Instrumentalisation de l`orthodoxie en Russie

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Instrumentalisation de l`orthodoxie en Russie
dossier
U K R A I N E
par Jean-Gilles Malliarakis*
Instrumentalisation de l’orthodoxie en Russie
E
N JANVIER 2014, l’accord entre l’État russe et la municipalité de Paris était officialisé,
portant sur le projet de construction d’un centre culturel russe. Celui-ci comprend
une cathédrale orthodoxe. Extrêmement visible, son caractère spectaculaire se verra
renforcé par le lieu choisi, quai Branly.
Indéniablement cette opération, si elle est conduite jusqu’à son terme, correspond à
une volonté politique caractéristique du pouvoir poutinien.
Évoquant alors les multiples rebondissements de ce dossier controversé, La Voix de La
Russie annonçait en effet: «Le centre culturel orthodoxe du quai Branly verra bien le jour
en 2015, comme le souhaitait Vladimir Poutine[1].»
L’orthodoxie domine de façon presque monopolistique l’espace religieux russe. Les dirigeants officiels de l’État s’y plient volontiers. Mais de quelle religion parle-t-on? Quand on
évoque la remontée impressionnante de la foi, avec par exemple la reconstruction des églises
détruites, on évite de mesurer la pratique religieuse[2]. Car chez les Russes, depuis sa fragile
remise sur pied en 1943-1946, la haute hiérarchie n’a jamais cessé de se montrer verrouillée
par le pouvoir. Par ailleurs, elle ne semble guère en mesure de répondre sérieusement aux
défis théologiques de notre époque. Ainsi, elle se dérobe aux nécessités du dialogue œcuménique, même avec les catholiques, auxquels elle propose simplement «l’unité d’action». De
plus, elle ne veut rien savoir de l’œuvre de l’ancienne école de Paris, qui a maintenu vivace
dans l’émigration et renouvelé le travail spirituel dans la tradition russe[3].
*
Journaliste et éditeur.
1. http://www.prorussia.tv/Le-centre-culturel-orthodoxe-du-quai-Branly-verra-bien-le-jour-en-2015-comme-lesouhaitait-Vladimir-Poutine_v724.html
2. La participation à la veillée pascale, événement majeur de la vie liturgique orthodoxe, est évaluée à Moscou à
moins de 50000 personnes pour une agglomération de 10 à 12 millions d’habitants.
3. Ce rejet ira jusqu’à brûler publiquement à Iékaterinenbourg les livres du P. Alexandre Men, assassiné par le
KGB en 1990, de Jean Meyendroff et d’Alexandre Schmemann (cf. la protestation d’Olivier CLÉMENT dans Le
Monde du 10 juin 1998).
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Notons que le rétablissement du patriarcat de Moscou en 1918, supprimé par Pierre le
Grand en 1723, avait été décidé par un Concile clérico-laïc[4]. Or, ce dernier avait abouti à
l’élection du patriarche Tykhon qui mourut en 1923, très vraisemblablement assassiné par
les communistes, et ne fut remplacé qu’en 1943. On s’est empressé, lorsque les poutiniens
ont pris le pouvoir, de modifier les statuts de l’Église russe, afin de « faire élire », en la
personne de Kirill, le prélat qui convenait à l’État.
Dès l’arrivée de Vladimir Vladimirovitch Poutine à la notoriété politique, à la fin des
années 1990, l’image de marque du personnage se composait de deux éléments que l’on
pouvait croire inconciliables. Paradoxalement, c’était la fois celle d’un ancien officier du
KGB et celle d’un croyant orthodoxe. La contradiction faisant, bien entendu, partie de la
nature humaine, particulièrement dans ce domaine et dans le pays considéré, ce n’est pas
tant de cela que l’on doit s’étonner que de la publicité organisée autour de cette révélation.
On notera certes qu’un romancier tel que Vladimir Volkoff (1932-2005), lui-même issu
de l’émigration russe, indiscutablement orthodoxe et peu suspect de sympathie pour le
communisme, a publié plusieurs romans tournant autour de ce sujet[5].
Comment, en effet, peut-on concilier la réhabilitation de Staline, à laquelle s’emploie le
pouvoir moscovite, et l’instrumentalisation d’une foi que le système communiste a cherché
à détruire par tous les moyens?
Nos lecteurs n’ont probablement pas besoin d’un rappel de ce que furent les persécutions de l’Église orthodoxe, et de toutes les religions, sous le régime soviétique.
Soulignons toutefois que, en septembre 1943, au moment même où Staline – cédant
aux exigences des Anglo-Américains –, avait feint de laisser l’Église se reconstruire et avait
imaginé de faire du métropolite Serge (Ivan Nikolaïevitch Stragorodski 1867-1944) le
patriarche de Moscou, il ne restait que trois évêques russes survivants encore en liberté.
