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Contents FROM THE EDITORS ............................................................ 4 Janusz Krzywicki Le Regard du roi, signé par Camara Laye. Possibilités d'interprétation....................................................... 5 1. Domaines de référence ..................................................... 7 1.1. Interprétations religieuses.......................................... 9 1.2. Valorisation des cultures africaines......................... 17 1.3. Renversement des rôles ........................................... 33 1.4. Perspective universelle ............................................ 37 1.5. Lectures intégrant plusieurs niveaux ....................... 41 2. Types de lecture.............................................................. 46 2.1. Lecture réaliste ........................................................ 53 2.2. Lectures basées sur des corrélations........................ 56 2.3. Lecture allégorique .................................................. 57 2.4. Lectures allusives .................................................... 60 2.5. Lecture symbolique ................................................. 62 3. Lecture totalisante?......................................................... 63 Bibliographie ...................................................................... 80 Studies of the Department of African Languages and Cultures, 23, 1998 Janusz Krzywicki Le Regard du roi, signé par Camara Laye. Possibilités d'interprétation Aucun autre texte de la littérature africaine – et Le Regard du roi, aussi bien par son fonctionnement que par son origine incertaine, se rattache indiscutablement à cette littérature – n'a donné lieu à tant d'interprétations divergentes. Cette abondance de significations souvent contradictoires dégagées de l'oeuvre, incite à s'interroger d'une part sur la nature du texte qui les provoque, et d'autre part sur les procédés de lecture qui les conditionnent. Les critiques sont presque unanimes dans leur conviction que la liberté d'interprétation des textes littéraires est limitée. Mais les interprétations, peuvent-elles être falsifiées? En quoi consistent les limitations qui font que parmi le nombre infini des interprétations possibles seulement quelques-unes nous paraissent plausibles? Le caractère historique de la culture et du langage du chercheur, rend-il superflues, ou même impossibles toutes les questions théoriques portant sur la lecture du texte? Et si l'on accepte, comme le font les partisans des conceptions sémiotiques de la littérature (Y. Lotman, R. Scholes), que la compréhension est l'effet d'une imposition de codes culturels au texte, le problème du choix de ces codes, et de leur adaptation aux données du texte, reste ouvert. Cette étude ne donnera certainement pas de réponse à toutes ces questions, mais elles restent à la base des réflexions qui suivent. Ces questions sont importantes surtout – mais non seulement – dans l'étude de textes qui nous viennent d'une culture étrangère. Tant que nous restons dans le cadre de notre propre culture, même si elle est marquée par des différences importantes, nous avons tendance à croire qu'elle découle d'une tradition commune, longue de plusieurs millénaires, et que les mécanismes inconscients et élémentaires sur lesquels repose l'acte de lecture sont suffisamment généralisés, ou même codifiés, et que les différences peuvent découler d'une part de la « culture générale », de la compétence du lecteur qui lui permet de 5 saisir une gamme plus large de nuances de sens, et d'autre part de la réflexion consciente sur ce qui nous apparaît comme les données du texte. Si par contre nous nous tournons vers d'autres cultures, nous nous heurtons constamment à des phénomènes qui nous font comprendre – ou qui devraient nous faire comprendre – jusqu'à quel point la compréhension de textes peut être différente de la nôtre. La base commune se rétrécit, et ne repose que sur une vague communauté du genre humain. Dans la pratique, nous nous limitons le plus souvent à apporter les corrections les plus indispensables à la compréhension des textes étudiés. Nous nous gardons de projeter le doute portant sur notre compétence, formée par la culture de laquelle nous sommes issus, sur l'ensemble des procédés d'interprétation. Cela rendrait toute tentative de compréhension extrêmement difficile, sinon impossible. Mais notre susceptibilité, une fois éveillée, doit nous amener, à long terme, à une réflexion systématique sur les phénomènes universels de la perception des textes, sur la condition gnoséologique de l'interprétateur, et sur la valeur cognitive de l'effet de l'interprétation. Si nous restons dans le cadre de notre propre cercle culturel, nous pouvons croire que ces problèmes ont une importance tout à fait secondaire. On peut considérer que les divergences d'interprétation découlent de l'ouverture du texte qui a été voulue par l'auteur, et qui faisait partie de son programme poétique, ou qu'elles caractérisent notre culture, ou un de ses courants. Et même si nous arrivons à la conclusion que l'interprétation est création, et non seulement explication des données du texte, notre activité s'intègre à la circulation des idées généralement admise, de même que l'oeuvre littéraire elle-même, bien qu'elle se situe à un autre niveau. Vue de cette façon, l'interprétation est une proposition culturelle, et même si elle ne consiste pas simplement à découvrir le sens du texte, elle découvre son potentiel de signification dans le cadre de la culture à laquelle il appartient. La différentiation de la culture peut dans ce cas constituer un stimulant plus qu'un frein. Elle nous motive à défendre l'ouvrage que nous interprétons et dont nous enrichissons le sens, et à défendre ainsi les valeurs qui nous sont chères, notre vision du monde en général ou de la littérature en particulier. 6 Une telle conception met pourtant l'interprétateur de textes appartenant à une culture étrangère dans une position ambiguë. Car si l'interprétation est condamnée à être « une trahison créative », selon l'expression de Y. Lotman, elle doit inévitablement soit introduire nos propres valeurs dans la culture étudiée, soit proposer un enrichissement de la culture de l'interprétateur par les valeurs d'une culture étrangère, et cela indépendamment de l'intention de son créateur. D'explication qu'elle est au départ, elle devient « assimilation », non pas à cause d'un rapprochement voulu, mais en résultat de la condition cognitive de l'interprétateur. La présente étude, qui se propose de passer en revue les interprétations existantes du Regard du roi en les analysant du point de vue des plans de référence adoptés par leurs auteurs, et des stratégies de lecture que l'on peut y déceler, n'est pas libre de ces contraintes. Elle l'est encore moins lorsqu'elle propose une vision de l'oeuvre étudiée qui correspond d'assez près à la conception de lecture que son auteur représente. 1. Domaines de référence Le Regard du roi, tout comme L'enfant noir, fut au début assez mal accueilli par une bonne partie des intellectuels africains, qui exigeaient de la littérature un engagement plus prononcé dans leur lutte contre le colonialisme. Ils s'attendaient à ce que le roman réaliste serve de témoignage et d'outil d'analyse de la situation coloniale, et qu'il contribue à former des attitudes critiques envers le colonialisme, chez les Africains aussi bien que dans l'opinion publique des pays occidentaux.1 Plus tard aussi, on trouvera rarement chez les critiques africains l'admiration que ce roman a suscité en Europe et aux Etats Unis. Certains d'entre eux n'y reconnaissaient pas la réalité et les valeurs qui étaient les leurs, et les éléments qui semblaient reconnaissables, apparaissaient dans des contextes qui les rendaient étranges. Des éléments puisés probablement dans différentes cultures africaines (mossi, peule, possiblement malinké et autres), y sont mélangés avec des éléments totalement, ou presque totalement fictifs, bien que parfois faisant allusion à des phénomènes réels (la séance de la cour d'Adramé, le labyrinthe de couloirs sous-terrains dans le palais du naba 7 etc.). La perspective adoptée dans la narration, dominée par le regard de l'Européen Clarence, provoquait également des réactions négatives. L'ensemble rappelait de trop près l'image stéréotypée de l'Afrique qui fonctionnait dans la culture coloniale. Ainsi, en s'interrogeant sur l'auditoire auquel Le Regard du roi était adressé, Ph. A. Egejuru remarque que le projet du livre paraît ambigu : d'une part Camara Laye y montre que la culture africaine a quelque chose à offrir aux Européens, et d'autre part nous y voyons ...une présentation ironique des aspects des coutumes africaines qui fascinent le lecteur européen : l'Afrique, contrée de la musique et des danses, de la sensualité, de la sorcellerie et de tout ce qui est exotique et érotique! [Camara Laye] décrit tout cela d'une manière fort dramatique, en faisant réellement assister son héros européen à différentes pratiques africaines, sans qu'il comprenne ce qu'il fait. L'auteur dévie de son but, pour montrer l'Afrique impénétrable et mystérieuse que ses auditeurs préférés voulaient voir (Egejuru 1978 : 145). Pourtant, comme l'ont fait remarquer R. et A. Chemain, ...contrairement aux ouvrages des romanciers africains contemporains, Le Regard du roi ne se voulait pas le reflet, l'image ou la caricature d'une réalité coloniale, mais instituait un univers qui, pour un lecteur familier de ce que Ricardou nomme « l'hallucination réaliste », apparaissait profondément déconcertant par l'absence de tout souci de conformité à un référent extérieur, la prégnance du symbolique, et une causalité interne fortement marquée par l'onirisme, même dans des séquences non présentées explicitement comme des rêves du personnage principal (Chemain : 156). R. et A. Chemain considèrent qu'en 1954, rien que le fait de montrer un Européen dans le rôle d'« étalon » dans une société africaine, situe ce roman en dehors du courant réaliste. Il semble que toute tentative de lecture de ce roman dans une perspective réaliste doit entraîner un jugement négatif porté sur l'ensemble de l'oeuvre. Son atténuation, comme chez Ph. A. Egejuru ou chez E. Mphahlele, s'accompagne toujours d'un renoncement partiel aux critères propres au réalisme. 