"Tous pour un, un pour tous !" : les comités de retraités de

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"Tous pour un, un pour tous !" : les comités de retraités de
« Tous pour un, un pour tous ! » :
les comités de retraités de gendarmerie à la Belle Epoque
par Arnaud-Dominique Houte
ATER, Centre de Recherche en Histoire du XIXe siècle, Paris I-Paris IV
À l’automne 1907, le premier congrès des retraités de la gendarmerie inspire le grand
quotidien breton, Ouest-Eclair : « une nouvelle qui fait le tour de la presse et qui étonne, car,
pour une nouveauté, c’en est une – quel signe des temps ! -, les gendarmes d’allure si
pacifique vont se réunir en congrès à Nantes ». À l’image de ce texte, le traitement médiatique
de cet événement se concentre sur l’antinomie entre le statut militaire des gendarmes et
l’image révolutionnaire des « congrès ». En plein débat sur le syndicalisme des
fonctionnaires, alors que l’armée réformée par le service de deux ans commence à inquiéter la
société1, la gendarmerie suivrait-elle l’exemple de la police, qui, depuis une dizaine d’années,
connaît le développement d’associations professionnelles para-syndicales2 ? La presse peut
rassurer ses lecteurs à bon compte : « ce n’est point, comme certains organes l’ont à tort
publié, les gendarmes en activité qui se groupent »3 ; seuls les retraités se rassemblent au sein
d’une Fédération nationale (FNRG).
Néanmoins, la confusion ainsi dénoncée attire l’attention, car ces anciens gendarmes
vont rapidement avancer des revendications « pour l’active » et se muer en porte-parole d’une
institution fragilisée par les mutations de la Belle Epoque. S’il n’est pas rare qu’une
association rassemble tout ou partie d’une corporation privée d’expression syndicale, il est
plus surprenant qu’un groupement de retraités prétende représenter et défendre ses anciens
camarades. Cette situation originale invite à interroger de plus près les motivations d’un
engagement militant. Sans doute ne faut-il pas négliger les intérêts particuliers des retraités et
de leurs dirigeants4 : la défense des gendarmes s’inscrit bien dans une stratégie autonome,
mais elle ne s’y résume pas. Encore imprégnés d’une culture professionnelle forte, les
retraités se prennent au jeu des revendications avec une ferveur qui permet de reformuler le
problème de la légitimité des organisations médiatrices.
Un amicalisme militant : naissance et développement des comités de retraités
Il faut d’abord présenter ces retraités qui défrayent la chronique. Si l’on en croit les
romans populaires, le retraité de la gendarmerie est une sorte de vieux sage du monde rural.
Enterré avec son bicorne et ses médailles, entouré de ses anciens camarades, il reste
profondément marqué par le métier qu’il a longtemps exercé. Du reste, on parle de lui comme
de « l’ancien gendarme »5. Cette vision très répandue ne correspond guère à la réalité de la
Belle Epoque. D’abord, parce que les gendarmes bénéficient de pensions précoces. Attribuées
1
D. Kalifa, L’encre et le sang. Récits de crime et société à la Belle Epoque, Paris, Fayard, 1995, p. 145.
J-M Berlière, « ‘Quand un métayer veut être bien gardé, il nourrit ses chiens’. La difficile naissance du
syndicalisme policier : problèmes et ambiguïtés (1900-1914) », Le Mouvement Social, juillet-septembre 1993, n°
164, p. 25-51 ; M. Bergès, Le syndicalisme policier en France (1880-1940), Paris, L’Harmattan, 1995, 382 p.
3
Ouest-Eclair, 1er octobre 1907.
4
Les archives de l’association étant disparues ou inaccessibles, seule leur presse – Le Progrès de la
Gendarmerie, pour l’essentiel – permet de suivre l’histoire du mouvement dans sa continuité. Néanmoins, les
nombreux affrontements qui prennent place dans les « tribunes libres » donnent un aperçu global des camps en
place et de leurs positions respectives.
