Les visages de la mort dans l`antiquité

Transcription

Les visages de la mort dans l`antiquité
Charlotte Bousquet
Page 1
Visages Mort
Les visages de la mort dans l’antiquité
Hommage à Jean-Pierre Vernant
Communication du 5 février 2007 pour Le fantastique dévoilé
Mon intention était, lorsque j’ai décidé d’apporter une contribution à cette
manifestation artistique qu’est Le fantastique dévoilé de traiter des Visages de la mort
dans l’Antiquité comme l’esquisse d’une vaste fresque, qui aurait commencé avec les
représentations de la mort en Egypte ancienne – je pense ici à Anubis, Oupouaouet et
Osiris - et se serait achevée avec les larves et autres stryges romaines, qui faisaient l’objet
de nombreuses cérémonies. Pourquoi les visages de la mort ? Parce que, comme les
figures du fantastique – auxquels ils sont profondément liés, ils jouent – et je reprendrai
ici les mots de Manou Chintesco dans son Manifeste – « avec nos peurs les plus intimes
et posent les questions essentielles qui nous tarabustent tous. »
Et ces questions sont, à mon sens, liées à la finitude, à l’autre – et à soi.
En apprenant le décès, le 09 janvier 2007, de Jean-Pierre Vernant, qui fut
philosophe, historien et mythologue, l’orientation de l’exposé de ce jour en a été
naturellement changée ; et c’est dans la perspective de rendre un hommage, aussi
modeste soit-il, à cet éminent spécialiste de la Grèce ancienne, que je m’exprimerai
aujourd’hui, concentrant mon propos sur la patrie des Hellènes.
S’interrogeant sur le sens du  pour les Grecs de l’Antiquité, ainsi que sur
leurs rapports à leur identité et à l’autre, Jean-Pierre Vernant constate que les anciens se
constituaient essentiellement en regard de l’autre, considéré comme miroir et comme
juge. Pour lui, dans « une société de face à face […] l’existence de chacun est sans cesse
placée sous le regard d’autrui. C’est dans l’œil de son vis-à-vis, dans le miroir qu’il vous
présente que se construit l’image de soi [ …] Soi-même et l’autre, identité et altérité vont
de pair, se construisent réciproquement.1» La société grecque, à l’époque antique, est
essentiellement tournée vers la gloire et l’honneur ; la politique au sens premier du
terme, diffère largement de la nôtre. Néanmoins, certaines interrogations sont les
mêmes : sans vouloir me faire ici disciple de Jean-Paul Sartre, je ne peux que constater
l’importance du regard de l’autre dans notre quête d’identité, comme l’importance aux
yeux d’autrui de notre jugement. Pour l’ancien Grec, l’Autre est un miroir en lequel il
1
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, Paris, Gallimard, Le livre de poche, 1999, p. II.
Charlotte Bousquet
Page 2
Visages Mort
acquiert sa forme et son identité. Or, « parmi les formes diverses que l’Autre a revêtues
aux yeux du Grec, » observe Vernant, « il en est trois que leur position extrême, dans le
champ de l’altérité, désigne à l’enquêteur comme particulièrement significatives : la
figure des dieux, la face de la mort, le visage de l’être aimé…2 ».
Ces trois formes de l’altérité constituent, selon lui, la pierre de touche d’une « mise à
l’épreuve de l’identité, telle que les Grecs l’ont assumée3 »… Pour l’homme,
aujourd’hui, si son existence intime ne dépend pas autant de la puissance réfléchissante
du regard d’autrui, elle n’y est pas moins liée. Et, comme pour l’ancien Grec, la
contemplation du cadavre, « la mort dans les yeux » est pour lui source de scandale, de
bouleversement, de questionnement. C’est d’ailleurs ce que remarque Michel Serres,
dans son essai Statues : « Le cadavre fut pour les hommes le premier objet. Posé devant
eux comme un problème et un obstacle, gisant. […] Devant le corps mort, tous les sujets
reculent : il gît là, découpant son espace, plus grand couché que debout, plus terrifiant
mort que vif.4 ». Le cadavre - face morte, corps immobile - interroge, angoisse, terrifie. Il
est à la fois même et autre, miroir et altérité absolue, énigme indicible.
