Livres et “bibliothèques” - Revue des mondes musulmans et de la

Transcription

Livres et “bibliothèques” - Revue des mondes musulmans et de la
Meropi Anastassiadou*
Livres et “bibliothèques”
dans les inventaires après décès
de Salonique au XIXe siècle1
Abstract: Ordinary knowledge: some private libraries of Salonica according to probate inventories
In 19th century Salonica, book owners constituted – among Muslims at least – a singular
category of people. This is observed when going through probate inventories kept in the Historical Archives of Macedonia in Salonica. Individuals who left some written material to their
heirs – most often only a Quran – are no more than 6 to 7 % of the deceased registered in the
defter-s. In this period, possessing one or more books at home was obviously something exceptional. According to the probate inventories, the rule was the absence of any contact with written
texts.
* CNRS, Strasbourg.
1. Cet article est le résultat d'un travail présenté dans le cadre du programme « Individu et société dans le monde musulman méditerranéen » de la Fondation européenne de la science, présidé
par Robert Ilbert.
Note sur la transcription : pour les titres d'ouvrages rencontrés dans les documents d'archives,
nous avons eu recours au système de transcription généralement utilisé dans les publications spécialisées françaises. En revanche, lorsque nous citons des titres d'après des publications turques
postérieures à la réforme kémaliste de l'alphabet (1928), nous avons respecté la graphie proposée par celles-ci. Cette transcription « à la turque » est également utilisée pour les noms propres,
les titres, les toponymes, les noms d'objets, etc.
REMMM 87-88, 111-141
112 / Meropi Anastassiadou
This remark brings up a certain number of questions. The first one concerns whether the
titles of books appearing in probate inventories can teach one something about the individuals
who owned them, about their intellectual interests, certainties or desires. In a different trend,
the probate inventories permit the researcher to examine the social and economic profile of book
owners. In 19th century Salonica, was the pleasure of reading reserved only to a few, was it a
privilege linked to fortune, power or some particular professional qualifications? The role of
the book as a simple mark of knowledge, prestige and authority is also examined in this article.
Above all, is not the book an emblematic object? Is it made more to be shown off than read?
Examining the books, counting them and noting their titles is also a way to approach the
society.
Résumé : À Salonique, les possesseurs de livres représentaient, parmi les musulmans tout
au moins, une espèce rare. Pour s'en rendre compte, il suffit de parcourir les collections de registres
des inventaires après décès, les tereke, conservés aux Archives historiques de Macédoine. Au XIXe
siècle, les individus laissant à leurs héritiers quelque lecture – bien souvent il ne s'agit que d'un
unique Coran – ne forment que 6 à 7 % de l'ensemble des défunts recensés. Avoir chez soi un
ou plusieurs livres semble constituer, à cette époque, quelque chose d'exceptionnel.
Cependant, on ne peut s'empêcher de vouloir aller au-delà de ce simple constat et de soulever un certain nombre de questions. La première est de savoir si les ouvrages recensés sont
susceptibles de nous apprendre quelque chose sur les individus qui les possédaient. Il apparaît
aussi intéressant de s'interroger sur le profil social et économique des possesseurs de livres. Il
convient enfin de se pencher sur le rôle du livre en tant que simple marqueur de savoir, de prestige et d'autorité.
Il existe plusieurs travaux notables sur le développement de l'imprimerie dans
l'Empire ottoman au XIXe siècle. De même, nous connaissons assez bien, pour la
même période, l'histoire de l'édition. En revanche, nous ne savons presque rien de la
diffusion réelle du livre – qu'il soit encore manuscrit ou qu'il sorte déjà des imprimeries
nouvellement fondées – parmi les populations de l'Empire finissant. Hors des quelques
grandes bibliothèques privées ou des riches collections des fondations pieuses sur
lesquelles nous disposons de quelques informations (|. E. Erünsal, 1991), entre quelles
mains se trouvaient les ouvrages dont les titres, au nombre de plusieurs milliers,
s'alignent aujourd'hui à travers les pages de précieux inventaires? Que lisaient au juste
les sujets du sultan? Quelle était la place du livre dans la vie quotidienne?
Ces interrogations méritent d'autant plus d'être soulevées que, véhicule
privilégié de la transmission du savoir, le livre apparaît dans l'espace domestique
ottoman, à l'instar de ce qu'il est dans bien d'autres cultures, comme un objet
pluri-fonctionnel. Il ne permet pas seulement de goûter à l'érudition ou, plus
encore, de se pénétrer des valeurs religieuses et morales. Il lui arrive aussi,
fréquemment, de jouer un simple rôle de talisman protégeant le foyer contre le
mal. Dans certains cas, sa fonction première peut être de servir d'objet décoratif.
Enfin, à défaut d'être un indicateur parfaitement fiable du niveau de culture de
son propriétaire, il doit être compris, bien souvent, comme un emblème de
prestige et de pouvoir social, fait pour être exhibé plutôt que lu.
Tenter de cerner la place occupée par le livre dans les foyers ottomans
"ordinaires", voués à l'anonymat, c'est donc non seulement chercher à appréhender
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 113
des univers intellectuels dont nous ne savons en réalité pas grand-chose, mais également mettre le doigt sur des traits de culture, des goûts esthétiques, des hiérarchies sociales et économiques… De manière plus modeste, c'est aussi une façon
– détournée – de mesurer le degré d'alphabétisation de la société ottomane.
Avec cet ensemble de questionnements en arrière-plan, les pages qui suivent
proposent non pas une synthèse sur le problème de la lecture dans l'Empire
turc à l'âge des ultimes réformes et, incidemment, d'un bien tardif essor de l'imprimerie – un tel exercice serait prématuré –, mais une étude de cas, strictement
jalonnée, portant sur les possesseurs musulmans de livres à Salonique. Ont été
utilisés, pour l'essentiel, les inventaires après décès conservés dans les registres dressés par les cadis. Il s'agit d'une source "classique", abondamment sollicitée par
les ottomanistes et les arabisants, mais dont les limites ont été souvent soulignées.
C'est dire que le travail présenté ici mérite à plus d'un titre d'être considéré
comme une esquisse.
Cette précision apportée, il reste encore à justifier le choix de Salonique
comme ville-test. Il faut d'abord mettre en avant une raison d'ordre "technique".
De fait, les chercheurs disposent, avec les registres de cadi conservés aux Archives
historiques de Macédoine (Thessalonique), de séries d'une remarquable continuité. Mais, si le cas de Salonique mérite d'être examiné, c'est surtout parce
que nous sommes en présence d'une ville ottomane à la fois typique et singulière, porteuse de tous les paradoxes des Tanzimat. Typique par sa population,
bigarrée à souhait : musulmans, juifs, grecs, slavophones, valaques, tziganes,
européens de toutes souches y voisinent, sans qu'aucun de ces éléments puisse
prétendre former la majorité. Typique par ses activités économiques : artisanat
et commerce s'y taillent la part du lion, en attendant une industrialisation qui
tarde à venir. Typique aussi par son mélange de modernisme et de fidélité à la
vie d'antan : derrière la vitrine des innovations, il n'est pas difficile d'y mettre
le doigt sur les permanences. Typique enfin par son parcours démographique :
avec ses 35 000 habitants vers 1830, qui deviendront 100 000 au tournant du
siècle, elle navigue durablement dans la catégorie des agglomérations urbaines
moyennes. Singulière, dans le même temps, par la fréquence de ses contacts
avec l'Europe, par sa perméabilité à toutes les formes de subversion idéologique
et politique, par son ascension relativement rapide, à partir des années 1890, au
rang de métropole administrative et militaire de la Roumélie ottomane. Singulière surtout par le rôle éminent qu'elle joua, entre 1908 et 1912, en tant que
berceau de la révolution jeune-turque.
Source et échantillonnage
Les inventaires après décès musulmans ont fait l'objet de tant de travaux qu'il
n'est guère nécessaire de les présenter ici (C. Establet et J. P. Pascual, 1994 ;
M. Anastassiadou, 1997). Contentons-nous de remarquer qu'ils ressemblent
aux inventaires notariaux tels qu'ils sont connus en Europe et qu'ils sont sus-
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ceptibles, comme ces derniers, d'intéresser les historiens du livre, dans la mesure
où y sont répertoriés, au milieu d'autres objets, les ouvrages que possédait éventuellement le de cujus.
Chaque inventaire fournit des informations précieuses sur l'individu concerné :
nom et patronyme, lieu de résidence, situation matrimoniale, ayants droit
(enfants, conjoints, créanciers, le cas échéant ascendants encore en vie…), liste
des biens, créances et dettes, montant total – brut et net – de l'héritage, sans compter toute une série de données spécifiques. Cependant, les biens ayant appartenu
au défunt ne donnent souvent lieu qu'à une description très sommaire et lorsque
l'objet inventorié est un livre, son identification s'avère, faute d'indices suffisants,
difficile, voire impossible. Notons toutefois que les services du cadi n'étaient pas
les seuls à faire preuve d'une certaine négligence lorsqu'il s'agissait d'enregistrer
des livres. Les inventaires après décès sortis de la plume des notaires de France
présentent, à peu de chose près, les mêmes inconvénients : imprécision dans la
transcription des titres des ouvrages, estimation de certains lots en vrac, indifférence totale à l'endroit d'éléments tels que la date de parution ou le nombre
de pages – données pourtant utiles pour identifier avec certitude un livre –, évaluation arbitraire des biens recensés, etc. (A. Labarre, 1971, insiste sur les problèmes posés par ce type de source).
Mais à côté de ces inconvénients, quelle aubaine! Loin des grandes bibliothèques
vouées à la glorification de quelque homme d'État ou de quelque pieux donateur, voici donc, grâce aux inventaires après décès, les humbles collections personnelles des sujets anonymes du sultan. Voici les lectures ordinaires des gens du
peuple. Voici le livre dans son environnement quotidien, objet parmi d'autres
objets et signe parmi d'autres signes.
Dans les registres de cadi conservés aux Archives historiques de Macédoine,
les inventaires après décès sont au nombre de plusieurs milliers. Naturellement,
il n'était guère réaliste, dans le cadre de ce travail, de viser à l'exhaustivité. La voie
choisie a donc été, prudemment, d'opérer par sondages. Les dépouillements
ont porté sur quinze registres sélectionnés de façon aléatoire et couvrant, avec
parfois d'importants intervalles entre eux, une période de sept décennies.2 Le premier document date de mai 1828. Le dernier a été dressé en octobre 1905.
Entre ces deux pôles temporels, nous disposons de séries d'inventaires pour les
années 1828, 1837-38, 1847-48, 1858-59, 1860, 1878-79, 1887, 1890-91,
1898-1900, 1901, 1904-1905, 1911. Si ces sondages ont été effectués pour
2. Il s'agit de registres du tribunal religieux de Salonique portant les numéros 219 (2 zilkade
1243-17 rebi-ül-evvel 1244), 234 (22 zilhicce 1252-27 zilkade 1253), 249 (5 cemazi-ül-evvel
1263-27 rebi-ül-ahir 1264), 251 (5 cemazi-ül- evvel 1264-20 safer 1265), 267A (cemazi-ül-evvel
1274-28 rebi-ül-âhir 1274), 269 (19 ‚evval 1275-15 rebi-ül-evvel 1276), 281 (5 ‚evval 1283-9
muharrem 1286), 283 (17 cemazi-ül-evvel 1284-3 ramazan 1284), 305 (15 ‚aban 1295-22
‚evval 1296), 316 (13 cemazi-ül-levvel 1308-19 muharrem 1309), 322 (1318-1319 h.), 323
(1318-1319 h.), 324 (1322-1323 h.), 325 (1322-1323 h.), 326 (1329).
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l'essentiel selon un rythme décennal, il a fallu néanmoins, vers la fin du siècle,
rapprocher les prélèvements. C'est qu'à cette époque le tribunal musulman de
Salonique – très probablement sous l'effet de la progressive sécularisation de la
machine judiciaire ottomane et de la mise en place des premiers offices notariaux –
n'enregistre désormais qu'un nombre infime d'inventaires après décès. Pour
faire équilibre à la relative pléthore documentaire du début du siècle, il s'est
avéré nécessaire d'opter pour un maillage nettement plus dense : cinq registres
(defter) successifs couvrant les années 1899 à 1911.
Ces quinze registres rassemblent au total 835 inventaires. Ceux-ci concernent
des habitants de Salonique mais aussi des individus domiciliés à l'extérieur des
murailles, dans les villages environnants. Singulièrement, sur ces 835 inventaires, il n'y en a que 54 où figure, parmi les biens du défunt, au moins un livre.
