A-t-on le droit à la paresse - Université Populaire de Philosophie

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A-t-on le droit à la paresse - Université Populaire de Philosophie
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A-t-on le droit à la paresse ?
Supports de réflexion
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Pendant longtemps, la notion de loisir était réservée à un élite
L’évolution de nos société amène aujourd’hui à une révolution importante : l’avènement de la société de
loisir.
La conquête du loisir est une étape nouvelle dans l’histoire des conquêtes de la personne : à la fin du Moyen
Âge européen, celle-ci a d’abord revendiqué le droit de choisir son Dieu. Et cette revendication amènera à
rejeter le principe cujus regio, ejus religio, par lequel la société prétendait imposer à tous un seul dieu. Deux
siècles plus tard, le mouvement de libération de la personne aboutissait au refus de l’arbitraire du pouvoir
politique : l’habeas corpus était né. Au XIXème siècle, ce même mouvement conquérait le droit à la liberté du
travail : le droit patronal n’était plus discrétionnaire. Il commençait à être limité. Aujourd’hui est mis en cause
par l’aspiration au loisir la légitimité même de certains pouvoirs de la famille sur l’individu. La famille n’est
plus la cellule de base de la société, régissant de façon absolue l’individu : hommes, femmes, enfants
revendiquent un laps de temps où chacun peut à sa guise satisfaire les besoins de sa propre personnalité prise
comme fin dernière et non réduite à un moyen d’engagement social ou d’activité utilitaire imposé par
l’institution. Marx [1818-1883] avait justement prévu qu’un jour le temps libéré par le progrès des forces
productives et la pression sociale permettrait le développement humain. Il n’avait pas prévu à quel point le
loisir deviendrait en fait, dans les sociétés postindustrielles, le lieu de nouvelles valeurs qui remettent en cause
le rapport entre les droits et devoirs réciproques de la société et de l’individu et tendent à transformer le
travail, la famille, la politique, la religion, tout en étant toujours conditionnées par eux. Aujourd’hui, à l’aube
de l’âge postindustriel, cette mutation a la même importance que celle qui, à la Renaissance, a précédé
l’âgeindustriel. La crise des années quatre-vingt, en réduisant la durée du travail, ne fera qu’accentuer cette
mutation.
Joffre Dumazedier
professeur à l’université René-Descartes (sciences de l’éducation),
Art. Les loisirs, Enc. Universalis
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Pendant longtemps, la paresse fut considérée comme la mère de tous les vices
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Tout “bon” moraliste, de l’antiquité à aujourd’hui, se disait ennemi de la paresse et sacralisait le
travail.
L'homme étant composé d'un corps et d'une âme, tout ce qui est, tous nos sentiments participent de la nature
ou du corps ou de l'esprit. Un beau visage, une grosse fortune, la vigueur physique et autres avantages de ce
genre se dissipent vite, tandis que les beaux travaux de l'esprit ressemblent à l'âme : ils sont immortels. Tous les
biens du corps et de la fortune ont un commencement et une fin : tout ce qui commence finit; tout ce qui
grandit dépérit; l'esprit dure, sans se corrompre, éternellement; il gouverne le genre humain, il agit, il est
maître de tout, sans être soumis à rien. Aussi, peut-on être surpris de la dépravation des hommes qui, asservis
aux plaisirs du corps, passent leur vie dans le luxe et la paresse, et laissent leur esprit, la meilleure et la plus
noble partie de l'homme, s'engourdir faute de culture et d'activité, alors surtout que sont innombrables et
divers les moyens d'acquérir la plus grande célébrité.
Salluste
Guerre de Jugurtha
Un jour ou l'on est très satisfait de soi est un jour où l'on n'a pas été paresseux.
Margareth Tatcher
L'ignorance, la paresse et le vice sont de sûrs garants de la compétence d'un législateur.