A travers une brève analyse des différents visages de la mort dans la Grèce antique, je
tenterai non pas de résoudre cette énigme mais, en établissant des ponts entre l’hier et
l’aujourd’hui, et de manière implicite entre le mythologique et le fantastique, d’ouvrir
quelques chemins, quelques pistes de réflexion pour celui qui s’interroge sur la mort, la
condition humaine – ou simplement tente de répondre au « connais-toi toi même » de
l’Oracle de Delphes …
« Je t’en supplie, par ta vie […], par tes parents, ne laisse pas les chiens me
dévorer près des nefs achéennes […] accepte les présents que t’offriront mon père et ma
digne mère ; rends-leur mon corps à ramener chez moi, afin que les Troyens et les
femmes des Troyens au mort que je serai donnent sa part de feu. 5 », demande Hector,
mourant, à son vainqueur. Ce n’est pas seulement le respect de sa dépouille, que le
Troyen prie Achille de lui accorder, c’est le droit à une belle mort, c’est le droit à une
mort glorieuse, c’est le droit à l’immortalité des héros. Car, aux yeux des anciens Grecs,
la vie ne prend sens que dans la mesure où elle est dépassée par le moyen d’une mort
illustre, honorable, une mort digne d’être perpétuée par les chants, une mort par laquelle
2
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, Paris, Gallimard, Le livre de poche, 1999, p. II.
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, Paris, Gallimard, Le livre de poche, 1999, p. II.
4
Serres M., Statues, Paris, Flammarion, 1989, p. 163.
5
Homère – Iliade, XXII, 310-343
3
Charlotte Bousquet
Page 3
Visages Mort
le guerrier abandonne son existence matérielle pour devenir un personnage de légende.
Dans une société où l’individu existe avant tout dans le regard d’autrui, dans le rôle que
lui donne la – guerrier, politicien, philosophe, etc. – il est véritablement un
« animal politique ». L’individu existe sous le double rapport de son identité politique et
de son identité privée - c’est-à-dire dans le contexte familial - mais pas dans le rapport
intime de soi à soi. Pour Vernant, si expérience du « je » il y a, elle est nécessairement
« … orientée vers le dehors, non vers le dedans. » En effet, « L’individu se cherche et se
trouve dans autrui, dans ces miroirs reflétant son image que sont pour lui chaque alter
ego, parents, enfants, amis. (…) Il n’y a pas d’introspection. 6 » Le rapport au cadavre, à
la mort, prend dès lors une toute autre dimension : ce que doit à tout prix éviter le sujet –
ici Hector - c’est d’être condamné à l’oubli, à la fois chez les vivants et chez les morts,
prisonnier du chaos, a-nonyme. Et cela, il ne peut l’obtenir qu’en étant un être
exceptionnel, exemplaire, héroïque, ce qui l’assure d’une pérennité après son passage
dans l’Hadès – en conservant, mort, son aura de vivant. C’est pourquoi il importe autant
au prince agonisant d’être rendu, intact, aux siens. C’est pourquoi Achille s’acharne
vainement, durant des jours, à réduire la dépouille en charpie. « Sans doute Achille,
chaque jour, le traîne brutalement tout autour de la tombe de son ami, à l’heure où paraît
l’aube divine… » explique le Messager à Priam, venu supplier le Myrmidon de lui rendre
son fils. Mais parce qu’Hector est un héros, parce qu’il a reçu la faveur des divinités de
l’Olympe… « il ne l’abîme pas pour cela […] il est là, tout frais, le sang qui le couvrait
lavé, sans aucune souillure […] C’est ainsi que les dieux bienheureux veillent sur ton
fils, même mort7 ».
On peut ainsi noter deux types de mort – une mort héroïque, transcendance d’une
existence humaine ; une mort avilissante, qui n’est ici qu’esquissée. Ces deux formes de
mort, Jean-Pierre Vernant les nomme belle mort - correspondant aux critères de la
perfection grecque – et male mort - scandaleuse, sale et écœurante ; elles correspondent à
la vision duelle que les Grecs ont de la finitude, une vision tout emprunte de croyances.
En effet, le corps du héros, oint et parfumé - comme Hector le fut par les divinités - ne
manifeste-t-il pas la faveur des dieux envers ceux qui se comportent de manière louable ?
Ne donne-t-il pas également une image apaisante et acceptable de la mort, pour les
vivants ?
6
7
L’individu, l’amour, la mort,, p. 224-225.
Homère – Iliade, XXIV, 390-427
Charlotte Bousquet
Page 4
Visages Mort
Et, par conséquent, la dépouille honteuse de celui qui est mort sans gloire, du
vieillard dévoré par ses chiens ne représente-t-elle pas le destin de ceux qui sont ignorés
ou haïs des dieux ?
Cette dualité apparaît également dans la représentation du corps : la première,
celle du «», qui tombe en héros sur le champ de bataille, emporté par le glaive de
l’ennemi, semble vouer la dépouille à une éternelle préservation ; la seconde, au
contraire, est celle de la male mort, l’image de Priam, vieillard déchiqueté et émasculé
par ses propres chiens8, du cadavre méconnaissable, sans nom et sans identité, anonyme,
répugnant, du corps démembré et laissé pourrir au soleil. Ces deux visages de la mort, la
belle mort et la male mort apparaissent tous deux dans l’Iliade et l’Odyssée.