Traduit en pourcentage, ce nombre fait apparaître que seuls 6,46 % des musulmans saloniciens ayant eu affaire après leur mort avec les services du cadi pouvaient prétendre à être rangés dans la catégorie des possesseurs de livres.
Il s'agit incontestablement d'un score extrêmement faible, surtout si on le compare aux résultats des recherches portant sur la diffusion du livre dans les sociétés de l'Europe occidentale.3 Les cadis de Salonique travaillaient-ils moins bien
que les officiers notariaux français, passant systématiquement outre, dans leurs
récolements, aux vieux grimoires sans valeur marchande ? C'est une hypothèse
que l'on pourrait avancer mais qui ne repose sur aucun indice concret. Faut-il
tout simplement penser que la lecture n'intéressait guère nos Saloniciens et que
le livre ne jouait, dans la société musulmane du XIXe siècle, qu'un rôle mineur
dans la transmission du savoir ? Là encore, il convient sans doute de se garder des
hypothèses hâtives. N'empêche qu'une autre donnée vient conforter une telle interprétation des choses. En effet, il est frappant de constater que nos inventaires saloniciens, pris globalement, ne recensent au total même pas une centaine de titres
différents. Dans les travaux consacrés aux bibliothèques privées de l'Europe
occidentale, les œuvres inventoriées se comptent, elles, par milliers.4
Du livre unique à la “bibliothèque”
Corans et En©âm
Sur les 54 inventaires après décès pris en compte dans cette étude, nous en recensons 24 (soit 42,6 %) qui ne font état que d'un seul et unique ouvrage. Neuf fois
sur dix, celui-ci est un Coran (Kelâm-¬ qadîm) ou un En©âm-¬ ‚erif. Sous le titre
d'En©âm les scribes chargés d'inventorier les successions désignaient un recueil de
3. À Amiens – au XVIe siècle ! –, il est fait état de livres dans près de 20 % des inventaires
dépouillés par A. Labarre, 1971, 61.
4. À Paris, H.-J. Martin, 1969, 472-554, recense quelque 15 000 titres différents au XVIIe siècle ;
à Amiens, A. Labarre, 1971, 146 et sq., en identifie plus de 2 000.
116 / Meropi Anastassiadou
versets du Coran contenant notamment la sourate des "troupeaux" (al-'an©âm).
Généralement porté dans une poche intérieure, contre la poitrine, ce petit livre
remplissait davantage une fonction d'amulette que celui de florilège coranique.
Impossible, à la lecture du tableau ci-dessous, de ne pas remarquer d'emblée
qu'il existe une corrélation presque parfaite entre la valeur attribuée au kelâm-¬
qadîm ou à l'en©âm et le montant de la succession. Il est également frappant de
constater que les Corans figurent, en règle générale, dans les héritages cossus, allant
de 6 000 à 230 000 piastres, alors que les en©âm ressortent, eux, des fortunes
modestes (situées entre 130 et 3 500 piastres).
Tableau 1
24 inventaires après décès ne contenant qu'un seul livre
Nom
du défunt
Valeur brute
de la succession
(en piastres)
Hüseyin, fils de Mustafa
542
Mehmed, fils d'Ibrahim
Nature
de l'ouvrage
Prix estimé
de l'ouvrage
(en piastres)
Date de l'acte
En©âm
3
18 juin 1828
29 juin 1828
11 010
En©âm
8
Ibrahim, fils d'Osman
7 517
MuÒÌaf
7
5 août 1828
Adem, fils de Hüseyin
138
En©âm (ve tesbih)
1
25 août 1828
Nimetullah, fils d'Ibrahim
707
En©âm
3
30 août 1828
Hasan, fils de Mehmed
450
En©âm
3,5
27 sept. 1828
Ibrahim, fils d'Ali
En©âm
13
27 sept. 1828
61 322
Kelâm-¬ qadîm
75
2 sept. 1837
Hafize, fille de Hamza
6 371
Kelâm-¬ qadîm
72
13 octobre 1837
Süleyman, fils de Mustafa
2 222
Kelâm-¬ qadîm
83
10 avril 1858
Hanus (?), fille d'Ibrahim
Murad, fils d'Isma©il
48,5
1 868
En©âm
7
10 avril 1858
Behram, fils de ¥a©ban
94 742
En©âm (étui)
150
5 juillet 1858
Abdullah, fils de Hasan
3 291
En©âm
23
31 juillet 1858
22 509
Kelâm-¬ qadîm
400
6 nov. 1858
8 258
Kelâm-¬ qadîm
200
21 nov. 1858
Hüseyin, fils de Mehmed
17 859
Kelâm-¬ qadîm
55
7 mars 1859
Mehmed, fils d'Abdullah
20 564
Kelâm-¬ qadîm
200
16 juin 1859
228 099
12 octobre 1859
Hasan, fils de Mehmed Ra‚id
Fatima, fille d'Ahmed
Mehmed ¥akir, fils d'Abdullah
Kelâm-¬ qadîm
770
Mehmed, fils d'Abdullah
2 669
En©âm
15
13 mars 1878
Ibrahim
1 699
Kelâm-¬ qadîm
28
26 juillet 1879
Mustafa
Ahmed Hilmi
Halil, fils de Hüseyin
1 877
38 648
2 505
En©âm
Mirât
Kitâb
2
70
35
2 octobre 1879
19 août 1901
21 avril 1905
Zehra, fille de Mustafa
94 221
Kelâm-¬ qadîm
100
15 octobre 1905
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 117
S'agissant des Corans, notre documentation révèle un très large éventail de
valeurs. Il en existe pour toutes les bourses. Les plus chers sont estimés à plus d'un
millier de piastres; à l'autre bout de l'échelle, on en trouve qui ne valent presque rien.
Avec les en©âm, en revanche, nous nous trouvons en présence d'estimations beaucoup moins différenciées et qui ne dépassent presque jamais la vingtaine de piastres.
Il est vrai que sur les 10 recueils de ce type figurant dans notre tableau, 6 apparaissent dans des documents datés de 1828. À cette époque, la plupart des Saloniciens
vivent encore très petitement. À leur mort, la liste de leurs biens dépasse rarement
les trois ou quatre lignes. Quelques décennies plus tard, la situation est tout autre.
À l'enrichissement général de la société, tel qu'on peut le lire à travers les inventaires
après décès, fait écho la multiplication des kelâm-¬ qadîm, ouvrages relativement coûteux et jusque-là fort rares (M. Anastassiadou, 1997, chap. 11 et 12).
Si la plupart des en©âm se trouvent dans les inventaires les plus anciens,
quelques-uns d'entre eux apparaissent néanmoins dans des documents relativement récents. C'est ainsi que notre corpus en signale quatre, répertoriés dans des
inventaires datant de 1858 et 1878. Curieusement, trois d'entre eux appartenaient à des militaires. Il s'agit d'individus ayant achevé leur carrière sans avoir
réussi à dépasser les échelons inférieurs de l'armée. Décédés sans successeurs, ils
avaient tous les trois laissé derrière eux des fortunes que l'on peut sans hésiter considérer comme maigres. Murad, fils d'Isma©il, était cavalier de gendarmerie (AS, reg.
267A, 18)5 ; Mehmed Ekmelledin efendi, fils d'Abdullah, avait un poste de secrétaire (kâtib) de bataillon (AS, reg. 305, 6) ; Murad a…a avait fini ses jours comme
gardien de cols de montagne (AS, reg. 305, 57). On peut penser que l'en©âm-¬ ‚erif
en leur possession avait surtout pour fonction de les prémunir contre les risques
de la vie militaire. Mais il s'agissait aussi, peut-être, d'une sorte d'emblème identitaire, une façon de signaler leur appartenance à un corps social qui, plus que
d'autres, devait pouvoir compter sur la protection de la religion. Simple hypothèse.
En fait, bon nombre d'autres militaires recensés par les cadis ne possédaient guère
d'en©âm, ce qui semble indiquer, pour le moins, que tous les membres de l'armée
ottomane n'éprouvaient pas le même besoin d'exhiber leur piété.
En règle générale, nos Saloniciens n'avaient chez eux, au mieux, qu'un seul Coran
ou en©âm. Mais certains en possédaient plusieurs. Ce phénomène se laisse surtout
repérer dans le dernier quart du XIXe siècle. Lorsqu'un inventaire contient deux
ou trois Corans, nous sommes en droit de penser qu'il s'agit peut-être d'objets dont
le défunt a hérité. Mais il est aussi possible que cette multiplication des livres sacrés
au sein d'un même foyer soit liée à l'apparition, à partir de 1871, de premiers Corans
imprimés et à la baisse sensible du prix de ces ouvrages. Ainsi, à côté d'un exemplaire précieux, et probablement manuscrit, il était possible désormais d'en avoir
un ou plusieurs autres de faible valeur. À cet égard, le cas du tanneur Hanaf¬z, fils
de Mehmed, apparaît assez caractéristique (AS, reg. 305, 110). Établi le
5. Archives historiques de Macédoine, tribunal musulman. Archives de Salonique [désormais AS].
118 / Meropi Anastassiadou
2 octobre 1879, son inventaire après décès recense trois Corans (kelâm-¬ qadîm).
L'un d'entre eux est estimé à 248 piastres ; la valeur des deux autres atteint 25 et
4 piastres respectivement. C'est dire qu'à cette époque, un Coran constitue déjà,
grâce aux progrès de l'imprimerie, un article si bon marché que son acquisition
ne représente aucun sacrifice financier pour son propriétaire.
Pourquoi, lorsque l'on ne possède aucun autre livre, est-on propriétaire d'un
kelâm-¬ qadîm ou d'un en©âm-¬ ‚erif ? De toute évidence, parce que ces ouvrages,
à la condition qu'un des membres du foyer sache lire l'arabe, accompagnent la
pratique religieuse. Mais aussi parce que le Coran, placé bien en vue, atteste de
l'appartenance de la maisonnée à l'islam, tout en la protégeant contre le malheur,
même lorsque personne n'est capable d'en psalmodier les versets. Enfin, parce
qu'il s'agit parfois d'un objet particulièrement précieux, chargé de signaler le prestige social dont bénéficie son possesseur. À ne pas oublier que le Coran, à l'instar de la Bible, peut avoir aussi pour fonction de sauvegarder la mémoire familiale, offrant ses feuillets de garde aux inscriptions de toute nature : naissance des
enfants, décès, moments marquants de la trajectoire familiale…
Livre unique, le kelâm-¬ qadîm est donc aussi, à bien des égards, un livre
exceptionnel. Ce caractère est souligné par l'emplacement qu'il occupe dans
l'inventaire après décès. De fait, il est extrêmement rare qu'il ne soit pas placé
par les scribes du cadi en tête de liste.
La lecture à dose homéopathique
S'il arrive à nos Saloniciens de posséder plus d'un livre, mais rarement beaucoup plus, seuls neuf inventaires après décès recensent plus d'une trentaine d'ouvrages, les autres (soit 21 cas) ne dépassant que très exceptionnellement la dizaine.
Tableau 2
21 inventaires après décès contenant entre 2 et 30 livres
Nom du défunt
Hasan, fils de Hüseyin
Abdullah, fils de Mehmed
Ahmed, fils de Hasan
Valeur brute
de la succession
(en piastres)
715
33 090
18 163
Mehmed Sa©id
67 826
Emin, fils de Mustafa
71 841
Ahmed, fils d'Ali
8 060
Nüzhat, fille de Yusuf Muhlis
308 306
Kâmile, fille d'Abdullah
8 371
Mustafa Nuri, fils d'Ömer
1 642 291
Mehmed Timur
10 015
Mustafa Mazhar, fils de Mehmed 713 511
Nombre
de livres
4
6
7
18
12
8
2
9
2
5
3
Valeur totale Date de l'acte
de la "bibliothèque"
(en piastres)
63
26 mai 1828
813
4 juin 1828
856
1er avril 1837
1 800
261
390
400
37
1 503
293
39
21 août 1837
1er octobre 1837
6 avril 1858
27 juillet 1858
31 juillet 1858
11 octobre 1858
6 juillet 1859
12 octobre 1859
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 119
Adas, fils d'Abubakr
89 186
Abdülkader, fils de Mehmed Tahir 67 807
Hadice, fille d'Ömer
8 491
Ömer, fils de Mustafa
4 711
Sadik, fils d'Abdullah
800
Ahmed Süleyman, fils de Kahraman 20 279
29
4
2
10
2
2
1 033
300
496
82
64
540
Kâmil, fils de Mustafa Haf¬z
15 073
5
565
3 sept. 1879
80 044
3 919
942 698
3
4
8
277
25
1 855
2 octobre 1879
1er juillet 1890
17 août 1899
Hanaf¬z, fils de Mehmed
Galib, fils d'Ali
Iskender, fils de Yusuf
1er
19 sept. 1860
octobre 1860
7 mars 1878
19 mai 1878
12 juin 1878
14 juin 1878
Au sein de ces petites collections, c'est encore le livre religieux qui prédomine.