8 Le caractère non-référentiel évident du roman a provoqué la plupart des critiques à y chercher des valeurs symboliques, même si, le plus souvent, l'interprétation qu'ils proposent dépasse le cadre étroit du symbolisme. Et malgré la quasi unanimité des critiques quant à la nécessité de chercher des significations dissimulées derrière les méandres du langage et le vague de la réalité représentée, les interprétations du roman prennent des directions très variées, et souvent contradictoires. Le degré d'ouverture de l'oeuvre est également évalué différemment dans les divers textes critiques : ainsi H. Scheub et B. Obumselu entreprennent une tentative proche de l'allégorèse, tandis que d'autres, comme J. A. Ramsaran, J. Jahn (1967), S. Anozié ou D. Cook semblent plutôt accepter une pluralité irréductible de significations. 1.1. Interprétations religieuses Chez R. Pageard, nous trouvons une conception extrêmement simple de la signification du roman : L'idée générale n'est pas douteuse et a été plusieurs fois indiquée par l'auteur : le sujet du roman est la quête de la grâce. Le roi est Dieu : ses vassaux sont les croyants. L'intérêt d'une discussion porte sur les détails, fins et nombreux, de la fresque (Pageard : 96-97). L'idée que le personnage du roi peut être associé à Dieu apparaît dans de nombreuses études critiques, même chez des auteurs qui ne proposent pas une interprétation du sort de Clarence qui irait dans le sens du salut (Anozié, Cook, Moore, Mercier et Battestini). Pourtant, l'idée de Dieu n'apparaît explicitement nulle part dans le livre, et les différents passages dans lesquels Clarence associe le roi au ciel, à la clarté, à la pureté, et finalement à l'amour infini, reflètent uniquement le point de vue d'un personnage dont la crédibilité est mise en question tout au long du roman. Et ce n'est pas seulement que le mot « Dieu » n'apparaît pas dans le livre; on n'y trouve pas non plus de formulation explicite d'affirmations, de suppositions ou de doutes qui renverraient le lecteur directement aux problèmes spécifiquement religieux qui dominent les débats autour des deux 9 grandes religions aux confins desquels le livre se situe par sa provenance et par les lectures dont on en fait. Certains de ses thèmes principaux, comme l'idée de pureté, ou de la dépendance du corps et des sens, correspondent à l'importance qui leur est accordée dans ces religions, mais la façon de laquelle ils sont traités ne renvoie pas nécessairement à une conception religieuse. En plus, on ne trouve dans ce roman aucune manifestation de la religiosité.2 Certains critiques trouvent dans Le Regard du roi une inspiration islamique, et notamment celle de son courant mystique, le soufisme. Pour Sonia Lee Le roi est une figure strictement allégorique qui n'assume jamais le caractère d'un personnage réel, et n'a pas de dimension humaine. Bien qu'il soit mystérieux, il n'est pas ambigu; il est annoncé comme le Roi des Rois, comme Dieu, qui dans la pensée islamique signifie l'unité (Lee : 56-57). Elle est d'avis que le motif de l'amour renvoie également aux idées propres au mysticisme des soufis : Le symbolisme de l'amour pur de Laye, représenté dans le monde sensible par le métal le plus pur, peut être rattaché à la fois au soufisme et à l'atelier de son père. L'amour est le thème principal des mystiques soufis qui croient que "toute la vie humaine est dominée par deux réalités : « Toi » et « Moi » : l'amant et l'aimé, Dieu et l'homme, ...l'amour est le ton du soufi, la gnose est son but, et l'extase son expérience la plus élevée (Lee : 57). D'après S. Lee, en ouvrant son coeur devant Dieu, Clarence emprunte « la Voie » qui mène vers l'union mystique par l'amour. Le motif récurrent de « la chance » renverrait à l'idée de baraka : du bonheur de l'homme entouré par l'amour divin qui embrasse l'ensemble de l'univers. Le fait que Clarence ait été spolié de toutes les valeurs matérielles, et qu'il ait abandonné le monde qui était le sien peut être éventuellement vu comme un premier pas, par lequel il aurait satisfait inconsciemment le premier postulat de la « petite hidjra », de la préparation spirituelle qui commence le parcours menant vers Dieu.3 S. Lee (1984 : 59) associe le personnage du mendiant au 10 marabout, ou au guide spirituel dont le rôle consisterait à indiquer « la Voie » à Clarence. Pour B. Obumselu (1980 : 19) son rôle consiste seulement à rappeler à Clarence « la pauvreté spirituelle de l'homme ». Dans ce contexte, la discussion du mendiant avec Clarence, portant sur « la chance », peut revêtir une signification toute particulière : l'idée européenne de la chance est liée au risque et au hasard. Ainsi conçue, elle peut aussi être subordonnée à certaines règles qui permettent de participer au jeu et de miser sur des situations choisies; ces règles assurent aussi certains « droits » aux joueurs. C'est ainsi que Clarence semble concevoir la chance au début de l'histoire. Cette conception est entièrement étrangère au mendiant qui conçoit la chance comme une « faveur »; cela suppose une instance supérieure de laquelle dépend le sort humain. La leçon que le mendiant donne à Clarence peut donc être vue comme une leçon d'humilité. Si on va plus loin encore, on peut concevoir que le fait qu'il soit vendu au naba soit interprété non pas comme une humiliation, mais comme une expérience qui le rend égal aux Africains, surtout si l'on tient compte du renversement des rôles par rapport à l'histoire. Pour S. Lee cette égalisation est une condition indispensable de l'union avec Dieu, pour lequel, dans l'islam aussi bien que dans le christianisme, les hommes sont tous égaux. L'incertitude de Clarence vis-à-vis des phénomènes qui l'entourent peut être vue comme un reflet de l'enseignement des soufis qui croient que le monde des formes, le monde créé, dont l'homme est prisonnier durant sa vie, est fondamentalement inconnaissable. L'enseignement des soufis permet à l'homme, en l'éloignant des valeurs de ce monde, de recouvrer sa liberté et de s'approcher de Dieu qui est la seule vérité. Dans les écrits des soufis, on peut voir deux plans de référence de la conscience humaine : le divin et l'humain. Nous retrouvons cette dualité dans leurs écrits littéraires. Le même événement peut être insensé et sublime, important et dépourvu de signification, désiré et indésirable (Harrow 1987 : 143-144). Il est facile de retrouver une telle dualité dans Le Regard du roi. Le monde incertain des apparences, dans lequel Clarence évolue, peut 11 être facilement opposé à la scène finale, si on la comprend comme représentant le fāna, l'absorption par le Divin. C'est sur cet aspect du roman qu'insiste B. Obumselu, chez qui nous trouvons l'interprétation islamique du roman la plus élaborée. Il voit dans Le Regard du roi la même opposition entre l'imperfection de ce qui est créé, et la plénitude de ce qui est divin, qui est soulignée par les soufis. Il présente le schéma dominant du livre dans ces termes : Clarence commence sa quête par un acte de révérence qui n'est qu'un réflexe social; il est forcé par la poussée de la foule sur l'esplanade à se prostrer devant le roi. De ce geste insignifiant, il avance vers la loi. Ici, pourtant, il est incapable de faire valoir son droit et il passe dans la nuit de désorientation, de doute de soi, et de désillusions portant sur la condition humaine. Ses épreuves prennent fin lorsque le désespoir le conduit vers un acte de révérence spontané qui est lié intégralement à l'expérience du salut (Obumselu : 19). B. Obumselu interprète dans cette perspective tous les éléments saillants du roman. Le mendiant rend Clarence conscient de sa pauvreté spirituelle, le jugement illustre la petitesse de la justice humaine et de l'attitude légaliste envers l'homme, l'entourage de Clarence à Aziana montre la bassesse humaine, Dioki fournit "un exemple bestial de l'amour divin" (Obumselu : 22), etc. Les scènes finales du roman signifient la mort de Clarence, acte dans lequel il se débarrasse définitivement de son ego et s'unit à Dieu (fāna). Il trouve même, dans l'examen de conscience que Clarence fait avant d'approcher le roi, un correspondant du jugement dernier. La progression de Clarence dans le dernier chapitre correspond exactement, d'après lui, à trois étapes de la révélation divine qu'Abu Bakr Siraj ad-Din a formulé dans son Livre de la certitude : Dans la première étape (cilm al-yaquīn) le novice entend le feu de la réalité divine, dans la deuxième étape (cayn -yaquīn) il voit les flammes, et dans la troisième étape (haqq al-yaquīn) il est consumé [par