Engagement narcissique des assistants familiaux et
Transcription
Engagement narcissique des assistants familiaux et
Engagement narcissique des assistants familiaux et renarcissisation de l'enfant Intervention du Dr Stéphane Fourrier. Vendredi 1er juin 2012 Introduction : le mythe de Narcisse : Le concept de narcissisme se réfère aux mythes de Narcisse, en particulier à celui que raconte Ovide dans le livre III des Métamorphoses (voir pour les citations la traduction de G. Lafaye). Le devin Tirésias, interrogé par la mère de Narcisse sur la longévité de son fils, prédît qu'il n'atteindrait un âge avancé que « s'il ne se connaît pas ». Enfant d'une rare beauté, pouvant à quinze ans passer aussi bien pour un enfant et pour un jeune homme, Narcisse faisait naître le désir autant des jeunes gens que des jeunes filles qui ne purent jamais le toucher. Il était même digne d'être aimé des nymphes. L'une d'elles, la nymphe Echo, avait été punie par Junon (Héra pour les grecs)à cause de son bavardage envahissant qui avait retenu Junon de surprendre les nymphes s'abandonnant aux caresses de son Jupiter. Echo fût condamnée à pouvoir ni se taire quand on lui parle, ni parler la première. Sa bouche bavarde ne lui servait qu'à renvoyer les derniers mots de tout ce qu'on lui disait (d'où le terme d'écholalie, symptôme psychotique). Captivée par la vue de Narcisse, Echo ne pouvait qu'attendre de lui des sons dont elle se faisait l'écho pour toute parole, par exemple : « Plutôt mourir que de m'abandonner à toi », disait Narcisse. « M'abandonner à toi » répondait Echo. Le chagrin finît par ne lui laisser que la voix et les os qui eux-mêmes prirent la forme d'un rocher. Une autre victime de son amour pour Narcisse s'écria : « Puisse-t-il aimer, lui aussi et ne jamais posséder l'objet de son amour ». En buvant à l'eau d'une source à la pureté miraculeusement préservée, Narcisse s'éprit de son image, « se passionne pour une illusion sans corps; il prend pour un corps ce qui n'est que de l'eau; …Sans s'en douter, il se désire lui-même; il est l'amant et l'objet aimé, le but auquel s'adresse ses voeux; les feux qu'il cherche à allumer sont en même temps ceux qui le brûlent... Que voit-il ? Il l'ignore; mais ce qu'il voit le consume; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, … l'objet que tu aimes, tourne-toi et il s'évanouira. Le fantôme que tu aperçois n'est que le reflet de ton image; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi; avec toi il va s'éloigner, si tu peux t' éloigner . » Dans la contemplation de « l'image mensongère; il meurt, victime de ses propres yeux ». Il implore les forêts : « cet enfant, c'est moi; je l'ai compris et mon image ne me trompe plus; je brûle d'amour pour moi-même, … ce que je désire est en moi; ma richesse a causé mes privations. Oh! Que ne puis-je me séparer de mon corps! … unis par le coeur nous mourrons en exhalant le même soupir. » Mais ses larmes troublèrent les eaux et l'agitation du bassin obscurcit l'apparition. Il se frappe et voit les meurtrissures provoquées. « Dans son corps il ne reste plus rien de la beauté que jadis Echo avait aimée ». Il s'écrie : « Hélas! Enfant que j'ai vainement chéri! Adieu! », ce que répète la nymphe Echo : « adieu ». Quand on chercha son corps, on ne trouva qu'une fleur. Le concept de narcissisme : Voilà en résumé le mythe de Narcisse, où tout est dit du drame de tous ces petits Narcisse que sont les être humains qui pour se réaliser, pour être sujets d'un monde humanisé, structuré par ses lois, doivent admettre que « la vie ne se regarde pas » (Pascal Quignard, « Narcisse », dans « le Sexe et l'Effroi »). Dans le jeu de miroir où ils peuvent s'identifier passionnément à une image unifiée qui les anticipe, forme primordiale de la matrice de leur futur Je, par laquelle ils auront à se faire reconnaître, il leur faut accepter qu'ils ne peuvent faire Un avec ce double d'eux-mêmes dans le miroir, et qu'il leur reste à rencontrer l'autre au delà de cette captivation par l'image (cf « le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » de Jacques Lacan dans « Ecrits »). Le concept de narcissisme tente de rendre compte de tout ce qui dans la maturation d'un individu relève de cette histoire d'amour avec ses vicissitudes qu'est la mise en jeu de sa propre image dans son développement et ses relations à soi-même et autrui. L'enfant en se découvrant doté d'une image qui fait sens pour l'autre et qui est comme un double de lui-même, découvre en même temps la séduction, l'emprise, la toute