Juliette GRANGE Scanner
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Juliette GRANGE, Quelques figures de débiteurs et d’usuriers dans le roman réaliste au XIXe siècle, une analyse à partir de la Philosophie de l’argent, de G. Simmel, in Le surendettement des particuliers, sous la direction de Michel Gardaz, Anthropos, Quelques figures de débiteurs et d'usuriers dans le roman réaliste au XIXe siècle Une analyse à partir de la Philosophie de l'argent, de G. Simmel Juliette GRANGE LES ROMANS RÉALISTES (Balzac, Zola), les grands feuilletons populaires (Dickens, Sue, Thackeray) fixent au Me siècle, par la puissance de la fiction, tant par le travail de la forme que dans leur contenu même, l'imaginaire social de l'argent. Débiteurs et usuriers, prodigues, avares ou banqueroutiers forment une galerie populeuse de personnages. La dette du pauvre est la première marche de l'enfer social, du satanic mill. Pour les classes moyennes, la banqueroute est la forme victorienne de la tragédie, et la figure emblématique du prêteur juif, récurrente dans feuilletons et romans. Notre hypothèse est que feuilletons et romans, en France et en Angleterre, ne sont pas seulement la conséquence d'une manière nouvelle qu'eut la société du XIXe siècle de repenser ce que Simmel définit comme le phénomène majeur de la modernité (l'argent), ils déterminent notre représentation de l'argent et des passions qu'il engendre, ils posent le problème de la valeur. Premier média à atteindre un large public, le feuilleton est le lieu d'une interrogation sociale et morale sur la « grande transformation » qui s'impose dans les années 1830 en Angleterre, avec le Second Empire en France. L'argent a-t-il dans la fiction réaliste un rôle éternel, objet des passions immémoriales, semblables à elles-mêmes en Occident, dont Virgile ou Saint Augustin nous entretiennent déjà dans leursœuvres ? Ou bien, et c'est ce que nous nous efforcerons de démontrer, y a-t-il au XIXe siècle un changement social, économique, moral, religieux qui se fait en partie autour du rôle de l'argent, sans être strictement économique, et que les œuvres littéraires ici examinées, qu'elles soient constitutives d'une idéologie ou miroir d'une société en cours de constitution, permettent de saisir ? La richesse passant d'une référence socialement structurée à la terre à celle, volatile et fictive, du papier monnaie et du crédit. En confrontant un cadre de référence théorique emprunté à la Philosophie de l'argent de Simmel et un corpus de textes littéraires, nous nous interrogeons sur ce qui advient en Angleterre dans les années 1830, en France au début du Second Empire. La richesse, articulée longtemps à un ensemble de pratiques symboliques à forte valeur sociale ne devient-elle pas abstraite, l'absolument autre universel de l'argent n'est-il pas la forme d'un pouvoir totalement nouveau ? Cette question en recouvrant une autre, plus actuelle, ne sommes-nous pas, à la fin du XXe siècle, devant un nouveau changement dans notre attitude à l'égard de l'argent ? Ou bien tout au contraire la monnaie électronique, l'instantanéité et la mondialisation des transferts, l'abstraction totale du crédit ne sont-elles que la conséquence d'une logique de déréalisation du rapport à la richesse et à l'argent mis en place au milieu du XIXe siècle ? I. Avares et prodigues. Description des passions L'argent est, d'après Simmel, le médiateur par excellence, un bienfait pour la vie sociale, qui est ellemême une série de médiations ; il devient néfaste lorsqu'il n'est plus un moyen mais une fin. Le roman réaliste décrit la passion d'individus pour l'argent (pour sa possession: l'avare, pour sa dépense: le 1 prodigue, le joueur). L'argent n'est plus alors médiateur, il est l'unique but d'individus anomiques vivant hors ou en marge de la communauté sociale. L'abstraction de l'argent, son caractère de moyen fixent des formes abstraites de jouissance. Devenu moyen absolu, l'argent est potentiellement l'objet d'une jouissance indéfinie. A) L'avare « Il aimait l'or pour l'or Il aimait la possession