« L’épopée, » écrit Jean-Pierre Vernant, « n’a pas seulement donné au visage de la mort
l’éclat de l’extrême existence, le rayonnement de la vie - une vie qui, pour s’accomplir et
se sublimer, doit d’abord se perdre, qui, pour s’affirmer à jamais doit disparaître du
monde visible et se transmuer en gloire dans la remémoration poétique. L’épopée a, de
plusieurs manières, dénié cette idéalité même qu’elle avait pour mission d’édifier dans
son chant. 9 »
Pour échapper au mouvement chaotique du temps et du sensible, le héros choisit
de devenir dans la mort l’incarnation d’une image idéalisée, à travers laquelle il acquiert
aux yeux des autres une singularité éclatante, immédiatement reconnaissable, celle d’un
personnage de légende – au point, si on en croit Aristote, que le héros épique qu’est
devenu le défunt semble finalement plus réel que l’original... L’individu se constitue
donc surtout dans son rapport à l’autre - aux autres - dans une relation en miroir : il est ou doit être - ce que les autres voient ; il ne doit pas donner de lui une mauvaise image celle du géronte fragile et vagissant, par exemple – et autrui ne doit pas le conduire à
imaginer un tel avenir. Car la mort crue, brutale, est pour l’ancien Grec une souillure, une
tache diffamatoire. En même temps, c’est cette mort terrifiante, pétrifiante comme le
visage de Gorgô, qui rend l’héroïsme possible. « Si la mort n’apparaissait pas dans
l’épopée comme le comble de l’horreur, » précise encore Vernant, « si elle n’empruntait
pas le masque monstrueux de Gorgô pour incarner ce qui est en dehors de l’humain,
l’indicible, l’impensable, la radicale altérité, il n’y aurait pas d’idéal héroïque. 10» Et cet
idéal qui transforme un jeune homme en héros, héros touché et béni par les dieux, se
8
Il s’agit de Priam.
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 84.
10
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 85.
9
Charlotte Bousquet
Page 5
Visages Mort
livrant à Thanatos pour continuer à exister aux yeux des autres par les chants épiques, par
la mémoire collective, est le moyen trouvé par les Grecs de voiler le visage de l’Indicible.
Gorgô et Thanatos. Deux aspects de la mort, énoncés, comme en passant, au
détour d’une phrase… Deux aspects de la mort pourtant bien distincts, manifestant
encore une fois sa dualité même. L’un, féminin, monstrueux, pétrifiant. L’autre,
masculin, paisible mais magnifique. Pour les Grecs, précise Vernant, le rôle de Thanatos
« n’est pas de tuer, mais d’accueillir le mort, de prendre livraison de quiconque a perdu la
vie, rien de terrifiant et encore moins de monstrueux.11 » Mieux, « le Thanatos viril peut
revêtir la figure même du guerrier qui a su trouver, dans ce que les Grecs appellent la
« belle mort », le parfait accomplissement de sa vie…12 ». Et si le mâle Thanatos est
impitoyable, il s’assure de maintenir en place le voile entre l’Hadès et le monde des
vivants. Autrement dit, Thanatos s’assure, tout en effectuant l’implacable travail qui est
le sien, que les frontières entre la mort du point de vue des vivants et la mort dans son
aspect le plus épouvantable, la mort du point de vue des défunts pourrions-nous dire,
sont respectées. D’ailleurs, la limite entre le mort et le vif, entre le Visible et l’Invisible –
ou l’Indicible – rares sont ceux à pouvoir prétendre l’avoir franchie, voire simplement
approchée… Et même ceux-là ne ressortent pas intacts de l’expérience. Ainsi, Ulysse, en
apprenant par Circé qu’il doit avant de poursuivre son voyage se rendre aux portes de
l’Hadès, est glacé de terreur : « … je sentis mon cœur éclater. Je pleurais sur ce lit, et je
ne voulais plus être vivant, ni voir la clarté du soleil.13 » Cette même terreur, « la peur
verte », ainsi qu’il la nomme, le reprend lorsqu’il voit surgir la foule des morts, ombres
informes, anonymes, qui ne s’animent et se matérialisent qu’en buvant le sang. « Mais
déjà s’assemblaient les nations sans nombre des morts, avec d’étranges cris, et la peur
verte me gagnait que Perséphone la superbe allât me jeter de l’Hadès la tête de Gorgô, ce
monstre affreux !14 »… Le héros de l’Odyssée entrevoit donc l’autre visage de la mort,
celui que les vivants ne sont pas censés découvrir, celui qui fait de tous les mortels,
fussent-ils des Agamemnon ou des Achille, les , les sans-nom, « ceux qui
n’ont plus de visage, qui ne sont plus visibles, qui ne sont plus rien.15 »… Et cette formelà de la mort est spécifiquement féminine. « La mort, dans son aspect d’épouvante,
comme puissance de terreur exprimant l’indicible et l’impensable, l’altérité radicale, »
11
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 131
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 131
13
Homère, Odyssée, X, 490-500.