5
On trouvera un concentré de ces topoi dans le conte de Léon Bloy, « Le bon gendarme », publié en 1892 : F.
Dieu, « Léon Bloy et le bon gendarme », Sociétés § Représentations, n° 16, septembre 2003, p. 307-315.
2
1
après quinze ou vingt-cinq ans de carrière, les retraites sont versées à des hommes encore
jeunes. Leur montant ne suffit d’ailleurs pas à entretenir une famille, et les gendarmes
pensionnés entament une seconde carrière, parfois voisine (garde champêtre, policier, sinon
cultivateur), plus souvent dépaysante (représentants de commerce, gardiens d’usine, receveurburalistes). Ils s’intègrent à de nouveaux milieux sociaux et perdent progressivement contact
avec leur ancienne profession. Dans les actes de décès, les retraités de la gendarmerie ne
figurent pas toujours sous cette idenfication professionnelle. Peut-on encore parler d’un
groupe social cohérent ? Selon Le Progrès de la Gendarmerie, « les huit dixièmes des anciens
gendarmes de Rennes ne se connaissaient pas ; ils passaient les uns à côté des autres, en
indifférents »6. Néanmoins, si les parcours de retraite restent individualisés, ils commencent à
s’homogénéiser. Les filières de reconversion se perpétuent et se transmettent d’une génération
à l’autre. De plus, le vieillissement de la population crée les conditions d’une seconde retraite,
plus conforme au mythe du vieux gendarme rural. Enfin, les représentations sociales, aussi
déconnectées de la réalité soient-elles, contribuent à distinguer la figure de l’ancien gendarme.
Mais le vrai tournant se situe dans les dernières décennies du XIXe siècle. Avec la
revalorisation du niveau des pensions militaires, en 1881, la retraite devient la clé d’un statut
social qui mérite d’être défendu face à la cherté de la vie. Dans le même temps, le volume des
médailles militaires n’augmente pas au rythme croissant des départs en retraite. Or, cette
décoration constitue un enjeu bien réel : dotée d’un traitement annuel significatif, elle est
souvent exigée des futurs employeurs des gendarmes. De plus, elle distingue l’ancien soldat
des retraités civils, dont la multiplication récente risque de banaliser l’image valorisante du
pensionné. Enfin, les anciens gendarmes ne bénéficient pas pleinement des nouveaux
avantages sociaux dévolus à leurs camarades en activité. C’est en particulier la Caisse du
Gendarme, puissante société de secours mutuels, qui réserve l’essentiel de ses bienfaits aux
personnels en activité. Déceptions et sentiment d’injustice nourrissent alors une conscience de
groupe qui peine à s’exprimer. Mais les nouvelles possibilités d’une société démocratique
favorisent l’apprentissage d’une culture revendicative forgée, notamment, dans les secondes
carrières ou dans les sociétés d’anciens militaires7. Il ne manque plus qu’à réveiller un cheval
de bataille fédérateur, l’unification des retraites. En effet, depuis la loi de 1841, les gendarmes
qui ont été sous-officiers avant d’entrer dans la profession disposent d’une retraite plus élevée
que leurs camarades, voire même que leurs anciens supérieurs8. Cette injustice avait été
signalée de longue date, mais le combat n’est relancé qu’à l’orée du XXe siècle.
Un premier groupe de retraités se forme à Marseille, vers 1901. Malgré une active
campagne de pétitions, ponctuée par l’accueil bienveillant du Président de la République, ce
comité trébuche rapidement. On lui reproche d’abord le choix d’une bataille juridicopolitique, qui l’amène à choisir pour porte-parole un avocat et quelques députés. Dessaisis de
l’expression de leurs revendications, les retraités sont menacés d’une dérive politique. De
plus, en limitant le combat à la question de l’unification, ils donnent l’impression de « vouloir
exclure [du] groupe tout gradé »9. L’échec est patent, mais plusieurs comités locaux se sont
formés en imitation des pionniers marseillais. Beaucoup disparaissent, à tel point qu’en 1905,
un observateur estime que « les gendarmes n’éprouvent plus le besoin de se réunir pour parler
des patrouilles et visites inopinées ou commenter le service intérieur de l’arme »10. Mais
d’autres groupement survivent aux déceptions militantes en développant des pratiques
amicalistes. Eugène Charrier, fondateur du comité de Nantes, ne veut y voir qu’un repli
6
Le Progrès de la Gendarmerie, 5 mai 1912.
