La Birmanie en Asie : un voisin pas si gênant

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La Birmanie en Asie : un voisin pas si gênant
Si la Birmanie / Myanmar est associée en Europe
et plus largement dans le monde occidental à une
dictature abominable qui asphyxie et réprime les
aspirations démocratiques de son peuple, il en est
autrement en Asie où la junte au pouvoir trouve des
partenaires à la fois compréhensifs et désireux de
nouer des relations « d’intérêt mutuel ». Ce qui signifie
que depuis 1988 au moins (après des manifestations
estudiantines réclamant la démocratie et achevées
dans le sang, le général Ne Win est déposé et le
SLORC instauré), les malentendus s’accumulent,
laissant au final les pays occidentaux dans un dilemme
inconfortable dont ils ne parviennent pas à sortir.
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A chaque nouvelle crise, et les événements en 2007
et 2008 ont fourni de multiples opportunités, les pays
européens, sur une base nationale ou à partir de l’Union
européenne, tentent de reprendre la main pour renouer
un dialogue sans lâcher sur l’essentiel de leurs principes
: à chaque fois, ils se voient opposés un refus, plus ou
moins virulent selon les circonstances : refus irrévocable
en août/septembre 2007 et refus sous condition lors du
drame humain provoqué par le cyclone Nargis en mai 2008.
Si le cas de la Birmanie est à ce point sensible en
Occident, c’est qu’il nous renvoie à une double
question. La première concerne le bien-fondé de nos
Asia Centre Conference series
Sophie Boisseau du Rocher,
Chercheur Asia Centre à Sciences Po
Janvier 2009
étude
La Birmanie
en Asie : un voisin
pas si gênant
méthodes : comment expliquer que les messages que
nous diffusons se heurtent à un mur d’indifférence
qui se retourne contre ses promoteurs ? La seconde
a trait au fondement même du message : car c’est
bien l’universalité des droits de l’Homme que les pays
asiatiques prétendent contester. La Birmanie est le
terrain test le plus exposé, voire le plus anodin : à ce titre,
son ancrage en Asie est révélateur d’une contestation
plus diffuse qui relativise proportionnellement
l’influence occidentale dans cette partie du monde.
Ce qui est clairement lisible, c’est que la Birmanie / Myanmar
est de plus en plus ancrée en Asie (I) et qu’elle devient
même un enjeu pour ses voisins (II). Dans ce contexte
de connivence implicite, la question est objectivement
posée : faut-il « abandonner » la Birmanie à l’Asie ? et
si la réponse est négative, quelle politique adopter ?
I. La Birmanie / Myanmar : un pays ancré en Asie
Peuplée de 54 millions d’habitants et composée de
plus d’une centaine d’ethnies (bamar à 68 % mais aussi
shan, karen, môn, rakhine, chin, naga…), la Birmanie
(678 000 km2 soit une superficie 20 % supérieure à
la France) partage ses frontières avec le Bangladesh
et l’Inde à l’ouest, la Chine, le Laos et la Thaïlande au
nord et à l’est. Cette proximité avec les grands pays
d’Asie et son positionnement géo-stratégique à l’entrée
du détroit de Malacca (1930 kms de côtes sur le golfe
du Bengale) donne à ce pays une valeur incontestable.
Mais ce n’est pas le seul car la Birmanie est aussi un
pays richement doté en ressources naturelles (bois,
hydrocarbures, or, pierres précieuses), autant de
matières premières qui intéressent directement ses
voisins et dont, nous le verrons, elle tire de grands profits.
Dans un contexte économique très consommateur de
ressources (notamment énergétiques), l’argument de
l’offre / demande prime sur toute autre considération.
Que la Birmanie, au nom de ce double intérêt, se rapproche
de ses voisins, n’est pas la seule raison. Il y a, dans la
xénophobie birmane, des relents historiques mal assimilés
et que la junte au pouvoir instrumentalise à bon compte.
A. Une relation compliquée à l’Occident
Pour comprendre la valeur symbolique (et habilement
instrumentalisée) des rapprochements avec ses voisins
asiatiques, un détour par l’histoire n’est pas inutile
car ces rapprochements ne se font ni sur un terrain,
ni sur une histoire neutres. La Birmanie entretient une
relation difficile, heurtée, avec l’Occident, qui n’est
pas sans rappeler celle du « traumatisme initial » de
la Chine avec ces mêmes puissances occidentales.
Quand les Anglais s’intéressent à la Birmanie au début du
19ième siècle, c’est d’abord pour protéger leur conquête
indienne face aux « velléités d’expansion » birmanes en
direction du Bengale. Ils s’allient alors avec les Siamois
pour mener la première guerre (1824 – 1826) qui aboutira
à la perte des territoires de l’Assam, de l’Arakan, du
Manipur et du Tenasserim (traité de Yandabo). Premier
ressentiment donc avec cette annexion de territoires.
Londres convoite ensuite les ressources naturelles et le
positionnement géo-stratégique du royaume, formidable
relais entre l’empire d’Inde et l’entrepôt de Singapour
(deuxième guerre en 1852). Deuxième ressentiment avec
cette annexion fonctionnelle qui cassera les dynamiques
de modernisation endogènes en prétendant introduire la
modernité occidentale. La tactique utilisée est celle de
l’affaiblissement politique via la monarchie : en trente ans
et trois rois (de 1852 à 1885), les Britanniques modifient
profondément les équilibres politiques traditionnels et
touchent, maladroitement et avec arrogance, au cœur
même de l’identité birmane (le roi étant le dispensateur
sacré de l’ordre bouddhique) : le souverain seul avait
l’autorité religieuse, morale et politique de représenter la
nation. Au terme de la troisième guerre anglo-birmane
(1885), et après avoir semé la confusion au sein de la
famille royale (le dernier roi fera assassiner 80 membres
de sa propre famille), l’annexion est proclamée et la
monarchie, fondement d’une unité nationale composite
et implexe, est abolie. Londres « propose » au dernier
monarque (Thibaw Min) refuge en Inde. D’ailleurs, la
Birmanie devient une province de l’empire des Indes.
Le sentiment anti-colonial trouve ses racines dans cette
annexion à trois ricochets, humiliante et douloureuse :
rien d’étonnant à ce que les premiers nationalistes se
réclament du bouddhisme, accusant les Britanniques
d’avoir « encouragé son déclin ». La Birmanie ne s’est
toujours pas remise de cette perte de repères et ce n’est
pas un hasard si les moines occupent aujourd’hui une
influence importante, mais difficilement quantifiable, sur
l’échiquier politique. Reprenant la tactique de la division,
les Anglais affaiblissent les forces nationalistes, entaillant
un peu plus profondément la construction stato-nationale.
Les Anglais accordent l’indépendance (janvier 1948) en
laissant le jeune Etat dans une crise d’identité durable.
La mise en place d’un schéma démocratique (régime
parlementaire et fédéral) ne traite pas des problèmes
de fond, notamment la question de l’irrédentisme et de
l’hétérogénéité du pays. A la mort d’Aung San, dirigeant
doué d’un charisme unificateur et assassiné par un rival
le 19 juillet 1947, les contestations internes reprennent.
Le constat est amer : en favorisant la segmentation,
ni les Britanniques, ni le mode démocratique n’ont
défendu l’unité nationale et le processus de construction
étatique. Le ressentiment est à ce point virulent que la
Birmanie refuse de rejoindre le Commonwealth. L’armée
se fera l’écho de cette fierté nationale en « reposant
l’assise nationale » et en réactivant une fierté nationale
bafouée ; le changement de nom décrété en 1989,
voire le changement de capitale (Naypyidaw ou « ville
royale » a remplacé Rangoon, création britannique en
2005), s’inscrit dans cette démarche. L’opposition et
la résistance à l’Occident (incarné en l’occurrence par
la Grande-Bretagne et son « idéologie démocratique
dominatrice »), clairement manipulées de nos jours,
s’expliquent aussi par cette histoire trop souvent négligée.
