Science et Vie

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Science et Vie
fondamental > neu r ol og ie
Repères
L’électroencéphalographie est une des techniques
les plus répandues pour voir le cerveau en action. Elle peut
enregistrer, à la surface du crâne ou via des électrodes
implantées dans le cortex, des signaux avec une précision de
l’ordre de la milliseconde. Cette activité en temps réel apparaît
d’ordinaire sur les écrans de contrôle des chercheurs. Pour
la première fois, elle est visualisée en direct par des patients.
Cerveau
L’introspection
est désormais
visible sur écran
f.collini
Par Marie-Catherine Mérat
Etonnante expérience menée à
l’hôpital de Grenoble : des patients
peuvent suivre l’activité de leur
cerveau sur un écran de contrôle.
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Une jeune fille est assise sur un lit
d’hôpital. Un bandage blanc entoure
sa tête. Un bandage d’où s’échappent
de multiples fils qui, à l’autre extrémité, sont branchés à une console
près du lit. Sous ce drôle de bonnet,
on peine à imaginer que des électrodes
sont implantées directement dans sa
tête. Sereine, Julie [prénom modifié]
regarde une émission de télévision.
En l’occurrence, un présentateur en
plein débat avec ses invités. La télécommande dans une main, la jeune
fille coupe parfois le son ; aussitôt,
elle porte son regard vers un autre
écran, tout aussi animé, sur lequel
se dessinent plusieurs courbes mouvantes. Elle sourit, comme les trois
neurobiologistes qui l’entourent. Et
pour cause : ce qu’elle regarde, c’est
l’activité de son propre cerveau – plus
précisément de son cortex auditif, une
région spécialisée dans le traitement
des sons. Or Julie vient de se rendre
compte que lorsqu’elle monte le
volume de la télévision, l’une des
courbes sur l’écran grimpe, avant de
redescendre brusquement quand elle
le coupe. En jouant avec les stimuli
sonores de son environnement, elle
“change la route de son cerveau”, selon
ses propres mots !
Julie fait partie de la dizaine de
patients au monde à avoir fait cette
expérience : accéder à des données
jusqu’ici réservées aux seuls spécialistes
– des courbes reflétant l’activité électrique de ses neurones – pour voir →
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fondamental > ne u rologie
et essayer de contrôler en direct
son activité cérébrale. Une expérience
unique, fruit de la réflexion originale
d’une poignée de scientifiques lyonnais : et si le patient pouvait aider le
chercheur à sonder le fonctionnement
de son cerveau ?
→
des électrodes dans la tête
Nous sommes à l’hôpital de Grenoble,
dans le département de neurologie. Si
Julie a des électrodes dans la tête, c’est
parce qu’elle est atteinte d’une épilepsie résistante à tout traitement médicamenteux et qu’il faut en localiser la
source (voir encadré). L’implantation
des électrodes a eu lieu hier, la nuit a
été un peu difficile. Pourtant, elle sait
qu’aujourd’hui elle devra être bien
éveillée pour participer au premier jour
d’expérimentation de Brain TV. Brain
TV ? “Il s’agit d’un système unique de
visualisation de l’activité cérébrale en
temps réel”, explique Jean-Philippe
Lachaux, son concepteur. C’est aussi le
moyen qu’a trouvé ce neurobiologiste,
du laboratoire Inserm Dynamique cérébrale et cognition à Lyon, de mettre
à profit cette situation exceptionnelle
– l’enregistrement intracérébral humain – à des fins de recherche fondamentale (voir entretien p. 109).
Quelques explications s’imposent :
12 électrodes ont été introduites dans
le cerveau de Julie, sortes de grandes
tiges capables d’enregistrer l’activité
électrique de populations de neurones
en différents endroits du cerveau. Pour
Tous ces fils qui s’échappent du
bonnet sont en fait connectés au cerveau de la patiente via des électrodes.
L’activité cérébrale est convertie en
direct en courbes visibles par le patient,
qui devient acteur de la recherche.
