautés de notre
Europe, à qui le destin semble vouloir fermer les portes de l’avenir, ces royautés poursuivies
qui rencontrent la Mort sur son cheval pâle, dans tous les chemins ! Le vent qui souffle
aujourd’hui dans le monde, plus terrible que le simoun du désert, lance son tourbillon sur la
177
À maintes reprises, Jean-Joseph-François Poujoulat prend soin de mettre en avant l’empreinte historique de
l’ancien royaume franc sur le Saint-Sépulcre. À titre d’exemple, citons l’extrait suivant : « La plus vénérable
ruine de la Jérusalem des temps modernes, est assurément l’église du Saint-Sépulcre ; l’époque précise de sa
fondation n’a point été déterminée, mais nous savons qu’elle date du règne de Constantin. […] Toutefois il ne
faut pas oublier qu’après la prise de Jérusalem, les pèlerins Francs agrandirent le temple de la Résurrection; […]
Quand l’armée des Francs fut entrée dans Jérusalem, ce dut être un touchant spectacle que de voir les chrétiens
de la ville sainte marcher pieusement à la rencontre des Latins victorieux, pour les accompagner eux-mêmes
auprès de ce tombeau désormais libre » (Ibid., p. 147-148). D’autres relations de voyage en Terre sainte, comme
celle de J. de Beauregard, véhiculent la même image, allant jusqu’à élever les chevaliers francs au rang des
créateurs et bâtisseurs de la basilique : « C’est ce monument granitique qui est parvenu jusqu’à nous, et que nous
vénérons aujourd’hui. Il a subi assurément, dans la suite des siècles, bien des vicissitudes, et reçu de nombreuses
additions et modifications de détails ; mais, dans son ensemble, le Saint-Sépulcre actuel reste l’œuvre de la foi et
du génie des Chevaliers du Credo ; ses murs ont été élevés, aux cris traditionnels de « Dieu le veut » ; et, sous sa
coupole et dans ses dépendances, se trouvent mystérieusement abritées les Saintes Reliques les plus chères à nos
cœurs » (J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 169).
178
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 167.
179
Ibid., p. 170.
245
caravane des rois ; et vous, pauvres cénobites, qui vivez des bienfaits des trônes, comment ne
vous ressentiriez-vous pas la tempête ?180.
C’est dans cette perspective qu’il faut situer le rétablissement du Patriarcat latin de Jérusalem
en 1847, ainsi que l’adhésion de plusieurs voyageurs français à l’ordre du Saint-Sépulcre.
Nous y reviendrons.
III – « Leurs fils le verront et seront dans l’allégresse »181
La Guerre de Crimée (1853-1856)182 élargit la perception que les voyageurs
occidentaux ont du Haram al-Sharîf. En contrepartie des services rendus par la France et
l’Angleterre, le décret de Hatti Humâyûn est promulgué à Constantinople en 1856, renforçant
la protection des droits des minorités ethniques et religieuses au sein de l’Empire ottoman. À
Jérusalem, les changements ne tardent pas à se faire sentir. En premier lieu, les sujets nonottomans auront dorénavant le droit de posséder des propriétés territoriales, sans devoir
inscrire l’acquisition au nom d’un sujet ottoman musulman183. En deuxième lieu, la Sublime
Porte cède à la France le domaine de l’Église de Sainte-Anne, bâtie sur le site présumé de la
maison natale de la Vierge Marie184. L’édifice, situé près de la Piscine-Probatique de
180
Ibid., p. 170-171. Charles-Jean-Melchior de Vogüé, quant à lui, se veut plus optimiste : « On sait qu’en 1808
un incendie terrible ravagea l’église du Saint-Sépulcre, et que la disposition primitive de la grande rotonde a
disparu tout entière sous les grossières réparations des Grecs. Espérons qu’un jour viendra où ces masses
informes, reprises par une main plus intelligente et mieux intentionnée, laisseront reparaître les anciennes
colonnes byzantines cachées dans leurs francs épais. Le feu et la truelle des Grecs ont heureusement épargné la
plus grande partie des constructions faites par les Croisés » (Charles-Jean-Melchior de Vogüé, Les églises de la
Terre sainte, op. cit., p. 123).
181
Zacharie 10 : 7.
182
Sur la Guerre de Crimée, voir : Alain Gouttman, La Guerre de Crimée, Paris, Perrin, Coll. Pour l’histoire,
2006, 438 p. ; Henry Laurens, La question de Palestine, tome premier. 1799-1921. L’invention de la Terre
sainte, Paris, Fayard, 1999, p. 59-61 ; Luc Monnier, Études sur les origines de la Guerre de Crimée, Genève,
Librairie Droz, 1977, 146 p.
183
Le droit de propriété ne sera effectivement reconnu aux sujets non-ottomans qu’avec l’entrée en vigueur de
l’édit du 18 juin 1867. Par ailleurs, comme le fait remarquer l’historien israélien Yehoshua Ben-Arieh,
« l’acquisition ne pouvait se faire qu’avec l’accord de la puissance dont l’acquéreur était sujet » (Yehoshua BenArieh, Jérusalem au XIXe siècle. Géographie d’une renaissance, trad. hébreu F. Lévy, Paris, Éclat, 2003, p. 72).
184
« Sous cette église », écrit Henri de Guinaumont, « il y a une crypte, qui elle-même a probablement servi
d’église autrefois, et qui a été vénérée de tous temps comme ayant fait partie de la maison de saint Anne, et
comme ayant été habitée par la sainte Vierge, dans le temps de la passion de N.-S. » (Henri de Guinaumont, La
Terre-Sainte. La Syrie – le Liban – Rhodes – Smyrne – Constantinople – la Grèce – les îles ioniennes – Malte –
l’ Égypte et la Nubie, op. cit., t. II, p. 269-270). Quant à l’authenticité du site, l’auteur observe : « On a dit que la
sainte Vierge est née dans cette crypte, mais cette opinion ne peut être soutenue en présence des écrits de
quelques auteurs et de l’autorité du Bréviaire romain et de plusieurs papes, qui affirment que la sainte Vierge est
née à Nazareth » (Ibid., p. 270).
246
Bethesda et auquel viendront s’ajouter quelques terrains avoisinants185, sera entièrement
restauré avant d’être confié à l’ordre des Pères Blancs en 1878186. Enfin, à partir de 1856, les
étrangers munis d’un firman peuvent en principe accéder aux sanctuaires musulmans de la
vieille ville, y compris ceux du Haram187. « Actuellement, grâce aux événements qui viennent
de s’accomplir en Crimée, les dignitaires turcs se montrent plus tolérants, et déjà quantité de
voyageurs ont profité de ces bonnes dispositions pour visiter en détail tout l’espace sacré »188,
constate l’abbé Bourassé lors de son voyage en Palestine vers la fin des années 1850.
Cependant, il s’agit encore d’un changement discret, presque clandestin : « Cette visite
toutefois se fait encore assez rapidement ; il serait difficile de se livrer à une étude suivie et
des monuments et des ruines qui y touchent ; mais, ce n’est pas douteux, les savants réussiront
un jour à décrire, à mesurer et à dessiner tout ce qui leur paraîtra digne d’intérêt pour
l’histoire, la science de l’antiquité ou les beaux-arts »189. Ces paroles s’avéreront
prophétiques, car quand Florimond-Jacques de Basterot arrive à Jérusalem en 1868, poser le
pied sur l’esplanade des mosquées est devenue chose courante : « Jusqu’en 1856 l’entrée en
était rigoureusement défendue aux chrétiens, des eunuques noirs armés d’un long poignard
veillaient aux portes, prêts à massacrer l’infidèle imprudent qui aurait essayé d’y pénétrer. Les
consuls maintenant peuvent la faire visiter facilement, les habitants y sont accoutumés, et les
autorités de la mosquée apprivoisées par le backsheech ne montrent aucune trace de cette
malveillance que l’on rencontre à Damas »190. La relation de l’abbé Jean-Constant-François
Delaplanche, qui a effectué un pèlerinage en Terre sainte en 1873, rend compte de la création
d’un véritable réseau touristique autour du Haram durant le dernier tiers du XIXe siècle :
Aujourd’hui, avec une autorisation que le consul peut facilement obtenir du gouverneur, il est
permis de visiter le Moriah, et même la mosquée d’Omar que les Musulmans regardent
comme un de leurs plus célèbres sanctuaires. Le jour fixé, un cavas du consulat français vint
nous prendre à la Casa-Nuova. Nous formions un petit groupe de visiteurs ; un jeune
185
En mai 1859, Edmond de Barrère, consul de France à Jérusalem dans les années 1855-1871, annonce à son
ministère : « L’Église de Sainte Anne, déjà propriété légitime de la France en vertu de la donation du Sultan est,
maintenant, absolument et de tous les côtés, une enclave d’un domaine du Gouvernement français, du
Gouvernement de l’Empereur » (lettre citée par Dominique Trimbur, « Sainte-Anne : lieu de mémoire et lieu de
vie français à Jérusalem », Chrétiens et sociétés XVIe-XXe siècles, 2000, 7, p. 43).
186
Sur l’acquisition et la restauration de l’Église de Sainte-Anne par la France, voir aussi l’ouvrage de l’abbé
Félix-Mathieu Conil, Jérusalem moderne. Histoire du Mouvement Catholique actuel dans la Ville Sainte, Paris,
Maison de la Bonne Presse, 1894, p. 151-171.
187
Naomi Shepherd, The Zealous Intruders. The Western Rediscovery of Palestine, op. cit., p. 121-122.
188
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 175.
189
Ibid., p. 175. Le comte de Chambord, qui a réalisé un voyage au Proche-Orient en 1861, témoigne, lui aussi,
de cette situation instable : « Après la guerre de Crimée on y pénétrait assez facilement, depuis on l’a empêché
de nouveau : maintenant ce n’est pas très difficile moyennant un firman et un bon bakchich » (Henri-CharlesFerdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de Voyage en Orient.
1861, op. cit., p. 188).
190
Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie
(septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 209.
247
missionnaire chinois, un vieux prêtre anglais, et deux religieuses autrichiennes faisant partie
de notre société. Nous avions pris pour drogman un habitant de Jérusalem, fort instruit et
parlant bien le français191.
Se laissant prendre à un caprice romantique, Gabriel Charmes vient presque à regretter la
jalousie avec laquelle les musulmans de Jérusalem avaient défendu l’entrée de la plate-forme :
« Pourvu qu’on soit accompagné d’un cawas ou d’un soldat, on peut entrer tant qu’on veut
dans le Haram-esch-Chérif ; le peuple musulman est trop affaibli pour songer à défendre ses
sanctuaires contre l’invasion des visiteurs ; il trouve plus sage de se faire payer sa tolérance :
la cupidité a tué le fanatisme »192.
Le moment où le voyageur occidental franchit le seuil du Dôme du Rocher est souvent
nimbé d’une atmosphère d’irréalité. « La lumière du ciel arrive tamisée par les vitraux
coloriés, et l’âme est involontairement saisie d’une émotion pleine de respect. On n’entend
que le silence ; le bruit des pas est étouffé par l’épaisseur des riches et moelleux tapis de
l’Orient »193, déclare Jean-Augustin Bost. Le contraste entre l’intensité de la réverbération du
soleil sur les dalles du parvis et la semi-obscurité de l’intérieur de l’édifice n’est sans doute
pas étranger à cette sensation. J. de Beauregard l’exprime clairement : « Les pieds dûment
emprisonnés dans les babouches réglementaires, au hasard, par l’une des huit portes, on se
glisse alors dans une mosquée mystérieuse, où l’œil, ébloui par la vision extérieure, ne perçoit
d’abord que vaguement les lignes et les contours »194. Il poursuit : « Il faut quelques minutes
pour retrouver, dans la demi obscurité qui flotte sous les profondeurs de la coupole, l’exacte
notion des lieux et des choses. Mais la transition une fois ménagée, l’on sent vite que c’est
bien le même rêve berceur qui continue, au dedans comme au dehors »195. Ce passage est un
point fort du voyage, car J. de Beauregard affronte un monde rêvé par les voyageurs des
siècles passés. Son attention se porte d’abord sur les revêtements de mosaïques aux motifs
variés, qui emballent ses sens, ébranlent ses certitudes : « Les nuances en sont si délicates et
les reflets si soyeux, qu’on s’y trompe, au premier coup-d’œil : on croit avoir devant soi des
étoffes prodigieuses, des brocarts à grands sujets, ou encore des soieries à arabesques, brodées
à Damas, au temps des fabuleux tissages »196. Les taches de lumière sur les arcs et les piliers,
produites par les vitraux colorés, entretiennent l’épais voile de mystère qui entoure les récits
191
Jean-Constant-François Delaplanche, Pèlerin. Voyage en Égypte, en Palestine, en Syrie, à Smyrne et à
Constantinople, Livarot, Mlle Lever, 1875, p. 66.
192
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 120.
193
Jean-Augustin Bost, Souvenirs d’Orient. Damas, Jérusalem, le Caire, op. cit., p. 234.
194
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 195.
195
Ibid., p. 195.
196
Ibid., p. 196.
248
de ses prédécesseurs. J. de Beauregard reste ébloui devant le rêve qui se confond avec la
réalité : « En les traversant, la lumière prend des teintes si douces, s’enveloppe de nuances si
fondues, se colore de reflets si extraordinaires, que l’on reste ébahi, l’œil délicieusement fixé
aux petites fenêtres merveilleuses qui avoisinent la voûte »197. L’altérité est alors reconnue,
sans être perçue comme une menace : « Ici, point de plomb, comme dans nos vitraux de
cathédrales, pour soutenir le verre : rien que des trous, de formes diverses, pratiqués, en
nombre infini, dans une plaque en stuc qui fait charpente »198. Louis Lortet ne manque pas de
faire la même observation : « L’effet de ces verrières est réellement magique. Il est impossible
de voir des tons tout à la fois plus vigoureux, plus suaves et plus fondus. Cette harmonie des
couleurs provient en grande partie de la monture du verre, qui est encastré dans de l’albâtre et
non fixé par des lamelles de plomb comme dans les églises d’Europe »199. Chez Pierre Loti, la
déréalisation devient plus prononcée, les mots du texte se rapportant au champ lexical des
Mille et Une Nuits :
Entrons dans la mosquée mystérieuse, si entourée d’espace désert et mort. Aux premiers
instants, il y fait presque nuit : on ne perçoit que confusément la notion d’une splendeur
féerique. Un éclairage très atténué tombe de ces vitraux, célèbres dans tout l’Orient, qui
garnissent là-haut la série des petites fenêtres cintrées ; on dirait que la lumière passe à travers
des fleurs et des arabesques en pierres précieuses montées à jours, – et c’est l’illusion sans
doute qu’ont voulu produire les inimitables verriers d’autrefois200.
C’est au rythme des pas de Pierre Loti – s’accordant à l’éclairage inégal qui provient des
fenêtres et des cierges – que le lecteur de Jérusalem découvre graduellement l’intérieur du
Dôme. L’effet de mystère est immédiat : « Peu à peu, s’habituant à la pénombre, on voit
scintiller aux murailles, aux arceaux, aux voûtes, un revêtement qui semble une étoffe brodée
de nacre et d’or, sur fond vert. Peut-être un vieux brocart à ramages, ou du précieux cuir de
Cordoue, – ou plutôt quelque chose de plus beau et de plus rare que tout cela, qu’on définira
mieux dans un moment, quand les yeux, éblouis de soleil sur les dalles de l’esplanade, se
seront faits à l’obscurité de ce lieu très saint »201. Comme J. de Beauregard, lorsque ses yeux
s’habituent à la luminosité scintillante du sanctuaire, Pierre Loti ne dissocie que partiellement
le rêve de la réalité, la splendeur des décorations intérieures dépassant de loin ce que laissait
présager son impression de départ :
197
Ibid., p. 196-197.
Ibid., p. 196.
199
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 279.
200
Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 68.
201
Ibid., p. 68.
198
249
Maintenant on distingue mieux ces revêtements des arceaux et des voûtes : ce sont de
prodigieuses mosaïques, recouvrant tout, simulant des brocarts et des broderies, mais plus
belles, plus durables que tous les tissus de la terre, ayant conservé à travers les siècles leur
éclat et leurs diaprures, parce qu’elles sont composées avec des matières presque éternelles,
avec des myriades de fragments de marbre de toutes les teintes, avec de la nacre et avec de
l’or. Dans l’ensemble c’est le vert et l’or qui dominent. Cela représente des séries de vases
étranges, d’où s’échappent et retombent systématiquement de rigides bouquets : toutes les
feuilles conventionnelles des temps passés, toutes les fleurs des vieux rêves202.
Le narrateur ajoute : « Aux lueurs colorées que laissent filtrer les vitraux, toute cette
magnificence de conte oriental chatoie, miroite, étincelle dans la pénombre et le silence de ce
lieu presque toujours vide, et entouré d’esplanades vides, où nous nous promenons seuls »203.
André Chevrillon, lui aussi, considère l’intérieur du Qubbat al-Sakhra comme une sorte
d’apparition, une image flottant hors du réel : « À l’intérieur, une demi-obscurité flotte,
s’épaissit dans les profondeurs de la coupole, non pas triste, mais somptueuse, pénétrée de
rayonnements mystiques, et peu à peu, sur la concavité des parois, dans cette ombre glorieuse,
l’œil démêle des dessins, suit l’enroulement des arabesques où s’attardent les lueurs que
tamisent, presque éteintes, les bleus et les violets des verrières »204. On retrouve les
alternances entre ombres et lumières : « D’abord une première zone de larges fleurs
entrelacées, noires sur cet or pâli des mosaïques qui luit, doux et chaud comme du vieux cuir
repoussé. Au-dessus, les mystérieuses fenêtres qui ne semblent pas donner sur le ciel
extérieur, mais rayonner d’une lumière spéciale, intime. Tout en haut la coupole s’achève, se
ferme dans une confusion de ténèbres dorées »205. Ou encore : « Telle verrière est en partie
obscure et en partie rayonnante, ses fleurs et ses arabesques jettent çà et là des étincelles
mystiques, finissent, on ne sait comment, dans l’ombre pâle de la pierre. Telle autre luit tout
entière, mais si faiblement, comme faite de diamants doux, à peine bleutés, d’une couleur de
myosotis mourants »206.
La manière d’appréhender l’espace intérieur du Saint-Sépulcre se démarque
considérablement de celle du Qubbat al-Sakhra. Marius Bernard contrarié note : « Demiromaine et demi-sarrasine, l’église du Saint-Sépulcre elle-même est comme un labyrinthe
sombre et compliqué de sortes de nefs latérales construites sans symétrie, de corridors
tortueux qui la relient aux couvents voisins, d’escaliers qui montent ou qui descendent, de
202
Ibid., p. 69-70.
Ibid., p. 70.
204
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 242-243.
205
Ibid., p. 243.
206
Ibid., p. 244.
203
250
cryptes et de chapelles appartenant à des sectes diverses »207. La structure labyrinthique du
Saint-Sépulcre apparaît comme un leitmotiv du voyage en Palestine. André Chevrillon se sent
presque paralysé de stupeur devant le chaos architectural très éloigné des formes symétriques
que l’on aperçoit généralement dans les cathédrales françaises :
À l’intérieur, on est très désorienté ; on s’attendait à trouver une basilique, avec ses grandes
lignes, sa nef principale, ses chapelles symétriques, et l’on erre dans un dédale obscur de
coupoles, d’escaliers, de corridors, de cryptes et de chapelles : chapelles syriennes, latines,
romaines, coptes, grecques, chacune entourée de sa légende, enveloppée de ses souvenirs
sacrés, ténébreuses les unes, abandonnées, moisies, leurs mosaïques délabrées, leurs vieux
argents éteints, comme si, oubliées, enfouies pendant des siècles, on venait de les dégager à
coups de pioche ; les autres à ce point rayonnantes d’icônes, de cierges de lampes et d’une
profusion d’ors que toute cette magnificence se reflète dans les dalles de marbre que l’on croit
marcher sur des topazes208.
Visitant la basilique, J. de Beauregard s’adresse au lecteur : « Imaginez un dédale de
coupoles, de chapelles, de couloirs et de cryptes ; une juxtaposition inouïe de sanctuaires ou
l’on accède tantôt par vingt marches d’un raide escalier, tantôt par des inclinaisons tortueuses
et glissantes ; une série d’enfoncements obscurs et de coins mystérieux, où sont accumulés les
vieux argents éteints et les mosaïques délabrées »209. Et Eugène Guibout d’établir le lien entre
la disposition intérieure du Saint-Sépulcre et les transformations successives de l’édifice :
Telle que nous la voyons aujourd’hui, cette immense et vénérable basilique indique bien, par
les différents caractères de son architecture, qu’elle date de plusieurs époques ; elle manque
d’unité ; elle forme un tout composé de parties disparates ; le XIIe et le XIIIe siècle s’y
reconnaissent à côté du XVIIe ; elle n’a pas été construite d’après un plan uniforme, et
régulièrement suivi ; elle se compose d’éléments dissemblables de nefs, de chœurs, de
chapelles, de rotondes, de sanctuaires, n’ayant ni le même niveau ; ni le même style, greffés en
quelque sorte les uns sur les autres, et consistant, dans leur ensemble, un édifice d’une très
vaste étendue, mais formé par la réunion, par la juxtaposition de parties hétérogènes, et sans
harmonie entre elles210.
Lucie Félix-Faure manifeste son indignation face à l’édicule renfermant le Tombeau du
Christ : « Hélas ! Les ornements dont il est entouré ne satisfont pas le sens esthétique. Sans
doute il serait plus digne de ces suprêmes souvenirs que l’art et le goût leur eussent apporté un
hommage »211. Édouard Schuré médite sur le fossé qui sépare attentes et réalité : « Ce premier
coup d’œil est une déception. On a dans l’imagination les scènes de l’Évangile et l’on s’attend
à voir quelque sépulcre profond taillé dans le roc. Au lieu de cela, on ne voit qu’un kiosque
élancé et gigantesque, surmonté d’une sorte de couronne, et presque recouvert du haut en bas
207
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 40.
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 202-203.
209
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 182.
210
Eugène Guibout, Les vacances d’un médecin, op. cit., t. IX, p. 152-153.
211
Lucie Félix-Faure, Méditerranée. L’Égypte, la Terre Sainte, l’Italie, op. cit., p. 118-119.
208
251
de lampes d’argent. […] Cela produit un effet contraire à l’impression simple et profonde que
l’on cherchait »212. Mêmes observations chez Gabriel Charmes :
Rien n’est plus affreux que l’édicule du Saint-Sépulcre ; c’est la plus grossière des bâtisses :
œuvre des Grecs qui l’ont gâtée à plaisir, il a tout ce qu’il faut pour comprimer l’émotion prête
à s’éveiller en face du lieu, même apocryphe, où Jésus aurait reposé. Placé au centre de la
grande coupole, ses proportions massives, sa forme lourde et gauche, l’espèce de lanterne qui
le domine, les tableaux ridicules, les fleurs, les lampes innombrables qui le recouvrent, tout
contribue à en faire un monument gauche, désagréable, presque répugnant213.
Léonie de Bazelaire, quant à elle, critique vivement l’ensemble de l’architecture intérieure de
la basilique : « Je remarque toujours une profusion extraordinaire d’ornements dans les
chapelles schismatiques. Cette exubérance indique peu de goût. Les sectes hétérodoxes, en
général, abusent de la richesse et du luxe de décoration religieuse ; on n’y trouve pas la vraie
beauté, qui consiste dans la sobriété des détails et dans la belle et régulière ordonnance des
parties »214. Et de conclure : « Ce goût, cet art, cette beauté que l’on admire surtout dans nos
magnifiques cathédrales gothiques, sont l’expression naturelle de la vraie foi, qui élève le
travail humain à la hauteur de son but »215. On trouve cependant quelques exemples où le
voyageur, surmontant le malaise esthétique né de la rencontre avec un Moi qu’il juge ingrat et
repoussant, parvient à exhumer le caractère sacré de la basilique, enfoui sous tant d’ornements
et de rivalités religieuses. L’un des récits les plus révélateurs à cet égard est celui de JeanJacques Bourassé : « Un cœur chrétien resterait-il froid en présence des souvenirs du Calvaire
et du Tombeau ? […] Jamais prières ne furent plus consolantes. Ici on vient puiser cette force
chrétienne qui fait regarder l’accomplissement du devoir comme la première condition du
bonheur ici-bas, inspire le mépris des choses terrestres et périssables, excite la charité envers
le prochain, donne naissance aux œuvres de miséricorde »216. « Si l’on venait à découvrir dans
les environs de Jérusalem, dans les bâtiments russes, ou près de la grotte de Jérémie, le
véritable tombeau, prouvé authentique, je ne crois pas qu’il me donnât l’émotion que me
cause toujours la vue de ce monument consacré par les prières, les humiliations et les actions
212
Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient, op. cit., p. 306.
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 54-55. Ce type de griefs atteste
de la position anti-grecque que l’on retrouve chez de nombreux voyageurs français de l’époque. L’extrait
suivant, tiré du récit de l’abbé de Damas, en donne une idée assez précise : « Enhardis par de nombreux succès,
les Grecs épient et saisissent avec habilité toutes les occasions de supplanter les Latins et de leur enlever leurs
droits. Puissants par leurs immenses richesses, aussi bien que par les amis qu’ils ont à Constantinople, forts par
le nombre de leurs coreligionnaires domiciliés à Jérusalem, plus forts encore par celui de leurs pèlerins, soutenus
par l’or de la Russie, ils se font craindre et bravent tout. Faut-il susciter des procès, inventer des calomnies,
recourir au scandale et à la violence, les schismatiques n’hésitent pas. Dans un pays où l’argent fait la justice, ils
entretiennent volontairement des procès contre les pères de Terre-Sainte, et toujours leurs trésors leur assure la
victoire » (Amédée de Damas, Voyages en Orient. Jérusalem, op. cit., t. I, p. 151-152).
214
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 110.
215
Ibid., p. 110.
216
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 72.
213
252
de grâce de quinze siècles »217, fait remarquer Jean-Auguste Bost, privilégiant la dimension
symbolique de la basilique à son aspect esthétique ou authentique. Auguste de Forbin, lui
aussi, rapporte l’émotion suscitée à la vue du Saint-Sépulcre : « Il est impossible de n’être pas
profondément ému, de n’être pas saisi d’un respect religieux, à la vue de ce humble tombeau
dont la possession a été plus disputée que celle des plus beaux trônes de la terre ; de ce
tombeau dont la puissance servit aux empires, qui fut couvert tant de fois de larmes du
repentir et de l’espérance, et d’où s’élève chaque jour vers le ciel l’expression la plus ardente
de la prière »218. Ce qui l’amène à s’interroger sur la difficulté que ses contemporains
éprouvent à s’imprégner de la beauté religieuse de la basilique : « Que vient faire ici le
voyageur obscur, marqué par l’oubli, dont le passage ne laissera aucune trace sur la terre ?
Comment parlera-t-il de Jérusalem, celui dont les plus nobles mouvements furent étouffés
entre les préjugés et les convenances du vieux monde ? Comprendra-t-il ces monuments
mystérieux et prophétiques, celui qui n’appartient plus à la terre que par les regrets, triste
héritage du commerce des hommes et des passions de la jeunesse ? »219. Autrement dit, le
comte de Forbin se demande ce qu’il adviendra du Saint-Sépulcre et, de façon plus générale,
de Jérusalem au contact de l’homme « moderne et éclairé ».
