LE REGARD DE… Anne Perraut-Soliveres, amoureuse de l`hôpital

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LE REGARD DE… Anne Perraut-Soliveres, amoureuse de l`hôpital
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LE REGARD DE ...
Anne Perraut - Soliveres
Amoureuse de l’hôpital
et intransigeante
epuis longtemps, PHAR ouvre ses colonnes à des personnalités extérieures au monde de
l’anesthésie-réanimation. Nous formalisons aujourd’hui cette ouverture par la rubrique
« Le regard de… », inaugurée par un entretien avec Anne Perraut-Soliveres, cadre supérieure
infirmière, très engagée dans son métier, qui nous livre ses sentiments sur l’évolution de
l’hôpital, les notions d’équipe, les conditions de travail…
D
Anne Perraut-Soliveres est cadre supérieur infirmier
de nuit au centre médical de Bligny (Essonne), établissement d’environ 400 lits, spécialisé en cancérologie
et maladies infectieuses (sida en particulier), cardiologie et pneumologie. Aujourd’hui proche de la retraite,
elle a toujours travaillé dans cet hôpital qu’elle aime,
malgré tout…
PHAR : Vous apparaissez passionnée et très engagée
dans votre métier. Comment cet engagement s’estil concrétisé au cours de votre carrière ?
Anne Perraut-Soliveres : Pour moi, plus que l’appartenance
à un parti ou une organisation, l’engagement professionnel
s’est surtout manifesté par le fait d’aller jusqu’au bout de mes
convictions, challenge que je me suis imposé tout au long
de ma carrière, quoi qu’il m’en coûte chaque jour. Finalement,
loin de « me fatiguer pour rien » (reproche souvent entendu
de mes proches), je pense au contraire que c’est cet engagement qui m’a aidée « à tenir ».
PHAR : Comment définiriez-vous votre métier de
cadre supérieur de nuit ?
A. P-S. : Difficile question ! Je suis responsable du service
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de nuit dans sa totalité. Je dois donc tout à la fois faire face
aux tâches administratives multiples, réfléchir et être force
de proposition pour l’avenir, œuvrer au quotidien pour rendre
la vie professionnelle des équipes possible, etc. Dans ce très
large champ d’intervention, je me suis souvent définie
comme l’infirmière des infirmières et, plus largement, des
personnels médicaux ou non qui travaillent de nuit.
PHAR : Quelles évolutions des conditions d’exercice
de votre profession avez-vous notées tout au long
de votre carrière ?
A. P-S. : À la fin des années soixante, les conditions d’hospi-
talisation étaient encore quasiment médiévales, avec des
salles communes de 50 à 60 malades pour souvent deux
infirmières ! J’ai assisté à la fermeture progressive de ces
salles au début de ma carrière. Les conditions de travail des
personnels de cette époque paraissent aussi, avec le recul,
incroyables : infirmière de nuit, je travaillais 6 nuits sur 7, 48
heures par semaine. Une embellie a marqué la décennie
suivante, avec un début de réduction du temps de travail et
l’ouverture des écoles qui ont formé un plus grand nombre
d’infirmières.
On ne peut que constater que les conditions de travail
objectives se sont considérablement améliorées depuis ces
années, alors que, dans le même temps, les conditions
subjectives se sont dégradées.
PHAR : Vous évoquez la formation des futures infirmières. Répond-elle aux besoins actuels de l’hôpital ?
A. P-S. : Certes, des écoles sont ouvertes, mais la sélection
par concours est tellement drastique qu’un grand nombre de
jeunes n’arrivent pas à les intégrer. Curieusement, le résultat
de cette sélection à l’entrée ne semble pas très positif en
termes d’efficacité sur le terrain, avec des jeunes qui me
semblent moins débrouillards face à des situations qu’ils
n’ont pas apprises, alors que nous savons bien, en pratique,
qu’il faut « faire avec ce que l’on a », improviser, inventer.
Autre constat assez alarmant sur l’organisation de la formation:
le taux d’abandons en cours de formation, qui avoisine
50 % dans certaines écoles proches de mon établissement.
Ce constat est d’autant plus déplorable que, alors que les
enseignants actuels sont un peu trop déconnectés du
réel, nous avons des personnels qui ont l’expérience, les
compétences et le recul nécessaires pour être d’excellents
enseignants et sont justement ceux qui ont parfois du mal,
physiquement, à assumer la fonction de soins.