Chaque localité compte alors une société de médaillés ou d’anciens sous-officiers. On peut supposer que les
anciens gendarmes n’ont pas hésité à se joindre à ces groupements très populaires.
8
J-N Luc
7
9
10
G. Maire
2
provisoire : « nous avons jusqu’ici travaillé à établir entre nous des liens de solidarité et de
mutualité, en aidant nos camarades à trouver des emplois, en aidant les veuves et les
orphelins. Aujourd’hui, notre rôle change »11.
La deuxième étape du mouvement des retraités commence donc en Bretagne. En
octobre 1906, le principe d’un congrès national est décidé. Faut-il y voir l’écho du grand
congrès des associations policières, tenu à Lorient en cette même année12 ? La filiation semble
évidente, mais il est remarquable qu’aucun retraité n’y fasse jamais référence. En tout cas, le
rapprochement des comités dispersés est mené tambour battant. Le congrès d’octobre 1907
réunit un large arc atlantique. Dès 1908, les comités du Sud-Est rejoignent le mouvement. En
1909, avec l’arrivée de la région parisienne, l’ensemble du pays est représenté. Pour autant, il
est pratiquement impossible de mesurer l’audience réelle de ces groupements. Si l’on en croit
les proclamations officielles, la Fédération compte entre 10 et 20.000 adhérents… Chiffrage
très flou et sûrement peu fiable. En 1911, Le Progrès l’avoue implicitement : « ce n’est pas
quelques milles que nous devrions être, mais bien trente mille ! »13. En fait, la volatilité des
effectifs incite à la prudence. L’exemple de Louis Leroux montre bien que les ressorts de
l’adhésion ne relèvent pas forcément du militantisme. Tombé gravement malade en 1913, ce
gendarme obtient une mise à la retraite accélérée grâce à l’entremise des comités bretons.
Dans son engagement, comment faire la part de la reconnaissance de dette et du combat
militant14 ? Sans doute ce cas n’est-il pas isolé : les groupes locaux privilégient l’amicalisme
et le mutualisme.
Face à ces réalités, la création de la Fédération nationale des retraités de la
gendarmerie (1907) fournit un cadre unitaire centré sur le militantisme. Jaloux de leur
autonomie, les comités locaux ne laissent guère d’autre place aux instances centrales. Ainsi, il
n’est jamais question de développer le mutualisme à l’échelle nationale. Dès lors, les
dirigeants de la Fédération vont construire leur légitimité sur la publicité des revendications, à
commencer par le serpent de la mer de l’unification des retraites. Mais les comités locaux ont
également pris de l’avance en ce domaine : banquets, pétitions, fidélisation de parlementaires,
toutes les recettes sont déjà développées. Il ne reste à la Fédération naissante que le pari de la
médiatisation. Dans un premier temps, on orchestre donc un battage médiatique autour des
congrès. Pour aiguiser la curiosité publique, les retraités ne peuvent pas se contenter d’une
revendication aussi technique que celle de l’unification. En attirant l’attention sur la crise que
traverserait la gendarmerie, ils s’inscrivent dans un débat beaucoup plus large. En effet,
depuis les répercussions de l’affaire Vacher, une décennie plus tôt, journalistes et
commissions parlementaires entonnent régulièrement l’antienne d’une gendarmerie en
péril15 : recrutement insuffisant, militarisme désuet, encadrement incompétent, toutes ces
critiques apparaissent dans les marges des congrès, mais au centre de leur retentissement
médiatique. Ce faisant, la Fédération abandonne la sphère étroite des intérêts privés des
retraités. Il faut dire qu’elle vole au secours d’une demande de plus en plus pressante.
