les impératifs du métier de banquier

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les impératifs du métier de banquier
N° 23
MARS 2003
La lettre
G
R O U P E M E N T
D E S
B
A N Q U I E R S
P
R I V É S
G
E N E V O I S
ÉTHIQUE ET ARGENT :
LES IMPÉRATIFS
DU MÉTIER DE BANQUIER
Jacques Rossier,
Associé,
Lombard Odier
Darier Hentsch & Cie
D
ANS NOTRE MONDE MORALISATEUR, ON USE ET ABUSE DU TERME ÉTHIQUE.
L’ÉTHIQUE,
SELON UNE DES NOMBREUSES DÉFINITIONS QUE L’ON PEUT
TROUVER DANS LE DICTIONNAIRE, C’EST
« LA
SCIENCE QUI ENSEIGNE LES
RÈGLES À SUIVRE POUR FAIRE LE BIEN ET ÉVITER LE MAL ».
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N° 23
Mais le bien et le mal sont des notions qui
dire que «l’argent ne fait pas le bonheur».
évoluent à travers les âges: l’éthique ne
On parle «d’argent sale» et certains dou-
peut donc pas être définie dans l’absolu.
tent qu’il y ait de l’argent propre. D’aucuns
Il y a lieu de distinguer entre des principes
se demandaient déjà dans l’Antiquité si
de base immuables, auxquels on se range-
l’argent avait une odeur!
ra facilement dans une société civilisée
Nous entretenons presque tous une relation
(«tu ne tueras point»), et des principes qui,
ambivalente avec l’argent et combien de
au gré des siècles, ont évolué dans le sens
fois ne disons-nous pas de quelqu’un qui a
de ce qui était religieusement, socialement
connu quelques problèmes ou qui est décé-
ou politiquement correct à certaines
dé «il aimait trop l’argent!». Comme si nous
époques.
ne l’aimions pas du tout!
Quels sont donc les standards à observer
En tant que banquiers, nous devons être très
par un banquier? Qu’est-ce qui est correct
sensibles à cet aspect de notre métier car le
aujourd’hui?
banquier, à travers les âges, n’a jamais vrai-
En fin de compte, c’est une question très
ment été aimé. Il a été jalousé, méprisé, par-
personnelle. Je pense que le principe à
fois haï, souvent tout de même respecté,
observer en tant que banquier et citoyen se
mais jamais aimé.
résume à ne jamais faire à autrui, si on peut
Au Moyen Age, le métier de banquier,
l’éviter, ce qu’on ne voudrait pas que l’on
c’est-à-dire celui qui prêtait avec intérêts,
fasse à soi-même.
était honni. L’image des banquiers dans les
tableaux d’antan était celle de gens avides,
« L’ARGENT NE FAIT
PAS LE BONHEUR »
secs, manifestement sans cœur et souvent
dans l’ombre, sans visage.
Ces notions survivent, nous avons un problè-
our nous banquiers, il s’agit
me d’image et nous avons tardé à le réaliser.
surtout de bien gérer notre atti-
A défaut d’être aimés, tâchons au moins
tude vis-à-vis de l’argent. C’est
d’être respectés et, pour cela, soyons hon-
cela notre réalité: le banquier
nêtes. Nous avons une place financière
fait commerce d’argent et c’est l’argent des
prospère. La défendre, être attentifs aux
autres! L’argent est une denrée émotionnel-
questions d’éthique et ne pas admettre de
le, car il incarne tour à tour la sécurité de
compromis: voilà notre impératif de survie
l’individu, sa santé, son bonheur, son pres-
en tant que banquiers.
P
tige et son pouvoir. Beaucoup de choses
dépendent de l’argent, même si on entend
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N° 23
L’INTÉRÊT
Il existe une situation semblable dans les
nouvelles émissions quand une banque, un
DU CLIENT :
PREMIER SOUCI
DU BANQUIER
gérant, un analyste accordent abusivement
des traitements de faveur à leur propre
compte, à leurs proches ou à des clients
a responsabilité première du
choisis. Les années 2000 et 2001 ont
banquier est de garantir la
connu des débordements dans ce domaine
sécurité de ses clients. La loi
et ont exigé de fréquents rappels à l’ordre.
impose de ne pas «voler» le
Il est donc bien nécessaire qu’un banquier
client, ce qui arrive malheureusement tous
réfléchisse au-delà de ce que la loi lui
les jours dans le monde. L’éthique, elle,
impose à ce que constitue un traitement
implique en outre un traitement équitable.
équitable de sa clientèle.
