Jeux sportifs et religion amérindienne
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Jeux sportifs et religion amérindienne
Article Jeux sportifs et religion amérindienne Studies in Religion / Sciences Religieuses 42(1) 3–22 ª The Author(s) / Le(s) auteur(s), 2013 Reprints and permission/ Reproduction et permission: sagepub.co.uk/journalsPermissions.nav DOI: 10.1177/0008429812469899 sr.sagepub.com Fabrice Delsahut IUFM Paris 4 Sorbonne, Paris Résumé : Religion et pratiques ludo-sportives sont intiment liées dans la culture amérindienne. Certains récits rendent compte de l’origine du jeu offert aux hommes par les esprits tutélaires ; ces derniers ayant eux-mêmes acquis leur statut via le jeu. L’ordonnancement du monde relève, selon certaines légendes, de rencontres sportives entre humains ou animaux. La mythologie rapporte les agissements des héros civilisateurs qui, en véritables tricksters, utilisent la ruse et le jeu pour faire des tours aux dépens d’autrui. Le lien mythico-religieux entretenu avec le jeu sportif traditionnels’exprime aussi par un large panel de rites cérémoniels relatifs aux pratiques mortuaires, aux conditions climatiques, à la maladie et à la fertilité. Avec l’arrivée des jeux sportifs institutionnels, la religion a trouvé un nouveau terrain d’expression qui, à défaut de donner une visibilité sportive internationale aux athlètes amérindiens, leur permet de trouver un équilibre entre leurs valeurs traditionnelles et le monde moderne. Abstract: Religion and recreational sports practices are intimately linked in Native American culture. Some stories attest to the origin of the game offered to men by tutelary spirits, the latter having acquired their own status through the game. According to some legends, the organization of the world derives from sport encounters between humans or animals. Mythology relates the dealings of civilizing heroes, who, as true tricksters, use cunning and games to play tricks on others. The mythical–religious elements in traditional sports also express themselves through a wide range of ceremonial rites related to death practices, climate conditions, illness and fertility. The institutionalization of traditional sport has provided religion with a new basis of expression that, although failing to give international visibility to Native Corresponding author / Adresse de correspondance : Fabrice Delsahut, Maitre de conférences en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives, IUFM Paris 4 Sorbonne, Membre du CRIS (EA647), Université Claude Bernard Lyon 1, France. Email : [email protected] 4 Studies in Religion / Sciences Religieuses 42(1) American athletes, allows them to find a balance between their traditional values and the modern world. Mots clés Amérindiens, jeux sportifs, religion, trickster, mythologie, rituels, spiritualité, sorcellerie Keywords Native Americans, sports games, religion, trickster, mythology, rites, spirituality, witchcraft Comme toutes les civilisations de l’oral, les Amérindiens n’ont laissé que peu de traces de leurs pratiques ludo-sportives. Contrairement à leurs voisins mésoaméricains, il n’existe quasiment pas de vestiges matériels archéologiques comme les statuettes de joueurs en terre cuite, les peintures sur les récipients, les bas-reliefs en pierre ou les terrains de jeu de balle précolombiens. Pourtant, les civilisations nord-amérindiennes disposent, tout comme l’Occident, d’un panel de jeux corporels très riche et très complexe à appréhender. Tant les archives écrites par les Européens que les documents recueillis aux XIXe et XXe siècles par les anthropologues1 attestent que les jeux sportifs tiennent une place prépondérante dans la vie de la plupart des communautés amérindiennes. Les explorateurs, les administrateurs coloniaux, les militaires et les marchands ainsi que les missionnaires franciscains et jésuites commentent avec force détails l’étrangeté des coutumes, des comportements et des savoirs. Lettres, rapports, récits de voyages apportent aux intellectuels européens des informations sur ce nouveau monde et notamment sur la place du jeu et sa relation avec la religion.2 Les écrits missiologiques qui embrassent entre autre l’anthropologie et l’histoire, tels que ceux compilés dans « La relation des jésuites de la Nouvelle-France » de 1632 à 1672, renouvellent la connaissance avant d’ébranler les consciences par la découverte d’une humanité autre.3 Les récits relatifs aux jeux rapportés par les Européens n’échappent pas à la règle, selon laquelle l’image de l’autre se construit à partir d’une analyse culturelle qui peut varier en fonction de la conjoncture historique. La tradition orale amérindienne où se côtoient mythes, événements ponctuels liés aux relations intercommunautaires tout autant que lois et rituels religieux, offre sa fragilité aux locuteurs comme aux transcripteurs. Les récits recueillis par les anthropologues au XIXe siècle souffrent déjà des profonds bouleversements des sociétés amérindiennes induites par l’arrivée des Européens dès le XVIe siècle. La condescendance du regard porté sur l’autre parasite les recueils d’informations. Philippe Jacquin résume ainsi la situation : « La majorité des écrits européens sont rédigés par l’élite sociale, officiers, administrateurs coloniaux, missionnaires, scientifiques : tous portent un regard condescendant, aux XVIe et XVIIe siècles, sur des hommes ‘sans foy ny lois’, incapable de mettre en valeur leurs terres, ignorant la roue et le fer. L’avancée technologique et le christianisme, en plein drame de la Réforme, ne conduisent pas les Européens à la tolérance. Ils développent un profond sentiment de supériorité dont témoigne le vocabulaire pour désigner les Premiers Américains, ‘les sauvages’. Les Européens, puis les Américains, n’arrivent pas à interpréter les sociétés amérindiennes sans préjugés » (Jacquin, Royot & Whitfield, 2000 : p. 84). 4 Delsahut 5 La tradition chrétienne se heurte à une spiritualité amérindienne intimement liée à son propre monde ascétique et cosmologique dont les premiers écrits européens sont dans l’incapacité d’en saisir l’esprit et de la protéger de toute mésinterprétation. La spiritualité étant mêlée à la vie de tous les jours, il n’existe pas de distinction entre le religieux et le profane. Chaque groupe a son propre corpus de croyances qui est dépendant de son environnement particulier (climat, paysages, créatures et esprits avec lesquels il cohabite). Les jeux, en tant que produits culturels, n’échappent pas à ce lien spirituel et, bien au contraire, ils le renforcent. En plus de cinq siècles, le regard porté à l’endroit de l’altérité a subi de profonds bouleversements au fur et à mesure que les échanges transatlantiques s’effectuent, que la nation américaine s’édifie et que l’inculturation chrétienne opère. Les sociétés amérindiennes s’acculturent et les jeux se « sportivisent ». Malgré cela, l’indianité religieuse continue de s’exprimer à travers les pratiques physiques dominantes selon des convenances qui lui sont propres. En réponse au stress de l’acculturation, une redéfinition spirituelle des « national pastimes » américains se met en place. Cet article se propose de revisiter l’univers ludo-sportif amérindien originel à travers le lien singulier, original et complexe qu’il entretient avec le transcendant. Nous analyserons dans une première partie, l’identité religieuse des jeux sportifs traditionnels amérindiens et les conditions de sa mise en œuvre. Cette partie concernera la période pré-contact. Puis nous verrons comment l’introduction de nouvelles pratiques sociales de références, à savoir les jeux sportifs institutionnels, a entraı̂né la confrontation de deux expressions religieuses différentes. Les Amérindiens ont, dés lors, trouvé dans le sport, un possible terrain d’expression de leur indianité religieuse. Religion et jeux sportifs traditionnels En l’absence de patrimoine archéologique, l’histoire ludo-sportive amérindienne est racontée par d’autres nations. La période post-colombienne apporte de précieux documents sur les pratiques sportives amérindiennes. Mais la nature des écrits est à appréhender avec discernement. Les recueils souffrent parfois des habitus des transcripteurs à savoir ceux de l’Ancien monde