14
Homère, Odyssée, XI, 630-640.
15
Vernant J.P., L’univers, les dieux, les hommes, p132.
12
Charlotte Bousquet
Page 6
Visages Mort
explique Jean-Pierre Vernant, « c’est une figure féminine qui en assume l’horreur : la
face monstrueuse de Gorgô, dont le regard, insoutenable, change en pierre. Et c’est
encore une entité féminine, la Kère – noire, sombre, méchante, horrible, exécrable – qui
représente la mort comme force maléfique s’acharnant sur les humains pour les détruire,
assoiffée de leur sang, les avalant pour les engloutir dans cette nuit où le destin veut
qu’ils se perdent.16 » La Kère est à plusieurs reprises évoquée dans l’Iliade. Avide, elle
encourage les guerriers à la fureur. Ainsi en est-il du maître des chevaux, favori
d’Athéna: « On dirait un lion qu’un berger, aux champs, veillant sur ses brebis laineuses,
a blessé, à l’instant même où il sautait dans l’enclos. Il renonce alors à la lutte ; il plonge
dans sa cabane, et ses bêtes abandonnées fuient. Elles sont là, qui se serrent, épandues
par tas, sur le sol, tandis que le fauve en fureur bondit hors de l’enclos profond. C’est
avec une fureur pareille que Diomède le Fort va se mêler aux Troyens. 17» Héphaïstos, le
dieu forgeron, n’hésite pas, lui, à la représenter sur le bouclier qu’il forge pour Achille :
« … la déesse exécrable qui préside au trépas sanglant […] tient, soit un guerrier encore
vivant malgré sa fraîche blessure, ou un autre encore non blessé, ou un autre déjà mort,
qu’elle traîne par les pieds, dans la mêlée, et sur ses épaules elle porte un vêtement qui
est rouge du sang des hommes.18 »… Et du bouclier d’Achille représentant la Kère, à
celui d’Athéna où est fixée la tête de Méduse, il n’y a qu’un pas – et c’est vers cette
figure que je vais à présent me tourner pour approfondir cette analyse de la mort – en tant
que male mort, mort au visage féminin.
Tout d’abord, voici une brève description, tirée de La mort dans les yeux, de la tête
de la Gorgone : « Le masculin et le féminin, le jeune et le vieux, le beau et le laid,
l’humain et le bestial, le céleste et l’infernal, le haut et le bas […], le dedans et le dehors
[…] toutes ces catégories, sur cette face, interfèrent, se recoupent, et se confondent. 19»
Qui est Gorgô ? Fille de Phorkys et Kétô – dont les noms sont liés aux
monstruosités chthoniennes et aux abysses – elle est la seule mortelle de la triade des
Gorgones. Celles-ci ont pour sœurs les Grées – ces trois jeunes vieilles filles, mangeuses
de chair humaine et ne possédant à elles trois qu’un seul œil et une seule dent... Tête
affreuse couronnée de serpents, Méduse « exprime, » selon Vernant, « par un effet
d’inquiétante étrangeté, un monstrueux qui oscille entre deux pôles : l’horreur du
16
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 132.
17
Homère, Iliade, V, 130-165
18
Homère, Iliade, XVIII, 530-564
19
Vernant J.P., La mort dans les yeux, p 79.