L
Depuis quelques années, les transactions
LE BANQUIER
d’initiés sont interdites par la loi,
mais elles permirent pendant long-
EN TANT QUE
PATRON
RESPONSABLE
temps à des professionnels de
bénéficier, à titre personnel ou en
faveur de certains clients, d’informations n’étant pas accessibles à
L
l’ensemble de la clientèle, donnant
ainsi l’opportunité de réaliser avant
les autres des gains importants. Ce
e banquier est tout
d’abord un patron, un
chef d’entreprise comme
tant d’autres et sa
fut légal, mais jamais éthique.
responsabilité n’est pas différente de
Le traitement équitable de la clien-
celle d’un industriel. Cette responsa-
tèle exclut ce qu’on appelle le
bilité est multiple: elle s’étend aux
« front running » : un analyste, par exem-
actionnaires, aux employés, aux clients,
ple, avant de publier un rapport favorable
aux fournisseurs, mais aussi à la société et
sur une société qui suscitera des ordres
à l’environnement.
d’achat, se positionne à titre personnel
Nos grandes sociétés sont vulnérables à des
ou en faveur de quelques amis sur le titre
dérapages vu la fragmentation de l’action-
en question. Les bénéfices sont pratique-
nariat et le fait que les assemblées généra-
ment automatiques après la publication
les sont souvent sous le contrôle de la haute
du rapport. Ce n’est pas un comportement
direction de l’entreprise qui se coopte à tra-
éthique !
vers un conseil d’administration docile.
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Nous avons vu trop de mauvais exemples
règles, où est l’éthique? Je pense que la
en Suisse ces dernières années! Trop de
réponse est qu’il n’existe pas vraiment de
sociétés, d’institutions financières, d’indi-
règle, mais que toute exagération contient
vidus haut placés se sont comportés en
en elle-même le germe de la punition. La
aventuriers de la manipulation bilancielle!
société moderne a beaucoup souffert des
Les banques occupent une position délicate
exagérations du monde financier et de ses
en Suisse par leur position dominante et leur
erreurs. Il faut bien reconnaître en toute
influence dans tous les secteurs. Cela donne
humilité que l’intelligence et le bon sens ne
lieu à des ressentiments à l’échelle nationa-
sont pas toujours associés à l’argent et au
le et à de virulentes attaques de l’étranger.
pouvoir! Dès 1995, l’appât du gain a mal-
Il est d’autant plus important que le ban-
heureusement dévoyé un grand nombre de
quier mène une vie exemplaire, tant dans les
chefs d’entreprise.
domaines privé que professionnel et public.
LE BANQUIER
Dans un article de la Neue Zürcher Zeitung
du 31 décembre 2001, le chef de la rédac-
DANS LA LUTTE
CONTRE LE CRIME
tion économique notait: «La société libérale et démocratique dans laquelle nous
vivons souffre indubitablement du
L
comportement irresponsable de certaines de ses élites. Si la classe des
dirigeants est perçue (pas toujours à
a criminalité organisée
et la corruption qu’elle
engendre représente un
des plus grands dangers
tort) comme mégalomane, accapa-
pour nos systèmes de gouvernements
reuse, arrogante, éloignée de la
démocratiques. Elle fleurit dans la
réalité, incompétente, lâche, man-
semi-anarchie d’une grande partie
quant d’égards et de solidarité, notre
du monde et se développe rapide-
système risque fort de pourrir par
ment à la faveur de la globalisation.
l’intérieur.»
Il s’agit d’un phénomène relative-
On a assisté ces dernières années à
ment récent dont on a pu percevoir
des exagérations manifestes, voire
les premières retombées sur les pla-
outrancières dans la rémunération de
ces financières internationales à par-
très hauts cadres dans l’industrie et
tir des années 70, liées à l’essor
dans la banque. En matière de rémunéra-
considérable du trafic de la drogue, à la
tion, de parachutes dorés ou de primes
décolonisation et au choc pétrolier. La
excessives à l’engagement, où sont les
désoviétisation, à partir de 1989, n’a fait
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qu’aggraver le problème. Depuis quelques
de mesures d’autorégulation et de lois, nous
années, le terrorisme professionnel, large-
avons mis sur pied un système garantissant
ment financé à travers des réseaux difficiles
que de l’argent criminel aura de plus en plus
à pénétrer, qui trouve une de ses origines
de peine à trouver un refuge en Suisse.
dans le pourrissement de l’atroce guerre
Par contre, je suis d’avis que le banquier ne
civile en Palestine, est venu s’y ajouter.
peut pas être rendu responsable de la mora-
S’il en va de la survie de nos démocraties
lité de ses clients, en particulier sur le plan
libérales, il en va aussi de la survie de
fiscal. Le banquier est tenu de ne pas inciter
notre place financière. Il s’agit donc pour
ses clients à la soustraction fiscale, mais il
nous d’apporter toute l’aide dont nous som-
n’y a pas de raison qu’il fasse subir des pres-
mes capables à la lutte contre le blanchi-
sions à ses clients afin qu’ils déclarent tous
ment d’argent.
leurs avoirs dans leur pays de domicile.