mais aussi des influences opérées par l’acculturation dans les récits des anciens. Plus tard, les historiens, victimes des théories du moment, pensent que les sociétés traditionnelles restent imperméables aux changements. Il s’agit donc d’objectiver au mieux les sources disponibles selon la méthode historique.4 Cependant, ces inclinaisons idéologiques ne contrarient pas la richesse factuelle de ces sources, sur lesquelles, après le maximum de recoupements possibles, repose notre analyse. Un examen attentif, tant des archives écrites par les Européens que des documents recueillis au XIXe siècle par les anthropologues, atteste des divers processus qui ont affecté les jeux amérindiens : l’acculturation, les accommodations mais aussi les résistances. L’histoire des jeux sportifs amérindiens s’inscrit aussi dans l’histoire de chacune des 500 Nations : l’Amérique indienne est un agrégat de nations indépendantes ayant des caractéristiques propres en termes de langage, d’organisations sociales, de culture, de territoire. La civilisation amérindienne possède certes une certaine cohérence puisque l’on distingue dans toutes les tribus un rapport au monde, des permanences dans le lien social, les échanges et l’imaginaire présentant partout de fortes similitudes. De 5 6 Studies in Religion / Sciences Religieuses 42(1) même, on note des formes de spiritualités dont les modalités varient mais dont certains principes demeurent communs à presque toute l’aire de la civilisation amérindienne. La tradition spirituelle indienne repose ainsi sur un ensemble de rituels religieux complexes en lien étroit avec les pratiques ludiques. Cependant, des différences existent aussi, liées à l’histoire et, dans le cadre de ce travail, il est évidemment impossible d’établir des distinctions fines entre la multitude des composantes de la civilisation amérindienne. Spiritualité et mythologie Les jeux sportifs et la religion ne constituent pas chez les Amérindiens deux mondes antagonistes mais une façon unique d’appréhender le monde matériel et immatériel. Même si les jeux s’enracinent dans les mythes et les rites, ils n’en conservent pas moins un caractère d’amusement marqué. Les finalités ludiques amérindienne varient de pratiques rituelles ou propitiatoires à des visées éducatives ou purement oisives. Le jeu est un exutoire tensionnel, un moyen d’affirmation du moi, et répond à un besoin d’adaptation aux réalités géo-climatiques, aux besoins de subsistance et à l’organisation sociale de la tribu. De nombreux jeux trouvent ainsi leurs propres origines dans le mythe, et la participation à ces jeux est sensée être en accord avec les souhaits divins. Le jeu de balle nordamérindien « constitue une des clés de voûte de l’édifice mythico-rituel pan-américain » (Désveaux, 2001 : p. 295). Il semble se situer à la charnière entre le rituel et le ludique et il concerne toutes les composantes socio-culturelles de la vie quotidienne. Les jeux s’expriment dans bon nombre de mythes tribaux et prennent corps dans de nombreux rites. Les mythes permettent de rendre intelligible le monde environnant en séparant les vivants et les morts, les humains et les non-humains (esprits, animaux, . . . ). Ils donnent sens à l’inexplicable et apportent une vérité à l’incroyable. Ils mettent en scène la dualité du monde et de la vie, décrivent le rôle des esprits qui maintiennent, avec l’aide des hommes, l’harmonie des mondes, une harmonie où les ancêtres veillaient sur la terre sacrée, une Amérique indienne où « les Êtres humains » avaient imaginé une civilisation. Selon un mythe Cherokee, les oiseaux ont remporté la victoire contre les animaux à quatre pattes grâce à l’aide de l’écureuil volant et de la chauve-souris, dans la grande partie de jeu de balle. Ce mythe permet d’ordonner le règne animalier. Certains joueurs n’hésitent donc pas à prendre des poils de moustache de chauve-souris qu’ils enroulent autour des filets de leur crosse ou à découper des morceaux de peau de l’animal qu’ils appliquent sur la crosse afin d’obtenir la vitesse et la précision de déplacement du mammifère volant, nécessaires au jeu (Hoffman, 1896 : p. 127). Une gravure de Catlin vers 1830 intitulée « Ball Players » montrant des joueurs portant des parures de plumes, exprime ce lien entre le mythe et le jeu. Emmanuel Desveaux analyse le couple-ludique crosse et balle en montrant notamment comment le matériel utilisé symbolise métaphoriquement les fondements mythologiques du jeu : la crosse symbolisant une version miniature de l’arbre et du nid, la balle représentant une contraction entre un oiseau par sa fonction et ses œufs par sa morphologie. L’objectif étant, rappela t-il, de faire voler la balle, de la situer du côté de l’aviaire. La balle est aussi parfois perforée pour la faire siffler dans les airs. Outre le fait qu’elle puisse s’identifier à un oiseau, Nicolas Perrot (1864) avance 6 Delsahut 7 l’idée que le son émis simule le mugissement du vent, apaisant peut-être le Dieu du vent pour qu’il ne détruise pas la récolte. Comme toutes les civilisations de l’oral, outre les mythes, les légendes relatives aux jeux tiennent une place importante dans le folklore amérindien. « La mythologie des Ame´rindiens, écrit Philippe Jacquin, posse`de d’innombrables re´cits où le trickster, le de´cepteur, un ve´ritable de´miurge, agit sous l’emprise du jeu. Par exemple, Coyote, chez les Navajo, ne cesse de de´fier ses concurrents ou de lancer des de´fis, parfois stupides, pour les humilier ou les ridiculiser. Cette mythologie renvoie à l’imaginaire des socie´te´s fascine´es par le jeu » (Delsahut, 1999 : p. 9). Le « trickster » peut être tour à tour sympathique ou diabolique avec les humains. Ce héros mythique incarne la démesure, la révolte contre l’ordre établi, contre l’autorité familiale ou sociale, un être gênant dont il faut venir à bout, mais qui réparait toujours, malicieux ou cruel, glouton, incorrigible, et qu’il faut bien considérer comme un aspect de l’homme lui-même, aux prises avec ses problèmes intérieurs. Le plus célèbre est Coyote ; il représente une combinaison de force, de faiblesse, de sagesse, de puérilité et de malice. On retrouve le trickster dans de nombreux contes ou histoires drolatiques, dont la plupart ont pour but d’être un enseignement ou de proposer un idéal. Ils ont pour dessein de promouvoir le fair-play ou la morale. En 1823, les Cherokees de l’Est disaient que, par le passé, ils jouaient au jeu de lacrosse seulement les soirs de pleine lune car l’astre présidait comme un esprit tutélaire. La légende veut que, dans des temps anciens, deux chefs jouaient au jeu de balle auquel tout le peuple rouge est convié. L’issue de la rencontre est alors incertaine quand une équipe prit l’avantage grâce à l’habileté technique d’un jeune homme. Son adversaire, ne voyant aucune chance de succès dans un jeu loyal, se mit à tricher. Alors qu’il envoya la balle, celle-ci se fixa dans le ciel et prit l’apparence de la lune afin que les Amérindiens se rappellent que la tricherie et la malhonnêteté sont des crimes. Depuis, la petitesse et la pâleur de la lune servent à rappeler la manipulation déloyale de la balle. Rites cérémoniels L’importance du lien entre rites et jeux a été rappelée par Claude Lévi-Strauss. Il écrit à ce propos : « Si, sur le plan spéculatif, la pensée mythique n’est pas sans analogie avec le bricolage sur le plan pratique, et si la création artistique se place à égale distance entre ces deux formes d’activité et la science – écrit-il –, le jeu et le rite offrent entre eux des relations du même type. Tout jeu se définit par l’ensemble de ses règles, qui rendent possible un nombre pratiquement illimité de parties ; mais le rite, qui se ‘joue’ aussi, ressemble plutôt à une partie privilégiée, retenue entre tous les possibles parce qu’elle seule résulte dans un certain équilibre entre les deux camps » (Lévi-Strauss, 1990 : p. 46). Les rites permettent de maintenir l’unité du monde en rapprochant les deux parties, contrairement aux mythes, qui opèrent une véritable mise à distance des uns et des autres (animaux entre eux, vivants et morts, . . . ). Les premiers rites liés aux jeux concernent le cérémoniel lié aux préparations de ces derniers. De nombreux rites de nature