- Sur le journalisme

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- Sur le journalisme
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Le paysage médiatique régional à l’ère électronique
Sous la direction de B. Damian, R. Ringoot, D. Ruellan, D. Thierry
L’Harmattan, 2002.
Introduction
Ce livre est le résultat d’un travail audacieux à double titre. Il a pris le risque d’étudier sur
le terrain un phénomène presque inexistant en 1998 : la rencontre entre la presse de
proximité et les potentiels de développement de l’information offerts par l’Internet. Il a
été mené dans une démarche peu courante de “ recherche coopérative ” par près d’une
vingtaine de chercheurs1. L’étude s’est déroulée entre 1999 et 2001. Elle a bénéficié de
financements de l’Union Européenne, de la Région Bretagne et de l’Université de
Rennes 1.
Ce programme s'inscrit dans une suite de travaux menés par l'Observatoire des NTIC et
des Métiers de l'IUT de Lannion (ONTICM)2 ayant pour thème la transformation des
métiers en lien avec l'introduction des NTIC dans les entreprises. Une précédente étude3
menée dans la presse quotidienne régionale avait montré que l'informatisation des
réseaux de circulation de l'information dans les rédactions permettait une profonde
réorganisation des entreprises de presse. On observait en effet que l'information
numérisée constituait alors un continuum lors de la fabrication du journal qui s'étendait
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. Béatrice Damian-Gaillard, Florence Le Cam, Maura Lee, Roselyne Ringoot, Yvon Rochard, Denis
Ruellan, Daniel Thierry, Bénédicte Toullec, Annie Toussaint (Univ. Rennes 1 - IUT de Lannion),
Dominique Augey (Univ. Aix-Marseille 3), Valérie Cavelier-Croissant (Univ. Grenoble 3), François Demers
(Univ. Laval, Québec), Valérie Jeanne-Perrier (Univ. Paris 4 - CELSA), Eric Klinenberg (Northwestern
University, Chicago), Zelia Leal-Adghirni (Univ. Brasilia), Nicolas Pélissier (Univ. Nice – IUT de SophiaAntipolis), Franck Rebillard (Univ. Lyon 2), Annelise Touboul (Univ. Lyon 2), Jean-Michel Utard (Univ.
Strasbourg 3).
2
. L’ONTICM est une composante du CRAP (Centre de recherches administratives et politiques), UMR
6051 CNRS - IEP - Université de Rennes-1.
3
. Ruellan (D), Thierry (D), Journal local et réseaux informatiques, travail coopératif, décentralisation et
identité des journalistes, Paris, L'Harmattan, coll. "logiques sociales", septembre, 1998.
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en aval des salles de rédaction vers les ateliers de fabrication et, au-delà, vers
l'imprimerie. Symétriquement, la collecte de l'information était numérisée de plus en plus
en amont où des fournisseurs non-journalistes (correspondants de presses et
informateurs institutionnels) fournissaient des données multimédias.
La conclusion de cette étude postulait que lorsque le puissant contrôle syndical sur les
activités de fabrication faiblirait, les logiques organisationnelles des entreprises de
presse favoriseraient l'exploitation de ce continuum numérique en réduisant les coûts de
collecte et de distribution de l’information. Pour s’affranchir des contraintes de
production industrielle liées au traitement sur support papier, il semblait imaginable que
la numérisation des documents collectés et diffusés par les entreprises d’information soit
rapidement expérimentée. Ces nouveaux outils professionnels modifieraient alors
profondément la culture de l'entreprise de presse où la pratique d'un journalisme
multimodal s'imposerait en entraînant la disparition de plusieurs métiers. Cependant
plusieurs incertitudes demeuraient.
Incertitude d'ordre social en premier lieu car, dans cet environnement, la négociation est
longue et obligatoire avant que les transformations techniques soient acceptables. Il est
donc peu probable qu'une évolution technologique parvienne seule à transformer cet
état de fait.
Incertitude d'ordre économique, car la presse fonctionne essentiellement sur un modèle
qui tient autant à la fabrication d'un produit industriel (le journal de papier), qu'à la
rémunération de l'activité de services composites qu'elle fournit à la société. Le passage
à d'autres formes de rétribution risque d'obliger la PQR à s'éloigner de son véritable
savoir-faire et à affronter des concurrents mieux armés.