Là-dessus, tout le monde s’accorde. Mais
Dans la majorité des pays, les lois fiscales
là où les problèmes surgissent, c’est dans la
sont des lois pénales, mais elles ne déclen-
définition d’un Etat à l’autre de ce que
chent pas, à mon avis, un devoir de cons-
constitue un crime punissable. Nous insis-
cience pour le banquier suisse.
tons beaucoup en Suisse sur le principe de
la «double incrimination» qui exclut qu’un
LA SOUSTRACTION
FISCALE :
PROBLÈME DE
Etat participe à la répression de comportements qui ne constituent pas des délits
selon sa propre législation.
Par exemple, s’il est évident que nous sou-
CONSCIENCE OU
PROBLÈME
POLITIQUE ?
haitons pleinement coopérer avec les EtatsUnis et le reste du monde dans la destruction
du réseau terroriste de Al Qaida, il est aussi
bon de se souvenir qu’en termes plus généraux le terroriste des uns est souvent le héros
I
libérateur des autres. J’espère que notre gouvernement saura maintenir sa neutralité et
appliquer une politique nuancée.
l y a lieu de rappeler qu’en droit
suisse la soustraction fiscale
consiste à ne pas déclarer certains
revenus ou certaines parties d’une
Quoi qu’il en soit, les banques suisses sont
fortune, alors que la fraude fiscale implique
en tête du peloton des places financières
la production de faux documents (factures,
depuis de nombreuses années dans la lutte
bilans, attestations, etc.), voire la mise en
contre la criminalité. Dès 1977, par une série
œuvre de constructions mensongères.
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Il faut aussi souligner que les principaux
En tant que banquiers suisses, nous ne pou-
Etats étrangers ne font pas cette distinction
vons être qu’opposés à la soustraction fiscale
et exercent de plus en plus de pressions sur
qui est répréhensible et punissable également
la Suisse afin qu’elle adopte les mêmes
en Suisse par voie administrative. Mais nous
standards, ce qui permettrait une entraide
plaidons pour le maintien du système actuel
accrue entre la Suisse et d’autres pays et la
basé sur la confiance mutuelle et qui fait que,
levée du secret bancaire en matière fiscale.
dans un système fiscal relativement raisonna-
La Suisse refuse toutefois de céder à ces
ble, l’économie au noir est moindre et la sous-
pressions. En effet, le système hel-
traction fiscale des citoyens suisses
vétique table sur un contrat de
limitée. Ceci est prouvé par diverses
confiance entre le citoyen et l’Etat
études et par de nombreux sondages.
et sur le principe de l’autodéclara-
Vis-à-vis de la clientèle étrangère, et
tion de chaque citoyen. Un impôt
dans la mesure où leur argent n’est
anticipé élevé de 35% sur les reve-
pas d’origine criminelle, je pense
nus des titres suisses constitue une
qu’il n’appartient pas aux banques
pénalité frappant les revenus qui ne
suisses d’aider ses voisins à mettre
seraient pas déclarés. En outre, si
en application leur système.
quelqu’un est soupçonné de sous-
Il me semble que l’impôt progressif
traction fiscale, les enquêtes admi-
(quasi-confiscatoire dans de nom-
nistratives sont dures et les amen-
breux pays) n’est pas un droit naturel
des quasi-confiscatoires.