Charlotte Bousquet
Page 7
Visages Mort
terrifiant, le risible du grotesque.20 » Par ce dernier biais, il rapproche la figure de Gorgô
de celle de Baubô, la vieille qui fit rire Déméter en lui montrant son sexe… Son sexe
figurant un visage de femme… Une manière de lier sexualité et mort – mais j’y
reviendrai… Gorgô, par l’animal qu’elle enfante – Pégase le cheval ailé – est également
liée aux Furies, filles de Déméter et déesses-juments. Vernant évoque d’ailleurs l’une de
ces divinités, Despoïna, dont le temple, en Arcadie, était orné d’un bien étrange miroir :
« ... sur le miroir du temple, la face des vivants s’enténèbre ou s’efface. Le fidèle qui, sur
le départ, s’y regarde, se voit non tel qu’il est, mais tel qu’il sera lorsqu’il aura quitté la
lumière du soleil pour gagner le pays des morts : ombre obscure, brouillée, indistincte,
tête encapuchonnée de nuit, spectre désormais sans visage, sans regard. [ …] Porte
ouverte sur l’Hadès, le miroir rappelle au dévot qui passe devant lui que sa claire figure
d’être vivant est vouée à se perdre [ …], à disparaître noyée dans l’invisible.21 » Car le
cheval, en Grèce, au même titre que le serpent et le chien, était considéré comme une
puissance de mort, comme un psychopompe. Les yeux de Méduse, comme le miroir du
temple de la déesse équine, ouvrent une fenêtre sur les Enfers. « Gorgô et ses deux sœurs
portent la mort dans les yeux. Leur regard tue. […] Si la vision de ces monstres est
insoutenable, c’est que, mêlant dans leur faciès l’humain, le bestial, le minéral, elles sont
la figure du chaos, du retour à l’informe, à l’indistinct, à la confusion de la Nuit
primordiale : le visage même de la mort, de cette mort qui n’a pas de visage. 22 » D’un
simple regard, elle pétrifie, change en pierre le malheureux qui a osé la dévisager. Gorgô,
enfin – et je terminerai par cette remarque sa description - par son héritage parental, est
fille de ténèbres. « Dans les parages infernaux, Ténèbre, Epouvante, aspects et cris
monstrueux s’associent pour exprimer l’ "altérité" de puissances étrangères au domaine
des divinités célestes comme au monde des hommes…23» précise Vernant. Cette altérité,
cette inquiétante étrangeté, Gorgô en est l’épiphanie. « La face de Gorgô est l’Autre, le
double de vous-même, l’Etrange, en réciprocité avec votre figure comme une image dans
le miroir ». Si l’ancien Grec cherche son identité dans le regard d’autrui, l’image que lui
renvoie cet « autrui » qu’est la Gorgone, cet absolument Autre, est celle du néant : c’est
son propre devenir, son devenir de cadavre, de , que la victime de Gorgô
contemple.
Un devenir de cadavre, oui.
20
Vernant J.P., La mort dans les yeux, p 32.
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p. 119.
22
Vernant J.P, L’individu, l’amour, la mort, p. 121.
23
Vernant J.P., La mort dans les yeux, p 82 .
21
Charlotte Bousquet
Page 8
Visages Mort
Car le regard de Gorgô manifeste brutalement à l’homme sa condition finie, sa
condition mortelle. Ce n’est pas la dépouille ointe, parée de bijoux, auréolée de l’éclat de
la jeunesse héroïque que Méduse donne à voir, c’est la réalité crue de la mort, de la
dégénérescence des corps, de la putréfaction. Ces quelques vers tirés de La ballade des
Pendus, de François Villon, illustrent bien ce propos :
Quant à la chair que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous les os devenons cendre et poudre24.
« Regarder Gorgô dans les yeux, c’est », ainsi que le souligne Vernant, « se
trouver nez à nez avec l’au-delà dans sa dimension de terreur, croiser le regard avec l’œil
qui ne cessant de vous fixer, est la négation du regard.25 » En d’autres termes, la négation
de l’existence.
Mais si Gorgô et Kère représentent la mort, dans tout ce qu’elle a de monstrueux,
d’indicible et de pétrifiant, elles ne sont pas les seules figures féminines de la mort dans
l’Antiquité grecque. Et Gorgô, par son côté grotesque que nous avons évoqué plus haut
en la mettant brièvement en lien avec Baubô et sa sexualité gouailleuse et comique,
oriente vers d’autres visages, d’autres rivages, ceux où coïncident Eros et Thanatos.
Je n’ai pas ici le loisir de développer longuement les rapports entre l’amour et la
mort, tels que les Grecs les conçoivent. Je rappellerai simplement que dans l’épopée
homérique, les termes désignant le combat à mort et le corps à corps amoureux sont
étrangement semblables et que la féminité « dans cette différence qui l’oppose au
masculin tout en attirant l’homme vers elle, agit de la même façon que la mort.26 » Ce
n’est pas spécifique à la culture antique que de dire : le désir coupe le souffle ; l’orgasme
est « une petite mort » ; l’amour provoque un état de torpeur, de langueur somnolente.
Cependant, chez les Grecs, Hypnos et Thanatos - Sommeil et Mort - sont frères… Vous
renvoyant aux études de Jean-Pierre Vernant sur les Figures féminines de la mort en
Grèce, dans L’individu, la mort, l’amour, je vais me contenter ici d’évoquer deux d’entre
elles : celle des sirènes, et celle de Calypso.
