Le Monde de l`Intelligence

Transcription

Le Monde de l`Intelligence
neuropsycho
brainTV
L’activité cérébrale
sur le petit écran
Que diriez-vous de vous retrouver face à face avec
vos propres pensées ? La « télévision du cerveau »
(«brain TV ») vous propose d’observer sur un écran
votre propre activité cérébrale et surtout d’agir
dessus en temps réel via un casque comportant
des électrodes. Utilisé en hôpital comme aide à la
localisation des foyers épileptiques, le dispositif
pourrait aussi permettre d’entraîner son cerveau à
obtenir de meilleures performances… chez soi.
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PAR VALÉRY BURON
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d
epuis leur chambre, dans le
service d’épileptologie dirigé par le professeur Philippe
Kahane à l’hôpital de Grenoble, des patients épileptiques
regardent la télévision. Au programme
aujourd’hui, pas de documentaire ni
de série TV, mais… l’activité de leur
propre cerveau ! Munis d’une télécommande, ils zappent d’une chaîne à une
autre et suivent le film de leurs propres pensées. Mieux : avec un peu de
concentration, ils règlent les chaînes
et modifient ainsi le cours de l’activité
électrique.
Le neurofeedback
L’esprit permet de guérir le corps. C’est en partant de cette constatation que
Christopher de Charms, fondateur d’Omneuron, un centre de recherche
d’imagerie cérébrale en Californie, a proposé à des patients souffrant de
douleurs chroniques de réduire leurs douleurs en regardant des images de
leur cerveau. Face à leurs activations présentées sur des cartes d’imagerie
cérébrale, ils parvenaient alors à les contrôler. Comment ? Simplement par la
pensée, en se concentrant sur une petite partie du cerveau, le cortex cingulaire
antérieur rostral, responsable de la régulation des douleurs. Chacun a sa
propre stratégie (penser à des flocons de neige, à des proches…), le tout est de
transformer la douleur en une expérience positive. À l’image d’un sport que
l’on pratique pour muscler son corps, après plusieurs séances d’entraînement,
les patients modifiaient en temps réel par IRM leurs pensées. Les chercheurs
ignorent encore comment le cerveau parvient à une telle prouesse, mais en
tout cas, ça marche : quand la douleur ne disparaît pas complètement, elle
diminue en intensité. Le procédé pourrait être utilisé comme traitement. l
>> de Charms RC, Maeda F, Glover GH, Ludlow D, Pauly JM, Soneji D, Gabrieli JD, Mackey
SC. Control over brain activation and pain learned by using real-time functional MRI.
PNAS. 20 décembre 2005.
Une aide médicale
Déconcertante, cette scène cache en réalité un objectif des plus sérieux : préparer
une intervention chirurgicale visant à
sectionner le réseau de neurones responsable des crises d’épilepsie, sans endommager les régions voisines. « Le patient
donne des indices permettant d’orienter
le neurologue sur les zones à enlever et
celles à épargner. En regardant l’écran, il
constate que telle zone permet de réaliser
telle fonction. Le patient devient en quelque sorte chercheur » indique Jean-Philippe Lachaux, auteur principal de l’étude
et chercheur dans l’unité 821 « Dynami-
Le principal intérêt de la Brain TV est de
dresser sa cartographie cérébrale, et ainsi
de développer ses capacités en temps réel.
que cérébrale et cognition » de l’Inserm,
à Bron. Pour que les patients puissent voir
leur activité sur un écran, des chirurgiens
ont implanté entre 10 et 15 électrodes de
0.8 mm de diamètre dans leur cerveau,
où elles sont restées pendant 15 jours.
« Les électrodes permettent d’identifier
le réseau qui génère les crises d’épilepsie.
Chaque crise va donner des informations
sur le lieu où elles se déroulent et comment ». Durant ces 15 jours, les patients
seront libres de naviguer, de faire leurs
mots croisés, de lire ou de bavarder, tout
en jetant de temps en temps un coup d’œil >
sur l’écran posé près de leur lit. Sous leurs
yeux : pas de cerveau en 3D, mais des >
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neuropsycho
Dès que le patient a une sensation
particulière, même si elle très brève,
il est possible de voir directement sa
« traduction cérébrale ».
> courbes, correspondant à l’activité d’une zone précise. « Quand
dIaLoGue aVec SoI
JEAN-PHILIPPE
L ACHAUX
est chercheur
dans l’unité 821
« Dynamique
cérébrale et
cognition » de
l’Inserm au Centre
Hospitalier Le
Vinatier de Bron.
une courbe monte, la zone est active ; quand elle descend, elle
est moins active. Les courbes représentent seulement les dix
dernières secondes d’activité : les patients peuvent ainsi fermer les yeux pour se concentrer et regarder ensuite l’effet que
cela a eu sur les dix dernières secondes. C’est un aller-retour
constant entre l’action et l’observation du résultat » note le
Dr Lachaux. Sur un même écran divisé en quatre parties, le
patient peut voir quatre courbes correspondant à quatre zones
de son cerveau (voir encadré). « Les zones enregistrées dépendent du type d’épilepsie : ce peut être la partie postérieure du
cerveau, où se trouve la vision, ou les zones frontales, chargées
notamment de la planification, de la motricité et de l’attention.
Les zones auditives, situées dans le lobe temporal, sont aussi
très souvent concernées ».
entraîner son cerveau
Dans l’étude réalisée par Jean-Philippe Lachaux (Inserm Bron)
et ses collègues, des patients épileptiques « dialoguent » avec leur
cerveau en temps réel en observant sur un écran leurs signaux
neuronaux qui bougent en fonction de leurs pensées du moment.
