6 Mixité scolaire et construction du genre

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6 Mixité scolaire et construction du genre
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Mixité scolaire
et construction du genre
Annick Durand-Delvigne et Marie Duru-Bellat
Les sociologues de l'éducation soulignent volontiers que l'école, à côté de sa
fonction d'instruction,
inculque aux élèves tout un « curriculum caché », c'està-dire un ensemble de valeurs et d'attitudes, depuis des automatismes intellectuels de base jusqu'à la conception que l'on se forge de soi-même, de par la
confrontation quotidienne avec les autres. Ainsi, on y apprend une certaine conception de l'intelligence, qui rend légitime la partition entre bons et mauvais élèves;
on y apprend aussi une certaine conception du masculin et du féminin, qui fait
percevoir comme normal le fait que garçons et filles mettent en q:.uvre tel ou tel
comportement ou manifestent telle ou telle compétence. En particulier, les disciplines scolaires apparaissent connotées sexuellement, et de fait, selon leur sexe,
les élèves s'investissent et excellent dans des matières différentes.
D'un point de vue théorique mais àussi pédagogique, la question de savoir ce
qui se passe quand les garçons comme les filles sont scolarisés dans des contextes
non mixtes apparaît alors très stimulante. En France, cette question est peu explorée, tant la mixité est perçue comme allant de soi (et, plus ou moins explicitement, comme un progrès social); elle est par ailleurs quasiment généralisée, ce
qui rend impossible une évaluation précise de ses effets. C'est donc sur la base
de recherches anglo-saxonnes,
très abondantes sur cette question, ainsi que sur
des travaux de type expérimental que nous nous interrogerons ici sur « ce que
fait» la mixité aux élèves des deux sexes, en termes de performances, d'attitudes,
et plus largement d'intériorisation
de la « division du travail » entre les sexes et
d'identité personnelle.
DES
INCIDENCES
SCOLAIRES
ET PSYCHOLOGIQUES
DE LA MIXITÉ ...
Dans les pays anglo-saxons, et ce depuis plus de vingt ans, un certain nombre
de rapports officiels ou d'ouvrages ont alerté l'opinion en faisant état de résultats moins bons pour les filles scolarisées dans les écoles mixtes plutôt que non
mixtes, dans des disciplines comme les mathématiques ou la physique, connotées
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LES
NOUVELLES
FRONTIÈRES
DE L'INÉGALITÉ
comme masculines. Mais si l'on tient compte du fait que les écoles non mixtes
accueillent des élèves de milieu social plus favorisé et de meilleur niveau scolaire, les résultats sont moins nets, et certaines recherches comme celle de Marsh
[1989], réalisée en Australie, concluent à la quasi-absence de différences de performance stables et conséquentes, spécifiquement imputables à la mixité. Sur
cette question qui reste controversée, des changements pédagogiques peuvent
être instructifs, comme cette expérience berlinoise de retour à la non-mixité, qui
a débouché sur une baisse des résultats scolaires des garçons, du filit d'une dégradation de la discipline [Salomon, 1992]. Une autre expérience a consisté à suivre
les progressions en mathématiques de filles de même niveau initial, scolarisées
soit en classe non mixte, soit en classe mixte; au bout de deux ans, les performances des filles s'avèrent nettement meilleures dans les classes non mixtes, tout
en restant légèrement inférieures à celles des garçons.
Plus convergents sont les travaux qui font état du renforcement des stéréotypes de sexe dans les groupes mixtes, où les différences d'attitude entre garçons
et filles apparaissent beaucoup plus nettes. À l'époque de la mise en place de la
mixité, Régis Verquerre [1973] a montré que, contrairement aux attentes, la mixité
au collège ne débouchait pas sur des stéréotypes masculins et féminins moins
traditionnels, plus égalitaires, pas plus qu'elle ne modifiait l'homophilie généralement observée dans les lieux scolaires. À la même époque, Marie-Claude
Hurtig [1978] mettait en évidence au niveau du primaire un « sexisme ordinaire » chez des enfants scolarisés en classe mixte, résultant semble-t-il de la
co-existence imposée par l'école.