le feu] (Obumselu : 21).4 Ainsi, dans la première étape Clarence entend parler de l'arrivée 12 du roi, dans la deuxième il voit son rayonnement, et dans la troisième il est transpercé par le trait de feu. Dans cette interprétation, le roi est placé au-dessus du monde humain. Il représente l'unique réalité : "rien ni personne n'est réel, excepté le roi" (Obumselu : 23). B. Obumselu ne soulève pas le problème de la représentation d'Allah par un personnage humain, qui est en contradiction avec l'interprétation du Coran largement acceptée, qui interdit en plus d'associer Dieu au pouvoir terrestre. En soulignant ce qui dans le personnage du roi suggère sa relation avec le divin, il évite scrupuleusement toutes les allusions, évidentes dans le texte, qui mettent en relief non seulement le corps du roi, mais aussi le luxe matériel qui l'entoure et toutes les caractéristiques du pouvoir terrestre (le cortège, le palais, les visites rendues dans les provinces, etc.). Il n'est pas dérouté non plus par le fait que Clarence trouve le salut bien qu'il transgresse d'autres interdits basés sur le texte du Coran, comme l'interdiction des jeux du hasard et de la consommation de l'alcool, et ne remplit aucun des cinq devoirs imposés à tous les croyants.5 On peut essayer de l'expliquer par le fait que B. Obumselu se réfère au soufisme qui attache une plus grande importance à la préparation spirituelle qu'au comportement du croyant. Il semble pourtant qu'il va trop loin en soulignant le caractère orthodoxe de la foi de Camara Laye. L'interprétation qui lie le personnage du roi à l'idée de Dieu peut aussi être contradictoire à la pensée des soufis sous un autre aspect. Comme le remarque K. Harrow (1987 : 151), le soufisme, en prêchant le renoncement aux valeurs de ce monde et en enseignant l'indépendance spirituelle envers le pouvoir terrestre, se mettait en position de concurrence vis-à-vis de ce dernier. La représentation de Dieu par un personnage royal donne à penser. Certains critiques (Mercier et Battestini : 30, Larson : 212), même s'ils ne cherchent pas dans l'islam la clé de l'ensemble du texte, acceptent l'idée que l'union finale de Clarence avec le roi est un acte arbitraire de miséricorde ou d'amour de la part de Dieu (d'Allah) dont le roi est la personnification; ils y voient un trait caractéristique de l'islam. Il semble intéressant pourtant que leurs interprétations tendent à concilier cet acte « arbitraire » avec une idée de mérites qui 13 le conditionnent. L'attitude représentée dans le livre de R. Mercier et de M. et S. Battestini est caractéristique à cet égard. Ils considèrent que ...le jeune roi [...] le choisit parmi tous, au delà de son avilissement, pour la Foi qu'il a eue en lui, et c'est pour Clarence que bat son coeur immense et imperceptible. Il ne laisse pas Clarence à la terre, il l'emmène vers l'ailleurs (Mercier et Battestini : 32). ...la force de l'espérance mène à la purification et au salut. Ce roi d'outre-monde ne met pas en balance le poids des vertus et le poids des péchés; il n'accorde pas sa grâce à l'examen d'une somme quantitative de bienfaits, mais il « regarde » la qualité de l'amour qu'on lui voue. Pourquoi, parmi les autres prisonniers sur la terre, a-t-il choisi Clarence de préférence à tout autre? Pour sa solitude, certes, pour son dénuement, pour son désir éperdu de connaître, oui, mais surtout par le miracle de l'amour, parce que c'était le roi, et parce que c'était Clarence. On ne peut en effet discuter le choix de Dieu (Mercier et Battestini : 36). On voit très bien quelles décisions interprétatives (inconscientes peut-être) sont à la base des ces affirmations : (1) Clarence est choisi parmi tous, et c'est pour lui que bat le coeur du roi. Cela implique son caractère exceptionnel, et il faut probablement en déduire que les autres personnages s'approchent également de Dieu, puisqu'ils sont acceptés dans l'entourage du roi, mais que Clarence seul a le privilège de la grâce suprême.6 (2) Clarence est avili. (3) Le roi choisit Clarence pour sa foi, etc. Son choix est peutêtre arbitraire, mais il est motivé. (4) Le geste du roi, couvrant Clarence de son manteau, signifie que Clarence est emporté vers un autre monde. Cette interprétation, qui lie le salut d'une part à la grâce de Dieu, et d'autre part au dénuement de Clarence et à la sincérité de sa foi, permet également de relier ce qu'ils conçoivent comme l'idée dominante du livre à la foi chrétienne : 14 C'est une espèce de « Passion », chemin de croix d'un jeune homme, pur au fond, mais qui subit un temps interminable la tentation de la lâcheté, et que seul l'amour rachète. Comme le bon larron qui a eu foi en Jésus, il sera sauvé par le Roi-Dieu qui aura reconnu la Ferveur, malgré les fautes, la veulerie, le déshonneur (Mercier et Battestini : 32). Dans cette perspective, ce n'est pas seulement l'opération de substitution du personnage du roi par l'idée de Dieu qui est importante. Le geste du roi qui couvre Clarence de son manteau, qui dans le texte oscille visiblement entre le réel et l'irréel, est sans équivoque placé dans la réalité, même si ce geste prend une signification symbolique. Les auteurs semblent n'avoir aucun doute que cette fois-ci la scène n'est pas imaginée par Clarence, bien qu'il soit difficile de justifier cette certitude par des éléments du texte. Le lien entre le sort de Clarence et la scène finale du roman, et les raisons pour lesquelles Clarence a été privilégié par le roi, ont visiblement toujours inquiété les critiques, et nous y reviendrons encore plus d'une fois dans cette étude. L'idée d'interpréter ce roman – ou du moins certains de ses éléments – dans une perspective chrétienne peut paraître attrayante. La cohérence d'une telle vision du texte ne serait pas plus menacée que celle d'une lecture qui se réfère à l'islam, et nous trouvons des remarques allant dans ce sens dans plusieurs études critiques. Cette possibilité est par exemple signalée par Ch. R. Larson (1972 : 215). Il entrevoit d'ailleurs non seulement la possibilité de voir Dieu dans le personnage du roi, mais aussi de voir le diable dans le personnage du naba; il ne se décide pas pourtant à exploiter cette voie, pensant sans doute, non sans raison, qu'une telle lecture l'éloignerait des intentions de Camara Laye. Il semble que la lecture du roman dans une perspective chrétienne pourrait se heurter à certaines difficultés par exemple dans la dernière scène, avec la symbolique du feu qui, dans la tradition chrétienne a plutôt une fonction de purification, et qui – dans l'acception courante – est rarement associé à l'amour de Dieu; dans la tradition occidentale, le feu reste le plus souvent associé à la 15 passion, au purgatoire ou à l'enfer. Ces difficultés ne sont pourtant pas plus importantes que celles auxquelles nous nous heurtons dans une interprétation islamique du livre, et elles ne sont pas insurmontables.7 Le motif de l'union dans l'amour, liant Dieu et l'homme, apparaît dans le mysticisme islamique aussi bien que chrétien. Comme l'a remarqué J. Jahn (Jahn et Ramsaran : 212), il serait plus difficile de lier au christianisme l'attitude des deux garçons, Noaga et Nagoa. Pour être admis dans la troupe des pages-danseurs du roi, dit le mendiant, ils doivent, en plus de la danse, apprendre l'insolence. En outre, pour atteindre leur but, ils présentent au roi un pantomime simulant l'accouplement d'animaux, ce qui provoque l'étonnement et le dégoût chez Clarence; il craint que ce spectacle n'offense le roi. Comme nous l'avons vu, R. Mercier et M. S. Battestini considèrent que seul Clarence trouve le salut. Une telle conception pourrait amoindrir la difficulté, sans la résoudre. Le goût pour la danse, manifesté par le roi, qui l'éloigne des conceptions chrétiennes de la divinité, serait également énigmatique, et renverrait plutôt à des croyances syncrétiques.8 La scène chez Dioki n'est pas plus difficile à interpréter dans une perspective chrétienne que dans celle de l'islam. On peut prétendre par exemple que, dans cette scène, Clarence passe par une sorte de purification qui l'éloigne de l'amour bestial. La même signification peut être donnée au geste des garçons qui, après le mime, rejettent leur coiffure animale pour ne plus la remettre. J. Jahn a été un des premiers à remarquer que le livre dépasse le cadre d'une seule religion. Il voit dans ce fait non seulement le point de départ pour une vision plurielle du texte, mais aussi une « somme » de religions : Camara Laye rend dans ce roman la somme de toutes les religions, de l'ensemble de l'humanité. Et il montre que, finalement, toutes les religions ne font qu'un. Divers symboles de différentes religions sont employés ici pour fondre en une conception de religion unique (Jahn : 213) Cette « somme de toutes les religions » ne doit probablement pas être conçue comme une synthèse, mais l'idée de l'unité de toute 16 les religions bâtie sur le texte du roman n'est pas très convaincante. L'idée de Dieu bienfaiteur, plein d'amour, semble être étrangère à celles parmi les religions africaines qui n'ont pas subi l'influence de l'islam et du christianisme. Nous y rencontrons souvent l'idée d'un Dieu-Créateur, mais il est généralement hors d'atteinte, et fréquemment il s'abstient d'intervenir pas dans les affaires des hommes. Dans ces religions, ce n'est pas le Dieu unique, mais d'autres dieux ou les ancêtres qui sont au centre du culte; ils sont les seuls avec lesquels un contact rituel est possible. Nous trouvons cependant, dans l'attitude de Clarence et des autres personnages envers le roi, de nombreux signes qui le situent dans le domaine du sacré, et qui peuvent être rattachés à différentes religions. C'est dans ce sens que l'on peut parler de leur « fusion ». C'est dans ce sens aussi que vont les interprétations proposées par M. Toscano (1987 : 72) et S. Lee. Cette dernière écrit que Le climat religieux est sciemment indéfini. On suppose que Clarence est chrétien, parce qu'il est Européen, mais le texte ne renvoie pas directement à sa foi; [Clarence] manifeste simplement une sensibilité qui est habituellement associée à la pensée judéochrétienne. La religion des Africains n'est pas déterminée sans équivoque et semble être une croyance animiste traditionnelle. Cette attitude de non-engagement dans un culte particulier souligne le caractère universel du motif (Lee : 52). 