Théorie de l`Agir Communicationnel et recherches en

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Théorie de l`Agir Communicationnel et recherches en
Théorie de l’Agir
Communicationnel et
recherches en systèmes
d’information : les
promesses d’émancipation
sont-elles tenues ?
David DUCHAMP
❒ Résumé
La théorie de l’agir communicationnel marque certainement un tournant dans l’œuvre de Habermas, par son
caractère hautement pragmatique. Elle s’inscrit toutefois
dans le cadre du projet général de la théorie critique en
maintenant l’objectif d’émancipation.
L’intérêt croissant des chercheurs en systèmes
d’information pour cette théorie ressort d’une revue de la
littérature. Notre analyse s’attache notamment à évaluer
le caractère émancipateur des références répertoriées.
L’agir communicationnel apparaît alors comme une référence grandissante et opportune pour la compréhension
mais également
la
conduite
des
démarches
d’implémentation des systèmes d’information
Mots clefs :
Agir Communicationnel, théorie critique, émancipation,
systèmes d’information.
❒ Abstract
The Theory of Communicative Action is a masterpiece in
Habermas’ works. Despite its pragmatic caracter, it is still
in the critical theory field with its emancipatory interests.
Many researches in Information Systems used this theory
and try to pursue ideals of critical theory.
Theory of Communicative Action appears to be fruitful
both for understanding and leading implementing of Information Systems.
Key-words:
Communicative Action, Critical Theory, emancipatory
interests, Information Systems.
A.T.E.R
I.U.T Charlemagne, Université Nancy 2
Laboratoire GREFIGE
13, rue Michel Ney
06 11 48 16 03
[email protected]
Théorie de l’Agir Communicationnel et recherches en systèmes d’information :
les promesses d’émancipation sont-elles tenues ?
David DUCHAMP
son objectif d’émancipation. L’implication méthodologique pour le chercheur en management d’un tel positionnement épistémologique est également abordé. La
deuxième partie présente et analyse un ensemble
d’articles, essentiellement anglo-saxons, traitant de problématiques liées aux systèmes d’information, avec une
perspective issue de la théorie de l’agir communicationnel. En agissant comme une grille de lecture et de compréhension des problématiques aux développements des
systèmes d’information, la théorie de l’agir communicationnel permet de soulever régulièrement des biais et des
tentatives de manipulation ou encore de colonisation. Ce
faisant, elle participe à cet objectif d’émancipation poursuivi par le courant critique. Rebondissant sur le potentiel
de la théorie pour l’élaboration et la conduite de démarches efficaces d’implémentation des systèmes
d’information, une grille d’analyse, issue des travaux de
Forester (1985), est proposée.
1. Introduction
L’œuvre de Jürgen Habermas, principalement une trentaine de livres totalisant plus de onze mille pages, alimente des débats dans de nombreux domaines comme la
philosophie générale, la sociologie, la théorie morale, la
théorie du droit, la philosophie du language, ou encore la
théorie de l’action (Bouchindhomme, 2002 : 3). Son impact sur la littérature contemporaine est imposant : Gortzen en 1990, dans le cadre d’une vaste étude bibliographique, recense plus de 3000 publications sur les travaux
de Habermas. Au centre de nombreux débats, cet auteur
exerce une influence certaine dans les domaines de la
philosophie et de la sociologie. Bouchindhomme rappelle
toutefois que les travaux de Habermas alimentent une
théorie « de et pour l’action », son œuvre centrale
s’intitulant « théorie de l’agir communicationnel »
(2002 : 7).
Par son caractère pragmatique, accentué depuis la fin des
années 70 à l’occasion du tournant linguistique, l’œuvre
de Habermas peut concerner toutes les sciences à visée
praxéologique, notamment le management. La théorie
s’inscrit toutefois toujours dans une perspective critique,
poursuivant un objectif d’émancipation. White (1988)
estime que les travaux récents de Habermas visent à promouvoir un véritable programme de recherche avec sa
théorie de la communication comme principale référence.