magico-religieuse entourent les jeux amérindiens et la « croyance » en leur portée est à la mesure de l’application et du respect mis à les effectuer. Ces actes symboliques sont accomplis par les initiés selon des prescriptions compliquées menées par des officiants, chamans ou hommes-médecine. En 1840, en Géorgie du Nord, le révérend George White 7 8 Studies in Religion / Sciences Religieuses 42(1) (1855 : p. 671) rapporte le travail effectué par les chamans cherokees qu’il nomme les « conjurateurs de sort » et qui lancent nombre d’incantations et de sortilèges et utilisent tout un attirail de coquillages et d’os de serpents pour affaiblir l’équipe adverse et rendre invisible leur propre équipe afin d’assurer la victoire. Certains rites ont pour vocation de poser la transcendance du sacré en le séparant du joueur profane, et d’autres permettent aux joueurs de participer au monde sacré. Dans la première catégorie, de nombreux rites fixent des interdits qui s’apparentent à des tabous. On trouve ainsi des prescriptions alimentaires très précises. En 1890, James Mooney (1890 : p. 105) rapporte que les Cherokees en Caroline du Nord s’abstiennent de manger du lapin pendant plusieurs semaines avant les grandes rencontres de jeu de crosse, de peur que les caractéristiques de cet animal (timidité et sottise) ne leur soient transmises. Cette croyance est si forte que les joueurs des équipes opposées concoctent une sorte de soupe de jarrets de lapin qu’ils versent tout au long des trajets familiers des adversaires avant les principales rencontres, afin de les rendre plus vulnérables. La viande de grenouille est aussi interdite à cause de la nature cassante de ses os. L’abstinence sexuelle constitue un des plus grands tabous : le joueur masculin ne doit pas toucher une femme les sept jours précédant et suivant le jeu. De même, chaque joueur dont la femme est enceinte, n’est pas autorisé à jouer à cause de la croyance selon laquelle sa force est minée par l’enfant. A ces rites négatifs s’apparentent aussi toutes sortes de formes d’ascèse, tels les jeûnes et les entraı̂nements spartiates. L’objet général de ces pratiques est de « purifier » les joueurs avant la partie pour qu’ils puissent donner leur plein rendement et éviter les blessures. Parmi les rituels qui conduisent à participer directement avec le monde sacré, la prière, la danse et les offrandes sont des moyens permettant de se concilier les puissances. Ces rituels incitent les esprits à s’inviter chez les humains, à se mélanger à eux. George Catlin note dans les années 1830, les rites cérémoniels liés au jeu de balle choctaw. Les quatre sages désignés pour être les garants du bon déroulement du jeu, inspectent le terrain et établissent des règles concernant les poteaux de but, les limites du terrain, les marques et les obstructions. Dans la soirée, ces anciens se placent au centre du terrain où ils passent toute la nuit à prier pour que la sagesse et la justice leur soient données afin que leurs jugements soient impartiaux envers les deux équipes. Catlin décrit aussi la danse du jeu de balle qui commence tôt après la tombée de la nuit. Les joueurs, avec leurs équipes, descendent sur le champ avec des torches. Chaque groupe se rassemble autour de son propre but, pendant que les officiels s’assoient au centre du terrain. Les joueurs dansent autour de leurs buts sur les percussions et chants des femmes. Ils entrechoquent violemment leurs crosses et chantent en criant. Les femmes dansent et chantent aussi, appelant le grand esprit afin qu’il favorise leur équipe, et elles conseillent vivement aux joueurs de faire tout leur possible pour gagner. La danse du jeu de balle dure approximativement quinze minutes et les participants retournent à leur campement pendant environ une demiheure. Cependant, les joueurs et leurs équipes vont et viennent du terrain au campement toute la nuit, répétant la cérémonie de la même manière, et tout le monde est réveillé. Catlin décrit la cérémonie des flambeaux, les percussions, les danses et les chants comme « un des spectacles les plus pittoresques qui se puissent imaginer » (Catlin, 1992 : p. 437). 8 Delsahut 9 Le sacrifice constitue un rite religieux par excellence. Selon Marcel Mauss (Mauss & Huibert, 1899), il a pour but d’interposer une victime entre le monde profane et le monde sacré, qu’il s’agisse de mettre en contact l’un avec l’autre. Il permet de créer un lien avec les esprits en les obligeant. James Mooney (1890 : p. 121) décrit une cérémonie de scarification dans laquelle un officiel utilise un Kanuga, sorte de petit peigne à sept dents, très acérées, faites avec les os des cuisses de dindons. L’officiel ou le chaman utilise cet instrument pour faire des scarifications le long des bras et des jambes de chaque joueur. Ces marques sont longues et percent la peau juste assez pour permettre au sang de suinter. Ce rituel douloureux se poursuit jusqu’à ce que vingt-huit marques soient faites, respectivement sur le haut du bras, sur l’avant-bras, sur la cuisse et sur les mollets ou tibias (le chiffre 28 correspond à la combinaison de 4 et 7, les deux nombres sacrés des Cherokees). Au final, le sang coule goutte à goutte sur presque toutes les parties du corps du joueur ; conséquence inévitable du rituel pour assurer le succès au jeu. Une autre forme de sacrifice peut s’exprimer dans l’engagement mis par chacun. Le père François Joseph Le Mercier explique qu’au cours du mois de mai 1637, juste avant la saison des plantations, les habitants de plusieurs villages « s’épuisaient jusqu’à la mort sur les terrains de jeu, dans la croyance que le temps dépendait seulement d’un jeu de crosse » (Salter, 1983 : p. 214). Les panels rituels ludo-sportifs Parmi les divers jeux pratiqués se trouvent en grand majorité les jeux divinatoires. Le principe supérieur de ces jeux réside dans le fait que les esprits y sont souverains. La victoire tient du hasard, c’est-à-dire à la volonté d’un esprit ou à un rapport de force, à un moment donné, entre plusieurs esprits. L’issue du jeu parait donc sceller d’avance d’un point de vue spirituel. Après avoir étudié les traditions sportives de plusieurs tribus dans la partie Est des Etats-Unis et du Canada, Michael Salter (cité par Oxendine, 1988 : p. 7) identifie quatre liens religio-magiques concernant les pratiques mortuaires, les conditions climatiques, la maladie et la fertilité, se rapportant aux jeux sportifs traditionnels. Les jeux mortuaires sont désignés pour honorer le mort, réconforter les endeuillés, calmer les esprits, honorer le successeur et promouvoir l’unité tribale. L’humeur et l’engagement avec lesquels le jeu est joué, sont souvent plus importants que l’issue. Le jeu favori du défunt est généralement sélectionné. A travers l’exemple des Indiens Fox, Claude Lévi-Strauss analyse le premier en 1962, dans « La Pensée Sauvage », l’étroit et complexe lien unissant la mythologie nord-américaine avec les jeux mortuaires. « Chez les Indiens Fox – écrivit-il –, lors des cérémonies d’adoption, le but était de remplacer un parent mort par un vivant, et de permettre ainsi le départ définitif de l’âme du défunt » (Lévi-Strauss, 1990 : pp. 46–47). Les rites d’adoption décident l’âme du mort à rejoindre définitivement l’au-delà où elle assumera son rôle d’esprit protecteur. Ils s’accompagnent de compétitions sportives, de jeux d’adresse ou de hasard opposant symboliquement les vivants et les morts ; les vivants offrant ainsi au défunt la consolation d’une dernière partie. Mais, de cette « asymétrie principielle » entre les deux camps, il résulte automatiquement que l’issue est déterminée à l’avance : le camp du défunt pour qui est célébré le rite d’adoption gagne en l’occurrence la partie. Pour 9 10 Studies in Religion / Sciences Religieuses 42(1) Lévi-Strauss, le non-sens et le message du rituel concernent en premier lieu la résolution d’une contradiction, celle du vif et du mort. Les jeux répondent aussi à des besoins d’adaptation aux conditions climatiques diverses, au regard des nombreuses zones géo-climatiques du pays. Les jeux agraires s’inscrivent dans les rituels des fêtes calendaires, comme celles des semailles et des moissons. En effet, la survie d’une société agraire est largement dépendante des caprices