Femmes-oiseaux à la voix et aux formes enchanteresses, les sirènes sont présentées
par Circé, au chant XII de l’Odyssée : « … tu croiseras les sirènes qui ensorcellent tous
les hommes […] L’imprudent qui s’approche et prête l’oreille à la voix de ces sirènes,
24
Villon F., La ballade des pendus.
Vernant J.P., La mort dans les yeux, p 82 .
26
Vernant J.P, L’individu, l’amour, la mort, p. 140.
25
Charlotte Bousquet
Page 9
Visages Mort
son épouse et ses enfants ne pourront l’entourer ni fêter son retour chez lui. Car les
sirènes l’ensorcellent d’un chant clair […] et l’on voit s’entasser près d’elles les os des
corps décomposés dont les chairs se réduisent.27 ». Que font les sirènes ? Sous le voile de
la séduction, voix de miel et corps de nymphe, elles dissimulent leur véritable nature,
monstrueuse, terrifiante, pétrifiante comme le visage de Gorgô. Là où Thanatos masque
aux vivants, sous l’apparence de la belle mort, l’horreur de la finitude – pour leur
permettre de poursuivre leur vie d’hommes, les sirènes, femmes-pièges, femmes fatales,
ne dissimulent la terreur qu’elles contiennent que pour mieux surprendre leurs proies et
les anéantir. Jeunes filles-oiseaux, filles-fleurs sur leur prairie fleurie, elles se présentent,
sans aucune équivoque, comme des séductrices. Jean-Pierre Vernant fait d’ailleurs
remarquer l’homonymie entre  signifiant « fleuri » et désignant le sexe de
la femme… Et, en même temps, elles sont la mort dans son aspect le plus brutalement
monstrueux. « Pas de funérailles, pas de tombeaux, la décomposition du cadavre à l’air
libre.28 » Avec les sirènes, Gorgô emprunte les traits d’une jeune fille, la Kère se fait
enchanteresse pour mieux dépouiller ses victimes de toute identité, la male mort prend le
visage de la séduction. Mais, plus que leur beau corps de , c’est leur voix qui est à
redouter. Que disent-elles ? Que chantent-elles à Ulysse pour l’ensorceler ? « Viens,
Ulysse fameux, gloire éternelle de la Grèce, arrête ton navire afin d’écouter notre voix.
Jamais aucun navire noir n’est passé sans écouter de notre bouche de doux chants. Puis
on repart, charmé, lourd d’un plus lourd trésor de science. Nous savons en effet tout ce
qu’en la plaine de Troie les Grecs et les Troyens ont souffert par ordre des Dieux…29 »
Les Sirènes, par leurs mélodies promettent donc la connaissance, la sagesse et la gloire,
faisant miroiter au héros l’illusion qu’il pourra demeurer vivant, dans le monde des
hommes, tout en ayant acquis le statut d’une légende. Ne parlent-elles pas, en effet,
d’Ulysse au passé ? « Pour séduire le navigateur de L’Odyssée, accroché à la vie, ballotté
d’épreuve en épreuve, » expose Vernant, « les Sirènes célèbrent devant lui cet Ulysse que
le chant de L’Iliade a immortalisé : le héros viril, le mâle guerrier dont la gloire,
indéfiniment répétée de rhapsode en rhapsode, demeure impérissable. Au miroir du chant
des Sirènes Ulysse se voit, non tel qu’il est peinant sur le dos de la mer, mais tel qu’il
sera une fois mort, tel que la mort le fera, magnifié à jamais dans la mémoire des vivants,
transmué de sa pauvre existence actuelle de souffre-malheur en l’éclat glorieux de son
27
Homère, Odyssée, XII, 40-50.
Vernant J.P, L’individu, l’amour, la mort, p. 144.
29
Homère, Odyssée, XII, 180-190.
28
Charlotte Bousquet
Page 10
renom et du récit de ses exploits.
