Rlaboration de la question de la politique

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Rlaboration de la question de la politique
LA PARTITION INVISIBLE DU GRAND
ORCHESTRE MEDIATIQUE
2 - L’information se fabrique toujours avec de l’économie
Par Marc Sinnaeve*
Ce que l’on appelle l’information journalistique
revêt
depuis
toujours
deux
dimensions
indissociables. Elle possède à la fois une valeur
symbolique, qui en fait un bien culturel,
nécessitant un travail intellectuel rigoureux
(vérification, crédibilité, hiérarchisation…), et une
valeur économique dans la mesure où, à l’instar
d’autres biens culturels marchands comme les
romans, les films, les œuvres d’art, elle est aussi
un produit qui doit se vendre.
La distinction n’est pas nouvelle. Il ne faut pas
idéaliser un quelconque passé « purifié » de
l’élément économique ou des lois du capitalisme.
L’information a attiré très tôt la convoitise des
entrepreneurs, des industriels et des financiers…
Les entreprises feront des médias une pièce de
leurs stratégies commerciales, dans un premier
temps par l’insertion de publicités qui vont
constituer une part de plus en plus substantielle
2
des recettes des supports médiatiques.
Ce qui implique que le journaliste est toujours
1
comptable d’une « double loyauté » : à l’égard
de la fonction sociale ou démocratique de
l’information d’une part, vis-à-vis de l’entreprise
qui l’emploie, d’autre part. Il s’agit de deux
principes de légitimité indissociablement liés, mais
différents, antagonistes et en concurrence
permanente : la logique symbolique est supposée
être étrangère aux exigences du marché, et la
logique économique, guidée par le pragmatisme,
tend à ignorer les principes d’éthique
professionnelle ou de responsabilité sociale.
En sens inverse, il n’a jamais existé d’instance
productrice d’information journalistique qui puisse
obéir
à
des
considérations
purement
intellectuelles ou culturelles : le journalisme se
fabrique toujours avec de l’économie, comme le
note Patrick Champagne 3 . Certes à des degrés
variables selon les supports, le positionnement de
ceux-ci à l’intérieur du secteur, et les époques.
La profession est prise en étau entre ces deux
mouvements qui l’agissent. De même que tout
discours d’information est obligatoirement amené
à se construire au cœur de cette tension entre les
deux pôles.
Ainsi, l’histoire du journalisme montre comment,
dans la seconde moitié du 19ème siècle, s’est
développée une presse à grand tirage qui était, en
grande partie, un produit économique fabriqué de
manière industrielle et destiné au public populaire.
Lequel se voyait proposer feuilletons, informations
« sensationnalistes » ou récits de faits divers
sanglants en lieu et place d’articles plus politiques
qui demeuraient, eux, l’apanage de la presse dite
« sérieuse », une presse d’opinion, au tirage
limité, créée dans la foulée de la Révolution
française et réservée aux élites sociales.
Le cahier des charges démocratique du
journalisme
Il n’empêche… A partir de cette époque, les
journaux commencent à toucher un lectorat plus
vaste que les seules classes dominantes.
L’industrialisation,
l’urbanisation,
la
lente
démocratisation du droit de vote, la réduction du
prix des journaux et l’alphabétisation progressive
des ouvriers ont amené de plus en plus de gens à
lire la presse. L’information de masse naît... au
moment même où les bases sociales encore
restreintes de la démocratie politique sont
appelées à s’élargir sous la pression du
mouvement ouvrier pour la conquête du suffrage
universel.
La presse a, de fait, été liée très tôt à l’expression
démocratique : « On ne sait trop lequel, du
journalisme ou de la démocratie, est l’ombre de
l’autre tellement ces deux concepts sont
inséparables dans les énoncés, les pétitions de
principes, les préambules et les déclarations
4
publiques. »
Les médias d’information sont un vecteur de
démocratisation dans la mesure, d’abord, où ils se
font le véhicule d’idées, d’opinions et
d’informations nécessaires à la compréhension
par le plus grand nombre des enjeux qui touchent
la société. Un des principes démocratiques qui
sous-tendent les sociétés occidentales, en effet,
repose sur la connaissance par les citoyens de ce
« qu’il leur importe de connaître » 5 des affaires
de la Cité.
Et, malgré toutes les critiques que l’on peut
adresser aux médias, ceux-ci, parmi d’autres
acteurs et facteurs, ont incontestablement
contribué à la montée du niveau de connaissance
moyen de leur public 6 . Ce qui s’avère un facteur
d’augmentation du niveau de participation à la vie
démocratique.
Ce rôle, joué par la presse écrite dans un premier
temps, a été renforcé au 20ème siècle par l’arrivée
de la radio, d’abord, celle de la télévision, média
de masse tous publics par excellence.
