Conducteurs de bus en état de détresse... - Comprendre
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Conducteurs de bus en état de détresse... - Comprendre
Vous êtes ici : La Chaîne du Silence > Le Monde du Travail > DOSSIER : Quand le travail perd la tête > Les transports urbains DOSSIER TRANSPORTS URBAINS DE BOURGES Conducteurs de bus en état de détresse... Demander son ticket à un usager au risque d'être agressé ou ne pas le faire et être sanctionné, respecter les horaires malgré les retards… Les chauffeurs de bus de la ville de Bourges (Cher) gèrent seuls ces contraintes paradoxales. La médecin du travail y voit la source d'une souffrance, qui se matérialise par de nombreux arrêts maladie. La direction, elle, juge ces arrêts abusifs et a décidé de les contrôler. Une incompréhension réciproque qui génère de nouvelles tensions, notamment avec les syndicats. "Nous sommes victimes d'agressions de la part de passagers indélicats. Nous n'avons pas de soutien et nous ne savons plus quoi faire ", déplore Thierry Lafond, délégué syndical CGT et secrétaire du CHSCT de la CTB (Compagnie des transports de Bourges). L'expression " sentiment d'insécurité " revient fréquemment chez les représentants du personnel, dès lors qu'on les interroge sur leurs conditions de travail. Les conducteurs ont subi ou connaissent des collègues qui ont subi des injures, menaces, crachats… Certains ont même été victimes d'actes de violence physique. " Nous avons certes suivi des stages de gestion des situations conflictuelles, mais je pense qu'il serait bien que nous puissions tous passer devant un psychiatre ", renchérit Patrick Chauve, délégué syndical CFDT. Pourtant, la direction assure qu'elle a fait de l'insécurité son cheval de bataille. " Nous avons équipé trente de nos véhicules avec des caméras de vidéosurveillance et les agressions ont chuté depuis deux ans ", déclare Eric Thibault, directeur de la CTB. La médecin du travail estime, quant à elle, que les conducteurs sont soumis à des contraintes paradoxales lorsqu'il s'agit de demander les titres de transport. " Les conducteurs doivent en effet faire le choix entre demander les titres et risquer des ennuis de la part des usagers, ne pas demander les titres et risquer des ennuis de la part de l'entreprise ", écrit-elle dans un rapport envoyé à la direction et au CHSCT (voir encadré page 24). Et lorsque l'agression se produit, les conducteurs sont seuls et ont le choix entre exprimer leur réaction contre l'agresseur, au risque d'envenimer la situation, ou bien réprimer leur réaction. " Certains salariés, subissant de manière répétitive des agressions auxquelles ils ne peuvent répondre, sont amenés à retourner la violence contre eux : crispation (douleurs musculo-squelettiques diverses), troubles digestifs et/ou alimentaires, tension interne augmentée, fatigue psychique, dépression, voire d'autres expressions d'allure psychosomatique ", observe la médecin du travail. Des contraintes qui éreintent Outre ce sentiment d'insécurité et cette peur des conducteurs, d'autres contraintes viennent encore noircir la situation. Michel Couton, secrétaire du CE et lui aussi syndiqué à la CGT, souligne que le métier de conducteur est un métier pénible physiquement et très stressant. Les horaires ne sont jamais les mêmes d'une semaine sur l'autre (service du matin débutant à 5 h 30, service du soir se terminant à 21 heures). Les temps de pause, très courts, correspondent en fait à des temps de régulation pour la gestion des retards. Le travail se fait sur 7 heures d'affilée. Il faut respecter les horaires malgré les aléas de la circulation… " Nous sommes en train de nous battre pour faire installer des toilettes aux terminus. Car pour les conductrices, ce n'est vraiment pas évident ", fait remarquer Michel Couton. Récemment, Thierry Lafond s'est battu contre le port de la cravate en cas de fortes chaleurs : " Nos bus ne sont pas climatisés. Plus de 7 heures derrière les vitres avec une cravate, c'est insupportable. Mais la direction n'a que deux mots à la bouche : productivité et qualité. " L'entreprise embauche par ailleurs 20 temps partiels imposés et des intérimaires. " Les salariés à temps partiel sont corvéables à merci. Ils acceptent tout, en espérant se faire embaucher à temps complet ", indique Michel Couton. Patrick Chauve, qui dénonce aussi des cadences de travail difficiles, rappelle de son côté que les compagnies de transports urbains privées sont en position de sous-traitance vis-à-vis des municipalités. Elles répondent à un appel d'offres, en proposant leurs services au plus bas prix pour décrocher le marché. Le nombre de pathologies recensées par la médecin du travail en 2002 sur environ 180 salariés est éloquent : 80 pathologies avérées ou en cours d'installation ! Sur le plan somatique, la médecin a observé différents troubles en lien avec le travail : douleurs rachidiennes, des épaules, des coudes ou des poignets, hypertension, maux de tête, aggravations d'asthme… Mais surtout, plus d'un tiers de ces troubles sont d'ordre psychologique : tentatives de suicide (autres que les trois connues dans l'entreprise depuis deux ans, précise le rapport), dépressions, sentiments d'humiliation et de fatigue tenace, troubles du sommeil… La médecin signale par ailleurs qu'elle a été amenée à faire en 16 mois 20 déclarations de maladies à caractère professionnel et 2 déclarations de maladies professionnelles. " Tous ces éléments sont préoccupants, car ils montrent que ces salariés n'ont plus d'autres marges de manœuvre que la maladie ", analyse la médecin du travail dans son rapport. Les syndicalistes incriminent la pénibilité des conditions de travail et le stress auxquels ils sont soumis. " Une dizaine de collègues sont en arrêt maladie pour