pour la possession. » « Posséder pour posséder. Mourir en possédant, jouir jusqu'au dernier moment de la jouissance qui a fait tout braver, privations, infamie, échafaud. » Jacques Ferrand in Les Mystères de Paris (1842-1843) d'Eugène Sue1. La dépense est taboue pour l'avare. Les choses en effet lui sont indifférentes, voire interdites, la richesse pour lui doit rester abstraite pour continuer à incarner tous les possibles. L'avare est donc chaste et ascétique, cet esthète attaché « à la forme abstraite des plaisirs dont il ne veut pas jouir, […] s'entoure du charme discret de la résignation […] et réunit en une unité inexprimable la possibilité de la jouissance ». Ce rapport particulier au désir et à sa réalisation, nombre de personnages littéraires l'expriment de manière exemplaire (Gobseck dans le roman du même nom, le Père Grandet, Gundermann2 dans L'Argent de Zola qui ne se nourrit que de lait et ne fréquente pas de femmes, l'avare dans Les Sept péchés capitaux d'Eugène Sue). L'avare, comme le prodigue, s'efforce d'échapper à la contradiction de la possession, l'objet se dérobant toujours en partie dans la jouissance. A l'abri de toute désillusion, l'avare désire l'argent comme une fin en soi. La pauvreté dans laquelle il vit n'est pas un ascétisme (l'ascète est indifférent à l'argent, son désir est fixé ailleurs, sur d'autres valeurs), il ne s'agit pas non plus de la thésaurisation comme anticipation et médiation vers un plaisir, l'argent n'est pas promesse d'un avenir, l'avare n'est pas l'économe (qui épargne les choses et reste fixé sur elles). La possession d'argent est ici le seul lien entre l'individu et le monde. Il n'y a pas de valeur d'usage ni de limite raisonnable mais une compulsion à 1'infinL L'avare, comme le prodigue ou le joueur, mène une existence sans but, sans repos, la dépense ou la rétention d'argent étant une fin en soi. L'avare sauvegarde une jouissance potentielle intacte, et de même le prodigue devra répéter à l'infini la jouissance instantanée de la seule médiation. « C'est que sans dépenser, sans hasarder un denier, nous nous livrons en imagination aux opérations les plus immenses, aux magnificences les plus inouïes. Et ce n'est pas un vain désir, un songe creux. Non, non, de par l'état de ma caisse, ces magnificences sont réalisables demain, aujourd'hui, sur l'heure. Comment veux-tu qu'un avare ait le courage ou la volonté de se dessaisir d'un pareil talisman ? Comment pour un projet, pour un seul rêve réalisé, on irait sacrifier mille projets, mille rêves toujours réalisables3 ? » 1 Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, p. 531, p. 1101. « Devenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteuse", [il] continuait obstinément à édifier sa tour de millions." 3 Eugène Sue, Les Sept péchés capitaux, « L'avarice", 1&54. 2 2 B) Le prodigue « Le meilleur moyen pour vivre au cœur de l'opulence est d'être criblé de dettes. On a rien alors à se refuser, et, dans cette situation, l'esprit se trouve toujours allègre et dispos. » Thackeray, La Foire aux vanités (1847-1848)4 L'argent lui est aussi essentiel qu'à l'avare. Pour lui également, il est une fin (par sa dépense), il n'est pas un moyen pour dominer ou posséder le monde et les choses. Le prodigue jouit non de ce que procure l'argent mais de cet argent même. L'acte d'achat est la finalité, l'aspect monétaire rendant les choses complètement obéissantes. Ce moment dépassé, elles perdront tout intérêt. Est portée à son comble ici l'incommensurabilité entre le désir et son objet, l'argent étant le moyen du vertige d'indétermination. Comme dans le cas de la passion inverse (l'avarice), l'argent ne satisfait aucun désir, la possession de l'argent (ou sa dilapidation) est réaffirmation de l'incommensurabilité du désir. Le prodigue, dans la folle dépense, réitère le geste d'accès à la jouissance, accès qui exclut cette jouissance même. Le prodigue, comme l'avare, est un solitaire, la dépense monétaire est le seul lien entre lui et le monde. Ce moment fécond de l'acquisition, de la dépense n'a pour