Ne perdons pas de vue le Dôme du Rocher. Gabriel Charmes admire la coupole
étincelante du Qubbat al-Sakhra et les décorations sur les côtés de l’octogone220, deux
éléments qui l’incitent à visiter l’intérieur de l’édifice : « Il faut se rapprocher, il faut même
pénétrer dans la mosquée pour en apprécier les proportions majestueuses »221. Il est également
frappé par le remarquable état de conservation du monument : « Quelques débris du délicieux
revêtement de faïence dont elle est enveloppée ont seuls été détachés par des mains trop
avides. À part cela, sa conservation est parfaite »222. On l’a vu, le Dôme du Rocher, à
l’inverse de la basilique du Saint-Sépulcre, garde sa structure originelle, et ce malgré les
nombreux remaniements dont il a été l’objet. En outre, il est largement admis que le Qubbat
al-Sakhra est érigé sur l’esplanade où s’élevait le Temple d’Hérode, quoique les opinions
divergent quant à la localisation exacte de ce dernier sur l’actuel parvis223. Dès lors, annonce
217
Jean-Augustin Bost, Souvenirs d’Orient. Damas, Jérusalem, le Caire, op. cit., p. 247.
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 106-107.
219
Ibid., p. 109.
220
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 124.
221
Ibid., p. 124.
222
Ibid., p. 125.
223
Oleg Grabar et Saïd Nuseibeh, Le Dôme du Rocher. Joyau de Jérusalem, op. cit., p. 30.
218
253
Gabriel Charmes, l’ensemble dégage un parfum d’authenticité dont le Tombeau du Christ est
dépourvu224 :
L’église du Saint-Sépulcre n’est pas le seul monument de Jérusalem qui rappelle de grands
souvenirs religieux. Bâtie sur le mont Moriah, à la place qu’occupait jadis le temple des
Hébreux, la mosquée d’Omar est certainement un des lieux où l’humanité s’est rapprochée le
plus près de la divinité. Elle a d’ailleurs sur le Saint-Sépulcre l’avantage d’une authenticité
incontestable. Tandis que le tombeau de Jésus présente tous les caractères d’un sanctuaire
apocryphe, la mosquée d’Omar s’élève au contraire, on ne saurait en douter, sur la hauteur
même où les hébreux avait placé le saint des saints225.
L’affiliation entre le Temple et le Dôme du Rocher permet au narrateur de souligner la
parenté profonde entre le judaïsme et l’islam. Les premiers chrétiens, fait-il observer, en
transformant le mont du Temple en une décharge publique, auraient affiché la volonté de se
dissocier de leurs prédécesseurs. Adorant un dieu à face humaine, ils n’éprouvaient plus le
besoin de défendre l’honneur d’une divinité invisible et innommable, allant jusqu’à effacer les
souvenirs de sa demeure terrestre : « Les chrétiens s’étaient appliqués à souiller le mont
Moriah ; ils l’avaient couvert de décombres et d’ordures ; poussés par cette sorte de rage qui
excite les hommes à profaner les croyances qu’ils ne partagent pas, surtout si ces croyances
sont l’origine de celles qu’ils partagent, ils avaient cherché à effacer sous des immondices
jusqu’aux dernières traces du temple hébraïque »226. Il s’agit là d’un hommage indirect au
224
Il s’agit d’une des critiques les plus virulentes du Saint-Sépulcre au XIXe siècle. Ainsi que l’exprime Louis
Énault : « L’état primitif des lieux, l’état de nature, ne se reconnaît guerre dans l’église du Saint-Sépulcre. : la
piété sincère, mais peu éclairée des premiers siècles y apporta de regrettables altérations » (Louis Énault, La
Terre-Sainte. Voyage des quarante pèlerins de 1853, op. cit., p. 103). « Je m’étais toujours représenté le Calvaire
comme une colline dominant la ville », fait remarquer la princesse Belgiojoso en arrivant à la basilique, « et je
fus assez surprise d’avoir à suivre, pour y arriver, une rue en pente » (Christina Belgiojoso-Trivulzio, princesse
de, Asie mineure et Syrie. Souvenirs de voyages, op. cit., .p. 194-195). « Tout est trop changé : dans une église de
mauvais goût, surchargé d’autels ; d’ornements médiocres, l’esprit est distrait, et il est presque impossible de se
figurer l’aspect des lieux », déplore le vicomte de Basterot (Florimond-Jacques de Basterot, Le Liban, la Galilée
et Rome. Journal d’un voyage en Orient et en Italie (septembre 1867 - mai 1868), op. cit., p. 212). Même constat
chez Louis Lortet : « Tous ces lieux, si ce sont bien ceux-là qui ont été témoins du drame de la passion, ont été,
comme à plaisir, tellement dénaturés par les ornements dus à la piété des fidèles grecs, latins, qu’il est
aujourd’hui impossible de reconnaître quelque chose qui rappelle même de loin le récit de l’Évangile » (LouisCharles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 262). Émile Le Camus s’écrie : « Cette munificence a
été une barbarie. Passe pour les propylônes, l’atrium et ses portiques ; passe pour la basilique à cinq nefs, la
rotonde de l’abside et la magnificence des ornements ; mais toucher à la grande relique, séparer le tombeau du
rocher dans lequel il était, raser la chambre sépulcrale qui le précédait, tailler, niveler ce qui constituait
l’incomparable monument, pour laisser un rectangle seul debout sous une coupole, quel sacrilège ! Constantin et
sa mère furent bien mal inspirés. Et encore, le peu qui reste de tout cela est caché sous une ornementation
odieuse ! » (Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 226). Face à tant d’artifices, explique
l’abbé Le Camus, avoir recours à la puissance créatrice de l’imagination semble être la seule voie possible pour
ressusciter les souvenirs de la Passion : « Je m’apprête à faire revivre par l’imagination ce qui n’existe plus, à
écarter ce qui me paraîtra d’invention humaine, à bien préciser ce qui a été marqué de Dieu » (Ibid., p. 206).
225
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 113.
226
Ibid., p. 114.
254
calife Omar ibn al-Khattab227. Par ailleurs, les revendications sur le parvis que les chrétiens
seraient tentés de faire valoir se heurtent au traitement réservé au Dôme du Rocher par les
soldats du Christ à l’issue de la première Croisade (1095-1099) :
La mosquée d’Omar a eu des destinées non moins sanglantes que celles du Saint-Sépulcre. On
sait dans quelle horrible catastrophe s’était abîmé le temple hébraïque ; si le monument qui l’a
remplacé n’a point subi d’aussi grands outrages, il a été cependant le théâtre d’abominables
tragédies. Lorsque les premiers croisés s’emparèrent de Jérusalem, les musulmans se
réfugièrent en grand nombre dans la mosquée d’Omar ; les chrétiens les y poursuivirent et y
renouvelèrent les scènes de carnage dont, mille vingt-neuf ans auparavant, presque à la même
époque de l’année, les soldats de Titus avaient souillé les mêmes lieux. Un écrivain chrétien
[il s’agirait de Raymond d’Agiles], témoin oculaire, dit que, sous le portique et le parvis de la
mosquée, le sang s’éleva jusqu’aux genoux et jusqu’au frein des chevaux. […] Plus de
soixante-dix mille musulmans de tout âge et de tout sexe furent massacrés à Jérusalem ; quant
aux Juifs, on les enferma dans leurs synagogues et on les y brûla228.
En faisant renaître le Temple juif de ses cendres, seuls les musulmans seraient en droit de
prétendre au titre des conservateurs de l’héritage juif : « En passant d’une religion à une autre,
de l’hébraïsme à l’islamisme, le temple de Jérusalem a pu changer de forme, il n’a pas changé
de destination. Le culte que les fidèles musulmans célèbrent sur le mont Moriah est, à le bien
prendre, malgré les différences extérieures, le même culte que les Hébreux y célébraient
autrefois. Le dogme de l’unité absolue de Dieu, création principale de la race d’Israël, a été
porté par la race arabe au plus haut degré de précision »229. Le Qubbat al-Sakhra se présente
ainsi non pas comme le plus ancien sanctuaire islamique conservé, mais plutôt comme un
monument s’inscrivant dans le prolongement du Temple disparu. Il faut préciser que certains
voyageurs poussent cette approche réductrice encore plus loin, en refusant au Dôme du
227
À ce sujet, la position adoptée par Édouard Schuré est plus explicite : « Omar est venu plein de respect, avec
son âme de héros et de croyant, accomplir un acte de tolérance et de réparation envers le premier sanctuaire du
monde qui ait proclamé le Dieu unique devant tout l’univers. L’Islam nous apparaît ici comme un arbitre entre
l’antique tradition d’Israël et les représentants officiels du christianisme » (Édouard Schuré, Sanctuaires
d’Orient, op. cit., p. 373).
228
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 115-116. Gabriel Charmes se fait
ici l’écho de la démythification des croisades au XIXe siècle, telle qu’elle se présente, entre autres, dans deux
études parues à l’époque : Joseph-François Michaud, Histoire des croisades, Paris, Ponthieu, 1825, t. I, p. 442443 ; F. Valentin, Abrégé de l’histoire des croisades (1095-1291), Tours, Ad. Mame et Cie, 1841, p. 86. Notons
que tous les voyageurs au XIXe siècle n’adhèrent pas à ce mouvement. Ainsi que l’explique Eusèbe de Salle :
« Une bataille acharnée recommença dans les rues de la ville ; elle continua dans la mosquée d’Omar ; les
Musulmans imitèrent la résistance opiniâtre des Juifs. Les historiens des croisades semblent s’être inspirés de
l’exagération de Josèphe, en racontant qu’au parvis de cette mosquée les croisés marchaient dans le sang
jusqu’aux genoux, et les chevaux dans le sang jusqu’au frein. Godefroy, qui n’avait pu empêcher le carnage, s’en
était détourné pour aller au Saint-Sépulcre sans armes, nu-pieds, et suivi de trois serviteurs. Quand l’armée en fut
informée, tout le monde sentit que c’était là la manière vraiment chrétienne de triompher, et chacun imita
l’exemple du chef » (Eusèbe de Salle, Pérégrinations en Orient, op. cit., t. I, p. 317). Eusèbe de Salle atténue
ensuite quelque peu son apologie des Croisés : « Le lendemain, cet attendrissement religieux fit de nouveau
place aux sombres exigences politiques, aux féroces conseils de la guerre. On venait d’apprendre qu’une armée
égyptienne s’approchait : les Musulmans, cachés dans la ville, résistant encore dans quelques points, pouvaient
redevenir dangereux ; on résolut de massacrer tout ce qui restait, et la résolution fut exécutée avec une barbarie
plus digne des Romains que des soldats d’un Dieu de miséricorde » (Ibid., p. 318).
229
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 113-114.
255
Rocher toute identité propre. Pour eux, visiter l’esplanade des mosquées n’a qu’un seul et
unique but, celui de retrouver les souvenirs du Temple soi-disant usurpés par les
musulmans230. Par exemple, se tenant sur l’enceinte du Haram, l’abbé Le Camus se détache
des autres promeneurs pour faciliter le croisement entre les références littéraires et la réalité
présente : « Tandis que le F. Liévin raconte quelques légendes musulmanes aux visiteurs qui
le suivent, je cherche à m’isoler. Tout naturellement, ma pensée se reporte à la grande scène
de la consécration du temple par Salomon. C’est une des plus belles pages de l’Écriture »231.
L’émergence d’images antérieures déréalise le parvis, le lecteur ayant l’impression de lire un
témoignage datant de l’époque où le Temple se dressait sur le mont Moriah :
Ici, il y a un peu plus de dix-huit siècles, régnaient quatre vastes portiques pavés de pierres de
diverses couleurs et couverts en bois de cèdre. Un triple rang de colonnes corinthiennes en
marbre blanc les soutenait à douze mètres de hauteur. Le temple du Seigneur était entouré par
cette splendide construction. […] Sous l’un de ces portiques que l’on appelait Royal, Jésus se
promena plus d’une fois, s’entretenant avec ses amis ou luttant, terrible et inexorable, contre
ses adversaires. C’est de la vaste cour qu’ils entouraient, et dont le site probable dut être entre
la plate-forme où nous sommes et la mosquée El-Aksa, que le Maître chassa les vendeurs et
les changeurs profanant la maison de Dieu. […] Par la tour Antonia, au nord, par le mur
extérieur qui longeait la vallée sur les trois autres côtés et par son quadrilatère de portiques, le
temple était donc environné d’une double enceinte formidable. Au fond du parvis des Gentils,
en se rapprochant du naos proprement dit, l’exclusivisme juif avait dressé une balustrade d’un
mètre cinquante de haut. C’est ce que les talmudistes appellent le Soreg. […] Par un escalier
de quatorze degrés, on arrivait ensuite à l’Antemurale ou le Hel, plan large seulement de cinq
mètres, qui isolait des cours le mur de l’enceinte sacré. Ce mur, haut de douze mètres, avait
quatre portes au nord, une au midi et la principale au levant. On les abordait par cinq degrés,
230
Le thème de l’usurpation musulmane occupe une place plus importante dans la représentation de la mosquée
d’al-Aqsa. D’après la tradition, cette dernière aurait été construite sur les vestiges de l’église de la Présentation
de la Sainte-Vierge (appelée aussi Sainte-Marie-la-Neuve), bâtie sous l’empereur Justinien (483-565). Le pèlerin
de Plaisance en dresse un bref portrait dans son Itinéraire : « De Sion, nous sommes allés dans la basilique de
sainte Marie, où se trouvent une très grande congrégation de moines, des hôtelleries d’hommes et de femmes ;
on y reçoit les voyageurs, les tables sont innombrables, les lits des malades plus de trois mille » (« Le pèlerin de
Plaisance », Récits des premiers pèlerins chrétiens au Proche-Orient. IVe-VIIe siècle, op. cit., p. 220). À l’époque
des croisades, l’édifice fait office de quartier général de l’ordre des Templiers, avant d’être reconverti en
mosquée par Salah ad-Din en 1188. C’est justement pour son passé chrétien que la plupart des voyageurs
français du XIXe siècle s’intéressent à la mosquée d’al-Aqsa, n’hésitant pas à dénoncer sa réhabilitation en lieu
de culte islamique. Citons quelques exemples. Gabriel Charmes écrit : « Quand on a visité la mosquée d’Omar,
on se rend à la mosquée d’El-Aksa, située, dit-on, sur l’emplacement de l’église de la Présentation de la Vierge,
qu’avait bâtie Justinien. Sans être aussi remarquable que la première, cette seconde mosquée, qui est d’une belle
architecture, contient quelques décorations élégantes. On y voit le tombeau des fils d’Aaron, une empreinte du
pied de Jésus-Christ, deux colonnes rapprochées à travers lesquelles il faut passer, comme à la mosquée
d’Amrou au Caire, si l’on veut aller au paradis, le lieu de prière d’Omar, etc. Tout à côté se trouve une belle salle
d’armes des templiers et une chambre souterraine où l’on montre le berceau de Jésus » (Gabriel Charmes,
Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 131-132). L’abbé le Camus rétorque : « Ce fut ici la
basilique de Sainte-Marie bâtie par Justinien. Omar vainqueur vint y prier, et il n’en fallut pas davantage pour
exiger sa désaffectation. Le mot n’était pas encore connu à cette époque. La chose a été de tous les temps »
(Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 355-356). Quant au R. P. de Damas, il ne ménage
pas ses mots pour mettre en avant l’origine chrétienne de la mosquée : « L’apparence ne nous avait pas trompés ;
ce monument était effectivement, dans des temps meilleurs, une vaste église, actuellement convertie en temple
du faux prophète sous le nom de El-Aksa » (Amédée de Damas, Voyages en Orient. Jérusalem, op. cit., t. I, p.
86).
231
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 347.
256
et par conséquent la cour où l’on entrait était au-dessus de l’Antemurale, qui lui-même était
plus élevé que le parvis des Nations. […] C’est dans ce parvis qu’était l’autel des holocaustes.
[…] Plus loin et par douze degrés, les prêtres montaient à une porte magnifique de richesse et
de proportions, qui donnait accès au Hékal, le Palais ou Kodesch, le Lieu saint. […] Dans le
Hékal étaient l’autel des parfums, en bois de cèdre et couvert de lames d’or, le chandelier à
sept branches et la table des pains de proposition. Au fond, un voile cachait le Debir, ou Saint
des saints, et dans ce sanctuaire auguste, où seul le grand-prêtre pénétrait une fois l’an, au jour
des grandes expiations, il n’y avait qu’une pierre, celle sur laquelle avait reposé l’arche avant
la captivité de Babylone232.
Seul l’emploi de la forme passée des verbes permet de distinguer l’actualisation des textes
antérieurs – principalement les écrits de Flavius Josèphe233 – de la visite d’Émile Le Camus
au Haram al-Sharîf. La phrase suivante, prononcée à la fin de son « voyage dans le temps »,
ne fait que confirmer le peu d’intérêt que le religieux français porte au Dôme du Rocher et à
la mosquée d’al-Aqsa : « Voici le présent. Il me navre, et je n’en donnerai pas tous les
détails »234. Gabriel Charmes, lui, loin de rejeter la valeur exceptionnelle du Qubbat al-Sakhra
en tant que fleuron de l’art islamique, s’intéresse de près à la dimension juive de celui-ci. Il
fait notamment remarquer au sujet du Rocher sacré se trouvant à l’intérieur du sanctuaire :
« La tradition veut que ce soit l’emplacement où Abraham plaça le bûcher sur lequel il devait
immoler son fils isaac. Plus tard on y éleva l’autel de David, et quand Salomon construisit le
temple, c’est là que fut déposée l’arche d’alliance. Ce rocher était donc pour les Juifs le saint
des saints, le sakhrah, le centre du sanctuaire. Les musulmans ne le vénèrent pas beaucoup
moins que ne le faisaient les Juifs »235. Le parallèle entre le Dôme du Rocher et le SaintSépulcre est donc d’autant plus justifié que les deux sont animés d’une même volonté de
matérialiser les récits sacrés vénérés par leurs fidèles respectifs. Un rapprochement que J.-T.
de Belloc résume en ces mots : « Le Saint-Sépulcre est le cœur et la raison d’être de
Jérusalem chrétienne, qui se serre autour de la vieille église franque, comme la ville
musulmane autour de la mosquée d’Omar »236. Gabriel Charmes n’est pas le seul à s’attarder
sur les Lieux saints à fortes connotations juives qu’abrite le Qubbat al-Sakhra. Comme le
formule le géophysicien français Charles Lallemand (1857-1938) dans D’Alger à
Constantinople (1894) : « Ce rocher a son histoire et ses légendes. Il en est déjà question dans
232
Ibid., p. 348-352. Un procédé similaire est notamment employé dans les deux relations suivantes : HenriCharles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de Voyage en
Orient. 1861, op. cit., p. 188-189 ; Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t.
IX, p. 99.
233
Flavius Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains, Livre V, chapitre 5, aliénas 1-4.
234
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 352.
235
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 125-126. Sur ce dernier point, il
importe de préciser que, comme le signale Oleg Grabar, « le Rocher, dont la saillie attire pourtant le regard, n’est
mentionné dans aucune des sources décrivant le Temple » (Oleg Grabar et Saïd Nuseibeh, Le Dôme du Rocher.
Joyau de Jérusalem, op. cit., p. 30).
236
J.-T. de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un Voyage en Terre-Sainte, op. cit., p. 112.
257
le Talmud, tradition juive. Abraham et Melchisédec ont dû sacrifier sur ce rocher : et c’est là
qu’Isaac faillit être immolé. Jacob y entrevit l’Éternel et Jérémie y aurait caché l’arche
d’alliance. Pierre à miracles par excellence, ce rocher fameux surplomberait un abîme au fond
duquel roulerait un torrent tumultueux »237. Léon Paul écrit : « La roche est entourée d’une
balustrade richement ouvragée, surmontée d’un dais splendide. Elle présente en plus d’un
endroit des dépressions légendaires. L’une d’elles a été produite par le pied même de Jésus
Christ, l’autre par celui de l’ange Gabriel, une autre par le prophète Enoch »238. « À l’ouest du
Sakrah se trouve une espèce de cage en fer. En y passant la main par une petite ouverture, on
peut toucher l’empreinte du pied de Mahomet, qu’il y laissa sur un fragment de marbre. Au
sud, on voit l’étendard du Prophète enroulé autour de sa lance et le drapeau déployé d’Omar.
En ce même lieu, l’on montre les selles d’El-Borak »239, révèle J.-T. de Belloc avant
d’expliquer : « Un jour El-Borak transporta de la Mecque le prophète en ce lieu. Mahomet,
dans la ferveur de sa prière, heurta, par malheur, sa tête contre ce rocher, qui, devenu mou
comme la cire, reçut avec vénération l’empreinte de son turban. On l’y montre encore de nos
jours »240. Et Félicien de Saulcy de donner une brève description de la crypte située sous le
Rocher : « Nous sommes descendus sous la roche, dans une espèce de sanctuaire musulman,
où se voient de petits ornements de sculpture placés aux points où les croyants prétendent
qu’ont prié Abraham, David, Salomon et Mahomet. Les murailles de cette chambre inférieure
sont peintes à la chaux »241.
Comme ce fut le cas pour le Saint-Sépulcre242, plusieurs voyageurs réprouvent le culte
des pierres auquel se livrent les disciples de Mahomet à l’intérieur du Dôme. Pour Gabriel
Charmes, le Qubbat al-Sakhra constitue une sorte de miroir à travers lequel il aperçoit le
reflet de certaines pratiques religieuses répandues au sein de la communauté chrétienne de
Terre sainte :
La Judée est un pays où tout est pierre et rocher ; mais les personnages célestes y ont marché
d’un pas si pesant qu’ils y ont partout entamé la pierre et le rocher, et laissé d’ineffaçables
empreintes. On montre dans la mosquée d’Omar la trace d’un pied de Mahomet sur une dalle
de marbre ; on montre également un pied de Jésus-Christ dans la mosquée d’El-Aksa, à côté
de la moquée d’Omar. Tous ces pieds, même lorsqu’ils appartiennent à la même personne, ont
des dimensions fort différentes. Il n’importe ! chrétiens et musulmans les baisent avec la
237
Passage cité dans Le voyage en Terre Sainte, op. cit., p. 83.
Léon Paul, Journal de voyage, op. cit., p. 68.
239
J.-T. de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un Voyage en Terre-Sainte, op. cit., p. 256.
240
Ibid., p. 257.
241
Louis-Félicien-Joseph Caignart de Saulcy, Souvenirs d’un voyage en Terre sainte, op. cit., p. 94-95.
242
Cf. chapitre 1.
238
258
même ferveur, le même enthousiasme, y passant dévotement leurs mains qu’ils promènent
ensuite sur leur visage et sur toutes les parties de leurs corps243.
Des paroles qui rappellent le point soulevé par Marius Bernard à la vue de la chapelle de
l’Annonciation à Nazareth : « Les légendes de la Judée font, d’ailleurs, jouer aux cavernes un
rôle bien surprenant chez un peuple qui n’était pas un peuple de troglodytes. Presque tout, à
les en croire, s’est passé dans des grottes »244. En d’autres mots, la profusion de rochers et de
cavernes – éléments jugés impérissables dans une région ayant connu tant de bouleversements
au fil des siècles – aurait donné naissance à diverses traditions, qu’elles soient chrétiennes ou
musulmanes. Le comte de Chambord laisse parler les « on-dit » pour mieux suggérer son
dédain à l’égard du culte des pierres islamique :
Là il y a une pierre noire qui sert, disent les musulmans, de marchepied aux prophètes quand
ils viennent prier en ce lieu. Puis dans le mur de la mosquée on voit une plaque de marbre dont
les veines figurent des oiseaux. Le cheik nous raconte que ce sont des huppes, pétrifiées pour
ne s’être pas inclinées, comme les autres êtres de la création, devant Salomon après
l’édification du Temple. […] Au dessus des ogives du portique sous lequel on passe pour
descendre l’escalier, se trouve, au dire des Turcs, une balance invisible où seront pesées les
âmes le jour du Jugement dernier245.
Chez certains, la critique revêt un caractère fort méprisant, qui tend à inclure l’ensemble des
croyances musulmanes relatives au Dôme du Rocher. Ainsi, le R. P. de Damas caricature en
écrivant :
Les musulmans ont mille traditions plus bizarres les unes que les autres au sujet de cette
mosquée. Ils prétendent qu’une grosse pierre verte se tient suspendue comme par miracle au
sommet de la voûte. À quoi sert-elle ? Ils l’ignorent, mais le fait n’en existe pas moins, disentils. S’il faut les en croire, un grand quartier de rocher, entouré d’une grille de fer et encadré
dans le pavé de la mosquée, est la pierre sur laquelle s’appuya l’échelle de Jacob. Mahomet
s’y plaça avant de monter au ciel. Au moment où le grand homme s’élevait dans les airs, la
pierre intelligente ne voulut pas laisser échapper de la terre un personnage aussi précieux. Elle
s’attacha à son pied au point de ralentir, par sa pesanteur, le vol de l’aigle. Elle lui parla même
et lui adressa mille supplications. Mahomet cependant ne fléchit point et ordonna à la pierre de
redescendre sur la terre ; ce qu’elle fit à l’instant246.
L’abbé Becq statue sur la nature du « miracle » grâce auquel le Rocher demeurerait suspendu
en l’air : « […] pour calmer les inquiétudes de la gent trop craintive et de foi peu robuste, on
imagina, de temps immémorial, d’élever un massif de pierre comme pour soutenir la sainte
roche, qui, sans cet appui, ne se maintiendrait pas moins au haut de la mosquée, par la vertu et
243
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 128.
Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t. IX, p. 99.
245
Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, comte de Chambord, Journal de
Voyage en Orient. 1861, op. cit., p. 190-191.
246
Amédée de Damas, Voyages en Orient. Jérusalem, op. cit., t. I, p. 78-79.
244
259
la puissance du prophète. Chose singulière ! tous les musulmans de Jérusalem, même les
moins sots et les moins crédules, vous raconteront cette histoire avec tout le sérieux de la
conviction »247. L’abbé Delaplanche se montre plus sarcastique : « C’est cette roche que les
Musulmans appellent Sakhrah, et dont ils racontent des aventures puériles. Il faut écouter,
sans rire, toutes ces histoires plus ou moins ridicules, autrement vous exciteriez le fanatisme
des gardiens qui vous conduisent »248. Puis : « Au-dessus de la roche, à hauteur d’homme, est
établie une espèce de tente en soie verte et rouge. Elle rappelle, aux croyants, la tente que
Dieu donna à Adam, lorsqu’il eut retrouvé Ève sur une montagne, près de la Mecque, après
l’avoir cherchée cent ans. Je répète cette histoire au vieux prêtre anglais, qui était à côté de
moi, […] Toute sa gravité britannique l’abandonne, et il éclate de rire. Je le contiens, car les
gardiens jetaient déjà sur lui un regard indigné »249. J.-T. de Belloc écrit : « Le frère Liévin
nous a cité plusieurs de ces fables, qui font sourire un homme sensé ; mais ce sont des points
de la croyance musulmane, et nous n’avons pas voulu les passer sous silence »250. Louis
Vengeon s’exclame : « C’est le cœur navré de douleur que nous parcourons cette mosquée.