Au début des années 90, Habermas apparaissait encore
comme un auteur à l’œuvre avant tout théorique, d’une
applicabilité limitée (Morrow et Brown, 1994). Certains
auteurs ont également souligné les grandes faiblesses des
méthodologies de recherche correspondantes (Mingers,
1992). Cependant, dès 1992, Forester estimait que « in
the past Habermas has been to often pigeonholded as
metatheoritical and insufficient attention has been given
to the important ways in wich Habermas’work can be
used empirically ». Cet auteur a donc fait figure de pionnier en utilisant alors une méthodologie de recherche
issue de Habermas afin d’examiner les processus de décision en contexte de planification. Depuis, Habermas et la
théorie de l’agir communicationnel ont été de plus en
plus utilisés par les chercheurs en management, dans
toutes ses disciplines constitutives, notamment les systèmes d’information (Antoine et Duchamp, 2004).
1. L’Agir Communicationnel :
fondements, caractéristiques principales et implications pour le
chercheur en management
Habermas apparaît comme un « moderne critique » de la
seconde école de Francfort : son œuvre s’avère immense,
engagée et d’une influence grandissante (1.1). La théorie
de l’agir communicationnel, son œuvre majeure, comporte une dimension clairement pragmatique mais
s’inscrit encore dans le cadre du projet critique (1.2).
L’intérêt de cette théorie pour les chercheurs en management semble alors évident mais implique un positionnement méthodologique particulier (1.3).
1.1 Un moderne critique : une œuvre
immense, engagée et influente
Né en Allemagne en 1929, Jürgen Habermas a été fortement marqué par la seconde guerre mondiale, la division
du pays et l’holocauste, ce qui se ressent sur les objectifs
et les caractéristiques de son œuvre. Cette dernière se
situe dans le cadre de la théorie critique, mouvement
représenté principalement par les deux « Ecoles de
Francfort ». La pertinence de cette appellation « Ecole de
Francfort » peut par ailleurs être contestée car « les options de ses fondateurs ne furent jamais identiques et
elles subirent des évolutions notables et divergentes »
(Renault, Sintomer, 2003 : 7). Il existe plusieurs tentatives de définition de la théorie critique. Duberley estime
que « sometimes critical theory is given a broad meaning
and includes all works taking a basically radical stance
on contemporary society » (2000 : 116). Dans sa définition la plus stricte, la théorie critique vise notamment à
pointer et étudier les liens existants entre le politique, les
Mais qu’en est-il, plus précisément, de cet impact de la
théorie de l’agir communicationnel sur la recherche en
systèmes d’information ? Un tel positionnement épistémologique implique-t-il systématiquement une volonté
d’émancipation ?
Dans une première partie, une présentation succincte de
Habermas et de la théorie de l’agir communicationnel
replace ses travaux dans le cadre du projet critique et de
2
Théorie de l’Agir Communicationnel et recherches en systèmes d’information :
les promesses d’émancipation sont-elles tenues ?
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1.2 La Théorie de l’agir communicationnel : l’œuvre majeure
valeurs et les connaissances. Horkheimer, Adorno et
Marcuse comptent parmi les plus influents représentants
de la première Ecole tandis que Habermas apparaît
comme le principal instigateur de la seconde.
Pour les paragraphes suivants, nous utilisons principalement les développements issus de trois ouvrages :
« Théorie de l’agir communicationnel, volume 1 et 2
(1981 et 1987), « Discours philosophique de la modernité » (1987). A partir de la fin des années 70, Habermas
tente d’élaborer une théorie consensuelle de la vérité. Il
estime que la recherche de ce consensus est implicite
dans l’activité communicationnelle. Il distingue en fait
cinq types d’action :
L’orientation « moderne » de Habermas semble relativement précoce. L’auteur, se prononçant sur les orientations de ses travaux pendant les années 50, « already at
that time, my problem was a theory of modernity, a theory of the pathology of modernity from a viewpoint of the
deformed realization of reason in history » (1981 : 7).
Habermas a consacré une partie non négligeable de son
oeuvre à défendre le projet moderniste face aux attaques
et aux dépréciations grandissantes dont il fut l’objet dans
les années 80. En ce sens il peut être considéré comme le
dernier théoricien social moderne (Crook, 1991).
L’auteur s’est toujours présenté à la fois comme un philosophe et un sociologue scientifique, une originalité qui
alimente certaines critiques. Son œuvre, immense, s’avère
fortement engagée et d’une influence grandissante.
- L'action téléologique : c'est l'action finalisée, celle qui
vise un but en utilisant les moyens appropriés.
- L'action stratégique : c'est aussi une action finalisée qui
implique un ou plusieurs autres acteurs.