Très vite, les malentendus se sont accumulés. Les
maladresses à l’égard de la Birmanie, des pressions
et sanctions mal ciblées, voire caricaturales (parce que
destinées d’abord aux opinions publiques occidentales)
aux déclarations intempestives pour « défendre les
moines et toute la population avec eux !», ajoutent aux
ressentiments et alimentent un certain dédain du côté du
pouvoir, et de vraies frustrations du côté de la société civile.
L’ostracisme et l’intransigeance de l’Occident,
perçus comme l’avatar d’un comportement colonial
déplacé, donnent un ton manichéen à une réalité déjà
suffisamment lourde pour la population, l’enfermant
du même coup dans un débat qui ne règle rien. Les
cohérences sont plus naturelles, plus souples avec
les voisins asiatiques, moins enclins au bras-de-fer.
B. Des pays asiatiques pro-actifs
Cette résistance et cette méfiance à l’égard d’un
Occident donneur de leçon sont partagées ailleurs en
Asie : la Birmanie n’est donc pas isolée dans cette
configuration et trouve chez certains voisins une
sympathie et une compréhension non feintes : on
pourrait même soutenir l’idée que des Etats comme
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la Chine, le Viêt Nam, voire la Malaisie ne sont pas
mécontents de l’incapacité, voire de l’impuissance
symbolique, de l’Occident dans cette affaire. On
constate donc une entente tacite, voire une convergence
d’intérêts, entre la Birmanie et ses voisins : au-delà du
fait qu’ils ne croient pas complètement à la pertinence
des valeurs universelles, les pays asiatiques n’ont pas
intérêt à ce que les seules pressions occidentales y
soient la cause de changements politiques majeurs ; les
entraver pour les minorer fait partie d’un jeu plus global.
En quelque sorte, la Birmanie fait fonction de
micro-test qui a valeur d’avertissement sur la
résistance
régionale
aux
normes
exogènes.
Cette entente a toutefois d’autres fondements plus
sérieux que la seule mobilisation anti-occidentale : une
culture politique hiérarchique, le positionnement prégnant
de l’Armée dans les rouages et systèmes décisionnels
publics, une idéologie nationaliste entretenue par un
parti dominant (voire monopolistique), une opposition
muselée ; les points de similitude sont avérés. Sur le
coup, le dialogue est facile, d’autant plus aisé d’ailleurs
que le principe de non-ingérence dans les affaires
intérieures (principe mis en place par l’ASEAN dès sa
création) a été élevé au rang de principe fondateur
des dynamiques d’intégration en Asie orientale.
relation « fraternelle » (Martin Stuart-Fox rappelle dans
un article éclairant la perception birmane des « grands
frères chinois », faite à la fois de respect hiérarchique
mais aussi de méfiance contenue) et polymorphe (Pékin
s’est donné les moyens de jouer sur plusieurs registres
et de tenir plusieurs discours simultanément): les visites
amicales succèdent aux rencontres « au plus haut
niveau » (politique, militaire et technique) mais aussi
au niveau local (maires, comités agricoles…). Deng
Xiaoping est à Rangoon dès 1978 et évoque déjà la
coopération à venir ; Wen Jiabao est en contact régulier
avec son homologue Thien Sein. Toute la palette des
arguments est mise en œuvre, conviction, intimidation,
collusion, chantage (on notera qu’au veto opposé par
la Chine au Conseil de Sécurité en janvier 2007 a suivi
la signature d’un important contrat gazier) : aujourd’hui,
la Chine est incontestablement le partenaire le plus
chevronné et le plus proche des autorités birmanes.
La Chine enserre la Birmanie dans une toile relationnelle
à la fois très serrée et souple dont le maître mot
est stabilité. Dans la pratique, aucune évolution
déterminante ne se fera si elle menace les intérêts
de Pékin (qui l’aura empêchée de façon préemptive).
La conduite des Affaires étrangères de la junte birmane
ne doit rien au hasard : elle est même très habilement
orchestrée pour poursuivre les intérêts du régime en
place et empêcher une déstabilisation extérieure.
Le régime birman n’est pas un régime « aux abois ».
On a évoqué le nationalisme ombrageux de la Birmanie.
Coincée entre deux géants, ce nationalisme s’explique
aisément par la volonté d’échapper aux ambitions
piquantes de ces « cactus » (selon l’expression du
Premier ministre U Nu). Il justifie, depuis plusieurs
siècles, la recherche presque systématique de contrepoids équidistants entre l’un et l’autre. C’est donc
naturellement que Rangoon a accepté la reprise de
contacts initiée par New Delhi au début des années
1990 quand l’Inde eut compris que son soutien aux
« représentants de la démocratie birmane » avait
laissé le champ libre à Pékin et que précisément, cet
« alignement dominant » pesait à Rangoon. Les généraux
birmans, face à deux voisins demandeurs, jouent
naturellement l’un contre l’autre pour « faire monter
les enchères » : les liens avec l’Inde sont réactivés.
Le premier Etat à avoir affiché son soutien à Rangoon
après la période d’autarcie et d’isolationnisme calculé
(1962 – 1988) a été, ce n’est pas une surprise, la Chine :
la Birmanie de U Nu avait été le premier Etat en dehors
du bloc communiste à reconnaître le nouveau régime
à Pékin en 1949 et la Chine de Deng aura proposé
la signature d’un accord commercial transfrontalier
en août 2008. Plusieurs raisons incitent Pékin à
normaliser cette relation après les spasmes et les
froids diplomatiques post révolution culturelle. D’abord,
valoriser une connivence politique, notamment après
le printemps de Tien An Men, quand la Chine a été
ostracisée par les pays occidentaux. Cette connivence
a indubitablement donné aux généraux birmans
l’aplomb pour refuser le résultat des élections de mai
1990. Ensuite, instrumentaliser l’opportunité maritime
des côtes birmanes ouvertes à la fois sur l’océan Indien
et sur le détroit de Malacca. L’enjeu dépasse clairement
la seule relation avec la Birmanie et s’inscrit dans une
relation de partenariat / rivalité avec l’Inde, voire de prise
en tenaille de l’Asie du Sud-est. Enfin, donner au Yunnan
et au Sichuan, régions chinoises enclavées, une sortie
naturelle vers le Sud en valorisant les infrastructures
birmanes. Tout est mis en place pour alimenter cette
Soucieuse d’être crédible dans l’initiative de « Look
East Policy » lancée par le Premier ministre Narashimha
Rao et de rapprochement avec l’ASEAN, récemment
rejointe par la Birmanie (1997) qui représente pour
New Delhi la porte d’entrée de l’Asie du Sud-est,
soucieuse aussi de limiter l’influence chinoise dans
le golfe du Bengale (dès 1992, des informations sur
les activités de renseignement chinoises dans les îles
Coco, en face des Andaman indiennes, circulent),
l’Inde envoie à Rangoon des personnalités bien en vue
(dont les ministres des Affaires étrangères (2001,2002,
2005), les chefs d’Etat-major, le vice-Président (2003)
et le Président (2006) de la République indienne) et
accueille les principaux dirigeants birmans (le général
Maung Aye en 2000, le général Than Shwe en 2004,
le ministre de la Défense en 2006, le ministre des
Affaires étrangères Nyan Win en janvier 2008). Lors
des événements de 2007, New Delhi s’est contenté de
déclarations bien accommodantes : « nous souhaitons
que les parties en présence règlent leur différend par
des moyens pacifiques. L’Inde a toujours cru que le
Myanmar devait conduire son processus de réformes
politiques sur une base élargie » a déclaré, sans risque,
le 26 septembre, le porte-parole du gouvernement.
Sur cette base explicite et non négociable,
les rapprochements ont été réactivés depuis
vingt ans au point de fournir à la Birmanie une
alternative suffisante pour dédaigner les pressions
occidentales : ses voisins ont même intérêt à
vérifier sur ce terrain les contradictions occidentales
pour mesurer leur propre marge de manœuvre.
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La relation indo-birmane n’est pas aussi simple
que la relation sino-birmane : même évacué, le
paramètre démocratique projette son ombre. Il s’agit
plus d’une alliance opportune que d’un partenariat
équivalent à celui développé avec les Chinois.