Porter la voix des gendarmes
« Nous les gendarmes, 28.000 muets »16. Cette formule d’un lecteur du Progrès de la
Gendarmerie résume bien la situation du corps au début du XXe siècle. En raison de leur
statut militaire, les gendarmes ne disposent pas du droit de vote. Ils n’ont pas plus le droit de
11
Discours de Charrier au comité de Nantes, août 1906, cité par Ouest-Eclair, 14 octobre 1907.
M. Bergès, op. cit., p. 46-47.
13
Le Progrès de la Gendarmerie, 1911.
14
Dossier Leroux, SHAT
15
Pour un aperçu de cette crise, J-M Berlière, « La gendarmerie en question
16
Le Progrès…, 15 octobre 1912.
12
3
signer des pétitions collectives, et ils doivent demander l’autorisation de publier tout écrit.
Bien sûr, il existe quelques moyens de passer outre ces interdictions : usage des pseudonymes,
relais de la presse locale, etc. Mais leur portée reste limitée. La presse professionnelle fournit
un autre vecteur d’expression, mais elle est contrôlée par de grandes maisons commerciales et
les rédactions sont peuplées d’officiers aux idées plutôt traditionnelles. La transmission
hiérarchique reste donc de règle, avec toute ses rigueurs militaires. En témoigne cet ordre
d’inspection daté de 1917 : « en remplaçant l’esprit corporatif ouvrier dans ce qu’il a d’outré
par l’esprit militaire, l’esprit de corps et le sentiment élevé du devoir, le corps des officiers
établira la base des améliorations futures beaucoup plus sûrement qu’en réunissant les
revendications auxquelles les nouvelles conditions économiques ont accoutumé la nation »17.
Si tant est qu’elle ait jamais fonctionné, cette invitation à l’ascèse se heurte aux réalités
sociales du nouveau siècle. Stagnation de la solde, sévérité d’une discipline archaïque,
incohérence des missions : l’insatisfaction se renforce au miroir des autres professions –
polices, douanes, postes -, apparemment plus libres de revendiquer. Elle se nourrit même au
foyer domestique, où les femmes de gendarmes peuvent parfois « tâter du paradis
syndical »18. Au cœur de la crise, la gendarmerie se cherche un porte-voix.
Ici intervient donc la Fédération. Il faut préciser que les anciens gendarmes qui la
dirigent sont des retraités de fraîche date. Cette prime à la jeunesse et à la mobilité est
flagrante : sur les 31 militants mandatés au congrès de 1909, un seul avait quitté la
gendarmerie depuis plus de dix ans. On peut ainsi supposer que ces responsables gardent des
contacts personnels au sein de l’active et le souvenir frais des difficultés du métier. Plus
encore, on peut se demander s’ils ne sont pas plus proches de leurs collègues restés sous
l’uniforme que de leurs camarades des comités. En tout cas, leur intervention provoque une
véritable polémique. C’est d’abord la décision de s’adresser aux gendarmes en activité qui
irrite le ministère. Dès le 10 janvier 1908, une circulaire dénonce « un mouvement
absolument contraire à la discipline » et met en garde les gendarmes « contre les agissements
du comité dont il s’agit ». Seuls les retraités du Morbihan, initiateurs de l’appel incriminé,
sont visés par cet avertissement officiel. Mais certains officiers profitent de l’aval
hiérarchique pour élargir la cible, à l’image du capitaine Boschet qui, « commentant la
circulaire (…), aurait dit en substance aux gendarmes qu’il fallait être militaire, agir en
militaire et non comme des Apaches »19. De toute évidence, le feu couve entre l’institution et
ses retraités.
Au grand dam de la majorité des comités, respectueux des usages militaires, les
franges militantes de la Fédération gardent le cap et prennent le risque de la rupture.