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dangereux, par exemple, en lien avec les drogues utilisées en
réanimation ou les chimiothérapies en cancérologie. Il règne
aussi un véritable climat de culpabilisation du personnel
soignant face aux germes manuportés, dans un hôpital où les
infections nosocomiales augmentent avec le nombre de
malades immunodéprimés, plus âgés, plus fragiles, plus
souvent soumis à des traitements lourds.
PHAR : Comment vivez-vous l’évolution de la communication au sein des équipes et entre les personnels ?
A. P-S. : L’accentuation des réformes a dégradé le paysage,
avec des médecins qui ont moins de temps et des infirmières
qui sont, elles aussi, submergées par les actes techniques.
Les changements dans les horaires de travail de chacun ont
littéralement fait exploser les équipes, et les espaces de
discussion entre médecins et infirmières, notamment la
nuit dans les services de réanimation, tendent à disparaître.
Plus rares aussi depuis une dizaine d’années, ces moments
passés à travailler ensemble autour d’un patient en se tenant
PHAR : Comment vivez-vous les évaluations qui
la main et… le moral. La disparition de l’esprit d’équipe va
nous sont demandées ?
de pair avec le repli individuel, chacun concentré sur ses
propres responsabilités.
A. P-S. : Je suis bien consciente que nous devons rendre des
Le temps relationnel, celui qui permet d’exprimer des
comptes et j’adhère totalement à ce principe dans la
positions subjectives, est totalement négligé par les nouvelles
mesure où nous travaillons avec l’argent public et pour des
organisations. Les transmissions ciblées, dont il faut
interventions dont les conséquences sont potentiellement
reconnaître les mérites pour la tenue des dossiers des
graves pour les personnes. En revanche, ces indices comppatients, ont quand même comme but non avoué de
tables et mesurables ne sont en rien des indices d’évaluation
supprimer les temps de chevauchement entre équipes,
du travail des personnes. L’évaluation du travail doit, à
c’est-à-dire les temps de travail en commun. Les transmissions
mon sens, n’être que collective et concerner le rendu final
sont certes écrites dans le
d’une équipe. L’évaluation
dossier de chaque patient,
individuelle qui est en train
mais il n’y a plus de document
d’être imposée, à mon corps
Une évaluation autour d’un projet
pour retracer l’histoire comdéfendant, ne fait qu’individualiser des problèmes et ne semblerait beaucoup plus intéressante mune du service ; ainsi, la
charge de travail du service
des rapports personnels à
que les questionnement individuels
n’apparaît plus de façon
l’institution. Les nouvelles
globale, tout est scindé.
pratiques manageriales
À l’approche de la retraite,
sont en train d’isoler non
un de mes plus grands regrets est de n’avoir jamais vu
seulement les corps professionnels les uns des autres,
médecins et infirmières vraiment solidaires dans aucune lutte,
mais, plus grave encore, les individus, alors que l’enjeu est,
alors qu’il est évident que nous avons les mêmes préoccuau contraire, de remettre les individus dans leur collectif
pations. Pourquoi n’avons-nous jamais pu être ensemble pour
puisque, à l’hôpital, personne ne travaille tout seul.
défendre ce service que nous devons au public ?
PHAR : On parle beaucoup de satisfaction, ou
Propos recueillis par A. le Masne
d’insatisfaction, au travail ? Qu’en est-il pour les
infirmières ?
“
“
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A. P-S. : La démotivation concerne autant les médecins que
les infirmières. Je n’ai jamais entendu autant de médecins qui
parlent de s’arrêter, autant d’infirmières qui me disent qu’elles
voudraient être aide-soignantes car elles paniquent face
aux responsabilités qu’elles ressentent comme leurs. La
crainte médicolégale représente un poids certain dans un
contexte où nos actes sont de plus en plus potentiellement
Anne Perraut Soliveres tient un blog à l'adresse suivante :
http://infirmiere.blogs.liberation.fr/anne_perraut_soliveres/
Elle a écrit "INFIRMIERES : LE SAVOIR DE LA NUIT" Ed. Le
monde/puf,collection Partage du savoir, parrainée par
Edgar Morin. 294p. Cet ouvrage a reçu le prix « Le Monde »
de la recherche universitaire 2001.
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