but que cette dépense même : le prodigue, comme l'avare, tente bien de se mettre à l'abri de toute désillusion. Le dépensier prodigue n'est pas l'aristocrate endetté, insoucieux, indifférent au moyen et fasciné par les fins (les dépenses d'ostentation et de jouissance). Le prodigue ne désire pas les objets pour en jouir, l'objet sitôt acquis perd de son intérêt, les objets sont sans valeur d'usage, la série d'acquisitions sera illimitée. « La vie [du prodigue] répond à la même formule démoniaque que celle de l'avare, chaque moment atteint éveille la soif d'une intensification mais cette soif n'est jamais étanchée5 ». Le prodigue peut ne pas posséder le nécessaire. Il y a des prodigues pauvres pour qui la dépense n'est pas un achat somptuaire réservé à un moment fort dans une vie sociale structurée mais la compulsion solitaire, le vertige d'une — prodigalité d'autant plus forte que l'objet est impossible à acquérir raisonnablement. Et d'une certaine façon, seuls les pauvres sont réellement prodigues, le riche est blasé. L'achat est pour lui mécanique et indifférent, la dépense sans vertige ; d'une certaine façon, le riche dépense peu. Le pauvre n'a pas la possibilité du blasement et peut plus facilement fixer son désir dans la prodigalité ; alors que le riche se consacrera à la possession (de l'argent pour lui-même). Cependant, le blasement peut avoir l'effet inverse: la recherche d'une excitation, d'un quelque chose qui soit diversion momentanée à la signification objective de l'argent ou de la situation. Jusqu'à ce que la dépense d'argent en grande quantité soit le seul excitant possible. Le blasement dû à l'accès des classes moyennes à une consommation très étendue, dans la seconde partie du XXe siècle, crée un endettement qui tient à une forme de « prodigalité du riche". C) Dette du nécessiteux, dette de l'aristocrate « Ah La faim, la misère ou la souffrance des travailleurs plus que de la politique. » Ce n'est pas de la politique, c'est Eugène Sue Deux formes de rapport à l'argent (la dette de l'aristocrate, la dette du pauvre) échappent à cette typologie. La prodigalité n'est pas uniquement aristocratique et l'avarice n'est pas seulement bourgeoise, bien que Don Juan s'oppose certes à Harpagon (« On est d'autant plus homme du monde qu'on est moins homme d'argent »). L'insolvabilité chronique, le fait de dépenser sans compter fut une vertu pour 4 5 Gallimard, coll. Folio, 1994. G. Simmel, Philosophie de l'argent (1900), traduction française, PUF, 1988, p. 300. 3 l'aristocratie, elle est en quelque sorte naturelle, elle ne pose problème qu'au XIXe siècle lorsqu'il y a heurt entre les valeurs aristocratiques et les formes nouvelles de la richesse. La dette du nécessiteux est fréquemment représentée dans les romans sociaux (Dickens, Sue) où l'on voit arrêtés et emprisonnés pour dette d'honnêtes pères de famille laborieux. L'industrialisation déracine en effet des masses énormes de population qui sont amenées subitement à vivre de manière anomique, hors de tout réseau de solidarité sociale ou religieuse. Le roman réaliste pose le problème des conséquences sociales et humaines du nouveau rapport à l'argent: enfants errants sans domicile fixe, jeunes filles prostituées par la misère, vendues par leurs proches, parfois par leurs mères6. Le roman réaliste prend parti à leur sujet. Ainsi Les Mystères de Paris propose la création de la « Banque des travailleurs sans ouvrage » supposée permettre des investissements sûrs qui appuieraient une organisation du travail donnant de l'ouvrage aux pauvres tout en permettant aux riches (qui vivent de leurs rentes et les dilapident) d'avoir un revenu fixe. La figure de l'avare, du prêteur sur gage, juif ou non (Jacques Ferrand des Nouveaux mystères de Paris est catholique, Saccard, l'homme de la banque dans L'Argent de Zola aussi) se fait dans ce contexte particulièrement repoussante. La dette du nécessiteux en effet concerne des objets d'usage, indispensables. La saga misérable où l'on voit matelas et couvertures arrachés à des petits malades grelottant de