Au niveau secondaire, les préférences scolaires des garçons comme des filles
sont plus conformes aux stéréotypes de sexe dans un contexte mixte [cf par exemple
Lawrie, 1992]; ainsi, les garçons se disent plus attirés par les langues ou la biologie, et les filles par la physique et la technologie, quand ils et elles sont scolarisés
séparément. Sous-jacent à ces attitudes, il yale sentiment qu'ont les élèves de leur
propre compétence : en l'occurrence, les filles ont tendance à sous-estimer leurs
potentialités dans les domaines traditionnellement connotés comme masculins
quand elles sont en présence de garçons; réciproquement, elles jugent mieux
leurs aptitudes littéraires dans les contextes mixtes. En psychologie sociale, les
expérimentations débouchent sur des résultats convergents; par exemple, dans une
situation d'interaction compétitive (jeu mathématique), les filles diminuent sensiblement leur auto-attribution de compétence quand elles sont dans un groupe
mixte par rapport à un groupe non mixte [Lorenzi-Cioldi, 1988]. On observe
aussi une moindre estime de soi, en général, chez les filles des écoles mixtes par
rapport à celles des écoles non mixtes. Les poursuites d'études supérieures sont
d'ailleurs plus fréquentes, et l'investissement intellectuel plus marqué, parmi les
jeunes filles sortant d'écoles non mixtes [Miller-Bernard, 1993].
Si un contexte mixte bride le développement intellectuel et personnel, c'est
en ce qu'il rend particulièrement prégnants les processus cognitifs de catégorisation des disciplines ou des métiers, mais aussi de soi-même et d'autrui: la
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SCOLAIRE
ET CONSTRUCTION
DU GENRE
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physique, c'est pour les garçons, je ne peux donc être une fille et y exceller ou
entrer en compétition avec les garçons sur ce terrain. Plus largement, c'est la place
des deux sexes dans la société qui fait l'objet de jugements plus stéréotypés. Ainsi,
les filles (et les garçons) sont plus favorables à un fort investissement professionnel chez u.nefemme et se rallient à une vision moins traditionnelle de la place
des femmes dans la société, quand ils et elles appartiennent à une école non mixte,
tout ceci en tenant compte des différences de recrutement entre les deux types
d'école.
Des processus de nature variée sont impliqués dans la genèse de ces différences. Tout d'abord, il semble que les maîtres, dans les classes mixtes, aient
tendance àjouer sur l'opposition entre filles et garçons et à organiser leurs interactions sur la base d'attentes stéréotypées, possibilités qui se ferment à l'évidence
quand la classe n'est pas mixte. On observe aussi que les contenus mis en œuvre
dans les classes mixtes sont souvent plus proches des intérêts qui sont aujourd'hui ceux des garçons, auxquels on essaierait de s'adapter davantage, perçus
qu'ils sont comme potentiellement perturbateurs. Par ailleurs, les écoles non
mixtes donnent plus souvent aux élèves l'occasion de se confronter à des professeurs de même sexe, quelle que soit la discipline; quand on sait l'importance,
dans les choix des filles pour les secteurs traditionnellement masculins, à la fois
du soutien des enseignants et de l'existence de « modèles », il est clair que la
mixité n'est pas de nature à favoriser l'extension de ces choix non conformes.
Mais l'essentiel relève sans doute de cette socialisation qui prend place du
seul fait de la cohabitation durable de deux groupes censés être dotés de propriétés
précises et asymétriques, qui conduit garçons et filles à canaliser leurs investissements et leur conduite en fonction de leur sexe d'appartenance. En particulier,
une certaine image de la féminité amène les filles à renoncer à briller pour ne pas
entrer en compétition avec les garçons, à être obsédées par leur apparence et à
faire tout pour leur plaire, à les laisser occuper l'espace et l'attention du maître,
etc. Aux Etats-Unis, la contrainte de féminité se fait particulièrement prégnante
au niveau de l'enseignement supérieur, où les jeunes filles sont censées investir
l'essentiel de leur énergie dans leur vie amoureuse, ce qui expliquerait les effets
positifs d'une scolarité dans un college non mixtt} [Holland et Eisenhart, 1990].
L'analyse des interactions en classe [Mosconi, 1989 et 1995; Baudoux et Noircent, 1995] montre aussi que la mixité se traduit par des interactions pédagogiques moins stimulantes pour les filles qui, du fait d'une dynamique relationnelle dominée par les garçons, apprennent que leurs contributions sont de peu de
valeur et que la meilleure solution consiste à s'effacer. Quant aux garçons, bien
qu'on affirme souvent que la mixité leur « fait du bien » du point de vue de la
conduite, ils seraient plus fortement contraints, du fait de la mixité, d'afficher leur
virilité, ce qui peut s'avérer contradictoire avec l'image traditionnelle du bon élève.