Autre pole diplomatique de proximité auquel s’intéresse
logiquement la Birmanie : l’Asie du Sud-est. Là aussi, les
convergences sont concomitantes. Pendant les vingt
premières années de son existence, l’ASEAN et les cinq
pays fondateurs ne se sont pas beaucoup intéressés à
la Birmanie : le régime autarcique et « la voie birmane
vers le socialisme » mis en place par le général Ne Win
n’incitaient pas, il est vrai, aux rapprochements et le
règlement du conflit cambodgien constituait une priorité.
Mais une fois les accords de Paris signés (1991) et la
dynamique de réconciliation régionale en route, les pays
d’Asie du Sud-est ont repris des liens diplomatiques
qui n’avaient d’ailleurs jamais été rompus, seulement
mis en sourdine. Le changement de régime à Rangoon
avait également modifié la donne en mettant un terme
à l’autarcie : ce n’était donc pas la nature « militaire »
du régime birman (Ne Win à l’époque) qui constituait
un frein diplomatique (à l’époque, Thaïlande, Indonésie,
voire Philippines dans une moindre mesure, étaient
aussi sous des régimes militaires) mais ses options
isolationnistes, qui ont donc cessé avec l’arrivée du
SLORC (State Law and Order Restoration Order) en
septembre 1988. Comme l’Inde, les pays d’Asie du Sudest ont agité la menace d’une dépendance exclusive
sur Pékin, piquant au vif un nationalisme que l’on a
déjà caractérisé d’ombrageux. Ils ont aussi évoqué la
menace d’encerclement qui effraie les généraux. En
outre, l’Asie du Sud-est entend rappeler à l’Inde et à
la Chine que la Birmanie est encore « sur son terrain » :
une situation d’affaiblissement régional pourrait susciter
une concurrence exacerbée entre l’Inde et la Chine
dont l’Asie du Sud-est ferait directement les frais.
Le pays le plus actif est évidemment le voisin thaïlandais,
qui, outre une relation économique particulièrement
dynamique (pour « développer les interdépendances »
notamment dans un contexte de forte croissance
qui nécessite des approvisionnements énergétiques
sécurisés), a initié la diplomatie de « l’engagement
constructif » dont un des objectifs était de montrer aux
pays occidentaux qui exerçaient à cette période une
pression en matière de démocratisation que l’ASEAN
prônait d’autres méthodes, moins confrontationnelles.
Le général Chavalit, alors chef d’Etat-major, est le
premier dignitaire d’Asie du Sud-est à se rendre à
Rangoon en 1988 pour négocier de juteux contrats.
La relation entre les deux voisins (qui partagent 2 400
kms de frontière) est ancienne et complexe : elle ne
se limite pas aux seuls intérêts des régimes en place
mais lie des hommes, des cultures, une histoire faite
de rapprochements mais aussi d’hostilité (par deux fois
au 18ième siècle, les rois birmans ont détruit la capitale
siamoise d’Ayudhya). Là aussi, les visites se succèdent
pour gérer un large éventail de questions qui vont de la
gestion des migrations et des drogues au respect des
principes de base de l’ASEAN. Toutefois, la relation reste
sensible comme l’ont montré les tensions frontalières
en 1994 et 2001 qui ont failli dégénérer (Bangkok avait
été accusée par Rangoon de soutenir des groupes
ethniques irrédentistes, accusation aujourd’hui levée
puisque les minorités ont déposé les armes en 2004). Le
Myanmar est considéré comme une source d’insécurité
à l’impact direct sur la stabilité thaïe. L’arrivée au pouvoir
de Thaksin en 2001 a « renormalisé » les relations
après l’intermède démocratique de Chuan Leek Pai
(1997 – 2001) et le Premier ministre a eu à cœur de
« construire une relation de confiance et d’amitié ». Sur
le fond, les Thaïlandais souhaiteraient conseiller leurs
voisins sur la mise en place d’une « feuille de route
vers la réconciliation et la démocratie » : Thaksin s’était
d’ailleurs personnellement impliqué dans ce processus
(une façon aussi de désamorcer les critiques émanant
des nombreuses ONG basées en Thaïlande). Ses
successeurs au pouvoir n’ont pas remis en cause cette
ligne de conduite : Samak s’est rendu à Naypyidaw en
mars 2008, critiquant une opinion occidentale « qui ne
comprend pas la religion bouddhiste ». Le général Thein
Sein lui a rendu sa visite en avril de la même année.
Singapour a une position ambivalente : entre les pressions
occidentales (américaines) auxquelles les autorités sont
sensibles, les intérêts économiques et financiers qui ne
sont pas neutres (des rumeurs persistantes affirment
que le centre financier de l’île-Etat servirait à blanchir
des fonds douteux de quelques dirigeants corrompus
qui viennent aussi se faire soigner dans l’île-Etat), et le
souci d’accommodation avec le régime politique et ses
parrains chinois, la marge de manœuvre est étroite. Lee
Kuan Yew, Goh Chok Tong et le Premier ministre actuel
Lee Hsien Loong se déplacent régulièrement à Rangoon
pour maintenir des « relations cordiales » ; le ton de
leurs discussions n’a certainement rien à voir avec les
déclarations publiques, indignées mais impuissantes,
du ministre des Affaires étrangères qui avait déclaré
« avoir été choqué par la violence de la junte à l’égard
des manifestants et demandé que cesse la violence »
alors que Singapour occupait la présidence tournante de
l’ASEAN (juillet 2007 – 2008) ; des déclarations que les
medias occidentaux avaient trop hâtivement interprétées
comme la « fin du principe de non-ingérence ».
La Malaisie suit la même stratégie ambivalente : les
délégations ministérielles se succèdent (la grande
entreprise nationale Petronas a des intérêts bien
compris), Kuala-Lumpur défend son partenaire dans
différents forums internationaux (comme au BIT
où Singapour et Malaisie ont tenté de reporter les
sanctions sur la Birmanie) et simultanément, émet des
déclarations outrées « sur les méthodes de la junte » ;
là aussi, la motivation semble être d’ordre interne,
l’opposition du DAP (le Parti de l’Action Démocratique)
et celle du PKR (le Parti de la Justice du Peuple)
réclamant plus de « respect des droits de l’Homme ».
Son ancien représentant à l’ONU, Razali Ismail, a été,
jusqu’en 2005, l’envoyé spécial de l’ONU en Birmanie.
L’Indonésie enfin, et notamment l’Armée qui joue la
carte de la « proximité amicale » avec son homologue
birmane (à laquelle elle aurait inspiré la doctrine de la
« double fonction », dwi fungsi), est soucieuse de donner
sur le terrain un élan plus « concret »; on se souvient
du voyage fort médiatisé du Président Suharto, escorté
d’une cohorte de généraux et d’hommes d’affaires, à
Rangoon en 1997 ; celui de Yudhoyono a été plus discret
en mars 2007 quand il a rencontré les représentants du
SPDC (le State Peace and Development Council qui a
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remplacé le SLORC en 1997) après s’être abstenu lors
de la résolution à l’ONU en janvier 2007. L’Indonésie
souhaiterait retrouver sur ce dossier son rôle traditionnel
de géant de l’ASEAN (rôle qui lui avait été enlevé
après la crise de 1997 et la démission de Suharto en
mai 1998 par la Thaïlande, depuis en difficulté). Lors
des événements de 2007, le ministre indonésien des
Affaires étrangères Hassan Wirajuda a mis en avant ses
bons offices en tentant de « rapprocher les parties »
« selon l’expérience de transition douce expérimentée
en Indonésie » : dans le schéma de sortie de crise
proposé par Jakarta, la Tatmadaw maintiendrait, pour
un certain temps, sa fonction centrale « pour transmettre
les rênes du pouvoir avant de s’esquisser de la scène
politique » selon l’ancien ministre des Affaires étrangères
Ali Alatas. Un moindre mal à l’indonésienne ??
y ont vu la possibilité de contraindre indirectement
Rangoon. Le résultat est décevant : les signataires
s’engagent à « renforcer la démocratie et à protéger
les droits de l’homme et les libertés fondamentales ».
