Emmanuelle Lequeux Aden- Le Monde

Transcription

Emmanuelle Lequeux Aden- Le Monde
Texte de Emmanuelle Lequeux publié dans Aden (Les Arts) - Le Monde du 22 au 28 décembre
2000
Démiurge modeste, trafiqueur de mannequins. Bernard Lallemand offre à son genre humain
des panoplies de tuyaux et de prothèses... Pour mieux lui révéler ses quatre vérités ?
Il est comme nu, sans défense, le cerveau en accès libre... Profondément déboussolé, Bernard
Lallemand vient de se faire cambrioler. “Pas fous “, les voleurs ont négligé les œuvres d'art,
preférant emporter camera, hi·fi et ordinateur : “Un disque dur, c'est très intime, c'est pire qu'un
cerveau. Te le faire piquer, savoir qu'on peut rentrer dedans, c'est comme un viol “. Restent,
accrochées au mur, les photographies, mais aussi les tubes plastiques et les tuyaux matière
première essentielle de l'artiste. Communication des fluides, des flux et des désirs illusoires... Les
leitmotivs de Bernard Lallemand flottent dans tout l'atelier, orné de ces émmges prothèses dont il
s'est fait une spécialité.
Nu, sans défense... Un mannequin pose dans le studio photo : des tubes encerclent son
crâne, lisse comme celui du démiurge, et offrent un accès direct à son cerveau. "On peut
imaginer voir les pensées traverser les tuyaux transparents, sans gêner personne; ou aussi
aspirer le cerveau, cracher dessus, souffler pour le refroidir..." Un peu plus bas, le beau gosse nu
est attifé d'un "auto-fécondateur" : branchement direct du sexe au nombril. Une de ces
"connexions organiques" que l'artiste multiplie, sous la forme de panoplies à endosser en reliant
bouche, sexe et autres orifices, ces prothèses embouchoirs divers construisent comme "un
système de communication qui passerait uniquement par la connexion des liquides, humeurs et
déjections..."
Serions-nous condamnés à la "solitude" ? Sur ce mot, "qui résume sans hésitation tout (son)
boulot", l'artiste s'étend sans pesanteur : avec une souriante amertume et un âpre désir de
partage. "Chacun est un centre, chacun une planète, en circuit fermé !. Lʼautre ? C'est terrible,
l'autre, tu ne peux le voir qu'à travers tes projections. C'est sur ce simple constat que je travaille".
Et invente par exemple : ces cabines publiques munies de fécondateurs "comme un in-vitro
collectif, où les gens pourraient déposer du sang, du sperme et de ta salive" . Etrange
conception de la fécondation ! "Non. Car, mélangés, ces liquides donnent... des champignons;
c'est-à-dire de la vie" . De la vie qui est de la fin, oui, mais toutes nos actions ne sont-elles pas
générées par cette conscience de la pourriture qui nous attend? Tu te souviens de la fin du
Houdlebecq ?" Particules élémentaires, épilogue : l'humanité se recycle en une armée de clones
asexués. Trop lasse d'échouer toujours il rencontre l'autre, trop fragile pour surmonter ce chagrin.
"Je me demande parfois si tout cela nʼest pas, au fond un désir de disparition : mon travail, et
cette fin du livre. Aimerait-on devenir rien ? Je ne peux pas dire. Pour lui, c'est peut-être une
solution. J'aime sa poésie du désespoir mais, pour moi. cela demeure un questionnement ".
Reste un point commun : ces glissements de l'humain à l'artificiel, et vice versa ... "Quand j'ai
commencé à travailler avec des êtres vivants, et non plus des mannequins en plaslique, cela m'a
bouleversé! avant, mes prothèses n'étaient qu'oeuvres de ficlion. Voir un autre que moi, et plutôt
bien foutu, les porter, c'etait un cataclysme." L'autre revient donc, obsédant, lassant, fécond.
Pas étonnant, à entendre le récit de sa vie : avoir connu l'émotion de ce Mai 68 "où absolument
tout le monde se parlait, tout le temps" après avoir quitté, à 25 ans, l'usine connue à 14 pour se
lancer dans l'éducation populaire, persuadé que "la révolution viendrait de l'esprit des gens, que
la culture était subversive"; après s'être, comme tout artiste alors, "préoccupé davantage
d'engagement collectif que de réussite personnelle"... le militant s'est un peu épuisé, "à force de
voir dans les ateliers des mémés qui ne veulent qu'une chose : savoir dessiner un pot de fleurs."
Mais il a imaginé un autre moyen d'action, moins calibré que le politique; plus efficace, peut-être.
Bernard Lallemand offre ses oeuvres aux rues des villes, les présentant dans la vitrine d'une
boutique désaffectée ou une pharmacie : "Ce que je fais me semble alors bien plus important
que de militer pour l'art : quelque chose comme une poésie de la cité. Il m'a fallu une grande
introspection pour en arriver là : on n'obtient pas un langage personnel sans être allé soi-même
au fond, voir ce qui se passait.
En art, on dit, tout, tout de suite; après, on passe: son temps à che:rcher ce qu'on a bien pu
dire."
Emmanuelle Lequeux