Quel est donc le chrétien qui pourrait n’être pas attristé en voyant ce lieu sacré au pouvoir des
fils de Mahomet, et en entendant le derwiche, qui guide les étrangers, travestir l’histoire,
mentir à la vérité, et débiter avec emphase ses fables absurdes ? »251. Mgr Pierre-Louis
Péchenard : « Je ne dirai rien des fables étranges que les musulmans racontent sur les diverses
parties de l’enceinte sacrée, principalement sur la crypte, où se trouvent le puits des âmes et le
trou par lequel Mahomet serait monté dans son ciel. C’est assez de n’en pas rire en leur
présence »252. Ou encore J. Foulhouze : « La fiction musulmane ne respecte rien ici, et
247
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 110. Notons que l’abbé
Becq se garde bien de manifester un tel scepticisme à l’égard des reliques chrétiennes. Voir, par exemple, sa
description du rocher se trouvant le long du torrent de Cédron, à l’extérieur du jardin de Gethsémani : « La
tradition nous apprend que, l’ignominieux cortège étant arrivé sur le pont, les soldats, à l’instigation des
quelques pharisiens qui étaient présents, ne mirent plus de bornes à leur cruauté : ils poussèrent si brutalement
Jésus enchaîné, qu’ils le précipitèrent au fond du torrent, en lui disant de s’y désaltérer. Si Jésus-Christ avait pu
mourir ailleurs que sur la croix, cette chute eût suffi pour le tuer ; car un énorme rocher était là, et Jésus tomba
les genoux puis la tête sur la pierre nue. Le roc fut moins dur que le cœur des Juifs et des bourreaux, et les
genoux du Sauveur, ajoute la tradition, laissèrent miraculeusement leur empreinte sur le rocher, qui devint plus
tard l’objet d’une vénération particulière. […] Je ne donne ce récit, ni comme article de foi, ni même comme fait
historique ; mais voici ce que j’ai vu et ce que je puis affirmer. Tout contre l’ancien pont, dont il ne reste aucun
débris, se trouve une large roche, et sur cette roche deux empreintes parfaitement visibles ; il n’est pas nécessaire
de se livrer à un examen bien attentif, pour reconnaître que ces empreintes ont été faites par des objets ayant la
forme du genou. Quoi qu’il en soit, les dix-sept pèlerins se sont agenouillés autour de cette roche avec une tendre
émotion ; ils se sont associés à la croyance de l’Orient, et se sont prosternés pour baiser ce qu’on dit être
l’empreinte des genoux de notre Seigneur » (Ibid., p. 114-115). Mépris pour un rocher, respect pour un autre.
248
Jean-Constant-François Delaplanche, Pèlerin. Voyage en Egypte, en Palestine, en Syrie, à Smyrne et à
Constantinople, op. cit., p. 69.
249
Ibid., p. 69.
250
J.-T. de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un Voyage en Terre-Sainte, op. cit., p. 255.
251
Louis Vengeon, Souvenirs d’un pèlerin de Terre-Sainte en 1884, op. cit., p. 123.
252
Pierre-Louis Péchenard, De Reims à Jérusalem en 1893, op. cit., p. 167-168.
260
accouple sottement de ridicules légendes avec les plus vénérables souvenirs »253. Quant à
Émile Le Camus, sa réaction face aux traditions islamiques est brève, surprenante par sa
brutalité : « Taisez-vous donc, conteurs d’absurdes légendes »254.
En dépit du culte des pierres y commémorant la vie des prophètes, le Qubbat alSakhra demeure aux yeux d’une partie des voyageurs l’archétype du sanctuaire monothéiste,
inspiré du modèle juif, et ce à l’opposé des églises chrétiennes, qu’elles soient d’origine latine
ou orthodoxe, disséminées à travers la Palestine. Comme le montre ce commentaire
d’Édouard Schuré : « Avec leur étroitesse et leur rivalité, les Églises grecque et romaine
construiraient ici des basiliques pleines d’oripeaux et de petites chapelles dévotes. L’Islam
seul pouvait conserver à ce lieu sa solitude farouche et son caractère d’Absolu, qui est à la
fois une protestation, un témoignage et une promesse »255. Ce qui pourrait constituer,
explique-t-il, un préalable à l’émergence d’une religion universelle née au sein de l’islam et
dont le temple unificateur serait le Dôme du Rocher, érigé en hommage au Sanctuaire juif :
« Si l’avenir nous réservait un mouvement religieux qui élargirait l’Islam à la religion
universelle, c’est de la race arabe qu’il devrait sortir. Omar appartient à la plus grande époque
de l’islamisme, et on ne peut qu’admirer le sentiment de révérence qui le courba devant la
pierre sacrée. Aussi lui sera-t-il permis de relever le temple sous une forme nouvelle, qui
promet déjà : – le temple des nations »256. Le salut de l’humanité, avance Édouard Schuré, ne
viendra pas du Saint-Sépulcre, puisque ce dernier est rongé par les incessantes querelles
chrétiennes : « C’est une piété enfantine, mais aveugle, ardente, mais égoïste, où chacun ne
cherche que son propre salut, mais non pas celui de toute l’humanité, ne comprenant rien à
son voisin et à son frère, s’en inquiétant peu, le détestant même parce qu’il porte un autre
habit et que sa foi a une autre formule, le jalousant parce qu’il possède un plus grand morceau
du sanctuaire »257. La valorisation de la liturgie musulmane, qui va de pair avec les
soubresauts anticléricaux que connaît la France au XIXe siècle, n’est sans doute pas étrangère
à cette vision d’un islam universel et fraternel où l’homme – à l’image du judaïsme primitif,
253
J. Foulhouze, En pèlerinage. Rome, Terre-Sainte, Égypte et Provence, op. cit., p. 248.
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 354.
255
Édouard Schuré, Sanctuaires d’Orient, op. cit., p. 348-349.
256
Ibid., p. 373-374. Édouard Schuré semble être ici en contradiction avec lui-même, puisqu’il déclare quelques
pages auparavant que seule la religion chrétienne est tournée vers l’avenir : « Le judaïsme, tourné vers le passé,
ne songe qu’à sa grandeur nationale et rêve toujours la domination matérielle du monde, avec le sentiment
obstiné d’une mission à remplir. L’islam se repose, immobile dans son fatalisme et sa foi en l’Absolu divin. La
conscience chrétienne, concentrée dans le mystère de la Douleur, de l’Amour et de la Mort, s’oriente peu à peu
vers l’avenir, vers une rénovation de l’Ame et du Monde » (Ibid., p. 331).
257
Ibid., p. 338.
254
261
celui antérieur à l’exil des juifs à Babylone258 – serait plus proche de Dieu. Louis Lortet, par
exemple, en parle de la manière suivante : « La prière des Musulmans, dans n’importe quelles
circonstances, se fait toujours avec un sérieux et une onction remarquable. Qu’il soit dans
l’intérieur d’une mosquée, dans la cour de sa maison, sur le pont d’un navire ou absolument
seul en plein désert, le disciple de Mahomet saura toujours, pendant quelques instants, s’isoler
des choses de ce monde pour élever ses pensées et son cœur vers la divinité »259. De passage à
Nouweiba, un village arabe situé dans le golfe d’Aqaba, Pierre Loti consacre quelques lignes
à l’appel du muezzin : « Alors, tout à coup, du haut de la petite citadelle solitaire, la voix du
muezzin s’élève, une voix haute, claire, qui a le mordant triste et doux des hautbois, qui fait
frissonner et qui fait prier, qui plane dans l’air d’un grand vol et comme avec un tremblement
d’ailes… Devant ces magnificences de la terre et du ciel, dont l’homme est confondu, la voix
chante, chante, psalmodie au dieu de l’Islam, qui est aussi le dieu des grands déserts »260. Un
éloge vibrant de la pureté rituelle de la prière musulmane, prônant le rapport direct entre Dieu
et chaque croyant, que le narrateur réitère plus loin : « Et comme il est l’heure de prier avant
de s’endormir, les voilà tous debout, les hommes, Bédouins de Pétra ou Bédouins d’ailleurs,
s’orientant vers la Mecque si proche, pour commencer à invoquer ensemble le Dieu des
déserts ; – alors tout s’efface devant la grandeur et la majesté de cette prière, au milieu de ces
rochers où tombent des rayons de lune »261. Comment ne pas voir dans ces louanges une
protestation contre les marques de dévotion excessives auxquelles s’adonne la majorité des
pèlerins chrétiens en Terre sainte, et dont la cérémonie du feu sacré est l’illustration la plus
spectaculaire ? Il faut préciser que tous les voyageurs ne partagent pas cet avis. Ainsi, l’abbé
Le Camus déplore ce qu’il considère comme le formalisme du culte islamique (et qu’il
associe à l’école pharisienne, dénoncée par l’Évangile) :
Rien de plus correct que l’ensemble de leurs mouvements. On dirait un bataillon faisant
l’exercice sur place. L’iman qui préside est scrupuleusement suivi dans chacune de ses
inflexions et dans sa psalmodie. Un caporal instructeur en face de ses hommes n’a pas plus de
succès. […] Puis leur prière demeure un instant silencieuse pour se traduire bientôt en une
gymnastique sacrée que je n’essayerai pas de décrire. Qu’un sentiment religieux anime ces
gens-là, ce n’est pas douteux. Mais ce ritualisme tout mécanique, ces exhibitions mystiques,
258
L’exil à Babylone (586-538) a permis au judaïsme de s’ouvrir à la liturgie pratiquée dans la région s’étendant
du Tigre à l’Euphrate, ainsi qu’à la culture perse. On peut se rapporter à Ernest Renan, Études d’histoire
religieuse, Paris, Michel Lévy Frères, 1863, p. 125-130. Pour des travaux plus récents, voir : Thomas Christian
Römer, « L’exil à Babylone, creuset du monothéisme », Le Monde de la Bible, 1998, 110, p. 43-48; Carroll E.
Simcox, « The Role of Cyrus in Deutero-Isaiah », Journal of the American Oriental Society, 1937, 57, 2, p. 158171; Geo Widengren, « The Persian period », Israelite and Judaean History, éd. John H. Hayes et J. Maxwell
Miller, Philadelphie, Westminster Press, 1977, p. 498-538; Solomon Zeitlin, « Judaism as a Religion; An
Historical Study », The Jewish Quarterly Review, 1943, 34, 1, p. 1-40.
259
Louis-Charles-Émile Lortet, La Syrie d’aujourd’hui, op. cit., p. 273.
260
Pierre Loti, Le Désert, op. cit., p. 109.
261
Ibid., p. 151.
262
ce formalisme, est-ce vraiment de la religion ? À ce compte les pharisiens eussent été plus
religieux que Jésus-Christ. Avec plus d’ensemble encore qu’ils n’en mettent à prier, ces
coquins nous dévaliseraient cette nuit, si peu qu’on leur en offrît l’occasion. La religion doit
surtout former l’homme moral. Elle exige de nous non pas seulement la foi, mais la vertu262.
Semblablement, Léon Paul fait connaître les manquements dont se sont rendus coupables les
musulmans, tout en signalant que les chrétiens commettent les mêmes négligences : « Les
musulmans ressemblent aux chrétiens de tous les pays par un côté, ils ne remplissent leurs
devoirs religieux qu’imparfaitement. Leurs prières sont souvent écourtées ou délaissées, leurs
ablutions oubliées, leurs aumônes négligées. Donner de son vivant est dur pour le disciple de
Mahomet, généralement avare. Mais la peur de l’enfer élargit le cœur et la bourse à la
dernière heure »263.
Or, pour Gabriel Charmes, et nous terminerons par cette réflexion, c’est justement
l’étroite corrélation existant entre le Qubbat al-Sakhra et le judaïsme primitif – étant donné
que le Dôme se réclame avant tout du Temple salomonique et honore essentiellement les
premiers patriarches et rois d’Israël – qui atteste de l’infériorité de l’esplanade des mosquées
par rapport aux sanctuaires chrétiens de Jérusalem. L’islam, le narrateur insiste sur ce point,
souffre de l’effet réducteur qu’engendre le monothéisme lorsque celui-ci est défendu avec une
ferveur ardente, presque obsessionnelle : « Aujourd’hui l’idée monothéiste a pour ainsi dire
pétrifié les Arabes ; ils ne peuvent plus faire un mouvement de peur de la briser. Aussi est-elle
la seule qui les préoccupe, et revient-elle incessamment, non seulement dans leurs réflexions
et dans leurs prières, mais dans les actes ordinaires de leur vie privée »264. Tout se passe
comme si l’élite musulmane, de peur de porter atteinte au dogme fondamental de l’unicité de
Dieu, se condamnait à la stérilité intellectuelle et esthétique :
L’idée monothéiste n’a rien de scientifique, et il se pourrait que ce fût à elle que les peuples
qui l’ont embrassée avec une ardeur trop exclusive dussent la stérilité intellectuelle qui semble
les avoir frappés, dès qu’ils ont voulu sortir de la poésie et de la morale, pour aborder les
sciences véritables. Les Hébreux et les Arabes ont été les premiers poètes du monde ; mais on
ne trouverait pas chez eux un savant digne de ce nom. Leur philosophie est une pure
philosophie de mots, roulant sur des arguties et des artifices de raisonnement ; elle ne s’est
jamais élevée jusqu’à la découverte de lois et de principes, car il aurait fallu pour le faire
qu’elle consentît à reconnaître, sous la complexité des phénomènes, une complexité de causes
qui aurait porté atteinte au dogme primordial du monothéisme. Dans l’étude même de Dieu, il
ne lui a pas été possible de se livrer à une liberté d’inventions qui fait des spéculations
métaphysiques les plus stériles en apparence un excellent exercice pour la raison. Comment
262
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 426-427.
Léon Paul, Journal de voyage, op. cit., p. 69.
264
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 139.
263
263
aurait-elle touché à Dieu sans risquer de le dédoubler ? Comment aurait-elle constaté en lui
des attributs distincts sans ébranler son unité ? Il est un, et c’est tout !265.
Au caractère exclusivement monothéiste de l’islam266, Gabriel Charmes oppose le modèle
chrétien qui, bien que possédant les mêmes racines juives, s’est enrichi au contact de la
civilisation indo-européenne :
Si le christianisme n’avait été, comme l’islamisme, qu’une suite logique de la religion d’Israël,
il est probable que ses destinées auraient été aussi malheureuses que celles des deux religions
strictement monothéistes de l’humanité. Mais en sortant de la Judée pour pénétrer dans le
monde occidental, il s’est imprégné d’hellénisme, il s’est chargé de dogmes et de conceptions
métaphysiques, il s’est même couvert de légendes à demi païennes qui ont fait de lui une
espèce de compromis et de trait d’union entre le polythéisme antique et le monothéisme juif.
On a souvent remarqué qu’en art, en philosophie, en politique, la perfection résulte de l’accord
des tendances opposées et des écoles diverses qui arrivent, en se réunissant tout à coup, à une
harmonie supérieure dans laquelle se fondent les contraires. Il en est de même en religion267.
On reconnaît ici l’influence de la pensée d’Ernest Renan268 qui voit dans le christianisme la
forme la plus complète des idéologies religieuses269. Dans ce contexte, les attributs du Qubbat
al-Sakhra – tels que le perpétuel silence dans lequel il baigne, son imposante coupole et ses
proportions harmonieuses –, que la plupart de ses contemporains perçoivent comme
l’incarnation de l’Orient de l’exotisme et du mysticisme, apparaissent à Gabriel Charmes
comme l’expression la plus manifeste de ce monothéisme rigoureux qui ne laisse transparaître
aucune incertitude et n’a recours à la fantaisie que pour mieux traduire l’immatérialisme
radical de Dieu. Notons qu’André Chevrillon parvient au même constat, alors qu’il se
promène à l’intérieur du Dôme du Rocher. Tout en reconnaissant les mérites d’un art capable
de produire de telles illusions d’optique, il lui reproche d’être trop abstrait :
265
Ibid., p. 136.
Gabriel Charmes pèche ici par omission en ne signalant pas l’existence de plusieurs courants islamiques (dont
les plus importants sont les Sunnites et les Chiites ou Chéites), ainsi que l’influence des traditions zoroastriennes
sur l’Islam. Ces points sont pourtant soulevés par certains de ses contemporains. Considérons ces quelques
exemples : John Lewis Burckhardt, Voyages en Arabie, contenant la description des parties du Hedjaz,
regardées comme sacrées par les musulmans, suivis de notes sur les bédouins et d’un essai sur l’histoire des
Wahhbites, trad. anglais J.-B.-B. Eyriès, Paris, 1875, Arthus Bertrand, t. II, p. 113, 225 ; Alexandre Dumas et
Louis Du Couret, L’Arabie heureuse. Souvenirs de voyage en Afrique et en Asie par Hadji-Abd-El-Hamid-Bey,
Paris, Michel Lévy Frères, 1860, t. III, p. 121, 143, 245 ; William Heude, Voyage de la côte de Malabar à
Constantinople, par le golfe persique, l’Arabie, la Mésopotamie, le Kourdistan et laTurquie d’Asie ; fait en
1817, trad. anglais par letraducteur du Voyage de Maxwell, Paris, Librairie de Gide Fils, 1820, p. 40, 76, 255 ;
Horatio Southgate, Narrative of a tour through Armenia, Kurdistan, Persia and Mesopotamia, with an
introduction and occasional observations upon the condition of Mohammedanism and Christianity in those
countries, New York, D. Appleton, 1840, t. II, p. 164-180.
267
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 139.
268
Gabriel Charmes fait directement référence à Ernest Renan aux pages 165 et 166 de son récit.
269
Ernest Renan, Études d’histoire religieuse, op. cit., p. 59-60 ; Ernest Renan, Vie de Jésus, Paris, op. cit., p.
444-446 ;
266
264
Rien de plus achevé que l’art qui nous transporte dans cette gloire confuse, dans ce fabuleux
paradis de clartés et de couleurs emprisonnées. Mais rien de plus abstrait que cet art, rien de
plus dédaigneux du réel. Il ne s’intéresse pas à la nature pour en dégager les caractères
généraux et profonds. Comme la musique, qui combine des sons pour manifester certains états
de sensibilité, il compose des symphonies, il groupe arbitrairement des teintes et des degrés de
lumière pour traduire les émotions simples de l’âme, de l’être sentant qui adore, qui triomphe,
qui se prosterne ou qui commande. Comme la musique, au réel concret il emprunte qu’un
élément, et cet abstrait qui est la couleur, il sait le modifier, le placer vis-à-vis de lui-même
suivant certains rapports, en construire des ensembles qui ne correspondent à rien dans le
monde extérieur, mais qui, par une liaison secrète que l’artiste sent d’instinct, transposent dans
le monde visible quelques-uns des événements de l’âme invisible270.
Un art aussi « dédaigneux du réel » serait à l’image d’Allah, dont les caractéristiques, dit-il,
tiennent plus du judaïsme que du christianisme : un dieu indescriptible, immatériel,
inconsistant, omniscient et omniprésent qui maintiendrait ses disciples dans un état infantile,
n’éveillant en eux que des sentiments primitifs, un mélange d’amour et de haine, de tendresse
et de violence :
De là peut-être le trait principal de la religion qu’ont inventée les Arabes, de cet islamisme
dont le dieu volontaire n’a point de forme, dont le livre sacré ne contient point d’idées, qui
s’empare pourtant de tout l’homme et le fanatise, si dénué de raisonnement que nos
missionnaires le déclarent inattaquable au raisonnement et renoncent même à convertir –
religion toute nue et toute simple, ardente et sèche, pleine de passion et vide de pensée, très
analogue en cela au judaïsme271.
On comprend mieux, dès lors, la conclusion à laquelle aboutit Gabriel Charmes : la
supériorité sur les plans religieux, artistique, philosophique et politique est du côté de la
basilique du Saint-Sépulcre, car en raison de ses altérations et de ses imperfections elle donne
un meilleur reflet de l’humanité sous ses formes les plus diverses : « Si le christianisme est la
forme supérieure des sentiments religieux de notre espèce, si le monde n’a jamais connu et ne
connaîtra probablement jamais de conception divine plus admirable et plus complète, c’est
qu’il résume et condense en lui les aspirations monothéistes du judaïsme et les besoins
scientifiquement païens de l’hellénisme »272. Par conséquent : « Le mont Moriah n’est donc
pas ce qu’il y a de plus grand à Jérusalem ; le Saint-Sépulcre, si l’on pouvait y croire,
mériterait d’inspirer une émotion respectueuse à laquelle la mosquée d’Omar n’a pas droit,
malgré sa charmante architecture et le souvenir de Jéhova qui plane toujours sur elle »273.
270
André Chevrillon, Terres mortes. Égypte, Palestine, op. cit., p. 244.
Ibid., p. 246.
272
Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs, op. cit., p. 139
273
Ibid., p. 139.
271
265
*
*
*
Le Dôme du Rocher a fait l’objet de descriptions et de réflexions fort différentes chez
les voyageurs français au fil du XIXe siècle. Entre elles en effet, n’apparaissent pas
simplement des nuances, mais des attitudes qui tiennent à la fois, à n’en pas douter, à la
personnalité de chacun, et plus encore aux mentalités du temps. Nous les regroupons ici en
trois grandes catégories, ce qui implique forcément une schématisation et une part
d’approximation.
Durant la première moitié du XIXe siècle, où les visiteurs étrangers ne sont pas
autorisés à pénétrer à l’intérieur du sanctuaire, le Dôme leur apparaît comme le symbole du
« despotisme oriental » et de l’« obscurantisme religieux » des musulmans, thèmes largement
véhiculés par la littérature de l’époque.
D’autres voyageurs, tels, plus tard dans le siècle, le comte de Chambord, dont on
conçoit qu’il ait été particulièrement tenu à l’exaltation de la foi chrétienne, refusent de céder
à la jouissance esthétique que la vue du monument octogonal procure à bon nombre de leurs
contemporains, affirmant que c’est le Saint-Sépulcre qui surpasse en grandeur spirituelle les
caractéristiques architecturales et décoratives dont se pare le Qubbat al-Sakhra. Ils conservent
le parti de combattre et de ridiculiser les croyances musulmanes associées au Dôme, qui aurait
pris indûment la place de l’ancien Temple juif.
Enfin, pour des écrivains comme André Chevrillon et Pierre Loti, qui souffrent d’un
« déficit identitaire » engendré par la confrontation avec un Tombeau du Christ « paganisé »
et livré aux luttes intestines, outre l’évocation d’un Orient fabuleux aux richesses
incomparables, le Qubbat al-Sakhra actualise le culte des anciens Hébreux prétendument plus
pur que celui célébré par les Églises de Terre sainte autour du Saint-Sépulcre. Leurs relations
de voyage attestent que, loin d’être retenus par quelque préjugé défavorable à l’islam, ils s’y
ressourcent spirituellement et s’y sentent libres de s’adonner à la rêverie.
266
Chapitre 5 :
Le Juif : le maudit, le créancier et le bâtisseur
I – « C’est ainsi que l’on fait à l’homme que le roi veut honorer ! »1
En 1787, le comte de Volney publie les résultats de ses travaux sur l’Égypte et la
Syrie, s’appuyant sur le voyage qu’il a entrepris en Orient dans les années 1783-1785. Dans la
partie consacrée aux habitants de la Syrie2, le philosophe et orientaliste français ne souffle
mot sur les juifs3. Plusieurs raisons pourraient expliquer cette omission. Premièrement, au
cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le Yishouv (communauté juive de Palestine),
comme les autres populations installées dans la région, enregistre une nette diminution à la
suite des terribles ravages de trente années de troubles intérieurs4, de la peste (1757 et 1761),
de deux tremblements de terre (1759) et d’une sécheresse extrême (1772)5. Malgré la
reconstruction de la vie juive en Palestine durant les deux dernières décennies du XVIIIe
siècle, due essentiellement au flux migratoire en provenance de l’Europe de l’Est, la
proportion des juifs par rapport à la population totale du pays reste très faible jusqu’au début
du XIXe siècle. Vers 1800, on estime ainsi que près de cinq mille juifs vivent en Palestine, sur
1
Esther 6: 11.
Sous la dénomination de « Syrie », l’auteur désigne « l’espace compris entre deux lignes tirées, l’une
d’Alexandrette à l’Euphrate, l’autre de Gaze dans le désert d’Arabie, ayant pour bornes à l’est ce même désert, et
à l’ouest la Méditerranée » (Constantin-François Chasseboeuf, comte de Volney, Voyage en Égypte et en Syrie
pendant les années 1783, 1784 et 1785, suivi de considérations sur la guerre des Russes et des Turks, op. cit., t.
I, p. 259). Ce territoire couvre, en termes actuels, la Syrie, le Liban, la Jordanie, l’État d’Israël et les territoires
palestiniens. Il faut préciser que cette appellation géographique ne tient pas compte du découpage administratif
en vigueur à l’époque, puisque, comme on le verra plus loin, ce n’est que dans les années 1840 que les districts
de Jérusalem, de Naplouse et d’Acre feront officiellement partie de ce qu’on appelle la « province ottomane de
Syrie ».
3
Ibid., p. 315-323.
4
Il s’agit de la révolte menée contre les autorités ottomanes par Dhaher al-Umar (1690-1775), cheikh de la tribu
bédouine des Zaydan et gouverneur de la Galilée, qui parvint en quelques années à élargir le territoire placé sous
son contrôle bien au-delà de la chaîne du Carmel, jusqu’à Acre et Haïfa. Le comte de Volney relate ces
événements dans Ibid., p. 93-120. À ce sujet, on peut également se référer aux sources suivantes : Natan Schur,
History of the Holy Land, op. cit., p. 216-222; Walter P. Zenner, « Aqiili Agha: The Strongman in the Ethnic
Relations of the Ottoman Galilee », Comparative Studies in Society and History, 1972, 14, 2, p. 174, 177, 179.
5
Renée Neher-Bernheim, La vie juive en Terre sainte. 1517-1918, op. cit., p. 139-140. Voir aussi Natan Schur,
History of Safed, Tel-Aviv, Dvir, 1983, p. 143-145.
2
268
un total de cinquante-quatre mille habitants6, contre environ huit mille âmes dans les années
17407. Ceux-ci sont concentrés dans les villes de Jérusalem (deux mille), Safed (deux mille)
et Tibériade (mille)8. En revanche, certaines localités, telles que Saint-Jean-d’Acre et Hébron,
comptent une communauté juive peu nombreuse, tandis que d’autres, comme Bethléem et
Nazareth, en sont complètement dépourvues9. Deuxièmement, il convient de noter que
l’absence de données démographiques fiables – les premiers recensements communautaires
officiels ne seront conduits qu’à partir des années 189010 – aurait pu entraîner une sousévaluation du nombre de juifs palestiniens, contribuant à leur non-reconnaissance par le
comte de Volney11. Enfin, le flou entourant le statut de la judaïcité française au tournant du
XVIIIe siècle aurait pu influencer la décision de l’auteur de ne pas reconnaître l’altérité des
juifs de Palestine au même titre que la postérité de ceux qu’il nomme les « Grecs du BasEmpire » et les « Arabes conquérants »12.
Pour comprendre ce dernier point, situons-le dans le contexte de l’histoire des juifs de
France à la veille de la Révolution. Vers la fin du XVIIIe siècle, quarante mille juifs environ
résident en France, sur une population totale de vingt-huit millions d’habitants13. Plus de la
moitié d’entre eux, pratiquant un judaïsme traditionnel et parlant essentiellement le yiddish,
6
Yehoshua Ben-Arieh, « The population of the large towns in Palestine during the first eighty years of the
nineteenth century, according to Western sources », Studies on Palestine during the Ottoman period, éd. Moshe
Ma’oz, Jérusalem, The Hebrew University Magnes Press, 1975, p. 68.
7
Jacob Barnai, The Jews in Palestine in the Eighteenth Century. Under the patronage of the Istanbul Committee
of Officials for Palestine, trad. hébreu Naomi Goldblum, Alabama, University of Alabama Press, 1992, p. 162.
Gérard Nahon va même jusqu’à proposer le chiffre de dix mille juifs dans son article « Jérusalem au XVIIIe
siècle. Rabbinat et Yeshiva », Permanences et mutations de la société israélienne, Montpellier, Centre de
recherche et d’études juives et hébraïques, 1996, p. 28.
8
Renée Neher-Bernheim, La vie juive en Terre sainte. 1517-1918, op. cit., p. 159.