Un texte prudent et vague. La Birmanie n’est pas plus
menacée de pression qu’elle ne l’est d’expulsion !
Philippines, Brunei, Viêt Nam, Laos, Cambodge qui
entretiennent tous des relations diplomatiques avec
Naypyidaw, restent, pour diverses raisons, des acteurs
marginaux ; les Philippines à cause de son affichage
démocratique et de son alliance avec les Etats-Unis,
le Viêt Nam (et dans une moindre mesure le Laos et
le Cambodge) parce qu’ils refusent de « s’ingérer
dans les affaires intérieures » de leur partenaire. Yong
Chanthalangsy, porte-parole du ministère laotien des
affaires étrangères, a même déclaré lors du sommet
de Singapour (novembre 2007) : «On constate des
progrès réalisés par le Myanmar ; il faut laisser à ce pays
la chance d’avancer vers la démocratie ». Tout est dit.
L’ASEAN veut apparaître comme un facilitateur crédible
avec un esprit de compromis. Cependant, les paysmembres ont besoin de stabilité dans le pays : des
désordres importants ont d’immédiates conséquences
sur les migrations, les trafics et leurs approvisionnements.
Au fond, les Etats d’Asie du Sud-est ont des
positions différentes sur le comportement à
adopter à l’égard de la Birmanie en raison
(i)
de leur proximité (cas de la Thaïlande),
(ii)
de leur engagement à promouvoir
les
valeurs
démocratiques
(Philippines) et des obligations
envers leurs opinions publiques
(Malaisie, Indonésie, Thaïlande),
(iii)
en raison aussi de leurs intérêts
économiques
et
financiers
(Thaïlande, Malaisie, Singapour).
Ces variations empêchent une « ligne de conduite »
commune : l’ASEAN leur donne toutefois la possibilité
d’un affichage collectif, affichage qui ne leur pèse pas
trop puisqu’on connaît les « incapacités » et autres
pesanteurs de l’Association. La division du travail est
simple : aux Etats, la coopération « technique », discrète
mais efficace, à l’ASEAN la diplomatie déclaratoire qui
rassure les partenaires occidentaux sans contraindre,
« sur la base du plus petit dénominateur commun ».
Deux exemples : en septembre 2007, deux jours après
les premiers morts à Rangoon, l’ASEAN a appelé la
junte au pouvoir à « ne pas avoir recours à la violence ».
Singapour a écrit au gouvernement birman pour exprimer
le «dégoût» et la « désapprobation » de l’Association
face à la violente répression des manifestants. De
même, lors de leur réunion annuelle en juillet 2008,
«les ministres des Affaires étrangères ont exprimé
leur profonde déception après la prorogation par le
gouvernement birman de l’assignation à résidence de
Aung San Suu Kyi ». Rien de bien menaçant alors que
certaines voix réclament une condamnation en bonne et
due forme par l’Association… De même, quand l’ASEAN
a évoqué son projet de Charte, certains observateurs
Les tentatives d’évolution se font donc dans les
instances ASEAN puisque les représentants birmans
sont présents et participent aux réunions (plus de 350
par an) : une façon de les inclure dans une réflexion et une
dynamique d’ensemble sans pression directe « pour que
le régime ne perde pas la face » et que « nous réglions
nos affaires en famille ». On notera d’ailleurs qu’aucun
pays de la région ne fait état de ses liens avec Aung
San Suu Kyi et la Ligue Nationale pour la Démocratie.
Les autres partenaires asiatiques ne sont pas en reste,
même si d’emblée leur influence est marginalisée par
le poids prédominant des 3 principaux partenaires.
Les liens avec le Japon sont anciens puisque Aung
San et Ne Win ont été formés dans l’archipel avant
la seconde guerre mondiale. Une fois au pouvoir,
le général Ne Win a maintenu des liens étroits avec
certains diplomates et responsables nippons (qui ont
d’ailleurs facilité le versement de réparations de guerre
très conséquentes) ; aujourd’hui encore, les Japonais
entretiennent un remarquable réseau de sociabilité
auprès de la Tatmadaw à qui ils proposent expertise
et conseil. Même si, après 1988, les liens se sont
distendus (Tokyo mettant en avant son appartenance
au camp des démocraties occidentales qui condamnent
la répression), le Japon n’a jamais exercé de pression
publique : il intervient plutôt par des touches discrètes
et récurrentes pour encourager la libéralisation de
l’économie ou un régime moins strict pour Aung San
Su Ki. Le montant de l’aide est réduit après septembre
2007 même si le Japon en fournit encore près de 80 %.
Enfin, la Birmanie et la Corée du Nord ont officiellement
rétabli leurs relations diplomatiques en octobre
2007 après la rupture de 1983 (des agents nordcoréens avaient tenté d’assassiner le Président sudcoréen, alors en déplacement à Rangoon). Pékin,
évidemment, se réjouit de cette « réconciliation ». Deux
pays proches de la Chine, sous blocus occidental, et
ouvertement hostiles aux Etats-Unis et à l’Europe :
une configuration « idéale » qui inquiète cependant les
experts inquiets des risques de prolifération nucléaire.
C. Des liens toujours plus étroits
Enfin, des considérations beaucoup plus triviales
expliquent les rapprochements depuis plus de vingt
ans : les ressources, le commerce, les trafics et même
les migrations. Tant que ces liens-là continueront à se
développer, les généraux sont assurés de garantir « la
stabilité du régime ». Avec une économie partiellement
tétanisée par l’impéritie économique de la junte, le
recours aux partenaires traditionnels qu’ont toujours
5
été ses grands voisins immédiats n’a d’ailleurs jamais
été si important. Qui se déplace en Birmanie est frappé
de constater à quel point les marchés locaux abondent
de produits asiatiques, notamment chinois ; ce qui
entretient à terme, le processus de sous-industrialisation.
Sur le plan commercial, les cinq premiers partenaires
de la Birmanie sont évidemment des pays asiatiques :
70% des exportations et 90% des importations de
Birmanie vont vers/proviennent d’Asie. Trois pays de
la zone, la Thaïlande, Singapour (à ce titre, 52 % du
commerce du Myanmar se fait avec l’ASEAN) et la
Chine représentent à eux seuls près des deux tiers
des exportations birmanes. Le premier partenaire
commercial de la Birmanie est (officiellement) la
Thaïlande qui a vu le volume de ses échanges doubler
sous l’effet de la hausse des exportations de gaz ; le
volume des échanges commerciaux entre les deux
pays (2007-2008) s’est élevé à 3,205 milliards de dollars,
dont 2,823 milliards de dollars relèvent de l’exportation
birmane vers la Thaïlande, et 382 millions de dollars
de l’importation birmane depuis la Thaïlande (selon les
statistiques officielles à lire avec précaution). La part
de marché officielle de la Chine est estimée à près de
20% : chiffre vraisemblablement sous-évalué tant les
échanges informels (licites et illicites) avec ce pays ont
pris une importance considérable ces dernières années
(encouragée par la mise en place depuis 2000 d’une
Foire annuelle du commerce sino-birmane). Enfin,
depuis 2002, la part de l’Inde monte en force au point,
selon certains experts, de talonner celle de la Chine.
Les principaux clients de la Birmanie sont la Thaïlande
(43% des exportations birmanes), la Chine (18%) et
l’Inde (14%). Singapour reste le quatrième client (7%)
tandis que le Japon maintient sa cinquième position
(3,6%). Les exportations sont axées essentiellement sur
les matières premières (gaz) et les produits agricoles de
base (légumineux, riz, produits de la pêche). La levée
des barrières douanières entre les pays asiatiques de
l’Asean d’ici à 2010 devrait encore accentuer cette
tendance au recentrage régional de l’économie birmane.
