Laurent Goumarre Art Press.rtf

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Texte de Laurent Goumarre publié dans Art press n° 312 (mai 2005)
BERNARD LALLEMAND
Musée des beaux-arts, Frac Haute-Normandie, Galerie Marcel Duchamp
5 mars - 21 mai 2005
Il s'agit d'un parcours en trois lieux, conçu par Bernard Lallemand comme un
déplacement à l'intérieur de son travail des années 1990-2003. On serait tenté d'y lire une
rétrospective: Lallemand parle, lui, de «discours», puisque c'est en autocommissaire qu'il a
agencé ses oeuvres comme des mots dont la disposition composerait des phrases :
Configurations réactives serait donc le titre d'un texte en trois parties.
La première s'ouvre à Yvetot, galerie Marcel Duchamp - pas de hasard, on y
reviendra. Elle apparaît comme un répertoire de toutes les techniques et médiums utilisés :
série récente de dessins de silhouettes masculines de profil au ventre gonflé pour une hypo
thétique nativité : photographies de têtes de mannequins sous leur appareillage made in
Lallemand, (tuyauterie transparente pour recyclage d'humeurs et productions oniriques) :
vidéo en boucle de ces mêmes têtes de mannequins prises dans un mouvement de lente
rotation aux fausses allures de 2001 Odyssée de l'espace: mannequin placé au centre en
position couchée et doté d'un appareillage en forme de poche foetale sur le ventre, entre
extase et accouchement (Nativité, 2003-2005) : objets de fantasme médicalisés (Container
génétique, 1997) : mobilier au design faussement minimaliste et transpercé de conduits qui
en font littéralement des machines à chier (Déception, 1994, chaise percée d'enfant en
position d'arbitre, car surélevée : Nue, 1990, lit de verre percé ... ). S'il y a discours, il est
dans la contamination de ces dernières pièces sur l'ensemble, qui fait basculer l'imagerie
projetée sur le travail : lignes cliniques des conduits latex et plastique, froideur déshumanisée
des mannequins à l'image d'un monde impersonnel, cloné. Tout s'effondre dans cette
exposition en forme de catalogue pour rendre enfin lisible un univers des humeurs l'humour,
à rapprocher des productions comico-horrifiques de Patrick Van Caeckenbergh,
Panamarenko, ou Wim Delvoye, inventeur de la Cloaca·machina.
Seconde mise au point au Frac Haute-Normandie qui lui réserve sa Black Box, un petit
espace noir en forme de backroom où Lallemand livre un trois pièces travaillé en fantasme
sexuel : à l'entrée, Thérapie (1994). caisson lumineux sans image, prolongé vers le bas et au
niveau de la braguette d'un conduit ouvert: au mur, en face, deux poignées chromées (1993)
fixées à hauteur d'épaules et auxquelles se tenir pendant les assauts : au fond, Néocortex
(2004), un dessin numérique animé sur fond noir d'écran LCD, soit la mise en boucle d'un
système de réseaux nerveux, dont la dilatation puis la compression produisent un effet de
respiration. Qu'est-ce que Néocortex, sinon la conclusion de cette démonstration en forme
de scénario psychique? Car, pour qui sait la regarder au-delà de son image finale, l'oeuvre
raconte la façon dont elle a été travaillée : à partir de la carte du réseau de transport en Ilede-France, dont n'a été gardé qu'un système de lignes pour figurer un cerveau.
Tout le processus de travail de Lallemand est compris dans cet effet de soustraction,
d'évidement/perforation, de gommage, qu'on mettra par exempie en relation avec
l'effacement des articulations/jointures auquel le plasticien se livre sur ses mannequins de
vitrine, ou avec les trous systématiquement creusés dans toutes les surfaces de résistance
- vitre d'un lit en verre, assise métallique d'une chaise, plan aluminium d'un caisson lumineux
- jusqu'au mur du musée des beaux-arts de Rouen troué plus d'une douzaine de fois pour
les pods en latex d'Identité (1993), installation de cloisons de verre dépoli pour des urinoirs
approximatifs que n'aurait pas reniés Marcel Duchamp, figure locale célébrée par toute cette
partie de la Normandie.
Conclusion donc au musée où peuvent maintenant s'exposer les trois mannequins d'
Une vie de rêve (2001), debout, en réponse à la Nativité couchée d'Yvetot, tels les
emblèmes porteurs de l'imaginaire de Lallemand.
Forts de ce parcours dont ils sont les mots de la fin - il faut pour sortir passer devant
eux -, ils placent l'exposition sous le double signe de l'effraction et du mouvement. Car le
geste plastique de Lallemand est là : effacer les jointures de mannequins, c'est interdire toute
projection de l'idée même de mouvement. Le seul mouvement est celui que leur rend l'artiste
en les plaçant sur des socles rotatifs. L'unique mouvement qui anime l'univers de l'artiste est
donc celui de la boucle : mise en boucle des vidéos, mais aussi des corps des mannequins
autobranchés sur leur harnachement de tubes, dans un programme de recyclage des
fluides. Dès lors, la mise en boucle de ces corps blancs opaques avec leur tuyauterie
transparente déplace le regard sur un intérieur fantasmé. Les «prothèses psychiques»
donnent au corps sa transparence en exhibant à l'extérieur le rêve d'une géographie
organique, et le spectateur se fait le voyeur de cette pénétration/performation des corps.
L'exposé de Lallemand est lumineux : on le comprendra comme le chaînon manquant la configuration réactive - entre Duchamp, quand il rêve de recycler l'énergie libérée par la
chute des larmes, et Wim Delvoye, en proie à ses fantasmagories anales.
Laurent Goumarre