Ces deux actions sont inscrites dans une relation sujet –
objet. Le sujet agit dans le monde objectif, réel
- L'action régulée par des normes, par des valeurs commune à une communauté, à un groupe social.
Habermas a rédigé une trentaine de livres totalisant plus
de onze mille pages, alimentant ainsi des débats dans de
nombreux domaines comme la philosophie générale, la
sociologie, la théorie morale, la théorie du droit, la philosophie du langage ou encore la théorie de l’action (Bouchindhomme, 2002 : 3). Pour une présentation plus complète de son œuvre, nous renvoyons aux travaux réalisés
par des auteurs comme Pusey (1987), Ferry (1987),
White (1988) ou encore Haber (2001). Une bibliographie
indicative de Habermas est également fournie en annexe.
- L'action dramaturgique, qui implique la subjectivité,
l'expérience personnelle vécue du sujet (l'acteur).
- L'action communicationnelle.
L'agir communicationnel concerne l'interaction d'au
moins deux sujets qui engagent une relation interpersonnelle par le médium du langage. Les acteurs recherchent
une entente sur une situation d'action afin de coordonner
consensuellement leurs plans d'action et par la même leur
action (1981, p.102). Sur la base d’une discussion libre,
ouverte et rationnelle, un consensus peut être atteint à la
fois sur le présent et le futur. Des compétences communicationnelles surgissent dès lors que certaines garanties de
validité sont respectées. Les critères de compréhensibilité, sincérité, confiance et légitimité permettent de mesurer
le respect de ces garanties. Il paraît cependant important
de distinguer le consensus du compromis. L'agir communicationnel n'est pas une théorie du compromis : deux
individus singuliers, indépendants l'un de l'autre négocient au moyen du langage des concessions réciproques.
L'agir communicationnel est une théorie de l'intersubjectivité et de l'entente primordiale.
L’œuvre de Habermas semble d’une approche délicate,
pourtant Pusey (1987), estime que « behind Habermas’s
huge theoritical apparatus lie quite simple questions :
How can we make decisions on how to act in a world
where traditionnal myths, both moral and political, have
lost their force and where commensense approaches to
conflict resolution have been determined by market and
administrative structures ? How can we save democracy
when it seems an unotonaible ideal ? How can we create
the conditions for democratic participation in everyday
life ? ». Le caractère engagé des travaux de Habermas
apparaît clairement dans les vifs débats qu’il a entretenus
avec le courant positiviste de Popper, le conception herméneutique de Gadamer ou encore la théorie des systèmes de Luhman. Relevant l’influence croissante de
l’œuvre, Gortzen, dans le cadre de vastes études bibliographiques réalisées en 1982 puis 1990, relèvent 900 puis
3000 références traitant directement des travaux de Habermas. La théorie de l’Agir Communicationnel, élaborée
dans les années 80, peut apparaître comme l’œuvre maîtresse de l’auteur.
L’atteinte de ce consensus s’avère en réalité souvent
perturbée, soit par incompréhension, soit par le non respect des garanties précédemment énoncées. Habermas
distingue alors la situation dite « systematically distorded
communication » dans laquelle les garanties de validité
sont contraintes par des logiques de pouvoir et de domination, ce qui évite les justification et produit une simulation de consensus. Afin de différencier cette situation
de celle produite par une discussion rationnelle, l’auteur a
recours au concept de la situation idéale de parole. Prin3
Théorie de l’Agir Communicationnel et recherches en systèmes d’information :
les promesses d’émancipation sont-elles tenues ?
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l’agir communicationnel, en permettant d’étudier les
conditions dans lesquelles la communication n’atteint pas
la situation idéale de parole, peut offrir une approche
pertinente pour la compréhension des structure des organisations (122-126). Ce positionnement épistémologique
particulier peut générer différentes méthodologies de
recherche mais implique le respect de quelques postures
communes. Principalement, il s’agit de reconnaître la
puissance émancipatrice de la raison. Pour Gephart
(1993), « it offers the possibility for us to intervene in the
evolution of society rather than be merely swept along as
non reflective and passive participants reproducing a
social order without being aware of our role in the process ».
cipalement, il importe alors que tous les participants disposent d’un même accès à la discussion, d’une part, que
toutes les personnes potentiellement concernées par cette
discussion puissent exposer et défendre leurs positions
dans des conditions loyales, d’autre part. Pour Habermas,
l’argumentation signifie la raison en action, les participants devant alors se ranger derrière la force du meilleur
argument, recréant ainsi les conditions de l’entente.