9
C. H. Brigham, « The Jews of Palestine », North American Review, 1862, 95, 2, p. 334.
10
Jusqu’à la fin des années 1840, les autorités ottomanes ont recours au tahrir (contrôle servant de base à la
taxation foncière) et au recensement militaire pour apprécier la croissance de l’ensemble de la population
palestinienne. Après la Guerre de Crimée (1853-1856), de nouvelles méthodes permettent d’affiner le mode de
recensement, et ce dans le but de rendre compte de l’évolution démographique des millets (minorités religieuses
protégées). Il faudra attendre la création du Conseil des Statistiques de la Sublime Porte en 1891 pour que soient
réalisés en Palestine les premiers recensements modernes (Roger Pérennès, La Palestine et la décadence de
l’Empire ottoman, 1820-1920, Nantes, Ouest Éditions, Université Permanente de Nantes, 1999, p. 97-100). Sur
le recensement des populations de Palestine sous l’Empire ottoman, voir aussi Kemal H. Karpat, « Ottoman
Population Records and the Census of 1881/82-1893 », International Journal of Middle East Studies, 1978, 9, 3,
p. 237-274 ; Schölch Alexander, « The demographic development of Palestine, 1850-1882 », Journal of Middle
East Studies, 1985, 17, p. 485-505.
11
Constantin-François Chasseboeuf, comte de Volney, Voyage en Égypte et en Syrie pendant les années 1783,
1784 et 1785, suivi de considérations sur la guerre des Russes et des Turks, op. cit., t. I, p. 317. Par ailleurs, de
l’aveu du comte de Volney, les contours de la province ottomane de Syrie prêtaient à confusion, ce qui aurait pu
influencer la question de la répartition des populations y résidant (Ibid., t. II, p. 37).
12
Ibid., t. I, p. 316.
13
Esther Benbassa, Histoire des Juifs de France. De l’Antiquité à nos jours, Paris, Seuil, Coll. Points, 2000, p.
311 ; Michel Winock, La France et les Juifs. De 1789 à nos jours, Paris, Seuil, Coll. Points, 2004, p. 11.
269
vivent en Alsace et en Lorraine, où on les qualifie de « juifs allemands »14. Outre une série de
lois et de décrets qui les différencient de la société environnante, les amenant à exercer des
activités professionnelles telles que le colportage et le prêt à intérêt, les juifs des provinces de
l’Est croulent sous le poids des taxes spéciales. Par contre, ils disposent d’une certaine
autonomie pour rendre la justice et célébrer les rites hébraïques du mariage et de la mort. Un
peu moins de cinq mille juifs – dont les ancêtres ont fui les persécutions menées contre leurs
coreligionnaires dans la péninsule ibérique –, placés sous le vocable de « marchands
portugais » et officiellement convertis au catholicisme, sont établis à Bordeaux et à SaintEsprit-lès-Bayonne. Par Lettres patentes de 1550, 1723 et de 1776, ces juifs, très largement
assimilés, jouissent d’un ensemble de privilèges, parmi lesquels le droit à la libre circulation
et à l’acquisition de biens immobiliers15. Le reste de la population juive, que l’on évalue aux
alentours de trois mille, habite principalement à Paris et dans les états pontificaux d’Avignon
et du Comtat Venaissin. Plusieurs mesures sont prises pour améliorer les conditions de vie des
juifs en France dans la dernière décennie du règne de Louis XVI. Primo, le leibzoll (péage
corporel) s’appliquant aux animaux, aux marchandises et aux juifs sur les chemins et rivières
de Basse-Alsace est supprimé en 178416. La même année, Louis XVI octroie aux juifs
d’Alsace des Lettres patentes leur permettant de louer des terres et des vignes, d’exercer le
commerce de gros et de détail. Cependant, la plupart des amendements ne sont qu’illusoires,
les juifs n’étant pas autorisés à devenir propriétaires et à employer des chrétiens17. Secundo,
en 1785, la Société royale des sciences et des arts de Metz, où l’on dénombre, à l’aube de la
Révolution, près de deux mille juifs, soit un peu plus de 6% de la population totale de la
ville18, propose le sujet de concours suivant pour l’année 1788 : « Est-il des moyens de rendre
les Juifs plus utiles et plus heureux en France ? ». Trois travaux se distinguent, dont celui de
l’abbé Henri-Baptiste Grégoire (1750-1831), curé d’Embermesnil : Essai sur la régénération
physique, morale et politique des Juifs. Dans le droit fil de l’antijudaïsme religieux
traditionnel, l’abbé Grégoire observe que les juifs expient à travers leurs souffrances la part de
responsabilité supposée de leurs aïeux dans la mort de Jésus : « Le sang de Jésus-Christ est
retombé sur les Juifs comme ils l’ont désiré ; depuis la journée sanglante du Calvaire, ils sont
14
Pierre Birnbaum, « Les Juifs entre l’appartenance identitaire et l’entrée dans l’espace public : La Révolution
française et le choix des acteurs », Revue française de sociologie, 1989, 30, 3/4, p. 504.
15
Gérard Nahon, « La nation juive portugaise en France XVIe-XVIIIe : espaces et pouvoirs », Revues des études
juives, 1994, 153, 3/4, p. 357.
16
Jay R. Berkovitz, « The French Revolution and the Jews: Assessing the Cultural Impact », AJS Review, 1995,
20, 1, p. 51-52; Zosa Szajkowski, « The Jewish Problem in Aslace, Metz, and Lorraine on the Eve of the
Revolution of 1789 », The Jewish Quarterly Review, 1954, 44, 3, p. 219-222.
17
Béatrice Philippe, Être juif dans la société française du Moyen Âge à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1997, p.
124.
18
Pierre-André Meyer, La Communauté juive de Metz au XVIIIe siècle. Histoire et démographie, Metz,
Serpenoise, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1993, p. 46, 186.
270
en spectacle à toute la terre qu’ils parcourent »19. Il affirme que l’état de faiblesse physique et
morale historiquement prêté aux juifs20 est à mettre au compte des prohibitions
professionnelles qui leur sont imposées depuis le Moyen Âge : « Que pouvait devenir le Juif
accablé par le despotisme, proscrit par les lois, abreuvé d’ignominie, tourmenté par la haine ?
Il ne pouvait sortir de sa chaumière sans rencontrer des ennemis, sans essuyer des insultes.
[…] il n’avait rien à perdre ni à gagner pour l’estime publique, même lorsqu’il se
convertissait, parce qu’on ne voulait croire ni à sa sincérité ni à sa vertu. Il était méprisé, il est
devenu méprisable ; à sa place, peut-être eussions-nous été pires »21. Après une brève
énumération des principales « vertus juives »22, l’abbé Grégoire présente sa réponse à la
question posée par la Société royale : au lieu de maintenir l’oppression des juifs, qu’il
condamne avec fermeté23, il faudrait tirer profit de l’habilité des juifs « à manier l’argent »
pour développer le commerce et les manufactures, ce qui permettra, à long terme, de réduire
la dépendance de la France vis-à-vis des importations étrangères24. Le lauréat en vient même à
envisager l’absorption d’un certain nombre de juifs dans l’agriculture, mais uniquement là où
la main-d’œuvre est rare, dans les colonies en particulier25. Pour l’abbé Grégoire,
l’industrialisation des juifs de France – une réforme n’impliquant nullement un statut
égalitaire, du moins pas au premier stade – ne servira pas uniquement à remplir les caisses du
royaume. Jouissant pleinement de la liberté religieuse, traités avec davantage de respect et mis
au service de la France, les juifs se rapprocheront graduellement de leurs frères chrétiens,
allant jusqu’à la conversion volontaire et désintéressée au christianisme : « L’entière liberté
religieuse accordée aux juifs sera un grand pas en avant pour les réformer, et j’ose le dire,
pour les convertir ; car la vérité n’est persuasive qu’autant qu’elle est douce ; la vérité, dit-on,
déchire quelquefois le sein qui l’enfante. Voilà une série de vérités dont je serai constamment
19
Henri-Baptiste Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, Paris, Boucher,
2002, p. 13. Précisons que le thème du « peuple déicide » remonte aux origines du christianisme. Selon
l’Évangile de Matthieu, lorsque Ponce Pilate se lava les mains du sort de Jésus devant les Juifs venus assister au
procès, ces derniers auraient dit : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » (Matthieu 27 : 25),
reconnaissant ainsi publiquement leur culpabilité dans la mort du Christ, et ce pour les siècles des siècles. On
trouve ces accusations dans les œuvres des principaux Pères de l’Église, tels que saint Jérôme (340-420), saint
Jean Chrysostome (349-407) et saint Augustin (350-430). Ce thème apparaît abondamment dans la littérature du
Moyen Âge et de la Renaissance, sous la plume de moines, évêques et dramaturges aussi divers que Grégoire de
Tours (538-594), Raoul Glaber (985-1050), Jean Michel (1435-1501) et Martin Luther (1483-1546). On peut se
reporter à l’étude réalisée par Emmanuel Haymann sur l’antisémitisme chrétien, L’antisémitisme en littérature.
Pour finir avec les clichés, les préjugés ou la haine, Lausanne, Favre, 2006, p. 27-66.
20
Ibid., p. 43.
21
Ibid., p. 37.
22
Ibid., p. 33.
23
Ibid., p. 36-37.
24
Ibid., p. 122.
25
Ibid., p. 101.
271
l’apôtre, et s’il le fallait, le martyre »26. Ainsi, n’étant pas exempt de préjugés antijuifs et
animé d’un vif esprit de prosélytisme, le mémoire de l’abbé Grégoire dessine néanmoins les
contours d’une réforme visant à mieux intégrer les juifs au sein de la société française. Tertio,
en 1788, mandaté par Louis XVI pour examiner la situation de la judaïcité française,
Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, artisan de l’édit de tolérance du 28
novembre 1787 à l’égard des protestants, rencontre des notables juifs, interroge les
représentants des Généralités comportant les plus importantes populations juives, recueille un
nombre considérable de documents relatifs au judaïsme. On le dit prêt à rédiger un projet de
réforme du statut des juifs en France, à l’image de son Mémoire sur le mariage des
Protestants (1787)27. Mais le vent de mécontentement qui, en cette fin d’année 1788, souffle
sur le royaume en décide autrement. Ayant perdu la confiance du roi, Malesherbes se retire
dans son domaine ancestral, sans donner suite au problème juif. À partir de 1789, l’histoire
des juifs de France connaît des bouleversements sans précédents. Les États généraux,
convoqués par Louis XVI en janvier 1789, s’ouvrent à Versailles le 5 mai. En vertu de leurs
Lettres patentes, les juifs « portugais » participent activement à la rédaction des cahiers de
doléance du Tiers-État. En revanche, leurs coreligionnaires d’Alsace et de Lorraine, de par
l’inimitié que leur témoignent les habitants de la région, rencontrent de sérieuses difficultés
pour prendre part à l’initiative menée à travers toute la France. Une chose semble assurée : la
dynamique révolutionnaire est en marche. À la lumière des dissensions qui agitent les
représentants des trois ordres, les députés du Tiers-État se déclarent le 17 juin « Assemblée
nationale ». Ils seront bientôt rejoints par le clergé pour former, le 9 juillet, l’Assemblée
nationale constituante. Le 14 juillet 1789, la Bastille est prise d’assaut par le peuple de Paris.
La crainte de représailles dégénère, le 20 juillet, en un soulèvement populaire dans les
campagnes françaises, plus connu sous le nom de la « Grande peur », qui ne prendra fin
qu’avec l’abolition des privilèges et des droits féodaux dans la nuit du 4 août 1789. Dans ce
contexte de pillages et d’incendies, l’Alsace connaît un nombre alarmant d’actes de violence
contre les juifs, dénoncés par les émeutiers comme partisans de l’Ancien Régime. Le 26 août,
l’Assemblée adopte la Déclaration des droits de l’homme, laquelle stipule clairement dans son
article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Commence alors la longue lutte
juridique pour l’émancipation des juifs de France, entravée par une vague de troubles
26
Henri-Baptiste Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, op. cit., p. 112.
Esther Benbassa, Histoire des Juifs de France. De l’Antiquité à nos jours, op. cit., p. 127. Sur l’édit de
tolérance et le Mémoire sur les juifs qui aurait pu voir le jour, on peut également se reporter à Jeffrey Merrick,
« Conscience and Citizenship in Eighteenth-Century France », Eighteenth-Century Studies, 1987, 21, 1, p. 6366.
27
272
antijudaïques en Alsace et ponctuée de nombreuses motions émanant des députés hostiles à la
question juive, comme l’évêque de Nancy Anne-Louis-Henri de La Fare28. Les juifs de
Bordeaux et de Saint-Esprit-lès-Bayonne, dont les revendications sont défendues devant
l’Assemblée par Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838), sont les premiers à
obtenir gain de cause, trois cent soixante-quatorze voix contre deux cent vingt-quatre se
prononçant pour leur égalité civile29. Il faudra attendre l’arrestation du roi à Varennes (21 juin
1791) et le rattachement du Comtat Venaissin à la France (13 septembre 1791) pour que la
portée du décret émancipateur soit élargie, le 27 septembre 1791, à l’ensemble de la
population juive habitant le territoire français. Victime de l’élan antireligieux de la Terreur et
ébranlée, pendant la période napoléonienne, par la loi d’exception du 17 mars 180830,
l’émancipation des juifs de France est achevée sous Louis XVIII31 et la Monarchie de Juillet
(1830-1848)32. Comme l’indique Béatrice Philippe, « à partir de 1846, plus une seule loi
écrite ne différencie les juifs des chrétiens. Le gouvernement entend faire respecter cette
égalité de tous devant la loi et l’ordre public »33. En 1861, on estime le nombre de juifs en
France à quatre-vingts mille environ, sur un total de quarante millions d’habitants34. Près de la
moitié d’entre eux résident à Paris, contre moins de trois mille à la veille de la Révolution, ce
qui témoigne de l’ampleur du mouvement d’urbanisation que connaît le pays depuis 1789. Si
28
Béatrice Philippe, Être juif dans la société française du Moyen Âge à nos jours, op. cit., p. 145.
Esther Benbassa, Histoire des Juifs de France. De l’Antiquité à nos jours, op. cit., p. 131.
30
À la suite de la réunion du Grand Sanhédrin – assemblée des rabbins et dignitaires laïcs juifs convoquée par
Napoléon en 1807 – le décret dit « infâme » fut promulgué le 17 mars 1808. En vertu de celui-ci, l’égalité civile
des juifs, telle qu’annoncée par le décret de l’Assemblée du 27 septembre 1791, fut soumise à plusieurs
restrictions, principalement d’ordre commercial, et ce pour une durée de dix ans. Dans la pratique, ce décret ne
touchait que les juifs d’Alsace et de Lorraine. Voir : Thomas Gergely, « Le décret dit infâme de Napoléon et la
création du premier Consistoire, Centrale, 2007, 305, p. 21-24 ; Alyssa Goldstein-Sepinwall, « Napoleon,
French Jews, and the idea of regeneration », CCAR Journal, 2007, 54, 1, p. 55-76. Précisons que deux autres
décrets furent publiés le 17 mars 1808 portant sur la création du judaïsme consistorial. À ce sujet, voir : Moché
Catane, « Aspects du judaïsme consistorial à la fin du XIXe siècle : trois lettres du grand-rabbin Joseph Lehman
au docteur Nephtalie-Théodore Klein », Revue des Études Juives, 1966, 125, p. 51-61 ; Michel Winock, La
France et les Juifs. De 1789 à nos jours, op. cit., p. 24-25.
31
De retour sur le trône de France, Louis XVIII refuse de proroger le décret dit « infâme » en 1818. Par ailleurs,
les articles 5 et 6 de la Charte octroyée par le roi en 1814 annoncent que : « Chacun professe sa religion avec une
égale liberté, et obtient pour son culte la même protection. Cependant la religion catholique, apostolique et
romaine est la religion de l’État » (http://mjp.univ-perp.fr/france/co1814.htm, consulté en ligne le 09/11/2007).
32
Plusieurs mutations positives affectant directement ou indirectement le statut des juifs de France surviennent
sous la Monarchie de Juillet. Premièrement, en vertu des articles 5 et 6 de la Charte de 1830, signée par LouisPhilippe lors de son accession au trône, la religion catholique, apostolique et romaine cesse d’être la religion de
l’État (http://mjp.univ-perp.fr/france/co1830.htm, consulté en ligne le 09/11/2007). Deuxièmement, à partir de
1831, les ministres du culte juif sont rémunérés par l’État. Enfin, le 3 mars 1846, soit deux ans avant l’abdication
de Louis-Philippe et la proclamation de la IIe République, est aboli le serment juridique de more judaïco. Sur ce
point, voir notamment l’ouvrage de David Feurewerker, L’émancipation des Juifs en France. De l’Ancien
Régime à la fin du Second Empire, Paris, Albin Michel, 1976, p. 565-650.
33
Béatrice Philippe, Être juif dans la société française du Moyen Âge à nos jours, op. cit., p. 191.
34
Doris Bensimon-Donath, Socio-démographie des Juifs de France et d’Algérie: 1867-1907, Paris, INALCO,
1976, p. 70. La France (Algérie comprise) compte près de cent trente mille juifs au moment où éclate l’affaire
Dreyfus (1894), dont quarante mille vivant à Paris. Voir Michel Winock, La France et les Juifs. De 1789 à nos
jours, op. cit., p. 35.
29
273
des milliers de juifs, comme la majorité de leurs coreligionnaires à la fin du XVIIIe siècle,
continuent de vivre dans la précarité, d’autres, en particulier ceux habitant les grandes villes
en pleine effervescence industrielle, viennent grossir les rangs d’une classe moyenne de plus
en plus nombreuse et instruite, composée d’écrivains, d’avocats, de médecins, de
fonctionnaires, de professeurs et de militaires. Une minorité, parmi laquelle figurent des noms
aussi prestigieux que James de Rothschild (1792-1868), Adolphe Crémieux (1796-1880) et
Achille Fould (1800-1867), parvient à se hisser jusqu’au niveau de l’élite dirigeante,
participant à la définition de stratégies politiques et concourant à la montée de la Haute
banque au XIXe siècle.
Dans le sillage de l’émancipation et de l’intégration des juifs en France, la présence du
Juif devient plus manifeste dans les récits de voyage en langue française. François-René de
Chateaubriand, qui a séjourné en Palestine en 1806, visite le quartier juif de Jérusalem. Bien
qu’étonnante par sa brièveté, et ce dans une relation souvent ponctuée de longs commentaires
à travers lesquels le narrateur fait étalage de son érudition, la description qu’il en donne rend
compte de la pauvreté des deux mille individus (des Sépharades pour la plupart35) constituant
la communauté juive de Jérusalem36, entassés dans quelques ruelles de la partie sud-est des
remparts de la vieille ville : « À la droite du Bazar, entre le Temple et le pied de la montagne
de Sion, nous entrâmes dans le quartier des Juifs. Ceux-ci, fortifiés par leur misère, avaient
bravé l’assaut du pacha : ils étaient là tous en guenilles, assis dans la poussière de Sion,
cherchant les insectes qui les dévoraient, et les yeux attachés sur le Temple »37. Fervent
collectionneur de souvenirs en tout genre38, Chateaubriand se propose d’acquérir un
exemplaire du Pentateuque, sans doute écrit sur un rouleau de parchemin, mais le rabbin
auquel il s’adresse, en dépit de la misère qui règne dans le quartier, refuse de s’en séparer :
« Le drogman me fit entrer dans une espèce d’école ; je voulus acheter le Pentateuque hébreu
dans lequel un rabbin montrait à lire à un enfant, mais le rabbin ne voulut jamais me le
35
Jusqu’aux années 1860, les juifs séfarades étaient nettement majoritaires en Palestine. On peut notamment se
reporter aux données citées dans Usiel O. Shmelz, « The Demography of Jerusalem Jews », Studies on Palestine
during the Ottoman period, op. cit., p. 120.
36
D’après le voyageur allemand Ulrich Jasper Seetzen, qui s’est rendu en Terre sainte à la même année que
Chateaubriand, la population de Jérusalem se repartit de la manière suivante : quatre mille musulmans, deux
mille juifs, mille quatre cents Grecs orthodoxes, huit cents catholiques, cinq cents Arméniens, cinquante Coptes,
treize Abyssins, soit un total de huit mille sept cent septante-quatre habitants (Ulrich Jasper Seetzen, Reisen
durch Syrien, Palästina, Phönicien, die Transjordan-Länder, Arabia Petraea und Unter-Aegypten, Berlin, G.
Reimer, 1854, t. II, p. 18).
37
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 381. Chateaubriand ajoute à
propos de l’ensemble de la judaïcité palestinienne : « Quant à ceux de la Palestine, ils sont si pauvres, qu’ils
envoient chaque année faire des quêtes parmi leurs frères en Égypte et en Barbarie » (Ibid., p. 381).
38
Par exemple, Ibid., p. 135, 320.
274
vendre »39. Doit-on y voir la condamnation de ce que certains appellent péjorativement
l’« espérance obstinée et vaine »40 des juifs ? Les dernières pages de l’Itinéraire tendent à le
confirmer : « Objet particulier de tous les mépris, il [le juif] baisse la tête sans se plaindre ; il
souffre toutes les avanies sans demander justice ; il se laisse accabler de coups sans soupirer ;
on lui demande sa tête : il la présente au cimeterre. Si quelque membre de cette société
proscrite vient à mourir, son compagnon ira, pendant la nuit, l’enterrer furtivement dans la
vallée de Josaphat41, à l’ombre du temple de Salomon »42. À une période où de nombreuses
voix s’élèvent pour remettre en question la participation des juifs – émancipés depuis peu – à
la vie française43, le narrateur semble donner foi aux opinions réactionnaires en dépeignant la
population juive de Palestine comme une minorité profondément enfermée dans ses traditions
et détachée de la société qui l’entoure : « Pénétrez dans la demeure de ce peuple, vous le
trouverez dans une affreuse misère, faisant lire un livre mystérieux à des enfants qui, à leur
tour, le feront lire à leurs enfants. Ce qu’il faisait il y a cinq mille ans, ce peuple le fait encore.
Il a assisté dix-sept fois à la ruine de Jérusalem, et rien ne peut le décourager ; rien ne peut
l’empêcher de tourner ses regards vers Sion »44. À cette image dépréciative des juifs s’ajoute
l’accusation de déicide historiquement portée à leur endroit. Chateaubriand annonce que pour
mesurer l’ampleur de la malédiction qui pèse sur le « peuple déicide », il faut venir en Terre
sainte, où – loin de l’idéal de liberté, d’égalité et de fraternité auquel aspire l’acte
émancipateur du 27 septembre 1791 – l’écart entre la grandeur passée des juifs et leur
décadence actuelle est le plus évident : « Quand on voit les Juifs dispersés sur la terre, selon la
parole de Dieu, on est surpris sans doute : mais, pour être frappé d’un étonnement surnaturel,
il faut les retrouver à Jérusalem ; il faut voir ces légitimes maîtres de la Judée esclaves et
étrangers dans leur propre pays ; il faut les voir attendant, sous toutes les oppressions, un roi
qui doit les délivrer »45. En ce sens, la pérennité du peuple juif en tant qu’une multitude
opprimée et disséminée de par le monde remplit une fonction pédagogique, celle de la
39
Ibid., p. 381.
Eugène-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage au pays du passé, op. cit., p. 234.
41
Chateaubriand fait ici allusion à sa visite à la vallée de Josaphat, qu’il place sous le signe du châtiment divin
frappant les juifs (François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 359-360).
42
Ibid., p. 449.
43
C’est notamment le cas d’un article intitulé « De l’adoucissement qu’il conviendrait d’apporter à l’état des
juifs en France », paru dans Le Publiciste du 11 novembre 1805, où l’auteur s’acharne à démontrer que quelles
que soient les mesures prises en faveur des juifs, ceux-ci seront toujours une nation au sein de la nation,
étrangère dans ses croyances et ses pratiques à la société qui la porte (http://www.napoleonjuifs.org/RevuePresse.html, consulté en ligne le 14/11/2007). Semblablement, dans Le Mercure de France du 6
février 1806, soit cinq mois avant le départ de Chateaubriand en Orient, l’écrivain contre-révolutionnaire LouisGabriel de Bonalde (1754-1840) met ses lecteurs en garde contre les effets de l’émancipation des juifs
(http://www.napoleon-juifs.org/Mercure.html, consulté en ligne le 14/11/2007).
44
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 449.
45
Ibid., p. 349.
40
275
sentence proférée à l’encontre de Caïn : « Et Dieu dit : Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton
frère crie de la terre jusqu’à moi. Maintenant, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa
bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te
donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur terre. […] Et l’Éternel mit un signe
sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tuât point » (Genèse 4 : 10-15). Autrement dit,
pour Chateaubriand, lorsque les diverses nations voient le malheur des juifs en Palestine, elles
se souviennent du rôle imputé à ces derniers dans la crucifixion du Christ et savent que la
main de Dieu a fait ces choses :
Écrasés par la Croix qui les condamnent, et qui est plantée sur leurs têtes, cachés près du
temple dont il ne reste pas pierre sur pierre [Matthieu 24 : 1-2], ils demeurent dans leur
déplorable aveuglement. Les Perses, les Grecs, les Romains ont disparu de la terre ; et un petit
peuple, dont l’origine précéda celle de ces grands peuples, existe encore sans mélange dans les
décombres de sa patrie. Si quelque chose, parmi les nations, porte le caractère du miracle,
nous pensons que ce caractère est ici46.
Et Chateaubriand de conclure : « Et qu’y a-t-il de plus merveilleux, même aux yeux du
philosophe, que cette rencontre de l’antique et de la nouvelle Jérusalem au pied du Calvaire :
la première s’affligeant à l’aspect du sépulcre de Jésus-Christ ressuscité ; la seconde se
consolant auprès du seul tombeau qui n’aura rien à rendre à la fin des siècles ! »47. Il est
intéressant de noter que dans son Journal, Chateaubriand tient des propos plus modérés,
évoquant l’éventuel salut des juifs par la conversion au christianisme : « Le berceau de ce
peuple touche aux premiers âges du monde et tant de miracles n’ont préservé son existence
que pour le faire assister à cette terrible fin des siècles, dont sa conversion doit être un des
signes. Ainsi ce peuple aura seul eu une existence égale à celle de la terre. Les temps auront
commencé et fini en lui et il aura vu naître et périr le soleil »48.
Plus d’une décennie après les pérégrinations orientales de Chateaubriand, Auguste de
Forbin, directeur général des Musées de France, effectue un voyage de deux ans en Asie
Mineure, en Syrie et en Égypte49. C’est au début du mois de novembre 1817 que le comte, au
terme d’une traversée houleuse50, débarque sur les côtes palestiniennes. À peine arrivé qu’il
déambule dans les rues de Saint-Jean-d’Acre, consignant dans son journal ses premières
46
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 449-450.
Ibid., p. 450.
48
François-René de Chateaubriand, Journal de Jérusalem, op. cit., p. 178-179
49
L’influence de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem sur le récit d’Auguste de Forbin est évidente. Le comte le
reconnaît lui-même : « Il est difficile de voir la Palestine sous un autre aspect que M. de Chateaubriand, et
impossible d’en parler après lui : il a tout moissonné sur la terre de Chanaan » (Louis-Nicolas-Philippe-Auguste
de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 84).
50
Ibid., p. 66-67.
47
276
impressions. À l’instar de l’auteur de l’Itinéraire, Auguste de Forbin ne ménage pas ses mots
pour critiquer l’Empire ottoman, « sourd aux cris d’une population infortunée »51, et ce en la
personne de Soliman-Pacha, gouverneur d’Acre et de Sidon52. Le narrateur dresse un portrait
sombre des habitants de la ville, affaiblis par les privations, atteints de diverses maladies et
blessures :
Huit ou dix mille Turcs, Arabes, Juifs et Chrétiens53 promènent dans les rues de Saint-Jean
d’Acre, dans les bazars infects, une tristesse sombre et farouche : tous les sens sont
désagréablement affectés par les difformités les plus hideuses : des êtres qui semblent sortir du
sépulcre, se traînent à demi nus, enveloppés dans de grandes couvertures d’un blanc sale,
bariolées de noir ; leur tête est affublée de haillons qui leur servent de turban ; et l’on
rencontre, à chaque pas, à côté des victimes de l’ophtalmie, les victimes de la férocité de
Gezzar Pacha, des aveugles ou des malheureux sans nez et sans oreilles. Cette masse
d’hommes, inerte, misérable et dégoûtante, demeure sans cesse couchée au soleil, sous les
murs des jardins du sérail54.