Incertitude d'ordre logistique car c'est toute la structure de l'entreprise qui est construite
autour du territoire physique où l'information peut être collectée et où le journal peut être
distribué. La numérisation de l'information oblige à repenser cette logique séculaire.
Incertitude d'ordre technologique car le réseau numérique irriguant l'environnement de
l'entreprise de presse n'existe pas. Pour que les transformations puissent s'opérer,
l'espace de diffusion doit être significatif, or, aujourd'hui encore, le parc de terminaux
numériques reste dérisoire.
Incertitudes culturelles, dans la mesure où le réseau permet l’interconnexion des
sources et des destinataires. Où se situe alors la spécificité du travail du journaliste
entre les communicants institutionnels, les annonceurs, les experts de l’information ?
Pourtant, les conclusions de cette étude laissaient penser que les entreprises de presse
ne laisseraient pas passer les occasions de s'aguerrir face à ces incertitudes. C'est donc
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par touches successives que la nouvelle économie des entreprises de l'information
locale dessinerait son avenir en prenant garde de ne pas fragiliser l’activité
fondamentale : la presse papier. On pouvait surtout imaginer assister à de prudentes
hybridations opérées marginalement lors d'expérimentations des métiers futurs.
Partant de ces conclusions, la présente étude a été mise en œuvre pour observer
comment les entreprises de presse de proximité testeraient des scenarii de
développement en utilisant dès aujourd'hui les potentiels de l'Internet. Les hypothèses
de recherche formulées à l'origine de ce travail, en 1998, se fondent donc largement sur
l'analyse qui précède. Si nombre d'entre elles s'avèrent être en fort décalage avec les
réalités observables à ce jour autour de l'information en ligne, elles demeurent sans
doute, en partie, fondamentalement pérennes dans les stratégies des entreprises de
presse.
L’hypothèse centrale était la suivante : en minorant le poids de l'organisation
industrielle, les entreprises de presse régionale sont contraintes de repenser leur place
en tant que système d'information en relation avec un environnement proche. “ Le
journal ” local n’est plus le seul à disposer d'un dispositif de production et diffusion de
l'information qui contraint les acteurs politiques locaux à entretenir une négociation
permanente avec ce puissant prescripteur d'opinion.
La multiplication des discours utopiques sur “ l'Internet libertaire ” a pu laisser penser
que l'hégémonie de la presse locale pourrait être remise en cause par des acteurs
locaux capables de rivaliser avec les groupes de presse dominants. Dans cette
perspective d'une redistribution du pouvoir de l'information locale, on pouvait alors
supposer que l'Internet justifierait de nouvelles alliances, de nouvelles synergies
politiques et économiques.
Loin d'une effervescence annonçant mutations de l'information et nouveaux
journalismes, l'ONTICM a préféré engager un travail d'observation s'intéressant à la
façon dont les leaders de l'information de proximité protégeraient leur champ
d'excellence contre les entrants, tout en supposant que les partenariats se bâtiraient
essentiellement avec un environnement proche. Deux hypothèses retenaient alors
l'attention.
Soit les entreprises de presse locale auraient les moyens de continuer à s'affirmer en
tant qu'ordonnateurs de l'information locale et elles sauraient mettre en place les outils
de concentration en ligne de l'information locale prolongeant ainsi le rôle des journaux.
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Soit ces entreprises de presse tireraient parti de la multiplication des informateurs en
ligne pour collecter une information de proximité qu'elles diffuseraient et exploiteraient
selon des systèmes d'alliances déclinés dans de multiples modèles. On imaginait aussi
bien des partenariats renforcés avec des informateurs institutionnels (collectivités
territoriales, services publics, etc.) qu'avec des groupes d'intérêts organisés (pôles
industriels et commerciaux, consortiums médiatiques, etc.).
Mais, dans tous les cas, les transformations organisationnelles et culturelles
paraissaient devoir être fortement accélérées par le développement de l'Internet. La
mise en place de dispositifs d'exploitation de sources électroniques destinés à chercher,
recevoir, diffuser à travers les réseaux semblait prolonger l'instauration des réseaux
numériques dans les rédactions. La mutation de l'activité journalistique semblait
tellement imminente que la législation sur les questions de déontologie et de droit
d'auteur paraissait ne plus pouvoir être différée.