Les pédagogies mises en œuvre par les maîtres n'en modulent pas moins ces
différentes tendances, notamment en ce qu'elles privilégient certains types
d'interactions dans la classe; ainsi, en mathématiques, il semble que les filles
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réussissent mieux (et les garçons légèrement moins bien) quand les maîtres
favorisent les situations de coopération entre élèves que lorsqu'ils favorisent les
situations de compétition [Peterson et Fennema, 1985]. Des pratiques pédagogiques peuvent également creuser les différences filles/garçons parce qu'elles
donnent plus de place aux dynamiques interactionnelles dont nous avons parlé
plus haut. Ainsi, aux premiers niveaux d'enseignements, les pratiques non directives tendent à donner aux garçons encore plus d'occasions d'« occuper le terrain » et poussent davantage les filles à la périphérie [Morgan et Dunn, 1990].
Enfin, certaines pédagogies peuvent renforcer de fait les stéréotypes de sexe des
enfants (ou du moins la constitution d'un soi fortement typé sexuellement) parce
qu'elles donnent plus de poids aux interactions sociales et favorisent les relations
inter-sexes dans le vécu scolaire quotidien; ce serait le cas des pédagogies nouvelles, qui semblent induire chez les filles une prégnance de l'appartenance sexuée
dans la constitution de l'identité [Durand-Del vigne, 1987 et 1995].
L'importance du contexte dans la prégnance de comportements et d'attitudes
conformes aux stéréotypes féminins confirme donc bien que c'est « dans la
comparaison à l'autre groupe que les filles élaborent une image de soi qui adhère
fortement à un stéréotype féminin» [Lorenzi-Cioldi, 1988]. Certaines recherches
menées en psychologie du travail sur les performances et les comportements
d'adultes dans des groupes constitués en vue d'une tâche vont dans le même
sens [Ehrlich et Vinsonneau, 1988]. Dans des groupes unisexes, les comportements des hommes et des femmes apparaissent tout à fait similaires (en particulier, les comportements de dominance sont adoptés dans d'égales proportions par
les hommes et par les femmes); en revanche, dans les groupes mixtes, on voit
apparaître une « division du travail » entre les sexes, les femmes par exemple
modérant leurs comportements de dominance et se restreignant aux seuls comportements expressifs. La notion même de comportement féminin ou masculin
ne prend donc de sens que dans un contexte mixte.
Il reste à expliquer ces effets de la mixité eux-mêmes sur les conduites et les
attitudes des enfants et des adultes des deux sexes. On dispose à présent en psychologie de modèles théoriques centrés sur la notion d'identité. Les effets de la
mixité sont alors perçus comme traduisant « l'asymétrie du rapport entre
groupes de sexe » qui, aux yeux de psychologues sociaux comme Fabio LorenziCioldi [1988], «constitue un aspect important de la constitution de l'identité des
individus ». Dans cette perspective, les différences entre hommes et femmes
doivent être analysées dans leur genèse, par rapport à cette situation psychosociale, où le pouvoir importe plus que le sexe [Durand-Delvigne, 1995]. S'amorce
alors un renversement du statut accordé aux différences sexuelles: celles-ci ne
seraient plus perçues comme des variables indépendantes susceptibles d'expliquer comportements et opinions (avec en toile de fond l'idée implicite d'un substrat biologique), mais comme des variables à expliquer, dans une perspective
résolument psycho-sociologique.
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MIXITÉ
RAPPORTS
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SOCIAUX DE SEXES, GENRE ET MIXITÉ
Une série d'études relatives aux effets de la mixité sur l'identité de genre
[Durand-Delvigne, 1995] a révélé la sensibilité du genre à la co-présence des
sexes. L'identité de genre a été mesurée à l'aide du BSRI (Rem Sex Rôle lnventory [Bem, 1974]), questionnaire d'auto-description qui, pour chaque répondant,
fournit un score de masculinité, un score de féminité, la mise en rapport de ces
deux scores produisant un indice d'androgynie. Une première étude a montré que
le contexte sexué de l'environnement scolaire (mixte ys. ségrégué) induit des
modulations dans l'expression de l'identité de genre des filles. En effet, des
filles scolarisées dans un contexte mixte obtiennent un score de féminité significativement plus élevé que leurs homologues scolarisées dans un contexte ségrégué. Ainsi, la mixité renforcerait l'expression d'un soi dépendant de l'appartenance au groupe de sexe. Ce type de résultat trouve un éclairage dans la ligne
d'analyse du rapport dominant-dominé. Les effets structurels des relations de
domination sont longtemps restés un des points aveugles de la psychologie sociale
[Apfelbaum, 1997]. On dispose cependant à présent d'un modèle socio-cognitiviste du soi, centré sur les effets structurels des rapports de pouvoir. Ce modèle
est particulièrement précieux pour analyser les impacts cognitifs des relations
hommes/femmes. Cette ligne d' ahalyse a tout d'abord été dessinée par Deschamps
[1982], puis opérationnalisée par Fabio Lorenzi-Cioldi [1988].'