Il ajoute : « Les concussions, les avaries, la tyrannie de détail de cet odieux gouvernement,
n’inspirent que le plus profond mépris pour ceux qui peuvent l’endurer »55. Quant à SolimanPacha, le comte fait remarquer que celui-ci vit dans l’opulence de son palais, passant sa vie
« sous des bosquets de myrtes et de bananiers rafraîchis par des ruisseaux profonds et
limpides »56. Or, derrière le régime répressif du gouverneur se profile, à en croire Auguste de
Forbin, l’ombre du maître des finances juif Haïm Farhi (ou Farkhi)57. Né aux alentours de
1760 à Damas, descendant d’une illustre famille de sariffs (banquiers), Farhi devient le
conseiller et bras droit du pacha d’Acre, Ahmed al-Djezzâr dont la cruauté légendaire envers
ses subordonnés lui vaut le surnom de « boucher ». Pendant l’expédition d’Égypte, Farhi fait
preuve d’une grande ingéniosité en procédant à la construction d’une seconde ligne de
51
Ibid., p. 71.
Il faut néanmoins préciser que la France porte sa part de responsabilité dans l’état affligeant auquel Saint-Jeand’Acre est réduite au moment de la visite du comte, la ville ayant souffert de dégâts importants durant le siège
par les troupes de Bonaparte (1799). Voir, entre autres : Jean-Joël Brégeon, L’Égypte de Bonaparte, Paris,
Perrin, 2006, p. 110-111 ; Henry Laurens, L’expédition d’Égypte. 1798-1801, Paris, Seuil, Coll. Histoire, 1997,
p. 269-283.
53
Ces données coïncident avec celles relevées par d’autres voyageurs occidentaux. Ainsi, l’écossais William Rae
Wilson (Travels in Egypt and the Holy Land. With A Journey Through Turkey, Greece, the Ionian Isles, Sicily,
Spain, &., Londres, Longman, Hurst, Rees, Orme, Brown, and Green, 1824, p. 241) et l’autrichien Anton Franz
Prokesch von Osten (Reise ins Heilige Land, im Jahr 1829, Vienne, Gedruckt et Carl Gerold, 1831, p. 142)
estiment la population d’Acre à dix mille habitants. Quant à William Turner, qui se rendit en Terre sainte en
1815, il parle d’une population comptant moins de huit mille individus (Journal of a Tour in the Levant,
Londres, John Murray, 1820, t. II, p. 111).
54
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 70-71.
55
Ibid., p. 72.
56
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, « Voyage dans le Levant en 1817 et 1818 », Journal général de la
littérature de France. Vingt-quatrième année, Paris, Treuttel et Würtz, 1822, p. 21.
57
Les quelques détails que nous présentons sur la vie de Haïm Farhi proviennent essentiellement de trois
sources : Isaiah Friedman, Germany, Turkey, Zionism. 1897-1918, New Jersey, Transaction Publishers, 1998, p.
26-27 ; Renée Neher-Bernheim, La vie juive en Terre sainte. 1517-1918, op. cit., p. 149, 165-166 ; Natan Schur,
History of the Holy Land, op. cit., p. 222-228.
52
277
retranchement à l’intérieur de la ville, financée par sa famille à Damas. La mise en œuvre de
cette stratégie, infligeant de lourdes pertes du côté français, décide indirectement de l’issue du
siège58. Fort de son rôle déterminant dans l’organisation de la défense de Saint-Jean-d’Acre,
Farhi continue à tenir les comptes des revenus de Djezzâr et à administrer ses biens. Le zèle
qu’il déploie dans l’exercice de ses charges publiques le rend impopulaire et suscite la
jalousie de plusieurs notables de la ville. Ces derniers, sous prétexte de révéler un complot
anglais, parviennent à obtenir l’accord du pacha pour l’arrestation de Farhi. Il est emprisonné
et torturé avant d’être rétabli dans ses fonctions ; une gravure du Britannique Francis
Brockwell Spilsbury (1756-1823) le montre sous les traits d’un homme au visage défiguré par
la folie de son maître. En 1804, à la mort de Djezzâr, Farhi conserve le statut de favori auprès
de son successeur, Soliman-Pacha. Après la disparition inopinée du nouveau gouverneur, en
1818, le maître des finances se compromet dans les luttes internes qui agitent le pachalik
d’Acre. Finalement, le prétendant qu’il soutient, Abdallâh, accède au pouvoir. Mais celui-ci,
se laissant subjuguer par les adversaires de l’intendant juif, fait assassiner Farhi et jette son
corps à la mer.
Faisant figure de grand absent dans les chroniques datant de la campagne
napoléonienne en Syrie, Haïm Farhi apparaît fréquemment sous la plume des journalistes et
voyageurs occidentaux en Terre sainte dès la fin des années 1810. Pour certains, le maître des
finances incarne la résistance morale, souvent vouée à l’échec, face au despotisme. Comme
l’écrit Pierre-Eugène Poujade (1813-1885), bien que sa formulation semble quelque peu
équivoque :
Ce juif n’avait plus, sous le jeune pacha, la haute situation qu’il avait occupée sous SolimanPacha. Abdallah, qui sentait combien il avait été coupable envers lui, craignit son crédit, sa
vengeance peut-être, et il eut la cruauté de le faire mourir quand il pouvait le retenir à Acre.
Cette atrocité fut le prélude des excès auxquels Abdallah-Pacha se livra bientôt. La fin
tragique de Hayn-Farlis émut ses nombreux et puissants amis ; le sultan connut toute la vérité,
et Abdallah-Pacha tomba en disgrâce59.
58
Henry Laurens, L’expédition d’Égypte. 1798-1801, op. cit., p. 271-272.
Pierre-Eugène Poujade, Le Liban et la Syrie. 1845-1860, Paris, A. Bourdilliat et Cie, 1860, p. 8. Voici une liste
non exhaustive des textes parus au XIXe siècle, dont les auteurs sont, dans l’ensemble, favorables à Haïm Farhi :
John Carne, Letters from the East: Written During a Recent Tour Through Turkey, Egypt, Arabia, the Holy
Land, Syria, and Greece, Londres, Henry Colburn, 1826, t. II, p. 57-59; Edward Daniel Clarke, Travels in
Various Countries of Europe, Asia and Africa, Londres, T. Cadell and W. Davies, 1817, t. IV, p. 85; John Fuller,
Narrative of a Tour Through some Parts of the Turkish Empire, Londres, John Murray, 1830, p. 305, 347-348 ;
Henry Light, Travels in Egypt, Nubia, Holy Land, Mount Libanon, and Cyprus, in the year 1814, Londres,
Rodwell and Martin, 1818, p. 194 ; Robert Richardson, Travels Along the Mediterranean, and Parts Adjacent ;
in company with the Earl of Belmore, during the years 1816-17-18 : extending as far as the second cataract of
the Nile, Jerusalem, Damascus, Balbec, etc., op. cit., t. II, p. 488.
59
278
À d’autres, il personnifie le Juif cupide et vénal, doté d’immenses ressources pécuniaires,
tirant les ficelles du pouvoir dans les coulisses – préjugés qui feront florès tout au long du
XIXe siècle, en particulier à travers l’abondante littérature accréditant le mythe du complot
judéo-maçonnique. Nous y reviendrons. C’est en tout cas l’idée qui ressort de l’Histoire de la
guerre de Méhémed-Ali contre la Porte ottomane (1837), dont voici un extrait :
Un juif, nommé Haïm, s’était rendu nécessaire à Soliman par une rare habilité qui lui fut
d’abord funeste sous Djezzar. […] Privé d’une oreille et borgne, mais toujours entendu et
clairvoyant, le Mâlem était devenu le ministre de Soliman. Grâce à la concentration de
presque tout le commerce entre les mains du Pacha, ou plutôt entre les siennes, il avait fait
prospérer leurs affaires, et il jouissait, près de la Porte, d’un crédit proportionné à ses
immenses richesses60.
Auguste de Forbin n’échappe pas à cette fièvre diabolisante. Soliman-Pacha, écrit-il,
« abandonne entièrement la conduite des affaires à un Juif qui jadis intendant de Gezzar,
n’avait conservé sa confiance qu’en subissant ses caprices aussi cruels que bizarres »61.
Évoquer le nom d’Ahmed al-Djezzâr peut paraître aujourd’hui anodin. Mais au temps de la
publication de Voyage dans le Levant, on peut deviner l’effet provoqué sur le lecteur français
– pour lequel le souvenir du siège d’Acre est encore relativement récent – lorsqu’il est mis en
présence du redoutable Ahmed al-Djezzâr, au point que la réputation de toute personne
associée de près ou de loin au « boucher » est de facto compromise. Afin d’accroître sa
renommée et sa fortune, Haïm Farhi s’est soumis corps et âme au pacha, quitte à subir
d’horribles mutilations : « Le tyran doubla ses gages et le comble de bienfaits le jour même
où il lui fit couper le nez d’une manière si cruelle, que ce sarraf en est demeuré horriblement
défiguré »62. À l’égal des plus hauts dignitaires de l’Empire ottoman, Farhi, dont les « trésors
60
Edmond de Cadalvène et Barrault, Histoire de la guerre de Méhémed-Ali contre la Porte ottomane, en Syrie et
en Asie-Mineure. (1831-1833), Paris, Arthus Bertrand, 1837, p. 22-23. Notons également l’image largement
négative de Farhi dans les ouvrages suivants : J. S. Buckingham, Travels in Palestine, Through the Countries of
Bashan and Gilead, East of the River Jordan : Including a Visit to the Cities of Geraza and Gamala, in the
Decapolis, Londres, Longman, Hurst, Rees, Orme, and Brown, 1822, t. I, p. 123-124; Johann Ludwig
Burckhardt, Travels in Nubia, Londres, John Murray, 1819, p. xxxv; William Jowett, Christian Researches in
Syria and the Holy Land in 1823 & 1824. In Furtherance of the Objects of the Church Missionary Society,
Boston, Crocker and Brewster, Cummings, Hilliard, & Co., Lincoln & Edmands, Timothy Bedlington,
Richardson & Lord, Charles Ewer, R. P. & C. Williams, 1826, p. 118, 229; Michael Russell, Palestine, or the
Holy Land. From the earliest period to the present time, New York, Harper & Brothers, 1836, p. 297; William
Holt Yates, The Modern History and Condition of Egypt, its Climate, Diseases, and Capabilities ; Exhibited in a
Personal Narrative of Travels in that Country : with an account of the proceedings of Mohammed Ali Pascha,
from 1808 to 1843, Londres, Smith, Elder and Co., 1843, t. II, p. 623-624.
61
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, « Voyage dans le Levant en 1817 et 1818 », Journal général de la
littérature de France. Vingt-quatrième année, op. cit., p. 21.
62
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 71-72.
L’explorateur suisse Johann Ludwig Burckjardt (1784-1817) porte un jugement similaire sur Haïm Farhi dans
son Voyage en Syrie et en Terre sainte, publié en 1822 : « The head of the family, a man of great talents, has lost
his nose, his ears, and one of his eyes in the service of Djezzar, yet his ambition is still unabated, and he prefers a
most precarious existence, with power, in Syria, to the ease and security he might enjoy by emigrating to
279
sont incalculables »63, loge dans un palais richement décoré, se complaisant dans le confort dû
à son rang : « Haïm Farhi est le chef des Hébreux de la Syrie. Il possède un palais somptueux
à Damas et me reçut dans une maison assez médiocre, au milieu de sa famille et d’un nombre
d’esclaves »64. Si Soliman-Pacha continue de diriger la ville de sa main de fer, explique le
comte, c’est uniquement grâce aux manigances de son intendant juif : « Le pacha actuel de
Saint-Jean-d’Acre ne dut qu’aux intrigues du Juif d’être choisi pour successeur de Gezzar,
mort dans son lit, entouré de soins et de respects »65.
Haïm Farhi apparaît également chez Marie-Louis de Marcellus, qui s’est rendu en
Palestine en 1820, mais dont la relation de voyage n’a été publiée qu’en 1839. Le décalage
important entre la phase initiale de rédaction et la parution du récit explique sans doute
l’ambivalence plus ou moins marquée du narrateur à l’égard du maître des finances. D’un
côté, on trouve les mêmes stéréotypes que dans le Voyage dans le Levant ; le vicomte
souligne à diverses occasions la perspicacité et le formidable sens des affaires de Farhi qui, en
sa double qualité de créancier et de conseiller du gouverneur, serait le réel détenteur du
pouvoir dans le pachalik : « Il regorge de richesses, et comme il fournit abondamment au
jeune gouverneur l’or que celui-ci répand en profusion, il est plus pacha que le pacha luimême. Il possède à Damas des palais et des trésors ; il est intéressé dans toutes les entreprises
commerciales de la Syrie. Surtout il a su se ménager un grand crédit parmi les Bédouins. Il est
en paix avec le désert ; et ses caravanes respectées vont en Perse et jusqu’aux grandes
Indes »66. Une idée que le narrateur reprend un peu plus loin : « Haïm est aujourd’hui le
confident et le tuteur du jeune Abdallah ; il préside à tous ses actes, et l’on prétendit qu’il
avait dicté jusqu’aux moindres paroles qui me furent adressées par le gouverneur »67. Ou
encore : « Un des traits les plus remarquables de la politique d’Haïm Fahri, c’est d’avoir su
concilier successivement à ses maîtres, l’estime et l’amitié de ces redoutables tribus arabes.
Divers traités d’alliance écrits garantissent le territoire du pachalik d’Acre de toute
incursion »68. L’entretien que l’intendant juif accorde à Marie-Louis de Marcellus dans sa
résidence laisse à ce dernier l’impression d’une richesse considérable dissimulée sous une
Europe » [Le chef de cette famille, un homme de grand talent, a perdu son nez, ses oreilles, et l’un de ses yeux
au service de Djezzâr; cependant son ambition n’est point affaiblie, et il préfère mener une existence périlleuse,
disposant de pouvoirs, plutôt que jouir de confort et de sécurité en émigrant en Europe] (Johann Ludwig
Burckhardt, Travels in Syria and the Holy Land, Londres, John Murray, 1822, p. 180).
63
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, « Voyage dans le Levant en 1817 et 1818 », Journal général de la
littérature de France. Vingt-quatrième année, op. cit., p. 21.
64
Louis-Nicolas-Philippe-Auguste de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, op. cit., p. 72.
65
Ibid., p. 72.
66
Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac de Marcellus, Souvenirs d’Orient, op. cit., t. I, p. 420.
67
Ibid., p. 422.
68
Ibid., p. 425.
280
simplicité affectée : « Haïm Fahri reçut ma visite dans une maison simple, sans aucun luxe, et
je n’y vis qu’une médiocrité étudiée. Il resta constamment près de moi dans l’attitude de
l’esclave le plus respectueux, debout, les mains cachées, tandis que je reposais sur ses divans,
et que je l’accablais de questions »69. D’un autre côté, le vicomte voue une certaine
admiration à ce personnage tragi-comique qui, malgré les supplices qu’il endure, dédaigne la
pitié d’autrui : « Haïm Fahri ne me permit pas de m’apitoyer sur sa destinée. Il était, disait-il,
heureux et content ; je lui parlai de l’Europe, de la sécurité, des honneurs même qu’y
trouvaient déjà à cette époque des juifs riches et habiles ; il me répondit qu’il mourrait en
Syrie comme il y avait toujours vécu »70. Est-ce l’effet d’une nouvelle époque ? Nous sommes
en 1820, soit deux ans après l’abrogation par Louis XVIII des mesures discriminatoires de la
loi d’exception du 17 mars 1808. L’intégration des juifs français, qui reste précaire et
chancelante pendant la Restauration, prendra véritablement son envol sous Louis-Philippe,
période à laquelle paraissent les Souvenirs d’Orient.
II – « Dieu m’a jeté dans la boue, Et je ressemble à la poussière et à la cendre »71
Les années 1830, durant lesquelles la judaïcité française s’engage fermement sur la
voie de l’intégration, voient la publication de plusieurs relations en Terre sainte. À l’opposé
de leurs devanciers, les auteurs de ces ouvrages consacrent une partie non négligeable de leur
travail aux communautés juives de Palestine. Au-delà de la bienveillance de Louis-Philippe
envers les juifs vivant en France, l’amélioration du statut des minorités sous l’occupation
égyptienne de la Syro-Palestine (1831-1841) contribue certainement à attirer l’attention des
voyageurs français sur la spécificité des juifs palestiniens en tant qu’entité ethnique et
religieuse à part entière. En effet, ceux-ci peuvent désormais réparer leurs synagogues, en
construire de nouvelles et siéger dans les conseils municipaux établis par le gouvernement de
Méhémet-Ali. De surcroît, ils sont traités sur le même pied d’égalité que les musulmans et les
chrétiens devant les tribunaux civils72. Il faut toutefois signaler qu’en dépit de ces
changements, des actes de violence sont commis à l’encontre du Yishouv tout au long des
années 1830 ; des dizaines de juifs sont massacrés à Hébron en 1834 par des soldats égyptiens
69
Ibid., p. 422.
Ibid., p. 422.
71
Job 30: 19.
72
Moshe Ma’oz, « Changes in the position of Jewish Communities of Palestine and Syria in the Mid-Nineteenth
Century », Studies on Palestine during the Ottoman period, op. cit., p. 146-147.
70
281
venus réprimander la révolte des fellahin (paysans) dans les environs de la ville.
Semblablement, la population juive de Safed subit une série d’attaques de la part de leurs
voisins musulmans et druzes en 1834 et en 183773.
Entre 1833 et 1835, paraissent les sept volumes de la Correspondance d’Orient de
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, dans laquelle la vie juive en
Palestine tient une place notable74. Comme Chateaubriand, les deux voyageurs s’intéressent
de près au supposé châtiment que les juifs ont attiré sur leurs têtes, dont l’une des
manifestations les plus évidentes serait le cimetière juif de la vallée de Josaphat, une ouadi
située entre la vieille ville et le mont des Oliviers, sillonnée par le torrent de Cédron. Chassé
de son ancien royaume – un exil que les narrateurs présentent comme la conséquence directe
de la mort du Christ –, le peuple hébreu souffre de ne pouvoir enterrer ses morts dans la terre
de ses ancêtres : « Il n’est aucun voyageur qui, à la vue du cimetière des juifs dans la vallée de
Josaphat, n’ait songé un moment à l’étonnante destinée des enfans d’Abraham et de Jacob.
Après la mort de Jésus-Christ, lorsqu’un vent de malédiction dispersa le peuple hébreu sur
toute la surface de la terre, la première douleur de ces proscrits fut sans doute de ne plus
pouvoir mêler leurs os aux os de leurs pères »75. Détournant la sentence prophétique de Joël76,
Joseph-François Michaud dépeint la vallée de Josaphat comme une sorte de purgatoire où se
réunissent les juifs arrivés des quatre coins du monde, épuisés par des années d’errance,
proches de la mort : « Les juifs de toutes les nations de l’univers sont ramenés sans cesse par
leurs vœux et leurs pensées vers la montagne de Sion. Chaque année il arrive ici une foule de
vieillards israélites »77.
73
Ibid., p. 147-148. Sur ce point, voir aussi Adel Manna, « Eighteenth and Nineteenth-Century Rebellions in
Palestine », Journal of Palestine Studies, 1994, 24, 1, p. 60-61.
74
Jean-Claude Berchet, Le voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle,
op. cit., p. 1090 ; Henri Bordeaux, Voyageurs d’Orient. Lamartine, Michaud, Barrès, Paris, Librairie Plon, 1926,
p. 167.
75
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 353.
76
Le prophète Joël évoque le retour des « captifs de Juda et de Jérusalem » et le jugement des nations
responsables de leurs tourments : « Car voici, en ces jours, en ce temps-là, Quand je ramènerai les captifs de
Juda et de Jérusalem, Je rassemblerai toutes les nations, Et je les ferai descendre dans la vallée de Josaphat ; Là,
j’entrerai en jugement avec elles, Au sujet de mon peuple, d’Israël, mon héritage, Qu’elles ont dispersé parmi les
nations, Et au sujet de mon pays qu’elles se sont partagé. […] Que les nations se réveillent, et qu’elles montent
Vers la vallée de Josaphat ! Car là je siégerai pour juger toutes les nations d’alentour » (Joël 3 : 1-2, 12). Notons
que la Bible n’identifie pas la vallée de Josaphat, dont le nom signifie littéralement « l’Éternel juge », avec la
vallée traversée par le Cédron, située à proximité de Jérusalem. Voir notamment à ce sujet Paul Haupt, « Hinnom
and Kidron », Journal of Biblical Literature, 1919, 38, 1/2, p. 46 ; Charles C. Torrey, « Armageddon », The
Harvard Theological Review, 1938, 31, 3, p. 241.
77
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 353.
282
Ici, ouvrons la parenthèse et précisons que nombreux sont les voyageurs qui, à la suite
de l’Itinéraire et de la Correspondance d’Orient, présentent la vallée de Josaphat comme la
preuve vivante de la justice céleste frappant l’ensemble du peuple juif. Par exemple, l’abbé
Becq parle d’une véritable vallée de la mort, sombre et solitaire :
Les Juifs, dispersés dans tout l’univers et chez toutes les nations, tournent les yeux vers la
vallée de Josaphat ; c’est leur cimetière de prédilection. […] À quels sentiments de tristesse et
de frayeur l’âme chrétienne est en proie au-dessus de cette vallée, véritable région de la mort !
Du fond de ce lieu solitaire et sombre on croit entendre la trompette effrayante du dernier
jugement, voir les morts, arrachés du sein de la terre, s’élancer avec effroi et paraître en
désordre aux pieds de l’Éternel78.
Jean-Jacques Bourassé écrit : « Vers cette funèbre vallée, où dorment leurs pères, les Juifs,
disséminés sur la surface du monde entier, tournent leurs regards à la fin de leur vie. Des
vieillards se mettent en route pour aller finir leurs jours à Jérusalem, dans l’espoir de reposer à
l’ombre de Jérusalem. Des hommes dans la vigueur de l’âge n’hésitent pas à renoncer aux
douceurs d’une existence assurée et même opulente, afin de pouvoir mêler leurs ossements à
ceux de leurs ancêtres »79. Il poursuit : « Mon regard errait de tombe en tombe ; il s’arrêta sur
un tertre dont la terre avait été remuée la veille. La fosse était courte et étroite : on y avait
déposé le corps d’un enfant, pauvre créature qui venait de passer du berceau dans la tombe.
Sur le sol on apercevait l’empreinte des pieds et des genoux de sa mère. Ce spectacle
m’attendrit jusqu’aux larmes. Je m’assis sur une roche, et je m’abandonnai sans réserve aux
impressions qui remplissaient mon cœur »80. Ou sous la plume d’Henri Cornille :
« Cramponnés aux montagnes de leurs aïeux, les Juifs revendiquent ces rochers comme leur
héritage. De toutes les parties du monde, on les voit aborder sur le rivage de Sion. C’est le
terme de leurs vœux, de leurs espérances. Ils expirent en répétant les paroles de David : “Ayez
pitié de nous, Seigneur ! ayez pitié de nous, car nous sommes dans le dernier mépris” »81. Le
narrateur ne s’arrête pas en si beau chemin. À l’issue de sa rencontre avec un haut membre de
la communauté ashkénaze de Jérusalem82, il paraît d’abord sensible aux difficultés juives qui
se cristallisent, selon lui, en la personne de son interlocuteur : « Dans l’intervalle, j’allai
rendre visite au premier Rabbin de Jérusalem, rabbi Mendel, successeur de Melchisédech,
78
Becq, Impressions d’un pèlerin de Terre-Sainte au printemps de 1855, op. cit., p. 53.
Jean-Jacques Bourassé, La Terre-Sainte, op. cit., p. 209-210.
80
Ibid., p. 184-185.
81
Henri Cornille, Souvenirs d’Orient. Constantinople, Grèce, Jérusalem, Égypte. 1831-1832-1833, op. cit., p.
329.
82
D’après le texte, il pourrait s’agir du rabbin Menachem Mendel Ben Baruch de Shlov, installé depuis 1812
dans la vieille ville de Jérusalem où une synagogue (Menachem Zion), construite en 1837, porte son nom.
Notons toutefois que ce dernier est décédé en 1827, soit quatre ans avant le séjour d’Henri Cornille dans la
région. Voir Yehoshua Ben-Arieh, Jérusalem au dix-neuvième siècle. Géographie d’une renaissance, op. cit., p.
40.
79
283
chef de tous les Hébreux de la terre. Pauvre juif, avec son petit visage décharné et ses petits
yeux perçans qu’ombrageait un grand bonnet d’hermine, il semblait encore aux aguets des
persécutions, prêt à donner l’éveil et à fuir à l’autre bout du monde »83. Mais tout cela doit
rester ainsi, car Israël ne peut que se soumettre à la juste sentence de l’Éternel : « Ce peuple
hébreu, répandu partout et partout repoussé, qui perpétue avec lui, dans les siècles, la
malédiction de Dieu ; peuple toujours chétif, toujours mal à son aise, dégradé, avili ; il semble
n’exister que pour la servitude et l’effroi »84. En adoptant la Déclaration des droits de
l’homme et en émancipant les juifs résidant sur son territoire, la France va à l’encontre de la
volonté divine : « En Europe, le sort des Juifs s’est amélioré : nous ne sommes plus au temps
où l’inquisition les brûlait, où Enguerrand les décimait, où l’on croyait faire œuvre pie en
répandant leur sang ; mais ils sont loin d’être réhabilités. La civilisation, qui devrait anéantir
tous les préjugés, n’a pas encore détruit ces préventions héréditaires. Pourtant, que nous
importe ? Pourquoi nous mêler des vengeances du ciel, si toutefois il est vrai que le ciel aime
à se venger ? »85. Or, pour Henri Cornille, si les juifs connaissent encore de telles vicissitudes,
et ce malgré l’esprit « d’ouverture et de tolérance » des Européens, c’est précisément en
raison de leur obstination farouche à vivre en marge de la société, à ne pas se mélanger aux
autres peuples. Se cantonnant dans un conservatisme doctrinal, ils préservent la pureté de leur
sang, celui-là même qui coulait dans les veines de leurs pères déicides86 : « Les ancêtres des
juifs ont légué à leur fils, le sang de l’innocent ; ce sang coule goutte à goutte sur les
générations d’Israël : n’est-ce pas assez d’un remords qui dure des siècles ? Tandis que toutes
83
Henri Cornille, Souvenirs d’Orient. Constantinople, Grèce, Jérusalem, Égypte. 1831-1832-1833, op. cit., p.
336.
84
Ibid., p. 336.
85
Ibid., p. 337
86
Par certains aspects, cette idée est déjà présente chez Napoléon Ier. Dans un courrier adressé le 29 novembre
1806 à Jean-Baptiste Nompère de Champagny (1758-1834), l’empereur relève la part de responsabilité de la
judaïcité française dans ses propres malheurs. Il prône l’assimilation totale des juifs afin que leur sang ne soit
plus contaminé par leurs « vices héréditaires » : « Il faut arrêter le mal en l’empêchant ; il faut l’empêcher en
changeant les Juifs. L’ensemble des mesures proposées doit conduire à ces deux résultats. Lorsque sur trois
mariages il y en aura un entre Juif et Français, le sang des Juifs cessera d’avoir un caractère particulier.