puissance, l'orgueil, l'infatuation, la vanité, la prétention, la revendication, la jalousie, la rivalité, l'agressivité. En négatif, la perte de cette image et de l'attention d'autrui pour cette image signifie dès lors pour lui l'impuissance et la désagrégation, d'où la rage et le désespoir qu'il peut manifester quand il se sent abandonné ou humilié. Cela peut aller jusqu'à la dépersonnalisation ou la désorganisation psychique quand aucune image de lui ne le représente et qu'il est persuadé que l'on veut sa perte. Abandonné à cette désorganisation, il peut s'enfoncer dans cette tentative de compenser cette carence de l'image par un débordement imaginaire, tentative que l'on appelle le délire. Avec l'aide de l'autre si celui-ci est aimant et repérant par sa parole, son narcissisme l'amènera à trouver sa place dans un jeu de place avec autrui, dans des relations où la Loi et ses interdits autorisent à s'aimer soi-même à travers l'amour porté aux autres. La réalité humaine est en effet organisée par la structuration oedipienne et par la paix que ses interdits apportent. La renarcissisation de l'enfant : La question de l'amour est centrale pour la structuration d'un sujet. Il est donc essentiel d'en préciser les enjeux pour l'aide aux enfants carencés ou à ceux qui sont pris dans des conflits pathogènes, tant en ce qui concerne les besoins de « narcissisation » de l'enfant que de l'engagement de leur propre narcissisme par les familles d'accueil. La lecture du mythe de Narcisse montre bien que la narcissisation ne se suffit pas d'un apport d'amour ou de la restauration d'une image. Il ne suffit ni d'apporter l'amour qui aurait manqué ni de soigner une image. Ce n'est pas l'image ou le prétendu manque d'amour que l'on soigne. Il faut aider l'enfant à restructurer son rapport au manque et reprendre confiance dans ses capacités à être dans des relations d'amour normalisées. 1) La première chose pour restaurer les bases narcissiques d'un enfant consiste à lui apporter un cadre sécurisant. La famille d'accueil l'est déjà car ce sont des professionnels, mais c'est tout le cadre qui doit l'être, l'ensemble de son entourage qui le relie à l'ensemble de la société humaine et à ses lois. Etre en sécurité pour un enfant, c'est d'abord être à l'abri des passages à l'acte à son égard. On identifie trop souvent ces passages à l'acte à la violence (subie ou dont il est témoin) et aux privations qui sont interprétées comme manque d'amour. La violence et les privations, tout comme les négligences peuvent en faire partie. Mais ce qui définit le passage à l'acte, c'est une carence au niveau de la parole. L'enfant perd ses droits à être entendu, ses droits à être protégé par la loi, à pouvoir parler et s'exprimer sans crainte. Il se met à se craindre lui-même, à craindre ses pulsions qui ne parviennent pas à s'organiser, à craindre l'inceste et le crime. Il perd de surcroît le loisir de s'attacher, sans se sentir dépendant, d'obéir sans peur, de se respecter et de respecter l'autre, de penser, d'apprendre et d'être curieux. C'est plus compliqué qu'un simple manque d'amour car l'enfant peut dans ses fantasmes voir dans la violence qui lui est faite une preuve d'amour et la preuve de son existence. C'est même parfois la seule chose qu'il parvient à obtenir pour pouvoir se dire qu'il « compte » dans sa famille et pour une Loi sans pitié. 2) La deuxième chose une fois la sécurité assurée, consiste à faire l'hypothèse que l'enfant va demander à avoir sa place. Faire cette hypothèse commence par préparer cette place, matériellement et dans le discours, en parlant déjà de lui, ce qui va lui permettre de se penser lui-même dans une anticipation de ce qu'il peut devenir. Il faut lui faire crédit qu'il peut faire sienne la demande de s'attacher à cette famille d'accueil. Cela peut par exemple s'exprimer en lui disant : « Voilà une famille qui est très bien, ce sont des professionnels; tu peux t'y attacher, et c'est toi qui nous diras si tu t'y sens bien et si cela t'aide à grandir ». Ce serait une manière de lui communiquer notre désir qu'il grandisse sans que cela soit pesant pour lui. Nous mettons à sa disposition une aide dont il a à se saisir, une place qu'il a à prendre, un devenir dont il doit être l'acteur. Nous l'invitons donc à se détourner du jeu de miroir dans lequel il est enfermé, pour qu'il puisse avec son propre regard se voir dans la place qui l'attend, dans les relations où son désir pourra s'exprimer. Il faut en effet que l'enfant s'aperçoive de la différence entre ce qu'on lui propose et ce