1.2. Valorisation des cultures africaines La ligne générale de l'interprétation donnée par J. Jahn ne suit pas l'idée d'une signification universelle du roman, bien qu'il rejette la possibilité de voir dans ce livre l'expression d'une religion donnée. Conformément à sa conception de la culture africaine, il cherche dans Le Regard du roi l'unité et l'harmonie du monde qui, selon lui, caractérise la vision africaine du monde. Il considère que le salut de Clarence est précédé par une revalorisation totale de la façon de laquelle il perçoit le monde; revalorisation qui va dans le sens de l'unité. C'est aux deux garçons, Noaga et Nagoa, qu'il attribue une signification particulière dans ce livre : 17 Le problème de leur salut n'apparaît pas dans le livre [...]. Leur salut n'est pas une question du bien et du mal; ils ne peuvent pas être rejetés par le Roi, car leur vie est déjà unité. Clarence, de sa part, ne peut être sauvé que lorsqu'il aura appris que ses problèmes d'ordre moral ne sont pas les plus importants. [...] L'unité n'est pas pour Laye une synthèse finale, elle est l'état de départ. La fin du roman, souvent mal comprise, signifie que même un homme blanc en Afrique peut être sauvé et accepté, s'il fait preuve d'un désir d'apprendre, et non seulement celui d'enseigner (Jahn : 213). Le livre dans son ensemble peut être considéré comme une leçon de sagesse africaine (Jahn : 211). Sans nous occuper ici de la cohérence d'une telle interprétation, de son rapport avec le texte, et de la valeur des conceptions de J. Jahn portant sur la culture africaine,9 nous voudrions souligner deux éléments. Premièrement, c'est le changement de l'attitude de Clarence-Européen qui est mise au premier plan dans une telle vision du texte. Ce changement est conçu comme l'abandon de la culture européenne et une modification de l'attitude envers la culture africaine, envers les valeurs et les comportements qui lui sont propres. Deuxièmement, ces changements sont la condition nécessaire du salut de Clarence. J. Jahn n'est pas le seul à suivre cette piste. Ainsi, pour A. C. Brench, Le Regard du roi peut être lu en contrepoint avec L'Enfant noir. Dans son premier roman Camara Laye présentait l'aventure d'un Africain qui a abandonné la culture qui était la sienne pour apprendre la civilisation européenne. Dans le deuxième, il montre un Européen qui – après avoir abandonné son pays et son milieu – apprend l'Afrique, pour "retourner aux sources de la vie" (Brench 1969 : 16). Peu à peu, Clarence est privé de tout ce qu'il possède. Il perd son argent au jeu, le propriétaire de l'hôtel confisque ses bagages, l'aubergiste lui prend sa dernière veste, et au palais de justice on veut même lui prendre son pantalon. 18 Mais ce ne sont que des aspects superficiels; le roman, depuis le départ de Clarence abandonnant « la ville », jusqu'à l'arrivée du roi à Aziana et à l'accueil qu'il réserve à Clarence, est une lente progression, une érosion graduelle de l'ancienne, et l'émergence d'une nouvelle personnalité (Brench 1969 : 17). Dans cette perspective, l'évolution de Clarence fournit la clé du roman. Chaque étape de son progrès symbolise une nouvelle épreuve qui doit être surmontée, si son caractère doit évoluer et devenir acceptable pour le roi. Premièrement, son séjour au « caravansérail » lui enseigne le dédain du confort matériel des hôtels fréquentés habituellement par les Européens.10 Son conflit avec la loi met en doute toutes ses idées préconçues portant sur la propriété et les droits de l'individu. Sa longue errance à travers la brousse, lors de laquelle il dépend du mendiant pour assurer sa nourriture et son logement, continue cette rééducation. [...] Son long séjour à Aziana, sa frustration, ses désillusions, sa rencontre cauchemardesque avec les femmes-poissons, sa visite effrayante chez Dioki, et son approche finale, hésitante, du roi, détruisent ce qui restait de sa fierté d'autrefois (Brench 1967 : 121-122). Mais A. C. Brench ne développe pas son interprétation dans le sens de l'initiation, comme le fait par exemple S. Anozié. Ce qui mérite d'être souligné, c'est que le processus d'assimilation de Clarence est vu par A. C. Brench non seulement comme une opposition schématique de deux cultures, mais surtout comme une crise profonde de la personnalité du personnage. Un des éléments importants qui rapprochent Clarence du roi, d'après A. C. Brench, est le fait qu'il a su surmonter son sentiment de culpabilité, symbolisé par son attitude envers le domaine du sexe : Clarence doit [...] non seulement surmonter son sentiment de culpabilité et de déchéance, mais aussi le sentiment qu'il est coupable et déchu aux yeux des autres. C'est seulement après y être parvenu qu'il ose s'approcher du Roi, nu, pur, et donc débarassé de tous ses préjudices et de sa personnalité (Brench 1969 : 18). Déjà dans son article publié en 1967, il constatait que 19 [Clarence] finalement approche le roi pour offrir, et non pour demander. Dans son humilité, il n'espère rien, et obtient tout. Conformément à l'intention évidente de Laye, il y a là un parallélisme étroit entre l'expérience de Clarence et celle des mystiques religieux et des prosélytes. Le roi est une figure qui ressemble au Christ, offrant le salut à ceux qui ont essayé de servir dans l'humilité et la foi (Brench 1967 : 124). Dans cette optique, l'itinéraire parcouru par Clarence le mène de la revendication à l'offrande, de la fierté à l'humilité.11 La lecture du livre proposée par J. A. Ramsaran ne s'éloigne pas beaucoup de cette vision, bien qu'il souligne que la signification de l'ensemble est bien plus complexe. Comme nous l'avons vu, A. C. Brench rejette l'interprétation selon laquelle l'errance de Clarence trouve son explication dans la quête de Dieu. Il traite les accents mystiques qui apparaissent dans le livre comme une ressemblance à l'attitude mystique, voulue par Camara Laye. La clé du livre est fournie par la crise de la personnalité de Clarence, liée au processus de son assimilation. Selon lui, le livre [...] a en fait une structure très complexe et serrée, basée sur les progrès de la quête de Clarence qui tend vers l'assimilation. Chaque étape de son pèlerinage, depuis la rencontre avec le mendiant jusqu'à l'étreinte du Roi, a une place bien précise dans ce progrès. Toute la séquence consiste à dépouiller Clarence, peu à peu, de sa personnalité individualiste, en commençant par l'extérieur, par les attributs artificiels tels que son vêtement, et en finissant par l'intérieur, par les contraintes de instincts sexuel. Laye traite Clarence presque comme s'il était le patient d'un psychanalyste, chaque pas le conduisant logiquement au suivant, chaque étape devant être accomplie avant que la suivante ne puisse être entreprise (Brench 1969 : 20) J. Olney considère que toute l'oeuvre de Camara Laye, et non seulement Le Regard du roi, gravite autour du thème de la perte du sentiment de simplicité et de l'unité du monde, et autour des tentatives de le retrouver dans la création littéraire. Selon J. Olney, 20 L'Enfant noir représente une tentative de retour par le souvenir. Dramouss, dont l'action est liée à celle du premier roman, montre l'impossibilité d'un tel retour dans l'expérience réelle. Le Regard du roi n'est qu'une transposition de ce thème récurrent. Ce qui était pour l'auteur une tentative échouée, devient une révélation pour son personnage; ce qui pour Fatoman, le protagoniste de Dramouss, était impossible justement à cause de l'irréversibilité de son expérience, devient possible pour l'Européen, Clarence : Clarence peut devenir comme un enfant africain à la façon de laquelle – paradoxalement – Fatoman ne peut pas le devenir, justement parce que, dans cette vie, il a déjà été un enfant africain. Clarence mûrit dans Le Regard du roi, et grandit suffisamment pour être comme un enfant; non pas redevenir comme un enfant, mais être enfant pour la première fois. Car en Afrique – mais potentiellement aussi en lui-même – il découvre cette existence dans l'unité, dans laquelle le corps et l'âme ne sont pas séparés et en conflit, mais sont parfaitement unis et impossibles à distinguer, l'un étant l'expression, et l'autre l'essence (Olney : 149-150). Dans sa conception de l'union avec le monde, sensuelle et pleine d'amour, que nous proposerait la culture africaine, J. Olney se réfère à la négritude de Césaire et de Senghor. Vu dans cette perspective, le roi incarne les valeurs perdues de la culture africaine, cet enfant noir que Camara Laye ne pouvait pas redevenir. R. Pageard (1966 : 99) a lui aussi relevé des références