Le second tome de la « théorie de l’agir communicationnel » et « le discours philosophique de la modernité »
insistent sur les problématiques liées à la différentiation
système / monde vécu. Habermas distingue en fait trois
systèmes dans nos sociétés capitalistes : le système économique, régulé par l’argent ; le système politicoadministratif, régulé par le pouvoir ; le monde vécu, domaine de la rationalité communicationnelle. O’Donnell
(1999) rappelle que Habermas insiste particulièrement
sur la nécessité de distinguer entre « the communicative
rationality of cultural modernity and the fonctionalist
rationality of self-maintaining economic and administratif action systems. He suggests that the conlation of these
two distinct aspects of modernity, the rationalization of
the lifeworld and the increasing complexity of the social
system underlies much of the confusion surrounding
theme of postmodernity » (1999 : 253). L’intégration
sociale dépend de cette relation entre le système et la
monde vécu. Habermas estime que dans les sociétés modernes, l’économie de marché et la bureaucratisation colonisent et dominent le monde vécu, ce qui nuit à cette
intégration sociale.
Des critiques relatives à la faiblesse des apports méthodologiques issus de la théorie de l’agir communicationnel
furent avancées, au début des années 90. Mingers (1992),
reconnaissant l’engouement croissant du management
pour les apports de la théorie critique, souligne les difficultés de définir des méthodologies critiques véritablement pratiques, tout particulièrement face à la problématique du pouvoir. Différentes méthodologies de recherche
habermasiennes se sont pourtant développées depuis les
années 80. La première fut l’œuvre de Forester, dès 1985.
Cet auteur, estimant qu’une trop faible attention était
portée aux nombreuses possibilités d’utilisation empirique des travaux de Habermas, a mis au point une grille de
lecture et une méthodologie de recherche directement
adaptée de l’agir communicationnel. Il s’agit, globalement de mesurer le respect des garanties de validité requises
par
l’action
communicationnelle :
« comprehensibility, truth, sincerity, legitimacy ».
La théorie de l’agir communicationnel marque, certes, le
tournant pragmatique de l’œuvre de Habermas, toutefois,
l’auteur reste fidèle au projet critique : « l’émancipation
n’est plus désormais projetée sur un mode à venir , mais
sur un mode actuel, comme un possible universel hic et
nunc » (Bouchindhomme, 2002 : 8-9). Par ses objectifs et
ses caractéristiques, la théorie peut susciter l’intérêt des
chercheurs en management, notamment ceux qui
s’intéressent aux systèmes d’information. Un positionnement épistémologique « Habermasien » implique cependant certaines postures.
Forester a notamment appliqué ce type de grille à des
problématiques de prise de décisions en contexte de planification. Depuis, d’autres méthodologies se sont inspirées de l’agir communicationnel. Liouville (1998) présente l’approche méthodologique de l’Ecole de Munich,
dont les principaux fondements se trouvent dans les apports de Habermas et de Luhman. Swepson (2003) propose des critères communs à toute bonne recherche. Dans
la perspective de favoriser la collaboration entre ActionResearch et les scientifiques, l’auteur estime que les recherches doivent à la fois respecter le principe poppérien
de réfutabilité et la reconnaissance, en accord avec Habermas, de l’importance des données subjectives.
1.3 l’intérêt et l’implication méthodologique de la théorie pour les chercheurs en management
Cette première partie visait une présentation succincte de
Habermas et de son œuvre maîtresse : la théorie de l’Agir
Communicationnel. Le caractère pragmatique de l’œuvre
ne doit cependant pas masquer son inscription dans le
cadre du projet critique et de son objectif général
d’émancipation. La théorie semble susciter l’intérêt croissant des chercheurs en management, notamment ceux qui
s’intéressent aux problématiques des systèmes
Duberley (2000) estime que, dans sa version habermasienne, « critical theory seeks to show the practical,
moral and political significance of particular communicative actions. It also investigates how a particular social strucure may produce and reinforce disturbed communicative actions that praticallyand subtly shape its
members lives”. Le même auteur avance que la théorie de
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Théorie de l’Agir Communicationnel et recherches en systèmes d’information :
les promesses d’émancipation sont-elles tenues ?