Dans de nombreux actes, nous trouvons en effet soit plusieurs exemplaires du
Coran, soit un Coran accompagné d'un en©âm, soit quelque autre combinaison
du même genre. Le cas de Hanaf¬z qui possédait à la fin de sa vie trois Corans
a été déjà signalé. Nous pouvons encore citer l'exemple de Hadice, fille d'el-hacc
Ömer a…a et épouse d'Isma©il a…a, dont l'inventaire après décès mentionne deux
Corans imprimés (AS, reg. 305, 4). Trouvé mort dans un des caravansérails de
Salonique, Ahmed Süleyman efendi, fils de Kahraman, transportait quant à lui
dans ses bagages, entre autres objets personnels, un Coran estimé à 500 piastres
ainsi qu'un livre de prières (Delâ'il-i ‚erif ) valant 40 piastres (AS, reg. 305, 11).
Il convient de relever que cette littérature religieuse mise à part, les inventaires
de nos trois défunts ne signalent aucun autre ouvrage.
Toutefois, si le livre religieux occupe une place aussi importante dans les
registres du cadi, c'est peut-être aussi parce que ce dernier ne reconnaît pas les
autres ouvrages et que, par conséquent, il omet de nommer. De fait, les autres
volumes ayant appartenu au défunt sont souvent désignés au moyen du seul terme
générique de "livre" (kitâb). C'est ainsi par exemple que nous ne saurons jamais
quels étaient les quatre "livres" que Mehmed Timur a…a possédait à côté de son
kelâm-¬ qadîm (AS, reg. 269, 39). De même, pour ce qui est de Kâmile hatun,
fille d'Abdullah, décédée sans héritiers connus (AS, reg. 269, 7). Celle-ci comptait parmi ses biens neuf livres dont un Coran. Le scribe chargé de l'inventaire
note l'existence de huit petits livres (Òaghîr kitâb) qu'il évalue globalement à 37
piastres, mais ne donne malheureusement aucune autre indication à leur propos.
Les cas de Ömer, fils de Mustafa (AS, reg. 305, 19-20), ou celui de Hasan, fils
de Hüseyin (AS, reg. 219, 4), sont identiques.
Cette remarque faite, observons à nouveau, en tout état de cause, que le livre
semble avoir été, à l'époque qui nous occupe, dans la société musulmane de
Salonique, un objet d'une grande rareté. 54 possesseurs de livres sur un total de
835 défunts : la modicité du score mérite d'être soulignée. À la faiblesse du
nombre des de cujus dotés de livres s'ajoute, nous venons de le voir, l'extrême
modestie de la plupart des collections. Dans un tel contexte, force est d'admettre
120 / Meropi Anastassiadou
que posséder un ou plusieurs livres n'avait rien de banal et suffisait à faire des
individus concernés des figures un peu "à part".
Des figures que les inventaires après décès permettent de cerner, ne serait-ce que
de manière rudimentaire, comme en témoignent les quelques exemples qui suivent.
Daté du 7 mars 1878, l'inventaire de Hadice, fille d'el-hacc Ömer a…a et épouse
d'Isma©il a…a (AS, reg. 305, 4), mentionne deux Corans imprimés (baÒma) évalués
à 200 et 296 piastres respectivement. D'un montant brut de 8491 piastres, l'avoir
de Hadice se composait, pour l'essentiel, de son trousseau de mariage. La défunte
disposait d'un stock impressionnant de serviettes de cuisine, serviettes de bains,
nappes et napperons, draps, couvertures brodées, etc. Pour le reste, le juge enregistre des matelas de sofa avec de gros coussins, des kilims, de nombreux ustensiles
de cuisine, trois tapis de prière et quelques vêtements. À vrai dire, rien qui puisse
distinguer Hadice de tant d'autres femmes de sa génération. Aucun signe, en
outre, d'une quelconque familiarité avec l'univers de l'écrit. Pourquoi ces deux
Corans ? Sans doute pour témoigner d'une adhésion marquée à l'islam. À moins
que Hadice se soit contentée de les hériter de son père puisque celui-ci, comme
l'indique son titre d'el-hacc, s'était rendu au moins une fois dans sa vie en pèlerinage à La Mecque. C'était donc un homme particulièrement pieux, à moins qu'il
n'ait été sensible à la possession des signes extérieurs de religiosité.
Galib be…, fils d'Ali be…, occupait, avant sa mort, le poste de kaymakam de
Karaferya (Verroia) (AS, reg. 316, 157, n° 337). Un sous-préfet ottoman qui n'a
pas su s'enrichir : le montant brut de la succession ne dépasse pas les 4000 piastres.
Ses quatre héritières – trois épouses et une fille – ont dû se contenter d'environ 1500
piastres, une fois les dettes et autres frais de succession déduits. S'il faut en juger
d'après l'inventaire de ses biens, dressé le 1er juillet 1890, l'intérieur de l'ex-kaymakam était des plus sobres. Six matelas de sofa remplis de paille, quelques grands
coussins, deux tapis en mauvais état et trois vieilles malles en bois constituaient l'essentiel du mobilier. Le brasero également répertorié était probablement le principal moyen de chauffage de la maison. Toutefois, figurent aussi à l'inventaire un miroir,
une horloge et une table haute, signes probables d'une timide perméabilité aux modes
de vie importés d'Occident. Enfin, on est frappé par la relative diversité des objets
personnels ayant appartenu à Galib be…. À côté d'une garde-robe quelque peu hétéroclite, celui-ci laissait derrière lui des armes – deux revolvers et un fusil –, une paire
de jumelles, du tabac, un tapis de prière, une montre en or avec sa chaîne, ainsi
que quatre livres : trois tomes d'un ouvrage historique difficile à identifier (Târîkhi ©âli) et un unique volume du célèbre Me‚âhir-î islâm (Les hommes illustres de l'islam) de Hamid Vehbi efendi.6 Même si cette maigre collection est loin de constituer une vraie bibliothèque, notre homme semble avoir été un "lettré" : c'est du
6. Cl. Huart, 1885, 427, indique que cet ouvrage, paru sur les presses de l'imprimerie Mihran
et daté de 1300-1301 h./1882-84, devait former une « bibliothèque historique en cent fascicules » regroupés en huit ou neuf volumes ; Hamid Vehbi, Me‚âhir-î islâm, Istanbul, Mihran
Matbaas¬, 4 vol., s. d. (S. Özege, 1965, n° 10609).
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 121
moins ce que laissent penser l'écritoire et les deux paires de lunettes énumérés
dans la liste de ses possessions.
De son vivant, Mehmed Sa©id efendi était secrétaire du conseil provincial
(AS, reg. 234, 20-21). Avec son épouse Ümmühan et ses trois enfants majeurs,
il habitait le quartier de Pinti Hasan, secteur qui se signalait par une relative concentration de fortunes moyennes (M. Anastassiadou, 1997, 227, 256). Le montant
brut de l'héritage – 67 826 piastres – correspond à un train de vie confortable.
Toutefois, dressé le 21 août 1837, l'inventaire après décès ne comprend que des
objets personnels. Aucune place n'y est faite à des biens "domestiques", qu'il s'agisse
de meubles, d'ustensiles de cuisine ou d'instruments. Mais à défaut de pouvoir
replacer notre secrétaire dans son environnement quotidien, nous sommes en
mesure de nous faire une petite idée de ses intérêts. Mehmed Sa©id disposait,
comme nombre d'hommes de son temps, de divers articles pour fumeurs, d'un
service à café, de quelques tapis de prière, d'un chapelet, sans compter un
substantiel lot de vêtements. Sa petite collection de livres – 18 volumes dont un
Coran et un recueil de prières – ainsi qu'un jeu d'échecs donnent à penser que,
de son vivant, le défunt ne répugnait pas à consacrer une partie de ses heures de
loisirs à des activités intellectuelles.
Assurément, ni Hadice, ni Galib be…, ni même Mehmed Sa©id ne donnent
l'impression d'avoir été des bibliophiles enragés. Les livres semblent n'avoir occupé
dans leur univers qu'une place modeste. L'environnement matériel dans lequel
ils menaient leur existence est comparable, lorsque nous arrivons à le cerner, à celui
des autres musulmans de Salonique : mêmes casseroles, draps et couvertures,
mêmes sofas et coussins, mêmes pantalons, vestons, bottines, chaussures. Pourtant,
chacun d'eux apparaît bien comme un cas particulier. Outre quelques livres, l'un
possédait un écritoire, l'autre un jeu d'échecs. Hadice se distinguait par ses origines
familiales. C'est assez pour que ces anonymes dont nous ne savons presque rien
se signalent à notre attention comme des figures hors norme.
Neuf "bibliothèques"…
À côté des individus qui n'avaient la possibilité d'exhiber que deux ou trois
livres, il faut encore faire une place à ceux – très peu nombreux – qui possédaient
une véritable "bibliothèque", soit plus d'une trentaine d'ouvrages. Sur les 835
inventaires après décès dépouillés, seuls neuf (soit 1,1 % du total) font état de
collections situées au-delà de ce seuil. Il s'agit presque toujours de "bibliothèques" oscillant entre 30 et 50 volumes. Le nombre de 100 volumes n'est
dépassé que dans un seul cas.
122 / Meropi Anastassiadou
Tableau 3
9 inventaires après décès recensant plus de 30 volumes
Nom du défunt
Valeur brute
de la succession
(en piastres)
Hasan Akif, fils d'Ali
1 248
Hüseyin Hami, fils d'Abdullah
1 357
Emin, fils de Halil
13 547
Hüseyin Hüsni, fils d'Ömer
1 008 454
Mehmed Tahir, fils de Yusuf
77 375
Hadice, fille d'Abdullah
2 957
Kudret be…
Ali Sa©ib, fils d'Abdullah
Emin Ali
Nombre
de livres
32
42
131
35
33
50
Valeur totale Date de l'acte
de la "bibliothèque"
(en piastres)
175
18 juin 1828
594
30 nov. 1859
66
10 oct. 1879
413
6 mars 1887
1 300
29 juillet 1890
265
3 mars 1900
191 044
129
540
17 juin 1901
598
1 678
40
35
33
200
26 juillet 1901
28 mai 1905
Il est frappant de constater que la plupart de ces collections "exceptionnelles"
– très exactement sept d'entre elles – appartenaient à des individus décédés après
1880. Une remarque similaire doit être faite, au demeurant, en ce qui concerne
les collections de moindre envergure (deux à trente volumes) : sur les vingt
inventaires de cette dernière catégorie, il n'y en a que cinq datant d'avant 1858.
Nous pouvons en conclure, jusqu'à preuve du contraire, que c'est dans la
deuxième moitié du XIXe siècle, et plus encore sous le règne d'Abdülhamid II
(1876-1909), que le livre a commencé à faire une réelle, quoiqu'encore timide,
apparition dans les foyers musulmans de Salonique.
Toutefois, même dans ces années marquées, toutes proportions gardées, par
une certaine diffusion du livre, il est aisé d'observer que les "bibliothèques" ne
constituent, en valeur, qu'une part infime de la succession. Deux exemples pris
parmi d'autres : les 131 ouvrages ayant appartenu à Emin a…a, fils de Halil,
sont estimés par le cadi à 66 piastres, soit moins de 0,5 % du montant brut de
l'héritage (AS, reg. 305, 77) ; les 33 livres de Mehmed Tahir efendi, fils de Yusuf,
représentent, eux, 1,6 % du total (AS, reg. 316, 100, n° 217). Seule exception,
le cas de Hüseyin Hami efendi, fils d'Abdullah. Les 42 volumes retrouvés chez
lui ont été évalués à 594 piastres, somme correspondant à 43,77 % de la succession
(AS, reg. 269, 22).
Autre remarque : si nous avons pu observer plus haut une corrélation très nette
entre la valeur attribuée aux Corans et le montant global brut des successions,
il n'en va plus de même lorsque nous regardons du côté des "bibliothèques" comptant plus de 30 volumes. Dans la moitié des cas, nous avons affaire à des amateurs
de livres affichant une fortune modeste, inférieure à 2000 piastres. Apparemment,
dans l'Empire ottoman, comme en d'autres lieux, l'amour des lettres et des
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 123
sciences faisait en cette fin de siècle assez médiocre ménage avec l'argent. Les bibliophiles aisés existaient pourtant : cinq de nos de cujus étaient morts en laissant derrière eux des héritages pouvant aller – c'est le cas de Hüseyin Hüsni efendi (AS,
reg. 316, 153-155, n° 333) – jusqu'au million de piastres.