C'est dans ces conditions que fut ouvert le chantier d'études qui conduisit à cette
publication.
Une méthodologie
La somme des publications disponibles en 1998 sur "la presse en ligne" révélait deux
lacunes majeures. Tout d'abord, nous étions en présence soit de réflexions
extrêmement générales sur un concept flou, soit une théorisation globalisante engagée
à partir d'une expérience singulière ; il devenait donc nécessaire d'opérer une entrée
comparatiste à partir de données de première main.
La seconde lacune de cette littérature provenait du fait que la pratique journalistique de
l'information était posée comme objet principal des réflexions. Or, la singularité du sujet
qui nous intéresse ici découle de l'hybridation des genres informatifs et de l'apparition
d'un medium brouillant les catégories usuelles de l'information.
Face à ces deux écueils liminaires, une méthodologie alliant théorie et empirisme propre
à appréhender la question qui nous intéressait fut adoptée. La mise en place d'un large
collectif de recherche s'imposait afin de favoriser la confrontation des terrains de l'étude
de la presse de proximité (par définition spécifique à chaque environnement) tout en se
dotant des outils théoriques indispensables pour aborder un objet aussi complexe que
mal défini.
L'étude fut conduite en deux temps. Tout d’abord, une approche par le terrain s’imposait
pour procéder à un état des lieux de l’information en ligne dans les zones de diffusion
des titres de presse régionale retenus. Ces investigations furent capitalisées sous forme
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de monographies constituant une référence commune pour l’ensemble des chercheurs
participant à ces travaux.
Après cet état des lieux, la seconde phase a consisté à redéfinir l’objet analysé en le
soumettant à l’examen critique des approches théoriques mobilisées par les chercheurs
qui ont rejoint le groupe initial.
Bien qu’il ne s’agisse pas de s’interroger sur le statut de la presse et des journalistes, la
presse régionale constituait un pôle probable d’agrégations des prestataires de
l’information locale. Un corpus fut donc constitué à partir de la seule presse locale
française en essayant de respecter les diversités entre les différentes régions (ruralité et
urbanité), les styles informatifs, la dimension des groupes de presse et, bien entendu, la
volonté affichée par ces entreprises d’apparaître comme des acteurs reconnus de
l'information en ligne.
Une fois établie la liste des titres à étudier, la méthodologie consistait à analyser
l'environnement du titre de presse en prenant en compte l'organisation de l'entreprise et
ses évolutions en cours mais aussi en regardant quelles étaient les initiatives régionales
susceptibles d'entrer en concurrence ou de faire l'objet de partenariats avec ces titres
dominants. Une attention toute particulière était notamment accordée aux initiatives des
acteurs publics concernés dans chacun des sites.
Pour mener cette première phase, des chercheurs connaissant particulièrement bien
l'environnement furent associés à l'étude en respectant une grille d'analyse commune.
L'étude de terrain sur chaque site dura plusieurs mois au cours desquels des données
objectives sur les entreprises de presse et leurs protagonistes ainsi que des entretiens
avec les principaux acteurs régionaux furent collectés4.
Pour limiter les risques d'une analyse trop restreinte, des éléments utiles au
comparatisme furent pris en compte par des chercheurs travaillant sur des éléments
absents du corpus français. La particularité de l'information locale en temps réel fut
confiée à Zelia Leal Adghirni qui analysa le cas du Correio Braziliense de Brasilia, Eric
Klinenberg de la Northwestern University de Chicago étudia la question du journalisme
multimodal tel qu'il est pratiqué au Chicago Tribune, quant à François Demers de
l'Université Laval de Québec, il traita la recomposition des territoires de diffusion du
Soleil de Québec et d'El Informador de Guadalajara au Mexique.
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. Denis Ruellan : Le Midi Libre. Béatrice Damian-Gaillard : Le Républicain Lorrain. Jean-Michel Utard :
Les Dernières Nouvelles d’Alsace. Bénédicte Toullec : La Voix du Nord, Ouest-France (avec Zelia LealAdghirni). Roselyne Ringoot : La Dépêche du Midi. Daniel Thierry : Le Dauphiné Libéré. Franck Rebillard :
Le Progrès de Lyon. Nicolas Pélissier : Nice Matin.
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Chacun des titres donna lieu à la rédaction d'une monographie qui fut exploitée lors de
la seconde phase de l'étude.