Le journalisme de radio et de télévision, explique
à cet égard Jean-Marie Charon, s’adresse au
même
moment
à
chaque
personne
individuellement pour la mettre en relation
immédiate avec le monde dans sa globalité. Les
médias de masse tissent ainsi directement du lien
social : « Il n’est pas anodin de proposer chaque
jour un ensemble de données, de faits, de points
de repères, de représentations qui seront ensuite
partagées par toute une société et alimenteront
les conversations et le sentiment d’appartenir à
7
une communauté. » C’est une autre dimension
démocratique du journalisme. L’espace public
médiatique permet de mettre en commun et de
faire circuler des informations et des idées
globalement, c’est-à-dire aussi entre couches
sociales qui, sans lui, s’ignoreraient ou se
méconnaîtraient encore davantage.
Le besoin de médiation, d’ordonnancement, de
pédagogie journalistique est plus nécessaire
aujourd’hui que jamais dans la société numérique,
en raison même de l’explosion des connaissances
immédiatement accessibles, de la multiplication
des supports d’information, et de l’accélération
des flux qui bouleverse en permanence tous les
champs de l’activité humaine, rendant la
compréhension de ceux-ci toujours plus difficile.
La nécessité d’être bien informé est plus
essentielle encore à l’heure où l’accès facilité aux
canaux publics d’expression personnelle fait
exploser une nouvelle expressivité citoyenne, telle
qu’elle se donne à lire sur le web 2.0, sur les
forums de discussion, les blogs, les réseaux
sociaux…
Pareil cahier des charges démocratique de
l’information est déjà bien ambitieux : faire savoir,
faire connaître, faire être ensemble, rendre
compte du débat d’idées ou d’échanges de points
de vue entre protagonistes de la vie publique…
On peut y ajouter la mise en lumière du sens de
l’actualité, de la mise en perspective ou en
prospective… Que nous apprend ce fait ? Que
révèle-t-il sur le monde dans lequel nous vivons ?
En quoi est-il en relation avec d’autres
événements ? Quelles sont les questions qu’il
soulève à terme ? A l’heure où sa rareté a cessé
d’être un problème, l’information ne saurait plus
se réduire au récit de l’événement. L’enjeu n’est
plus d’accéder à l’information mais de la (faire)
comprendre…
Le bruit de la grande lessiveuse médiatique
Car, dans les évolutions récentes, les principes de
rapidité et de rentabilité des flux ont pris le pas sur
la recherche d’une pensée et d’une qualité de
l’information. Les avancées gigantesques de la
technologie ont moins enrichi les contenus de
l’information que ceux-ci ne se sont adaptés aux
potentialités toujours renouvelées de la technique.
On touche là au troisième pôle du triangle à
l’intérieur se construit tout énoncé d’information.
Autrement dit, l’information est dopée, comme
quantité de données, par le développement
essentiellement
organique
des
télécommunications. Corollairement, elle s’est
coupée de la culture, entendue comme production
de sens et de mémoire, et de la communication
comme vecteur de lien social.
L’intensité et le rythme martelé de l’information,
particulièrement, produisent des effets délétères :
la répétition en boucle des mêmes flux
8
d’informations sur un temps court, la rotation
rapide des événements mis en exergue (les uns
chassant les autres), et la logique de
l’instantanéisme créent une sensation de
bombardement informatif qui écrase le sens de
l’actualité. Umberto Eco en faisait déjà le constat
dix ans avant l’avènement d’Internet 9 : « Quand le
récepteur est entouré d’un ensemble de
communication qui lui arrive par des canaux
différents, simultanément, dans une forme
donnée, la nature des informations a très peu
d’importance. Ce qui compte, c’est le
bombardement progressif et uniforme de
l’information, dans lequel les différents contenus
s’aplatissent et perdent leur différence.»
Eco l’avait bien pressenti : le citoyen de
l’information
« en
temps
réel »
dispose,
potentiellement du moins, de toute l’information
requise, mais il ne sait pas quoi en faire, comment
l’interpréter,
comment
l’articuler
à
ses
préoccupations, à sa vie, à son action de citoyen
d’ici et du monde.
De façon générale, donc, l’information ne pose
plus la question de sa conquête, mais bien plus,
10
désormais, celle de son sens. Jacques Pelletier
évoque à cet égard le « triomphe bruyant d’une
certaine civilisation médiatique fondée sur le culte
de l’insignifiance ». C’est le règne de ce que
Denis Muzet, dans le même registre, appelle la
« mal-info » 11 : « Face à la grande lessiveuse
médiatique qui brasse chaque jour des millions
d’informations qui sont autant de bruit, les gens
sont largués ou bien ils ferment les oreilles et
attendent que ça passe. »
Les tuyaux avant les contenus
Se produit aussi, note de son côté Patrick-Yves
Badillo 12 , une sorte de gap journalistique entre
l’avalanche de nouvelles auxquelles sont exposés
les professionnels de l’information, et la maîtrise
cognitive, intellectuelle, des problématiques
traitées, qui devient de plus en plus difficile par
manque de temps et de moyens principalement.
Dans la pratique quotidienne majoritaire, il est
devenu infiniment plus difficile pour des
journalistes généralistes, dont la charge de travail
a augmenté, de comprendre et de faire
comprendre « le monde comme il va », du fait de
la relative inaccessibilité de l’échelle de traitement
13
des problèmes .