Lorsqu’on les empêchera de se livrer exclusivement à l’usure et au brocantage, ils s’accoutumeront à exercer des
métiers, la tendance à l’usure disparaîtra. Lorsqu’on exigera qu’une partie de la jeunesse aille dans les armées, ils
cesseront d’avoir des intérêts et des sentiments juifs ; ils prendront des intérêts et des sentiments français.
Lorsqu’on les soumettra aux lois civiles, il ne leur restera plus comme Juifs, que des dogmes, et ils sortiront de
cet état où la religion est la seule loi civile, ainsi que cela existe chez les Musulmans, et que cela a toujours été
dans l’enfance des nations. C’est en vain qu’on dirait qu’ils ne sont avilis que parce qu’ils sont vexés : en
Pologne, où ils sont nécessaires pour remplacer la classe intermédiaire de la société, où ils sont considérés et
puissants, ils n’en sont pas moins vils, malpropres et portés à toutes les pratiques de la plus basse improbité. Les
spéculateurs proposeraient sans doute de se borner à introduire des améliorations dans leur législation ; mais cela
serait insuffisant. Le bien se fait lentement, et une masse de sang vicié ne s’améliore qu’avec le temps »
(Correspondance de Napoléon Ier, publiée par ordre de l’empereur Napoléon III, Paris, Henri Plon, J. Dumaine,
1863, t. XIII, p. 584-585).
284
les nations se sont croisées et corrompues dans la postérité, celle-là seule est demeurée pure
dans la disgrâce. Elle passe à travers les peuples, sans altération, sans mélange »87.
Mais revenons à la Correspondance d’Orient. Contrairement à la gloire entourant
l’Éxode d’Israël hors d’Égypte, le retour sporadique de ces légions de vieillards centenaires88,
explique Joseph-François Michaud, ne fait qu’accentuer la disgrâce du peuple juif et la
singularité de son crime :
Leur passage dans le monde, avant qu’ils ne touchent le sol de Jérusalem, est pour eux ce
qu’avaient été pour leurs pères ces longs voyages dans le désert, avant d’arriver à la terre de
promission ; mais les israélites voyageurs marchaient ayant à leur tête un pontife, un
législateur et un Dieu, et maintenant les débris du royaume de Juda passent sur la terre comme
des tribus errantes, condamnées au travail aux humiliations, sans roi, sans autels, sans
prophètes et presque sans Dieu, car Israël a tué ses pontifes et ses prophètes, et suspendu au
bois infâme celui qui avait été envoyé comme un Dieu sauveur. Pour ce peuple hébreu, qui n’a
plus de patrie au monde, qui n’obtient qu’à prix de l’or la liberté de vivre et de mourir dans la
capitale de ses anciens rois, la vallée de Josaphat est devenue comme une dernière patrie ;
c’est là qu’après les longues courses et les tribulations de l’exil, le juif vagabond trouve son
repos sous la pierre et dans l’étroit espace de terre qu’il s’est acheté89.
Selon Jean-Joseph-François Poujoulat, la malédiction poursuivant les enfants d’Israël prend
forme non seulement à travers le cimetière de la vallée de Josaphat, mais aussi dans l’état
déplorable de l’unique synagogue de Jérusalem qui offre un saisissant contraste avec la
magnificence de l’ancien Temple juif : « J’ai vu cette synagogue, qui montre assez dans quel
abîme de misère Israël est tombé. À peu de distance du lieu où jadis ils bâtirent au Seigneur le
plus beau temple qu’ait élevé la main de l’homme, les enfans d’Abraham ont pour sanctuaire
d’humbles chambres souterraines où le jour arrive à peine par quelques ouvertures »90. Le
87
Henri Cornille, Souvenirs d’Orient. Constantinople, Grèce, Jérusalem, Égypte. 1831-1832-1833, op. cit., p.
337-338. Par la suite, Henri Cornille atténue quelque peu ses propos en rappelant que les Hébreux avaient été le
peuple de Dieu : « Israël fut le peuple de Dieu, et quelque tombé qu’il soit, le peuple de Dieu est toujours bien
assez digne de l’homme » (Ibid., p. 338).
88
Chez Joseph-François Michaud, l’extrême longévité de certains membres de la judaïcité palestinienne semble
émaner, elle aussi, de la prétendue malédiction divine qui, en prolongeant démesurément leurs souffrances
terrestres, empêche les juifs de trouver le repos éternel : « Il vient à Jérusalem des juifs de toutes les contrées de
la terre. Lorsqu’ils y sont arrivés, ils n’en sortent plus ; la plupart sont des vieillards que le temps a épargnés, et
qui ne songent plus qu’aux choses de l’autre vie. Jérusalem compte un bon nombre de juifs, surtout des femmes,
qui ont plus de cent ans, plus de cent-vingt ans » (Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat,
Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 248).
89
Ibid., t. IV, p. 353-354. La référence de Joseph-François Michaud à l’« or juif » permet à son compagnon de
voyage de procéder à l’association entre juifs et argent : « Comme le commerce de Jérusalem se réduit à peu de
chose, il n’y vient guère que des juifs qui ont amassé de l’argent ; ils vivent ici de leurs rentes, je veux dire de
l’intérêt des sommes qu’ils ont placées ; c’est pourquoi sans doute mon interprète Joseph me dit que les juifs
sont riches » (Ibid., t. V, p. 112).
90
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. V, p. 114115.
285
voyageur saisit l’occasion pour décrire une cérémonie juive se déroulant à la synagogue de
Jérusalem (il s’agit probablement de la réunion communautaire le jour du sabbat) :
Durant leurs cérémonies, auxquelles j’ai assisté deux fois, les juifs ont le front couvert d’un
voile de serge blanche avec une bordure bleue ; des cordons pendent aux quatre coins de ce
voile. Pendant que les rabbins lisent tout haut dans les livres de Moïse ou des prophètes, les
assistans répondent avec des versets de la Bible, ou pleurent et s’agitent comme saisis d’un
violent désespoir ; puis on déroule devant eux les parchemins des saintes Écritures ; chacun
les touche pieusement avec le bout d’un des cordons du voile qui couvre sa tête. Une
aspersion d’atar-gul ou d’essence de roses sur tous les israélites présens termine la
cérémonie91.
À lire ce passage, on comprend que ces détails n’interviennent guère, eux aussi, que comme
illustration de l’accomplissement de la parole de l’Évangile de Matthieu : « Cette
malheureuse nation cache dans les lieux souterrains ses prières et ses lamentations religieuses
comme autrefois les disciples du Christ cachaient leurs mystères ; les juifs finissent comme
les chrétiens ont commencé ; la croix sortit des catacombes de Rome pour aller régner sur le
monde, et la dernière espérance d’Israël mourra dans la synagogue souterraine de
Jérusalem »92.
Néanmoins, à côté des habituels préjugés antijudaïques, la Correspondance d’Orient
témoigne d’un certain effort de compréhension, voire de sympathie, à l’égard des
communautés juives de Terre sainte. Tout d’abord, Jean-Joseph-François Poujoulat tente
d’offrir une lecture plus nuancée des juifs en mentionnant brièvement les différents visages du
judaïsme :
À Jérusalem, ainsi que dans le reste du monde, les juifs sont partagés en sectes ; il existe entre
les sectes israélites presque autant de haine qu’il en existe entre les sectes chrétiennes. Toutes
ces pauvres nations, comme si les malheurs de la servitude ne leur suffisaient point, troublent
encore leur existence par des révolutions intérieures, des révolutions de famille qu’aucune
puissance humaine ne saurait arrêter. Indépendamment des opinions de sectes, la différence
des pays établit aussi des divisions parmi le peuple d’Israël ; les juifs orientaux ne se mêlent
point sans répugnance aux juifs venus d’Europe ; ceux-ci quelquefois sont soupçonnés de
demi-christianisme ; les vieux rabbins d’Asie ne peuvent croire que Jacob ait conservé sa
pureté antique après avoir long-temps campé au milieu des peuples d’Occident93.
Ensuite, s’il ne les sanctionne pas explicitement, le narrateur fait part des humiliations
répétées auxquelles sont exposés les juifs palestiniens : « Les juifs de la cité sainte sont
toujours les premiers frappés quand la mutzelim lève ses contributions arbitraires ; les avanies
91
Ibid., p. 115.
Ibid., p. 115.
93
Ibid., p. 114.
92
286
tombent sur eux avec un caractère de despotisme tout particulier, car ce pauvre peuple n’a sur
la terre aucun roi, aucun prince, aucun pouvoir qu’il puisse invoquer ; les juifs de Jérusalem
sont livrés sans défense à toutes les fantaisies de la tyrannie »94. Jean-Joseph-François
Poujoulat rapporte également une ancienne coutume grecque orthodoxe subsistant à Jaffa qui
consiste à brûler les juifs en effigie le soir du jeudi saint. La description qu’il en donne rend
compte de la folie collective que peut générer la haine du Juif en Terre sainte :
Chaque soir, pendant le carême, les petits enfans des familles grecques vont à la porte de
toutes les maisons chrétiennes, et demandent avec des cris monotones qu’on prendrait pour
une complainte, du bois ou des paras pour acheter du bois : “Donnez, donnez, disent-ils, et,
l’an prochain, vos enfants seront mariés, et leurs jours seront heureux, et vous jouirez longtemps de leur bonheur.” Le bois que sollicitent ces enfans est destiné à brûler les juifs. C’est le
soir du jeudi-saint des Grecs qu’on allume les feux, et chaque petite troupe allume le sien. On
fabrique un homme de paille avec le costume juif, et la victime en effigie est ainsi conduite
devant le feu, au milieu des clameurs et des huées. Les enfans délibèrent gravement sur le
genre de supplice auquel il faut condamner l’israélite ; les uns disent : Crucifions-le, il a
crucifié Jésus-Christ. Les autres : Coupons-lui la barbe et les bras, puis la tête ; d’autres
enfin : Fendons-le, déchirons-lui les entrailles, car il a tué notre Dieu. Le chef de la troupe,
prenant alors la parole : « Qu’est-il besoin, dit-il, de recourir à tous ces supplices ? Il y a là un
feu tout allumé, brûlons le juif. » Et le juif est jeté dans les flammes. Feu, feu, s’écrient les
enfans, ne l’épargne pas, dévore-le ; il a souffleté Jésus-Christ, il lui a cloué les pieds et les
mains ; et les enfans énumèrent ainsi toutes les souffrances que les Juifs firent endurer au
Sauveur. Quand la victime est consumée, on jette aux vents ses cendres avec des imprécations,
et puis chacun se retire, satisfait d’avoir puni le bourreau du Christ. De semblables coutumes
portent avec elles leur caractère et n’ont pas besoin d’être accompagnées de réflexions95.
Déjà, avant lui, Joseph-François Michaud avait noté : « J’ai remarqué que ce sont les Grecs
qui manifestent le plus de répugnance pour les enfants de Jacob »96.
Publié la même année que les derniers volumes de la Correspondance d’Orient, le
Voyage en Orient d’Alphonse de Lamartine se démarque sensiblement des récits précédents
dans l’accueil qu’il réserve au Yishouv. À la vue des « Juifs polonais ou allemands »97
souhaitant vivre leurs derniers jours sur les bords du lac de Tibériade, Lamartine laisse libre
cours à son admiration pour l’attachement passionné d’Israël à la terre de ses aïeux, là où
Chateaubriand et les co-auteurs de la Correspondance d’Orient n’y voient que l’entêtement
des juifs dans leurs erreurs : « Dormir dans la couche de ses pères ! Témoignages de
l’inextinguible amour de la patrie. – On le nierait en vain, – il y a sympathie, il y a affinité
entre l’homme et la terre dont il fut formé, dont il est sorti. – Il est bien, il est doux de lui
94
Ibid., p. 113.
Ibid, p. 366-367. Sur cette tradition grecque orthodoxe, voir aussi Baptistin Poujoulat, Voyage dans l’Asie
mineure, en Mésopotamie, à Palmyre, en Syrie, en Palestine et en Égypte, op. cit., t. II, p. 607.
96
Joseph-François Michaud et Jean-Joseph-François Poujoulat, Correspondance d’Orient, op. cit., t. IV, p. 338.
97
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 239.
95
287
rapporter à sa place ce peu de poussière qu’on lui a empruntée pour quelques jours. Faites que
je dorme aussi, ô mon Dieu, dans la terre et auprès de mes pères »98. Devant les ressources
naturelles dont regorge la plaine de Zabulon, laissées à l’abandon, dit-il, par des années
d’affrontements sanglants et une politique agricole défaillante99, Lamartine, s’érigeant en
« lointain précurseur du sionisme »100, envisage l’exploitation de la Palestine par une maind’œuvre juive enthousiaste et industrieuse, provenant de divers pays: « Un tel pays, repeuplé
d’une nation neuve et juive, cultivé et arrosé par des mains intelligentes, fécondé par un soleil
du tropique, produisant de lui-même toutes les plantes nécessaires ou délicieuses à l’homme,
depuis la canne à sucre et la banane jusqu’à la vigne et à l’épi des climats tempérés, jusqu’au
cèdre et au sapin des Alpes ; un tel pays, dis-je, serait encore la terre de promission
aujourd’hui, si la Providence lui rendait un peuple et la politique du repos et de la liberté »101.
Compte tenu de ses commentaires dans le Résumé politique du Voyage en Orient102 et de la
logique colonisatrice de son discours à la Chambre des Députés du 2 mai 1834103, il va de soi
que Lamartine ne prévoit l’éventuel recours aux juifs qu’en vue du développement des
intérêts français dans la région104, et non pas comme l’avènement d’un État juif
indépendant105. Mais quelles qu’aient été ses visées politiques, il est l’un des premiers
98
Ibid., p. 239.
C’est en ces termes que Lamartine présente les principaux problèmes auxquels se heurtent les provinces de
l’Empire ottoman : « L’excès de la servitude, de la ruine, de la dépopulation ; l’absence du droit de la propriété
et de transmission légale ; l’arbitraire d’un pacha, qui pèse sans cesse sur la fortune et sur la vie » (AlphonseMarie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 744-745).
100
Formule empreintée à Pierre Jourda, L’exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand, op. cit., t.
II, p. 33.
101
Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage
en Orient (1832-1833) ou Notes d’un voyageur, Londres, Edward Churton, J. B. Baillière, 1838, t. I, p. 202. Voir
également : Valérie Rivière, Jérusalem. Destin d’une métropole, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 130-131. Au sujet
de la formule « une nation neuve et pure », voir l’édition critique de Sarga Moussa : Alphonse-Marie-Louis de
Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 223.
102
« Les Turcs, par un vice irréformable de leur administration, de leurs mœurs, sont incapables de gouverner
l’Europe et l’Asie, ou l’une ou l’autre de ces contrées. Ils l’ont dépeuplée, et se sont suicidés eux-mêmes par le
lent suicide de leur gouvernement. […] L’Europe, réunie dans un but conservateur et civilisateur de l’espèce
humaine, a incontestablement la faculté de régler le sort de l’Asie. C’est à elle à s’interroger et se demander si
cette faculté ne lui donne pas aussi un droit, et si même elle ne lui impose pas un devoir. Quant à moi, je suis
pour l’affirmative. Il n’y a pas un coup de canon à tirer, pas une violence, pas une expropriation, pas un
déplacement de population, pas une violation de religion ou de mœurs à autoriser. Il n’y a qu’une résolution à
prendre, une protection à promulguer, un drapeau à envoyer ; et, si vous ne le faites pas, il y a pour l’Europe
vingt années de guerres inutiles, et pour l’Asie, anarchie, ruine, stagnation et dépopulation sans terme. Dieu a-t-il
offert à l’homme ce magnifique domaine de la plus belle partie du monde pour le laisser stérile, inculte, ou
ravagé par une éternelle barbarie ? » (Alphonse-Marie-Louis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p.
745-746).
103
La France parlementaire (1834-1851). Œuvres oratoires et écrits politiques de Lamartine, éd. Louis Ulbach,
Paris, A Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1864, t. I, p. 66.
104
Voir notamment, à ce sujet : Michelle Raccagni, « The French Economic Interests in the Ottoman Empire »,
International Journal of Middle East Studies, 1980, 11, 3, p. 359; Edward W. Saïd, « The Idea of Palestine in the
West », MERIP Reports, 1978, 70, p. 4.
105
Le Résumé politique du Voyage en Orient se termine par la description d’un projet de « régénération » de
l’Asie dans lequel les diverses minorités ethniques et religieuses de la Sublime Porte – les juifs y compris –,
placées sous le protectorat des puissances européennes et bénéficiant d’une « indépendance relative », agiront
99
288
observateurs occidentaux ayant voyagé en Orient au début du XIXe siècle à se prononcer
positivement pour l’implantation des juifs en Palestine, sans que celle-ci ne s’inscrive dans le
cadre de leur conversion ultérieure au christianisme106. En revanche, Jean-Joseph-François
Poujoulat, lui, se déclare fermement hostile à l’établissement de ce qu’il appelle un « nouveau
royaume israélite »107. Dans un article publié dans la Quotidienne du mois d’août 1840, il
invoque principalement des motifs religieux : les juifs sont dispersés et persécutés pour avoir
tué le Messie; leur déchéance sert de leçon aux autres peuples et les fortifie dans leur foi en
Jésus :
Ces jours-ci, il a couru dans la presse un étrange projet, celui de faire de la Syrie une
principauté indépendante et de mettre les juifs à la tête du nouveau royaume. […] Nous
comprenons qu’une pareille idée soit venue à l’esprit de ces juifs opulents, de ces grands
personnages israélites qui, à Paris, à Londres ou à Vienne, parlent du haut de leurs comptoirs
comme du haut d’un trône, et sont néanmoins condamnés à subir le mystérieux destin de la
race déicide ; il en coûte, nous en convenons, lorsqu’on peut tirer de son or une sorte de
royauté toute-puissante, de se voir en même temps jeté dans le monde social comme des
débris errants qui ne peuvent ni s’arrêter ni se relever ; il en coûte d’être placé dans le monde,
comme je ne sais quel formidable miracle toujours vivant, et qui redit de siècle en siècle un
châtiment inouï dans l’histoire humaine. Mais les Israélites ne reconstruiront pas leur
nationalité, semblables à Julien, qui ne put rebâtir le temple condamné par les divines
Écritures à rester dans la poussière108.
En Palestine, écrit Jean-Joseph-François Poujoulat, la responsabilité des juifs dans la
crucifixion du Christ les rend encore plus détestables aux yeux de leurs voisins :
ensemble pour le développement économique et social des anciennes provinces ottomanes (Alphonse-MarieLouis de Prat de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 744-745).
106
Nous pourrions citer ici le cas de la proclamation de Napoléon au peuple juif. Un mois après le début du siège
d’Acre, Napoléon aurait adressé une proclamation (datée du 20 avril 1799) aux « Israélites, nation unique que,
durant des millénaires, la soif de conquête et la tyrannie ont pu dépouiller uniquement de sa terre ancestrale mais
non point de son nom ni de son existence nationale » dans laquelle le futur empereur s’engageait à offrir aux
juifs le « patrimoine d’Israël ». L’authenticité de ce document, dont la version originale en français demeure
introuvable, est contestée par de nombreux historiens. Néanmoins, ce qu’il y a de sûr, c’est que certaines
sources, comme le Moniteur du 22 mai 1799, font allusion à une telle proclamation : « Constantinople.
Bonaparte a fait publier une proclamation dans laquelle il invite les juifs de l’Asie et de l’Afrique à venir se
ranger sous ses drapeaux pour rétablir l’ancien royaume de Jérusalem ; il en a déjà armé un grand nombre et ses
bataillons menacent Alep » (cité dans Richard Ayoun, Les Juifs de France. De l’émancipation à l’intégration
(1787-1812), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 147). À lire la fin du texte, on serait tenté de réduire l’affaire à une
simple opération de propagande visant à rassembler les populations juives de l’Empire ottoman (dont le nombre
était difficilement estimable à l’époque) sous la bannière tricolore, déstabilisant ainsi la Porte de l’intérieur. Que
cette proclamation ait ou non réellement existé, l’idée de créer, sous l’égide de la France, un État juif en
Palestine est restée sans suite, les autorités françaises n’ayant pris aucune initiative en ce sens au cours du XIXe
siècle. À ce sujet, voir : Henry Laurens, « Le Projet d’État juif attribué à Bonaparte », Revue d’Études
Palestiniennes, 1989, 33, p. 69-83 ; A. S. Yahuda, « Conception d’un État Juif par Napoléon », Évidences, 1951,
3, 19, p. 3-8. Pour le texte intégral de la proclamation, on peut notamment se reporter à Renée Neher-Bernheim,
La vie juive en Terre sainte. 1517-1918, op. cit., p. 151-152.
107
Cité dans Baptistin Poujoulat, Voyage dans l’Asie mineure, en Mésopotamie, à Palmyre, en Syrie, en
Palestine et en Égypte, op. cit., t. II, p. 606.
108
Ibid., p. 604-605
289
Et d’ailleurs, les juifs de notre temps ont bien mal choisi la contrée où la puissance pourrait
reparaître au soleil ; ils ne savent donc pas à quel degré d’abaissement sont tombés les
Hébreux en Orient, surtout en Syrie ? Le voisinage du Calvaire a redoublé la violence de la
haine, du mépris des chrétiens pour les juifs, et le musulman lui-même les poursuit
incessamment de ses outrages ! L’horreur du plus grand des crimes pèse sur leurs têtes comme
une éternelle malédiction, et dans toutes les cités d’Orient, c’est le quartier le plus impur qui
leur est accordé pour demeure. Dans cette ville de Jérusalem, qui deviendrait la métropole du
nouveau royaume israélite, les juifs sont relégués parmi les immondices et les décombres. […]
Ils vivent ainsi tristement et silencieusement entre l’énergique aversion des chrétiens, qui leur
reprochent l’immolation d’un Dieu, l’aversion des musulmans, qui leur reprochent
l’immolation d’un saint prophète, et l’humble sépulture qui les attend au pied du mont des
Olives109.
Il met en évidence ce qu’il considère comme l’aversion innée que chrétiens et musulmans ont
pour les juifs :
Et pour achever ces observations, qui oserait, dites-moi, entreprendre de soumettre le Liban
catholique à la nation juive ? Quelle puissance humaine forcerait ces deux cent cinquante
mille montagnards à devenir les sujets de ceux qu’ils regardent comme les bourreaux du Juste
au pied de qui ils s’agenouillent pieusement tous les jours ? Chrétiens et musulmans ne
courberaient jamais la tête devant un tel pouvoir, et pour qu’un royaume israélite pût s’établir
en Syrie, il faudrait que ce pays commençât par devenir un complet désert110.
À la place d’un « royaume israélite », Jean-Joseph-François Poujoulat conçoit plutôt la
création d’une principauté chrétienne, chargée d’une mission « civilisatrice » auprès des
autochtones :
Ce n’est ni aux juifs ni aux musulmans qu’est réservé le pays de Syrie, berceau et tombeau de
celui qui a des autels partout où il y a des hommes : la Syrie appartient au christianisme, et
lorsqu’il s’agira sérieusement de faire de cette contrée une principauté indépendante, les
intérêts de la politique européenne et de la civilisation orientale nous commanderont d’y
établir un royaume chrétien. Tôt ou tard, par la seule force des idées vraies, par la seule
puissance de la logique et de la raison éternelle, Jérusalem et la Palestine sortiront de leurs
ténèbres et de leur servitude ; les lieux qui parlent si vivement au cœur de toutes les nations de
l’Europe seront remis en honneur ; un large foyer de civilisation se rallumera sur cette terre
d’où la croix a projeté ses rayons lumineux vers tous les points de l’univers ; un royaume en
Palestine, placé sous la garde de toutes les puissances d’Occident, destiné à rester neutre dans
les questions politiques qui peuvent agiter le monde, mais destiné à porter toujours bien haut
la croix, drapeau de gloire, de lumière et de liberté, serait un facile et merveilleux moyen de
civilisation au milieu de cet Orient dont on veut renouveler la face111.
109
Ibid., p. 605-606
Ibid., p. 608. Thèse que reprendra notamment l’abbé Pierre, qui entreprit un voyage en Palestine en 1856 :
« Ressusciter un royaume juif serait la tentative la plus impie, la plus impossible, la plus impopulaire. Il
n’appartient à personne de ressusciter le passé : le Christ est venu et ne saurait plus mourir. […] À cette
nouvelle, on verrait se lever comme un seul homme, avec le même instinct de résistance et de répulsion, l’Église
catholique dans le monde entier, l’Islamisme de l’Orient et de l’Occident, le schisme moscovite et toutes les
sectes chrétiennes » (François Pierre, Constantinople, Jérusalem et Rome, op. cit., t. II, p. 303).
111
Baptistin Poujoulat, Voyage dans l’Asie mineure, en Mésopotamie, à Palmyre, en Syrie, en Palestine et en
Egypte, op. cit., t. II, p. 609
110
290
Quant à Baptistin Poujoulat, se rendant à son tour en Palestine en 1837, il souligne la
nécessité de soulager les souffrances de la judaïcité palestinienne : « Qu’on ne croie pas que
nous applaudissions aux outrages auxquels sont livrés journellement en Palestine les
malheureux Israélites ! Nous voudrions pouvoir diminuer leurs maux, et nous avons fait des
réclamations auprès des cheik-el-beled ou maire des villages de la Galilée et de la
Samarie »112. Ce qui ne l’empêche pas d’insister sur le caractère prophétique de leurs
tourments : « Tout ce qui arrive aux Juifs leur a été annoncé par les anciens oracles ; la
vengeance d’en haut a éclaté sur la race déicide ! Leur condamnation est écrite à chaque page
du livre saint, qu’ils gardent mystérieusement dans leurs mesquines synagogues »113. Ou
encore : « […] mais ce profond abîme de misère dans lequel sont tombés les juifs de ce pays,
doit être signalé par le voyageur : il faut bien montrer que Dieu a eu raison ! »114. Baptistin
Poujoulat s’élève avec force contre l’aveuglement des juifs : « Et la malédiction qui pèse sur
leur tête depuis dix-huit siècles ne les épouvante pas ! Ils espèrent, ils espèrent toujours ! Ils
vont se placer une fois par mois sur le mont de Béthulie, pour voir si le Messie ne vient
pas ! »115. Et comme s’il s’adressait à eux directement : « Ô juifs ! hommes à tête dure,
incirconcis de cœur et d’oreilles ! Le Messie n’est-il donc pas celui qui est adoré aujourd’hui
par tant de millions d’hommes dans les basiliques, dans les chapelles, sous la hutte du
sauvage aux dernières limites de l’univers connu ? »116
III – Le Juif à l’aube du sionisme
En 1841, sous la pression de l’Angleterre, Méhémet-Ali cède la Syro-Palestine à la
Sublime Porte. Durant les trente années qui suivent, la région connaît une réorganisation
administrative de grande envergure. Dans un premier temps, le vilayet (province) de Syrie est
créé, Damas en devient le chef lieu. Les trois sandjaks (districts) palestiniens (Naplouse, Acre
et Jérusalem) sont intégrés dans cette nouvelle entité. En 1887, Constantinople décide de
diviser la Syrie en deux vilayets, ceux de Damas et de Beyrouth. Le sandjak de Jérusalem,
quant à lui, accède au rang de mutasarriflik (sous-gouvernorat) indépendant, placé
112
Ibid., p. 449-450.
Ibid., p. 449.
114
Ibid., p. 450.
115
Ibid., p. 448.
116
Ibid., p. 448.
113
291
directement sous l’autorité du sultan117. Dès la chute de Méhémet-Ali, et en particulier après
la Guerre de Crimée, la Palestine s’engage aussi dans un effort réformateur interne (les
Tanzimat), qui passe notamment par l’ouverture des consulats européens118, l’instauration
d’une fiscalité équitable et par l’octroi du droit de propriété aux sujets non-ottomans119.