Au terme de cette première phase, les chercheurs disposaient d'une somme d'analyses
des expérimentations et des pratiques d'acteurs sur divers territoires. Les discours
collectés constituaient par ailleurs un volumineux matériel à analyser au même titre que
les données hétéroclites provenant d'environnements difficilement comparables. Ces
matériaux furent complétés par une confrontation entre les discours de représentants
emblématiques des nouveaux acteurs de l'information en ligne lors d'une journée
publique d'étude5.
À ce stade, l'étude révélait surtout l'absence de cohérence entre les stratégies suivies
par les journaux et montrait une multitude d'expérimentations à moindre coût de
concepts et pratiques qui pourraient être appliqués sur le “ vrai journal ”.
Un bilan intermédiaire, des problématiques reformulées
Certes, des sites Internet destinés à l'information ont bien été mis en place par des titres
de la presse quotidienne régionale, mais ces choix ne s'inscrivent pas nécessairement
dans des stratégies de développement, ils n'ont pas d'implications économiques
mesurables, pas de volonté de transformations organisationnelles crédibles, ils ne
renouvellent pas le genre de l'information de proximité, ils ne modifient pas les équilibres
entre les acteurs de l'information, etc. Toutes les problématiques initiales, induites par la
littérature sur le sujet, s'avèrent être très éloignées des sites mis en place par les
journaux régionaux. Une année passée sur le terrain a permis de comprendre que nous
courrions après un objet fantôme, mais capable de nous faire apprécier la pertinence
des questionnements liés aux transformations de l'information.
Il est alors devenu évident qu'une nouvelle classification doit s'opérer entre des effets
réels (reconfiguration des alliances d'acteurs, diversification des activités des groupes
de presse, métissages des genres médiatiques, etc.) et de purs effets de discours (la
remise en cause du journalisme, le renforcement de l'information locale, la
démocratisation de l'accès à l'information, l'enrichissement de la matière informative,
etc.). C'est à partir de ces indispensables distinctions qu'ont été reconstruites les
problématiques développées dans la phase suivante.
5
. Cf. Thierry (D.), dir., Nouvelles technologies de communication, nouveaux usages ? Nouveaux
métiers ?, Paris, L'Harmattan, 2000.
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A ce stade, il devient impératif pour les chercheurs de reconstruire l'objet de la
recherche afin de le problématiser à partir de leurs référents théoriques.
La presse en ligne est abordée davantage comme une construction de discours
d'acteurs que comme une réalité objective. Cette évolution est concomitante avec le
constat que l'information locale sur l'Internet conserve toutes les caractéristiques de la
presse écrite, ce qui la maintient dans le domaine de la production journalistique.
Il est alors beaucoup plus aisé d'apprécier les poids relatifs des prétendants à
l'information de proximité en évaluant leur maîtrise technique de ce domaine et la
pertinence de leur positionnement. Le concept de "portail" du local cesse d'être une
coquille vide née des discours illusoires de la nouvelle information dès lors que l'on
entreprend d'analyser ce qu'il recouvre réellement : un produit calibré par la PQR face
aux city-guides.
Les mutations identitaires liées à l'irruption de l'information en ligne ne résistent pas à
l'analyse de la sociologie professionnelle et apparaissent comme autant de discours de
représentation produits par le champ professionnel du journalisme. L'analyse des
pratiques et des contenus journalistiques résiste difficilement à l'examen qualitatif :
l'information en ligne n'a pas fait preuve d'innovation ou d'amélioration du traitement de
l'information. Avec la mise en ligne de l’information, le journalisme ne se transforme pas,
semblable à lui-même, il demeure indéfinissable…
Enfin, l'innovation technique ne se manifeste guère par la réactivité, la rapidité,
l'hypertextualité, l'enrichissement multimédia ou l'interactivité ; autant de termes qui
accompagnent pourtant les discours des prescripteurs de ces prétendus nouveaux
médias. Le texte journalistique demeure pour l’essentiel un objet qui se définit dans
l’acte de lecture sans que la mise sur écran ne le transforme fondamentalement. Nous
nous emploierons pourtant à préciser les différences de modalités de lecture afin de ne
pas ignorer l’essentiel de ce qui pourrait être valorisé par les fournisseurs d’accès. Les
dispositifs d’affichage, de navigation ou bien encore les temporalités de l’usage sont
bien évidemment des possibilités d’innovation dans l’acte d’informer.