Contraintes d’abandonner la distribution de pétitions aux gendarmes, elles obtiennent la
création d’un journal, Le Progrès de la Gendarmerie, dont le premier numéro paraît en mars
1911. Cet hebdomadaire porte désormais les revendications de la gendarmerie, au nom de
« l’union des jeunes et des vieux ». Encore une fois, la base a rechigné à accepter un projet
qui avait été annoncé dès 1907. Dépense superflue, sans doute, mais surtout risque de
radicalisation et d’isolement, sinon de dispersion. En 1912 encore, certains comités préfèrent
envoyer leurs compte-rendus de réunion à un journal concurrent plutôt qu’à leur nouvel
organe officiel20. Ces réticences vont même mener certains à la scission. De fait, la création
du Progrès entérine un tournant fondamental. En consacrant les trois quarts de sa surface
éditoriale – et plus de la moitié de ses espaces publicitaires – aux gendarmes en activité, ce
journal représente moins les retraités que la gendarmerie dans son ensemble. Comme le
17
Cité par F. Mahé, A travers la Maréchaussée, Paris, Régnier, 1929, p. 41.
F. Mahé, op. Cit., p. 33-34. L’écrasante majorité des gendarmes est mariée. Parmi ces épouses, on compte
notamment des institutrices ou des receveuses des postes.
19
Rapport du chef d’escadron commandant la Loire-Inférieure, 12 février 1908. SHGN, 44E 53.
20
L’Echo de la Gendarmerie, 12 mai 1912.
18
4
reconnaît le congrès de 1909, on « nous reproche de trop nous occuper du sort des gendarmes
en activité, ajoutant qu’ils [ont] des officiers et des généraux, que c’est leur affaire »21. Mais
ce même congrès accepte de subordonner la revendication de l’unification des retraites à celle
de l’augmentation de la solde… Contestée, la stratégie du Comité exécutif est finalement
confortée.
Les résultats parlent en sa faveur. D’abord au niveau des revendications : les victoires
restent partielles, progressives et partagées, mais la revalorisation de la solde et des retraites
marque un indéniable progrès. De plus, les nouveaux règlements prennent en compte les
positions affichées par la Fédération. À qui faut-il attribuer l’adoucissement de la discipline,
manifeste dans le décret de 1914 ? Sans doute s’agit-il d’un mouvement séculaire, mais les
retraités ont largement contribué au changement de climat et à l’accélération des décisions.
Plus généralement, l’occupation de l’espace médiatique transforme la Fédération en
interlocutrice obligée des pouvoirs publics. En témoignent les discussions budgétaires, lors
desquelles les députés proposent des amendement ouvertement inspirés de ses revendications.
Comme le dit Le Progrès, « retraités, familles et amis comptent pour plus de 100.000
voix »22. Mais les retraités vont plus loin lorsqu’ils précisent les termes implicites du marché :
« nous devons demander à nos parlementaires de [nous] aider ; oui, comme il sera plus tard
notre devoir de les aider eux-mêmes »23. Quarante ans après les collusions du Second Empire
et de l’Ordre Moral, alors que la gendarmerie s’est forgée une ligne de conduite apolitique
très stricte, voilà qui heurte les dogmes les mieux ancrés24. En assumant un rôle de groupe de
pression que réfutent les autres porte-paroles potentiels des gendarmes, la Fédération se
construit un monopole de la représentation. Sans doute s’agissait-il d’abord d’une « tactique
qui avait pour but de se donner de l’importance »25. Mais le succès de cette opération dépasse
les prévisions et entraîne de nouvelles responsabilités.
Les chemins du proto-syndicalisme
En quelques années, les comités de retraités sont devenus une institution majeure. Nés
de revendications privées et délimitées, ils ont bâti leur notoriété sur un discours hétérodoxe26.
Dans le détail, leurs revendications ne diffèrent pas spécifiquement de celles des autres
journaux. Mais ce sont la forme et le fond du discours qui distinguent leurs prises de position.