30
Visages Mort
» Mais c’est un leurre, bien entendu. Si Ulysse
succombe, ce n’est pas la gloire d’une légende qui l’attend, c’est l’anonymat terrifiant de
l’indicible… « Pour les Grecs d’Homère, contrairement à nous, l’important ne saurait
être l’absence de trépas […] mais la permanence indéfinie chez les vivants, dans leur
tradition mémoriale, d’une gloire acquise dans la vie, au prix de la vie, au cours d’une
existence où vie et mort ne sont pas dissociables. 31 ». Ainsi, celui qui cède au miroir des
alouettes que sont les Sirènes perd tout : et la vie longue dédaignée par les vivants,
regrettée par Achille aux Enfers, et le statut de légende, immortalisé par une belle mort,
chez les vivants… Il y a une autre raison à ce mirage, bien sûr. J’ai évoqué, plus haut, la
notion de limite, de nécessaire frontière entre le mort et le vif. C’est que la mort est pour
les anciens Grecs un seuil que l’on ne peut franchir sans abandonner son existence
d’humain – et sans en être châtié - sauf individu exceptionnel, circonstances
exceptionnelles ou lieu exceptionnel. Un lieu qui serait lui-même un seuil, un no man’s
land entre la vie et la mort, un lieu… Comme l’île de Calypso.
Qui est Calypso ? Calypso est une nymphe, une immortelle mais également celle
qui se cache, qui se dissimule… Et celle qui occulte. C’est ce que signifie son nom.
Calypso. . Je cache. C’est ce qu’elle fait, sur son île environnée de brume, son
« île très lointaine32 » au début de l’Odyssée. « L’îlot où l’homme et la nymphe
cohabitent, coupés de tout, de tous, dans la solitude de leur face à face amoureux, de leur
isolement à deux, se situe dans une sorte d’espace en marge, de lieu à part, éloigné des
dieux, éloigné des hommes.
33
» précise Vernant. La nymphe soustrait Ulysse aux yeux
de tous… « Lui seul encore, sans retour et sans femme, une royale nymphe, Calypso, le
retenait dans son antre profond, brûlant d’en faire son époux… 34». De même que son île
est un pont entre la vie et la mort, un lieu soustrait aux lois de l’espace et du temps,
Calypso se tient toujours au seuil de l’amour et de la mort, dans un entre-deux du miroir.
Avant d’être visage de mort, elle est visage de non-mort. D’une certaine manière, de par
son statut d’immortelle, de par les pouvoirs qui sont inhérents à sa nature, Calypso,
visage du désir et de la mort pourrait être considérée comme une antique variation sur le
thème du vampire.
30
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 145.
L’individu, l’amour, la mort,., p 151.
32
Homère, Odyssée, V, 50-60.
33
Vernant J.P, L’individu, l’amour, la mort,, p 148.
34
Homère, Odyssée, I, 10-20.
31
Charlotte Bousquet
Page 11
Visages Mort
Néanmoins, ce qui pousse Ulysse à pleurer chaque jour dans l’espoir d’un retour,
ce qui l’éloigne de la nymphe, ce n’est pas la dimension maléfique, terrifiante, de cette
dernière. Non. Ce qui l’éloigne de la déesse, c’est ce qu’implique la décision de l’aimer.
C’est ce qu’implique l’immortalité qu’elle lui offre. C’est d’ailleurs ce que montre JeanPierre Vernant : « …dans le lit de Calypso, il y a un prix à payer pour cette évasion hors
des frontières qui bornent la commune condition humaine. Partager dans les bras de la
nymphe l’immortalité divine, ce serait, pour Ulysse, renoncer à sa carrière de héros
épique. En ne figurant plus, comme modèle d’endurance, dans le texte d’une Odyssée qui
chante ses épreuves, il devrait accepter de s’effacer de la mémoire des hommes à venir,
d’être dépossédé de sa célébrité posthume, de sombrer, mais éternellement vivant, dans
l’obscurité de l’oubli : au fond, une immortalité anonyme comme est anonyme la mort de
ceux des humains qui n’ont pas su assumer un destin héroïque et qui forment dans
l’Hadès la masse indistincte des "sans-nom", des  engloutis dans la nuit d’un
silence où ils resteront à jamais cachés.
35
». Le choix offert par la nymphe Calypso à
Ulysse est celui d’une immortalité anonyme, une immortalité en laquelle il serait à
jamais condamné à l’oubli par les autres hommes. Une immortalité, finalement, où il
cesserait d’être lui-même, l’homme du retour – et anéantirait la possibilité d’une
Odyssée. «… Tant qu’il demeure reclus, caché chez Calypso, Ulysse n’est dans la
condition ni d’un vivant, ni d’un mort », observe Vernant. « Bien que toujours en vie, il
est déjà et par avance comme retranché de la mémoire humaine.36 » C’est également,
d’une certaine manière, ce que dit Télémaque : son père a été occulté par la volonté des
dieux, il a disparu, invisible et ignoré – et nul ne sait s’il est vivant ou mort. Si un trépas
valeureux l’avait emporté au pied des murs de Troie, sa famille aurait pu lui ériger un
monument à sa gloire, on se serait souvenu…Mais, ce n’est pas le cas. « … Homme de
nulle part, les vivants n’ont plus rien à faire avec lui ; privé de remembrance, il n’a plus
de renom…37 » Or, l’existence de l’ancien Grec ne se concevant que dans le regard de
l’autre – regard à la fois politique et moral - et le héros étant le paradigme de l’idéal
humain, puisqu’il fait de sa mort l’Oeuvre de sa vie, atteignant ainsi le statut de légende,
la décision d’Ulysse, refusant une «non-vie» ou une «non-mort» qui l’exclurait à jamais
de l’espèce humaine, apparaît la seule possible.