Que lisaient ces rares Saloniciens que nous taxons, de manière assurément
hâtive, de bibliophiles ? Jusqu'à présent, nous n'avons rencontré dans les inventaires que des livres religieux et une courte liste d'ouvrages relevant d'autres
catégories. Désormais, le paysage se diversifie. Chacun de nos amateurs de livres
s'offre à nous avec ses goûts et ses curiosités propres. La chose est si rare qu'il nous
semble impossible de faire ici l'économie d'une présentation individuelle de
chaque cas.
Un intellectuel local des années 1820
Hasan Akif efendi (AS, reg. 219, 33), fils d'Ali, époux de Zeytun han¬m et père
de deux filles majeures, Rukiye et Fat¬ma, laisse au moment de sa mort un héritage
qui ne fait pas de jaloux : la totalité des biens du défunt sont évalués – avant déduction des frais de la succession – à 1248 piastres. Son inventaire, établi le 18 juin 1828,
énumère quelques vêtements, plusieurs articles pour fumeurs, quatre fusils, sept matelas de sofa avec treize coussins, des couvertures et deux secrétaires dont un en mauvais état. À côté de ce mobilier, le juge signale la présence de 32 livres. Malheureusement, il ne prend pas le soin de noter les titres de tous les ouvrages. Seuls 10
d'entre eux sont identifiables, les 22 autres étant désignés simplement comme
kitâb, "livre". Pourquoi le cadi est-il si sélectif? Peut-être – nous l'avons déjà noté
plus haut – parce qu'il ne s'intéresse qu'à un certain type de littérature. Si nous retenons une telle hypothèse, force nous est d'en déduire que les inventaires après
décès nous informent davantage sur l'univers intellectuel du juge que sur celui du
défunt! Quoi qu'il en soit, même lacunaire, la liste des livres de Hasan Akif efendi
parvient à nous donner une certaine idée de ses préférences en matière de lecture.
Hélas, aucune surprise ! Notre homme ne s'intéressait qu'aux valeurs sûres. Il
conservait chez lui un exemplaire de l'incontournable divan du poète persan Îâf¬z,7
le tuÌfetül-akhyâ de Kâtib Çelebi,8 un recueil de poésies de ¥evket9 et un volume
de mesnevi, très probablement le célèbre poème mystique de Mevlânâ Celâleddin-
7. S. Özege, 1965, n° 3225 : divan-¬ Haf¬z, Tebriz, Dar-üt T¬baat-ül Mahsusa, 1259 h./1843,
418 p. ; id., n° 3226 : divan-¬ Haf¬z-¬ ‚irazî, Istanbul, 1257 h./1841-42, 259 p. ; id., n° 3227 :
divan-¬ Haf¬z-¬ ‚irazî, Istanbul, Ahter matbaas¬, 1302 h./1884-85, 280 p. ; id., n° 5298 : Haf¬z
divan¬, 1264 h./1847-48, 183 p.
8. Tuhfetü'l-Ahyar fi'l-Hikemi ve'l-Emsali ve'l E‚'ar, voir A. S. Levend, 1973, 394. Historien et
encyclopédiste, Kâtib Çelebi (1609-1657), connu également en Europe sous le nom de Hadji
Khalfa, domine de son immense stature la vie intellectuelle ottomane du XVIIe siècle. Il était
encore très lu deux siècles plus tard.
9. Ce divan n'a pu être identifié. A. S. Levend, 1973, 342, signale plusieurs poètes nommés ¥evket.
124 / Meropi Anastassiadou
i Rûmi.10 Son inventaire signale aussi un livre identifié sous le titre de Q¬ÒÒa-i
Leyla (L'histoire de Leyla), une des nombreuses versions de Leylâ ve Mecnun, roman
populaire maintes fois récrit. En matière de littérature religieuse, même classicisme. Hasan Akif efendi détenait un menâqib-i ÌaÂret-i mevlânâ, ouvrage relatant
la vie de Celâleddin Rûmi11 et le ™arîkat-ul muÌammedîye de Mehmed efendi Birgivî, un des premiers livres de morale religieuse à avoir connu une large diffusion
grâce à l'imprimerie.12 Enfin, nous retrouvons dans sa bibliothèque un des bestsellers de l'époque, imprimé en 1802 à 800 exemplaires, le dictionnaire arabe-turc
de Mehmed bin Mustafa el-Vanî, connu sous le nom de Vânkûli lufiat¬.13
Ancien esclave ou converti ?
Avant de s'installer avec son épouse dans le quartier de Kas¬miye à Salonique,
Hüseyin Hami efendi (AS, reg. 269, 22), fils d'Abdullah, habitait à Gümülcine
(aujourd'hui Komotini, en Thrace occidentale). Établie le 30 novembre 1859,
la liste de ses biens n'est pas vraiment un inventaire après décès. À travers cet acte,
le cadi déclare notre homme "disparu", à la demande sans doute de son unique
héritière, sa femme. En effet, en ce 30 novembre 1859, cela faisait quinze ans
que Hüseyin Hami n'avait pas donné de ses nouvelles. Mort ? Parti pour échapper à quelque désagrément ? Impossible à dire. Notons toutefois que dans le
nom de Hüseyin Hami, un des termes était celui de la filiation fictive en "Ibn
Abdullah" (littéralement "fils de l'esclave de Dieu"), fréquemment attribué à des
convertis de fraîche date, à des enfants nés de parents inconnus ou à des esclaves
affranchis (sur les fils et filles d'Abdullah, H. Sahillio…lu, 1985, 43-112 et sur
l'esclavage, E. Toledano, 1982). Faut-il imaginer un rapport entre les origines de
Hüseyin Hami et sa disparition ? Sans verser dans le romanesque, contentonsnous de remarquer que la plupart des "fils d'Abdullah" dont nous possédons l'inventaire après décès se signalent par des trajets familiaux et sociaux atypiques (célibat, absence d'enfants, modestie de l'environnement matériel, etc.)
10. Mevlânâ Celâleddin-i Rûmi (1207-1273), le fondateur de l'ordre mystique des mevlevi, a
composé ses mesnevi en persan. Toutefois, ce classique de la littérature orientale, qui reprend en
vers de nombreux thèmes de la littérature populaire, a été traduit maintes fois en turc.
Impossible, ici, de savoir s'il s'agit d'une de ces traductions, ou de l'original en langue persane,
encore très lu par les lettrés ottomans.
11. A. S. Levend, 1973, 436, signale cet ouvrage d'un auteur anonyme parmi les manuscrits de la
bibliothèque Nuruosmaniye à Istanbul. Ici, il s'agit probablement d'une version abrégée du
Menâqibu' l-ârifin d'Ahmed Ærifi Eflâki (1286?-1360?) comme il s'en publia plusieurs au XIXe siècle.
12. Mehmed Efendi Birgivi (1523-1573), célèbre savant musulman appartenant à l'ordre des
bayrami, a composé son ™arîkat-ul muÌammedîye en arabe. Ici, il s'agit peut-être de l'exégèse en
langue ottomane que mentionne A. Kabacal¬, 1987, 84. Voir aussi S. Özege, 1965, n° 15786 :
Tarikat-¬ Muhammediye ‚erhi, commenté par Recep efendi bin Ahmet. Istanbul, 2 vols., s.d.
13. Une première édition a été réalisée par Ibrahim Müteferrika en 1729. 1er vol. : 19+666 p. ;
2e vol. : 2+756+10 p. tirage : 1 000 exemplaires. Cf. à propos de cette édition A. Kabacal¬, 1987,
34. En ce qui concerne l'édition du début du XIXe siècle (K. Beydilli, 1995, 181 et passim).
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 125
Ancien esclave ou musulman "venu d'ailleurs", Hüseyin Hami était, en tout
état de cause, un homme éduqué, initié à l'arabe et au persan. Singulièrement,
l'inventaire qui le concerne ne recense pratiquement que des livres, au nombre
de 42. En premier lieu, nous y trouvons quelques recueils de "décisions juridiques" (fetva) : le riyâÂu'r-raÌme du célèbre ‚eikh-ül-islam Feyzullah efendi (m. en
1703) (M. T. Bursal¬, 1 133 h./1914-15, I, 394) ; le BehÏetü'l-fetâvâ d'Abdullah
efendi, un savant ayant accédé lui aussi à la dignité de ‚eikh-ül-islam (m. en 1743)
(M. T. Bursal¬, 1133 h./1914-15, I, 363) ; enfin, un gros corpus de fetva émis par
le ‚eikh-ül-islam Çatalcal¬ Ali efendi et rassemblés en 1829, sous le titre de Fetâvây
©Âli efendi, par Ibn-i Ahmed el-Kefevi Salih efendi (A. Kabacal¬, 1987, 64, ouvrage
de 12 + 875 p. imp. en 1829). À côté de ces recueils, Hüseyin Hami disposait aussi
de toute une gamme d'ouvrages proprement religieux. Nous relevons en particulier
dans sa collection un Coran, un livre de prières (du©ânâme), un commentaire sur
la sourate 78 ("l'annonce", Tefsîr-i sûre-i nebe') et un ouvrage traitant des mérites
et des vertus d'Abu-Eyyûb Ensari (Íilâ el-qulûb, œuvre d'Abd-ül-Haf¬z bin
Osman el-Qari, savant du Hedjaz).14 Mais notre homme était surtout solidement
équipé de livres de grammaire, de dictionnaires et de divers manuels scolaires.
Gagnait-il sa vie en donnant des cours de langue ? C'est en tout cas ce que donne
à penser sa bibliothèque où figurent, entre autres, deux ouvrages de grammaire
et de syntaxe arabes (∑arf ve naÌv Ïümlesi ; ∑arf Ïümlesi y©arab)15 ; un dictionnaire
arabe-turc destiné aux élèves, le ∑übÌe-i Òıibyân16 ; un monumental dictionnaire en
vers persan-turc dû au poète Sünbülzade Vehbi (m. en 1809) et présenté comme
un commentaire du ™uÌfe-i vehbi, autre classique, maintes fois réédité, de la lexicographie turco-persane.17 Il convient de noter enfin que Hüseyin Hami s'intéressait aussi à la littérature, à la rhétorique et à la morale. Parmi les titres que nous
14. S. Özege, 1965, n° 2367 : Cilâ-ül kulûb, Istanbul, Mihran matbaas¬, 1298 (1880/81), 61 p. ;
Cl. Huart, 1882, 189, signale également la publication de cet ouvrage.
15. Probablement l'ouvrage mentionné par K. Beydilli, 1995, 257-258 ; il s'agit d'un petit livre
de 72 p. publié en 1819 par l'imprimerie de Scutari. K Beydilli mentionne également des Òarf
Ïümlesi stockés à l'imprimerie du Génie (mühendishane).
16. Connu aussi sous le nom de Mahmudiye, 33 pages. Publié une première fois en 1801 par
l'imprimerie du Génie (mühendishane). L'imprimerie de Scutari (Üsküdar matbaas¬) en donna
deux nouvelles éditions, respectivement en 1818 et en 1830. À propos de cet ouvrage,
A. Kabacal¬, 1987, 54 et 61. S. Özege, 1965, mentionne les éditions suivantes : n° 9516 : Lügat¬ sübha-i sibyan, 1329 (1911), 39 p. ; n° 9517 : Lügat-¬ sübhat-üs sıbyan, Istanbul, 1307 h./188990, 39 p. ; douze éditions sous le titre Sübha-i sıbyan [années H. 1216 h./1801-02,
1224 h./1809-10, 1246 h./1830-31, 1249 h./1833-34, 1249 h./1833-34, 1251 h./1835-36,
1257 h./1841-42, 1259 h./1843, 1264 h./1847-48, 1268 h./1851-52, 1269 h./1852-53].
17. Tuhfe-i ‚erh-i hayatî, œuvre de Seyyid Ahmed Hayatî. La première édition est de 1798 et a
été réalisée par l'imprimerie du mühendishane (2+503 pages). La même imprimerie a réédité
l'ouvrage plusieurs fois (1804, 1809, 1817, 1823, 1826, 1829). K Beydilli, 1995, 130-131 et
254 ; A. Kabacal¬, 1987, 53. S. Özege, 1965, n° 16796 : Tuhfe ‚erhi. ¥erheden : Ahmet. Istanbul,
1286 (1869/70), 511 p.