Il s’agit d’une période particulièrement riche en changements pour le Yishouv. Primo,
les juifs d’origine étrangère peuvent désormais, en cas de conflits, se placer sous la protection
de leurs représentations diplomatiques et consulaires. C’est le cas des juifs « Moghrabi »
d’Algérie, émigrés au Levant depuis les années 1820, qui, à la suite de la conquête de leur
pays par les troupes du comte de Bourmont (1830), réclament la protection française120.
Secundo, entre 1850 et 1880, le Yishouv connaît une croissance démographique significative,
alimentée surtout par l’immigration en provenance de l’Europe orientale, passant de douze
mille à vingt mille âmes121. Les nouveaux arrivants s’installent principalement à Jérusalem,
qui compte dans les années 1875-1880 trente mille individus (contre huit à dix mille
personnes au début du XIXe siècle)122, dont plus de quatorze mille juifs123 (alors qu’ils étaient
aux alentours de six mille en 1850124). Le reste de la population juive réside à Safed et à
Tibériade, dans lesquelles les juifs sont majoritaires depuis les années 1840, ainsi que
quelques familles à Jaffa, Hébron, Acre et à Haïfa125. À partir des années 1880, une nouvelle
vague d’immigration (1882-1903), composée pour la plupart de juifs russes fuyant les
pogroms tsaristes, viendra bouleverser la répartition entre Sépharades et Ashkénazes, ces
117
Benny Morris, Victimes. Histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, Paris, Complexe, 2003, p. 21. Voir
également Henry Laurens, La question de Palestine, tome premier. 1799-1921. L’invention de la Terre sainte,
op. cit., p. 68.
118
Grande-Bertagne (1838), Prusse (1842), France (1843), Autriche (1849), Russie (1858).
119
Butrus Abu-Manneh, « Jerusalem in the Tanzimat period, the New Ottoman Administration and the
Notables », Die Welt des Islam, 1990, 30, p. 1-44; Roger Heacock, « La Palestine dans les relations
internationales 1798-1914 », De Bonaparte à Balfour. La France, l’Europe occidentale et la Palestine. 17991917, op. cit., p. 36-37.
120
Rina Cohen, « Les Juifs Moghrabi en Palestine (1830-1903). Les enjeux de la protection française », Archives
Juives, 2005, 38, 2, p. 28.
121
Roger Pérennès, La Palestine et la décadence de l’Empire ottoman, 1820-1920, op. cit., p. 168. Signalons
toutefois que la proportion des juifs dans l’ensemble de la population palestinienne demeure très faible tout au
long de la seconde moitié du XIXe siècle : dix mille juifs sur trois cent mille âmes en 1820, douze mille sur trois
cent cinquante mille en 1850, vingt mille sur quatre cent cinquante mille en 1878 (Ibid., p. 168), cinquante-cinq
mille sur six cent onze mille entre 1899-1900 (Georges Bensoussan, Une histoire intellectuelle et politique du
sionisme, 1860-1940, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2002, p. 173).
122
Yehoshua Ben-Arieh, « The population of the large towns in Palestine during the first eighty years of the
nineteenth century, according to Western sources », Studies on Palestine during the Ottoman period, op. cit., p.
53. On peut aussi consulter les chiffres mentionnés dans Roger Pérennès, La Palestine et la décadence de
l’Empire ottoman, 1820-1920, op. cit., p. 137.
123
Eugène-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage au pays du passé, op. cit., p. 143.
124
Renée Neher-Bernheim, La vie juive en Terre sainte. 1517-1918, op. cit., p. 204.
125
Yehoshua Ben-Arieh, « The population of the large towns in Palestine during the first eighty years of the
nineteenth century, according to Western sources », Studies on Palestine during the Ottoman period, op. cit.,
p.49-69.
292
derniers devenant majoritaires en Palestine – une tendance qui se confirmera par la suite126. À
l’époque de cette aliyah (immigration), la population juive dans certaines agglomérations
s’accroît considérablement, s’élevant dans la dernière décennie du XIXe siècle à quarante
mille âmes environ pour la seule ville de Jérusalem, sur un total de cinquante-sept mille
habitants127. Tertio, la fin de la domination égyptienne en Syro-Palestine marque le début de
la mobilisation des mécènes israélites et la naissance d’un mouvement national juif. En 1839,
le financier britannique Moses Montefiore entreprend un voyage de deux mois en Palestine,
accompagné de son épouse Judith. Celle-ci tient un journal, qui sera publié posthumément en
1890 sous le titre de Diaries of Sir Moses and Lady Montefiore, donnant ses impressions sur
la Terre sainte et l’état du Yishouv128. De retour en Europe, Moses Montefiore commence à
œuvrer activement pour le salut de ses coreligionnaires palestiniens en leur versant des
sommes d’argent importantes destinées aux travaux de rénovation et à l’approvisionnement
en produits de première nécessité. Pour pallier l’insalubrité qui règne dans Jérusalem, il
construit, en 1861, les premiers logements juifs en dehors des murailles de la vielle ville.
Baptisées Mishkenot Sha’ananim129, ces habitations ne remporteront qu’un succès modéré
auprès de la population juive en raison de fréquentes attaques bédouines130. Fondée en 1860
en France, dans le sillage de l’affaire de Damas (1840) – sur laquelle nous reviendrons
ultérieurement – et la conversion forcée au catholicisme du jeune Edgardo Mortara (1858)131,
126
Le recensement réalisé par Moses Montefiore en 1839 évalue la communauté juive de Jérusalem à trois mille
âmes, dont près de deux mille cinq cents sont Séfarades (Usiel O. Shmelz, « The Demography of Jerusalem
Jews », Studies on Palestine during the Ottoman period, op. cit., p. 120). D’après Yehoshua Ben-Arieh, environ
dix-sept mille juifs vivent à Jérusalem en 1880, soit neuf mille Ashkénazes et huit mille Séfarades (cité dans
Renée Neher-Bernheim, La vie juive en Terre sainte. 1517-1918, op. cit., p. 198).
127
G. Robinson Lees, Jerusalem Illustrated, Londres, Gay & Bird, 1893, p. 27-28.
128
Elle déplore notamment l’indigence dans laquelle vivent les juifs de Safed et de Tibériade, sévèrement
touchés par le tremblement de terre de 1837 (« Un voyage en Palestine », L’Univers israélite, 1844-1845, p.
108). Mais parallèlement à ce tableau pour le moins sombre, le journal rend compte d’une vie communautaire
chaleureuse et intense : « La synagogue [de Safed] était richement éclairée et ornée de guirlandes de lauriers.
[…] On m’a donné à porter un cierge, et je marchais sous le baldaquin immédiatement après le vénérable rabbin
qui tenait le saint rouleau, tandis que les assistants continuaient leurs danses et leurs chants. […] Tout ce
spectacle doit être considéré comme la véritable fête de la loi ; c’était la béatitude de la sainteté au milieu de la
plus profonde affliction » (Ibid., p. 108-109).
129
D’autres quartiers juifs extra-muros verront le jour tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle. Citons,
par exemple : Mahané Yisrael (1867), Nahalat Shiva (1869), Méa Shéarim (1874), Even Yisrael (1875),
Mazkeret Yisrael (1875), Mazkeret Moshé (1883), Ohel Moshé (1883), Zichron Tuvya (1890), Ezrat Yisrael
(1892) et Even Yehoshua (1893). Pour la liste complète de ces habitations, voir Anne Grynberg, Vers la terre
d’Israël, Paris, Gallimard, Coll. Découvertes Gallimard, 1998, p. 24.
130
Yehoshua Ben-Arieh, « The Growth of Jerusalem in the Nineteenth Century », Annals of Association of
American Geographers, 1975, 65, 2, p. 265 ; Julian Landau, « Mishkenot Sha’ananim : from alms house to
cultural centre – Jerusalem’s first building outside the Old City’s wall », Ariel, 1996, 102, p. 64-80.
131
Sur l’« affaire Mortara », voir : Marcel Bernos, « Le baptême d’enfants juifs : un cas de conscience pour les
théologiens », Identités juives et chrétiennes. France méridionale XIVe-XIXe siècle, éd. G. Audisio, R. Bertrand,
M. Ferrières et Y. Grava, Marseille, Publications de l’Université de Provence, 2003, p. 113-123 ; Michel
Winock, « Louis Veuillot et l’antijudaïsme français lors de l’affaire Mortara », Les racines chrétiennes de
l’antijudaïsme politique (fin XIXe-XXe siècle), éd. C. Brice et G. Miccoli, Rome, École française de Rome, 2003,
p. 79-88.
293
l’Alliance israélite universelle lance un vaste projet de création d’écoles dans le Bassin
méditerranéen censées servir de base à la « régénération » de la judaïcité orientale132. En
1870, à l’initiative de Charles Netter (1826-1882), l’un des fondateurs de l’Alliance, s’ouvre
dans la bande côtière de Palestine l’école agricole de Mikveh-Israël, considérée comme un
préalable indispensable à l’installation de moshavot (colonies agricoles juives) durables et
autosuffisantes133. Outre ce premier centre de formation agricole, l’Alliance – s’inspirant en
grande partie du système éducatif français – crée des écoles primaires et professionnelles à
Haïfa (1881 et 1895), Jérusalem (1882), Jaffa (1892 et 1894)134, Safed (1897) et Tibériade
(1897). Les responsables de ces établissements, sur la base de l’intégration « réussie » des
juifs de France, voient dans l’action éducative l’un des moyens les plus efficaces pour
améliorer la position culturelle et sociale de la jeunesse juive de Palestine. Le Bulletin de
l’Alliance fait ainsi remarquer au sujet de l’avenir des élèves, en l’occurrence ceux de sexe
féminin : « Les jeunes filles sont plus facilement que les garçons accessibles aux idées que
leur apporte l’enseignement européen et, avec elles, la civilisation occidentale pénètre mieux
au sein de la famille. Les jeunes filles formées par l’Alliance seront plus tard de bonnes
ménagères ; elles auront contracté des habitudes d’ordre, de propreté et d’économie
domestique ; elles pourront surveiller à leur tour l’éducation de leurs enfants et les conduire
dans la voie du progrès »135. Et de conclure : « Le Comité Central s’applique donc à fonder
des écoles de filles partout où il a ouvert autrefois des écoles de garçons »136. D’autres
philanthropes occidentaux œuvrent pour l’instruction et l’éducation des enfants juifs du
Yishouv. Nous ne donnerons ici que deux exemples137. En 1854, Albert Cohen (1814-1877)
prend en charge pour le compte de James de Rothschild la construction d’institutions scolaires
et médicales en Palestine138. La même année, l’autrichienne Elise von Hertz-Lämel (17881868) obtient des fonds pour la création d’une école de garçons à Jérusalem139. Au cours du
132
Esther Benbassa, « L’Alliance israélite universelle et les projets juifs en Palestine », De Bonaparte à Balfour.
La France, l’Europe occidentale et la Palestine. 1799-1917, op. cit., p. 391.
133
Jonathan Pensler, « Les influences de la France sur la colonisation agricole juive en Erets Israël, 1870-1914 »
(hébreu), Katedra, 1991, 62, p. 54-56. Sur la fondation de Mikveh-Israël et son rôle dans la colonisation juive de
Palestine, voir aussi Georges J. Weill, « Les débuts de la colonisation en Palestine: le rôle de Mikveh-Israël de
1870 à 1914 », Aspects du sionisme, 1982, p. 78-84.
134
Sur l’école de Jaffa, voir notamment l’article de Jean-Marie Delmaire, « L’école de Jaffa. Un grand projet
hébraïque de l’Alliance israélite Universelle », Tsafon, 1999, 37, p. 49-66.
135
Bulletin de l’Alliance israélite universelle, deuxième série, 8, 1er semestre 1884, p. 30.
136
Ibid., p. 30.
137
Pour une analyse plus détaillée de la création d’écoles juives en Palestine, voir Kurt Grunwald, « Jewish
Schools under Foreign Flags in Ottoman Palestine », Studies on Palestine during the Ottoman period, op. cit., p.
164-174.
138
Ran Aaronsohn, Rothschild and Early Jewish Colonization, Jérusalem, The Hebrew University Magnes Press,
2000, p. 54; Shifra Shvarts, « The Development of Mother and Infant Welfare Centers in Israel, 1854-1954 »,
Journal of the History of Medicine, 2000, 55, p. 400.
139
Henrietta Szold, Recent Jewish Progress in Palestine, Manchester, Ayer Publishing, 1977, p. 28, 124.
294
dernier tiers du XIXe siècle, une trentaine de moshavot voient le jour en Palestine. Parmi les
plus importantes, nous citerons celles de Petah Tikvah (1878), Rosh Pinnah (1882), Rishon
LeZion (1882), Zichron Yaakov (1882), Ekron (1883), Yessod Ha’maala (1884), Gederah
(1884), Nes Ziyyonah (1887-1888), Bat Shelomo (1889), Rehovot (1890), Haderah (1891) et
Metullah (1896)140. Bien que différentes associations (Bilu, B’nai B’rith, Hibbat Zion,
Hovevei Zion, Jewish Colonization Association, etc.) ou personnalités du monde juif (surtout
les Rothschild) soient à l’origine de leur fondation, toutes sont présentées comme la meilleure
façon de s’affranchir du support des bienfaiteurs occidentaux – il s’agit de l’idéal de l’homme
libre travaillant la terre de ses ancêtres et jouissant du fruit de son labeur – et d’alléger la forte
croissance démographique que connaissent les principales agglomérations palestiniennes (à la
suite des vagues successives d’immigration de la fin du siècle)141. Laissons parler l’article
suivant, paru dans les Archives israélites au mois de mai 1887, dont l’auteur reprend le
discours propagandiste d’une région délaissée, devenue inculte : « Après avoir été pendant
des siècles une terre d’une richesse prodigieuse où, suivant l’expression originale de la Bible,
le lait et le miel coulaient à pleins bords, la Palestine a connu des jours plus tristes et a vu ses
vallées en friches, ses vignobles desséchés, et la désolation la plus morne succéder dans ses
plaines et sur ses collines aux éclats joyeux des moissonneurs »142. Se pose alors la question
de l’éventuelle renaissance de la Terre sainte : « Recouvrera-t-elle un jour cette prospérité
agricole qui faisait l’envie des peuples voisins et son sol jadis si fertile pourra-t-il de nouveau
donner en abondance du pain à ses habitants ? C’est le secret de Dieu »143. Les agriculteurs
juifs, dit-il, se sont attelés à la tâche, consacrant toute leur énergie pour que le pays retrouve
sa splendeur d’antan : « Mais on ne saurait méconnaître les efforts qui sont tentés pour
redonner un peu de vie à cette nature qui sommeille dans les entrailles de la Palestine, et il est
agréable de constater que ce sont des Juifs, les descendants des anciens agriculteurs, qui se
sont attachés à cette œuvre de régénération matérielle de la Terre sainte »144. Dans la même
ligne, A. L. Ben-Am loue les efforts déployés par les colons juifs pour le « renouveau » de la
Palestine : « Mais les dernières quinze années ont vu une partie, bien faible, il est vrai, de la
Terre-Sainte, renaître de ses cendres. Les deux à trois mille colons, grâce à l’intervention d’un
homme de cœur, aux sentiments hautement israélites, ont transformé un sol sablonneux et, en
140
Pour la liste complète des colonies agricoles créées en Palestine dans les années 1882-1914, voir Yossi BenArtzi, Early Jewish Settlement Patterns in Palestine, 1882-1914, Jérusalem, The Hebrew University Magnes
Press, 1997, p. 61-64.
141
Ran Aaronsohn, « Stages in the Establishment and Development of the Moshavot During the First Aliyah »
(hébreu), The Book of the First Aliyah, éd. Mordechai Eliav, Jérusalem, Yad Izhak Ben-Zvi, 1981, p. 25-84.
142
« Colonies juives dans la Palestine », Archives israélites, 1887, t. XLVIII, p. 157.
143
Ibid., p. 157.
144
Ibid., p. 157.
295
apparence stérile, en vignes et jardins d’une richesse et d’une abondance qui étonnent et
émerveillent »145. Son plaidoyer s’achève par une condamnation sans appel de ceux qui
continuent de vivre de la charité d’autrui : « Devant ces résultats du travail, l’esprit de nos
hommes publics se révolte encore davantage à la vue de la population des villes qui ne vit et
ne veut vivre que de charité. Doivent être rayés des listes [de la haluka] aussi tous ceux qui ne
sont pas établis à Jérusalem au moins depuis cinq ans et toute la population capable de
travailler, dès l’âge de dix-huit jusqu’à cinquante ans »146. Les moshavot contribuent à
conférer une dimension concrète, du moins partiellement, à l’idéologie du mouvement
sioniste qui préconise, à la fin du XIXe siècle, la constitution d’un État juif en Palestine dans
le cadre d’une démarche politique, juridique et volontariste147 – le sionisme n’étant au fond
que l’expression profane des attentes messianiques, celles qui portent sur le rassemblement du
peuple juif en Terre sainte et la reconstruction du Temple après la venue du Messie148. Dans
der Judenstaat (1896), le père du sionisme politique Theodor Herzl (1860-1904) fait observer
que, vu la persistance des stéréotypes antijudaïques (ressurgis avec force lors de l’affaire
Dreyfus), l’assimilation de la judaïcité européenne ne peut être la solution à la question
juive149. Seule la création d’un État juif, dont la population ne dépendra plus du bon vouloir
de tel ou tel pays d’accueil, sera en mesure de la résoudre : « Nous sommes un peuple et c’est
l’ennemi qui nous y contraint malgré nous, ainsi que cela a toujours été le cas dans l’histoire.
C’est dans notre détresse que nous nous assemblons et que, soudain, nous découvrons notre
force. Oui, nous avons la force de créer un État, un véritable État-modèle. Nous disposons de
tous les moyens matériels et humains nécessaires à cette tâche »150. L’État des juifs se termine
par ces mots : « On pourrait croire qu’il s’agit là d’une entreprise bien lointaine. Dans le
meilleur des cas, la création de l’État se fera attendre des années encore. Entre-temps, les
Juifs, en bien des endroits, seront raillés, insultés, battus, pillés ou même tués. Mais, si nous
commençons la réalisation de notre plan, l’antisémitisme s’arrêtera immédiatement et partout.
La paix sera conclue »151. En septembre 1897, lors de la réunion du premier Congrès sioniste
à Bâle en Suisse, est créée l’Organisation sioniste mondiale. Theodor Herzl note dans son
journal : « Si je veux résumer le congrès de Bâle d’un mot – que je me garderai de prononcer
en public – je dirai ceci : à Bâle, j’ai fondé l’État juif. Si je disais cela aujourd’hui à haute
145
A. L. Ben-Am, « La chaloukah », Archives israélites, 1895, t. LVI, p. 139.
Ibid., p. 139-140.
147
Sur ce point, on peut consulter Georges Bensoussan, Une histoire intellectuelle et politique du sionisme,
1860-1940, op. cit., p. 159-172.
148
Voir notamment : Isaïe 43 : 5-6 ; Ézéchiel 37 : 21-28.
149
Theodor Herzl, L’État des juifs. Suivi de Essai sur le sionisme : de l’État des Juifs à l’État d’Israël par
Claude Klein, Paris, La Découverte, 2003, p. 33-34, 39.
150
Ibid., p. 40.
151
Ibid., p. 103.
146
296
voix, je déclencherais un rire universel. D’ici cinq ans peut-être, cinquante ans sûrement,
chacun le comprendra. […] J’ai amené les gens, progressivement, à un état d’esprit favorable
à l’État, et leur ai inculqué le sentiment qu’ils constituaient l’assemblée nationale »152.
Ayant pris connaissance de l’expansion de l’ancien Yishouv après la restauration de
l’autorité de Constantinople, on peut dès lors s’interroger : quelle est, à cette époque, l’image
du Juif et du judaïsme dans les textes viatiques en Terre sainte ? Dans l’ensemble, on constate
que le thème du châtiment céleste pesant sur le « peuple déicide » continue d’être une source
privilégiée d’inspiration pour les voyageurs de langue française. Alors que dans les récits du
début du XIXe siècle, on l’a vu, la vallée de Josaphat se présente comme l’incarnation la plus
palpable du malheur des juifs, c’est le Kotel ha’maaaravi (mur occidental), dernier vestige de
l’enceinte du Temple hérodien, surnommé « mur des Lamentations » ou « mur des Pleurs »,
qui prend une dimension hautement significative durant la seconde moitié du siècle. Selon
Guy Jucquois et Pierre Sauvage, auteurs de L’invention de l’antisémitisme racial (2002), le
Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre-Sainte du frère Liévin de
Hamme, dont la première édition remonte à 1869, a une part de responsabilité dans l’intérêt
croissant accordé au Mur153. Examinons cela de plus près.
Né en 1822 à Hamme-lez-Termonde dans la province de Flandre orientale, ce moine
franciscain est envoyé par ses supérieurs en Palestine en 1859. Pendant plus de vingt-cinq ans,
le frère Liévin accompagne les pèlerins et autres curieux souhaitant se rendre aux Lieux
saints. Le portrait qu’en fait J. Foulhouze témoigne de l’impression profonde que ce religieux
produisait sur ceux qui le côtoyaient : « Ce vénérable religieux, qui doit être désormais notre
guide, est un beau vieillard de soixante et quelques années. Sa barbe blanche et sa haute taille
lui donnent un air très respectable. Enfant de saint François, il porte la bure des Franciscains
de Terre-Sainte. Belge de naissance, Français par le cœur, arabe quand il le faut, habitant la
Palestine depuis plus de trente ans, il connaît à merveille la Galilée et la Judée »154. Ou chez
Léonie de Bazelaire : « Il est très intéressant de causer avec cet excellent religieux et de le
questionner sur une foule de détails. Encyclopédie vivante de la terre sainte, conducteur
infatigable des caravanes, malgré ses soixante-cinq ans, partout où il y a une difficulté
152
Theodor Herzl, Journal 1895-1904, le fondateur du sionisme parle, éd. Roger Errera, Paris, Calmann-Lévy,
1990, p. 155.
153
Guy Jucquois et Pierre Sauvage, L’invention de l’antisémitisme racial. L’implication des catholiques français
et belges (1850-2000), op. cit., p. 249-264.
154
J. Foulhouze, En pèlerinage. Rome, Terre-Sainte, Égypte et Provence, op. cit., p. 92.
297
historique, il est là, prêt à l’éclaircir avec des arguments irréfutables »155. L’enseignement que
le frère Liévin tire de ses activités d’accompagnateur l’incite à rédiger l’un des premiers
guides modernes sur la Palestine et ses environs156. « Bien souvent », note-t-il dans l’avantpropos à son ouvrage, « des pèlerins éclairés m’ont engagé à publier mes notes et à en faire un
Guide Itinéraire de la Palestine, dans lequel on trouverait, joint à la description des
Sanctuaires et des lieux historiques, une indication des routes, des moyens méthodiques de
faire les excursions, de la manière de parcourir ces contrées en partie inconnues »157. Après
avoir reçu un accueil très favorable dans les pays d’expression française158 – où il fera l’objet
de pas moins de trois rééditions au cours du XIXe siècle159 –, l’ouvrage connaît de multiples
traductions, notamment en anglais160. Or, c’est en grande partie grâce au succès remporté par
le Guide que le Mur parvient à s’imposer comme une étape incontournable lors d’un séjour à
la cité sainte. En effet, dans l’introduction à la cinquième excursion à Jérusalem, intitulée
« Pleurs des Juifs », le frère Liévin écrit : « Tous les vendredis de l’année sauf celui qui fait
partie de la Fête des Tabernacles, les Juifs les plus dévots se rendent dans l’après-midi, […]
au mur Ouest de l’enceinte de la mosquée d’Omar, ancien reste de l’enceinte du temple de
Salomon, pour prier et pleurer leurs péchés, ainsi que les maux qui les accablent depuis près
de dix-neuf siècles »161. Le ton est donné : si les juifs se réunissent au pied de l’esplanade des
mosquées, c’est pour se souvenir de leurs « péchés » et implorer le pardon de Dieu. Un bref
examen des autres excursions indique que le circuit de découverte du Mur se situe entre ceux
de la Voie douloureuse et du Saint-Sépulcre, d’une part, et du Dôme du Rocher, de l’autre.
155
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 75.
Parmi les autres guides célèbres, figurent les quatre suivants : John Murray, A Handbook for Travellers in
Syria and Palestine; including an account of the geography, history, antiquities, and inhabitants, Londres, 1858,
363 p.; Adolphe Joanne et Émile Isambert, Itinéraire descriptif, historique et archéologique de l’Orient: Malte,
la Grèce, la Turquie d’Europe, la Turquie d’Asie, la Syrie, la Palestine, l’Arabie Pétrée, le Sinaï et l’Égypte,
Paris, L. Hachette, 1861, 1104 p. ; Karl Baedeker, Palästina und Syrien, Leipzig, K. Baedeker, 1875, Thomas
Cook, Cook’s Tourists’ Handbook for Palestine and Syria, Londres, Thomas Cook & Son, Simpkin, Marshall &
Co., 1876, 482 p.
157
Liévin de Hamme, Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre-Sainte, op. cit., p. xi.
158
Notons les exemples suivants : Bulletin de la Société de géographie (France), 1876, t. XII, p. 70 ; Revue
archéologique (France), 1877, t. XXXIV, p. 366 ; Revue canadienne, 1872, t. IX, p. 615 ; Léonie de Bazelaire,
Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 44, 154 ; Jean-Augustin Bost, Souvenirs d’Orient. Damas, Jérusalem, le
Caire, op. cit., p. 121, 202-203, 220, 340 ; Arthur Chuquet, Le général Chanzy, 1823-1883, Paris, L. Cerf, 1884,
p. 24 ; Victor-Honoré Guérin, Description géographique, historique et archéologique de la Palestine, Paris,
Imprimerie nationale, 1874, t. II, p. 127 ; Eugène Guibout, Les vacances d’un médecin, op. cit., t. IX, p. 128129 ; Georges Perrot et Charles Chipiez, Histoire de l’art dans l’antiquité, Paris, Hachette et Cie, 1887, t. IV, p.
350 ; Marie Sodar de Vaulx, Les splendeurs de la Terre sainte. Ses sanctuaires et leurs gardiens, Paris, Bloud et
Barral, 1889, p. 166-167 ; Lucien Vigneron, Entre les Alpes et les Carpathes. Autriche, Croatie, Hongrie, Paris,
Delhomme et Briguet, 1884, p. 383 ; Eugène-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos. Voyage au pays
du passé, op. cit., p. 172.
159
En 1876, 1887 et en 1897.
160
Liévin de Hamme, The Pilgrim’s Handbook to Jerusalem and its Neighbourhood, trad. français Wilfrid C.
Robinson, Londres, Burns & Oates, 1890.
161
Liévin de Hamme, Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre-Sainte, op. cit., p. 207.