Douze électrodes comme celle-ci
(0,8 mm de diamètre) ont été implantées.
l’équipe lyonnaise, l’objectif est simple :
utiliser ces enregistrements pour essayer de mieux comprendre comment
fonctionne le cerveau, quelles régions
sont impliquées dans la mémoire,
l’attention, le langage, etc. Seul problème : le signal recueilli par les électrodes est très complexe. Il ne permet
pas, tel quel, de déterminer si la population de neurones enregistrée s’active
lorsque, par exemple, on regarde une
image, écoute un son, se remémore un
événement, etc. Or, c’est précisément
ce que les chercheurs veulent savoir.
“Nous avions besoin d’une mesure qui
soit directement reliée aux fonctions
cognitives”, explique Jean-Philippe
Lachaux. L’équipe a donc décomposé
le signal pour en extraire seulement les
informations utiles. En l’occurrence,
certaines fréquences des oscillations
électriques produites par les neurones.
Et plus particulièrement, les “oscillations gamma”, au-delà d’un seuil de
fréquence de 40 Hz. Car “l’amplitude
de ces oscillations augmente quand une
zone cérébrale est recrutée dans une
tâche cognitive”, détaille le chercheur.
Une fois isolées, on peut donc s’en
servir comme “marqueur” cognitif, par
exemple : telle région cérébrale est-elle
impliquée dans la compréhension du
langage parlé ?
Le cerveau tout en courbes
Un tiers des patients épileptiques sont résistants
aux médicaments. Quand
elle est possible, la chirurgie est leur seul recours :
il faut retirer la zone cérébrale à l’origine des crises.
Les neurologues doivent
donc découvrir où se situe
cette zone et à quoi elle
sert. Pour la localiser,
il peut être nécessaire
d’implanter des électrodes
dans le cerveau. Pendant
quinze jours, les patients
sont enregistrés quasi
continuellement dans l’attente qu’une crise se déclenche : les neurologues
voient alors sa source et
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sa propagation dans le
cerveau. Une fois cette
source localisée, il faut
découvrir sa fonction pour
ne pas risquer de créer
des séquelles en la retirant.
La procédure consiste à
envoyer du courant dans
les électrodes, pour sti­
muler les populations de
neurones suspectées et
voir si cela déclenche des
perturbations cognitives
(difficulté à parler, à comprendre ce que disent les
neurologues, etc.). En explorant plus naturellement
le fonctionnement du
­cerveau, Brain TV peut
préciser ce diagnostic.
f.collini
Une avancée dans le traitement de l’épilepsie
Il suffit pour le savoir de parler à la
patiente et de voir en direct si les
oscillations gamma augmentent dans
cette région enregistrée par l’électrode.
Une démarche rendue d’autant plus
simple que l’équipe lyonnaise a eu
l’idée de représenter ces oscillations
sous une forme graphique aisément
compréhensible par les chercheurs
comme par le patient : allongé sur son
lit, ce dernier voit s’animer sur un écran
une courbe orange qui monte ou descend selon que les oscillations gamma
augmentent ou diminuent, donc selon
que la région cérébrale enregistrée
s’active ou non. L’écran est divisé en
quatre, de façon à pouvoir visualiser en
même temps quatre régions différentes
du cerveau, choisies par l’expérimentateur. A terme, l’idée est de laisser le
patient faire ce choix lui-même, de lui
permettre de zapper librement d’une
“chaîne” à l’autre de son cerveau, afin
de lui garantir une liberté d’exploration
la plus grande possible.
Pour ce premier jour d’expérimentation, Jean-Philippe Lachaux a décidé
de s’intéresser à des régions situées
dans le cortex auditif de Julie. “Pour
commencer, on va essayer de voir si
quand je parle, quand je fais du bruit,
quand il y a de la musique, on arrive
à faire monter systématiquement l’une
des courbes orange, explique d’une voix
souriante le chercheur à sa patiente.
Le jeu, c’est d’explorer, de voir si on
arrive à contrôler l’une de ces courbes.”
Sitôt dit, sitôt expérimenté : la voix de
Joe Dassin retentit dans la pièce, Aux
Champs-Elysées… Bingo ! En bas à
droite du poste de Brain TV, l’une des
courbes s’est emballée et monte tellement qu’elle finit par disparaître de
l’écran. “Alors comme ça, vous aimez
Joe Dassin ? On dirait bien !”, plaisante Lorella Minotti, la neurologue
qui suit Julie à l’hôpital de Grenoble.