Certes, le nombre total de journalistes a
considérablement augmenté au cours des
dernières décennies. Mais c’est sans rapport avec
l’explosion parallèle de l’offre de médias et
d’information. Il suffit de considérer la
multiplication de titres spécialisés dans des
secteurs toujours plus variés 14 : Et Internet ne fait
qu’accentuer le phénomène.
Les médias généralistes eux-mêmes se sont
ouverts à quantité de domaines de la vie sociale
non – ou peu – couverts auparavant (sciences,
santé, éducation, art de vivre, développement
personnel, jeux, hobbies, loisirs…) Notamment
parce que l’intérêt pour ces domaines dans le
corps social s’est élargi. Mais aussi, dans des
stratégies de marketing éditorial, pour toucher des
« segments » de publics (cibles à publicité)
différents.
En toute logique, pareilles évolutions auraient dû
conduire à un recours accru à des journalistes
spécialisés, et au renforcement des effectifs. Or,
c’est l’inverse qui s’est produit. De fait, nombre de
médias ont
aujourd’hui des rédactions plus
restreintes, chasse aux coûts salariaux oblige…
Quoi d’étonnant ? Dans la société globale de
l’information 15 , le déséquilibre économique est
patent entre les sommes astronomiques investies
dans le développement des infrastructures de
réseaux, les « tuyaux » en quelque sorte, et les
financements, infiniment moindres, consentis pour
le contenu et le sens de l’information, pour la
connaissance et l’intelligence.
On se trouve en fin de compte dans une situation
où l’on considère que l’information et le
journalisme jouent un rôle tout à fait important en
regard de la démocratie, mais où on accepte en
même temps que le modèle économique en
vigueur octroie à ces outils de démocratie une
place tout à fait subalterne.
*Marc Sinnaeve, Professeur à l’IHECS
1
Selon la formule d’Henri Pigeat, in Médias et
déontologie. Règles du jeu ou jeu sans règles, PUF,
1997.
2
On estime ainsi en général que la presse écrite
dépend au moins pour moitié de son budget des
annonceurs.
3
« L’étude des médias et l’apport de la notion de
champ », in PINTO, 2007, 41-53.
4
Marc-François BERNIER, « L’idéal journalistique :
comment des prescripteurs définissent le ’’bon’’
message journalistique », in Les Cahiers du
journalisme, n°16, ESJ Lille, automne 2006, pp.8-45.
5
C’est l’optique du philosophe et homme politique
français Condorcet (1743-1794), qui fut député sous la
Révolution française, «… d’instruire les hommes des
faits qu’il leur importe de connaître, de mettre sous
leurs yeux les discussions qui intéressent leurs
droits ou leur bonheur, et de leur offrir les secours
nécessaires pour qu’ils puissent se décider par euxmêmes. » (Cité par LABASSE, 2002, 35)
6
Si le niveau monte dans son ensemble, il ne monte
cependant pas de manière égale pour tous, ni dans
tous les milieux.
7
Jean-Marie CHARON, Le journalisme, Les Essentiels
de Milan, 2007 (réédition), 63 p.
8
C’est un autre paradoxe sur lequel on reviendra dans
la seconde partie de l’ouvrage : alors que les sources
se diversifient potentiellement à l’infini, les informations
produites et diffusées témoignent de la dépendance à
l’égard d’un nombre restreint de sources. C’est un signe
très clair de la manière inégale dont l’information
continue à circuler. Le résultat, c’est une dynamique de
circulation circulaire de l’information, un effet de
mimétisme, d’uniformisation des contenus et de
conformisme de la pensée médiatique d’actualité.
9
La guerre du faux, Grasset, 1985.
Cité par BERNIER, op. cit.
11
MUZET, Denis, La mal info. Enquête sur des
consommateurs de médias, L’Aube, 2006, 143p.
12
« De la parfaite adéquation du journalisme à la
’’société
de
l’information’’… »,
in
http://w3.ugrenoble3.fr/les_enjeux/2005/Badillo/home.html .
13
PEPIN, Patrick, « Le traitement journalistique de la
complexité », in les Cahiers du journalisme, n°3, ESJ
Lille, juin 1997, pp. 10-13.
14
Le métier de libraire, aujourd’hui, confie l’un d’eux en
boutade, consiste moins à vendre des quotidiens,
revues ou magazines qu’à mettre ceux-ci en rayon et à
les en retirer ensuite… à la façon d’un magasinier.
15
En 1995, le G7 réunissant les sept premières
puissances
économiques
mondiales
entérine
officiellement, au sommet de Bruxelles, la notion de
« société globale de l’information » : une société dans
laquelle les informations n’ont pas de frontières, et
doivent circuler librement sans les entraves des
réglementations nationales et internationales ; une
société d’information globale en réseau, ouverte,
dérégulée, sans intermédiaire étatique, livrée aux
acteurs du marché global et à une hypothétique
« société civile globale ».
10
Présence et Actions Culturelles – Analyse 2010/27