Jonathan Swift
Les voyages de Gulliver
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Le début de la contestation de la valeur “morale” du travail se met en place
Le début de la contestation de la valeur “morale” du travail se met en place lors de la révolution
industrielle. C’est paradoxalement un philosophe américain qui fut un des premiers à refuser ce culte
du travail et de la productivité :
Considérons donc la manière dont nous menons notre existence. Ce monde est un carrefour d'affaires. Quelle
agitation incessante ! Pratiquement toutes les nuits, je suis réveillé par le halètement des locomotives. Cela
interrompt mes rêves. On ne respecte pas le sabbat. Comme il serait merveilleux de voir, pour une fois, le
genre humain s'adonner au loisir ! Il n'y a rien d'autre que le travail, le travail et encore le travail. Ce n'est pas
chose aisée que d'acheter un cahier aux pages blanches pour y consigner nos pensées, tous sont en général
pourvus de lignes pour y inscrire des dollars et des cents. Un Irlandais, qui me voyait un jour prendre des
notes dans la campagne, tint pour assuré que j'étais en train de calculer mes gages. Qu'un homme tombe d'une
fenêtre dans sa petite enfance de sorte qu'il reste invalide à vie ou encore que les Indiens lui aient causé une
telle frayeur qu'il en ait perdu la raison, on déplorera son état essentiellement parce qu'il en résultera une
incapacité... à travailler ! J'estime qu'il n'existe rien de plus opposé à la poésie, à la philosophie, que dis-je à la
vie elle-même que cette incessante activité, pas même le crime. Il se trouve, dans les faubourgs de notre ville,
un personnage qui gagne de l'argent, un être grossier et bruyant qui projette d'élever un mur de remblai sous la
colline tout au long de sa prairie. Les autorités lui ont mis cette idée-là en tête pour l'empêcher de faire des
bêtises et il veut que je consacre trois semaines à creuser dans cet endroit en sa compagnie. Il devrait en
résulter pour lui un peu plus d'argent à thésauriser et, pour ses héritiers, un peu plus d'argent à dépenser
inconsidérément. Si j'accepte ce travail, la plupart des gens me loueront comme un homme industrieux et dur
à la tâche. En revanche, si je choisis de me consacrer à certains travaux qui me procureront moins d'argent mais
sauront m'offrir un profit plus réel, il se peut qu'on soit enclin à me tenir pour paresseux. Quoi qu'il en soit,
comme je n'ai pas besoin que la police chargée de la régulation des travaux inutiles s'occupe de moi, et que je
ne vois rien 'absolument digne d'éloge dans l'entreprise de cet individu, pas davantage d'ailleurs que dans
l'action menée par notre gouvernement ou ceux des pays étrangers - quelque amusement qu'ils puissent en
retirer -, je préfère confier à une autre école le soin d'achever mon éducation. Si, par amour des bois, un
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homme s'y promène pendant la moitié de la journée, il risque fort de passer pour un fainéant. Si, au contraire,
il emploie toutes ses journées à spéculer, à raser les bois et à rendre la terre chauve avant son heure, on le
tiendra en haute estime, on verra en lui un homme industrieux et entreprenant. Est-ce donc qu'une ville ne
porte d'intérêt à ses forêts que pour les faire abattre ?
Henry David Thoreau (1817-1862)
La vie sans principes
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Le travail n’est pas une fin mais un moyen
L’affirmation d’un droit à la paresse exige de ramène le travail comme moyen de l’existence et non
comme finalité de l’existence, principe que bien des travailleurs ont parfois oubliés eux-mêmes.
Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations ou règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à
sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie
est l'amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales de
l'individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes,
les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur
Dieu ; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne
professe d'être chrétien, économe et moral, j'en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu ; des
prédications de leur morale religieuse, économique, libre-penseuse, aux épouvantables conséquences du travail
dans la société capitaliste. Douze heures de travail par jour, voilà l'idéal des philanthropes et des moralistes du
XVIlle siècle. Que nous avons dépassé ce nec plus ultra ! Les ateliers modernes sont devenus des maisons
idéales de correction où l'on incarcère les masses ouvrières, où l'on condamne aux travaux forcés pendant 12 et
14 heures, non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants ! Et dire que les fils des héros de la
Terreur se sont laissé dégrader par la religion du travail au point d'accepter après 1848, comme une conquête
révolutionnaire, la loi qui limitait à douze heures le travail dans les fabriques ; ils proclamaient, comme un
principe révolutionnaire, le droit au travail. Honte au prolétariat français ! Des esclaves seuls eussent été
capables d'une telle bassesse. il faudrait 20 ans de civilisation capitaliste à un Grec des temps héroïques pour
concevoir un tel avilissement. Il faut mater la passion extravagante des ouvriers pour le travail et les obliger à
consommer les marchandises qu'ils produisent. Parce que la classe ouvrière, avec sa bonne foi simpliste, s'est
laissé endoctriner, parce que, avec son impétuosité native, elle s'est précipitée en aveugle dans le travail et
l'abstinence, la classe capitaliste s'est trouvée condamnée à la paresse et à la jouissance forcée, à l'improductivité
et à la surconsommation. Mais, si le surtravail de l'ouvrier meurtrit sa chair et tenaille ses nerfs, il est aussi
fécond en douleurs pour le bourgeois. L'abstinence à laquelle se condamne la classe productive oblige les
bourgeois à se consacrer à la surconsommation des produits qu'elle manufacture désordonnément. Les femmes
du monde vivent une vie de martyr. Pour essayer et faire valoir les toilettes féériques que les couturières se
tuent à bâtir, du soir au matin elles font la navette d'une robe dans une autre ; pendant des heures, elles livrent
leur tête creuse aux artistes capillaires qui, à tout prix, veulent assouvir leur passion pour l'échafaudage des
faux chignons. Sanglées dans leurs corsets, à l'étroit dans leurs bottines, décolletées à faire rougir un sapeur,
elles tournoient des nuits entières dans leurs bals de charité afin de ramasser quelques sous pour le pauvre
monde. Saintes âmes ! Pour remplir sa double fonction sociale de non-producteur et de surconsommateur, le
bourgeois doit non seulement violenter ses goûts modestes, perdre ses habitudes laborieuses d'il y a deux
siècles et se livrer au luxe effréné, aux indigestions truffées et aux débauches syphilitiques, mais encore
soustraire au travail productif une masse énorme d'hommes afin de se procurer des aides. Mais tout est
impuissant la productivité des ouvriers européens défie toute consommation, tout gaspillage. Les fabricants,
affolés, ne savent plus où donner de la tête, ils ne peuvent plus trouver la matière première pour satisfaire la
passion désordonnée, dépravée, de leurs ouvriers pour le travail.
Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l'écoulement et en abréger l'existence. Notre époque sera
appelée l'âge de la falsification, comme les premières époques de l'humanité ont reçu les noms d'âge de pierre,
d'âge de bronze, du caractère de leur production, Des ignorants accusent en fraude nos pieux industriels, tandis
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qu'en réalité la pensée qui les anime est de fournir du travail aux ouvriers, qui ne peuvent se résigner à vivre les
bras croisés. Ces falsifications, qui ont pour unique mobile un sentiment humanitaire, mais qui rapportent de
superbes profits aux fabricants qui les pratiquent. si elles sont désastreuses pour la qualité des marchandises, si
elles sont une source intarissable de gaspillage du travail humain, prouvent la philanthropique ingéniosité des
bourgeois et l'horrible perversion des ouvriers qui, pour assouvir leur vice de travail, obligent les industriels à
étouffer les cris de leur conscience et à violer même les rois de l'honnêteté commerciale.
Paul Lafargue (1842-1911)
Le droit à la paresse, 1883
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Le temps libre
A propos du temps libre, on pense donner une réponse lorsqu'on dit que ce temps doit être destiné aux loisirs !
Et l'on croit avoir résolu toutes les questions philosophiques sur la signification de l'existence, en ayant
prononcé le mot « loisir ». On ne s'aperçoit pas qu'actuellement nous donnons au mot « loisir » une
signification très étroite, très pauvre. Les loisirs ce sont très souvent, hélas, c'est assez effrayant, les parcs de
loisirs! Nous croyons que loisir veut dire parc de loisirs ou que loisir veut dire, les sports d'hiver. Les loisirs
seraient les loisirs à la neige, les loisirs à la plage, etc. Les loisirs sont animés par des organismes,
commerciaux, bien entendu, c'est-à-dire que l'encadrement de l'activité non salariée des citoyens est fait par
des organismes économiques ! Et cela pour proposer et diffuser des activités sans grandes significations. Les
sports d'hiver sont un plaisir, la plage est un plaisir, mais que faisons-nous de ces plaisirs ? Pour des personnes
qui ont de graves problèmes existentiels, de graves problèmes de relations à autrui, leurs problèmes seront-ils
résolus par le plaisir de la neige ou le plaisir de la plage ? Évidemment, non. La vérité, c'est que ces plaisirs-là
sont pauvres, dérisoires et secondaires. Et la société contemporaine, qui est une société de consommation,
réussit à donner la première place à des activités secondaires, à des activités qui, eu égard aux grandes
ambitions que nous pouvons former pour l'existant humain, sont réellement secondaires. En réalité, ce temps
libre devrait d'abord être consacré à la restructuration de l'existence. Il devrait être consacré à la culture : à la
musique, à la littérature, à la philosophie. Les gens devraient intensément se consacrer à la littérature, à la
philosophie, à l’art, et à partir de là se reconstruire une vie, à partir de là se rendre capables de réfléchir
philosophiquement sur leur propre vie, sur leur propre relation à autrui, puis sur leur relation à la vie, à la
mort, et à la signification de Il existence. A partir de là seulement les plaisirs, à la fois sensuels et spirituels,
deviendraient en même temps significatifs et désirables, comme éléments du bonheur, parmi d'autres. Nous
voyons bien qu'en fait, tout le monde souhaite offrir à l'existant humain autre chose que le simple temps de
travail à l'usine, mais on ne sait pas trop quoi offrir. Et c'est ici que devraient intervenir une réflexion et une
culture philosophique, artistique et éthique.
Robert Misrahi
L'enthousiasme et la joie
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Pour approfondir ce sujet
Conférences (en CD mp3 avec leur livret)
- La condition humaine
- La dignité de l’Etre Humain
- 1936, la révolution du Front populaire
- La conquête des libertés
Quelques livres et revues (disponibles auprès de la bibliothèque de la Maison de la philosophie à Toulouse)
- Les bains de mer ont une patrie : la Bretagne, par Philippe Clairay, in L’histoire, N°266, juin 2002 :
- Du bon usage de la lenteur, Pierre Sansot, Rivages poche/petite bibliothèque 2000
- Petit traité des grandes vertus, André Comte-Sponville, Puf, 1995
- Les vertus de l’enfer, Pierre Boulle, Flammarion, 1974
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