Une douce frénésie s’empare de la
chambre : chacun se prend au jeu et
tente d’agir sur la courbe en parlant,
en toussant, en tapant des mains…
“Et si je monte progressivement le
son de la télé, la courbe va également
monter petit à petit, non ?”, interroge
Julie. “Essaie !”, lui répond Juan Vidal,
post-doctorant qui travaille au côté de
Jean-Philippe Lachaux. Le silence se
fait, la courbe redescend à son niveau
basal. Puis Julie allume la télé au plus
faible volume : la courbe frémit. →
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“Grâce à Brain TV, explorer
l’expérience subjective du
patient devient possible”
Jean-Philippe Lachaux
Neurobiologiste, laboratoire Inserm Dynamique cérébrale et cognition
et de tourner la main paume vers le
haut lorsqu’elle se concentre sur la
musique, paume vers le bas lorsqu’elle
est plongée dans son monde intérieur
et ne porte plus vraiment attention à
son environnement sonore.
naissance d’une hypothèse
La jeune fille s’exécute et commence
par écouter la musique : l’activité
gamma s’élève. Lorsqu’elle retourne
sa main, la courbe redescend un peu,
“Le jeu ? Réussir à contrôler l’une
des courbes d’activité cérébrale”
être modulée par l’attention.” Voilà
qui donnerait tout son sens à Brain
TV : bénéficier de l’introspection du
patient. Lui seul, en effet, peut savoir
s’il est attentif ou non à tel moment,
s’il écoute vraiment quelqu’un parler
ou s’il est en train de penser à autre
chose. Jean-Philippe Lachaux imagine
rapidement une petite expérience : il
diffuse un air de musique classique,
demande à Julie de fermer les yeux
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puis remonte légèrement et finalement oscille de façon irrégulière. Le
résultat n’est pas probant : la courbe
n’est pas franchement redescendue
comme s’y attendaient les chercheurs.
En effet, si la patiente faisait vraiment
abstraction de la musique, si elle entendait la musique mais ne l’écoutait
plus, la courbe reflétant l’activité dans
son cortex auditif devrait, en toute
logique, baisser franchement.
Le neurobiologiste Jean-Philippe
Lachaux observe la patiente tenter
de contrôler son activité cérébrale.
“Essayons autre chose…” JeanPhilippe Lachaux propose de lire un
texte assez neutre, ni trop intéressant
ni trop ennuyeux : “Une recette de
cuisine, ce sera parfait”. Julie doit alternativement l’écouter ou se plonger
dans la lecture d’un article de journal.
Idem lorsque la patiente commence à
lire et tente de faire abstraction de la
voix du chercheur, la courbe baisse
brusquement, puis se met à osciller.
Julie semble avoir du mal à rester
concentrée sur sa lecture et à ne pas
écouter le biologiste parler. “Tu sens
que ton attention fluctue ?”, demande
Juan. “Oui, j’ai toujours eu du mal
à lire quand quelqu’un parle à côté,
précise Julie. Mais j’ai jeté un coup
d’œil à la courbe. Au début, ça avait
l’air de marcher, j’étais dedans.” C’est
un fait : même s’il ne se manifeste
pas durablement, il semble bien
que l’expérience montre un effet de
l’attention. Quand la patiente se met
f.collini
Et à mesure que le niveau sonore
augmente, elle s’anime de plus en
plus, s’élève. “Tu régules l’activité de
ton cerveau avec la télécommande, c’est
excellent !”, s’enthousiasme Juan.
Impressionnant en effet, mais pas
révolutionnaire. “Il est assez facile en
réalité de contrôler ce type d’activité,
car on est là dans une région primaire
du cerveau, explique Jean-Philippe
Lachaux. Ce qui serait plus intéressant,
ce serait de voir si cette activité peut
→
dans sa bulle et ne prête plus attention
aux sons ambiants, l’activité de son
cortex auditif s’affaiblit. “Je crois qu’il
existe une régulation via l’attention,
il faudrait creuser”, se félicite JeanPhilippe Lachaux. Et son collègue
de proposer à Julie une tâche moins
difficile que la lecture, sur laquelle il
serait plus aisé de se concentrer : “Pendant que Jean-Philippe lit sa recette, je
pourrais te montrer des quantités avec
mes doigts, et toi, tu devrais en faire la
somme et me la dire.”