126 / Meropi Anastassiadou
avons réussi à identifier figure en particulier l'Akhlâq-i ©alâ'i de K¬nal¬zade Ali Çelebi
efendi (1510-1579), livre de morale individuelle, familiale et politique qui semble
avoir bénéficié d'une certaine vogue après avoir fait l'objet, en 1833, d'une édition sur les presses de Bulaq, en Égypte.18
Cas parfaitement insolite, Hüseyin Hami ne nous est connu qu'à travers ses
42 livres. En dehors de ceux-ci, son inventaire ne mentionne que quelques vêtements, un pistolet et trois casseroles.
Un marchand de livres
Le cas d'Emin a…a (AS, reg. 305, 77), fils de Halil, est très différent des deux
précédents. Pour subvenir aux besoins de sa nombreuse famille, Emin a…a travaillait comme dellâl (crieur public, mais aussi courtier). Bien que son âge ne soit
pas mentionné, il y a lieu de penser qu'il n'est pas parti prématurément, ses
cinq enfants – deux fils et trois filles – étant tous majeurs au moment du décès.
En date du 10 octobre 1879, son inventaire après décès évalue la succession à
16 789 piastres. Mais sur ce total, 14 000 piastres correspondent à la valeur
d'une maison dont le défunt était propriétaire. Après déduction des frais de succession et des dettes, la somme qui reste est dérisoire : 850 piastres à partager entre
la veuve et les descendants. Mais au passif de l'héritage figure, entre autres, une
dette de plus de 11 000 piastres envers Süleyman, fils aîné du défunt. Dans la
pratique, cela signifie que Süleyman hérite de la maison parentale.
Cependant, si l'inventaire après décès d'Emin a…a retient l'attention, ce n'est
pas tant en raison de cette cuisine familiale, somme toute assez banale, que parce
qu'il nous apprend que le dellâl possédait 131 livres au moment de sa mort. Il
s'agit de la "bibliothèque" la plus fournie de tout le corpus. Quelle déception,
pourtant, lorsque nous regardons les choses de près ! Pour une partie, nous avons
affaire à des kitâb, sans autre précision. À côté de ceux-ci sont enregistrés quatre
Corans imprimés, onze tamburiye (peut-être un manuel pour l'apprentissage
du tanbur), quarante exemplaires d'un célèbre traité de logique intitulé Fenâri
meÏmû©as¬,19 62 en©âm-¬ ‚erif. De toute évidence, Emin a…a ne cherchait pas
dans les livres l'érudition mais un gagne-pain. Ses 62 en©âm et 40 fenâri étaient
destinés à la vente, comme les 46 imperméables, les 71 vestes et la cinquantaine
de pantalons figurant également dans l'inventaire.
18. Dédiée au beylerbeyi de Syrie, Ali pacha, cette œuvre a été écrite en 1564, lorsque l'auteur
était cadi de Damas, et imprimée pour la première fois en 1833. Cf. Türk Dili ve Edebiyat
Ansiklopedisi, 1977, I, 55.
19. Œuvre de ¥emseddin Mehmed bin Hamzat-ul-Fenari (m. en 1430-31), fondateur de la
fenariyye, une des branches de l'ordre mystique des rufai. Cl. Huart, 1880, 425, signale l'impression de cet ouvrage dans les années 1870. Fenari avait déjà fait l'objet d'une édition imprimée en 1824. Cf. à ce propos K. Beydilli, 1995, 330. S. Özege, 1965, répertorie pour sa part les
éditions suivantes : n° 4303 : Istanbul, Matbaa-i amire, 1253h./1837-38)-, 110 p. ; n° 4304 :
Istanbul, Matbaa-i amire, 1263 h./1846-47, 104 p.
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 127
Une "bibliothèque" féminine ?
Hadice hatun (AS, reg. 322, 376, n° 848), fille d'Abdullah, était l'épouse
d'un ex-trésorier public (mal müdürü) d'Avrethisar, Mehmed ¥ukri efendi, fils
d'Ali. Pour une raison que notre source n'indique pas, celui-ci était, au moment
du décès de sa femme, emprisonné à Edirne. Dressé le 3 mars 1900, l'inventaire
après décès de Hadice fait état d'un mobilier assez varié : matelas de sofa et
canapés, tables hautes et basses, chaises, miroirs, consoles recouvertes de marbre,
armoires et malles, gros coussins, pendules, lampes et chandeliers, secrétaires, tapis.
Sont encore recensés une vingtaine de panneaux décoratifs (levha), de la literie
à foison, tout un attirail d'ustensiles de cuisine. En revanche, la garde-robe de
Hadice laissait à désirer : deux ou trois robes (anteri), des chemises, du linge de
corps, deux paires de chaussures. Curieusement, l'inventaire énumère aussi des
objets typiquement masculins : pantalons, vestes et vestons, plusieurs fez, cannes,
chapelets, articles pour fumeurs. Il s'agit très probablement des biens ayant
appartenu à l'époux de la défunte.
Si tel est vraiment le cas, nous sommes en présence d'un inventaire assez
exceptionnel, recensant la totalité des biens du foyer, alors que d'ordinaire les seuls
biens pris en compte sont ceux considérés comme ayant appartenu en propre à
la personne décédée.
Impossible, dans ces conditions, de savoir à qui appartenaient en réalité les
50 livres, les deux secrétaires et l'écritoire dont le cadi attribue la propriété à Hadice.
Les titres des ouvrages auraient pu éventuellement servir d'indice. Hélas, le
scribe, d'humeur laconique, n'a rien noté ! Les seules lectures qu'il a estimé
nécessaire d'identifier sont les collections – incomplètes – de l'iqdâm, un des principaux journaux de l'époque, et du ma©lûmât, beau périodique illustré. Mais à
défaut de savoir ce que lisaient l'ex-trésorier public d'Avrethisar et son épouse,
nous sommes en droit de penser, en tout cas, qu'ils n'éprouvaient aucun intérêt pour la littérature religieuse. Si quelque Coran ou quelque recueil de prières
avait existé dans leur maison, il est probable que le juge chargé d'établir l'inventaire
n'aurait pas manqué de le signaler.
Un membre du conseil provincial de Salonique
Avec l'inventaire de Hüseyin Hüsni efendi, fils d'Ömer a…a, époux de Nezihe
han¬m et père de deux fils mineurs, membre du conseil provincial (meclis-i
idare-i vilayet azas¬), décédé à Salonique le 25 janvier 1887, nous changeons
d'échelle et de couche sociale. D'un montant brut supérieur à un million de
piastres, son héritage est le plus élevé de tous ceux que nous avons passés en revue.
Hüseyin Hüsni efendi était un homme très riche.
De cette opulence témoignent la quantité et la variété des meubles inventoriés : dix-neuf matelas de sofa, six canapés, dix-sept lampes, trois armoires vitrées,
une vingtaine de panneaux décoratifs et de photographies encadrées, sept tables
basses et cinq hautes (dont deux en marbre), quarante et un rideaux, neuf grands
128 / Meropi Anastassiadou
miroirs, un grand lit, deux horloges, des tapis, onze fauteuils et quarante-deux
chaises ! Notons encore que Hüseyin Hüsni efendi a dû être parmi les premiers,
dans Salonique, à se chauffer à l'européenne, au moyen d'un poêle, sans pour
autant renier les braseros.
Ce Salonicien aisé était probablement un homme de cabinet. Il possédait un bureau
(yazıhane) équipé de divers accessoires. Nous sommes en droit d'imaginer qu'il
passait une partie de son temps devant celui-ci, plongé dans ses papiers. De fait, figurent à son inventaire après décès quelque douze dossiers pleins de documents en mauvais état (evrâq-¬ per¬‚ân). Écrits personnels? Paperasse administrative?
Paradoxalement, la collection de livres de Hüseyin Hüsni efendi était, elle, assez
maigre. 35 volumes au total, parmi lesquels les ouvrages historiques se taillaient
la part du lion. C'est ainsi que l'inventaire énumère notamment, parmi d'autres
titres, cinq tomes d'une histoire ottomane rédigée par Hayrullah efendi, auteur
du milieu du XIXe siècle (1817-1866)20 ; cinq autres tomes de la célèbre chronique
de Mustafa Na©im Na©ima (m. en 1716)21 ; les deux premiers tomes des "prolégomènes" d'Ibn Khaldun dont nous connaissons plusieurs traductions en langue
turque.22 Le cadi recense encore le Haber-i ÒaÌiÌ de Mehmed Mazhar Fevzi, une
histoire de l'Empire ottoman publiée entre 1873 et 1876 et couvrant, en plusieurs
volumes, la période allant de Osman Gazi à Selim II.23 Enfin, à côté d'une probable "Histoire de la langue" (Târîkh lughat[i]) que nous n'avons pas réussi à identifier, la liste comprend un ouvrage intitulé Hadîqa-i vüzerâ (Le jardin des
ministres), œuvre d'Osman Zade Tayib contenant les biographies de 108 grands
vizirs, depuis Allaudin pacha jusqu'au dernier grand vizir de Mustafa II, Rami pacha.
Écrit à la demande d'un autre grand vizir, Damad Ibrahim pacha, cet utile répertoire biographique avait été imprimé en 1855 avec diverses annexes.24
20. Hayrullâh efendî târîkhî. L'édition complète comportait 16 petits volumes parus entre
1273 h./1856-57 et 1292 h./1875. Cf. A. S. Levend, 1973, 387.
21. Na'îma târîkhî. La première édition imprimée de cette chronique qui couvre la période
allant de 1591 à 1659 a été réalisée par Müteferrika en 1147 h./1734. Elle comprend deux
grands in-folio d'environ 700 pages chacun. Une autre édition, en six volumes, est parue en
1280h./1863-64 : cf. A. S. Levend, 1973, 384. S. Özege, 1965, mentionne encore, sous le
n° 12021, une édition de 1259 h./1843.
22. M. Bianchi, 1863, 225, annonce la parution du 3e volume des Mukaddima d'Ibn Khaldun.
Il s'agit probablement de la traduction en ottoman réalisée par Cevdet pacha. Une autre traduction, due au cheikh-ül-islâm Pirizâde Muhammed Sahib Efendi (m. en 1794), était parue en
1858. Des traductions ultérieures sont citées dans Türk Dili ve Edebiyat¬ Ansiklopedisi, vol. IV,
s.d., 318-319.
23. A. S. Levend, 1973, 387 ; S. Özege, 1965, donne à propos de cet ouvrage, sous le n° 5228,
les informations suivantes : 1er vol, Istanbul, imprimerie n° 13 dans le marché Hadjopoulo à
Beyo…lu, 1290 h./1873-74)- ; 2e vol., Istanbul, 1290 h./1873-74 ; 3e vol., Istanbul, La Turquie
ve ¥ark matb., 1291 h./1874-75 ; 4e vol., Istanbul, La Turquie ve ¥ark matb., 1291 h./187475 ; 5e vol., Istanbul, Hac¬ Izzet efendi matb., 1293 h./1876.
24. A. S. Levend, 1973, 366. S. Özege, 1965, n° 5286 : Hadikat-ül vüzera, Istanbul, Ceride-i
Havadis matb., 1271 h./1854-55, 133+86+50+23+4 p.
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 129
Amateur d'histoire, Hüseyin Hüsni efendi ne semble pas avoir eu un goût très
poussé pour la littérature. Son inventaire ne signale que trois ouvrages à caractère littéraire : un roman d'Ahmed Midhat efendi paru en 1875 et intitulé
Hüseyîn fellâÌ târîkhî 25 ; un divan du poète Salonicien Me‚huri Ahmed efendi
(1783-1857) publié en 187526 ; et un commentaire des Mesnevi de Mevlânâ
Celâleddin Rûmi (Mesnevi sherÌi).27
Parmi les autres ouvrages dénombrés, notons encore la présence d'un livre de
contes (MaÒâl kitâb¬), d'un dictionnaire ottoman (lufiat-i ©osmânî) et d'un Ìalebi,
sorte de compendium de droit musulman.28 Il est frappant de constater qu'il n'y
avait dans cette bibliothèque pratiquement aucun livre de piété. Le seul ouvrage
de ce genre figurant dans l'inventaire est un evrâd, petit recueil de versets coraniques destinés à la récitation quotidienne.
Au total, une collection relativement "moderne", si l'on prend en considération la seule date de parution des ouvrages. Peu de temps avant sa mort, Hüseyin
Hüsni efendi achetait encore des livres fraîchement parus. Mais en réalité, rien
de bien neuf. Comme la plupart des autres bibliophiles saloniciens, notre notable
ne s'était intéressé qu'aux valeurs sûres – chroniques, dictionnaires, recueils de
poèmes, droit musulman –, tournant résolument le dos aux œuvres de l'intelligentsia éclairée de son époque. Sa vie quotidienne avait eu beau se dérouler
dans un environnement domestique très européanisé, il était demeuré intellectuellement fidèle à la tradition ottomane. À cet égard, il ne se démarquait guère
de la plupart de ses contemporains.