La culture occidentale valorise et favorise l'expression d'une représentation
de la personne comme sujet singulier. Mais, si la différenciation représente une
norme commune à tous les groupes, elle est l'apanage des individus appartenant
aux groupes dominants. La structure de la représentation de soi des individus
dépend de la position sociale des groupes auxquels ils appartiennent. Dàns le cas
d'un groupe dominé, elle s'organise sur la base des aspects catégoriels spécifiant
le groupe et exprime plutôt ainsi l'identité collective; dans le cas d'un groupe
dominant, elle se constitue sur la base de caractéristiques singulières, idiosyncrasiques et exprime alors l'identité personnelle. Les relations de pouvoir, les
situations d'asymétrie entre groupes, induisent donc une structuration du soi qui
dans un cas rend la personne dépendante de ses appartenances groupales et, par
là, de l'arrangement social entre les groupes et, dans un autre cas, rend possible
l'expression d'une individualité transcendant les contraintes du collectif. Cette
perspective théorique a particulièrement été systématisée par Fabio Lorenzi-Cioldi
[1988]. Utilisant les groupes de sexe comme groupes de recherche, marqués par
une hiérarchie sociale, il montre que c'est la situation d'interaction entre les
groupes qui favorise ces expressions de soi différentielles selon la position sociale
du groupe. Si l'on demande à des filles et à des garçons de répondre vingt fois à
la question «Qui suis-je? » en situation expérimentale ségréguée, on n'observe
pas de différences notables: filles et garçons produisent des réponses en termes
plutôt singuliers. Par contre, si l'on reproduit cette recherche en situation mixte,
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LES
NOUVELLES
FRONTIÈRES
DE L'INÉGALITÉ
alors les filles ont recours aux caractéristiques de leur groupe de sexe pour se
décrire tandis que les garçons perdurent dans le type de réponse idiosyncrasique.
La présence du sexe opposé rend les filles dépendantes du système catégoriel de
sexe et des stéréotypes qui le spécifie.
Cet effet est, par ailleurs, manipulable. On peut, en effet, le renforcer expérimentalement, comme l'ont montré les résultats d'une autre étude utilisant le BSRI,
auprès de lycéens et de lycéennes dans un contexte mixte. Lorsque la consigne
de passation est neutre «< une étude sur la représentation de soi des lycéens [utilisation du masculin neutre traditionnellement usitée en France] est actuellement
en cours»), on observe les effets attendus: les filles plus que les garçons utilisent les items stéréotypiques de genre propre. Par contre, une consigne de passation sexuée (<< Une étude sur la représentation de soi des lycéens et des lycéennes
est actuellement en cours. On souhaite étudier comment les filles et les garçons
se décrivent») amplifie les résultats évoqués ci-dessus. Les filles se cotent plus
fortement sur les items féminins.
Enfin, cet effet de la présence des garçons auprès des filles, dans le sens d'un
plus grand recours aux stéréotypes de genre propre, n'est pas modulé par un rapport quantitatif majoritaire : que les filles représentent 25 %, 50% ou 75 % de l'effectif de la classe ne modifie pas l'effet décrit. Même lorsqu'elles sont majoritaires dans la classe, la dépendance aux stéréotypes de genre propre n'est pas
atténuée dans leurs réponses au BSRI. La simple présence des garçons suffit à
déclencher chez elles ce processus d'activation de la catégorisation de sexe dans
la représentation de soi. Un effet de ce type a été obtenu auprès de femmes adultes,
en situation expérimentale [Abrams, Thomas et Hoff, 1990].
Chez les garçons, on observe des variations de l'identité de genre selon les
modalités de consigne et les degrés de mixité. La saillance des rapports de sexe
(exprimée par une consigne sexuée et/ou objectivée par les ratios de sexe dans
la classe) génère des scores de masculinité significativement inférieurs mais amène
également une auto-attribution plus faible des items féminins. Comparés à leurs
homologues en situation de moindre saillance, ces garçons sont moins masculins mais également moins féminins. Chez eux, le rappel des appartenances catégorielles de sexe atténue le jeu des catégories de genre dans la perception de soi.