des éléments. Pendant l’année, périodes de chaleur excessive ou gelées posent toujours un problème pour les cultures, et les productions même abondantes, sont à peine suffisantes pour subvenir aux besoins de toute une communauté pendant les difficiles mois d’hiver. Les Amérindiens attribuent le comportement des éléments aux actions d’entités surnaturelles spécifiques dans leurs panthéons respectifs. Ne possédant pas de moyens directs de contrôle climatique, ils font tout leur possible pour atteindre leurs objectifs climatologiques en ayant recours aux existences métaphysiques. Il en résulte une complexité de rituels tournant autour de corps célestes et éléments du temps. Comme l’explique Salter, « dans la plupart des cas, les entités impliquées étaient censées être, comme leurs fidèles, extrêmement férues de jeu. De même, quelques-unes étaient supposées avoir acquis leur position éminente à la suite ou au cours d’un jeu » (Salter, 1983 : p. 212). Un mythe Caddoan (Dorsey, 1905 : p. 35) décrit l’histoire de deux frères qui commencent à jouer une partie de hoop and pole. Après plusieurs jours de compétition, le frère cadet ne réussit pas à atteindre la roue avec sa lance, après quoi elle continue à rouler au-delà de l’aire de jeu. Après une série d’effrayantes aventures, les frères réussissent à atteindre la roue et parviennent à la fin au monde des cieux, celui des esprits, du tonnerre et de la foudre. Le peuple des six nations5 joue au lacrosse au cours de leur « cérémonie du tonnerre » afin que les conditions climatiques facilitent la croissance de leurs semences. Ils programment cette cérémonie à chaque fois que des précipitations sont nécessaires et rarement plus d’une fois par mois. La condition la plus favorable est quand le grondement du tonnerre se fait entendre à l’Est. La cérémonie est programmée et conduite par des hommes (huit hommes âgés avec d’importants pouvoirs surnaturels) afin d’implorer les esprits du tonnerre, contrôler le vent et lutter contre les créatures pestilentielles, naturelles et surnaturelles. Les Iroquois font référence aux esprits du tonnerre comme leurs « grands-parents » et les voient comme des agents bénévoles du grand esprit. On croit ainsi qu’en plus de protéger l’humanité du Mal, ils sont obligés de se servir des vents et de la pluie pour assainir la terre. Le jeu de lacrosse constitue donc le jeu de la médiation par excellence, « médiation de deux ‘camps’ adverses grâce à la balle qui circule entre eux, médiation des joueurs eux-mêmes qui avaient recours à une crosse ou une raquette pour toucher la balle » (Desveaux, 2001 : p. 299) et médiation entre humains et non-humains. Le jeu de balle est donc indissociable de ce dualisme, lequel s’ajuste à l’alternance saisonnière. Dans la région du bassin du Mississippi et de ses alentours, terre de prédilection du jeu de balle, prévaut un dualisme socio-cosmique très appuyé, lié à une vision tranchée de l’alternance saisonnière. L’opposition de l’été et de l’hiver prend sa signification par rapport à un supposé combat qui met aux prises les puissances antagonistes du ciel et de la terre. « La dite belle-saison est le moment de cet affrontement cosmique dans la mesure où les puissances antagonistes entrent en contact. Rien ne prévient alors ce 10 Delsahut 11 contact potentiellement violent, à la différence de l’hiver où une couche de neige et de glace, en ensevelissant la surface de la terre et des eaux, les isole de facto du domaine céleste » (Desveaux, 2001 : p. 298). Le jeu de crosse constitue pour les Amérindiens un intermédiaire culturel dynamique entre deux domaines considérés comme antagonistes : le céleste et le chtonien. Le jeu se déroule principalement en été, du fait de l’absence de tout revêtement nival sur le sol, caractéristique en soi de l’hiver, qui isole la terre du ciel. Les Amérindiens s’efforcent alors de « balayer » littéralement l’espace par des mouvements de balle incessants afin d’en distraire les entités cosmiques ennemies et de les dissuader de s’affronter directement, ce qui aurait inévitablement des effets désastreux pour les humains. De nombreuses tribus prévoient que leur plus grande cérémonie annuelle coı̈ncide avec la maturité du maı̈s et autres moissons. Ainsi, pour les Hopis, courir est une action propitiatoire, destinée par exemple à favoriser la croissance du maı̈s. Ernest Beaglehole (1937) explique qu’une fois celui-ci planté, deux types de compétition s’organisent. A un rythme rapide, la course encourage une pousse rapide, tandis qu’à un rythme lent, sur une longue distance, elle entraı̂ne le soleil à accomplir une lente révolution dans le ciel pour donner au grain le temps de mûrir pleinement avant les gelées automnales. Les Amérindiens utilisent donc un large panel de rituels dirigés vers les esprits surnaturels. Cependant, bien que possédant des pouvoirs climatiques, les jeux se situent plus dans une logique de rituels de remerciement que de changement. Religion et jeux sportifs institutionnels La conquête, et avec elle le processus d’évangélisation, va contribuer largement à modifier le paysage ludique des Amérindiens. Qu’il s’agisse de renouveau pour certains ou d’acculturation pour d’autres, les jeux traditionnels amérindiens ont été, au fil des années, supplantés par les sports nationaux du Nouveau Monde en devenir. Les missionnaires ont cherché dès le XVIIe siècle à christianiser des « sauvages » dont ils déplorent les traditions immorales. Sous les autorités religieuses et civiles, « christianiser » demeure synonyme de « civiliser ». « La civilisation des mœurs », selon l’expression de Norbert Elias, « ne se comprend que comme un progrès du contrôle de soi, de l’individualisme, de la civilité, toutes valeurs présentes dans les sociétés amérindiennes mais dont la pratique est différente » (Jacquin, Royot & Whitfield, 2000 : p. 159). Bien plus que la simple expression d’une foi en leur mission, Il s’agit d’une offensive culturelle divisant les tribus, entre les « praying Indians », Indiens convertis, et les « malfaiteurs paı̈ens », ainsi nommés par Josiah Winslow, gouverneur de la colonie de Plymouth de 1673 à 1680. Cette distinction se retrouve sous d’autres formes au XXe siècle avec notamment les difficultés rencontrés par les athlètes mis à la marge par les leurs, qui voient en eux des Malinches6 sportives. Au fur et à mesure que la colonisation avance, les valeurs économiques et culturelles amérindiennes sont sapées, les tribus sont déterritorialisées et leurs pratiques religieuses interdites. La politique d’assimilation conduite par les Américains vise l’intégration et la disparition de l’« indianité », des références culturelles, tant matérielles que spirituelles. Dans les écoles, à la fin du XIXe siècle, les jeunes apprennent les valeurs chrétiennes identifiées aux valeurs américaines. Tous souffrent de l’acculturation mais l’expérience 11 12 Studies in Religion / Sciences Religieuses 42(1) scolaire leur fait prendre conscience de leur capacité d’adaptation et forge les racines d’un pan-indianisme. Le sport, vecteur scolaire d’assimilation et symbole culturel de la communauté blanche, va leur permettre d’imposer leur propre style en l’imprégnant de leurs valeurs ou en détournant certaines règles. Les Amérindiens tentent de retrouver ainsi leurs systèmes de référence spirituels, notamment via le rôle symbolique du trickster, dans une Amérique multiculturelle où le sport s’apparente à un dieu intouchable. Il semble toutefois nécessaire de relativiser le niveau de représentativité des athlètes amérindiens mis en exemples. Il ne s’agit pas ici d’idéaliser des cultures amérindiennes « préservées » des atteintes morales du sport et / ou de signifier leur incapacité à s’adapter aux codes sportifs en vigueur chez les blancs. La pratique sportive du monde scolaire montre que certains Amérindiens ont su adopter les normes sportives compétitives et atteindre l’excellence à travers elles. On peut toutefois s’interroger sur le pouvoir de fascination de la pratique sportive, les capacités qu’elle offre à concurrencer l’adversaire sur son propre terrain, tout en inclinant les dominés à s’approprier les modèles des dominants (et faire que ceux-ci, quoi qu’il advienne, triomphent). Ce qui semble donc