25. S. Özege, 1965, n° 6522 : Hüseyin Fellah, Istanbul, K¬rkanbar matbaas¬, 1292 h./1875,
367 p. Sur Ahmed Midhat efendi (1844-1912), écrivain extrêmement prolifique, cf. par
exemple C. Kudret, Ahmet Mithat, Ankara, TDK, 1962.
26. Me„‚huri divân¬. Une brève notice sur l'auteur figure dans Türk Dili ve Edebiyat¬
Ansiklopedisi, vol.6, 1986, p. 294.
27. Les Mesnevi de Mevlâna Celâleddin Rûmi ont inspiré de nombreux commentateurs. A. S.
Levend, 1973, 433, mentionne un ouvrage portant ce titre dû au Ismail Hakk¬ Celvetî (m. en
1760). Parmi les exégèses les plus appréciées figure aussi le Mesnevi ‚erÌi de Sar¬ Abdullah efendi (1584-1660), grand savant et serviteur de l'État ottoman. Son œuvre est répertoriée par
S. Özege, 1965, n° 10599 : Mesnevi ‚erhi, 1er vol., Istanbul, Tavsir-i Evkâr matb., 1287 h./187071 ; vols 2 à 5, Istanbul, Matbaa-i Amire, 1288 h./1871-72. Voir aussi M. Belin, 1871, 143
(n° 10) ; du même, 1873, 542-543.
28. S. Özege, 1965, n° 5367 : Halebi-i kebir tercümesi, 128 p., s.d. Sous les n° 5368 à 5375 sont
regroupées plusieurs éditions de la Matbaa-i amire : 1253 h./1837-38, 299 p. ; 1258 h./1842,
299 p. ; 1268 h./1851-52, 299 p. ; 1269 h./1852-53, 299 p. ; 1273 h./1856-57, 309 p. ;
1279 h./1862-63, 299 p. ; 1301 h./1883-84, 269 p. ; 1309 h./1891-92, 270 p. Voir aussi Cl.
Huart, 1887, 355, n° 21, qui signale les « éléments du droit canon d'Ibrahim Halebi, auteur du
Mülteka, avec notes marginales. Imprimé par les soins de Hadji Ali Yekta efendi, agrégé de l'université de Sainte-Sophie. Chez Hafiz-Mehmet efendi, au bazar des graveurs, n° 13, 1303 ». À
propos d'Ibrahim bin Mehmed bin Ibrahim el-Halebi, voir "Al-Halabi", EI2, III, 92-93.
130 / Meropi Anastassiadou
Un notable du "faubourg des Campagnes"
Habitant du quartier de Hacc¬ Isma©il, en pleine vieille ville, Kudret be… (AS,
reg. 323, 239-240, n° 1516) s'était installé, peu avant sa mort survenue en
juin 1901, dans le "faubourg des Campagnes" (connu aussi sous le nom Hamidiye). Bien que son âge ne soit pas mentionné, il devait être relativement jeune.
Marié, il n'avait pas d'enfants ; au moment fatal, sa mère, Ay‚e han¬m, était
encore en vie. En l'absence de descendants directs, ce sont les deux fils mineurs
de son frère qui apparaissent comme ses héritiers. Évaluée à la coquette somme
de 200 000 piastres, sa succession est l'une des plus élevées du corpus.
Un environnement domestique presque entièrement importé d'Occident.
Certes, comme dans toutes les autres demeures que les inventaires après décès
nous ont permis de visiter, il y avait chez Kudret be… quelques objets d'ameublement fleurant l'Orient : tapis de feutre, coussins, matelas de sofa… Mais à côté
de ceux-ci, quelle profusion de biens témoignant d'une parfaite adhésion au
style de vie européen ! Tapis "à la franque" (frenk keçesi), canapés revêtus de tissus imprimés, consoles, miroirs, tables, lampes, tableaux… Le défunt possédait
même un secrétaire en bois de noyer et une bibliothèque vitrée (caml¬ kütüphane),
probablement destinée à contenir sa collection de livres, riche de 129 volumes.
Enfin un Ottoman véritablement perméable à la nouveauté ? C'est possible.
Mais pour ce qui est des choses de l'esprit, il est difficile de se prononcer avec
certitude, car le juge chargé de dresser l'inventaire des biens de Kudret be…
donne une fois de plus l'impression de n'avoir accordé aux lectures du défunt
qu'un regard distrait. Sur les 129 ouvrages décomptés, il n'en identifie que 42,
les 87 autres étant rangés en vrac sous l'étiquette "livres divers" pour un montant global de 248 piastres.
À n'en juger que d'après les 42 ouvrages dont nous connaissons les titres, Kudret
be…, contrairement à ce que l'on aurait pu croire, semble avoir eu, s'agissant de ses
lectures, des goûts plus variés qu'en matière de mobilier. Outre deux Corans imprimés, il possédait notamment un exemplaire – également imprimé – du MuÌammediye,
œuvre de Yaz¬c¬o…lu Mehmed (XVe siècle) consacrée à la vie du Prophète,29 ainsi qu'un
ouvrage du cheikh ¥emseddin Ahmed Sivasî (m. en 1597) portant sur les quatre
premiers califes et intitulé Menâqib-i çihâr yâr-i güzin.30 Dans un registre différent,
son inventaire signale aussi trois volumes du Me‚âhir-i islâmiye du journaliste Hamdi
29. Sur ce classique de la littérature religieuse turque, cf. Türk Dili ve Edebiyat¬ Ansiklopedisi,
vol. 6, 1986, 420-421. S. Özege, 1965, n° 11220 signale un muÌammediye publié à Kazan par
l'imprimerie Ludvik ¥ots, 1845, 300 p.
30. On doit à ¥emseddin Ahmed Sivasî des nombreux contes édifiants. Son Menak¬b-i çihar yâri güzin, r¬davanullahu teâlâ aleyhim ecmain est répertorié par S. Özege, 1971-1979, 1102. La
première édition, parue en 1258 h./1842, compte 10+550 p. S. Özege signale sept autres éditions : 1264 h./1847-48, 1278 h./1861-62, 1290 h./1873-74, deux éd. en 1309 h./1891-92,
1312 h./1894-95, 1325 h./1907-08.
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 131
Vehbi (m. en 1902), un recueil de vies d'hommes illustres mêlant aux biographies
des sultans ottomans celles d'un certain nombre de savants et de grandes figures de
l'islam (A. S. Levend, 1973, 452; S. Özege, 1965, n° 10609 signale une éd. en 4
vol., Istanbul, Mihran Matb., s. d.).
Autre domaine assez bien représenté dans la bibliothèque de Kudret be… :
l'histoire. D'abord un "classique", déjà rencontré ailleurs, la chronique de Na©ima.
Mais il est surtout frappant de retrouver dans la liste dressée par le cadi un des
fleurons les plus remarquables de l'historiographie ottomane de l'âge des Réformes,
le Târîkh-i Ïevdet, œuvre monumentale en douze volumes31 sortie de la plume de
Cevdet pacha, un homme d'État qui avait su cumuler des qualités d'administrateur, de juriste et d'historien. À côté de cet ouvrage qu'il faut considérer, en se replaçant dans le contexte de l'époque, comme un des symboles de la modernité ottomane, l'inventaire mentionne aussi un volume du Destûr, corpus des lois de l'État
ottoman dont la publication avait commencé vers la fin du règne d'Abdülaziz (18611876).32 Là encore, nous sommes en pleine modernité. Pour ne pas sortir de ce
climat, signalons encore la présence, parmi les livres de Kudret be…, d'un Mânta
Qrîsto. Il s'agit très probablement du Comte de Monte-Cristo, le sulfureux roman
d'Alexandre Dumas, soit en langue originale, soit en traduction turque.33
Face à ces quelques ouvrages fortement marqués de l'empreinte de l'époque,
il convient cependant de noter que l'inventaire répertorie aussi le divan d'Osman Vas¬f Enderunî (m. en 1824), un spécimen typique de la poésie traditionnelle malgré les efforts déployés par son auteur pour se rapprocher du langage
parlé.34 Associé aux quelques livres religieux déjà énumérés, ce divan fait assurément contrepoids au Mânta Qrîsto et aux autres "nouveautés" de la bibliothèque.
Devons-nous en déduire que Kudret be… était un de ces hommes de synthèse dont
nous pouvons penser qu'ils étaient légions dans l'Empire ottoman finissant ?
Peut-être. Mais nous ne disposons, pour étayer une telle hypothèse, que de bien
31. A. S. Levend, 1973, 158, 336, 386. M. Belin, 1871, 136, note la parution du 4e vol. ; Id.,
1873, 532, vols. 7 et 8 ; Id., 1877, p. 138, vol. 9 ; Cl. Huart, 1885, 423, vols. 10, 11 et 12 ; Id.,
1887, 385, préfaces des douze volumes réimprimées à part ainsi qu'une deuxième édition rangée, en quatre tomes, dans un nouvel ordre, revue et corrigée par l'auteur.
32. M. Belin, 1873, 542, signale ce "Corpus des lois ottomanes" et précise qu'il s'agit d'une
« nouvelle édition, en cours d'impression, commencée sous le ministère de S. E. Ahmed Vefyq
efendi et sous sa direction ». Tirage de 12 000 exemplaires.
33. L'inventaire après décès de Kudret be… est établi le 17 juin 1901. À cette date, cela faisait
déjà longtemps qu'existait une traduction en turc de ce roman : cf. M. Belin, 1873, 549 : MonteChristo, par Alexandre Dumas, traduction exécutée par la rédaction du Diogène. Prix de chaque
fascicule : 2 piastres. Voir aussi Cl. Huart, 1882, 186, Monte-Cristo, traduction turque du roman
de A. Dumas, 1298 (1880/81). Sur ces traductions, cf. Cevdet Kudret, 1965, I, 11-14.
34. S. Özege, 1971-1979, 287, en recense plusieurs impressions : Divan-i gül‚en efkâr-i vâs¬f-i
enderunî, imprimerie de Bulak (Égypte), 1257 h./1841, 11+35+71+55+16+130 p. ; Istanbul,
Takvimhane-i Amire, 1257 h./1841, 371 p. ; Istanbul, Takvimhane-i Amire, 1285 h./1868-69,
168+144 p.
132 / Meropi Anastassiadou
maigres indices. Quelques titres dans une bibliothèque pour l'essentiel anonyme, quelques objets domestiques dont le message n'est pas toujours facile à
décoder. Que penser, par exemple, du "tapis très usé" enregistré dans l'inventaire
de Kudret be… ? Un objet si fréquemment utilisé par son propriétaire qu'il en avait
perdu toute valeur marchande ? Ou bien une simple vieillerie transmise de génération en génération ?
Un amateur de livres surendetté
Avec Mehmed Tahir efendi, fils de Yusuf (AS, reg. 316, 100, n° 217), nous
nous trouvons en présence d'un cas rare de succession dont le passif l'emporte
sur l'actif. En effet, les dettes du défunt dépassent les 85 000 piastres, alors que
la valeur totale des biens enregistrés par le cadi – en date du 29 juillet 1890 –
ne se monte qu'à quelque 77 000 piastres. Trois maisons évaluées à près de
73 000 piastres constituent l'essentiel de l'héritage. Hélas, les héritiers de Mehmed Tahir efendi, son épouse et ses deux enfants mineurs, se sont vus contraints
de renoncer à ce patrimoine immobilier ; mais au moins n'ont-ils pas eu à se préoccuper de rembourser les nombreux créanciers venus réclamer leur dû.35
Mis à part les trois maisons et quelques vêtements, l'inventaire des biens de Mehmed Tahir efendi ne contient que des livres : 33 volumes pour une valeur totale
de 1 300 piastres. Nous retrouvons dans cette petite bibliothèque le goût de nos
Saloniciens pour l'histoire. Plus du tiers de la collection ressort de ce secteur. Des
titres déjà rencontrés : six tomes de la chronique de Hayrullah efendi, trois tomes
du Haber-i ÒaÌiÌ de Mehmed Mazhar Fevzi. Mais aussi quelques ouvrages qui n'apparaissent pas dans d'autres listes, notamment trois tomes d'un dictionnaire historique et géographique (Lughat-¬ târîkhîye [ve] Ïoghrafiye) paru dans les années
188036 et un tome d'une "histoire des Prophètes" (Târîkh-i enbiyâ).37
Par ailleurs, comme la plupart des autres individus dont nous possédons l'inventaire, Mehmed Tahir avait également chez lui des ouvrages religieux : quatre
exemplaires du Coran (dont trois imprimés) ; un commentaire des Mesnevi de
Mevlânâ Celâleddin Rûmi ; un MuÌammediye ; une œuvre de Sar¬ Abdullah
35. En effet, selon la loi musulmane, contrairement à ce qui se passe dans le système juridique
romain, l'obligation est strictement personnelle. L'héritier du défunt n'étant pas le débiteur personnel du créancier, ce dernier n'a aucune prise sur lui. Il ne peut avoir d'action que sur les biens
laissés par son débiteur : Louis Milliot, Introduction à l'étude du droit musulman, Paris, Sirey,
1953, 447-448.