dépression ", note Thierry Lafond. Polémique sur les arrêts maladie Pour le directeur de la CTB, la souffrance des salariés n'aurait rien à voir avec le travail : " Les dépressions ? Mais certains en sont à leur troisième divorce, d'autres sont surendettés ! " En revanche, il dit avoir identifié une douzaine de salariés qui profiteraient du système en cumulant les arrêts maladie. La direction considère en effet que le taux d'absentéisme dans l'entreprise est trop élevé. Soucieux de prendre en défaut ceux qui " abuseraient " du système, Eric Thibault a donc demandé aux contrôleurs de visiter les conducteurs en arrêt maladie. " Les contrôleurs se présentent au domicile de nos collègues comme s'ils étaient des amis. Ils en profitent pour poser des questions personnelles ", affirme Thierry Lafond. Compte tenu du contexte, la médecin du travail s'est inquiétée dans son rapport de cette campagne de contrôle de l'absentéisme des salariés. " Les ordonnances sont demandées. Des remarques sont faites sur leur présence hors de chez eux, alors que légalement pourtant ils peuvent sortir ", s'étonne-telle. Dans un climat déjà tendu, cette politique a été vécue comme une agression supplémentaire par les conducteurs. Le directeur de la CTB soutient que " seulement " sept contrôles de ce type ont été effectués en 2002. Selon Eric Thibault, " un contrôleur a maladroitement demandé, lors d'une visite, des nouvelles de la santé d'un conducteur. Celui-ci a pris cette demande amicale comme une inquisition. Depuis, j'ai arrêté ces contrôles, alors que c'est mon droit, puisque la convention collective le permet ". La convention collective nationale des réseaux de transports publics urbains de voyageurs prévoit en effet, dans son article 39, que " les absences pour maladie peuvent donner lieu à des vérifications par les organismes de contrôle déjà existants dans l'entreprise ". Relations dégradées Dans cette optique, l'entreprise a proposé aux organisations syndicales le choix entre un médecin contrôleur des arrêts ou la suppression de la prise en charge des trois jours de carence. Un accord a finalement été signé par la CFDT, prévoyant une carence progressive en fonction du nombre d'arrêts ainsi qu'une prime d'assiduité de 300 euros pour les salariés qui n'auraient pris aucun arrêt maladie dans l'année. " Nous n'avions pas d'autres choix que de signer, puisque le directeur menaçait d'appliquer le Code du travail et la convention collective, lesquels prévoient trois jours de carence ", justifie Patrick Chauve. La CGT, syndicat majoritaire, a refusé de signer après consultation des salariés, ces derniers s'étant prononcés en faveur du médecin contrôleur. L'accord a donc fait l'objet d'un droit d'opposition de la CGT. Et le climat dans l'entreprise s'est encore détérioré. " A cause du gel de l'application, des collaborateurs ne vont pas pouvoir toucher leur prime d'assiduité ", prévient le directeur de l'entreprise, qui dénonce les méthodes " pas très saines " de " certaines organisations syndicales ". De son côté, le secrétaire du CE relate qu'il a eu tout récemment des ennuis pour un retard de cinq minutes sur sa ligne et le refus d'un contrôle de caisse alors qu'il avait terminé sa journée. " On m'a dit que je cherchais à me faire licencier… Tout est fait en ce moment pour essayer de nous déstabiliser ", estime Michel Couton. Un constat médical sans complaisance "La situation est suffisamment préoccupante pour qu'un dialogue s'installe […]. Il ne peut être envisagé d'individualiser tous les problèmes de santé. Ils sont trop nombreux et trop graves pour qu'ils n'aient pas un dénominateur commun à rechercher dans le travail. " La conclusion du rapport de la médecin du travail, adressé à la direction de la Compagnie des transports de Bourges ainsi qu'aux institutions représentatives du personnel, est un véritable appel à d'autres relations sociales dans l'entreprise. La praticienne, qui n'a pas souhaité s'exprimer dans notre revue, dresse un constat médical de l'état de santé du personnel en contact avec le public. Celui-ci " subit, a subi ou connaît des collègues qui ont subi de manière répétitive des injures, menaces, crachats, qui ne laissent pas de traces physiques, mais de lourdes séquelles psychologiques ", peut-on lire dans ce document. Et la médecin du travail de dresser un inventaire des désordres de santé (80 pathologies avérées ou en cours d'installation et plusieurs tentatives de suicide) et de leurs conséquences sur la vie privée et la vie familiale - " goût à rien, violence, troubles conjugaux " -, pour lesquels elle détecte " un lien fondamental " avec le travail. Le diagnostic dans ce domaine est tout aussi détaillé : contraintes paradoxales sur le contrôle des titres de transport qui augmente les risques d'agression, respect des horaires malgré les aléas de la circulation, respect de la sécurité à l'extérieur et à l'intérieur du bus… Enfin, les remèdes apportés par l'entreprise sont auscultés sans complaisance : " Le fait qu'il puisse y avoir des stages de gestion du stress ne change rien à la problématique. " Bref, pour la médecin du travail, il est urgent d'agir. Par Joëlle MARASCHIN Pour la revue Santé et Travail de la Mutualité française Numéro 44 - Juillet 2003 Retour vers le HAUT DOSSIER "Quand le travail perd la tête" : o o o o o o o o o o o o o Présentation du dossier Transports urbains de Bourges Décomposition psychique Intensification et santé mentale Données épidémiologiques Course à la productivité Relations sur le lieu de travail Enquête filmée sur un suicide Situation délétère Gestion du stress Victimisation Initiatives syndicales Réparation [Article précédent] [Page d'accueil] [Article suivant] La Chaîne du Silence - Autopsie d'un suicide à l'usine Dossier : Page 02 / 13