être une « adaptation » du sport aux spécificités ludo-motrices amérindiennes peut aussi être perçue comme un processus d’acculturation. Il s’agit alors d’un triomphe des sports « occidentaux » sur lesdites spécificités ludo-motrices et culturelles amérindiennes. Le fait que certains de ces athlètes soient majoritairement des métis est un indicateur possible de l’effet d’acculturation. Ils sont ainsi à l’interface des sociétés amérindiennes et de la société « blanche ». Trickster et l’entre-deux-mondes A l’origine de la nation américaine, les jeux sportifs ne sont pas une bénédiction divine. Les héritiers du Mayflower abhorrent toutes les formes d’activités sportives quelles qu’elles soient et dès le milieu du XVIIe siècle, ils instituent une série d’ukases plus ou moins rédhibitoires. « Conformément aux visions sociales des Protestants réformistes, les administrateurs ordonnèrent une série d’actes et des lois par lesquelles ils eurent apparemment l’intention de maintenir l’ordre et la discipline parmi les oisifs et les pratiques de loisirs. La teneur de ces règlements était semblable à travers les colonies » (Struna, 1996 : p. 68). Les lois relatives au Sabbat ordonnent ainsi aux colons de ne pas faire de travail inutile, de voyager, ou de faire du sport pendant cette période, qui commence dès le crépuscule, du samedi soir au dimanche soir, en l’honneur de Dieu et de son travail (Solberg, 1977). La configuration de la Nouvelle-Angleterre coloniale est tributaire, pour l’essentiel, d’un zèle religieux appliqué à la société civile. Le sentiment d’accomplir une œuvre commune est conforté par l’égalité de tous face aux contrats passés, par la rigueur d’une discipline morale indispensable à la survie du groupe, et par la conscience d’un destin historique qu’a scellé la main de Dieu. Pour les guides théocratiques de la NouvelleAngleterre, la seule façon de plaire et de servir Dieu est de travailler et d’affronter les difficultés, caractérisant une morale ascétique. Selon Lew Carlson (1989), choisir la voie facile des jeux, celles des autochtones, signifie tomber dans la paresse, l’oisiveté, en utilisant des moyens diaboliques. Le croyant, par ailleurs guidé par le Saint-Esprit, ne peut s’en remettre au hasard, au prix du sort, à laquelle est souvent assimilée l’issue sportive. Toutes formes de jeux sont ainsi bannies des possessions coloniales du Connecticut 12 Delsahut 13 et du Massachusetts. Le puritanisme américain considère qu’en matière d’indigénisme, le religieux ne peut s’accommoder aux pratiques jugées récréatives des sauvages. Les préoccupations ludiques des Amérindiens sont simplement définies en termes d’activités frivoles ou d’oisivetés et sont en inadéquation avec les valeurs religieuses des colonies d’alors. Il en va de même pour les territoires espagnols en Amérique du Nord qui voient rapidement dans les jeux autochtones des pratiques inconciliables avec l’économie domestique des missions. Les missionnaires catholiques soutenus par l’évêque de Cuba s’inquiètent ainsi du fait que les villes soient laissées sans défenses quand les Apalachees s’adonnent au jeu de balle et que la trop grande implication de ces derniers fait que le travail au champ est négligé pendant la saison de jeu. En 1684, l’Église décrète que le jeu de balle est un jeu « démoniaque » et que les Amérindiens doivent cesser toute pratique (Bushnell, 1978). Au XIXe siècle, le changement des valeurs, les mouvements démographiques et les développements technologiques affectent le mode de vie des Américains. Un assouplissement des consciences puritaines et une perte de croyance en la toute puissance du travail débouchent, pour une population urbaine en pleine expansion, sur une légitimité nouvelle des divertissements. Le sport envahit tout le socius et représente même, au sein des pensionnats amérindiens, un puissant outil acculturateur. Les Amérindiens trouvent alors dans ces nouvelles pratiques un terrain d’expression privilégié et les athlètes comme Louis Tewanima, Thomas Longboat ou James Francis Thorpe, expriment tout leur talent au plus haut niveau de la pratique sportive. Ce biculturalisme, bien souvent forcé, permet aux athlètes d’adopter ou d’adapter les normes dominantes en cas de nécessité ou de bénéfice mais il ne garantit pas pour autant un véritable accomplissement personnel comme l’attestent les différentes biographies des grands sportifs amérindiens. Entre les pratiques traditionnelles perdues dans les réserves amérindiennes et les sports vecteurs d’assimilation des pensionnats, ces athlètes doivent trouver un difficile équilibre. Pour ce faire, Gerald R. Gems avance l’idée originale de la résurgence du trickster dans leur vie, leur permettant tout à la fois de renouer avec un des éléments forts de la culture amérindienne et de jouer, au propre comme au figuré, avec la culture dominante. Dans le contexte sportif du tournant de siècle, le trickster n’existe qu’en tant que projection mythique du joueur malmenant, dans la réalité ou dans le désir des gens, les préjugés et tabous au profit de son groupe, lui apportant tout à la fois la fierté, la reconnaissance et l’aisance aptes à satisfaire ses besoins et ses désirs. Il fait ainsi figure de fondateur du biculturalisme de sa société. Pour Gems, confrontés à des visions erronées de leurs cultures, les peuples autochtones ont essayé de rétablir leur fierté, leur respect de soi et leurs valeurs culturelles, qui, selon eux, étaient moralement supérieures à celles de la société blanche, avide et agressive. Les Amérindiens ont souvent réinterprétés les discours blessants des blancs selon leurs propres convenances, leur préférant une autre perception de la notion de race et de culture. Le conte pueblo intitulé l’« Homme Bien cuit », explique par exemple les différences raciales à travers le démiurge coyote, qui enlève du four de Dieu les hommes blancs avant qu’ils ne soient entièrement cuits, créant ainsi un être inférieur. Le trickster s’est avéré être non seulement un moyen de rationalisation pour les Amérindiens, mais aussi un artifice pragmatique pour obtenir une certaine autoglorification auprès de la culture dominante de façon plus importante et 13 14 Studies in Religion / Sciences Religieuses 42(1) significative que ce qui semblait l’être aux yeux du Blanc. Comme la société blanche s’est introduite et imposée auprès de la population amérindienne, le trickster a permis une résistance plus subtile et une renégociation des relations de pouvoir alors que se reconstruisaient les identités. (Gems, 2005 : p. 2) L’action du décepteur s’incarne ainsi de bien des façons différentes. En premier, c’est un personnage humoristique, qui aime jouer des tours. Ce trait de caractère est très présent dans la culture amérindienne et il se retrouve abondamment dans la façon de jouer ou d’être des athlètes. On peut citer par exemple les fameux coups de la balle caché, du ballon brodé sur le maillot et celui de l’opossum que Carlisle a mis au point au football américain.7 Tom Longboat a aussi recours au rôle de trickster en 1909, au Madison Square Garden à New York, dans sa course qui l’oppose à l’anglais Alfie Shrubb. Il feint un coup de fatigue et laisse s’éloigner l’anglais qui allonge alors la foulée pour creuser l’écart avant d’être laissé sur place par Longboat, incapable de réagir à l’attaque de l’Onondaga. Outre les actes, les athlètes aiment aussi, à l’instar du héros mythique, se moquer des autres verbalement. Ce sens de l’humour s’exprime en 1896 quand Carlisle rencontre Penn. Malmené par les joueurs de Carlisle, William Bull se retrouve alors projeté en arrière et retombe sur les fesses ce qui lui vaut par les Amérindiens le surnom de « Sitting Bull ». Ces derniers s’amusent ainsi en reprenant à leur compte les nombreuses références amérindiennes utilisées à l’époque par les Blancs sur le circuit. Les tricksters cherchent toujours à tirer avantage d’une situation. Le quarterback chippewa des Oorang Indians, Leon Boutwell, explique comment son équipe joue avec les stéréotypes les concernant et l’opportunité qui leur est présenté de les exploiter, voire de les parodier. « Les Blancs avaient cette conception erronée des Amérindiens. Ils pensaient que nous étions tous des hommes sauvages, et ce