Calypso, visage séducteur et doux de la mort, est rejetée et laissée seule sur le
rivage de son île. « A la figure féminine qui incarne l’au-delà du trépas, dans sa double
35
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 150-151.
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 149.
37
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 150.
36
Charlotte Bousquet
Page 12
Visages Mort
dimension érotique et de tentation d’immortalité, » conclut Jean-Pierre Vernant, « les
Grecs ont préféré la simple vie humaine sous la lumière du soleil, la douceur amère de la
condition mortelle. 38»
Sexuée, duelle, trompeuse, porteuse de gloire ou d’horreur, la mort grecque prend
de multiples visages. Qu’il s’agisse de l’innommable Gorgô « puissance de terreur
associée » rappelle Vernant, « à Epouvante, Déroute, Poursuite qui glacent les cœurs39»
ou de Thanatos, garant aux yeux des vivants de la belle mort du héros, qu’il s’agisse
d’une mort glorieuse ou d’un trépas anonyme, sans honneur, la mort dans la Grèce
antique est une énigme que les vivants ne peuvent résoudre. Car, apparent paradoxe, la
mort est une affaire de vivants. « Comment, pourquoi les morts se souviendraient-ils ? »
demande le philosophe. « On ne se remémore que dans le temps. Les morts ne vivent pas
dans le temps, ni dans le temps passager des vivants périssables ni dans le temps constant
des dieux éternels. Les morts, ces têtes vides, sans forces, encapuchonnées de ténèbres,
n’ont rien à se remémorer.40 » Ceux qui s’essaient à franchir la limite, à transgresser le
tabou, c’est leur propre vie qu’ils risquent. La mythologie grecque est riche de récits en
lesquels des frontières inviolables sont profanées. Et la plupart d’entre eux sont liés aux
trois principales figures de l’altérité, évoquées au début de mon propos : la figure des
dieux, la face de la mort, le visage de l’être aimé. Parce qu’ils définissent les limites de
l’humain, manifestent son imperfection et « suscitent son désir de les dépasser 41», ils
sont pour les Grecs la pierre de touche sur laquelle se construisent l’identité de l’homme
et son rapport à l’autre. Pour Jean-Pierre Vernant, la connaissance de soi est à chercher
vers l’extérieur, vers ce qui est autre, étranger à soi-même. Mais ce qui est étranger,
maintenant, ce n’est plus seulement l’autre citoyen – qui d’ailleurs pour les anciens
Grecs ne l’était pas - c’est l’autre singularité, c’est l’autre en tant qu’Autre, non plus
« autre et même ». C’est l’Autre, réunissant en lui « la figure des dieux », la « face de la
mort » et - parfois - « le visage de l’être aimé ». Une trinité bien chaotique, qui n’est pas
38
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 152.
Vernant J.P., La mort dans les yeux, p 39.
40
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p 87.
41
Vernant J.P., L’individu, l’amour, la mort, p. II.
39
Charlotte Bousquet
Page 13
Visages Mort
sans rappeler l’inquiétante étrangeté du visage de Gorgô, une trinité qu’on pourrait
qualifier de « fantastique »...
Est-ce dire qu’aujourd’hui, pour qui s’interroge sur la finitude, la condition
humaine – ou tente de répondre au « connais-toi toi même », ce ne sont plus les
innombrables facettes de la mort qu’il doit interroger, mais l’Autre ? Ainsi, partir en
quête de soi, ce serait aller à la recherche d’un Etranger que nous ne connaissons pas
encore, qui nous ressemble de plus en plus à mesure que nous nous approchons de lui,
mais demeurera toujours Autre, inquiétante étrangeté, dissemblable avant d’être
semblable, en qui nous nous métamorphosons insensiblement avant de nous en
dépouiller, allant au devant d’un avenir inconnu…
C’est peut-être – et je conclurai ainsi - le sens qu’il faut accorder à ces mots de
Jean-Pierre Vernant, qui a été et reste, par ses écrits, un pont entre les rivages de la Grèce
antique et ceux de notre présent : « Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est
étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre
et cesser d’être […] Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont. »
Charlotte Bousquet