froid et rapportant aux prêteurs 100 % d'intérêt par jour (Les Nouveaux mystères de Paris) figure parmi les scènes les plus populaires. Le prodigue, l'avare, le prêteur et le pauvre ne sont pas des héros parmi d'autres, de simples figures d'une galerie de portraits décrivant les passions humaines, ou proposant la représentation des péchés capitaux dans leurs formes récentes, ils sont particulièrement emblématiques au XIXe siècle. Fascinant le public et les romanciers, ils restent présents à nos esprits encore dans la mesure où ils émergent d'une interrogation morale et politique essentielle. Cette interrogation tient — c'est mon hypothèse — au fait que la société du milieu du XIXe siècle connaît une nouvelle définition de la richesse. L'argent n'était jusqu'alors qu'un moyen de vivre ou de tenir son rang, pris dans un réseau complexe et symbolique de solidarités, d'antagonismes et de réciprocités. Nouveau dieu, il est soudain au centre de la vie sociale, il flambe, devient une fin. L'avarice et la prodigalité ne sont plus des passions personnelles : elles ont valeur universelle dans la société des individus pour laquelle l'argent n'est plus un simple moyen. D) Tous les prêteurs sont-ils juifs ? « L'Argent et le Juif sont en fait la même chose, tous deux errent » « La Banque naît de là, de cette nécessité d'errer. On n'a pas désormais besoin de la présence réelle de cette terre ou de cet argent, mais de son signe, sous forme de lettre de change par exemple. Dés lors peut naître un jeu de signes et ce qu'on appelle l'abstraction. » E. Valdman, Les Juifs et l'argent7 L'argent fut donc abstraction, intellectualité, émancipation, il est devenu aliénation au moment où Marx proclame que « l'émancipation sociale du juif, c'est l'émancipation de la société à l'égard du judaïsme8 », ce qui est assez juste si l'on entend ici comme lui par judaïsme, le capitalisme. Mais que penser du prêteur sur gage si abondamment peint au XIXe siècle qui entasse jusqu'aux vêtements, à la literie et aux jouets d'enfants d'honnêtes familles d'artisans réduits à la dette par la maladie ou le hasard9. 6 Souvent définitivement. L'inscription aux registres dit des mœurs (parfois par les parents mêmes des jeunes filles) étant irréversible, les prostituées, qui ne possèdent même pas les vêtements qui les couvrent étant toujours en dette vis-à-vis de la tenancière, et se prostituent pour le gîte et le couvert. Cf. Les Mystères de Paris d'Eugène Sue. 7 Galilée, 1994. 8 Marx, À propos de la question juive (1844), édition citée bilingue Aubier-Montaigne, 1971 (in fine). 9 Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 427. 4 Certes, « Il n'y aura plus de repos […] en marchant, ils sont devenus autres. Plus jamais ils ne seront esclaves de la nature, de la nation, de la répartition, du sol, des autres, c'est-à-dire d'eux-mêmes. Ils sont partis10 ». Et « en même temps que cela se passe en eux, l'humanité accède à son propre rêve, naît à ellemême, enfin. Désormais, elle ne sera jamais prisonnière de la nature, ou de la mort, ni du sommeil de l'enfance11 ». Cette marche, cependant, au XIXe siècle inverse son sens, l'artisan de Jérusalem semble être condamné à marcher malgré lui, sans trêve ("Et toi tu marcheras sans cesse jusqu'à la rédemption"12), pour avoir interdit au Christ, au pauvre épuisé par la croix, de se reposer un instant sur son seuil. Et le juif errant, le terrible voyageur qui parcourt dans sa marche homicide la terre d'un pôle à l'autre est l'épidémie, le choléra, terrible comme la main de Dieu sur l'Humanité fascinée par la valeur. L'émancipation par l'argent devient aliénation, le Juif étranger semi-intégré perd son rôle: car tous les hommes sont désormais possédés par l'argent. « Ils se barricadèrent contre toutes les conditions qui permettaient jusqu'à présent à un peuple de vivre, ils créèrent une idée contraire aux conditions naturelles - ils ont retourné, l'un après l'autre, la religion, le culte, la morale, l'histoire, la psychologie pour en faire le contraire de ce qui était leur valeur naturelle. [ ... ] C'est pour cela même que les Juifs sont le peuple le plus fatal de l'histoire universelle : dans leur influence ultérieure, ils ont tellement faussé l'humanité qu'aujourd'hui encore le chrétien peut sentir de façon antijuive, sans se considérer comme la conséquence extrême du judaïsme13 ». Il. Tentative de définition socio-historique du rôle de l'argent La vie, d'après Simmel, crée des formes qui ensuite se fixent et deviennent des obstacles à la vie. Indifférent à toute valeur particulière, surtout sociale, l'argent comme moyen fut d'abord un facteur d'émancipation, essentiel pour la modernité. En tant qu'ouverture à des possibles, il permet d'abandonner la catégorie de la substance au profit de celle de relation. La logique, l'intellectualité, l'esprit d'abstraction, la liberté même en procèdent (l'individu peut s'acquitter en argent des obligations personnelles, la mobilité et l'individualisme abstrait viennent en conséquence). « Possibilité de toutes les valeurs comme valeur de toutes les possibilités » : telle est la définition simmélienne de l'argent. De l’Antiquité au XIXe siècle, dans les sociétés aristocratiques ou féodales en particulier, ce furent les individus ou les groupes sociaux qui se situaient en marge des sociétés qui firent le commerce de l'argent. Ces étrangers semi-intégrés n'ont pas de propriété terrienne, ou n'ont pas accès à toutes les fonctions sociales. « L'argent devient le centre d'intérêt et le domaine propre de ces individus et de ces classes auxquelles leur position sociale interdit toute sorte de visées personnelles ou particulières14 ». À Rome, les affranchis, qui n'ont pas la pleine citoyenneté, font le commerce d'argent. A Athènes, on trouve un riche banquier qui avait été esclave, mais en Turquie ce sont les Arméniens, et plus tard les Maures sont prêteurs en Espagne, les Parsis changeurs aux Indes. Les Quakers jouent ce rôle en Angleterre, les Huguenots mais surtout les Juifs dans toute l'Europe moderne. Au XIXe siècle, à notre avis, tout change. L'argent de moyen devient but. Les hommes d'argent ne sont plus ces étrangers honnis et révérés, dont la banque est le métier. Il y a effacement des valeurs, l'argent n'est plus médiateur entre des choses mais il est un but. Chacun est avare et prodigue à un certain degré. 10 11 12 13 14 E. Valdman, Les Juifs et l'argent, op. cit. Ibidem. Eugène Sue, Le Juif errant (1844-1845), Robert Laffont, coll. Bouquins, 1983. F. Nietzsche, L'Antéchrist (1895); citée in Le Crépuscule des idoles, trad. Albert, Mercure de France, 1970. G. Simmel, Philosophie de l'argent, op. cit., édition française, p. 259. 5 Une « valeur » qui est une anti-valeur15, c'est-à-dire un pur moyen, s'installe. L'anomie relative des étrangers se dissout (les Juifs acquièrent par exemple la nationalité française). La société flambe de la passion pour l'argent au début du Second Empire. L'Argent de Zola donne à voir la société entière (petites gens, propriétaires terriens, anciens aristocrates, industriels) qui jusqu’alors considérait l'argent comme un moyen, et admettait à sa marge des banquiers juifs dont l'argent était le métier, se transformer soudain. Tous jouent à la Bourse, oublieux de toute tradition, valeur, croyance, foi ou solidarité, série d'individus en proie à la passion du gain. Dans le corps social réduit à une poussière d'individus, l'argent circule, il est abstrait et détaché de toute référence. Le rôle bénéfique de l'argent s'inverse. « Au moment où s'atrophient les objectifs vitaux satisfaisants pour leur contenu, vient s'installer une valeurqui est exclusivement un moyen ». Toute valeur disparaît donc au profit de la valeur, les hommes d'argent ne sont plus des étrangers mais tous les hommes deviennent des étrangers dans leur propre société: la seule relation au médiateur tient lieu de relation avec le monde et les autres. L'argent circule de plus en plus vite, et de manière de plus en plus irréelle. « Avec l'argent nous tenons l'objet formellement le plus docile et en même temps, à cause de ce qui le rend tel, c'est-à-dire de