Plus éloignée de ses prétentions globalisantes originelles, cette étude apparaît donc in
fine comme un premier examen des évolutions possibles de l'information utilisant les
nouveaux réseaux. Elle confronte des analyses renonçant à toute prétention
universalisante, au profit d'une somme d'examens de l'usage de ce nouveau medium
selon des approches théoriques complémentaires. C’est à cette occasion que cinq
chercheurs (Annelise Touboul, Dominique Augey, Valérie Jeanne-Perrier, Florence Le
Cam, Valérie Cavelier-Croissant) se sont adjoints à l’étude.
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Des approches théoriques
L'enrichissement significatif de l'étude dans la seconde phase provient d'apports
théoriques permettant de reconstruire l'information locale en ligne comme un objet
d’étude et non pas comme une donnée préexistante. Cette correction souligne combien
notre vigilance épistémologique de chercheur devient fragile dès lors que nous croyons
fouler un territoire vierge. Les approches théoriques croisées des membres du groupe
d’étude à chaque phase des travaux contribuent à se méfier de l'absence de distance
vis-à-vis des objets d'études, des pseudo-concepts et des terminologies exogènes.
La sociologie professionnelle (François Demers, Florence Le Cam, Zelia Leal-Adghirni,
Denis Ruellan, Valérie Jeanne-Perrier) invite à examiner avec circonspection les
discours des catégories professionnelles concernées lorsqu'ils désignent les
transformations en cours. Ainsi, concernant l'information locale en ligne, il est utile de
rappeler, d'une part, que les journalistes de presse écrite ne sont pas les seuls
producteurs et, d'autre part, que leurs craintes vis-à-vis d'une transformation radicale de
leur activité constituent surtout l'expression d'un idéal-type reflétant imparfaitement la
réalité de leurs pratiques. Cependant, ce constat doit être nuancé par les études
comparatistes qui soulignent comment l'Internet a hâté des ruptures liées aux
dérégulations locales (Brésil) ou aux reconfigurations organisationnelles (USA).
Les entreprises de presse régionale ont particulièrement bien géré les nouvelles
concurrences en défendant la singularité du journalisme de proximité qu'aucun acteur
étranger à ce champ n'est parvenu à menacer. Elles ont réussi à maintenir ce pôle
d’expertise, à partir des pratiques de “ localiers ” dont la présence dans l’espace public
local est emblématique de la place du titre de presse. Mais en même temps, la
profession évolue, sans vendre son âme, vers des activités de plus en plus axées vers
la syndication de l’information spécialisée où le savoir-faire journalistique reste garant
d’une certaine qualité.
L’approche de Nicolas Pélissier et celle de Franck Rebillard, plus orientée vers les
stratégies organisationnelles, interrogent la complexité de l'information locale mise en
jeu par les entreprises de presse. On comprend pourquoi les logiques de territoires
abordées en termes purement économiques par les entreprises de presse rencontrent
inévitablement la concurrence d'intérêt de groupes nationaux soutenus par des
partenaires échappant à leurs zones de contrôle. Ainsi, les pouvoirs de la presse locale
sont confrontés aux limites de leurs champs d'action. À ces logiques économiques
malmenées s'ajoutent parfois des tentatives de déstabilisation des prescripteurs
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d'opinions que les titres dominants de la presse régionale conservent dans leur zone de
contrôle. Nous remarquons toutefois que ces remises en cause sont bien moins
importantes que nous le supposions et qu'elles retrouvent leur état originel avec le déclin
des fournisseurs d’information en ligne, étrangers à l’environnement local.
Dominique Augey interroge radicalement la supposée “ net économie ” dans le cadre
des théories économiques orthodoxes afin d’examiner la validité d'un modèle
économique construit sur la gratuité pour le consommateur. Les formes de
développement associées à ce modèle nécessitent, dit-elle, de développer des
informations soigneusement ciblées et de les assortir d'un véritable sceau de qualité.
C’est cette tendance que l’on essaiera de repérer dans la suite de l’étude.