même si la plupart d’entre nous avions été au collège et étions généralement plus civilisés qu’ils ne l’étaient. Et bien, c’était une excuse élégante pour nous de tempêter puis de nous en éloigner quand bon nous semblait. Puisque nous étions des Indiens, nous pouvions jouer avec cela contrairement aux Blancs. Et surtout n’allez pas penser que nous n’avons pas tiré avantage de la situation » (Braunwart, Carroll & Horrigan, 1981 : p. 4). En 1921, Jim Thorpe accepte de créer une équipe (les Oorang Indians) entièrement composée d’Amérindiens – dont la plupart n’ont jamais joué au football – évoluant dans la National Football League. Les joueurs profitent de la notoriété de Thorpe et de certains athlètes amérindiens pour monter ce qui semble être davantage une équipe-exhibition que des joueurs préparés à un championnat de haut niveau. Certains joueurs « jouent aux Indiens » en improvisant des danses autour d’un feu avant les matchs ou en montrant leurs habiletés à manier le tomahawk dans des exhibitions à la mi-temps ; le chippewa Nick Lassa lutte même contre un ours (Fruehling Springwood, 2005 : p. 124). Peu importe la qualité du jeu, les Amérindiens tirent avantage de la situation pour se retrouver ensemble, prendre du plaisir à jouer, à négocier des contrats intéressants, et surtout à voyager (sur les 20 matchs joués, un seul se déroule à la maison, c’est-à-dire à LaRue, dans l’Ohio). Comme la plupart des événements sportifs de type commercial se déroulent en ville, les athlètes font l’expérience d’un long contact avec le monde des blancs et le monde citadin que n’ont pas ceux restés dans les réserves ou restreints aux seuls campus scolaires. 14 Delsahut 15 Tout comme Coyote, les athlètes amérindiens arrivent à obtenir d’étonnants passedroits. Les joueurs de Carlisle profitent de leur statut pour avoir des avantages en termes de logement, nourriture, déplacements et rétributions que les autres étudiants n’ont pas (Gems, 2005 : p. 4). Lawrence S. Ritter raconte aussi comment John « Chief » Meyers a recours à un tour de trickster en trompant tout le monde sur son âge réel de manière à prolonger sa carrière au base-ball (Ritter, 1985 : pp. 170–184). Il y a dans cette façon d’appréhender l’acculturation, un désir de sauvegarder ce qui risque de se perdre, une volonté de retenir le sens secret du mythe en accentuant le caractère contradictoire qui lui est propre. Dans de nombreuses cosmogonies, le trickster s’oppose à un Dieu créateur, et ses actions chamboulent les plans de ce dernier et mettent en place un « nouvelle ordre » des choses. Destinée manifeste et théories racialistes de l’époque volent alors en éclats sous les « coups » portés par le trickster-joueur amérindien. On peut ici faire une analogie sémantique avec les « coups » comptés lors d’un raid guerrier8 ou les « coups » devenus célèbres en sport comme celui de la balle cachée effectuée par l’équipe de Carlisle. Laura Makarius rappelle la difficulté à appréhender le rôle du trickster. « Ethnologues, psychologues, mythologues, historiens des religions, se penchant sur le trickster se trouvent en présence d’un amas de contradictions. Le héros mythique transforme la nature et parfois, faisant figure de Démiurge, apparaı̂t comme le Créateur, mais est en même temps un pitre, un bouffon à ne pas prendre au sérieux (. . .) Si l’on se borne à examiner ce complexe mythique en lui-même, sans référence à des réalités qui lui sont extérieures, on ne peut que choisir entre deux voies : s’efforcer d’expliquer la coexistence de traits contradictoires en un même personnage, ou le considérer comme le résultat de l’imbrication de deux personnages différents » (Makarius, 1969 : p. 18– 19). Philip Deloria évoque aussi cette contradiction qui consiste à « jouer à l’indien » pour mieux circonvenir les valeurs du monde des Blancs. « Encore et encore, (les Indiens) créèrent de nouveaux univers indiens, fusionnant diverses cultures ou les ajustant aux moindres interstices entre le cœur de la ‘tradition’ indienne et de nouvelles pratiques périphériques américaines . . . la même société qui imposa . . . des limites aux Indiens leur offrit aussi [ironiquement] un certain pouvoir qui leur permettait de trouver et d’activer les bons leviers culturels. Le monde interculturel qui prit forme au début du XXe siècle était là pour répondre à la fois aux impératives et aux contraintes des Indiens et des Blancs » (Deloria, 1996 : p. 325). Religion et réussite sportive La réussite ou l’échec sportif peuvent être liés aux croyances religieuses. Il existe un lien entre l’éthique protestante et le succès sportif. Jean-Pierre Fichou explique que « affairisme et religion se sont trouvés étroitement mêlés dès la naissance du pays de sorte qu’il n’est guère surprenant de voir les Américains se situer constamment par rapport à l’argent, par rapport à la religion. Si le protestantisme s’est développé plutôt que le Judaı̈sme ou le catholicisme, c’est sans doute en raison de sa plus grande souplesse, de son adaptabilité, mais aussi en raison de sa position vis-à-vis de l’argent et du succès matériel qu’il ne condamne pas » (Fichou, 1991 : p. 82). Le protestantisme cautionne le succès social et l’acquisition de biens. L’argent témoigne alors des valeurs sociales 15 16 Studies in Religion / Sciences Religieuses 42(1) et religieuses et ne représente qu’une juste récompense, une matérialisation de la vertu, un signe de la respectabilité légitime. Cette religiosité américaine, en tant qu’extension de la doctrine calviniste, explique à elle seule le culte de la richesse, de la réussite matérielle, de l’efficacité (donc de la compétitivité) ainsi que de l’individualisme qui domine en Amérique du Nord. Le sport en tant que pur produit d’une société véhicule et magnifie ces vertus. La réalité amérindienne est cependant tout autre. René Thévenin et Paul Coze la résument ainsi : « l’inactivité physique convient à l’activité de l’âme. Un peu de paresse est utile au rêve. Et le rêve était plus nécessaire à l’Indien que la nourriture matérielle. C’est sans doute pourquoi les businessmen américains n’ont jamais rien pu comprendre à sa nature » (Thévenin & Coze, 1977 : p. 77). Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du Stade, deux expressions religieuses se heurtent. Parler d’une religion amérindienne relève, comme l’écrit Claude Fohlen, « de l’abstraction occidentale, car la diversité du peuple indien ne se reflète nulle part mieux que dans l’expression religieuse » (Fohlen, 1972 : p. 118). Il serait donc arbitraire de ramener à l’unité autant de religions différentes. Cependant les religions amérindiennes « que l’on a diversement taxées de fétichisme, de naturalisme, de polythéisme, de totémisme, de dynamisme, de vitalisme, d’animisme . . . reposent moins sur la volonté de se rattacher à un principe premier que de définir l’essence qui anime les choses » (Bramly, 1992 : p. 40). Qu’elles soient des plaines, des montagnes ou des déserts, elles présentent de remarquables constantes : l’homme n’est jamais seul, l’univers est peuplé de forces actives, invisibles et puissantes, qu’il importe de capter pour survivre. En ce début de XXIe siècle, dans les nouvelles églises que sont les stades, les Amérindiens semblent craindre que soient sacrifiées leurs croyances sur l’autel du sport capitaliste. En effet, de nombreux points culturels divergent. Les Amérindiens n’ont par exemple que peu d’attachement aux choses matérielles et il fut un temps où celles-ci n’avaient de valeur que celle que le troc voulait bien leur accorder. La religion tient aussi une place fondamentale dans le mode de vie amérindien. « Ce n’est pas comme chez les chrétiens où l’on va à l’église de 9 à 11 et où, souvent, les valeurs religieuses n’ont pas autant d’importance que le football. Une cérémonie Hopi peut durer tout un week-end et tomber un jour d’entraı̂nement » (Loupien, 1990). Les autres pratiques sportives ne sont pas en reste d’ailleurs. Les croyances de la tribu veulent que de novembre à février (en pleine saison de basket), les démons se tiennent prêts à surgir de la terre, pour peu qu’on les appelle en sautant ou en faisant rebondir quelque chose sur le sol. Chez les Navajos, « un certain nombre de ces jeux ont des limites