Sur le plan des investissements, on note en 2008 une
augmentation très nette des investissements étrangers
due probablement à la découverte en 2005, de nouveaux
gisements de gaz et d’hydrocarbures (notamment dans
le golfe du Bengale). Les autorités birmanes ont donc
relancé depuis 2006 l’exploitation de leurs ressources
énergétiques, en raison de la croissance très forte de
la demande dans la région, et d’un prix du baril plus
élevé. Et sans surprise, les entreprises asiatiques sont
les premières sur les rangs : entreprises chinoises
(SINOPEC, CNOOC et CNPC), entreprises indiennes
(ONGC, GAIL), thaïlandaises (PTT, EGAT), malaisienne
(PETRONAS) ou coréennes (KGC, DAEWOO), qui
opèrent déjà et ou sont en négociation avancées pour
de nouvelles concessions. Selon les chiffres officiels, les
projets en matière d’extraction composeraient plus de
85 % de ces investissements et la Chine aurait assuré
la majeure partie de ces investissements (plus de 800
millions de dollars sur 900) ; 69 entreprises chinoises sont
implantées au Myanmar dans le secteur énergétique.
Pourtant, toujours selon les statistiques officielles, la
Thaïlande reste encore le premier investisseur étranger
au Myanmar avec 7,3 milliards de dollars en 2008, soit
53% de l’ensemble des investissements étrangers dans
le pays (la Thaïlande a investi dans de très gros barrages
hydro-électriques, notamment sur le fleuve Salween).
L’Inde annonce un montant de 230 millions en 2007
(dont 137 dans le secteur pétrolier et gazier). Le projet
Shwe Gas prévoit la construction d’un pipeline pour
acheminer le gaz naturel vers l’Inde et vers le Yunnan. Les
coréens Daewoo (60% de participation) et Kogas (10%
de participation) sont eux aussi très actifs sur ce projet.
Les autres ressources ne sont pas négligées non plus ;
en 2008, des investissements chinois d’un montant
de 600 millions de dollars auraient été engagés par
la Compagnie chinois des métaux non ferreux dans
l’exploitation du gisement de nickel de Taguang Taung.
Le bois (teck), les pierres et métaux précieux font
également l’objet d’investissements conséquents.
Dernier domaine d’investissements massifs :
les infrastructures, qu’elles soient logistiques
(routes…) ou touristiques (hôtels, restaurants) ;
ceux-là sont réalisés à majorité par des capitaux
chinois,
puis
thaïlandais
et
singapouriens.
Enfin, l’Asie du Sud-est est un espace d’immigration
naturel pour les Birmans, réfugiés ou travailleurs (légaux
et illégaux) et la Thaïlande est naturellement le premier
espace exposé. Les chiffres donnent le vertige : quelque
540.000 immigrés birmans travaillent légalement en
Thaïlande, selon le ministère du Travail. Et, selon des
associations de défense des droits de l’Homme, plus
d’un million d’autres y séjournent sans papiers, souvent
exploités par leurs employeurs (notamment dans le
bâtiment). Là aussi, les drames humains liés à ces
mouvements de population sont éprouvants : Birmans
morts étouffés dans un camion, dans une embarcation
de misère, laissés à l’abandon en pleine jungle par un
passeur… A chaque vague de répression et d’opérations
militaires, le flot de réfugiés (estimé en 2008 à 150 000,
constituant la plus grande population de réfugiés de
l’Asie du Sud-est) augmente dans des camps de
fortune et des abris improvisés le long de la frontière.
Mais la Thaïlande n’est pas le seul Etat à accueillir des
migrants. Selon le Haut Commissariat aux Réfugiés,
la Malaisie reçoit des réfugiés rohingya, de religion
musulmane, estimés à environ 20 000, des réfugiés
chins (autour de 18 000), des Mons (12 000). Ils arrivent
en Malaisie soit après avoir traversé la Thaïlande, soit
directement par mer. Il y aurait 60 000 réfugiés à Singapour.
En matière de flux migratoires, la relation s’inverse avec
la Chine. Traditionnelle, l’émigration chinoise a connu
une croissance importante depuis dix ans provoquée
par les vagues de migrants économiques yunnanais,
les kokang. On compte aujourd’hui plus d’un million de
Chinois installés en Birmanie. Certaines villes comme
Mandalay comptent autant de Chinois que de Birmans ;
d’autres, proches de la frontière, véritables villes
casinos, ont une population majoritairement chinoise.
Enfin, l’activité entre la Birmanie / Myanmar et ses
voisins asiatiques ont pour objet divers trafics, dont la
drogue. La Birmanie est l’espace central du Triangle
d’or, particulièrement actif le long de la frontière entre
l’Etat shan et la Thaïlande ou plus au Nord, aux confins
6
de la Thaïlande, du Laos et de la Birmanie ou de l’Etat
Wa et de la Chine : si la production a diminué de façon
substantielle au Laos (qui a réduit de 90 % sa production
depuis 10 ans) et en Thaïlande (où la culture du pavôt
est devenue marginale), celle du Myanmar connaît une
augmentation alarmante (+ 29 % entre 2006 et 2008)
selon l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le
Crime. Les sommes en cause sont colossales. Second
exportateur mondial d’opium après l’Afghanistan, la
Birmanie a aussi diversifié ses produits illicites avec
l’explosion de la méthamphétamine (ou yaa baa), plus
lucrative, qui inonde le marché thaïlandais au début des
années 1990. L’explosion du VIH/sida à la même époque
(en Thaïlande comme en Chine du Sud (notamment au
Yunnan) ou en Inde du Nord-est) a rendu la lutte contre
ces trafics, ou au moins leur contrôle, indispensable
et explique aussi la reprise des liens avec les autorités
militaires birmanes : les trois voisins immédiats de
la Birmanie sont ses trois premiers clients. Pendant
longtemps, les groupes ethniques se sont servis du
commerce de la drogue pour financer leur combat armé.
Mais depuis les accords de cessez-le-feu de 1995, cette
justification a perdu sa légitimité et on est aujourd’hui
beaucoup plus dans une configuration mafieuse. Selon
certains experts, le gouvernement est complice du
trafic de drogue et aurait formé des partenariats actifs
avec les groupes ethniques dominant le secteur. D’où
l’appelation de « narco-dictature » : les trafiquants
comme Khun Sa (aussi appelé le « Pablo Escobar de
l’Asie du Sud-est » mort tranquillement à Rangoon en
octobre 2007) se déplacent en toute impunité et le
trafic continue à se développer à grande échelle « sous
l’autorité militaire très intrusive ». Ces accusations sont
fondées sur les liens étroits qu’entretiennent la société
Asia World Co, de l’ex-roi de l’opium Lo Hsing Han,
Olympic Construction Co, de M. U Aik Htun (qui contrôle
aussi la Asia Wealth Bank) ou le conglomérat Hong
Pang Co de Wei Shao Kang (qui a récupéré le contrôle
des réseaux de drogue chinois de l’ex-Guomindang)
et certains dirigeants de la junte qui possèdent (ou
possédaient) des parts dans les entreprises : les
contrats octroyés servent tout simplement à blanchir
de l’argent (et la construction de la nouvelle capitale
en a apporté de forts juteux). Comme d’ailleurs la
construction de casinos dans le Nord de la Birmanie
(à ce titre, certaines villes comme Mandalay ou Mong
La ont été transformées en autant de « petits Macao »,
quotidiennement envahies par des joueurs chinois) !
Que ce soit par les flux humains, économiques, financiers
ou mafieux, la Birmanie a fortement accru son insertion
en Asie orientale ces dix dernières années (mais cette
insertion, sélective, ne concerne que peu d’acteurs locaux).
Cet ancrage va être, on l’a
justifie par l’intérêt pour les
contrôler ou de tirer parti
voire des contradictions que
vu, massif : il se
pays asiatiques de
des atouts locaux,
la situation suscite.
A. Le premier enjeu est d’abord un enjeu stratégique.
On a insisté en début d’étude sur le positionnement
géostratégique de la Birmanie / Myanmar.
Carrefour stratégique entre l’Asie du Sud-est et l’Asie
du Sud, entre l’Asie du Nord-est et l’Asie du Sud-est, à
l’intersection des mondes chinois et indien, la Birmanie est
à la fois un pays qui rapproche mais protège aussi, et un
espace de transition qui permet les basculements. A ce
seul titre, c’est un partenaire que ses voisins ne peuvent
négliger : pas question donc d’en faire un Etat pariah !