La sociologie des organisations à laquelle se réfèrent Béatrice Damian-Gaillard et
Bénédicte Toullec souligne que les stratégies mises en place par les entreprises de
presse entrant sur l’Internet prolongent des positionnements habituels en les parant
d’une image de nouveauté. La nécessaire adaptation à l'environnement conduit les
entreprises de presse à privilégier des activités valorisant le groupe multimédia et donc
à renforcer les partenariats avec les fournisseurs d'information et les annonceurs, mais
aussi à étendre le champ des prestations fournies. L'Internet, en permettant d'élargir des
alliances au-delà des territoires géographiques d'origine, sert ponctuellement ces
stratégies, mais n'a qu'une faible incidence sur l'activité journalistique du groupe. Ces
références théoriques aident à mesurer la modestie des transformations
organisationnelles opérées jusqu'à ce jour par l'usage d'Internet dans l'entreprise.
La sociologie des usages, rappelle Daniel Thierry, a déjà longuement décrit les
processus d'innovation observés aujourd'hui dans le cadre de la mise en ligne des
quotidiens régionaux. Il insiste en particulier sur le risque d'analyser comme mutation
radicale d'une activité les expérimentations aussi hasardeuses que spectaculaires
auxquelles se livrent les pionniers des nouvelles technologies. L'interactivité très relative
de l'information locale en ligne doit être appréhendée dans une plus vaste logique
d'individualisation des consommations.
Toujours dans ce même champ, Valérie Cavelier-Croissant s'intéresse à la
représentation des internautes usagers, construite par les acteurs de l'information en
ligne. L'exploitation de ces études de terrain ouvre sur le constat d'une stupéfiante
méconnaissance des publics et de leurs pratiques chez les journalistes. Ce fait paraît
largement imputable au refus des journalistes de se conformer au diktat des marketeurs,
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mais il confirme aussi que l’on continue de concevoir des produits communicationnels
en ignorant les conditions de leur réception.
Les apports de la sémio-linguistique facilitent la définition des contenus des sites de
presse locale.
L'approche sémiotique de l'information dispensée en ligne, à laquelle se livre Roselyne
Ringoot, met pour sa part, en lumière la modification du régime de temporalité de
l'information. Elle souligne que le modèle dominant tend à développer dans la presse
locale le concept d'information permanente qui s'affranchit de l'éphémère et du
vieillissement. Il semble que ce seul critère de gestion de temporalités plurielles de
l’information ouvre des perspectives peu défrichées pour les fournisseurs d’informations
de proximité.
Jean-Michel Utard entreprend l'exploration du renouvellement du texte informatif promis
par les offreurs d'information journalistique en ligne. Il met alors en évidence que la
forme hypertextuelle des données informatives s'appuie sur des structures énonciatives
maîtrisées par l'énonciateur selon des règles qui maintiennent l'internaute dans un
périmètre énonciatif soigneusement balisé. Cette analyse des promesses d’ouverture du
texte mis en ligne conduit rapidement à percevoir que les “portails” ont une fonction de
clôture.
La rigueur de l'analyse formelle des pages d'accueil par Annelise Touboul fait émerger
les traits dominants des sites de presse locale sur un corpus mondial dépassant
largement celui auquel nous avons restreint cette étude. Son travail fait apparaître à la
fois les incohérences des sites de nombreux titres français tout en montrant à quelle
régularité obéissent déjà les nouveaux codes d'utilisation de la presse en ligne.
Un objet reconstruit
La déconstruction-reconstruction de l'objet “ information locale en ligne ” débouche, au
terme d'un long parcours, sur des problématiques qui s'éloignent singulièrement des
seules pratiques journalistiques pour trouver leur véritable portée. Trois grandes séries
de problématiques sont activées par l’hypothèse d’une transformation de l'information de
proximité à l'occasion du développement des réseaux informatiques.
Les territoires et les organisations.
Les technologies informatiques en réseau conduisent à repenser, et à redimensionner
les représentations des territoires. Alors que les débats sur le glocal sont largement
galvaudés, l'information de proximité prend dans ce cadre une nouvelle signification. Le
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concept fait écho aux velléités de développement dont l'entreprise de presse régionale
est évidemment partie prenante dans cette extension des espaces de distribution.
Toutefois, plus que pour d'autres acteurs encore, son espace d’expansion est limité par
la légitimité qu'elle retire de son ancrage territorial et l'étroitesse du marché qui lui est
associé.