possibles à la négritude. Ch. R. Larson (1972 : 167-226), dans un chapitre portant le titre significatif "Assimilated négritude", considère que tout le roman est consacré à l'assimilation des valeurs de la culture africaine par Clarence : L'homme blanc est peut-être le protagoniste, mais l'Afrique est l'antagoniste. C'est la capacité du héros de saisir la grandeur et la complexité de l'expérience africaine, de comprendre que sa propre culture n'a que peu d'importance, qui nous amène vers l'aspect élémentaire de ce que Senghor regardait comme l'étape finale de l'évolution du syncrétisme culturel, « la négritude réformée », une espèce de culture mondiale qui intègre ce qu'il y a de meilleur dans toutes les cultures. Au lieu d'être détruit dans le processus, ou piégé 21 pour toujours entre les deux cultures comme Medza dans Mission terminée, le personnage de Laye s'assimile à la culture africaine et – par ce processus – atteint le salut. [...] pour l'homme blanc l'expérience africaine peut conduire vers une sorte de renaissance ou, comme Senghor l'écrivit dans son poème "Prière aux masques", l'Afrique contribuera à la renaissance du monde, étant "le levain dont la farine blanche a besoin" (Olney : 174). Conformément à cette conception, c'est l'interférence culturelle qui se trouve au centre d'intérêt du roman. Ch. R. Larson voudrait même y voir une espèce de roman à thèse; thèse développée par Senghor dans son concept de « métissage culturel » : Lentement, Laye construit son plaidoyer en faveur de la beauté qui ne peut résulter que de la fertilisation mutuelle des cultures, et qui implique cette conclusion anticipée, que rien ne peut être plus important que le mélange des cultures, que l'aptitude de l'individu à apprécier une autre culture. L'Afrique est la levure dont la farine blanche a besoin pour se développer, pour être complète (Larson : 193) J. J. Achiriga, tout en exprimant sa réserve envers les valeurs proposées dans le roman, développe son interprétation plus ou moins dans le même esprit : Camara oppose les valeurs africaines à celles de la culture occidentale que Clarence avait assimilées auparavant. En d'autres mots, il combat la vision du monde dont l'Européen est le porteur. Pour le faire, l'auteur a recours à des valeurs dont il serait difficile de dire qu'elles sont africaines, ou qu'elles sont des valeurs du tout. Il semble pourtant qu'en y recourant pour les opposer aux valeurs européennes correspondantes, il se proposait de détruire la personnalité de Clarence plutôt que de les affirmer (Achiriga : 52-53). Pourtant, le sens qui sous-tend les démarches de Clarence est de dépasser la surface rationnelle de la réalité. C'est pourquoi Clarence apprend à vivre et à penser comme « un Noir », en essayant de trouver dans « le monde caché » la réalité « vraie »; cette expérience le fait penser que la culture européenne laisse passer les « signes » les plus importants de la vie. La conversion 22 de Clarence consistera à retrouver un sens profondément humain de la réalité, « l'émotion nègre », comme le dit Senghor, et la participation de l'intérieur dans la connaissance du monde. Clarence apprendra à renoncer à la pensée qui éloigne, qui divise et qui conduit à l'abstraction (Achiriga : 58). Pour J. J. Achiriga, Camara Laye ne suit pas strictement la trace de la négritude de Senghor, avec son idéal de « civilisation métisse »; il se limite à critiquer les valeurs européennes : Plus exactement, la critique de Camara Laye porte [...] sur « le rationalisme européen » qui reflète la réalité visible et palpable. L'Afrique a ses mystères absolument inaccessibles pour un esprit « positiviste », et c'est là, en fin de compte, que l'on trouve la « vraie » réalité vivante, dissimulée derrière l'apparence « trompeuse » (Achiriga : 57) Pourtant, l'idée que la culture africaine en général, et l'art en particulier, se réfèrent à une « sous-réalité » cachée derrière la réalité accessible aux sens, contrastant avec l'attitude naturaliste propre à la culture européenne, appartient bien à L. S. Senghor. A-delà du signifiant, le Négro-Africain voit, plus exactement, sent le signifié. La surréalité gît sous la réalité. Ainsi donc le surréalisme – mieux, le sous-réalisme – négro-africain n'est pas empirique comme celui de l'Occident, mais mystique, métaphysique, participant au vitalisme par le symbolisme.12 Presque tous les critiques voient en Clarence le représentant ou le symbole de la culture occidentale. J. J. Achiriga croit par exemple que [Clarence] symbolise en quelque sorte l'individu – l'Européen – pleinement conscient de sa valeur humaine, indépendant de la société, et dont la fierté et l'esprit rationnel et indépendant repose sur de telles formules que « la dignité humaine » (Achiriga : 52).13 Même ceux qui n'acceptent pas la vision de la culture africaine qu'ils dégagent du livre, conçoivent l'évolution de Clarence comme un abandon progressif des modèles et des conceptions européennes au profit de modèles africains ou considérés comme tels. Ainsi, 23 Ph. A. Egejuru, tout en s'indignant contre l'image de l'Afrique présentée dans le livre, écrit que Clarence, le protagoniste [du roman] représente l'Europe. Il manifeste toute l'arrogance, les préjudices et le complexe de supériorité de sa race. Il a été rejeté par les siens, et il vient vers l'Afrique, la contrée des possibilités à exploiter, où il espère se faire une nouvelle vie (Egejuru : 146). Certains, comme R. H. Fraser (1974 : 25), développent plus largement cette idée. "Bourgeois jusqu'à la moelle des os, Clarence s'attache à l'idée de possession comme preuve du poids spirituel". Ce trait caractéristique est visible depuis les premiers chapitres, dans lesquels Clarence attribue une grande importance à ce qu'il possédait et à ce qu'il a perdu, jusqu'au dernier entretien avec Diallo, où Clarence dit : – Mais cette hache, tu la possèdes [...]. Cette simple hache est à toi... Moi, je n'ai rien. Ou plutôt... Ah! si je n'avais rien, s'il était possible que je n'eusse rien!... Mais j'ai cette odeur, cette indétachable odeur (RR : 247). Il semble en effet que les arguments du maître des cérémonies trouvent un terrain favorable dans l'attitude de Clarence envers l'idée de possession. Les blessures, ou même l'odeur qui prend une dimension quasiment physique, sont ce que l'on « a ». "Clarence ne possède rien, écrit R. H. Fraser, donc il croit qu'il n'est rien" (idem). Les propositions de Ph. A. Egejuru sont particulièrement intéressantes. Elle part d'une tentative d'approcher Le Regard du roi dans une perspective réaliste, mais en même temps elle penche vers une interprétation allégorique. Le personnage du roi, idéalisé et quasiment divin, incarne pour elle la culture africaine. L'humiliations de Clarence [...] il n'est qu'un aspect négatif de la temporalité, puisque – conformément aux conceptions de Lukáès, cette humiliation a aussi un aspect positif. Elle est le passage d'une forme inférieure à une forme supérieure, plus authentique. [...] Ayant subi l'humiliation, Clarence lui-même prétend être plus noir que les Noirs.14 Et en devenant spirituellement « noir », il est prêt à accepter le 24 monde africain « idéal ». En plus, c'est l'humiliation de Clarence qui provoque la prise de conscience de soi, qui est le but principal de ce roman. [...] Ainsi, symboliquement, Clarence est absorbé par l'Afrique – le roi (Egejuru 1978 : 224-225) Nous trouvons donc chez Ph. A. Egejuru une interprétation symbolique tendant vers l'allégorèse, mais basée sur la notion de représentativité, propre aux conceptions réalistes, et sur l'idée posthégélienne de crise du personnage, puisée chez G. Lukáès. Ph. A. Egejuru s'oppose à toutes les interprétations du roman qui voient dans la partie finale du livre une délivrance, ou une autre forme de départ de Clarence. Selon elle "Clarence atteint son idéal, mais il n'y a pas de rupture entre lui et le monde africain; il est positivement absorbé par ce dernier. Puisqu'il n'y a pas de rupture, le héros de Camara ne sort pas de la réalité du roman, il en devient simplement une partie" (Egejuru 1978 : 225-226). Pour appuyer sa thèse, Egejuru rappelle les paroles de Camara Laye qui, dans une interview, oppose son roman à l'oeuvre de F. Kafka en disant que ses personnages atteignent finalement le bonheur. Argument peu convainquant, car, pour Camara Laye, le bonheur ne devait pas forcément être lié à la vie terrestre. La différence majeure qui surgit ici découle d'une vision différente du personnage du roi et de ses relations avec le reste du monde représenté dans le roman. Les interprétations religieuses insistent sur ce qui sépare le roi et les hommes, et sur son caractère surhumain qu'elles démontrent en se référant à de nombreux phénomènes textuels. Egejuru, qui voit dans le roi une incarnation de l'africanité, insiste sur ce qu'il a de terrestre, et sur ce qui le lie aux personnages humains. Le thèse selon laquelle Clarence trouve dans la culture africaine des valeurs opposées aux valeurs européennes, qui assurent son salut, mérite une discussion. L'évolution de Clarence, interprétée par les critiques comme l'abandon des valeurs européennes, peut être résumée en quelques points : 1. il renonce à son sentiment de supériorité par rapport aux Africains, et abandonne son attitude ethnocentrique; 25 2. il adopte certaines habitudes africaines; 3. son attitude envers la possession change; 4. il abandonne l'individualisme et l'idée des droits de l'individu, propres