saisonnières. L’hiver commence avec les premières gelées meurtrières et se termine avec le premier coup de foudre. Aucun jeu n’est permis pendant Gahnji, le treizième mois qui correspond à la fin du mois d’octobre et au début du mois de novembre ( . . . ) Depuis que la plupart des jeux traditionnels sont basés ou fondés à partir du ‘Mythe des Origines’, ils ont naturellement des restrictions saisonnières » (Cliff, 1990 : p. 7). Selon la religion navajo, le Diné-Bahané,9 les jeux étaient connus dans le monde précédent. Une fois que le Peuple entra dans ce monde, il commença à jouer ou à créer de nouveaux jeux. Lorsque les différents clans se réunirent pour former la tribu navajo, ils commencèrent à jouer. Aucune idée de compétition ne semble s’instaurer entre les clans. De même, le jeu est une activité acceptable dans la mesure où les participants ne souffrent pas physiquement et qu’il ne satisfait pas 16 Delsahut 17 au besoin immédiat de la survie biologique. Et, peut-être le plus important, les participants sont humains. Les Navajos pensent que si quelqu’un qui n’est pas familier joue le même jeu que vous, alors il ne peut pas vous faire de mal et peut même être admis dans la tribu. En résumé, les jeux déterminent, selon la religion navajo, si le peuple en question est « civilisé » ou non. Les croyances aussi diverses que la sorcellerie et la magie continuent à tenir un rôle important dans la pratique sportive. Robin J. Fox livre un exemple de ce versant mystique du sport chez les Indiens Pueblos, dans les années soixante. Le pouvoir de l’opinion publique dans ces petites communautés est la force la plus importante pour la conformité sociale. Elle se manifeste par la crainte d’être la cible d’accusations de sorcellerie. « Mais tout le monde est d’accord – écrit Fox – sur le fait que la chose la plus terrible à dire sur quelqu’un est ‘tout le monde sait qu’il (ou elle) est un sorcier’ » (Fox, 1983 : p. 504). Les fondements de ce système restant primitivement forts, les craintes d’accusation de ce type permettent de maintenir un équilibre au sein du village, évitant ainsi qu’elles n’« empoisonnent l’air des Pueblos ». Aussi est-il de bon ton de cacher les infidélités conjugales et de garder pour soi les nombreuses suspicions ou jalousies sexuelles. Les frustrations qui en découlent génèrent beaucoup d’amertume voire de douleur chez les femmes, et les accusations de sorcellerie ont donc plus de chance d’être féminines que masculines. Avec l’arrivée du base-ball, une nouvelle situation voit le jour. Deux équipes de base-ball se constituent et évoluent dans le même championnat (Inter Pueblo Baseball League). Cela génère des rencontres houleuses notamment entre supportrices, et les moindres manifestations climatiques prennent un sens particulier. Ainsi, au cours d’une rencontre, placée symboliquement au début de la semaine, au cours de laquelle la danse du maı̈s doit prendre place, jour de la fête du Village Saint (Saint Bonaventure), le ciel s’assombrit soudainement. Un terrible orage à virga s’abat sur le terrain balayant tout sur son passage. Selon la coutume, si à la place de la pluie à la fin d’une danse Katsina, un fort vent se lève, répandant du sable, cela signifie que ceux qui appellent en aide les Katsinas ont de mauvais cœurs et ont fait le mal. Ce sentiment palpable tout au long de la rencontre, pousse un joueur à quitter la batte et à tomber à genoux, se signer et prier. Malgré cela, les querelles continuent jusqu’à l’approche de l’hiver et la fin de la saison de base-ball. Les institutions pueblos et la religion qui agissent généralement comme un contre-pouvoir aux tendances agressives ne semblant, dès lors, plus capables de maintenir l’ordre. Comme le souligne Fox, « les femmes avaient désormais marié les anciennes craintes de sorcellerie avec le nouveau sport et de cette manière géraient un ensemble de ressentiments enracinés dans l’histoire collective, de manière nouvelle et pertinente. Quand les tensions étaient trop fortes et que les sentiments s’élevaient, les anciens pleurs et cris de ‘sorcière’ fusaient des femmes et les ressentiments étouffés et refoulés donnaient libre cours à leur colère » (Fox, 1983 : p. 511). Ces craintes sont toujours d’actualité. Selena Roberts montre combien certains joueurs suspectent des membres de la communauté d’avoir la capacité surnaturelle de leur nuire sur le terrain. Dans la réserve navajo, la religion est entrelacée avec la vie quotidienne et célébrée avec beaucoup de rituels. Le basket-ball constitue lui aussi un événement spirituel. « Dans les heures précédant le match, les athlètes aspergent leurs corps de grains de pollen comme une offrande. Il n’est pas inhabituel pour des parents de rendre visite à un homme-médecine pour s’assurer la protection de leur enfant. Toutes 17 18 Studies in Religion / Sciences Religieuses 42(1) les prières ne sont cependant pas aussi vertueuses. Nombre de joueurs et d’entraı̂neurs décrivent comment certains athlètes sont tombés malade sans signes avant-coureurs sur le terrain, comment certains joueurs et spectateurs ont vu des ombres se matérialiser devant le panier pendant une partie importante, ou comment une menace maléfique a décontenancé des joueurs » (Roberts, 2001). Les dirigeants d’équipe prennent même un ensemble de précautions pour éviter tout maléfice. Les joueurs talentueux sont pris en charge à l’arrivée au gymnase afin que personne ne puisse les toucher et leur jeter un mauvais sort. Lawrence Yazzie, un ancien joueur navajo de basket-ball scolaire, explique que « vous ne laissiez personne s’approcher suffisamment près de vous pour vous souffler dessus ou vous toucher. Vous ne serriez pas la main de votre adversaire avant le match. Après le match, c’était différent. Nous serrions leurs mains, sortions dans la foule et étreignions qui nous voulions » (Roberts, 2001). Pour compléter le tout, le basketteur se livre jusqu’à cinq fois par semaine à un rituel de purification dans une loge de sudation. Pour Gilles Lipovetsky, « dans la société primitive, les accidents et les malheurs de la vie, les infortunes des hommes, loin d’être des événements fortuits, résultent de la sorcellerie, soit de la malveillance d’autrui, de la volonté délibérée de faire mal » (Lipovetsky, 1983 : p. 262). Tout malheur provient d’une violence magique, d’une guerre pernicieuse. « La sorcellerie est la poursuite de l’impératif de guerre par d’autres moyens ; de même que chaque communauté locale a des ennemis, de même chacun a des ennemis personnels responsables de ses maux » (Lipovetsky, 1983 : p. 262). La sorcellerie a trouvé ici, dans le sport, un terrain d’expression privilégié pour ressurgir en des temps dits modernes. Il existe de nombreux exemples qui prouvent l’importance, voire la véracité, du lien culturel traditionnel entre rituel et sport. Oren Lyons, le guérisseur Iroquois et ancien joueur All-American à Syracuse University, rapporte en juillet 1986 que la relation entre les jeux et la guérison continue. D’après lui, il n’est pas exceptionnel que des amis organisent une partie de lacrosse au bénéfice d’une personne malade. L’individu est pris sur son lit de douleur et posé au bord du terrain où le jeu est pratiqué en son honneur. De même, Donnie Belcourt, un coureur Chippewa Cree, avant chaque course, imprègne son corps de fumée provenant de sauge brûlée ou d’herbes odorantes. Rabattant la fumée vers lui et se frottant le visage, les mains et les jambes, il récite une prière, ne demandant jamais de gagner mais seulement de rester en bonne santé : « Père, laisse le talent s’exprimer par lui-même » (Longman, 1994). Enfin, le journaliste Larry Colton (2000) rapporte l’histoire d’une jeune et talentueuse joueuse de basket-ball Crow, Sharon LaForge. Juste avant le départ pour un important match, une des membres de sa famille effectue tout un rituel avec quatre (chiffre sacré) boules de cèdre, de l’encens et un sifflet de danse du soleil, afin que Sharon ne succombe pas à la pression et pour repousser les mauvais esprits. Puis elle remet à la jeune joueuse un petit sac de sauge qu’elle doit répandre dans ses chaussures de sport pour la protéger des coups durant la partie. Colton raconte aussi l’importance de la vision et de l’apaisement qu’elle