Pendant vingt ans après la mort de son prédécesseur Tykhon, en 1923, Serge n’avait fait
office que de locum tenens, de fait. Or, en juillet 1927, il avait commis et imposé à une partie de
l’Église une Déclaration de loyalisme au pouvoir communiste qui fit évidemment scandale[6].
Une telle attitude sera stigmatisée et restera dans la mémoire des croyants trahis sous le
nom de sergianisme. Elle n’a fait l’objet d’aucune véritable repentance de la part de ses
successeurs, imposés par le pouvoir politique dans des conditions moins dramatiques, mais
d’autant plus scandaleuses.
C’est en rupture avec cette attitude de ralliement que les Églises russes d’Europe
occidentale, en 1931, se placèrent sous la juridiction du patriarcat œcuménique de
Constantinople. Elles y sont demeurées, en dépit de nombreuses tentatives pour les
4. Hyacinthe DESTIVELLE, Le Concile de Moscou, Cerf, 2006, 512 p.
5. Cf. notamment Le Complot, Le Rocher, 2003, 435 p.
6. Nikita STRUVE, Les Croyants en URSS, Seuil, 1963, p. 39.
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ramener dans la dépendance de Moscou. Elles ont essaimé et sont désormais bien enracinées dans les divers pays d’accueil. Plus encore, elles ont évolué vers une ouverture à tous les
autres orthodoxes et se prononcent maintenant en faveur de ce dialogue œcuménique que
récuse la hiérarchie moscovite.
L’enjeu des pressions diplomatiques, procédurières et de toutes natures porte sur des
lieux symboliques construits au temps des tsars comme la cathédrale Saint-Alexandre-dela-Neva rue Daru à Paris.
À cet égard, on ne peut que regretter que la justice française ait été dupe de la
manœuvre, en attribuant à l’État russe actuel la belle cathédrale Saint-Nicolas de Nice.
Construite au XIXe siècle par des aristocrates russes, à titre privé, elle a été pieusement et
courageusement entretenue tout au long du XXe siècle par les Russes de l’émigration. Cette
décision a permis à un pouvoir politique étranger d’en chasser les fidèles, citoyens français,
pour y établir le désert spirituel qui semble convenir si souvent aux apparatchiks enrichis.
Une telle jurisprudence appliquée aux mosquées risquerait fort de conduire à des résultats
troublants.
S’agit-il, pour le gouvernement russe actuel, par la visibilité arrogante des monuments
que l’on s’efforce de récupérer, de nier, d’exorciser et d’absoudre à bon compte l’héritage
monstrueux du stalinisme et de la période soviétique? Les fortunes des oligarques sont-elles
scellées dans le sang des martyrs d’hier autant que dans la sueur des moujiks d’aujourd’hui?
Cela ne doit surtout pas troubler les laudateurs du régime. L’hypothèse simpliste d’une
imposture est insuffisante pour répondre à ce questionnement.
La rumeur, jamais démentie, prête depuis plusieurs années à Vladimir Poutine un
confesseur particulièrement remarquable en la personne de l’archimandrite Tikhon
(Chevkounov). Or, il ne s’agit pas d’un quelconque moine ligueur fanatique. Cette personnalité éminemment représentative de l’Église russe vaut sans aucun doute mieux que les
admirateurs et les serviteurs français, naïfs ou intéressés, du chef de l’État.
Ayant fait rebâtir à Moscou, à partir de 1994, le monastère Sretensky, Tikhon a notamment doté sa communauté d’une excellente chorale qui donne des récitals remarquables
dans le monde entier. Son livre, traduit en français, mérite d’être lu. On y découvre au
passage sans surprise l’aveu explicite de son hostilité à l’œcuménisme, message fort partagé
avec le père Rafaïl[7].
Il n’y livre cependant aucune clef de compréhension pour les spécialistes de la seule
politique.
En revanche, il exprime cette spiritualité mêlée d’ironie typique d’une orthodoxie qui a
toujours aimé et respecté les «fols en Christ». On aime à espérer que ses entretiens spiri-
7. Père Tikhon CHEVKOUNOV, Père Rafaïl et autres saints de tous les jours. Traduit du russe par Maria Luisa
BONAQUE, Genève, Éd. des Syrtes, 2013, p. 162.
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INSTRUMENTALISATION DE L’ORTHODOXIE EN RUSSIE
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tuels avec le maître du Kremlin retiennent celui-ci sur la pente qui pourrait mener à la
mégalomanie. Pour tout dire, on doute cependant que cette relation exerce une influence
vraiment bénéfique sur la politique russe, plus que celle qu’exerça celle des confesseurs
jésuites sur les rois de France et leur moralité conjugale.
Si l’on peut risquer une comparaison historique à propos de la façon dont le retour à la
religion est ainsi instrumentalisé, on pourrait rappeler l’exemple du Concordat de 1802.