Ces résultats mettent en évidence le fonctionnement non symétrique du système catégoriel de sexe. Sur le plan identitaire, chez les hommes et chez les
femmes, le jeu des appartenances sexuées n'a ni le même poids, ni la même sensibilité au contexte. L'asymétrie sociale marquant les positions des deux sexes
est liée à une asymétrie cognitive. C'est ce que démontrent des études expérimentales centrées sur la perception sociale [Hurtig et Pichevin, 1995]. Dans le
système cognitif, les deux sexes n'ont ni la même fonction ni la même place.
La catégorie « Homme » sert de référent cognitif universel, transcatégoriel,
asexué en quelque sorte, valant pour les hommes comme pour les femmes. La
catégorie« Femme» en est une variation. L'appartenance sexuée a une importance majeure comme marqueur identitaire pour les femmes, alors qu'elle n'a
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MIXITÉ.
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DU GENRE
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qu'une importance relative pour les hommes. Cette asymétrie .dans I~ faço~ de
penser les hommes et les femmes, les garçons et les filles, est mise au Jour meme
dans des pratiques pédagogiques qui se veulent les plus égalitaires poss~bl~s
[Durand-Del vigne, 1992]. Dans ce cas-là, l'égalité est bien souvent expnme.e
dans une assimilation de la fille au garçon: « Comme les garçons, les filles dOivent aussi ... ». Dans les discours et les pratiques, le garçon sert de référent et ce
d'autant plus que la classe est mixte.
Au-delà de ces discussions théoriques, la diffusion des travaux sur les effets
de la mixité a entraîné des débats extrêmement vivaces depuis les années quatrevingt dans les pays anglo-saxons [Deem, 1984], et, plus récemmen~, en Fr~nce
[Baudoux et Zaidman, 1992]. En Grande-Bretagne, on a par exemple mstaure des
plages non mixtes d'enseignement, en mathématiques et en physique, avec
objectif, en se centrant sur les filles, de développer leur confianc~ en elles-~emes
dans ces domaines, non sans succès semble-t-il. Mais cette solutlOn« techmque»
à ce qui reste le problème des filles peut paraître contestable, si ce sont les relations entre les sexes que l'on prétend changer. Certes, on peut défendre l'idée que
les filles en tireront plus d'assurance, voire que les garçons, scolarisés entre eux,
apprendront à se définir eux-mêmes autrement que par l'opposition méprisante
aux filles [Deem, 1984]. Mais si c'est la non-pertinence du sexe dans l'éducation que l'on vise à terme (à savoir que les stéréotypes de sexe ne viennent plus
barrer l'horizon des élèves), alors une ségrégation même temporaire peut-elle être
une solution? Ne revient-elle pas de fait à « casser le thermomètre », et ne
risque-t-elle pas de s'avérer plus dangereuse, en supprimant ce terrain de co~paraisonlconfrontation, que de toute façon les jeunes retrouveront ~ans. leur vie
d'adulte, et qui peut aussi déboucher sur une contestation de la dommatlOn masculine elle-même [Ferrand, 1995]?
On touche là des questions d'ordre politique, car, dès lors que l'on entend s'attaquer aux mécanismes mêmes de catégorisation de ~'univers en m~,s~uli~
ou
féminin, c'est la division du travail entre les sexes au mveau de la societe qUIest
enjeu. On peut alors s'interroger sur les possibilités d'introduire des cha~gements
réels à l'école, dès lors que l'institution familiale et le monde du travail restent
ce qu'ils sont.
L'idée même d'un « handicap » des filles reste en débat. Par rapport à quelle
norme évalue-t-on ce désavantage, qu'on pourrait tout aussi bien lire comme
une différence? Il est certain que parler de désavantage des filles n'a de sens que
dans le cadre d'un système de valeurs donné (par exemple, si la sous-représentation des filles dans les études scientifiques est perçue comme une discrimination, c'est parce qu'elle les exclut de tout un ensemble de professions valorisées).
Si, à terme, on peut juger souhaitable de modifier totalement ce système de ~ale~rs,
il peut apparaître légitime que tous les jeunes soient placés ~ans u~e slt~a~lOn
d'égalité de choix par rapport à ces différentes professions. Quant a I.anotion d «egalité dans la différence », on peut juger [de Lesseps, 1979], malS le débat reste
ouvert, qu'elle reste une manière de cultiver la différence; elle tend à imposer
l'our
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LESNOUVELLES
FRONTIÈRES
DEL'INÉGALITÉ
l'inéluctabilité
de deux types (les hommes VS. les femmes), et en l'occurrence
vouloir qu'une différence reste une différence c'est instaurer un interdit.