36. Cl. Huart, 1885, 437 : Lufiat-i tarihiye ve cografiye (dictionnaire d'histoire et de géographie),
7 vols., chez Es©ad efendi.
37. S. Özege, 1965, recense plusieurs publications portant ce titre. n° 15627 : Ra‚id [probablement Ra‚id A‚kî bey, m. en 1916], Tarikh-i enbiya, Istanbul, 1323 h./1905-6, 102 p. ;
n° 15628 : Tarikh-i enbiya, par M. Nuri ¥eyda, Istanbul, ¥irket-i Mürettibiye matbaas¬,
1315 h./1897-98, 77 p. Ici, il doit s'agir d'un autre ouvrage, l'inventaire de Mehmed Tahir efendi ayant été dressé en 1308 h./1890.
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 133
efendi (1584-1660) intitulée Semeretü-l- fu©âd 38 et proposant une sorte d'Histoire
sainte, depuis la création du monde jusqu'à l'épanouissement de l'islam; une hagiographie anonyme consacrée au fondateur de l'ordre mystique des Kâdirî, Abdülkader Geylani39 ; un ouvrage non identifié du poète soufi Ahmed Bican (m.
vers 1455) (l'inventaire se contente de répertorier un AÌmed BinÏân) ; un
opuscule dû à l'illustre cheikh de l'ordre des celvetî, Isma©il Hakki Bursevi (16531725), et intitulé Risâle-i Ìüseyiniye (S. Özege, 1965, n° 13562, 40 p., s. d.) ; enfin,
du même cheikh, dont nous connaissons plusieurs ouvrages imprimés au cours
du XIXe siècle, une œuvre considérée par le cadi comme suffisamment importante
pour n'être désignée que par le nom de son auteur.40 De toute évidence, Mehmed Tahir efendi avait eu, de son vivant, un faible pour la littérature mystique.
En cette fin du XIXe siècle, Salonique comptait plusieurs couvents de derviches.
Gageons que la fréquentation de ces lieux de communication avec le divin avait
constitué une des passions de sa vie.
À côté des ouvrages d'histoire et des traités soufis, nous trouvons encore dans
l'inventaire quelques "divers" qui ne manquent pas d'intérêt. D'abord un volume
du Îalebi, ce classique du droit musulman qui conservait une indéniable popularité, bien que le système juridique ottoman eût considérablement évolué, dans
les dernières décennies du XIXe siècle, sous l'effet des innovations de l'âge des
Réformes. Ensuite, un manuel scolaire fort apprécié des contemporains et
maintes fois réédité, le Ta©lîm-i qirâ©at d'Arakel efendi et de Mu©allim Naci.41
Enfin, un conte "des sept fées" (Îikâye-i haft peyker), thème souvent repris par
les poètes classiques et dont plusieurs versions circulaient.42
38. M. Belin, 1873, 526, donne les indications suivants à propos de cet ouvrage : Semeratü-lfu©âd (Les fruits du cœur). Ouvrage de philosophie et d'histoire religieuse en cinq chapitres, écrit
en 1034 h./1624-25 de l'Hégire par Sar¬ Abdullah, reis ül-kuttâb et l'un des savants les plus distingués du Roum ; édition publiée d'après un manuscrit corrigé par l'auteur ; 311 p. ; Imprimerie
impériale.
39. Menâqib-i ©Abdülqâder. A. S. Levend, 1973, 437, signale un Menâkib-i Abdü'l-Kadir-i
Geylanî d'un auteur non identifié, conservé à la bibliothèque de la Süleymaniye (Istanbul).
40. L'inventaire se contente d'indiquer Ismâ©il Îaqqî. Cependant, il peut aussi s'agir du divan
d'Isma©il Hakk¬-i Kütahi, imprimé en 1286 h./1869-70, 48 p. Cf. S. Özege, 1971-1979, 290.
41. S. Özege, 1965, en signale de nombreuses éditions. n° 15467 : Istanbul, Matbaa-i Ebüzziya,
1301 h./1883-84, 80 p. ; n° 15468 : Istanbul, Tozliyan ‚irket-i mürettibiye matb.,
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n° 15470 : Istanbul, mekteb-i sanayi matb., 1309 h./1891-92, 132 p. ; n° 15471 : Istanbul,
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112 p. ; n° 15474 : Istanbul, Araks matb., 1323 h./1905-1906, 96 p. ; n° 15475 : Istanbul, Araks
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143 p.
42. A. S. Levend, 1973, signale, en divers endroits de son ouvrage, au moins six versions différentes de ce conte. Cf. S. Özege, 1971-1979, Tercüme-i hikaye-i haft peyker.
134 / Meropi Anastassiadou
Deux militaires
En fin de parcours, deux militaires, Ali Sa©ib efendi, fils d'Abdullah (AS, reg.
323, 262, n° 5), et Emin Ali efendi (AS, reg. 324, 332, n° 1856). Le premier possédait 40 volumes, le deuxième 35. Mais pour l'un comme pour l'autre nous ne
disposons que d'estimations globales, sans le moindre indice quant au contenu
des collections. Il est probable qu'aux yeux du cadi celles-ci ne devaient pas
avoir grand intérêt.
Impossible donc, ici, de cerner des "bibliothèques". À défaut, nous pouvons
tenter de faire connaissance avec deux représentants, petitement gradés, de l'armée ottomane et dont nous pouvons penser qu'ils sont assez représentatifs de ces
soldats sensibles aux idées subversives qui, quelques années plus tard, allaient se
lancer dans l'aventure de la révolution jeune-turque.
Originaire de Harput, Ali Sa©ib efendi, fils d'Abdullah, secrétaire adjoint de
bataillon, meurt seul, sans héritiers, à l'hôpital de Salonique. Établi le 26 juillet 1901,
l'inventaire après décès est celui d'un homme ayant passé les dernières années de sa
vie dans la pauvreté. L'actif y atteint difficilement un total de 600 piastres. Sur
cette somme, les 40 kitâb pris en compte ne représentent, d'après l'estimation du
cadi, que 33 piastres. Apparemment, rien de bien précieux : ni belles reliures, ni paroles
édifiantes. Seuls échappent à l'anonymat un Coran et un En©âm-¬ ‚erif évalués à 10
piastres, soit environ le tiers de la valeur de l'ensemble. Mis à part ses livres, auxquels il devait tenir en dépit de leur peu de valeur, Ali Sa©ib ne possédait presque
rien : une couverture, un matelas, un coussin, du linge de corps, un miroir, un sabre,
de vieux vêtements, une montre, des chaussures et un peu d'argent liquide.
Décédé en 1905, Emin Ali efendi, commandant de bataillon, semble avoir
connu une existence un peu plus confortable. La liste de ses biens énumère des
vêtements de meilleure qualité que ceux d'Ali Sa©ib (notamment des costumes
à l'européenne), plusieurs sabres, une torche électrique, une paire de jumelles,
un peigne, des ciseaux et quelques objets domestiques, en particulier un matelas de coton, accompagné d'un coussin et d'une malle. Les 35 livres qu'il possédait sont évalués en vrac à 200 piastres. Selon toute apparence, pas le moindre
opuscule religieux digne d'être signalé. En revanche, le juge a estimé nécessaire
de mentionner l'existence d'un lot de photographies et de quelques cartes et plans.
Décidément, Emin Ali efendi donne bien l'impression, à travers ses maigres
possessions, d'avoir été un militaire fasciné par le progrès technique et disposé
à faire fi de la tradition. À cet égard, il y a lieu de remarquer qu'il se signale, parmi
nos défunts, comme l'un des rares à avoir eu chez lui des photographies, et cela
malgré la suspicion que l'islam continuait à faire peser sur ce type d'images.
Manuscrits ou imprimés ?
Une question se pose au sujet des ouvrages recensés dans les inventaires après
décès, c'est celle de savoir si ceux-ci étaient des manuscrits ou des imprimés. Il arrive
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 135
assez fréquemment qu'à côté du titre d'un livre le juge chargé de dresser l'acte trouve
nécessaire de préciser qu'il s'agit d'un imprimé (baÒma). C'est ainsi, par exemple,
que Hadice hatun, fille d'el-hacc Ömer a…a, possédait, nous l'avons vu, deux
Corans imprimés; il en allait de même pour les trois Corans qui se trouvaient chez
Mehmed Tahir efendi ; citons encore le cas de Kudret be… dont la collection comprenait pareillement plusieurs imprimés, en particulier deux Corans, un muÌammediye, un recueil de documents (meÏmû©a) et une œuvre intitulée Qara davûd.
Puisque le cadi s'est donné la peine, dans un certain nombre de cas, de fournir
une telle information, ne devons-nous pas supposer, a contrario, que tous les
ouvrages non pourvus de la mention baÒma étaient, eux, des manuscrits ? Un tel
raisonnement semblerait logique, à la condition toutefois de considérer ceux qui
avaient pour tâche d'établir les inventaires comme des individus particulièrement rigoureux. Or, nous avons eu maintes fois l'occasion de constater, au
contraire, que les rédacteurs de ces documents étaient plutôt négligents.
En réalité, même lorsque l'inventaire ne précise pas que nous avons affaire à
un imprimé, nous sommes en droit d'estimer qu'il s'agit là d'une chose allant
de soi. D'abord parce qu'une bonne partie des ouvrages répertoriés n'avaient
aucune raison de se retrouver, dans leur version manuscrite, entre les mains
d'obscurs notables de province, aussi fortunés fussent-ils. Ensuite parce que la
plupart de nos possesseurs de livres, surtout ceux qui se trouvaient à la tête
d'une petite collection, ont vécu à une époque où l'imprimé avait déjà gagné la
partie et où seuls certains livres religieux, notamment le Coran, continuaient à
circuler sous forme manuscrite.
À cet égard, rappelons que l'histoire de l'imprimerie en langue ottomane et en
caractères arabes a commencé (A. Kabacal¬, 1987 ; K. Beydilli, 1995 ; S. Kuneralp, 1992), en Turquie, au début du XVIIIe siècle, sous le règne de Ahmed III. Jouissant du soutien du Palais, Ibrahim Müteferrika, un Hongrois converti à l'islam,
imprime en 1728, à Istanbul, une grammaire turque à l'intention des commerçants européens. Confronté au conservatisme et à l'indifférence des lettrés, attachés à la production manuscrite, Müteferrika a du mal à faire progresser son
entreprise et ne parvient à imprimer, en l'espace de seize ans d'activité, que dixsept ouvrages. Près d'un siècle plus tard, c'est l'imprimerie du Génie (Mühendishâne-i berr-i hümâyûn), installée en 1796 à Hasköy, puis transférée à Üsküdar
en 1802, qui devient l'imprimerie impériale (Dârü't-t¬baa), qui prend le relais. Très
active dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'imprimerie de l'État (Matbaa-i amire)
fait quant à elle paraître ses premiers livres en 1831 (J. Strauss, 1992, 8).
Observée d'Europe, cette production ottomane de livres imprimés n'apparaît
pas très convaincante. En 1889, Huart pense encore que les presses de l'Orient
ne sont en mesure de fournir que « d'informes grimoires, dont la lecture est cent
fois plus pénible et plus hasardeuse que celle d'un manuscrit » (Cl. Huart, 1889,
428). Mais il faut sans doute voir dans ce jugement sévère le point de vue d'un
orientaliste pris de nostalgie pour les manuscrits d'antan. En réalité, à l'époque
où l'éminent collaborateur du Journal Asiatique se lamentait de la sorte, l'Em-
136 / Meropi Anastassiadou
pire ottoman pouvait se targuer de posséder, non seulement dans la capitale
mais aussi dans bon nombre de villes de province, des presses et une activité d'édition en pleine expansion.
Cela dit, ce n'est pas seulement parce que l'imprimerie ottomane avait derrière elle plusieurs décennies d'existence et qu'elle avait atteint, dans la deuxième
moitié du XIXe siècle, un niveau digne d'attention que nous sommes en droit d'estimer que les collections de nos Saloniciens étaient formées, pour l'essentiel,
d'imprimés. Ce qui nous pousse surtout à croire que les manuscrits étaient fort
rares dans les inventaires pris en compte dans cette étude, c'est que pratiquement
toutes les œuvres identifiées – 84 titres au total – avaient fait l'objet d'au moins
une édition typographiée plusieurs années avant le décès du de cujus concerné.