Outre l’aide qu’elle fournit pour bien cerner la zone responsable de l’épilepsie, « la télévision du cerveau » («Brain
TV », en anglais) donne aussi la possibilité d’entraîner son
attention visuelle. « Une patiente arrivait à moduler son
attention face à la courbe. Elle disait qu’en manipulant son
attention visuelle, en se concentrant, la courbe changeait.
Un petit point visuel sur l’écran suffit à moduler telle région » explique le chercheur. Troisième intérêt de la Brain
TV : dresser une cartographie du cerveau, c’est-à-dire essayer de comprendre comment fonctionne le cerveau normalement. En identifiant chez les patients épileptiques,
dont une grande partie du cerveau n’est pas touchée par
l’épilepsie, une activité dans une zone précise, on sait que
l’on devrait retrouver cette activité dans cette même zone
chez les sujets sains. « Le but est d’établir des liens entre
les variations de l’activation cérébrale et l’expérience subjective. En se concentrant davantage ou en ressentant tel
type d’émotion, la personne fait varier l’activité à tel endroit du cerveau ». Pourquoi ne pas faire directement l’expérience chez les personnes saines ? Parce qu’il est impossible
d’implanter des électrodes dans le cerveau de personnes ne
nécessitant pas une intervention chirurgicale !
de l’hôpital au salon
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Sur un même écran divisé en quatre parties, quatre courbes
retracent l’activité électrique de quatre zones différentes
du cerveau.
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La transposition de l’expérience des épileptiques vers monsieur et madame tout le monde nécessite donc une petite
adaptation du dispositif : les électrodes implantées sont remplacées par un casque posée sur la tête avec des électrodes
reliées à un appareil d’électroencéphalographie (EEG). Mais
du coup, la mesure est moins précise. « L’enregistrement
intracortical est nettement meilleur que l’EEG. Une électrode posée sur le cuir chevelu enregistre l’activité d’un gros
bout de cerveau, de la taille d’une balle de tennis. Ce qui
rend difficile d’associer une région spécifique à une fonction précise, tandis qu’avec l’enregistrement intracortical,
on mesure l’activité d’une région ayant
la taille d’un petit pois ». Néanmoins, la
faisabilité d’une Brain TV non invasive,
à partir d’un EEG externe, est étudiée
dans le cadre d’un projet national en
collaboration avec l’INRIA, le projet
« Open-Vibe ».
Un traitement antidouleur
L’étude de l ’équipe rhônalpine n’est
pas la première à mettre en relation
l’individu avec son activité cérébrale
pour qu’il puisse en direct « dialoguer »
avec elle, la modifier et essayer de la
contrôler, pour son propre bien-être.
En 2 0 0 5, C h r i s topher de C ha r m s ,
Directeur d’Omneuron en Californie,
et ses collègues américains publiaient
un article dans lequel des patients
a p p r e n a i e nt à m o i n s s e nt i r l e u r
douleur en réduisant l’activité d’une
zone du cerveau, le cortex cingulaire,
en regardant les cartes d ’activation
cérébra le provena nt de l ’Imagerie
pa r Résona nce Mag nét ique (IR M)
fonctionnel le (voir encadré). « Par
IRM, une équipe allemande à également
appris à des volontaires à activer une
zone particulière de leur cortex visuel
sensible aux mouvements. Résultat : ils
perçoivent une sensation de mouvement.
L’IR M et les sensations des sujets
permettent de vérifier, qu’effectivement,
cette zone est bien liée au mouvement »
e x pl i q u e Je a n-Ph i l ipp e L ac h au x .
Avantage de l’EEG par rapport à l’IRM :
une plus grande réactivité à diffuser
l’image après le ressenti. Ainsi, dès que
le patient a une sensation particulière,
même si elle n’existe que brièvement,
il est possible de voir directement son
effet sur l’activité cérébrale.
Le neurofeedback est déjà utilisé dans
des programmes de rééducation de l’attention chez des enfants souffrant de
déficits attentionnels. Il est également
possible de s’en servir chez soi pour
muscler ses capacités attentionnelles
et apprendre à réagir plus rapidement.
Une mine d’or pour les sociétés de jeux
vidéo qui commencent à mettre en place des systèmes de mesures de l’activité
cérébrale permettant de contrôler des
jeux, et dont la pratique soulève d’ores
et déjà des questions éthiques abordées
dans de grands colloques internationaux, comme le World Knowledge Dialogue (WKD). l
>>>Pour aller plus loin
l Lachaux JP, Jerbi K, Bertrand O, Minotti
L, Hoffmann D, Schoendorff B, Kahane P,
A blueprint for real-time functional
mapping via human intracranial
recordings. PLoS One, 31 octobre 2007
(gratuit sur la toile)., éd. de boeck, 2007.
l http://www.mydigitallife.
info/2007/06/03/control-yourelectronic-device-via-hitachis-brainmachine-interface :
une machine de Hitachi, constructeur
japonais, enregistre l’activité
d’une partie du cerveau (le cortex
préfrontal). Les utilisateurs contrôlent
la machine par la pensée.
l http://www.wkdialogue.ch : un
symposium réunissant du 10 au 13
septembre 2008 en Suisse les plus
grands scientifiques mondiaux, parmi
lesquels de nombreux Prix Nobel. Les
questions éthiques sur les nouvelles
techniques y seront abordées.
lWorld Knowledge Dialogue
2006 : EPFL Press (sous presse).
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