Mais pas le temps de se lancer, Lorella Minotti sourit : “Ils sont terribles !
Une fois qu’on leur laisse les patients, ils
ne s’arrêtent plus !” Julie doit se reposer.
Elle a chaud et aussi un peu mal au
crâne. La suite attendra demain. Une
dernière question nous brûle les lèvres :
qu’est-ce que ça fait de voir fonctionner
son cerveau en direct ? “C’est génial !”,
répond-elle… Avant d’ajouter : “Mais,
pour moi, le cerveau est un élément
qu’on ne peut pas contrôler.” Quinze
jours passés avec Brain TV pourraient
la faire changer d’avis…
z
Science & vie : Pour­
quoi montrer au patient
son activité cérébrale ?
Jean-Philippe Lachaux :
Il existe beaucoup de
phénomènes mentaux
invisibles pour l’expérimentateur : des petites
émotions, des pensées,
des fluctuations d’attention, etc. Seul le patient
y a accès. En lui montrant
l’activité de certaines
zones de son cerveau,
il va être capable de la
relier avec ce qu’il fait,
ce qu’il ressent, ce qu’il
voit, ce qu’il pense…
S&V : Comment est
venue cette idée de
faire du patient un
acteur de la recherche ?
J.-P.L. : Brain TV est issu
d’une réflexion qui date du
temps de ma thèse, selon
laquelle, en sciences
cognitives, on n’explore
pas assez l’expérience
subjective du sujet. Il peut
être intéressant, pour
interpréter les données,
de demander au sujet ce
qu’il a ressenti. Cette
réflexion a abouti à un
programme de recherche,
la neurophénoménologie,
une sorte d’association
entre les neurosciences
cognitives et le projet de
phénoménologie à la
Hüsserl, Merleau-Ponty
etc. L’idée était qu’étudier
le cerveau, ce n’est pas
comme étudier un objet
physique. On a tous un
cerveau, donc on sait ce
que ça fait que d’avoir un
cerveau. On est capable,
dans l’examen de notre
expérience subjective,
d’inférer des règles de
fonctionnement de notre
cerveau. Finalement,
je me suis dit que le seul
à pouvoir corréler les
données de “troisième
personne” [d’imagerie
cérébrale, accessible à
l’expérimentateur] avec
les données de “première
personne” [d’expérience
vécue, accessible seulement au patient], c’était
le sujet lui-même.
une hypothèse, que l’on
teste ensuite en mettant
en place une véritable
expérience, rigoureuse et
contrôlée. C’est ce qui est
déjà arrivé avec l’une nos
patientes, qu’on avait
laissée seule un quart
d’heure avec le système.
Elle avait une électrode
dans le lobe pariétal et
elle nous a dit : “Eh bien
moi, vous savez, je la
contrôle votre courbe
quand je me concentre.“
Elle fixait un point au loin
et la courbe s’effondrait.
Puis elle nous a dit :
“Maintenant, je relâche
mon attention“, et la
courbe remontait. Elle
contrôlait son attention
visuelle. Pour confirmer
cette hypothèse, on a
donc mis au point une
vraie tâche de recherche
visuelle, où il s’agissait de
rechercher un objet dans
un tableau. L’originalité
de Brain TV, c’est vraiment
cet aspect d’exploration
et de génération d’hypothèses en temps réel.
C’est une façon d’accélérer la recherche.
S&V : Peut-on avoir
confiance dans les capacités d’introspection
des patients, est-ce
vraiment “scientifique” ?
J.-P.L. : Bien sûr, la qualité
d’introspection des
patients est extrêmement
variable. Mais cela dépend
aussi du type de phénomène que l’on aborde.
Brain TV fournit seulement
S&V : Brain TV serait-il
le moyen idéal d’accéder à la conscience ?
J.-P.L. : Brain TV est une
sorte de raccourci pour
faire la corrélation entre
données de troisième et
de première personne,
donc je pense qu’effectivement, c’est une voie
possible pour étudier la
conscience.
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