L`état de la gauche aujourd`hui

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L`état de la gauche aujourd`hui
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L’état de la gauche aujourd’hui
D
Entretien avec Michel Winock1
Professeur émérite des Universités
à l'Institut d'études politiques de Paris
« L’effondrement du
communisme soviétique
entre 1989 et 1991
a consommé la ruine
de l’espérance socialiste,
la fin de l’alternative
entre deux régimes
économiques rivaux,
la victoire d’un libéralisme
de plus en plus mondialisé.
Dès lors, qu’était-ce
qu’être ‘‘socialiste’’ ? »
ans un très stimulant article publié dans
Les Collections de l’Histoire en 20052,
vous définissez quatre familles de gauche
qui ont survécu jusqu’à nos jours : la
gauche républicaine, la gauche socialiste,
la gauche communiste et l’ultragauche.
Soit une gauche par révolution tandis que
la quatrième famille, l’ultragauche, elle
aussi issue, mais en partie seulement,
de la révolution bolchevique, constitue
« une gauche critique de la gauche
et qui est parfois à l’origine des trois
autres ». Comment évaluez-vous la santé
de chacune de ces gauches aujourd’hui ?
Comment voyez-vous l’avenir de chacune
de ces familles ? Des quatre gauches historiques – la répu­
blicaine, la socialiste, la communiste et
l’ultra-gauche – que reste-t-il ? L’une est
moribonde et sans possibilité de renaître :
la gauche communiste. Celle-ci, liée au
mouvement communiste international
depuis sa naissance, définissait encore
au temps de l’union de la gauche, dans les
années 1970, la société soviétique comme
l’idéal à atteindre. De cette gauche, issue
d’un double événement, la Grande Guerre
et la révolution bolchevique, il ne reste
que des buttes témoins. L’ultragauche ou
extrême gauche, en revanche, se porte
assez bien. Selon un sondage BVA, publié
par Le Parisien/Aujourd’hui le 21 juin
2014, Jean-Luc Mélenchon symbolise le
mieux les valeurs de gauche pour 29 %
des Français (32 % des sympathisants de
gauche). Quant au PS, il est aujourd’hui
partagé entre sa tendance républicaine
(Manuel Valls) et sa nostalgie socialiste
(les « frondeurs »).
Depuis 1983, le PS, sans le dire, a renoncé
au socialisme défini comme « rupture avec
le capitalisme ». Mais il n’a jamais assumé
avec éclat sa rupture avec cette « rupture ».
À plusieurs reprises, notamment en 1990
sous l’impulsion de Michel Rocard, et
postérieurement en plusieurs discours et
manifestes, le PS a paru se rallier à ce qu’on
appelle le courant « social-démocrate »,
défini, lui, par le principe de compromis
avec le capitalisme : reconnaissance de
l’économie de marché et liberté d’en­
treprendre corrigées par la régulation de
l’État et la législation sociale. De manière
réaliste, tous les gouvernements socialistes
depuis 1983 (Pierre Mauroy, Laurent
Fabius, Michel Rocard, Édith Cresson,
Pierre Bérégovoy, Lionel Jospin, Jean-Marc
Ayrault, Manuel Valls) ont pratiqué cette
politique de compromis, mais tout en
laissant leur parti s’appeler « socialiste »,
ce qui prête à confusion.
Une forte minorité du PS n’a jamais ac­
cepté de renoncer aux idéaux socialistes,
tels qu’ils furent définis en 1905 (création
de la SFIO) et réaffirmés en 1971 (congrès
d’Épinay). Une idéologie sans prise avec
le réel, mais déterminante sur la question
des alliances. La gauche du PS refuse toute
alliance avec le centre et aspire à retrouver
l’ancienne unité de la gauche, cette fois
avec le Front de gauche et les écologistes.
Le problème de la gauche de gouverne­
ment est celui de son identité. La signa­ture
du Programme commun en 1972 entre
so­cialistes, communistes et radicaux de
gau­che avait fortement identifié la gau­
che : elle était antilibérale, anticapitaliste,
en­tendait créer une nouvelle société,
« changer la vie », et l’un des moyens
pré­vus à cet effet était le programme des
na­tionalisations. Tout cela a volé en éclats
sous le double septennat de François
Mitterrand. Celui-ci, devant l’échec du
« socialisme », s’est donné un nouveau
« grand dessein » : l’Europe, dont il fut
un des moins contestables champions.
L’ef­fondrement du communisme soviétique
entre 1989 et 1991 a consommé la ruine de
l’espérance socialiste, la fin de l’alternative
entre deux régimes économiques rivaux,
la victoire d’un libéralisme de plus en plus
mondialisé. Dès lors, qu’était-ce qu’être
« socialiste » ?
1 - Michel Winock vient de faire paraître « Les derniers feux de la belle époque,
chroniques culturelles d'une avant-guerre », Seuil Histoire.
2 - Michel Winock, « Le jeu des quatre familles », Les Collections de l’Histoire,
n° 27, avril-juin 2005, p.6 sqq.