D’abord par la vigueur inaccoutumée des critiques, parfois nominatives et toujours exprimées
dans un langage vif, sinon agressif. Comment interpréter cette virulence ? Les détracteurs des
retraités y ont lu l’amertume de mauvais gendarmes aigris. Mais cette interprétation ne résiste
pas à l’analyse. La majorité des dirigeants de la Fédération ont achevé de belles carrières de
sous-officiers. Très peu ont abandonné le métier avant de bénéficier d’une retraite
d’ancienneté. Sans doute peut-on deviner, derrière tel article de Mordan, une charge directe
contre l’officier qui l’a privé d’avancement. Ou encore, chez Manganèse, une jalousie envers
ceux qui l’ont devancé sur le tableau d’attribution de la médaille militaire. Mais ces
déceptions individuelles, bien réelles, nourrissent des réflexions plus globales. De plus, il ne
faut pas toujours se fier au ton des articles, que contredit souvent le « plancher » du journal.
Dans la « petite correspondance », où les rédacteurs répondent aux questions des lecteurs, on
21
Conclusions du Congrès, citées par Le Phare de la Gendarmerie, 1er avril 1909.
Le Progrès…, 15 mars 1912.
23
Congrès de la FNRG, 6 novembre 1909. Archives Nationales, F7 12379.
24
On se permettra de renvoyer à notre thèse, en préparation, sur Le métier de gendarme national au XIXe siècle.
La construction d’une identité professionnelle, Paris IV, dir. J-N Luc.
25
Selon l’expression du chef d’escadron de la Loire-Inférieure ; rapport au colonel, 24 octobre 1908. SHGN, 44E
53.
26
Pour une analyse plus détaillée du discours des retraités, A-D Houte, « Un métier en crise ? La gendarmerie de
la Belle Epoque d’après ses retraités », Sociétés § Représentations, n° 16, septembre 2003, p. 153-165.
22
5
recommande de « toujours avoir une attitude militaire ; donner le bras à une femme, même la
sienne, sent la garde nationale à une lieue »27. Ce conseil peut surprendre dans un journal qui
bataille pour obtenir la permission de délaisser l’uniforme le dimanche… D’innombrables
exemples pourraient témoigner de ce retour du refoulé. Comme le dit Mordan, « nous ne
voulons oublier que tu fus notre mère, quoique tu ne fus souvent qu’une rude marâtre »28.
Malgré les apparences, les retraités défendent fermement l’institution. Sans doute peut-on y
lire la résistance d’une culture professionnelle encore solidement ancrée. Mais il faut surtout
lever la contradiction apparente entre la dénonciation et la défense en convoquant les analyses
classiques d’Albert Hirschmann29. C’est bien en ouvrant des fenêtres d’expression – voice –
que les retraités limitent les départs ou la désaffection – exit – des gendarmes. On a affaire, en
quelque sorte, à un exutoire intégré. Là où la hiérarchie ne parvient plus à transmettre les
valeurs du métier, les retraités peuvent prendre le relais, en véhiculant une identité
professionnelle modernisée, mieux adaptée aux nouveaux discours sociaux.
Sur le fond, la presse des retraités met en œuvre une sorte de doute radical qui attaque
les racines de l’institution. Ouvert à toutes les tribunes libres, Le Progrès abrite ainsi des
projets de démilitarisation complète ou de refonte totale de l’organisation territoriale. Autant
de principes constitutifs de la gendarmerie qui n’échappent pas aux remises en question. Peu
importe que ces revendications extrêmes soit reniées dans les positions officielles. Elles ont
peut-être un rôle publicitaire – faire scandale pour attirer l’attention. Mais leur simple
expression prouve surtout que l’ambition des retraités ne se limite pas à l’obtention
d’avantages spécifiques. Bien plus largement, ils cherchent à prendre place dans le vaste débat
qui s’élabore autour de la crise sécuritaire. Généraux, préfets, magistrats, sont régulièrement
interrogés sur les transformations à apporter à la gendarmerie, mais les principaux intéressés
n’ont jamais eu voix au chapitre, en l’absence d’une véritable Direction de la Gendarmerie.