à la culture occidentale; 5. dans ses relations avec le monde, il retrouve l'harmonie et rejette le dualisme du corps et de l'âme; 6. par conséquent, il arrive à réhabiliter la sexualité; 7. il s'éloigne du rationalisme au profit d'une connaissance intuitive de la réalité. Les éléments cités plus haut reposent sur une base textuelle inégale. L'adoption de certaines habitudes africaines (ou plus exactement – de coutumes du village dans lequel il résidait) : coutumes vestimentaires, bains communs dans la rivière, etc, est évidente. Le changement de son attitude envers ce qu'il possède paraît également bien lisible dans son comportement, sinon dans sa façon de penser : il se sépare sans regret de son dernier vêtement européen, il ne manifeste aucune tendance à acquérir des biens, et il semble facilement se faire à l'idée de ne pas posséder de biens matériels, bien qu'effectivement, comme le signale R. H. Fraser, on puisse interpréter ses doutes comme un vestige de l'attitude matérialiste européenne. Malgré les apparences, l'évolution de l'attitude de Clarence envers la culture africaine est moins évidente que ne le croient la plupart des critiques. Au départ, son attitude est un mélange de bonne volonté, de sentiment de supériorité, et d'étonnement au contact d'une culture qu'il ne comprend pas. Pourtant, au début, même quand il est horrifié par la scène imaginée de l'égorgement de vassaux derrière les murs du palais, Clarence ne traite pas les Africains de sauvages, comme le faisaient beaucoup d'Européens à l'époque; paradoxalement, cette réaction viendra bien plus tard, lorsque choqué par la cruauté absurde de la bastonnade, il verra s'écrouler l'image qu'il commençait à se faire de la nouvelle culture dans laquelle il lui est arrivé de vivre, et à laquelle il pensait déjà s'être adapté : "Les sauvages! pensait-il" (RR : 171). Il semble que le problème réside en ce que Clarence, depuis le début, construit sa vision de la culture africaine en réinterprétant seulement les différences culturelles superficielles qu'il était facile d'apercevoir. 26 Cette réinterprétation semble porter surtout sur les images, les aspirations et les conflits propres à sa culture d'origine, même – ou peut-être surtout – lorsqu'il se débarrasse des stéréotypes qui y fonctionnent.15 Ce n'est que lorsqu'il se heurte à des différences plus profondes et plus importantes, comme les notions du bien et du mal, qu'il semble réagir d'une manière plus violente, et d'une façon bien europocentrique. Les partisans de la « déseuropéisation » et de l'« africanisation » de Clarence n'ont pas fait attention à cet aspect, ou ne l'ont pas jugé important. Dans cette perspective, le problème de la fierté et du sentiment de supériorité raciale de Clarence prend une autre nuance. La conviction que l'appartenance raciale (ou culturelle?) lui donne des droits quelconques et décide de sa supériorité n'apparaît dans le texte qu'au début du livre, lorsque Clarence est persuadé que le seul fait d'être un Blanc lui assurera l'accès du roi et un travail honorable. La déception subie sur l'esplanade lui fait comprendre très vite que cette conviction est fausse. La crise qui sera provoquée par la découverte du véritable rôle qu'il joue à la cour du naba en sera un écho ironique. Le sentiment de supériorité raciale est pourtant rapidement dissipé et par la suite l'accent sera mis sur un autre domaine : celui de la perception et de l'appréciation des différences culturelles. Et là, l'évolution de Clarence paraît bien évidente au départ. Après les hésitations que montrent les premiers chapitres du roman, il adopte une attitude d'acceptation, et pendant longtemps il ne voit que les aspects positifs de la culture à laquelle il essaie de s'adapter. Le village et ses habitants sont propres, le naba est hospitalier et lui donne une maison, et même une femme, tandis que la nudité dont il jouit innocemment, et qui n'est pas acceptée dans sa propre culture, lui donne un sentiment de liberté et de plaisir non dépourvu de sensualité. Cette adaptation est pourtant très superficielle, et lorsque Clarence est déjà persuadé être devenu « plus noir qu'un Noir », il ignore tout simplement les différences. S'il se laisse si facilement mystifier, ce n'est pas seulement à cause des subterfuges utilisés par les personnages qui l'entourent, mais partiellement aussi à cause de sa propre attitude. La véritable crise de cette attitude, à laquelle Clarence ne reviendra plus 27 ultérieurement, apparaît comme l'effet d'une suite d'événements qui détruisent l'image qu'il se faisait des gens d'Aziana : la scène du jugement et de la bastonnade du maître des cérémonies, et la découverte de son rôle de « coq » auprès du harem du naba. Il s'insurge d'abord, mais bientôt il reprend une attitude passive, tout en voyant certains avantages de cette situation. Son attitude semble être alors plutôt celle d'une distance ironique, de résignation et d'attente dans l'espoir du salut, que celle d'acceptation positive. Dans l'avant-dernier chapitre encore, il traite sa visite chez Dioki comme une farce,16 tandis que son évolution ultérieure n'est pas bien évidente et ne peut être que présumée. Le thèse selon laquelle Clarence abandonne l'individualisme propre à la culture occidentale repose sur une base textuelle assez complexe. Peu d'arguments jouent directement en faveur d'une telle interprétation. Clarence, effectivement, ne se sent plus gêné à faire publiquement certaines choses que la culture occidentale considère comme intimes, comme le bain quotidien. Indirectement, cette thèse peut être confirmée par l'interchangeabilité des femmes dans les ébats nocturnes de Clarence; elle est d'ailleurs réciproque : tandis qu'elles remplacent Akissi dans le lit de Clarence, celui-ci remplace leur mari. Pourtant, les critiques semblent ne pas lier ce fait à l'abandon de l'individualisme. D'ailleurs, bien que l'on puisse percevoir une certaine ironie de la part de l'auteur dans le fait que Clarence attache une si grande importance à ce qu'il passe la nuit avec différentes femmes, sans toutefois pouvoir les distinguer, Clarence lui-même n'accepte jamais entièrement son rôle d'étalon. Même dans le dernier chapitre, il reste si convaincu de l'énormité de son avilissement, qu'il renonce à la possibilité tant attendue d'approcher le roi. L'évolution du personnage n'est donc pas tout à fait évidente. L'ironie porte sur le personnage de Clarence, et – à travers lui seulement – sur le modèle de fidélité matrimoniale profondément enraciné dans la culture chrétienne. Ce n'est pas Clarence qui évolue sous cet aspect : on pourrait dire plutôt que c'est le lecteur qui est provoqué à changer son attitude. Ce qui est plus significatif dans l'attitude de Clarence envers l'individualisme, c'est qu'il renonce à l'affirmation de sa volonté, et 28 malgré ses réflexes de révolte, il accepte son incapacité à influencer le cours des événements, et laisse les autres décider de son sort : le mendiant, le naba, Samba Baloum, et finalement le roi. Une telle attitude est assez éloignée des modèles proposés par la culture occidentale, et semble être plus proche de certaines cultures africaines. Ce qui paraît signifiant, c'est que chaque fois que Clarence se décide à agir, les résultats de son action sont entièrement imprévus. Il en est ainsi de la décision de profiter de l'hospitalité du naba, de suivre le jugement du maître des cérémonies et d'interrompre son châtiment, de se rendre chez Dioki, etc. Indiscutablement, le contraste entre l'attitude de Clarence, qui essaie au début d'exiger ce qu'il considère comme un droit, et celle des autres personnages, qui n'attendent que des « faveurs », est frappant. Et bien qu'il soit difficile d'accepter l'opinion de R. H. Fraser (1974 : 26), selon laquelle le livre montrerait que la défense des droit de l'individu constitue un obstacle dans la communication entre les hommes, l'importance du débat sur les « droits », les « mérites », les « faveurs » et la « chance » dans le roman ne peut pas être mise en question. Il revient à plusieurs reprises, dans les dialogues et dans les réflexions de Clarence, et c'est à lui que l'on peut rattacher l'épisode caricatural de la cour d'Adramé, dans lequel il s'en faut de peu que Clarence, sûr de ses droits, ne perde son pantalon et son caleçon. L'opposition entre la conception occidentale des droits, et de la croyance traditionnelle aux faveurs qu'il faut solliciter (celles de Dieu dans l'islam, celles des dieux, des ancêtres ou des esprits dans les autres croyances africaines) s'impose pour ordonner ce débat. On peut certainement considérer comme significatif le fait que le problème des « droits », propre à la culture occidentale, n'apparaît qu'au début du livre. Plus loin, il est plutôt question des « faveurs », de la « grâce », et des « mérites », plus proches des traditions africaines. Le débat est couronné par l'opinion de Samba Baloum, soutenu par le forgeron Diallo. La chose existe, dit Baloum, mais on peut la nommer de différentes façons (RR : 249). Il se sert du terme « chance », car, comme il dit, « cela convient à son épaisseur ». La portée de cette phrase de Samba Baloum semble d'ailleurs dépasser largement le contexte dans lequel elle apparaît, et le problème des faveurs, 29 des mérites, et de la chance. Cette conviction que la réalité est tout simplement, et que l'homme peut l'ordonner et la nommer différemment, conformément à sa façon de percevoir le monde, est