Pour la Chine, elle présente un intérêt évident,
irremplaçable dans la nouvelle géopolitique mondiale
qui se dessine, au double plan terrestre et maritime.
D’ailleurs, sa coopération dans la construction des
infrastructures routières (les routes à grande circulation
venant de Loije vers Bharno et de Tengchong vers
Myitkyina permettront d’exploiter les potentialités du
fleuve Irrawady dont le bassin devrait devenir à terme
une artère fluviale importante pour les produits chinois)
donne une mesure de son intérêt. La Birmanie permet
d’accéder directement au Golfe du Bengale, et donc
à l’Océan Indien. C’est par cet océan que passent
50% des conteneurs, 1/3 des produits bruts et 2/3
du pétrole du monde. C’est aussi dans cet espace
que se croisent les axes maritimes importants qui
relient l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Inde et l’ExtrêmeOrient d’une part à l’Europe et au continent américain
d’autre part, sur une longue route parsemée de goulets
d’étranglement, en particulier les détroits d’Ormuz
à l’ouest et de Malacca à l’est. Un rapprochement
stratégique avec la Birmanie permet(trait) à la Chine
une projection de puissance démultipliée et une
émancipation sensible des contraintes géographiques.
La Birmanie est un corridor de connexion. On comprend
que cet espace terrestre et maritime soit important non
seulement pour la Chine, mais également pour d’autres
puissances comme les Etats-Unis, l’Inde, le Japon et un
certain nombre d’autres Etats. Ainsi, l’Inde aussi voudrait
faire du Myanmar une voie de passage privilégiée de la
coopération économique entre l’Asie du Sud et l’Asie du
Sud-est, entre la South Asian Association for Regional
Cooperation (SAARC) et l’Association for South East
Asian Nations (ASEAN), à travers le Bay of Bengal
Initiative for Multi Sectorial and Economic Cooperation
(BIMSTEC), dont sont, entre autre, membres
l’Inde, le Bangladesh, le Myanmar et la Thaïlande.
II. La Birmanie / Myanmar : un enjeu pour ses voisins Les généraux birmans ont habilement joué. En mettant
un terme, à partir de 1988, à la politique isolationniste
de Ne Win et en engageant « l’ouverture du pays », ils
suivent l’itinéraire de la Chine qui a engagé ce processus
dix ans plus tôt. Mais ils savent aussi qu’ils s’exposent
à des pressions internationales menaçantes pour la
pérennité de leur pouvoir : dans une certaine mesure,
les événements de 1990 leur donneront raison. A ce
stade, « l’ennemi » sera clairement désigné. L’ancrage
en Asie constitue leur réponse à cette menace.
Le fait que la Chine porte une attention particulière
à la Birmanie confère de facto à cette dernière
une
importance
stratégique
spéciale :
les
moyens que Pékin est prêt à y déployer nous
renseignent aussi sur les intentions chinoises.
7
encablures des îles indiennes des Andaman ; après
la construction de différents quais par les Chinois en
2002, les spéculations repartent à la hausse sur le
La
offre
Birmanie,
des
1)
2)
3)
4)
ses
ports
et
ses
îles,
avantages
incomparables :
un
contournement
de
l’Inde ;
une proximité avec les Etats d’Asie du
Sud dont le stratégique Pakistan (où la
Chine a déjà équipé le port de Gwadar,
situé à 75 km de la frontière iranienne
et à 400 km du détroit d’Ormuz) et le
Sri Lanka avec lequel elle a conclu un
accord important en 2007 pour équiper
le port d’Hambantota. Les infrastructures
de Hambantota (au Sud de l’île) devraient
permettre d’accueillir des bâtiments
dans cette région de l’Océan Indien,
à mi-chemin entre le Golfe Persique
et la mer de Chine méridionale ;
un accès aux côtes africaines ;
la possibilité de prendre en tenaille l’Asie
du Sud-est et le détroit de Malacca
en disposant de bâtiments à la fois
en mer des Andaman et en mer de
Chine du Sud. En outre, la très grande
dépendance de la Chine (et du Japon)
sur le passage du détroit (80 % de
leurs importations en énergie transitent
par ce couloir) l’incite à chercher des
alternatives, rendues possibles grâce
à des infrastructures alternatives
qui passent par la Birmanie (cf C).
En août 2008, le Times of India affirmait que la Chine
construisait deux héliports, des bâtiments de stockage
et des facilités de communication et d’écoute sur
l’île de Grand Coco dans la mer des Adaman, à 250
kms au Sud des côtes birmanes mais à quelques
contrat passé entre la Tatmadaw et la marine chinoise
(notamment en matière de ravitaillement, ce qui
permettrait une présence plus durable des bâtiments
chinois dans la zone, au voisinage de l’Inde). Objet de
rumeurs anciennes et récurrentes, ces informations
n’ont pas été confirmées : que la coopération chinoise
à l’amélioration des facilités birmanes soit active, aucun
doute ; les interprétations d’une transformation des îles
en « base chinoise » semble en revanche un peu hâtive.
Ce que révèlent ces rumeurs concerne plutôt
l’hyper-sensibilité indienne face aux prétentions
chinoises : la Birmanie confère à la puissance chinoise
une porte d’accès et un tremplin face à l’Inde.
B. L’enjeu de l’équipement militaire
A cet intérêt géo-stratégique s’ajoute une concurrence
en matière de vente d’armes. Les connivences avec les
partenaires asiatiques ressortent avec encore plus de
visibilité. Même si Naypyidaw achète à plusieurs autres
fournisseurs (Russie, Israël, Corée du Nord et Corée du
Sud ont été priés par les Nations Unies « d’interrompre
leur contrat »), elle en a deux attitrés : la Chine et l’Inde.
Quand les forces armées reprennent le pouvoir politique
en 1988, elles lancent un ambitieux programme
d’expansion et de modernisation de l’armée. Depuis
lors, le régime a continuellement dépensé une proportion
plus grande du budget national à la défense que tout
autre pays dans la région d’Asie du Sud-est. Les forces
armées birmanes ont doublé en taille. De nouvelles
structures de contrôle et de commandement ont été
mises en place et les capacités dans des secteurs
clefs, comme l’espionnage, les communications et
la logistique ont été considérablement augmentées.
L’infrastructure et l’équipement militaires ont aussi été
8
améliorés : l’armée birmane a acquis un grand choix de
blindés, de l’artillerie, des armes de défense aériennes,
des armes légères, d’équipement de transport, et de
communications. L’armée de l’air a pris livraison de
plus de 150 hélicoptères, d’avions de chasse, d’avions
pour des offensives terrestres, d’avions de transport
et d’avions pour la formation. La Marine s’est aussi
sensiblement développée avec de nouvelles corvettes,
des patrouilleurs lance-missiles, des patrouilleurs côtiers,
des dragueurs de mine et des missiles anti-navires.
La majeure partie de ces armes ont été vendues par
Pékin pour des sommes estimées à plusieurs milliards
de dollars depuis 1988 (selon Amnesty International).
Cette nouvelle influence chinoise en Birmanie,
complémentaire d’une présence humaine « pour
l’entretien du matériel et la formation du personnel »,
a incité l’Inde à réagir. En mai 2003, le Ministère de la
Défense Nationale indienne a confirmé qu’il avait vendu
à la Tatmadaw des obusiers de 75mm, de l’artillerie,
ainsi que des équipements de communication de
pointe. En août 2007, des avions de surveillance
maritime indiens ont été livrés. En 2008, on évoque une
coopération en matière de lutte anti-insurrectionnelle.
Autre secteur sensible : en 2004-2005, il a été question
que Pyong Yang aide la Birmanie à construire un réacteur
nucléaire, soulevant le spectre de la prolifération. Ces
rumeurs ont été relancées en 2008 quand trois délégations
dirigées par des officiers de la Tatmadaw se sont rendu
à Pyongyang : le lieutenant-général Myint Hlaing, le chef
de la défense aérienne en juillet, le lieutenant-général Tin
Aye, chef du Bureau du Chef Defense Industries en août
et le général de brigade Aung Thein à la mi-septembre.