sa totale vacuité, le plus indocile16 ». « Le crédit allonge davantage encore la série des représentations […] que ne le fait l'instance intermédiaire de l'argent comptant. Le pivot du rapport entre créditeur et débiteur est fixé pour ainsi dire au-delà de leur liaison directe, à une grande distance d'eux […]17 ». L'argent qui autrefois permettait l'extension du moi, fait désormais de l'homme une propriété de la marchandise abstraite pris dans un système irréel, universel, abstrait et international. « Dans l'argent, c'est la domination totale de l'objet aliéné sur 3 l'homme qui se manifeste au grand jour18 ». Seule la croyance religieuse est à la fois le pendant et l'envers de la possession par l'argent, de la fascination universelle. Elle est aussi la métaphore de cette possession pour les romanciers anticléricaux du XIXe siècle (Sue, Zola). Le Perinde ac cadaver des jésuites est pour Sue (Le Juif errant) l'équivalent même de l'impératif financier de l'avare ou du prodigue: le croyant peut en venir à haïr son père et sa mère, à tenter de façonner le peuple à une obéissance aveugle et morne. Et Saccard de L'Argent (Zola) ne prône-t-il pas (faussement comme il se doit) la restauration de la puissance de l'Eglise romaine dans la ville de Jérusalem ? D'où l'idée, qui n'est qu'apparemment paradoxale, d'un christianisme comme accomplissement du judaïsme et l'appel à un autre christianisme, social et évangélique, non romain (E. Sue). Le nouveau dieu profane du XIXe siècle, quel que soit son nom, est violemment mis en cause. La rage de Marx affirmant : « L'émancipation juive est l'émancipation de l'humanité à l'égard du judaïsme », peut se comprendre si l'on entend comme Marx – 1) que les chrétiens sont tous devenus juifs, 2) que le judaïsme ici est synonyme du pouvoir universel de l'argent, au bout d'une logique historique qui dépasse et efface ce judaïsme même, celui des étrangers semi-intégrés à une société qui ne mettait pas (encore) l'argent au centre de la vie publique et privée. L'argent est devenu une idole, lui qui longtemps a permis de nier les idoles. Le Christ alors c'est aussi le peuple, le sens même de l'histoire (Sue, Le Juif errant, in fine). Le roman réaliste et le feuilleton contemporains de la véritable extension du capitalisme en Angleterre et en France exposent donc à notre sens, par la description des passions, la crise de la culture qui est l'autre visage de la crise sociale que fait naître le rôle nouveau (à l'époque) de l'argent et ses conséquences quant aux valeurs. La fortune d'un individu est-elle la seule qualité de la personne ? se demande le roman victorien, dans une société où le jugement de banqueroute ressemble au jugement d'un crime et est suivi 15 16 17 18 Ibidem, p. 281. Ibidem, p. 403. Ibidem, p. 615. Marx, Manuscrits de 44. 6 d'une forme de mort civile19. La banqueroute contredit en effet d'autres valeurs victoriennes comme celle du travail : car souvent la faillite est imméritée, effet lointain des aléas du commerce international ou de placements financiers. L'argent peut-il tout acheter, demande Dickens en faisant pleurer l'Angleterre avec la mort du petit Paul20 ? « Papa! Qu'est-ce que l'argent [demande l'enfant malade qui sait qu'il va mourir] […] ? Oui, dit l'enfant posant les mains sur les bras de sa petite chaise et levant son vieux visage vers celui de Monsieur Donbey, qu'est-ce que l'argent ?21 » « L'argent [répond le père], bien qu'il soit un esprit très puissant dont il ne fallait médire sous aucun prétexte, ne pouvait conserver en vie les gens pour qui était venue l'heure de mourir ; et que tout le monde doit mourir, malheureusement, même quand on était de la Cité et si riche qu'on fût; mais que cet argent vous rendait honorés, craints, respectés, courtisés et admirés, puissants et glorieux aux yeux des hommes, et que souvent même il pouvait écarter la mort pendant longtemps.22 » La contrainte par corps (les gardes de commerce l'exercent à Paris, les endettés sont enfermés à Clichy), la vente publique des biens les plus intimes23 : c'est bien une