très significative dans ce roman, et nous aurons l'occasion d'y revenir.17 Il n'est pas facile de trouver dans le texte des arguments évidents qui joueraient en faveur de la thèse selon laquelle Clarence aurait trouvé dans ses relations avec le monde l'harmonie propre à la culture africaine. Car, jusqu'à la scène finale, Clarence est travaillé par des conflits et des oppositions constantes, dont témoigne par exemple la crise provoquée par sa discussion avec le maître des cérémonies dans le dernier chapitre. Et même la scène finale, avec la conjonction du feu, de la douleur et de l'amour que nous y voyons, pourrait plutôt évoquer une crise ou une purification douloureuse qui précède l'union dans l'amour. Dans les écrits critiques, nous trouvons un certain manque de conséquence. Si la dernière scène doit être interprétée dans des catégories religieuses, comme par exemple chez J. Jahn, nous y trouvons une union spirituelle avec Dieu plutôt que l'union harmonieuse avec l'univers. La difficulté consiste en ce que, dans les cultures africaines, une telle union mystique avec Dieu est difficile à envisager. Le mysticisme islamique y fait exception, mais l'islam ne permet pas de représenter Dieu sous une forme humaine, et ce n'est pas à cette religion que pensait sans doute J. Jahn dans son interprétation. Dans les autres interprétations qui traitent le roi comme l'incarnation des cultures africaines, ce problème ne se pose pas avec une telle acuité. Mais l'idée selon laquelle le dernier épisode du roman représenterait l'union harmonieuse avec le monde (cette « étreinte » qui, d'après Senghor, unit l'Africain à l'univers), demande un peu d'équilibrisme dans l'interprétation du personnage du roi. Car, conformément à cette conception, il ne représente pas le monde, mais la culture africaine, et c'est seulement après avoir attribué à celle-ci le sentiment d'harmonie dont il est question que l'on peut parler de son rôle dans l'évolution de Clarence. La clé d'une telle interprétation du livre semble être fournie par la façon de laquelle les auteurs voient le rôle des instincts sexuels dans ce roman. C'est l'un des domaines dans lesquels les différences entre l'attitude de Clarence et celle des autres personnages semblent 30 bien mises en évidence dans le texte, même si les opinions des habitants d'Aziana ne convergent pas toutes, et que l'opposition entre l'attitude « européenne » et l'attitude « africaine » envers ce domaine ne soit pas aussi évidente que certains ne le croient.18 Pourtant, dans la perception de l'instinct sexuel, les sensations éprouvées par Clarence sont en contradiction évidente avec leur interprétation consciente, ce qui provoque le lecteur à se distancer par rapport aux opinions du personnage, bien que le monologue intérieur, très largement utilisé dans ce roman, n'y soit pas favorable. En plus, dans certains passages du texte, on trouve l'expression d'un pan-sexualisme frappant, comme par exemple dans la description de la forêt.19 Mais la vision du monde imprégnée d'érotisme peut tout aussi bien être attribuée à l'auteur qu'à Clarence. C'est l'opposition entre l'attitude de ce dernier et celle des autres personnages du roman qui constitue la base textuelle de toutes les interprétations qui opposent le sexualisme ténébreux de Clarence à l'attitude « naturelle » des Africains. Le maître des cérémonies mis à part, ils semblent ne pas attacher une grande importance au domaine de la sexualité. Samba Baloum, les deux garçons, Akissi, et jusqu'aux personnages de filles qui n'apparaissent qu'épisodiquement, tous parlent du sexe d'une manière allusive, mais sans équivoque, et leur comportement peut susciter l'idée d'une attitude sinon « naturelle », du moins non-conflictuelle. Les deux garçons sont pourtant fortement consternés par le marché conclu par le mendiant, qui destinait Clarence à servir d'étalon auprès du harem, et Diallo le forgeron semble bien comprendre l'attitude ambiguë de Clarence. Sans être conclusifs, ces éléments peuvent néanmoins susciter des doutes. Dans le dernier chapitre, les deux garçons, après avoir présenté au roi leur pantomime représentant la fécondation, rejettent pour ne plus les remettre leur coiffure d'animal. Dans la dernière scène, dans l'espèce de dialogue imaginaire entre Clarence et le roi, il est question d'un amour hautement spirituel. La nudité de Clarence, dont il avait honte après avoir découvert le rôle qu'il jouait à Aziana, redevient innocente, et est totalement privée d'érotisme. Il faut rappeler aussi le symbole d'amour pur, représenté par l'or, et associé au roi dès le premier chapitre. 31 Ce qui rend difficile la discussion sur l'éloignement de Clarence du rationalisme européen, c'est que, dès le début, Clarence manifeste une approche très peu rationnelle de la réalité : il semble miser sur le hasard bien plus que sur la raison. L'image qui se dégage de son comportement et de ses réminiscences, très rares dans le texte, est celle d'un homme guidé par ses rêves et – comme dans un jeu de hasard – comptant sur sa chance, et misant tout sur une seule carte dans l'espoir de gagner. Il voyait une telle chance dans son départ pour l'Afrique, dans le franchissement de la barre qui défendait l'accès au continent, dans le roi, le mendiant, le naba. Il est vrai que Clarence s'abandonne de plus en plus à des fantasmes et des rêveries. La progression est surtout visible dans les chapitres intitulés "Les femmes-poissons" et "Dioki". Le livre se termine par une scène tout à fait surréelle, avec le mur de la case s'ouvrant devant Clarence qui avance vers le roi. Mais le caractère onirique du monde représenté dans le livre frappe dès le début (sur l'esplanade, dans le palais de justice, dans la forêt). Clarence se défend contre l'absurdité du monde qui l'entoure, mais cette défense consiste moins en une rationalisation de phénomènes qu'en tentatives sans cesse renouvelées, et toujours vaines, de ramener l'inconnu à des catégories connues, et pas forcément rationnelles. Il en va de même de son acceptation de « la sagesse africaine », ou de l'apprentissage d'une approche intuitive de la réalité. Clarence n'adopte aucune « sagesse ». Le monde reste pour lui inconnaissable, intuitionnellement ou rationnellement. Il n'est accessible que dans les détails, dans les sensations, dans les événements ou dans les visions. Mais l'ordre du monde reste essentiellement impénétrable. Même la dernière scène du livre n'est qu'un événement (réel ou imaginé); un événement heureux sans doute, mais dont le lien avec les autres événements, les autres sensations ou les autres visions reste insaisissable. Certains auteurs voient dans ce roman moins une attaque frontale contre la culture européenne qu'une polémique avec certaines conceptions qui en font partie. Dans ces interprétations, l'opposition entre la culture occidentale et les cultures africaines est moins importante. 32 U. Fabijančič signale par exemple la possibilité d'une lecture du Regard du roi à travers L'Exil et le royaume d'Albert Camus. Vu dans cette perspective, le sort de Clarence présente une série de situations dans lesquelles le libre choix est impossible pour différentes raisons : la limitation des possibilités d'action, l'imprévisibilité des conséquences, ou l'inaptitude du protagoniste à comprendre la situation, les buts à poursuivre et les motifs profonds de son comportement. U. Fabijančič relie d'ailleurs le problème du libre choix au motif religieux du roman : Ce que l'on appelle le « libre choix » n'est parfois qu'une préférence ou un « pis-aller ». [...] Laye montre qu'elle est souvent illusoire. [...] La liberté dépend [...] de la volonté de Dieu, et elle est étroitement liée à la notion de la délivrance. L'existence ne précède pas l'essence. Au contraire, cette essence existe et c'est à l'homme, sa vie durant, d'en faire la découverte pour que le voile de la somnolence et de la déception de soi se lève, pour qu'il puisse faire face lucidement à ses erreurs et que Dieu puisse lui accorder son pardon (Fabijanèiè : 382). H. Fraser, de son côté, se concentre sur le motif des droits, et voit dans le roman une discussion avec "le rationalisme intellectuel français", et avec l'idée des droits de l'homme. Celle-ci, selon H. Fraser, sert souvent de justification dans des luttes qui érigent des barrières entre les hommes. Pourtant, H. Fraser est l'un des rares critiques qui voient dans Le Regard du roi non pas une leçon présumée, mais – bien au contraire – la conviction que le monde reste inconnaissable. Nous reviendrons sur cette idée plus loin. Les interprétations qui ne cherchent pas dans ce roman une tendance didactique consistant en une leçon culturelle ou religieuse, sont souvent confrontées à d'autres problèmes. 1.3. Renversement des rôles L'idée que le sort de Clarence peut être vu comme une transposition du sort des Africains dans le milieu culturel occidental a été formulée assez tôt. On souligne souvent que Le Regard du roi réalise un schéma d'acculturation, dans lequel les rôles sont inversés (Jahn : 33 249, Mouralis : 107, Larson : 173 et 224, Chemain, Fabijančič: 377, Brodeur : 127). Roger et Arlette Chemain s'engagent le plus loin sur cette voie, en proposant ce qu'ils appellent « une lecture politique » du roman, qui ne réaliserait d'ailleurs qu'une des possibilités nombreuses d'interprétation : [...] une lecture plurielle fait aussi apparaître l'itinéraire du héros comme une allégorie du destin infligé aux Noirs lors des quatre derniers siècles [...]