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d’information. Un positionnement habermasien doit donc
impliquer la poursuite, dans la recherche, d’un objectif
d’émancipation. La partie suivante présente des articles
issus d’une revue de littérature consacrée aux recherches
en systèmes d’information privilégiant la perspective de
l’agir communicationnel. Pour chaque référence,
l’objectif de l’article, ses principaux résultats et son positionnement méthodologique sont abordés.
Dans un article régulièrement cité, Klein et Myers (1998)
soulèvent les bienfaits d’une utilisation générale de la
théorie critique pour les recherches en systèmes
d’information. Ils estiment que l’utilisation de cette dernière, en révélant les facteurs organisationnels, les facteurs sociaux et le rôle des systèmes d’information, se
montre opportune et efficace dans le but « to eliminate
the causes of unwarranted alienation and domination
and thereby enhance the opportunity for realizing human
potential ». Les auteurs en profitent également pour définir des principes pour la conduite et l’évaluation des recherches menées dans le champ des systèmes
d’information.
2. L’Agir Communicationnel et la
recherche
en
systèmes
d’information : présentation et
analyse d’une revue de la littérature
Le concept habermasien de raison communicationnelle
constitue, selon O’Donnell (1999), une référence intéressante pour l’établissement de la théorie et des pratiques
de « self directed learning ». Par la présence de « validity
claims », vérifiables empiriquement, l’agir communicationnel peut permettre de rendre ce processus
d’apprentissage à la fois théoriquement et pratiquement
possible et efficace, en respectant les principes
d’émancipation recherchée par la théorie critique.
Dans un premier temps, nous présentons une série
d’articles comportant une recherche en système
d’information avec une perspective issue de la théorie de
l’agir communicationnel (2.1). Une discussion de ces
références interroge notamment le caractère émancipateur
de ces recherches (2.2). Les articles suivants sont présentés en respectant un ordre chronologique. Il ne s’agit
pas d’une revue exhaustive des recherches consacrées aux
systèmes d’information privilégiant une perspective issue
de l’agir communicationnelle mais plutôt des références
qui s’avèrent les plus cités lorsque l’on compare les différentes bibliographies de l’ensemble des articles repérés.
Relevant l’impact grandissant de la théorie de l’agir
communicationnel sur les recherches en systèmes
d’information, Cecez-Kecmanovic et Janson (1999) estiment cependant que les bénéfices de cette théorie pour les
pratiques d’implémentations ne sont pas toujours correctement estimés. Les auteurs proposent alors, à partir de
quatre études de cas tirées d’une recherche effectuée dans
une compagnie belge, d’illustrer le rôle des systèmes
d’information en termes de support des actions sociales.
Ils entendent ainsi soulever la richesse d’une analyse
critique des systèmes d’information à partir de l’œuvre
maîtresse de Habermas.
2.1 présentation de la revue de la littérature
Dans une recherche comparant la mise en place d’un
système d’information informatique dans différentes organisations, Janson, Woo et Smith (1993) s’intéressent
aux facteurs de succès de telles implantations, notamment
celui qui réside dans une communication efficace entre
les utilisateurs et les développeurs du système. Les auteurs privilégient une grille d’analyse issue de la théorie
Habermasienne de l’agir communicationnel. Cette théorie
peut également se montrer, selon cette recherche, efficace
pour l’élaboration et la conduite de telles démarches
d’implémentation.
Drake, Yuthas et Dillard (2000) s’interrogent sur les impacts des technologies de l’information sur le dialogue
moral dont les caractéristiques sont reprises de la théorie
de l’agir communicationnel. Ils émettent alors des préconisation méthodologiques en définissant notamment dix
critères de mesure de cette influence.
Plus globalement, utilisant la « critical social theory » de
Habermas, Myers et Young (1997) présentent une étude
de cas de type ethnographique critique relative au développement d’un système d’information dans le secteur de
la santé mentale en Nouvelle Zélande. Comme un certain
nombre d’autres chercheurs, ils relèvent le caractère
hautement politique de l’activité étudiée et s’interrogent
sur son potentiel colonisateur. Ils estiment plus globalement que la théorie de l’agir communicationnel est pertinente pour l’étude des pratiques d’implémentations des
systèmes d’information car ces dernières impliquent des
conséquences à la fois politiques et sociales.
Pour Refell et Whithworth (2002), l’enseignement des
technologies de l’information, standardisé et ne prenant
pas en compte le contexte et les besoins individuels des
étudiants, serait souvent inefficace. Les auteurs privilégient une approche critique de la problématique à l’aide
des travaux de Habermas, notamment le concept de colonisation.