L'apparition de l’Internet “ grand public ” constitue donc une hypothèse de dépassement
de ces contraintes en s'affranchissant des limites physiques de diffusion des produits
informatifs, mais nécessite de repenser la fonction d'intermédiation selon d'autres
logiques que l'hégémonie traditionnelle sur l'information locale. Cette reconstruction d'un
nouveau territoire non géographique, voire thématique, suscite un certain nombre
d'alliances afin d'élargir les espaces de distribution de produits restant à inventer.
La première partie de l'ouvrage s'appuie donc principalement sur les travaux
s'intéressant aux particularités de l'environnement médiatique local composé à la fois de
tradition, de finances, de lectorats spécifiques mais aussi d'une subtile alchimie
concourant au succès du titre de presse locale. Le site portail doit bénéficier de ce
capital de reconnaissance en le portant au-delà des limites territoriales strictement
géographiques. Ce sont donc simultanément les approches économiques et
organisationnelles qui seront convoquées pour évaluer la faisabilité de stratégies de la
presse face aux acteurs entrant sur leur pré carré. L’incertitude qui a longtemps prévalu
autour d’un modèle économique fondé sur la gratuité a bénéficié de la fascination pour
la “ net économie ”, mais les dirigeants de la presse se sont montrés assez circonspects
vis-à-vis de ce leurre. Aussi, leurs initiatives sont toujours restées timides, à la fois sur le
plan économique où de modestes capitaux ont été engagés et sur le plan
organisationnel où les filiales multimédias ont été soigneusement tenues à l’écart du
cœur de l’activité journalistique. Ces faibles investissements ont été largement
contrebalancés par une abondante communication et par la surenchère des vitrines de
la “ cyber-presse ”.
L’information en ligne a donc été approchée comme une mise en visibilité de la
diversification des activités par création de filiales, des recherches de partenariats
locaux avec les annonceurs et du renforcement de l’ensemble des activités du groupe
derrière le titre de presse dominant. Le véritable fait nouveau provient de la tentative de
sortie des territoires d’origines pour l’activité journalistique en essayant d’attaquer le
marché des city-guides.
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Les acteurs de l'information
Assez loin de l’hypothèse initiale, nous développerons ici les parcours qui nous ont
conduit à percevoir un renforcement de l’originalité du traitement journalistique de
l’information qui résiste fort bien aux concurrences supposées. Le statut de journaliste
renforce la crédibilité des fournisseurs d’information patentés, certes, mais ce statut
apparaît plus nettement encore comme l’image unifiée d’une cohorte invraisemblable
aux pratiques éclectiques. La représentation du journaliste qui sauve la presse locale
face à ses nouveaux concurrents est celle d’un professionnel assumant les fonctions
multiples que l’information en ligne veut développer. Nul besoin pourtant de se travestir
en webtrotter multimodal à la mode du Chicago Tribune pour assurer ces activités de
collecteur, de rewriter, d’animateur de réseaux, de censeur, d’expert, etc., c’est en fait
l’ordinaire journalistique qui apparaît dans une scénographie renouvelée. Cette fonction
d’informateur privilégié que l’on croyait fragilisée par l’accès direct de l’internaute aux
sources d’information ne semble pas menacée, au contraire, sa singularité et sa
technicité deviennent plus nettement perceptibles. On observe de fortes tendances à
l’hybridation des genres sur l’Internet où la marque journalistique s’estompe, sans
disparaître, dans un flot renforcé d’informations de sources multiples (informateurs
institutionnels, communicants, experts, etc.). Il serait erroné de croire que celles-ci sont
engendrées par le nouveau médium ; elles se développaient dans l’exercice ordinaire de
l’activité journalistique avant son apparition.
L’autonomisation des autres acteurs de l’information locale semble peu affectée par les
possibilités techniques de diffusion directe. Le journal local constitue toujours la
chambre d’enregistrement et la chambre d’écho de la vie citoyenne et il faut bien
abandonner l’hypothèse d’une redistribution des pouvoirs informatifs locaux grâce à
l’Internet.
Cette problématique centrée sur les acteurs de l’information locale constitue un espace
central à partir duquel ont été reformulées les problématiques de chaque chercheur ; il
apparaissait en effet que l’essentiel des discours autour de l’Internet était décrédibilisé
dès lors que l’on opérait la déconstruction de cet espace. L’information locale en ligne
est alors apparue clairement comme un révélateur, parfois comme un catalyseur des
pratiques de l’information publique.
