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Guillaume Marche
L’infra-politique en question
Qu’y a-t-il de commun entre l’inscription d’un tag sur un mur — geste réputé gratuit,
désinvolte, voire immature — et une apparition d’un groupe de Sœurs de la Perpétuelle
Indulgence dans les rues du quartier gay d’une grande ville — affirmation théâtralisée d’une
identité communautaire LGBT ? La première démarche accomplit un geste dont le sens ou la
portée échappent à l’interprétation de qui n’est pas initié aux codes et aux pratiques des « arts
de la rue » et, souvent, de cultures minoritaires comme la culture hip-hop. D’ailleurs, le tag a-t-il
à proprement parler un sens ? Celui qu’on peut lui attribuer n’est-il pas de toute façon second
par rapport au geste lui-même, au cri qu’il rend visible — on parle en anglais de « crier » (shout
out) un nom lorsqu’on l’inscrit sur un mur ? Au contraire, les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence
incarnent de manière très visible une identité LGBT revendiquée haut et fort, leur association
est organisée, structurée, et elle s’inscrit dans la continuité du mouvement homosexuel de
lutte contre le sida, l’homophobie, l’intolérance et l’hétérosexisme. En somme, un tag n’est
véritablement politique ni dans ses finalités premières, ni dans sa forme la plus visible et
pourtant il interpelle, littéralement, il provoque nécessairement un questionnement d’ordre
politique : qui a droit de cité dans la cité ? Qui a légitimement voix au chapitre ? Et comment
font les autres pour se faire entendre et clamer leur existence ? Les Sœurs, elles, empruntent
des voies détournées — celles du déguisement, du jeu, de l’outrance, mais aussi de l’action
caritative, du soutien mutuel et de la spiritualité — au service de buts dont la dimension
politique est plus immédiate : revendication LGBT différentialiste, rejet de l’assimilationnisme
et du consumérisme à la mode « dollar rose » (aux États-Unis) et « marché arc-en-ciel ».
Les chercheurs qui, dans la foulée de James C. Scott, se sont emparés de ce concept ont
eu tendance à faire de la production de « textes cachés » (hidden transcripts) la caractéristique
par excellence de l’infra-politique, une sorte de condition sine qua non. Il y a en effet des
parallèles manifestes entre les menus larcins, la négligence au travail ou les fuites observées
en Asie du Sud-Est par Scott et les actes d’insoumissions analysés par l’historien spécialiste
des Africains-Américains Robin D. G. Kelley, dans les États-Unis de la première moitié du XXème
siècle : faire semblant de ne pas comprendre les injonctions d’un conducteur de bus, commettre
en cachette des actes de vandalisme ou simplement porter un « zoot suit » — costume taillé
large aux épaules, cintré à la taille, bouffant aux hanches et étroit aux chevilles. En apparence,
aucune remise en cause de l’ordre établi puisqu’il n’est pas contesté de manière directe,
explicite ou frontale : la critique est dissimulée, sous-terraine, réservée aux initiés qui savent
déchiffrer dans une attitude ou un geste autre chose que ce que leur simple apparence donne à
voir. Mais faut-il s’interdire de parler d’infra-politique dès lors que la revendication sous-jacente
est déjà pratiquement visible ou même que la rébellion est tonitruante ? Un graffiti dénonçant
l’intervention armée des États-Unis en Irak ou un autocollant brocardant l’assimilationnisme des
hommes homosexuels blancs et aisés sont en effet porteurs d’un message dont le caractère
politique n’est nullement dissimulé. Et lorsque les banlieues françaises s’embrasent en 2005
— comme l’ont fait, de manière plus violente encore, les ghettos noirs américains à la fin des
années 1960 ou au début des années 1990 — la rébellion est patente. Nulle dimension infrapolitique, donc ?
Pourtant, graffitis, autocollants et émeutes sont des modes d’action quasi
universellement dénigrés, stigmatisés, disqualifiés. On les range habituellement au rayon
des comportements infantiles ou antisociaux, voire pathologiques : destructeurs, parfois
même autodestructeurs, il n’est pas rare que leur forme mineure obscurcisse leur contenu
politique — que leur médium subalterne dévalorise leur message, si pertinent ou percutant
soit-il. Leur médium est donc inséparable de leur signification — ils sont en quelque sorte
« quasi politiques » car leur sens et, le cas échéant, leurs buts sont politiques, tandis que leurs
outils et leur répertoire ne le sont pas ou pas tout à fait. Sans passer nullement inaperçues, de
telles formes d’action s’interdisent, en exprimant leur message d’une manière politiquement
aussi peu acceptable, d’obtenir des résultats politiques immédiats. Une troupe de théâtre
d’intervention LGBT qui va sur une plage réputée pour sa drague homosexuelle masculine
interpréter au beau milieu des dunes des saynètes drôles et obscènes vantant le vieillissement
physique, afin d’inciter les hommes à se protéger lors de leurs rapports sexuels anonymes et
furtifs, ne fait pas progresser les droits LGBT — surtout en des temps où les partisans de cette
cause institutionnelle s’abstiennent autant que possible de jamais parler de sexualité. Mais le fait
d’opter pour un mode d’intervention politiquement mineur est un gain autant qu’un manque,
de par l’authenticité des émotions qui sont alors convoquées et sollicitées — joie, jubilation,
jouissance.
Sans galvauder le concept et en faire un fourre-tout, on peut donc lire comme infrapolitiques non seulement des actes indétectables — qui sont infra-politiques au sens où certains
rayonnements lumineux sont infrarouges —, mais aussi des initiatives qui, visibles ou non, sont
foncièrement politiques, mais ne se perçoivent pas a priori comme telles. Tel est le cas des «
Indiens » du Mardi-Gras de la Nouvelle-Orléans — ces Africains-Américains dont l’expression
carnavalesque invente des danses et des costumes pseudo-indiens. C’est également vrai
des taqwacores, jeunes punks musulmans américains dont la musique rugissante, les paroles
provocatrices et le mode de vie personnelle anticonformiste expriment un rejet de la culture
dominante, tant occidentale qu’islamique. Une définition souple de l’infra-politique ne
dénature donc pas le concept, au contraire. Car celui-ci n’englobe pas non plus toute forme
non-conventionnelle d’intervention sur des sujets plus ou moins directement politiques. Sans
forcément être discrètes ou subreptices, les pratiques infra-politiques ont en effet une qualité
propre que n’ont pas, par exemple, toutes les formes culturelles de mobilisation collective :
chanter du gospel ou des protest songs lors d’une manifestation du mouvement pour les droits
civiques des Noirs ou contre la guerre du Vietnam, ce n’est pas la même chose que chanter des
parodies de cantiques pour contrer et ridiculiser des militants anti-avortement qui manifestent
devant une clinique où se pratiquent des IVG et tentent de dissuader les femmes d’aller y subir
l’intervention. Qu’elles soient discrètes, subalternes ou simplement mineures, les pratiques
infrapolitiques permettent non seulement de faire de la politique par d’autres moyens, mais
produisent des significations politiques que l’action conventionnelle n’autorise pas toujours et
qui échappent même parfois à leurs propres auteurs.

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