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Théorie de l’Agir Communicationnel et recherches en systèmes d’information :
les promesses d’émancipation sont-elles tenues ?
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à l’encontre de l’opportunité et de la pertinence de la
théorie. Par exemple, Wilson (1997) critiquait
l’utilisation de l’agir communicationnel pour les problématiques des systèmes d’information en soulevant une
opacité théorique et une incapacité à produire des apports
pratiques.
Dans sa recherche, Kwon (2002) tente d’appliquer la
pragmatique universelle de Habermas « to analyse information retieval interraction ». Plus précisément, l’étude
de cas « reports an investigation of the initiation and
development of verification of validity claims in Human
Computer Interaction from the universal pragmatics
perspective ». Une fois de plus, une méthodologie
d’analyse préconisant la mesure du respect des garanties
de validité de la discussion est privilégiée.
Les références présentées s’attachent, pour la plupart
d’entre elles, à analyser des tentatives d’implémentation
ou d’utilisation des systèmes d’information ou plus globalement des problématiques associées aux nouvelles
technologies de l’information. Ces analyses dénoncent
régulièrement des tentatives de domination, de manipulation ou, pour reprendre un vocabulaire habermasien des
situations de communication systématiquement distorsionnée ou encore de colonisation du monde vécu. Elles
peuvent par ailleurs également reconnaître le possible
respect des conditions requises par un véritable agir
communicationnel, ce qui amène certains chercheurs à
proposer un certains nombre de préconisations. Dans les
deux cas, le caractère émancipateur semble alors bien
présent. Janson (1999) estime toutefois qu’il existe de
nombreuses ambiguïtés et malentendus dans l’utilisation
de la théorie de l’agir communicationnel par les chercheurs en systèmes d’information. Cet auteur considère
que l’application de l’agir communicationnel, malgré un
impact non négligeable sur l’amélioration des méthodologies de développement des systèmes d’information,
peut et doit encore permettre de réaliser des bénéfices
supplémentaires.
Reconnaissant les théories habermasiennes de l’éthique
du discours comme une base pour tester la légitimité des
institutions, Froomkin (2003) analyse IETF Internet
Standard Process. Il estime que, pour l’instant ce process
respecte les conditions d’un « practical discourse », ce
qui, reprenant Habermas, autorise la création de normes
morales acceptables. Par extension, l’auteur s’interroge
sur les conditions d’application de ce modèle « for a construction of a critical theory of how decisions might be
made in a globalized society ».
De Moor, Weigand, Schoop et Dignum (2003) utilisent la
théorie de l’agir communicationnel afin d’analyser les
processus de négociation dans le domaine du « Business
to Business e-commerce ». Sur la base de cette théorie,
l’étude se poursuit par la mise au point d’un projet de
support de négociation testé au niveau de PME européennes. Les articles précédents ne constituent en aucun
cas une revue de la littérature exhaustive, mais ils
s’avèrent néanmoins régulièrement cités. D’autres références de recherche faisant appel aux concepts d’agir
communicationnel peuvent être avancées, telles que :
Lyytinen and Klein, (1985) ; Klein and Hirscheim (1991 ;
1994) ; Hirscheim and al, (1996) ; Ngwenyama and Lee
(1997). Elles ne seront cependant pas plus détaillées ici,
dans la mesure où elles paraissent intégrées dans les développements des références exposées précédemment.
L’ensemble des apports de cette partie nous semble toutefois suffisants pour apporter un certain nombre
d’éléments de discussion à notre problématique initiale.
Il ne ressort pas de méthodologie de recherche commune
à toutes les références présentées dans notre revue de la
littérature.. Harvey (1990) estime par ailleurs que, dans
une perspective Habermasienne, la méthodologie de recherche doit poursuivre une approche à la fois phénoménologique et constructiviste, ce qui autorise le recours à
des techniques de collecte et d’analyse très variées (p.
196). L’approche de Forester (1985, 1992) s’avère cependant souvent citée en exemple. Plus globalement, un
certain nombre de recherche privilégient une grille
d’analyse reprenant les garanties de validité de la discussion dans le sens de la poursuite d’une situation idéale de
parole.