qu'il a connu. C'est le plus souvent dans des petits détails qu'il fera cette distinction. Quand il commence à le faire, l'emprise qu'il exerce ou qu'il subit dans sa famille peut venir le freiner. Il peut alors chercher à reproduire ce qu'il connaît ou craindre que son nouvel attachement reproduise les mêmes effets, ce qui dans les deux cas aboutirait à nier cette différence qu'il commençait à faire. S'il réussit à prendre acte de cette différence, il peut encore être pris dans un conflit de loyauté. S'il ne se sent pas autorisé à s'attacher librement à sa famille d'accueil, il peut avoir l'impression d'endommager la relation avec sa famille, ou de risquer de la perdre et donc de se perdre. Toutes ces difficultés se traitent facilement quand on peut les travailler avec la famille de l'enfant afin de légitimer la famille d'accueil. L'enfant peut alors ressentir l'attachement pour sa famille d'accueil, non comme une obligation ou un danger, mais comme une autorisation, un choix dans lequel il peut s'engager sans crainte. 3) Quand l'enfant s'autorise à investir le cadre proposé, il peut alors explorer son narcissisme, comprendre où il en est dans sa relation affective à l'autre. S'il est carencé affectivement, en voulant s'attacher, il découvre que cette carence n'est pas un vide que l'on pourrait simplement combler, un manque d'amour que l'on pourrait compenser, mais un puits sans fond où il peut disparaître, ou un monstre qui le dévore intérieurement. Il lui faut alors comprendre que rien ne sert de chercher à combler ce trou ou à le recouvrir mais qu'il faut au contraire le border progressivement par un lent et patient travail de lien, de tissage, comme une plaie qui se cicatrise. C'est à un véritable réapprentissage de l'amour que nous l'invitons, en sachant que l'amour ne se donne pas seulement mais s'apprend, par la parole et le geste qui font sens. Ce réapprentissage est compliqué du fait que l'enfant a pu être aimé de manière maladroite ou carrément pathologique. 4) En investissant le cadre sécurisant et attentif proposé, l'enfant peut être débordé par toutes sortes de manifestations qui accompagnent ses tentatives d'attachement et qui l'insécurisent. Son corps le persécute et toutes tentatives de le maîtriser renforce les symptômes car on ne fait pas taire le corps. Il peut aussi, surtout au début, chercher à ne s'occuper que de l'image qu'il renvoie pour se faire bien voir et se faire une bonne opinion de lui-même. L'image n'est malheureusement jamais assez belle et il se sent de plus en plus indigne d'être aimé. C'est la voie dépressive dans laquelle il peut s'enfermer. Toutes ces manifestations créent de l'inquiétude qui gagne la famille d'accueil. Elles véhiculent des fantasmes désorganisateurs et rappellent toute l'histoire des réponses inappropriées qu'elles ont pu recevoir par le passé. En effet, ces symptômes, cette agitation, ces troubles, ont pu être ressentis par la famille de l'enfant comme un désordre supplémentaire et persécuteur imposé à une famille déjà aux prises avec toutes sortes de problèmes. Il faut donc accueillir ces manifestations non pas comme un désordre mais comme quelque chose qui a du sens, comme de l'anxiété par exemple, et qui peut donc s'apaiser. Surtout, il faut aider l'enfant à avoir confiance dans la solidité du cadre pour recevoir ces manifestations, les tolérer le temps qu'elles puissent s'apaiser grâce au travail psychique qui se fait. 5) L'attachement que l'enfant développe peut chercher à être fusionnel, à l'image de ce qu'il était peut-être déjà dans sa famille ou à l'image de ce que l'enfant a idéalisé. Cet amour fusionnel masque bien le manque mais n'élabore aucune séparation possible. Il est alors angoissant car il rend dépendant et fait craindre à l'enfant d'être réduit au néant en cas de séparation. Il faut aider l'enfant à bien faire la différence entre attachement et fusion, entre amour et dépendance. La question du maintien ou non des liens avec la famille s'éclaire alors autrement : comme dans le deuil, une séparation ne peut s'élaborer sans l'acceptation de la réalité d'une perte. Des familles ont besoin d'un accompagnement dans le travail de séparation et il ne suffit pas d'attendre qu'elles soient prêtes. Il faut leur apprendre à distinguer le lien réel et le lien symbolique, leur apprendre que l'absence n'est pas une disparition complète et que la présence n'est pas forcément envahissante. Cet apprentissage nécessiterait de pouvoir travailler avec la famille de l'enfant son propre narcissisme et travailler ce qui a échoué dans l'engagement de ce narcissisme à l'arrivée de cet enfant, ce qui a échoué dans le « donner naissance » de cet enfant. Le travail avec la famille d'accueil prépare aussi l'enfant à une séparation future qui pourra ne pas être vécue comme une destruction. 