Dans certains cas, nous avons même affaire à des best-sellers de l'édition ottomane. Au demeurant, pour bon nombre d'œuvres mentionnées dans notre corpus, la question de leur mode de diffusion ne se pose même pas, car elles n'ont
jamais circulé que sous forme imprimée. Un exemple parmi d'autres : l'histoire
ottomane de Cevdet pacha, monumental ouvrage en douze volumes dont la
publication s'est étalée entre 1860 et 1890.
Reste à savoir, dans ces conditions, pourquoi le cadi considère parfois utile de préciser, à propos de certains livres, que ce sont des basma, et omet de le faire pour d'autres,
alors qu'il s'agit également d'imprimés. L'explication de ce phénomène est simple.
À regarder les choses de près, il est en effet aisé de constater que la mention "imprimé"
n'accompagne d'ordinaire que les ouvrages religieux. Dans ce domaine particulier,
la règle, c'était la copie manuscrite, surtout lorsque l'ouvrage en question était un
Coran. Ces travaux de copistes ont réussi à soutenir la concurrence de l'imprimerie jusqu'à une période très tardive, tant était grande la suspicion à l'endroit des textes
reproduits à l'aide de presses. Même si les premiers imprimés à thème religieux
datent du début du XIXe siècle (A. Kabacal¬, 1987, 79-80), ce n'est qu'en 1871, il
faut le souligner, qu'un imprimeur s'est enfin hasardé à reproduire le Coran. Encore
ne s'est-il agi, dans les premiers temps, que d'éditions lithographiques ou par photogravure de manuscrits dus à des calligraphes connus.43 Dans un climat tellement
peu favorable à la diffusion de la parole divine au moyen de l'imprimerie, dire d'un
livre religieux qu'il était basma, c'était assurément une façon de souligner son peu
de valeur, tant comme marchandise que d'un point de vue spirituel.
Possession de livres et rang social
Il est tentant, enfin, de s'appuyer sur les données fournies par les inventaires
après décès pour voir s'il existe un lien entre le fait de posséder des livres et la
place que l'on occupe dans la société. Certes, les 54 cas de possesseurs de livres
43. Cl. Huart, 1885, 230, note que la spécialité la plus remarquable de l'Imprimerie Osmaniye
était la reproduction, par la photogravure, du texte du Coran ; sur l'impression du Coran, cf.
encore les notices du même auteur publiées en 1882 (p. 174) et 1885 (p. 246).
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 137
qui constituent notre corpus représentent une population beaucoup trop maigre
pour faire l'objet d'un véritable traitement statistique. Toutefois, une observation attentive des éléments dont nous disposons peut malgré tout déboucher sur
quelques remarques générales et ouvrir des pistes de réflexion.
Premier constat : les possesseurs de livres sont, dans leur écrasante majorité,
des hommes. Alors que les inventaires féminins sont presque aussi nombreux dans
les registres du tribunal musulman que ceux concernant des défunts du sexe
masculin, les femmes, lorsqu'il s'agit de notre groupe d'individus dotés de livres,
ne représentent plus que 14,8 % des effectifs. Il s'agit, dans tous les cas, de personnes disposant d'un niveau de fortune considérable.
Autre trait marquant : la plupart des possesseurs de livres sont pourvus d'un
titre. Hatun, han¬m, pour les femmes, a…a, efendi, be… et pa‚a pour les hommes.
Les "bibliothèques" les plus fournies se trouvent entre les mains des efendi, la
couche des "lettrés", ce qui, à vrai dire, n'a rien de surprenant. Plus étonnants
sont les mauvais scores réalisés par des individus appartenant aux échelons les plus
élevés de la société. La plupart de nos be… et pa‚a ne possèdent qu'un nombre très
limité de livres (moins de 10 ouvrages).
Notre corpus nous permet également d'explorer les professions exercées par
les possesseurs de livres. Là encore, les résultats atteints manquent d'originalité.
Dans leurs grandes masses, les individus disposant chez eux d'une "bibliothèque"
appartenaient soit à l'armée soit à l'administration civile (scribes, secrétaires,
etc.). En ce qui concerne les militaires, mis à part quelques individus exceptionnels, le modèle standard semble être celui du possesseur d'un livre unique,
généralement quelque ouvrage de piété ou le Coran. Curieusement, nous ne retrouvons pas à travers les inventaires ces cohortes d'officiers passionnés de lecture dont
fait état la littérature relative aux mouvements d'idées dans l'Empire ottoman à
la fin du XIXe siècle. Le commandant Emin Ali efendi et le secrétaire adjoint de
bataillon Ali Sa©ib efendi, crédités respectivement de 35 et 40 livres, représentent des cas trop rares pour être pleinement probants.
Quelle corrélation, enfin, entre possession de livres et niveau de fortune ?
Toutes les données dont nous disposons soulignent l'existence d'une correspondance parfaite entre la valeur des "bibliothèques" et le montant brut de l'héritage. En revanche, nous avons eu l'occasion de le souligner, les "riches" ne
lisent pas plus que les "pauvres". C'est plutôt l'inverse qui est vrai. Les collections les plus fournies – constituées d'ouvrages à peine vendables – se retrouvent
entre les mains des efendi. Ceux-ci ressortent, en général, de la catégorie des
bourses moyennes, voire médiocres. En revanche, les individus les plus fortunés
aimaient, eux, à s'entourer de livres chers, voire de manuscrits précieux, mais n'hésitaient pas, dans le même temps, à préférer la valeur marchande à la quantité.
C'est du moins ce que laissent entendre les documents que nous avons étudiés.
À confirmer, ou infirmer, au gré de dépouillements ultérieurs.
*
* *
138 / Meropi Anastassiadou
En somme, ce que nous disent les inventaires après décès c'est que le livre constituait, dans la Salonique musulmane du XIXe siècle, un objet d'une grande rareté
et que même les individus appartenant à la classe des lettrés ne possédaient chez
eux, au mieux, que quelques chroniques, deux ou trois recueils de poésies et un
maigre lot d'ouvrages religieux, lorsqu'ils ne se contentaient pas d'un unique Coran
ou d'un choix de sourates.
Notre source reflète-t-elle la réalité ou en donne-t-elle, au contraire, une
image très déformée ? Difficile à dire. Pour pouvoir répondre à une telle question de manière convaincante, il conviendrait de multiplier les sondages dans les
archives, de confronter les résultats obtenus à partir des inventaires aux données
proposées par d'autres sources et, en tout état de cause, de comparer la situation
salonicienne à celle des autres populations urbaines de l'Empire ottoman.
Si nous sommes tellement enclins à douter des conclusions vers lesquelles nous
entraîne l'analyse des actes d'héritage c'est que celles-ci cadrent mal, il faut bien
le reconnaître, avec ce que nous connaissons de la modernité ottomane. Nous
savons par exemple qu'entre 1828 et 1839, 436 ouvrages ont été imprimés dans
l'Empire ottoman et que, vers la fin du siècle, les 90 imprimeries d'Istanbul, auxquelles il convient d'ajouter celles de province – sur lesquelles nous ne savons pas
grand-chose –, avaient à leur actif plusieurs milliers de titres (plus de 4 000 titres
ont été décomptés pour les seules quinze premières années du règne d'Abdülhamid II) (J. Strauss, 1992, 6). Comment expliquer, dans ces conditions, que
nous n'ayons repéré que 84 œuvres différentes parmi les possessions de l'ensemble
de nos défunts ? Il existe de même une abondante littérature sur le développement de l'enseignement dans l'Empire à partir du règne de Mahmud II. Plus spécifiquement, nous savons qu'en 1900 Salonique comptait plusieurs dizaines
d'écoles, certaines d'esprit traditionnel, mais beaucoup d'autres, en particulier
celles mises en place à l'initiative de l'État, largement ouvertes aux principes
pédagogiques importés d'Europe. Où sont donc passés les individus formés
dans ces établissements? Pourquoi les inventaires après décès ne signalent-ils, dans
une ville qui possédait une importante infrastructure scolaire, qu'un nombre infime
de possesseurs de livres ? La deuxième moitié du XIXe siècle a vu, à Istanbul mais
aussi dans plusieurs métropoles régionales, l'essor d'une presse périodique variée
et, dans certains cas, fort attrayante. Comment se fait-il que nous n'en trouvons
pratiquement aucune trace dans les actes dressés par le cadi ?
Les documents que nous avons étudiés nous poussent à des hypothèses iconoclastes : inefficacité de l'appareil éducatif ottoman, notamment de celui dépendant de l'État ; conservatisme des "lettrés" et même, à de rares exceptions près,
des éléments de pointe de la modernité ottomane – la bureaucratie civile et l'armée ; étroitesse extrême du public visé par la production de livres imprimés. À
vrai dire, les données fournies par les inventaires ne sont pas les seules dont
nous disposons pour échafauder de telles conjectures. Nous savons, par exemple,
que le tirage des ouvrages imprimés au début du XIXe siècle ne dépassait pas, en
règle générale, les 800 exemplaires et se situait plutôt aux alentours des 200 à 300
Livres et “bibliothèques” dans les inventaires après décès de Salonique au XIXe siècle / 139
(sur les tirages, voir A. Kabacal¬, 1987 ; K. Beydilli, 1995). Vers la fin du siècle,
un tirage de 2000 exemplaires constituait encore quelque chose de tout à fait exceptionnel (J. Strauss, 1992, 5). Dans un autre ordre d'idées, il ressort des travaux
consacrés au système éducatif ottoman à l'époque des sultans réformateurs que
celui-ci continuait de faire la part belle aux savoirs traditionnels (langues orientales, cours de religion, calligraphie, exégèse coranique, morale, littérature) et favorisait les démarches intellectuelles scolastiques (B. Kodaman, 1980). Nous savons
enfin qu'une partie importante de la population, surtout les enfants de sexe
féminin, échappait à la scolarisation et qu'en voie de conséquence le nombre d'individus ne sachant ni écrire ni, en ce qui nous concerne, lire était fort élevé.44
Cela dit, il se peut aussi que ce soit notre source qu'il faille mettre en cause.
Rappelons à cet égard que le droit musulman ne prévoit l'établissement d'un inventaire après décès que dans le cas de successions problématiques : absence d'héritier
connu, présence d'un ou plusieurs ayants droit mineurs, conflits entre héritiers,
créances à rembourser, biens devant revenir à l'État… Il en découle que notre
corpus n'est constitué que de cas particuliers, les situations ordinaires ne donnant lieu, elles, à aucune espèce d'inventaire. Et si les possesseurs de livres étaient
proportionnellement plus rares parmi ces cas particuliers que dans l'ensemble de
la population ? L'hypothèse n'est pas absurde. Nous avons pu constater, par
exemple, qu'une proportion importante de nos défunts étaient des "fils
d'Abdullah", individus qui se signalent généralement à notre attention par une
trajectoire de vie atypique. Il convient aussi de souligner, dans un ordre d'idées
voisin, qu'à partir des années 1870, avec la progressive sécularisation de la
machine judiciaire ottomane et la mise en place des tribunaux nizamiye, la
"clientèle" du juge religieux diminue considérablement. Les familles qui continuent d'avoir recours à cette époque aux services du cadi plutôt qu'à ceux des
cabinets notariaux le font sans doute par conservatisme et se distinguent de la
sorte du reste de leurs contemporains. En d'autres termes, si nous n'avons pas,
dans notre population de défunts, beaucoup d'amateurs de lectures nouvelles,
c'est peut-être parce que ceux-ci se trouvent ailleurs.
Au total, un inextricable lacis d'incertitudes et d'interrogations. Le dossier mérite
assurément de rester ouvert.
44. K. Karpat, Ottoman Population, 1830-1914, Madison : Un. of Wisconsin Press, 1985,
p. 221, fournit, pour l'année 1894/95, des statistiques relatives à l'alphabétisation où l'on
remarque des pourcentages assez élevés d'individus sachant lire et écrire (de 50 à 90 % selon les
provinces). Mais Karpat admet lui-même qu'il s'agit de chiffres fantaisistes. Réalisé en 1927
– avant le changement d'alphabet –, le premier recensement de la République turque nous
apprend qu'à cette date seuls 17,4 % de la population masculine et 4,6 % de la population féminine savaient lire et écrire (C. O. Tütengil, « 1927 y¬l¬nda Türkiye », in Atatürk'ün Büyük
Söylevi'nin 50. Y¬l¬ Semineri, Ankara : TTK, 1980, 56).
140 / Meropi Anastassiadou
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