Si l'accès à l'éducation est précisément ce qui ouvre les portes de tous les possibles, alors, aux yeux des certain(e)s enseignant(e)s, la notion de pédagogie antisexiste s'impose [Lempen-Ricci,
1985]. Elle consiste à refuser d'établir un lien
nécessaire entre différence naturelle et inégalité de traitement, et se fonde au
contraire sur l'exigence d'égalité de traitement. Il ne s'agit pas de nier l'existence
de différences naturelles, bien qu'on sache aujourd'hui combien il est vain de
chercher à démêler nature et culture, mais de maintenir l'objectif d'égalité en instaurant si besoin est une «discrimination
positive». Par exemple, quelle que soit
l'origine des difficultés des filles dans le domaine spatial, on cherchera à éliminer ces handicaps objectifs. Il peut donc y avoir traitement différencié selon les
sexes, non pour renforcer les différences, mais pour compenser les handicaps
qui en découlent, indirectement ou directement, par rapport aux possibilités qui
sont naturellement ouvertes à l'autre.
En bref, l'idée de base de cette pédagogie anti-sexiste est d'abolir les obligations liées au sexe dans le choix d'un mode de vie, et, dans la mesure où les
contraintes que la « masculinité» impose ne sont pas négligeables, elle peut s' avérer aussi libératrice pour les hommes que pour les femmes. Mais c'est la question de la nature même de la différence sexuelle qui est là posée. Derrière les
débats autour de la mixité, se profile parfois la crainte d'un alignement du «féminin» sur le « masculin» et la dominance d'un « masculin neutre» [Mosconi,
1995]; mais si l'on considère que loin d'être des essences à préserver, féminité
et masculinité sont les versants subjectifs de rapports sociaux de domination entre
les genres, alors on verra dans la mixité l'opportunité de leur « dissolution dans
l'altérité, où le sexe ne serait alors qu'une différence parmi d'autres sans être pour
autant le support d'une domination » [Ferrand, 1995].
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LES NOUVELLESFRONTIÈRESDE L'INÉGALITÉ
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La division sexuelle du travail revisitée
Helena Hirata et Danièle Kergoat
La division du travail entre les hommes et les femmes en tant que théorie et
problématique de recherche sociologique a émergé dans le champ des sciences
sociales dans les années soixante-dix. Trente ans plus tard, si le terme est couramment employé, il renvoie à diverses logiques dont l'inventaire serait à faire.
D'une part, à l'idée de « partage du travail ». Les statuts sociaux entre les sexes
sont présumés égaux, il y aurait complémentarité
et conciliation des rôles.
D'autre part, à celle de rapports sociaux antagoniques entre les sexes. Élaborée à partir des années soixante-dix, cette approche semble appelée à se redéployer dans les années quatre-vingt-dix,
au moment où on s'interroge sur le travail, et plus précisément sur le bien-fondé des oppositions entre travail et chômage,
travail et hors-travail, en cette période aussi qui vit récemment une forte flambée
de revendications.
Cet article aura donc pour objet de « revisiter » la division sexuelle du travail.
Tout d'abord en rappelant à quel cadre théorique nous nous référons. Puis en s'arrêtant sur le problème nodal pour cette conceptualisation
du rapport entre métastabilité et variabilité - dans l'espace et dans le temps - de la division sexuelle
du travail. Pour ce faire, nous avons opté pour une approche interdisciplinaire
faisant l'hypothèse, confirmée à nos yeux par les séances du séminaire du Mage
qui l'ont mise en œuvre, que cette approche était parmi les plus fécondes. C'est
ainsi que nous rapporterons
les échanges oroisés de différentes
disciplines
autour du concept de division sexuelle du travail. Nous décrirons enfin rapidement l'évolution récente des contenus thématiques des recherches sociologiques
dans ce domaine.
DIVISION
SEXUELLE DU TRAVAIL ET RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE
En cette année 1998, parler en France de« division sexuelle du travail» paraîtra à d'aucuns d'une banalité écrasante, surtout dans le domaine de la sociologie.
Qui ne sait aujourd'hui que les femmes gagnent moins que les hommes, sont plus
chômeuses qu'eux, ont en charge la quasi-totalité du travail domestique, que la
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