Les experts restent au stade actuel, partagés.
C. L’enjeu des approvisionnements
Dans un contexte de raréfaction et d’augmentation des
coûts des approvisionnements énergétiques, la Birmanie
représente évidemment un enjeu de premier ordre. Et à
nouveau, la concurrence est vive entre la Chine, l’Inde et
la Thaïlande. Les trois voisins, dépendants de l’étranger
pour leurs besoins en gaz et en pétrole, sont entrés
dans un processus de compétition exacerbée. Avec
des moyens déséquilibrés.
Le Myanmar est une puissance énergétique
incontournable et la compétition entre l’Inde et la Chine
sur son territoire illustre une lutte d’influence beaucoup
plus large que se livre ces deux puissances émergentes
majeures d’Asie.
Le Myanmar est l’un des plus anciens pays producteurs
de pétrole : dès 1853, l’Empire britannique importe
du pétrole birman. La production de gaz est plus
récente (1974). A partir de 1993, le SLORC autorise des
entreprises étrangères à prospecter dans différentes
concessions offshore. Plusieurs champs sont
découverts entre 1995 et 2004, Yadana, Yetagun Shwe,
alors que les pressions des Etats occidentaux obligent
leurs compagnies pétrolières et gazières à se retirer. Ces
retraits seront immédiatement compensés par l’arrivée
de nouveaux investisseurs en provenance de Thaïlande,
de Chine, de Corée du Sud, d’Inde ou de Malaisie.
L’accès au gaz birman apparaît comme une priorité pour
ces pays qui n’hésitent pas, en contrepartie, à renforcer
les capacités militaires de la junte ou à lui assurer de leur
soutien politique, en particulier au Conseil de Sécurité
des Nations Unies, en cas de manœuvres susceptibles
de conduire à des condamnations ou à des sanctions
politiques ou/et économiques supplémentaires.
La vente de gaz à la Thaïlande (dont 30 % des besoins
énergétiques sont fournis par la Birmanie) représente
une recette de l’ordre de un milliard de dollars pour la
junte, soit deux fois plus que ce que pourrait représenter
le montant annuel cumulé et sans sanctions des
exportations birmanes vers les Etats-Unis et l’Union
européenne. Par ailleurs, l’industrie gazière représente
plus du tiers des investissements directs étrangers
au Myanmar. Le seul site de Shwe, enjeu d’une
compétition entre l’Inde et la Chine, est susceptible
de générer des revenus de l’ordre de 800 millions à 3
milliards de dollars par an à partir de 2010 pour la junte.
Le gaz birman devient un enjeu vital aussi bien pour
la junte que pour les pays voisins. Pour la junte, il
constitue sa principale source de revenus. Elle sait
parfaitement la faire fructifier en jouant ses partenaires
les uns contre les autres et en réduisant ainsi les
effets des sanctions internationales qui s’imposent à
elle. Pour ses voisins, il fait partie intégrante de leur
stratégie de sécurité énergétique. L’intérêt de la Chine
pour les ressources énergétiques birmanes n’est
pas sans inquiéter l’Inde, car cette dernière n’est pas
réellement en mesure de s’aligner sur les propositions
chinoises lorsque les deux Etats sont concurrents sur
un même projet. L’exemple birman, à cet égard, illustre
parfaitement la complexité des relations énergétiques
entre ces deux géants d’Asie. Au Myanmar, l’Inde et la
République Populaire de Chine sont confrontées à un
dilemme. Si la rationalité économique était respectée,
les deux Etats devraient coopérer dans le domaine
énergétique. Or, la rationalité politique prévaut. Elle se
traduit par une rivalité pour l’accès au gaz birman qui
s’inscrit dans le cadre d’une compétition plus globale.
La découverte du champ de Shwe suscite rapidement
des convoitises et devient vite une nouvelle source
de contentieux ainsi qu’un obstacle supplémentaire
à la coopération énergétique entre les deux pays. A
l’origine, il était prévu que le gaz produit à partir du bloc
A-1 soit exclusivement destiné au marché indien, via un
gazoduc qui devait passer par le Bangladesh. Dhaka
a posé des conditions de plus en plus exigeantes qui
vont parasiter les discussions entre l’Inde et la Birmanie.
La Chine profitera des retards et de l’impatience de la
junte pour signer en décembre 2005 un Memorandum
of Understanding pour l’exportation du gaz du bloc
A-1via un pipeline Sittwe-Kunming. Les objectifs chinois
sont multiples : réduire leur dépendance à l’égard du
détroit de Malacca, maximiser l’importation des surplus
de gaz birman, voire bangladais et garder l’avantage
sur l’Inde dans le domaine de la sécurité énergétique.
Alors que la Chine sécurise de nouveaux
accords (juin 2007), cette situation conduit
l’Inde à prendre quatre décisions majeures :
(1)
une
renonciation
au
partenariat
énergétique avec le Bangladesh,
officiellement annoncée en mai 2006,
9
(2) une proposition de gazoduc alternative à partir
de l’Etat de Rakhine, à travers les Etats du
Nord-est indien, du Mizoram, du Tripura,
de l’Assam et du Meghalaya puis vers
le Bengale occidental jusqu’à Kolkota,
(3) une proposition de coopération avec la Chine
afin d’éviter une compétition bilatérale
coûteuse (qui sera rejeté par Pékin),
(4) une proposition d’achat du surplus de gaz extrait.
Ces décisions sont accompagnées d’une proposition
de développement du port de Sittwe pour en faire un
point de contact commercial privilégié entre les Etats
du Nord-est indiens et l’Asie du Sud-est. Ces contre
manœuvres indiennes s’accompagnent de rencontres
militaires de haut niveau à Naypyidaw en novembre et
décembre 2006 au cours desquelles sont évoquées la
vente d’armes indiennes (hélicoptères légers, matériel
de surveillance aérienne et navale) au Myanmar et la
coopération bilatérale dans la lutte contre insurrectionnelle.
Cette concurrence s’inscrit dans un cadre beaucoup
plus global où New Delhi et Pékin considèrent la
Birmanie / Myanmar comme un enjeu aussi bien du fait
de son potentiel énergétique que du fait de sa position
géographique stratégique sur le théâtre asiatique.
Grâce à son potentiel énergétique, la Birmanie a
évolué du statut d’enjeu à celui d’acteur des équations
énergétiques asiatiques, en particulier de l’équation
indo-chinoise, dont elle a parfaitement su tirer profit du
fait de la dépendance de chacun de ces deux géants.
A ne pas négliger, Chinois et Thaïlandais
sont très impliqués dans la construction de
barrages
hydro-électriques,
notamment
sur
les territoires des minorités (Shan ou Kachin).
D. Enjeu diplomatique
Pour toutes les raisons citées, enjeux géostratégiques, enjeux militaires, enjeux énergétiques
et résistance aux pressions occidentales, la Birmanie
/ Myanmar devient un enjeu sensible des relations
internationales (et pas seulement en Asie), et un acteur
qu’il n’est tout simplement pas possible d’ignorer.
Pour asseoir son assise sur le pays, la junte a écarté
toute menace sur son emprise (purges, arrestations
arbitraires, neutralisation des groupes ethniques par des
opérations de contre-guerilla, achats de chefs tribaux
comme les Was, les Kachins …) : il suffit d’une nouvelle
vague de répression pour que la presse occidentale
détaille les excès et folies d’un régime sans scrupules.
La question suivante est donc de savoir à quel
positionnement international un tel régime peut
prétendre. Selon les critères occidentaux, la Birmanie
est un Etat pariah, participant d’après Washington à
« l’axe du mal ». Suspension de la quasi-totalité des
programmes d’aide au développement depuis 1988,
blocus des exportations birmanes mis en place par
Washington, sanctions : la communauté internationale
a le sentiment d’actionner le maximum de leviers,
sans beaucoup d’effets toutefois. L’Union européenne
a mis en place une politique « qui s’est révélée, au
final, contreproductive » selon certains observateurs.