2.2 Discussion
Dans le prolongement des références présentées précédemment, nous risquons alors l’hypothèse suivante :
l’implémentation réussie d’un système d’information sera
d’autant plus grande qu’elle respecte la garantie des présuppositions pragmatiques de l’activité communicationnelle et qu’elle se rapproche le plus possible des caractéristiques d’une situation idéale de parole. Sur la base
d’indicateurs de mesure et de suivi des critères, il apparaît donc possible d’établir une grille pertinente d’analyse
et de conduite des tentatives d’implémentation des systèmes d’information. Ce genre d’outil conserve un caractère émancipateur En effet, il permet de repérer une situation de communication distorsionnée ou encore les
problématiques de colonisation du monde vécu.
Il semble tout d’abord important de souligner,
l’accélération du nombre des publications comportant
une utilisation de la théorie de l’agir communicationnel
pour des recherches en systèmes d’information. Cet élément confirme le sentiment général d’engouement récent
et croissant des chercheurs en management pour l’œuvre
majeure de Habermas. L’hypothèse de White se confirme
peu à peu. De plus, nous remarquons que la part des articles comportant une recherche empirique et des préconisations sur les pratiques d’implémentation des systèmes
d’information augmente également sensiblement, ce qui
nuance quelque un certain nombre de critiques adressées
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Théorie de l’Agir Communicationnel et recherches en systèmes d’information :
les promesses d’émancipation sont-elles tenues ?
David DUCHAMP
Les critères de la grille d’analyse et de conduite:
tion Perspective », Group Decision and Negotiation,
Dordrecht: Jan 2003. Vol. 12, No. 1; p. 3.
-
Compréhensibilité
-
Sincérité
-
Confiance
-
Légitimité
Drake, B, Yuthas, K, Dillard, J, (2000), “It's only words-impacts of information technology on moral dialogue » .
Journal of Business Ethics. Dordrecht: Jan . Vol. 23,
No. 1; p. 41 (19 pages).
-
Tous les participants disposent d’un même accès à la discussion
Ferry, J-M, (1987), Habermas : l’éthique de la communication, PUF, Paris.
-
Toutes les personnes concernées peuvent défendre loyalement leurs positions
Forester, J, (1980), « Critical Theory and Planning Practice », American Planning Association. Journal of the
American Planning Association. Chicago: Jul Vol. 46,
No. 3; p. 275.
Conclusion
Forester, J (1985), “Critical theory and planning Practice”, in Critical Theory and Public life, ed John Forester,
Cambridge, MIT Press.
La théorie de l’agir communicationnel, marque certainement un tournant dans l’œuvre de Habermas, par son
caractère hautement pragmatique. Elle s’inscrit toutefois
dans le cadre du projet général de la théorie critique en
maintenant l’objectif d’émancipation. L’intérêt croissant
des chercheurs en systèmes d’information pour cette
théorie ressort d’une revue de la littérature. Notre analyse
de ces références souligne notamment leur caractère
émancipateur. L’agir communicationnel apparaît plus
globalement comme une référence grandissante et opportune pour la compréhension mais également la conduite des démarches d’implémentation des systèmes
d’information. Dans cette optique nous avons proposé les
bases d’un outil, inspiré de Forester (1985, 1992). Notre
revue de la littérature présente des articles uniquement
anglo-saxons. N’est-il pas paradoxal que le philosophe de
Dûsseldorf soit plus utilisé outre Atlantique qu’outre
Rhin ?
Forester, J, (1992), Critical Theory, Public Policy and
planning Practice, Albany, New York:University of NY
Press.
Froomkin, M, (2003), “[email protected]: Toward
a
critical
theory
of
cyberspace »
Harvard Law Review. Cambridge: Jan, Vol. 116, No. 3;
p. 749.
Gephart, R, (1993), « Critical Management Studies »,
Academy of Management. The Academy of Management
Review. Briarcliff Manor: Oct, Vol. 18, No. 4; p. 798 (6
pages).
Gortzen, R, (1990), “Jürgen Habermas:a bibliography” in
Reading Habermas. D Rasmussen (Ed), 114-140, Oxford:Basil Blackwell.
Haber, S, (1998), Habermas et la sociologie, PUF, Paris.
Haber, S, (2001), Jürgen Habermas, une introduction,
Pocket/La Découverte, Paris.
Habermas, J, (1981), Théorie de l’agir communicationnel, trad. fr. par J.M. Ferry et J.L. Schlegel, Paris, Fayard,
1987, 2 tomes.
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