156
298
Plus particulièrement, le pèlerin est en premier lieu prié de « faire l’exercice du chemin de la
croix »162, c’est-à-dire suivre les traces de Jésus portant sa croix. Le but de l’itinéraire est de
partager les souffrances du Christ ou, pour reprendre les mots du frère Liévin, « nous arrêter
aux mêmes endroits où passa et où s’arrêta Notre doux Sauveur Jésus-Christ chargé de sa
Croix !… Quel bonheur !… Oui ! le plus tendre signe d’affection qu’une âme puisse donner à
Jésus mort pour notre salut »163. Plusieurs extraits tirés des Évangiles de Jean, Luc et Marc
accompagnent le texte, exposant la joie perfide des persécuteurs de Jésus164. Une fois arrivé à
la basilique, abritant les quatre dernières stations du chemin du Calvaire, le voyageur peut se
recueillir auprès du « vrai tombeau de notre doux Sauveur J.-Ch. »165 ; cette « rencontre » lui
permet de méditer sur le sacrifice du Christ et sur le mystère de la Résurrection : « Jésus mort
par amour pour moi… est mis dans ce Sépulcre ! Ô tout aimable Jésus! après avoir obtenu le
pardon de mes péchés, j’espère de vous recevoir dans la Sainte Communion ! Faites, que
dorénavant je ne vive plus que pour Dieu et que jusqu’à mon dernier soupir je L’aime de tout
ce cœur dans lequel vous viendrez habiter par la Sainte Communion »166. De là, le Guide
propose d’aller au mont Sion et au mont des Oliviers, ce qui donne l’occasion de visiter, entre
autres, l’emplacement supposé du Cénacle, le Jardin de Gethsémani, le tombeau de la Vierge
et l’église de l’Assomption167. En passant par le tombeau des Prophètes, lieu appelé ainsi « en
l’honneur des Prophètes tués par les Juifs »168, on est amené à emprunter un sentier qui longe
la rive droite de la vallée de Géhenne où, précise Liévin de Hamme, « les Israélites avaient
leur idole de Moloch qu’ils adoraient en lui offrant toutes sortes de victimes, jusqu’à des
victimes humaines »169. Cette promenade portant à l’esprit une foule d’impressions débouche
sur la visite au Mur. Le voyageur qui vient d’explorer la basilique du Saint-Sépulcre, ainsi
que les divers Lieux saints chrétiens parsemant le mont Sion et le mont des Oliviers est de ce
fait naturellement conduit à concevoir la présence des juifs devant le Kotel comme
l’accomplissement de la volonté divine : un Dieu dont la lumière éclaire les monuments érigés
en l’honneur du Christ ne peut que condamner les descendants des « bourreaux » de son Fils à
errer parmi les décombres de leur ancien Temple. Le frère Liévin commence par mentionner
deux prières170 que les juifs prononcent, dit-il, chaque vendredi au pied du Mur ; celles-ci
162
Ibid., p. 69.
Ibid., p. 69.
164
Ibid., p. 61-68.
165
Ibid., p. 96.
166
Ibid., p. 82-83.
167
Ibid., p. 110-173.
168
Ibid., p. 170.
169
Ibid., p. 197.
170
Il faut préciser que telles qu’elles sont traduites par le frère Liévin, ces deux prières apparaissent dans un texte
antérieur au Guide, sous la plume du missionnaire protestant (d’origine juive) Joseph Wolff (1795-1862), qui a
163
299
seront reprises par de nombreux voyageurs se rendant en Terre sainte dans le courant du XIXe
siècle, ce qui nous donne une certaine idée du degré d’influence du frère Liévin et des éditions
successives de son Guide171 :
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
Le Rabbin.
Le peuple.
À cause du palais qui est dévasté.
Nous sommes assis solitairement et nous pleurons.
À cause du temple qui est détruit.
Nous sommes assis etc.
À cause des murs qui sont abattus.
Nous sommes assis etc.
À cause de notre majesté qui est passée.
Nous sommes assis etc.
À cause de nos grands hommes qui ont péri.
Nous sommes assis etc.
À cause des pierres précieuses qui sont brûlées.
Nous sommes assis etc.
À cause de nos prêtres qui ont trébuché.
Nous sommes assis etc.
À cause de nos rois qui les ont méprisés.
Nous sommes assis etc.
Nous vous en supplions, ayez pitié de Sion !
Rassemblez les enfants de Jérusalem !
Hâtez-vous, hâtez-vous, Sauveur de Sion !
Parlez en faveur de Jérusalem !
Que la beauté et la majesté entourent Sion !
Tournez-vous avec clémence vers Jérusalem !
Que bientôt la domination royale se rétablisse sur Sion !
Consolez ceux qui pleurent sur Jérusalem !
Que la paix et la félicité entrent dans Sion !
Et que la verge de la puissance s’élève à Jérusalem172.
consacré la majeure partie de sa vie à l’œuvre de conversion, notamment auprès des habitants du Yishouv. Sur
Joseph Wolff, on peut se reporter aux ouvrages suivants : Paul H. Emden, Jews of Britain: A series of
biographies, Londres, Sampson Low, 1944, p. 351-355 ; Sherman Lieber, Mystics and missionaries: The Jews in
Palestine, 1799-1840, Salt Lake City, University of Utah Press, 1992, p. 163-170. C’est dans son Missionary
Journal, paru en 1824, que Joseph Wolff rapporte pour la première fois les invocations juives devant le Mur
(Joseph Wolff, Missionary Journal and Memoir, of the Rev. Joseph Wolff, Missionary to the Jews, éd. John
Bayford, New York, E. Bliss et E. White, 1824, p. 240-241). Elles figurent également dans son Journal de 1839
(Joseph Wolff, Journal of the Rev. Joseph Wolff. In a Series of Letters to Sir Thomas Baring, Bart: Containing
an account of his missionary labours from the years 1827 to 1831; and from the years 1835 to 1838, Londres,
James Burns, 1839, p. 206-207).
171
Citons, entre autres : Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 155 ; J. de Beauregard,
Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 155 ; J.-T de Belloc, Jérusalem. Souvenirs d’un Voyage en
Terre-Sainte, op. cit., p. 177-178 ; Marius Bernard, Autour de la méditerranée. Les côtes orientales, op. cit., t.
IX, p. 20; Isabel Burton, The Inner Life of Syria, Palestine, and the Holy Land. From My Private Journal,
Londres, H. S. King & Co., 1876, t. II, p. 105; Gabriel Charmes, Voyage en Palestine. Impressions et souvenirs,
op. cit., p. 144-146 ; Henry Andrew Harper, Walks in Palestine. Illustrated by Fifteen Photogravures from
Photographs Taken by Cecil V. Shadbolt, Londres, Religious Tract Society, 1894, p. 85 ; Gustave Larroumet,
Vers Athènes et Jérusalem. Journal de voyage en Grèce et en Syrie, Paris, Hachette et Cie, 1898, p. 308-309 ;
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 451 ; Pierre Loti, Jérusalem, op. cit., p. 106 ;
Edmond de Pressensé, Le pays de l’Évangile. Notes d’un voyage en Orient, Paris, Ch. Meyrueis, 1864, p. 132 ;
Étienne-Ludovic Le Grand Bon de Vaux, La Palestine, Paris, E. Leroux, 1883, p. 213 ; Lucien Vigneron, Entre
les Alpes et les Carpathes. Autriche, Croatie, Hongrie, op. cit., p. 374 ; Margaretha Weppner, The North Star
and the Southern Cross : Being the personal experiences, impressions and observations of Margaretha
Weppner, in a two years’ journey around the world, New York, Sampson Low, Marston, Low et Searle, 1876, t.
II, p. 311.
300
Notons que le texte fourni par le frère Liévin s’inspire de la liturgie hébraïque du 9 Av
(journée de deuil commémorant la destruction du Temple de Jérusalem), qui comprend la
lecture de la Méguilat Eikha (le livre des Lamentations attribué à Jérémie)173. Cette dernière
se compose de cinq poèmes dans lesquels on peut notamment lire :
Eh quoi ! elle est assise solitaire, cette ville si peuplée ! Elle est semblable à une veuve !
Grande entre les nations, souveraine parmi les états, Elle est réduite à la servitude ! Elle pleure
durant la nuit, et ses joues sont couvertes de larmes ; De tous ceux qui l’aimaient nul ne la
console ; Tous ses amis lui sont devenus infidèles, ils sont devenus ses ennemis. Juda est en
exil, victime de l’oppression et d’une grande servitude ; il habite au milieu des nations, Et il
n’y trouve point de repos ; Tous ses persécuteurs l’ont surpris dans l’angoisse (Lamentations
1 : 1-3).
Ou encore : « Toi, l’Éternel, tu règnes à jamais ; Ton trône subsiste de génération en
génération. Pourquoi nous oublierais-tu pour toujours, Nous abandonnerais-tu pour de
longues années ? Fais-nous revenir vers toi, ô Éternel, et nous reviendrons ! Donne-nous
encore des jours comme ceux d’autrefois ! Nous aurais-tu entièrement rejetés, Et t’irriterais-tu
contre nous jusqu’à l’excès ! » (Lamentations 5 : 19-22). On trouve également chez Liévin de
Hamme l’écho du livre de Daniel : « Seigneur, selon ta grande miséricorde, que ta colère et ta
fureur se détournent de ta ville de Jérusalem, de ta montagne sainte ; car, à cause de nos
péchés et des iniquités de nos pères, Jérusalem et ton peuple sont en opprobre à tous ceux qui
nous entourent. Maintenant donc, ô Dieu, écoute la prière et les supplications de ton serviteur,
et, pour l’amour du Seigneur, fais briller ta face sur ton sanctuaire dévasté » (Daniel 9 : 16).
Et du psaume 79 : « Nous sommes devenus un objet d’opprobre pour nos voisins, De
moquerie et de risée pour ceux qui nous entourent. Jusqu’à quand, Éternel ! t’irriteras-tu sans
cesse, Et ta colère s’embrasera-t-elle comme le feu ? […] Ne te souviens plus de nos iniquités
passées ! Que tes compassions viennent en hâte au-devant de nous ! […] Secours-nous, Dieu
de notre salut, pour la gloire de ton nom ! Délivre-nous, et pardonne nos péchés, à cause de
ton nom ! » (Psaumes 79 : 4-5, 8-9). Par le recours à des prières juives tirées de différents
textes liturgiques, et qui ne sont donc pas propres à la célébration de l’office religieux du
vendredi soir, le frère Liévin fait explicitement apparaître le Mur comme partie intégrante de
la malédiction divine. Le commentaire qui suit les deux prières renforce cette interprétation :
« C’est principalement ici qu’on voit la vérification des paroles du Prophète Jérémie, disant à
ce peuple indocile : Pourquoi pleurez-vous de vous voir brisé de coups ? Votre douleur est
172
Liévin de Hamme, Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre-Sainte, op. cit., p. 210211.
173
Guy Jucquois et Pierre Sauvage, L’invention de l’antisémitisme racial. L’implication des catholiques français
et belges (1850-2000), op. cit., p. 260.
301
incurable ; c’est à cause de la multitude de vos péchés que je vous ai traités de la sorte »174. Le
texte se termine :
C’est un bien triste spectacle que de voir ce peuple dispersé accourir de toutes les parties de
l’univers pour habiter et mourir à Jérusalem, où leurs ancêtres, se rendant coupables d’un
déicide, jetèrent le cri prophétique : que son sang retombe sur nous ! Ce malheureux peuple
est une preuve terrible et permanente de la vérité des oracles proférés par les Prophètes et par
les Évangiles. Aussi le cœur souffre en le voyant verser des larmes dans le pays où il a crucifié
Celui [en gras dans le texte] qui venait le délivrer !175.
Affirmation que Liévin de Hamme reformule comme suit dans la troisième édition du Guide
(1887) : « On ne peut assister à ce spectacle sans se sentir l’âme émue. Mais combien le cœur
se serre lorsque l’on considère que beaucoup d’entre eux font un dernière et suprême effort
afin d’avoir la consolation de vivre et de mourir là même où leurs pères, consommant leur
déicide, jetèrent ce cris qui était une sentence prophétique : “Que son sang retombe sur nous
et sur nos enfants.” »176.
Plusieurs voyageurs – parmi eux on compte un bon nombre de catholiques (abbés,
chanoines, vicaires, etc.), en raison du regain des pèlerinages français sous le patronage de
l’Œuvre des pèlerinages en Terre sainte vers le milieu du XIXe siècle – abondent dans le
même sens177. Le R. P. de Damas, qui a visité Jérusalem en 1862, écrit :
Tout le long de cette muraille, nous les trouvâmes assemblés, hommes, femmes, enfants et
vieillards. Les uns étaient accroupis en cercle dans la poussière, et quelques vieux rabbins,
debout au milieu du groupe, une paire de mauvaises lunettes sur le nez et un turban sur la tête,
faisait la lecture de la Bible d’une voix nasillarde, en se balançant en avant et en arrière, selon
174
Liévin de Hamme, Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre-Sainte, op. cit., p. 212.
Ibid., p. 212.
176
Liévin de Hamme, Guide-indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre-Sainte, op. cit., t. I, p.
415.
177
Notons que la prétendue corrélation entre les invocations des juifs devant le Kotel et le thème du « peuple
déicide » avait déjà été mise en avant par quelques visiteurs occidentaux dès 1850, soit préalablement à l’arrivée
de Liévin de Hamme en Palestine. Maxime Du Camp, qui a séjourné à Jérusalem en 1850, s’exclame à propos
des lamentations juives au Mur : « Pleurez, gémissez, priez, suppliez, conjurez, votre Dieu est mort et ne renaîtra
pas : les temps sont passés de dieu de colère et de terreur, les cieux impitoyables sont fermés. Géhovah Sabaoth
n’a plus d’armées et déjà J. C. ne suffit plus à l’humanité » (Maxime Du Camp, Voyage en Orient (1849-1851).
De Beyrouth à Jérusalem, op. cit., p. 211-212). En 1858, la princesse Belgiojoso-Trivulzio écrit (au sujet de son
voyage de 1851 en Terre sainte) : « Il est un jour de la semaine surtout, il est une heure où l’intérêt se porte
volontiers sur cette race étrange. C’est l’heure de midi de chaque vendredi. Alors on voit les Juifs se rassembler
en dehors des murailles extérieures de leur temple transformé en mosquée, sur un point où les anciennes pierres
sont encore debout : là ils pleurent, ils se lamentent, conformément aux paroles du prophète, sur leurs péchés et
leur chute » (Christina Belgiojoso-Trivulzio, princesse de, Asie mineure et Syrie. Souvenirs de voyages, op. cit.,
.p. 214-215). De même, Félix Bovet, qui a effectué un voyage en Orient en 1858, fait remarquer dans son récit,
paru en 1861 : « Oui, c’est un spectacle saisissant, encore à un autre point de vue et surtout dans un jour comme
celui-ci [le vendredi saint]. Le sang de Jésus est retombé sur les enfants de ceux qui l’ont voulu ! Chose étrange !
En ce jour, les chrétiens se réjouissent autour du tombeau de leur Maître crucifié, et les juifs qui ont obtenu la
mort de celui qu’ils regardaient comme l’ennemi de leur temple, pleurent sur les ruines de ce temple même ! »
(Félix Bovet, Voyage en Terre sainte, op. cit., p. 206-207).
175
302
l’usage imprescriptible. D’autres se tenaient debout, tournés vers la muraille, et toujours en se
balançant, lisaient à demi-voix des prières particulières. D’autres encore collaient leurs lèvres
contre les pierres sacrées, avec de grands signes de douleur et versaient des larmes178.
Ces larmes, dit-il, sont la preuve que les juifs portent le lourd fardeau de leur culpabilité dans
la mort du Christ : « S’ils pleurent aujourd’hui et depuis des siècles, pourquoi ces larmes ?
C’est qu’il y a deux mille ans ils immolèrent le Juste venu pour les sauver. Le monde païen
lui-même, dont la doctrine du Christ sapait les bases, ne trouvait rien à sa charge. Pilate le
déclarait innocent. Eux voulurent sa mort ! ils furent donc criminels, et ils pleurent justement
sous le poids de la réprobation »179. Dans le même esprit, l’abbé Delaplanche s’exprime en
ces termes en 1875 : « C’est un spectacle curieux, mais lamentable. Les hommes, debout
contre la muraille, avec leur bible hébraïque, la tête posée contre une pierre, la retirant et la
rapprochant en prononçant des paroles sacrées, quelquefois redisant les mêmes paroles »180. Il
s’interroge : « Que disent-ils dans leurs prières ? ils se lamentent, ils lisent les psaumes et
Jérémie. Ils demandent que Dieu fasse cesser le châtiment qui pèse sur eux, et tous répètent en
gémissant ce cri de douleur : Combien de temps encore, ô Dieu ! »181. Et de conclure : « Et
dans ses mains il [le peuple juif] tient le livre divin, comme s’il voulait sommer Dieu de tenir
sa parole, et il ne voit pas qu’il accomplit lui-même cette divine parole et la malédiction qu’il
a invoquée quand il disait : “Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants.” »182. Ce que
tente aussi de montrer J. de Beauregard ; il place d’abord le décor, ensuite les personnages et
enfin l’action :
Les jours de fête et chaque vendredi, tous, sans distinction de caste, viennent pleurer sur les
ruines du Temple, pleurer de vraies larmes, en songeant à la Sion glorieuse, aux pieds des
vieux murs de l’enceinte extérieure qui entourait autrefois le “parvis des Gentils”. […] ils
accourent, dès quatre heures de l’après-midi, hommes, femmes, enfants, vieillards, rapprochés
par la solidarité nationale, exaltés par la ferveur religieuse, soulevés en un mot par le
patriotisme et la foi, dans l’impasse pierreuse que limite, à l’orient, longue de près de
cinquante mètres et haute de vingt, la “Muraille des Lamentations”, aux assises
Salomoniennes. […] En un coin, autour d’un chantre qui dit l’un après l’autre les versets, un
groupe de Juifs répond, en branlant la tête, la réponse invariable : Nous sommes assis
solitaires, et nous pleurons ! Et en effet, vraiment ils pleurent ; mais ils pleurent, avec, au fond
du cœur, l’invincible espoir que Jéhovah rassemblera les enfants dispersés de Jérusalem, qu’il
les consolera, et que, fidèle à l’antique promesse, il leur enverra le libérateur de Sion183.
178
Amédée de Damas, Voyages en Orient. Jérusalem, op. cit., t. I, p. 107-108.
Ibid., p. 108.
180
Jean-Constant-François Delaplanche, Pèlerin. Voyage en Égypte, en Palestine, en Syrie, à Smyrne et à
Constantinople, op. cit., p. 74.
181
Ibid., p. 74.
182
Ibid., p. 74-75.
183
J. de Beauregard, Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, op. cit., p. 154-155.
179
303
Dieu, assure-t-il, n’entend pas les invocations des juifs : « Les aveugles ! Ils ne voient donc
pas que le livre sacré qu’ils feuillettent porte, inscrite à chaque page, l’histoire de leur
condamnation !184 […] Ils ne sentent donc pas que, s’ils sont errants, et maudits, et
perpétuellement odieux, c’est qu’ils portent au front l’opprobre ineffaçable de leur déicide, et
qu’il pèse implacable, sur leur tête, le sang du Juste que leurs pères ont, chez Pilate, souhaité
de voir retomber sur eux et sur leurs enfants ! »185. Et il termine en insistant sur la vanité des
prières juives : « Ah ! si jamais vœu impie fut réalisé en plénitude ce fut bien celui-là. Ils
peuvent donc se lamenter et pleurer, de longs siècles encore : aucunes larmes ne sauraient
effacer la tâche sanglante ; et la mer elle-même y passerait, sans laver la souillure »186. Léonie
de Bazelaire, elle aussi, mentionne cette sorte de marque de Caïn à laquelle J. de Beauregard
semble faire allusion : « Pauvre peuple déchu, bien déchu, tu portes au front ta formidable
malédiction comme une cicatrice ineffaçable ! Iras-tu ainsi jusqu’à la fin du monde, aveugle
devant le soleil, obstiné, endurci sous le fouet du châtiment ? »187. Ou plus explicitement
encore : « Ce peuple, en effet, accablé sous le crime qu’il a commis il y a dix-huit siècles,
semble reprouvé comme Caïn. Tel est l’effet des prophéties de Jérémie […] Cette nation
autrefois chérie de Dieu et maintenant maudite. Elle a souhaité la malédiction, et la
malédiction est venue : “Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants” »188. Et chez
l’abbé Le Camus : « Mais, au lieu de courber ainsi sur ces pierres, témoins irrécusables de
leur infidélité, leur front avili et marqué du sang du Juste, que ne lèvent-ils donc enfin leurs
yeux au ciel pour y voir le vrai temple spirituel et impérissable où entrent en masse depuis des
siècles les hommes de bonne volonté ?»189.
Qu’il nous soit permis d’ouvrir une nouvelle fois la parenthèse pour noter que le terme
« sang », fréquemment associé aux juifs par les voyageurs de langue française du XIXe siècle,
fait revivre l’idée du sacrifice humain. Loin d’être une innovation, le mythe du meurtre rituel,
selon lequel le Juif a besoin du sang d’un enfant chrétien pour la confection du pain azyme à
184
Le narrateur précise dans une note de bas de page: « Qu’ils relisent notamment, au IIIe livre des Rois, (Ch. ix,
7-9), ces paroles étonnantes, que Dieu fit prophétiquement entendre à Salomon, le jour de la dédicace solennelle
du Temple : Si vous vous détournez de moi, toi et mon peuple, je chasserai Israël de la patrie que lui ai donnée ;
je rejetterai de ma face ce Temple, que j’ai sanctifié ; et Israël deviendra la risée et la fable des Gentils. Pour tous
ceux qui passeront, les ruines de son Temple seront alors un objet d’étonnement ; et ils diront, en sifflant :
Pourquoi le Seigneur a-t-il donc traité de la sorte cette terre et ce Temple ? – Et l’on leur répondra : C’est parce
que les Juifs ont abandonné le Seigneur leur Dieu, qui les a tirés de l’Égypte, pour suivre les dieux étrangers et
leur prostituer leurs adorations. Voilà pourquoi Jéhovah a fait fondre sur eux tous ces maux ! » (Ibid., p. 156).
185
Ibid., p. 155-156.
186
Ibid., p. 156.
187
Léonie de Bazelaire, Chevauchée en Palestine, op. cit., p. 106.
188
Ibid., p. 155-156.
189
Émile Le Camus, Notre Voyage aux pays bibliques, op. cit, p. 452.
304
l’occasion de la fête de Pessach (Pâque juive), remonte au Moyen Âge190. Il refait surface en
France, vers le milieu du XIXe siècle, avec le retentissement de l’affaire de Damas191. Le soir
du 5 février 1840, les moines du couvent des Capucins à Damas, placés sous la protection de
la France, signalent la disparition du père Thomas de Campagniano et de son domestique,
partis le matin de l’établissement pour prodiguer des soins à des malades dans les environs de
la ville. La France, par le biais de son consul, le comte Benoît de Ratti Menton (1799-1865),
réclame l’intervention des autorités de Damas. La rumeur accusant les juifs de crime rituel,
l’enquête donne lieu à l’arrestation de plusieurs notables israélites. Le climat de tension est tel
que le quartier juif redoute de tomber victime de la fureur populaire. Ce qui n’aurait dû rester
qu’une affaire strictement locale devient rapidement un enjeu symbolique entre les puissances
occidentales. En effet, tandis que la France, soutenant l’occupation égyptienne de la Syrie,
refuse d’intercéder en faveur des juifs de Damas, les consuls d’Angleterre, d’Autriche et de
Russie, dont les gouvernements encouragent les aspirations de la Sublime Porte, réfutent la
thèse du meurtre rituel. En France, les journaux catholiques se déchaînent contre les pseudocriminels. L’Ami de la Religion est à ce titre un exemple éloquent. Le 19 mai 1840, il publie
la lettre (datée du 5 mars et adressée au père Modeste d’Onano) d’un certain père François de
Sardaigne qui dépeint le meurtre du moine capucin avec des détails aussi sordides
qu’insensés192. Non content de déverser sa haine sur les accusés, le journal insinue que ce
« crime » en cache d’autres : « Un mot encore. Le 6 du courant, on a aussi retrouvé le corps
du domestique égorgé et mis en pièces, comme son maître, et, comme lui, jeté dans un égout
fangeux, vis-à-vis de la maison même où il fut sacrifié. En fouillant toujours le fatal conduit,
on a encore rencontré d’autres ossemens, restes de victimes plus anciennes, et immolées
comme les premières par la barbarie des Juifs »193. Préoccupés de l’escalade de la violence
verbale et corporelle à l’encontre des communautés juives de Syro-Palestine, Moses
Montefiore et Adolphe Crémieux (Président du Consistoire central) envoient une délégation
auprès de Méhémet-Ali. Celle-ci, arrivée à Caire le 6 août 1840, parvient à obtenir du vice-roi
d’Égypte la fin des poursuites et la libération des prisonniers damasquins194. En dépit de la
190
Emmanuel Haymann, L’antisémitisme en littérature. Pour finir avec les clichés, les préjugés ou la haine, op.
cit., p. 77-83. Voir aussi : John M. McCulloh, « Jewish Ritual Murder : William of Norwich, Thomas of
Monmouth, and the Early Dissemination of the Myth », Speculum, 1997, 72, 3, p. 698-740.
191
Le résumé qui suit s’appuie sur deux sources : Rina Cohen, « L’affaire de Damas et les prémices de
l’antisémitisme moderne », Archives juives, 2001, 34, 1, p. 114-124 ; Henry Laurens, La question de Palestine,
tome premier. 1799-1921. L’invention de la Terre sainte, op. cit., p. 53-56.
192
L’Ami de la Religion, Journal ecclésiastique, Paris, Librairie ecclésiastique d’Ad. Le Clère et Cie, 1840, t.
CV, p. 328-329. Le 28 mai 1840, le journal publie le témoignage de M. Tustet, supérieur de la mission des
Lazaristes à Damas, dont le contenu rappelle celui de la lettre du père François de Sardaigne (Ibid., p. 385-388).
193
Ibid., p. 329.
194
Le texte intégral du firman publié le 29 août 1840, portant l’empreinte du cachet de Méhémet-Ali, est repris
dans l’ouvrage de Jacques Mislin, Les saints lieux. Pèlerinage à Jérusalem en passant par l’Autriche, la
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réhabilitation des accusés, la disparition du père Thomas laisse « des traces dans l’inconscient
de l’opinion publique »195. C’est ainsi qu’en 1869, paraît en France Le Juif, le judaïsme et la
judaïsation des peuples chrétiens du chevalier Henri Gougenot des Mousseaux (1805-1876).
Au vu des multiples rituels religieux dans lesquels des « Juifs talmudisants immolent des
chrétiens et recueillent leur sang avec une avidité scrupuleuse »196, l’auteur s’interroge :
« Une religion pourrait-elle donc enfanter ces crimes détestables, exiger ce tribut de sang
humain ? »197. Ce à quoi il répond aussitôt : « Oui, si cette religion n’est plus qu’un dégoûtant
mélange de croyances absurdes et de pratiques odieuses, où s’entre-croisent les superstitions
cabalistiques du Talmud avec celles de certains peuples chez lesquels ont campé les fils
d’Israël »198. Il se réfère à l’Ancien Testament : les Hébreux n’ont-ils pas eu recours à de
telles atrocités en l’honneur du dieu ammonite Moloch dans la vallée de Géhenne : « Du
sang ! du sang ! il savait en verser à flots aux pieds des dieux de la gentilité, ce peuple que de
tristes savants nous ont peint comme possédé de l’esprit du monothéisme. Oui, du sang, et qui
devait lui coûter un peu plus que celui des chrétiens ! car il devait sortir de ses veines ; il
devait être le sang de ses propres enfants ! »199. Pour mieux comprendre les dessous de
l’affaire de Damas, l’auteur propose un extrait de l’interrogatoire qu’aurait mené ChérifPacha, gouverneur égyptien de la ville. À la question Dans quel but avez-vous tué le Père
Thomas, il place l’explication théologique suivante dans la bouche de l’un des accusés :
« Pour avoir son sang. Nous l’avons recueilli dans une bouteille blanche, ou khalabiehs, […]
le sang étant nécessaire à l’accomplissement de nos devoirs religieux. […] On l’emploie aux
pains azymes »200. À la suite d’Henri Gougenot des Mousseaux, d’autres écrivains français
réactualisent la légende des crimes rituels. En 1886, le journaliste Édouard Drumont (18441917) publie La France juive, qui remportera un grand succès éditorial201. L’ouvrage, souvent
cité pour ses préjugés à caractère raci