(droit de la personnalité) qu’un Etat
Aujourd’hui, le parti socialiste
comme la Suisse doit absolument
suisse a érigé en programme la cri-
aider à faire respecter. Cet impôt pro-
minalisation de la simple soustrac-
gressif peut fort bien être ressenti
tion fiscale tout en maintenant le
comme abusif et inéquitable par une
secret bancaire en général, mais pas vis-à-
forte minorité. Je maintiens qu’il n’y a pas
vis du fisc. Cette criminalisation permet-
d’obligation morale à empêcher cette minori-
trait d’accéder aux demandes émanant de
té de résister à l’impôt excessif. L’Etat n’est
l’étranger. A plusieurs reprises, le peuple
pas le détenteur du Graal de l’éthique contre
suisse avait indiqué son opposition à ce
lequel toute résistance n’est pas seulement
type de réglementation.
illégale, mais aussi immorale. Pourquoi ne
Nous sommes confiants que, sur ce point-
serait-il pas admissible que la Suisse, où la
là, le programme du parti socialiste suisse
sphère privée est opposable à l’Etat, n’ait pas
ne trouvera pas grâce devant le peuple.
le droit de conserver ses lois et de les appli-
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quer à tous les clients des banques, suisses et
riches. Qu’on ne nous dise pas non plus que
étrangers sans discrimination?
la soustraction fiscale est le problème des
Le terme «équité» peut être défini de maniè-
banques suisses ou de la Suisse. C’est en
re différente! Pour la gauche politique, il
tout premier lieu le problème des Etats qui
s’agit surtout «d’égalité». Pour d’autres,
gèrent mal leur économie et leur fiscalité!
l’équité inclut un droit à «l’évasion d’une
Un Etat libéral, démocratique et respec-
prison fiscale». On oppose à cela, toujours
tant les minorités recevra toujours ce qui
selon la gauche, que la soustraction
est dû à César, avec un minimum de
fiscale est contraire à la justice sociale
soustraction fiscale. Cela semble bien
puisque cette soustraction n’est possible
être le cas de la Suisse.
que pour les riches.
En conclusion, il s’agit dans ce débat
Cela ne correspond toutefois pas aux
surtout de problèmes politico-écono-
faits, car la résistance à l’impôt excessif
miques. Pour la Suisse, c’est une ques-
est généralisée et pratiquée largement
tion de raison d’Etat et c’est un problè-
par toutes les classes sociales. Les très
me de négociations avec les pays qui
riches votent avec leurs pieds, c’est-à-
nous mettent sous pression. Pour le
dire changent de domicile en toute
moment, les négociations avec l’Union
légalité et viennent s’établir comme on
Européenne semblent aller dans la
le dit gentiment «sous des cieux plus
bonne direction: si ce n’était pas le cas,
cléments». La classe moyenne et labo-
il y aurait référendum et le peuple,
rieuse, pour laquelle il est exclu de
comme cela a toujours été le cas,
voter avec ses pieds, procède à ce qu’on
défendrait sa place financière.
appellera une «émigration pécuniaire» en
L’ÉTHIQUE DE LA
accumulant des actifs non déclarés à
ment dans tous les pays européens l’écono-
PLACE FINANCIÈRE,
UN IMPÉRATIF VITAL
POUR NOTRE AVENIR
mie au noir. L’Etat lui-même encourage par-
otre petit pays dispose d’une
l’étranger, ou alors à une thésaurisation
domestique de valeurs non déclarées.
L’ensemble de la population pratique large-
N
fois de tels comportements en exonérant
certaines classes d’actifs (emprunts d’Etat,
œuvres d’art, etc.) de toute ponction fiscale.
place financière très importante. Il s’agit de la première industrie suisse. Pour des
Qu’on ne nous dise donc pas que la sous-
places comme Zurich, Genève ou Lugano,
traction fiscale est un remède pour les
le poids de cette industrie financière est
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dominant. Nous sommes une des premières
Mais nous vivons dans un monde concur-
places financières au monde en matière de
rentiel et, à l’évidence, la part de marché
gestion de fortune privée.
très importante que nous avons acquise
La Suisse est une des places financières les
dans un métier à forte valeur ajoutée nous
mieux policées du monde.
est enviée. La pitié est
Elle a souvent montré la
offerte aux pauvres, mais il
voie aux autres dans la lutte
faut être riche pour mériter
contre la criminalité finan-
la jalousie ! Très logique-
cière. Elle a inspiré –
ment,
depuis des générations –
seraient heureux de nous
une grande confiance aux
priver des avantages com-
clients étrangers, non seule-
pétitifs qu’ils perçoivent
ment à cause de la compé-
chez nous, en particulier la
tence des banquiers, mais
manière dont notre système
aussi grâce à ses institutions
juridique appréhende la
et à sa stabilité, tant poli-
soustraction fiscale.
tique qu’économique.
Tout aussi logiquement, nous
Cette confiance n’est pas
tenons à défendre ces avan-
concevable sans une éthique
tages, d’autant plus qu’ils
rigoureuse et une honnêteté
reposent sur un système cohé-
absolue des banquiers.
rent et parfaitement légitime.
Rédaction :
Groupement des Banquiers
Privés Genevois
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