Son caractère artificiel ne devrait être ignoré d’aucun historien. Bonaparte affirmait en
effet: «De Clovis au comité de salut public, je me sens solidaire de tout.» Autrement dit:
saint Louis et Robespierre, même combat.
Or, telle est la doctrine déclinée officiellement à l’égard de Staline par le président russe,
plus nettement encore depuis sa réélection. La Russie doit selon lui «se réconcilier avec son
Histoire». Ce qui revient à nier précisément les enseignements de celle-ci.
On pourrait aussi revenir, plus avant encore, sur le règne d’Ivan le Terrible (1530-1584).
Sans doute sincèrement croyant, mais à sa manière, l’empereur fit de son ami d’enfance,
saint Philippe (1507-1569), le métropolite de Moscou. S’opposant aux crimes du pouvoir, il
sera martyrisé sur l’ordre d’Ivan, qui le fit étrangler en 1569. Lointaine cette affaire ?
Lorsque Pavel Lounguine le réalisateur de L’Île (2006), entreprit de consacrer un nouveau
film à cet autre aspect de l’histoire (Tsar, 2009) il fut immédiatement menacé comme s’il
touchait au territoire d’une sphère secrète et sacrée de la patrie et de l’État.
Toute l’histoire des Églises orthodoxes, peut-être plus intensément que celle d’autres
confessions chrétiennes, a vu s’affronter deux familles de conceptions. Celle qui prévaut
aujourd’hui encore chez les spirituels, et notamment au Mont-Athos, était représentée dans
l’Empire byzantin par les moines du Stoudion. Elle fut renouvelée à plusieurs reprises par
l’école dite hésychaste, théorisée au XIVe siècle par Grégoire Palamas, archevêque de
Thessalonique. Ces différentes doctrines mettent l’accent sur la spiritualité individuelle et
sur une stricte indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, aux injustices duquel elles
savaient résister, jusqu’au martyre.
En Russie, au contraire, l’affrontement tourna le plus souvent à l’avantage de la conception «étatiste» de l’Église officielle et de sa hiérarchie. Celle-ci s’investit d’une mission civilisatrice, au sens que les colonisateurs de toujours donnent à ce mot. Le Sobor[8] de Moscou
de 1503 vit ainsi la victoire des conceptions de Joseph de Volokholamsk aux dépens de celle
de Saint Nil de la Sore[9]. Représentants des moines «non-possesseurs» de la Haute Volga,
ses disciples et partisans seront persécutés comme hérétiques à partir de la seconde moitié
du XVIe siècle[10]… sous le règne d’Ivan le Terrible.
8. Concile national.
9. Celui-ci, mort en 1508, ne fut canonisé qu’en 1903.
10. Élisabeth BEHR-SIGEL, Prière et Sainteté dans l’Église russe, Cerf, 1950, p. 76-79.
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© Press-Office of Patriarch Moscow and All Russia
En Occident, on n’a voulu retenir l’existence, au cours du XIXe siècle, que d’une opposition essentiellement littéraire : celle des slavophiles, représentés par les disciples de
Khomiakov, et celle des occidentalistes[11].
On ne doit pas perdre de vue qu’à partir de la réforme ecclésiastique de Pierre le Grand
en 1723, l’Église orthodoxe s’était sentie persécutée par l’État, par son intervention autant
que par son modernisme. C’est contre cela que s’élèveront aussi bien Gogol, après sa
conversion, que Dostoïevski, dans ses deux grands romans-testaments. Difficile de voir dans
Les Démons, écrits en réaction contre les crimes de la Commune et ceux de Netchaïev, une
quelconque sympathie pour ce qu’allait être l’expérience soviétique, dont l’auteur pressent
le caractère monstrueux.
20 novembre 2013 : le président Poutine salue les invités du patriarche Kirill (à droite sur la photo),
dont on fête le 67e anniversaire en la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou.
Bon nombre de croyants orthodoxes actuels prennent la mesure de la dérive néo-stalinienne et protestent contre cette dénaturation du message chrétien, dangereuse pour la religion elle-même.
L’un d’entre eux écrira sous le titre Je ne peux pas me taire[12] :
« Trois Églises orthodoxes sont nées en Ukraine en 1991-1992 de cette non-reconnaissance. En septembre dernier, dans un article paru dans La Croix, je rappelais encore que
le discours du patriarche Kirill sur l’unité de civilisation du “monde russe” était un
mythe dangereux car il légitime la politique néo-impérialiste du Kremlin.»
11. Nicholas RIASANOVSKY, Histoire de la Russie, Laffont/Bouquins, 1987, p. 392 à 395.
12 Chronique du 31 décembre 2013 d’Antoine ARJAKOVSKY, auteur notamment de En attendant le concile de l’Église
orthodoxe. Un itinéraire spirituel, préface de Christophe LEVALOIS, Éd. du Cerf, 2011, et de Pour une démocratie
personnaliste, Lethielleux/Collège des Bernardins, 2013.
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