apporte quand celle-ci conforte le joueur dans ses choix sportifs. Conclusion Les jeux, dans toutes les sociétés amérindiennes, sont reçus en héritage. Chaque génération transmet à la suivante un lot de pratiques ludiques qui sont acceptées et parfois 18 Delsahut 19 réajustées aux conditions du nouveau contexte. C’est ainsi que le qualificatif « traditionnel » prend sens : les jeux sont issus des us et coutumes du passé qui participent de l’identité de la communauté. Outre l’aspect de pur divertissement et du plaisir qu’ils procurent, les jeux s’inscrivent avec continuité dans la dimension temporelle par leur origine sacrée. Au-delà de l’occasion qu’ils offrent de se mesurer à l’autre, ils sont un appel à la manifestation de forces surnaturelles et demeurent attachés à un culte. Les rituels ludo-sportifs liés aux pratiques restent des leurres, au sens propre comme au sens métaphorique du terme, permettant d’attendre en retour des offrandes beaucoup plus que ce qu’elles ne coûtent vraiment. Cette filiation ludique perdure aujourd’hui dans les pratiques sportives institutionnalisées. Cette intrusion de la tradition dans le monde sportif se trouve à l’intersection d’un désir de conserver des usages ancrés dans les coutumes ancestrales, et d’un souhait de modernisation à la mesure du monde actuel. Elle n’est pas pour autant un gage d’insertion et de réussite dans le monde sportive, qu’il soit professionnel ou amateur. Elle n’est que le reflet des difficultés d’expression d’une indianité dans une culture différente et dominante. Les valeurs capitalistes et individualistes que le sport véhicule ne peuvent empêcher les errances amérindiennes de toucher à leur fin. Il semble que pour les traditionalistes, les métiers du sport ne peuvent s’accommoder des exigences religieuses et qu’ils empêchent ceux qui les exercent de s’établir dans ce seul travail à plein temps : être un Indien. Notes L’auteur a effectué toutes les traductions dans cet article. 1. Voir, entre autres, les travaux de George P. Belden sur le shinny chez les Dakotas en 1870 (George P. Belden, Belden, the White Chief: or, Twelve Years among the Wild Indians of the Plains, from the diaries and manuscripts of George P. Belden, ed. Gen. James S. Brisbin, 1870) ; de Carl Lumholtz sur la course avec balle chez les Tarahumaras en 1894 (Carl Lumholtz, « Tarahumari life and customs », Scribner’s Magazine, New York : Charles Scribner’s Sons, 1894, vol. 16, pp. 296–311) ; de Lewis H. Morgan sur le hoop and pole chez les Sénécas en 1851 (Lewis H. Morgan, League of the Ho-de´-no-sau-nee, or Iroquois, Rochester : Sage and Brother, 1851) ; et de Nicolas Perrot sur le jeu de crosse chez les Hurons en 1864 (Nicolas Perrot, Me´moire sur les mœurs, coustumes et relligion des sauvages de l’Ame´rique septentrionale, Paris et Leipzig : Jules Tailhan, édit., 1864). 2. On peut citer The Jesuit Relations and Allied Documents, publiés par Reuben G. Twaites entre 1896 et 1901 à Cleveland, qui présentent en 73 volumes les lettres envoyées par les jésuites français dans le royaume au XVIIe et XVIIIe siècles. Le jésuite Joseph François Lafitau publie en 1724, Mœurs des sauvages ame´ricains compare´es aux mœurs des premiers temps, à partir de son expérience à la mission iroquoise de Caughnawaga de 1712 à 1717. Les écrits de Pierre-François Xavier de Charlevoix, Histoire et description ge´ne´rale de la Nouvelle-France, édité en 1744, laissent de remarquables informations sur les tribus de l’Ouest. Les archives de l’US Army et de l’US Office of Indian Affairs du Commissioner of Indian Affairs ouvrent aussi les portes de l’Ouest au XIXe siècle. 3. Ces lettres paraissent à Paris entre 1632 et 1673 chez Sébastien Cramoisy, libraire du cardinal Richelieu. 19 20 Studies in Religion / Sciences Religieuses 42(1) 4. Il s’agit alors d’effectuer dans un premier temps le recensement des sources, puis d’opérer une classification afin d’établir une redistribution des données en fonction des axes de recherches voulus et hypothèses formulées. Les sources ainsi choisies sont alors questionnées de sorte à prendre du recul par rapport aux motivations qui ont suscité les productions, qu’elles soient fixes ou animées. 5. Les Six Nations ou la Ligue des Iroquois fait référence aux « Iroquois » constitués des tribus : Cayuga, Mohawk, Oneida, Seneca, Tuscarora et Onondaga. 6. Maı̂tresses amérindiennes de Cortez et type de la trahison ethnique (expression utilisée par Valdez). En effet, les Amérindiens vivant dans des réserves dénoncent ceux qui sont partis pour les grandes métropoles et qu’ils comparent à des pommes « rouges de peaux mais blancs de cœur ». 7. Parmi les nombreux tours joués par l’équipe de football de Carlisle à ses adversaires, trois sont restés dans l’histoire. Le premier est effectué contre Harvard en 1903. Au cours de la seconde remise en jeu, le receveur supposé est rapidement protégé par ses partenaires et le ballon est caché dans une poche dissimulé à l’arrière du maillot d’un autre joueur. Puis les joueurs se dispersent, faisant mine de porter chacun le ballon. Les joueurs d’Harvard se trouvent alors bien embarrassés après s’être rendu compte que le receveur n’est plus en possession du ballon. Le véritable porteur traverse alors le terrain sur plus de 103 yards pour un historique touchdown. Le deuxième porte sur le fait que les Amérindiens ont orné leurs maillots en 1906, contre Syracuse, d’un ballon de football cousu sur le devant. Il est donc bien difficile aux adversaires de savoir qui est le porteur du ballon. Le troisième est relatif aux prémisses de la guerre psychologique d’avant-match que se livrent les équipes modernes. S’appuyant sur une vieille ruse amérindienne, Carlisle trompe la vigilance des joueurs de Syracuse en 1908. Avant de jouer cette équipe réputée très physique, l’entraineur Pop Warner fait savoir que ses joueurs ne sont pas au mieux et que son infirmerie est au complet, la succession de matchs ayant eu raison de la condition physique de ses joueurs. Pendant l’échauffement, plusieurs joueurs se présentent sur le terrain avec des bandages et mettent bien peu d’entrain à effectuer les exercices proposés. Tous les signes de fatigue et de blessure disparaissent le coup de sifflet donné et les joueurs de Syracuse, fort confiant en la victoire (ils ont battu Yale le match précédent) se voient submergés par les attaques amérindiennes. Carlisle l’emporte 12–0. Cette technique psychologique est appelée « jouer à l’opossum ». 8. Parmi les tribus de plaines, l’issue d’un combat ou d’un raid avait moins d’importance que le courage des participants. Rien ne témoigne plus cet état d’esprit que la coutume de « compter un coup » (expression venant du français). Un guerrier de plaines comptait un coup lorsqu’il réussissait à toucher un ennemi d’un bâton à coups (une perche longue et mince avec l’extrémité parfois recourbée), d’une lance, d’un arc ou de tout autre objet. Seul le risque encouru avait de la valeur, compte un coup sur un ennemi armé était plus méritoire que de simplement le tuer – surtout si on le tuait d’une flèche, c’est à dire à distance. 9. Issu d’une tradition orale séculaire, le Diné-Bahané est le discours des origines ou l’histoire vraie du Peuple Navajo. Au commencement, le futur Peuple du Dinétha vit dans des univers souterrains sous l’aspect de créatures primitives semblables à des insectes appelées « Peuple de l’Esprit de l’Air ». Par métamorphoses successives, elles progressent dans cinq mondes différents, et se rapprochent petit à petit de la configuration humaine pour aboutir à la surface du monde actuel. Là, elles se transforment en « Peuple de la Surface de la Terre » et finissent par former un agrégat de clans humains donnant naissance à une société civilisée. L’Émergence se réalise donc dans le monde physique actuel, jusqu’où des Entités spirituelles les ont guidés. 20 Delsahut 21 Les étapes de cette Genèse leur donnent les moyens de s’affranchir de comportements depuis toujours sources de conflits pour l’humanité : l’adultère et l’inceste en particulier. Références Beaglehole E (1937) Notes on Hopi Economic Life. New Haven : Yale University Press. Bramly S (1992) Terre sacre´e. Paris : Albin Michel. 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