Depuis les élections et le coup de force de 1990,
l’Union a multiplié les initiatives (sanctions, interdiction
de visa pour les responsables, suspension des visites,
embargo, pression pour la libération d’Aung San Suu
Kyi…), les renforçant au fil des crises. La vraie difficulté
s’est posée quand la Birmanie a intégré l’ASEAN et
l’ASEM : quelle position alors tenir ? Le « cafouillage »
a prévalu, l’Union européenne suspendant même ses
réunions avec l’ASEAN en 2003 et 2004 ; sur le coup,
elle a créé de durables ressentiments côté ASEAN,
à un moment où celle-ci était chahutée. On n’en est
pas sorti aujourd’hui car Bruxelles n’a pas élaboré
(pas pu élaborer ?) de stratégie susceptible d’infléchir
le monopole de la junte. Les promesses émises par
les dirigeants européens en septembre – octobre
2007, « le monde n’oubliera pas le peuple birman »
(Gordon Brown, 3 octobre 2007), les déclarations de
Bruxelles « extrêmement préoccupée » demandant
« la restauration de la démocratie, la continuation de
la réconciliation nationale et la protection des droits
de l’Homme » ou celles du Parlement à Strasbourg
« applaudissant la courageuse action des moines
birmans et des dizaines de milliers d’autres manifestants
pacifistes contre le régime anti-démocratique et répressif
du pouvoir en Birmanie » ne servent qu’à donner
bonne conscience à une Communauté considérée
comme victime de sa propre « bonne conscience » !
L’Onu est dans une situation d’impuissance comparable
après la même liste de sanctions, déclarations non
contraignantes, envoi d’un émissaire spécial… Sans
succès ; la junte refuse la discussion. Et, sans le
moindre doute, Pékin utilise son droit de veto pour
bloquer les projets de résolutions présentés par
Washington et les capitales européennes (cf. janvier
2007) ou tempérer leurs ardeurs diplomatiques. Les pays asiatiques prônent une autre politique, plus
ouverte et plus souple on l’a vu. Les autorités birmanes
savent qu’elles n’ont guère de souci à se faire en ce qui
concerne les réactions de leurs partenaires asiatiques,
tous opposés à l’adoption de sanctions internationales.
La Chine, l’Inde et les pays de l’Asean ont opté pour
un « engagement constructif » et soutiennent que
les relations diplomatiques et commerciales qu’ils
entretiennent avec le régime sont le meilleur moyen de
promouvoir une transition et une réconciliation dans ce
pays. Même si les efforts de l’ASEAN n’ont pas suscité
les résultats escomptés alors que le dossier birman
met en jeu sa crédibilité diplomatique, la question se
pose aussi de savoir qui doit fixer le niveau d’attente et
d’évaluation. En dépit du drame de Nargis, l’ASEAN a
montré sa satisfaction quand, à l’issue des travaux de
la convention, une nouvelle Constitution a été soumise
à référendum le 10 mai 2008 : même si le texte défend
de facto le positionnement et le contrôle politique
de l’armée, il est considéré comme « une avancée
positive ». Mais cette politique « indulgente » profite
d’abord et presque exclusivement à une élite et, au vu
de la distribution des ressources, ne contribue pas à une
construction pérenne de l’Etat et du développement.
Quelque soit d’ailleurs l’analyse que l’on fait de cette
option diplomatique, les pays d’Asie sont pris en tenaille
entre les pressions occidentales et une autre approche
diplomatique mâtinée de real politik et d’intérêts bien
10
compris. Ils ont tranché comme l’illustre l’effet de vase
communicant : au fur et à mesure que les Etats-Unis
et l’Union Européenne ont resserré leur étreinte à
l’égard de la Birmanie, l’influence chinoise et indienne
a augmenté. En multipliant les coups de boutoirs à
une junte en veine d’ennemis extérieurs, l’Occident ne
l’amène pas seulement à se fermer à son influence ;
il l’oblige d’une certaine manière à s’ouvrir à d’autres.
L’ASEAN a réussi à faire pression sur le régime pour
que la Birmanie n’exerce pas la présidence ASEAN
en 2006. Mais au final, l’Association jette un voile de
respectabilité sur un pays qui n’a jamais hésité à recourir
à la violence contre sa propre population. Devant ses
pairs asiatiques, la Birmanie est restée maîtresse du jeu.
Les rapprochements observés entre la junte au pouvoir
en Birmanie et ses partenaires asiatiques placent les
pays occidentaux dans une situation d’impuissance
paradoxale : non seulement la politique d’isolement
de la junte au nom de principes « universels » ne
donne aucun résultat mais ces mêmes principes,
pourtant à la base de la déclaration universelle
des droits de l’Homme de l’ONU, sont vertement
tancés. La question birmane prend des proportions
inattendues qui dépassent largement ses frontières.
En outre, le dossier birman illustre la mise en place en
Asie, d’une nouvelle carte géo-stratégique qui échappe
à l’Occident. Implicitement, la Chine fait même de ses
relations avec la junte une question de principe ; elle entraîne
l’Inde et l’Asie du Sud-est dans une surenchère risquée.
A ce stade, la situation n’évolue pas dans le sens d’une
évolution ouverte et équilibrée. Le cyclone Nargis et
ses dramatiques conséquences humaines ont montré
(1) la proximité réactive avec ses 3 voisins
qui ont immédiatement envoyé des
médecins sur place alors que les
équipes occidentales attendaient à
Bangkok une autorisation qui a tardé,
(2) la profondeur des méfiances (le Secrétaire
général de l’ONU, Ban Ki-moon,
a
du
utiliser
des
précautions
diplomatiques
exceptionnelles
lors
de son déplacement en mai 2008),
(3) le cynisme des dirigeants (qui ont maintenu
le référendum en dépit du traumatisme),
(4) l’opportunisme de l’Armée (qui s’est servie dans
les stocks acheminés) et la très grande
précarité d’une population impuissante,
(5) l’étroite marge de manœuvre de l’ASEAN
qui, en dépit des efforts déployés
par son Secrétaire général Surin
Pitsuwan, n’a pu que « coordonner
la conférence des donateurs ».
formats de dialogue innovants qui nous remettent
dans le processus sans pour autant nous renier.
Quelles que soient les options privilégiées, la
situation en Birmanie et les liens avec ses partenaires
auront des conséquences qui vont bien au-delà
de la seule Birmanie. Surtout, son évolution nous
renvoie à un questionnement de fond qui appelle à
une prise en compte d’une multiplicité de facteurs.
Bibliographie succinte
Martin Stuart-Fox « Southeast Asia and China:
the role of history and culture in shaping
future
relations »
Contemporary
Southeast
Asia, vol. 26, n° 1, avril 2004, p. 129.
Marie
Lall
“Indo-Myanmar
Relations
in
the
Era
of
Pipeline
Diplomacy”
Contemporary Southeast Asia - Volume 28,
Number 3, December 2006, pp. 424-446.
Andrew Selth Burma’s Coco Islands: rumors and realities
in the Indian Ocean, Working Paper Series, n° 101,
novembre 2008, SEARC, City University of Hong Kong.
Renaud Egreteau “L’inde, la Chine et l’enjeu birman: la
rivalité sino-indienne en Birmanie et ses limites depuis
1988 », thèse de doctorat dirigée par Christophe
Jaffrelot, Institut d’Etudes Politiques de Paris, 2006.
Dhrubajyoti Bhattacharjee “India and Myanmar: A Relation
of Necessity” South Asia Politics, Vol. 3, Issue 12, April 2005.
Ashild Kolas «Burma in the Balance: the Geopolitics
of Gas», Strategic Analysis, vol. 31, n°4, July 2007.
Plusieurs options sont avancées : faire pression
sur la Chine et l’inde pour favoriser la transition et la
réconciliation nationale, infiltrer l’Armée et les plus
jeunes générations d’officiers pour inverser la courbe
d’évolution ou lancer, comme le ministre français des
Affaires étrangères, Bernard Kouchner, l’a proposé, un
fonds d’aide international destiné à des micro-crédits
en faveur de la population ? C’est-à-dire mettre en
place des outils, des modes de coopération et des
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