société qui se défait, avec son « droit de vivre » (en Angleterre), ses institutions caritatives, ses réseaux de solidarité. L'argent s'est soudain émancipé de la société, l'essor économique pousse et bouleverse les vies publiques et privées, les pauvres et les riches24. Le roman exprime un regret romantique du passé, de la stabilité des croyances et de l'humanité, mais aussi la fascination pour le médiateur, la curiosité pour l'avenir, un questionnement. Tel est le fondement anthropo-sociologique (E. Morin) du roman réaliste, français et anglais. Sommes-nous dans la même logique, en proie à ces interrogations qui nous font lecteurs de romans, fascinés par les passions de l'avare et du prodigue, ému de la dette du pauvre, pris au vertige du joueur ? Ou bien sommes-nous dans une autre société : indifférence des masses dépassionnées, anonymat technologique, régulation par l'Etat Providence et ses lois des drames et fractures que la fiction mettait en scène, il y a un siècle et demi. L'époque ouverte juste avant 1850 s'est-elle refermée cent ans plus tard ? comme le pense K. Polanyi25, qui ne pense pas d'ailleurs cette fin du marché auto-régulateur sans inquiétude. (Le totalitarisme en serait la conséquence et l'instrument). Ou bien l'histoire de l'argent suit-elle son cours ? De plus en plus irréel, par échange instantané international et automatisé, que rien ne garantit depuis la fin de l'étalon-or, virtualité en mouvement ? Et pourtant unique lien de cette société anonyme, société internationale sans communauté, qui trouve, grâce à la Banque Mondiale et au Fonds Monétaire International, un semblant de paix et de stabilité, qu'aucune autre institution n'est capable de garantir. 19 Pour les classes moyennes, car en Angleterre jusqu'en 1861, les aristocrates ne peuvent être déclarés insolvables. 20 Donbey et fils (1847-1848), in édition Œuvres II, Gallimard, coll. La Pléiade, 1956. 21 Ibidem, p. 109. 22 Ibidem, p. 110. 23 Cf. Thackeray, La Foire aux vanités, op. cit., p. 266 et C. Dickens, Donbey et fils, op. cit. 24 L'Etat jouait un rôle mineur au début de l'industrialisation. Les reconnaissances de dettes sont des papiers privés, elles peuvent être transmises et vendues. Il est courant de trouver des arrangements personnels avec ses créanciers. « Pour quinze cent livres d'argent comptant elle racheta un total de dettes montant à plus de vingt fois sa valeur. Mistress Crawley n'eut recours à l'intervention d'aucun homme de loi. L'affaire était si simple, c'était à prendre ou à laisser, ainsi qu'elle le faisait remarquer aux créanciers avec tant de justesse et d'à-propos; bref, W marché fut conclu. M. Levi, au nom de M. Moiset en celui de M. Manassé, principaux créanciers du colonel, félicitèrent sa femme de la manière expéditive dont elle savait régler les affaires et déclarèrent que les gens mêmes du métier n'arrivent rien à lui apprendre » (Thackeray, La Foire aux vanités, op. cit., p. 573-574). L'héroïne, il est vrai, s'appelle Rebecca. 25 La Grande transformation (1944), Gallimard, 1983, pour la traduction française. 7 BIBLIOGRAPHIE On indique la première édition, puis l'édition citée s'il y a lieu. Littérature : Balzac H. de, Gobseck, 1830. - Eugénie Grandet, 1833. Dickens Ch., Donbey et fils (1847-1848), in Œuvres II, Gallimard, coll. La Pléiade, 1956. Sue E., Le Juif errant (1844-1845), Robert Laffont, coll. Bouquins, 1983. - Les Mystères de Paris (1842-1843), Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989. - Les sept péchés capitaux, « L'Avarice » (1854). Thackeray, La Foire aux vanités (1847-1848), Gallimard, coll. Folio, 1994. Zola E., L'Argent (1891). Théorie: Marx K., A propos de la question juive (1844), édition citée bilingue Aubier-Montaigne, 1971. Nietzsche F., L'Antéchrist (1895), in Le Crépuscule des idoles, trad. Albert, Mercure de France, 1970. Polanyi K., La Grande transformation (1944), trad. française, Gallimard, 1983. Simmel G., Philosophie de l'argent (1900), édition citée dans la traduction française, PUF, 1988. Valdman E., Les Juifs et l'argent, Galilée, 1994. 8