Les dispositifs énonciatifs et technologiques
La mise en ligne de l’information locale est largement présentée comme une innovation
dans le traitement de l’information résultant d’une nouvelle technologie et d’un nouveau
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mode énonciatif. Pourtant la véracité de ces auto-proclamations a été peu vérifiée par
les chercheurs.
Oscillant entre l’assimilation à une publication journalistique traditionnelle ou une
extension inconsidérée à tout l’Internet, l’objet technique exige une plus stricte définition.
Celle-ci donne lieu, dans la seconde phase, à une analyse pragmatique de l’usage des
machines informatiques inscrivant des données multimédias sur un écran selon un
mode proclamé interactif. Le terme d’interactivité, vidé de toute signification, usé car trop
utilisé, se révèle peu adapté pour qualifier le commerce entretenu entre fournisseurs et
consommateurs d’informations.
Dans une même démarche définitionnelle, la forme visuelle de l’information affichée à
l’écran lors d’une séquence de consultation d’un site journalistique doit être étudiée en
se méfiant des métaphores issues du journal papier. Il importe donc de se doter d’une
méthodologie opératoire pour qualifier les sites comparés en sortant de catégorisations
pervertissant le regard porté sur l’écran. Ainsi, la notion de Une largement utilisée sans
précaution doit être complètement reconstruite dans le cadre de l’analyse formelle des
produits.
Le terme de portail n’est guère conceptualisable, lui non plus, à défaut d’opérer un réel
travail d’évaluation de l’hypertextualité qu’il affirme promouvoir. Celle-ci se réduit à un
dispositif de contrôle des parcours de lecture dont le portail restreint le champ, mais ce
constat procède d’un véritable réexamen heuristique d’une référence peu solide. Par
ailleurs, la pratique d’analyse sémio-linguistique de l’énonciation journalistique en ligne
remplit la même fonction heuristique et nous renvoie à un référent textuel fortement
comparable à ses équivalents imprimés.
Une fois ces éléments correctement requalifiés, l’exploration des potentiels de
transformation énonciative liés à la numérisation du support physique devient possible.
Parmi ces potentiels, la temporalité apparaît comme un élément prometteur dans une
démarche sémioticienne. Après avoir repéré la reproduction d’une temporalité de
l’information reconduisant les rythmes de la presse écrite, le concept de document
permanent est discerné comme une évolution potentielle des pratiques permises par
l’Internet.
Soulignons enfin qu’en dépit d’une volonté comparatiste, il ne faudrait pas tenter de
donner une portée universelle aux conclusions de cette étude ; pour cela de multiples
espaces géographiques devraient être examinés à travers le monde, de nombreuses
temporalités exceptionnelles n’ont pas fait l’objet d’un examen approfondi. Les
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événements de septembre 2001, tant à New-York qu’à Toulouse ont montré que la
plasticité du média en ligne pouvait subitement se révéler génératrice d’usages latents.
Tout en essayant de conserver une distance prudente vis-à-vis d'une définition trop
“ journalistique ” de l'information, nous sommes conscients que l'information locale que
nous avons étudiée reste très limitée ; ne faudrait-il pas prendre en compte les chats et
autres forums thématiques pour apprécier ce que l'Internet apporte à l'information de
proximité ? Notre corpus d’hypothèses initial induisait une lecture très géographique de
la proximité, l’élaboration problématique qui en découla a perpétué cette approche.
Pourtant, de larges pans de la réflexion ont souligné que les transformations en cours
étaient surtout liées à la capacité grandissante des médias locaux de fournir une
information thématique à forte valeur ajoutée.
Ce travail est un préliminaire indispensable à des études approfondies sur l'information
en ligne et ne prétend pas rapporter un état finalisé de ces pratiques. Il montre aussi,
pensons-nous, la nécessité d'expérimenter de nouvelles formes d'organisation de
recherches collectives et interdisciplinaires pour appréhender ce type d'objets
insaisissables par des problématiques trop restrictives. C’est donc l’information locale en
ligne, issue d’une recherche triennale en sciences de l’information et de la
communication, mettant en œuvre une méthodologie comparative reposant sur un
travail de terrain original et recourant à une approche théorique interdisciplinaire, qui est
livrée dans cet ouvrage.

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