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L’état de la France
Pour s’identifier, les socialistes ont opéré
un transfert de leurs idéaux dans la sphère
sociétale. C’est ainsi que le mariage des
homosexuels est devenu une ligne de
démarcation entre la gauche et la droite.
Une ligne très imparfaite puisque des
partisans et des opposants au projet de loi
se sont trouvés dans les deux camps. Mais
l’importance des manifestations contre « le
mariage pour tous » a recréé une ligne
de clivage gauche/droite, sans doute ar­
tificielle (les sondages ont montré que la
division gauche/droite n’était pas si nette en
l’occurrence), mais utile à la différenciation
politique.
En raison de ce problème d’identité et du
tiraillement récurrent entre le pôle répu­
blicain social et le pôle soi-disant socialiste,
le PS paraît atteint d’une maladie de vieil­
lesse jugée par beaucoup incurable.
L’orientation politique poursuivie actuel­
lement semble, au moins en partie, vouloir
libérer les forces sociales d’une tutelle
jugée pesante de l’État sur la société,
notamment par la multiplication des pro­
grammes de simplification à destination
des entreprises. Est-ce la victoire de la
deuxième gauche ou un virage idéologique
comparable à celui du SPD allemand en
1959 mais sans congrès de Bad-Godesberg
ou l’émergence d’une sorte de blairisme
à la française ?
La deuxième gauche a disparu depuis
longtemps. Son cheval de bataille était
l’autogestion, sa méfiance du « tout État »
et la promotion de la société civile, la
décentralisation… Ces différents thèmes,
revivifiés par Mai 68, ont été plus ou
moins assimilés par les pratiques de la
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gauche, le mouvement associatif, les ONG,
la revendication d’une démocratie par­
ticipative, etc. Mais plus qu’une influence de
la deuxième gauche, ce sont les mutations
non programmées de la société qui ont
contraint les partis politiques, et ceux de
la gauche compris, à s’adapter à l’évolution
des mœurs, des pratiques sociales, des
demandes de liberté, à la globalisation de
l’économie. La gauche socialiste n’a plus
de recettes spécifiques pour répondre aux
besoins des individus, aux aspirations
des jeunes générations, aux demandes
d’em­ploi. Au pouvoir, elle bricole, tout
comme la droite. Son impuissance déroute
ses électeurs, dont bon nombre ont déjà
rejoint le Front national. Quant au « grand
dessein » de Mitterrand, l’Europe, c’est à
peine si les candidats socialistes osent en
parler : avenir opaque, manque de point de
fuite, actions à court terme… La foi n’est
plus, l’agnosticisme politique est devenu
la règle.
Quel jugement portez-vous sur le phé­
nomène Manuel Valls ? Pensez-vous que
les autres familles de la gauche puissent
finir par l’accepter ? Il me semble que Manuel Valls est un
des dirigeants les plus lucides du PS. Il a
compris que la vieille chanson socialiste
était démodée, qu’il fallait s’adapter à
des temps nouveaux. Il a préconisé déjà
l’abandon du terme « socialiste » dans le
nom du parti – tout comme l’ont fait les
com­munistes italiens. Son ambition semble
bien être la refondation de la gauche sur la
base d’un parti républicain, démocratique
et social. Préférer citer Clemenceau plutôt
que Jaurès n’est pas innocent. Jean Jaurès
a été un grand socialiste, sachant être
réaliste, mais il n’a jamais exercé le
pouvoir d’État, et il est resté jusqu’à sa
mort fidèle à son idéal révolutionnaire.
Georges Clemenceau, lui, avait la fibre
sociale, se disait d’« esprit socialiste », mais
récusait tout maximalisme révolutionnaire.
Pareil choix déplaît à nombre de socia­
listes, restés fidèles à une mémoire, à
des prin­cipes et qui, je reviens ici à cette
ques­tion d’identité, entendent bien rester
« socialistes ». C’est une question de
sensibilité, de culture. François Hollande,
qui connaît parfaitement cette résilience
d’une partie des siens face à l’évolution du
monde, s’est toujours efforcé de maintenir
l’unité des rangs, au prix de « synthèses »
purement symboliques. On subodore chez
Manuel Valls une volonté plus grande
d’éclaircissement, au risque de la scission.
Pareille scission pourrait recomposer la
dualité de la gauche sur de nouvelles
bases : d’un côté, un parti républicain social
et réformiste (ralliant des centristes) voué à
gouverner ; d’un autre côté, un parti néosocialiste (rassemblant gauche du PS, Front
de gauche, une partie des écologistes) resté
fidèle à un anticapitalisme de principe.
Ces deux grandes tendances coexistent
aujourd’hui dans la gauche. Sauront-elles,
devront-elles s’organiser formellement est
une autre histoire. ■
Propos recueillis par
Jean-Christophe Gracia
Nelson Mandela 2001
Directeur adjoint de la rédaction