C’est en ce sens que les retraités apportent une véritable innovation. Non contents de
revendiquer haut et fort la création d’une Direction, ils se présentent eux-mêmes comme un
interlocuteur fiable. Dès 1913, le comité de Rouen recommande aux pouvoirs publics
soucieux « de se renseigner sérieusement sur la valeur de la création d’une gendarmerie
mobile, (…) de s’adresser aux comités de retraités de la gendarmerie qui seront en mesure de
fournir des indications précieuses ». Un an plus tard, Le Progrès reprend l’argument à son
compte : « l’adoption du casque fait débat. Pourquoi ne pas avoir, au préalable, consulté les
intéressés, c’est-à-dire les comités d’anciens gendarmes retraités ? »30. L’assimilation ne fait
plus de doute : les retraités se présentent comme les représentants officiels de la gendarmerie.
À l’heure où les revendications aboutissent, le groupe de pression se transforme en groupe
d’expertise.
*
*
*
En 1914, le schéma de fonctionnement semble solidement établi autour de trois piliers.
À la base, des groupes locaux, sur le modèle du comité de Nantes : « nous trouvons des
emplois, nous versons des secours lors des décès. (…) Avec la partie de manille, tous les
dimanche matin, ces belles sociétés sont le prolongement de la vie militaire, un peu
embellie »31. Au sommet, d’un côté, Le Progrès de la Gendarmerie qui recueille les doléances
et structure les débats ; de l’autre, le comité exécutif de la Fédération, qui consolide ses
entrées auprès des députés et des ministres. Amicalisme, revendication et expertise sont
27
Le Progrès…, 5 septembre 1913.
Le Progrès…, 5 février 1914.
29
A. Hirschmann, Face au déclin des entreprises et des institutions,
30
Le Progrès…, 15 janvier 1913 et 15 avril 1914.
31
Le Progrès…, 15 avril 1913.
28
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étroitement liés dans une structure triangulaire originale dont on a vu qu’elle s’était construite
au gré des rapports de force et des contextes. On retrouve donc certains traits typiques du
présyndicalisme de la Belle Epoque, en particulier cette séparation des rôles et « la vie
associative bien traditionnelle et bien vivante »32 qui précède l’expression revendicative. Mais
deux différences centrales apparaissent. D’abord, à la différence des organisations de
fonctionnaires33, il ne s’agit pas de gagner, mais de défendre, un statut que le gendarme,
militaire de carrière, possède de longue date. Voilà qui favorise une rhétorique volontiers
réactionnaire, que contrebalance une seconde spécificité : contrairement aux associations de
policiers qui « participent à l’idéologie de l’institution, la matérialisent »34, les retraités
s’efforcent plutôt de la réformer et de la réaménager. Dans un contexte de crise, le culte du
progrès l’emporte sur le mythe de l’âge d’or. C’est peut-être cet équilibre conjoncturel qui
explique le succès paradoxal d’une représentation indirecte des intérêts des gendarmes.
Cette médiation pouvait-elle survivre aux mutations du XXe siècle ? Après la
Première Guerre mondiale, en dépit de scissions, le mouvement des retraités garde une
influence considérable. Encore au printemps 1989, ce sont les journaux de retraités qui
révèlent la « grogne » des gendarmes. Mais le porte-voix n’est plus suffisant, et seules les
lettres anonymes permettront d’attirer l’attention des grands médias. Plus récemment, lors de
la crise de 2001, on sait que l’usage du réseau Internet a court-circuité le rôle traditionnel des
retraités. De plus, le fossé des générations est sans doute trop creusé, l’identité professionnelle
trop mobile, pour que les anciens puissent rendre compte des revendications de l’active.
L’apparition d’associations de femmes de gendarmes et de structures de dialogue internes au
monde militaire semble sceller ce divorce. Ainsi se referme une forme originale de
syndicalisme par procuration, en même temps que se transforme l’institution.
32
J-M Berlière, art. cit., p. 51.
J. Siweck-Pouydesseau, Le syndicalisme des fonctionnaires jusqu’à la Guerre Froide, Lille, PU Septentrion,
1989, p. 34.
34
M. Bergès, op. cit., p. 353.
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