6) Une fois sécurisé, entouré, écouté, apaisé, individualisé, investi dans les nouvelles relations proposées, l'enfant peut trouver ou retrouver une estime de soi et une confiance en son devenir qui l'amènera à se demander comment il compte pour les autres et parmi les autres. Sa renarcissisation, pour ne pas être qu'une affaire d'image, passe en effet par ce « compte » qui implique des règles, des lois, des interdits que la parole véhicule. Cette référence à la Loi est la seule propre à lui permettre de trouver une place qui anticipe sa future place dans la société, place bien délimitée qui ouvre le champ de sa liberté d'expression, de son désir, de son potentiel de compétences sociales, relationnelles, affectives, qui pourront s'exprimer dans la bonne distance qu'il saura mettre avec chacun. L'engagement narcissique des familles d'accueil La renarcissisation de l'enfant passe nécessairement par un engagement narcissique de la famille d'accueil. Faut-il se méfier de cet amour ? La famille d'accueil ne peut en effet « adopter » l'enfant que si elle l'investit de ses propres espoirs et attentes. Il faut donc bien que la famille d'accueil soit aimante. Il paraît aussi bien normal qu'en réparant l'enfant, la famille d'accueil puisse aussi se faire du bien. N'y a-t-il pas de motivations inconscientes à tous les métiers ? N'est-ce pas le meilleur moteur ? Il faut cependant faire attention à la place que l'on assigne à l'enfant. Il faut bien pouvoir se mettre à sa place et qu'il ne nous soit pas complètement étranger. Mais il faut aussi lui reconnaître son altérité, son individualité, sa responsabilité. S'il ne se fait pas acteur de son développement mais s'abandonne à n'être que le réceptacle passif de l'amour qu'on lui donne, il y a le risque d'être avec lui dans un scénario pervers, une mise en scène qui évacue toute subjectivité, où rien ne se discuterait, où il ne s'agirait pas d'une relation de manque à manque. De plus, l'enfant ne peut qu'échouer à satisfaire cette mise en scène et s'expose donc à la déception et au rejet. Pour éviter ce piège, il suffit de ne pas confondre quantité et qualité, de ne pas confondre non plus besoin et demande. Apprendre à aimer passe par le bien dire. Recevoir ne se fait pas sans demander et passe donc par l'échange, la parole. Le don ne répond pas à un besoin mais entre dans une dialectique qui structure les relations, qui permet la reconnaissance et la qualification mutuelle. Il ne s'agit donc pas d'avoir simplement de l'amour à donner, mais de représenter par notre fonction toute la société et ses lois que nous représentons pour l'enfant, afin qu'il puisse se situer dans un tissu symbolique. L'amour pur est un piège quand il se départit des coordonnées symboliques de chacun. L'enfant doit apprendre à aimer en tant qu' enfant, d'un certain âge, d'un certain sexe, les personnes qui l'entourent. Et ce n'est pas de la même façon que l'on aime sa maman, son papa, son assistante familiale ou son assistant familial, sa maîtresse ou son maître, son éducatrice ou son éducateur, etc. L'amour n'est pas non plus à chercher dans une immédiateté, une instantanéité avec l'autre comme si on faisait Un avec lui hors du temps, comme si son corps faisait partie de nous ou nous obéissait. Il doit se médiatiser en particulier par la parole et cette médiatisation entraîne l'instauration d'une temporalité, l'instauration d'une histoire. Narcisse s'est perdu dans ce désir de faire Un avec l'autre, refusant de répondre à l'appel de son devenir dans la relation aux autres, refusant l'altérité, refusant d'avoir un corps, refusant que son image soit la sienne, refusant même que Je soit un autre (Arthur Rimbaud : « Je est un Autre »). Il est resté bloqué au premier temps du narcissisme, celui où il se prend de passion pour son image. Faute de la reconnaissance de son existence pour un autre et par un autre, faute de nomination de son image comme étant la sienne, cette image de lui, dès lors qu'il prend connaissance que c'est la sienne, devient trop réelle au lieu de devenir symbolique de toutes ses aspirations. Il ne peut pas engager son narcissisme dans l'amour d'un autre, c'est-à-dire réussir à s'aimer à travers l'amour pour les autres. Il lui a manqué peut-être une famille d'accueil.