. [...] ce livre témoigne aussi d'une puissance de subversion qui, à ne pas s'auto-proclamer, à préférer la malice tranquille et l'humour à l'épanchement d'une indignation ostensible, sinon ostentatoire, acquiert une force de conviction tranquille et sûre dans sa discrétion même (Chemain : 157) Certains critiques veulent voir dans cet ensemble d'allusions possibles le renversement du schéma réalisé par les romans qui montrent le sort et les aventures des Africains arrivés en Europe. Il semble pourtant qu'il est difficile de parler de modèles littéraires africains qui auraient pu servir de base à une telle transposition dans les années 1953-54, époque à laquelle Le Regard du roi a probablement été rédigé. Il n'y a pas de points communs entre ce livre et Mirages de Paris d'Ousmane Socé, ou Force-Bonté de Bakary Diallo, où le motif de l'Africain arrivé en France est invoqué. Le schéma dont parlent les critiques semble avoir émergé quelques années plus tard.20 On peut par contre essayer de voir dans ce roman le renversement d'un schéma formé sous l'influence d'un ensemble d'expériences et de préjugés liés à l'acculturation. Vu dans cette perspective, l'Européen Clarence subit le sort de milliers de Noirs : isolé de son milieu culturel, il se retrouve dans un monde qui lui est entièrement étranger et absurde, laissé à la merci d'un intrigant qui le vend sans qu'il y consente ou même qu'il en soit conscient, en profitant sans scrupules de son ignorance des moeurs et des coutumes locales. Auparavant déjà, Clarence avait fait l'expérience d'un système de justice qui applique des normes absurdes : c'est ainsi probablement que les Africains devaient percevoir les lois qui leur étaient imposées par le système colonial. Dans ce monde nouveau, il essaie de se trouver une place, et – conformément à la culture qui l'a formé – il désire 34 contribuer au bien-être de la société dans laquelle il a trouvé refuge. Pourtant, il n'arrive qu'à laisser quelques innovations techniques de peu d'importance; et, sans en être conscient, il laisse une cohorte de petits mulâtres, après avoir fécondé toutes les femmes du harem. A l'humiliation d'être traité comme un objet, s'ajoute celle d'un homme abaissé au rang d'animal. Ses tentatives d'adaptation, son acceptation des moeurs étrangères et la recherche des valeurs qui les commandent, la révolte qui parfois surgit en lui et le drame d'autodévaluation, ont probablement aussi été le lot des Africains soumis à l'influence de la culture européenne. Comme beaucoup d'entre eux, il se meut dans une société sur laquelle il ne sait pas agir. Il est marginalisé et ne connaît pas, ou ne comprend pas, les règles qui la gouvernent. Dans une telle interprétation, les accents sont placés différemment, et certains épisodes changent de signification. L'épisode du palais de justice d'Adramé, ignoré par un bon nombre de critiques, et traité par d'autres comme un emprunt mal accordé au reste du roman, peut être vu comme l'image inversée du système judiciaire colonial, étranger et incompréhensible, qui était imposé aux Africains et qui devait leur paraître absurde (Jahn et Ramsaran : 212, Chemain : 165). Comme le remarquent R. et A. Chemain, "l'étrangeté est renforcée par la précision maniaque de la description de ce tribunal irréaliste, vaste paillote délabrée (sic!) avec son labyrinthe de couloirs, ses bureaux, ses inscriptions illisibles, ses amoncellements de détritus, et son « Premier Président » égrenant son chapelet accroupi sur une table" (Chemain : 162). Le troc dont Clarence est l'objet peut être vu comme un élément correspondant à la traite des esclaves ou – à une époque plus récente – au sort des immigrés Africains trafiqués en Europe, à la recherche du travail; le rôle du mendiant peut alors être comparé "à celui des anciens négriers, ou à celui des modernes « passeurs », abusant les travailleurs migrants par de mirifiques promesses ou de fallacieux contrats" (Chemain : 163).21 Le rang de « coq » ou d'« étalon » auquel Clarence a été réduit dans le harem du naba peut refléter le rôle des fantasmes souvent liés à la sexualité dans les relations interraciales, dans l'esclavagisme, 35 dans la situation de domination coloniale, ou simplement dans la situation d'un immigré. Dans la culture occidentale, où le sexe est souvent perçu comme une manifestation des instincts bestiaux, le mythe de l'appétit sexuel insatiable et du manque d'inhibition chez les représentants des autres races a un effet déshumanisant évident. L'attitude des habitants d'Aziana envers le domaine du sexe est, il est vrai, assez libérale, mais Clarence lui-même, conformément à ce stéréotype occidental, se voit comme un animal. Parallèlement, le rôle civilisateur de Clarence est réduit au minimum, en contrastant d'une manière frappante avec le stéréotype qui a trouvé une expression parfaite dans Robinson Cruzoe de D. de Foe, et selon lequel la pensée technique de la race blanche décide de sa supériorité culturelle. Dégradé à ses propres yeux, tâté comme un poulet à la foire, apprécié et utilisé en fonction de ses attributs physiques, [...] Clarence touche le fond du désespoir : ravalé au rang de la bête, « de bête immonde » se dira-t-il à lui-même, il a presque accompli jusqu'à son terme le voyage au bout de la nuit qui fut celui de toute une race avec cette remise en question de son appartenance à l'humanité (Chemain : 166). R. et A. Chemain soulignent que dans ce roman la transposition de l'expérience coloniale des Africains n'est pas du tout mécanique, ce qui rendrait le roman entièrement prévisible et plat. Ainsi, les différences de langues ne sont pas rendues par la différenciation des langues ethniques; celle-ci n'est même pas suggérée. Au contraire, les personnages d'Africains parlent un français littéraire, même dans des situations tout à fait inattendues. L'emploi de la langue est pourtant différencié, et rend des conceptions de la réalité bien différentes, à tel point que les personnages ont parfois du mal à communiquer. Comme R. et A. Chemain l'ont remarqué, dans l'épisode du palais de justice à Adramé, nous pouvons même trouver une situation d'analphabétisme. Les inscriptions sur les portes sont entièrement illisibles pour Clarence. Il peut juger de leur signification en se basant uniquement sur la forme des lettres (Chemain : 162). Une telle lecture du livre n'a pas du tout été envisagée par les critiques de l'époque à laquelle le roman a été publié. Selon R. et 36 A. Chemain, l'opinion d'écrivain apolitique dont Camara Laye jouissait depuis la publication de son premier livre y était pour beaucoup. Les énonciations de l'écrivain lui-même, qui insistait sur la dimension spirituelle de son livre, n'invitait pas à y voir autre chose. 1.4. Perspective universelle J. A. Ramsaran a été l'un des premiers critiques qui ont suggéré la possibilité de donner un sens plus universel au Regard du roi, en plus des références nombreuses au soufisme. En dépit de l'affirmation : « Je ne suis pas n'importe qui [...]. Je suis un blanc! », Clarence est Tout un Chacun (Everyman), mais il est Tout un Chacun à la recherche de quelque chose, après avoir compris que ce quelque chose lui manquait, et qu'il ne connaissait pas toutes les réponses, qu'il ne connaîtrait peut-être jamais toutes les réponses (Ramsaran : 207). Pour plusieurs critiques, Le Regard du roi a une dimension spirituelle universelle, et ne peut être ramené ni au domaine religieux, ni à la confrontation des cultures ou des races. G. Moore écrit par exemple que Le pèlerinage de Clarence semble être une recherche d'identité tout aussi bien qu'une quête de Dieu. Il ressemble de plus en plus à ses compagnons, et plonge dans la sensualité plus profondément qu'eux, uniquement pour purger son sentiment de séparation et de supériorité. [...] C'est seulement lorsqu'il se sent inférieur au dernier d'entre eux qu'il est prêt à servir le roi (Moore : 37) Une note chrétienne est encore bien sensible dans son interprétation qui dégage du livre une leçon d'humilité. Plusieurs interprétations vont cependant carrément dans le sens de la désacralisation du sens du roman, sans pour autant renoncer à sa dimension spirituelle. C'est H. Scheub qui s'engage le plus loin dans cette voie. Il considère que l'ensemble de la réalité présentée dans le roman peut être ramené au niveau d'une aventure spirituelle; elle peut être vue comme un ensemble symbolique qui refléterait une crise complexe, liée à la recherche de conscience de soi et d'auto-réalisation. On peut 37 considérer que les lieux, les personnages, et les événements n'ont aucune réalité en dehors de la conscience de Clarence. Dans des interrelations symboliques, ils ne font que refléter des aspects différents et souvent conflictuels de sa personnalité. [...] la race et la religion sont presque sans importance – elles sont certainement vite oubliées quand il devient clair que Clarence est en quelque sorte Tout un Chacun (Everyman), et que l'« Afrique » est un concept mythique qui symbolise les aspects positifs et négatifs de la recherche de la réalisation de soi poursuivie par le héros (Scheub : 24) Dans cette recherche, Clarence est au départ dépouillé de tout ce qui constituait des liens externes : de sa situation matérielle, de la pression culturelle, des inhibitions profondes dictées par une morale imposée. Le néant des institutions sociales lui est révélé : celui de la justice, du pouvoir, et même de la religion. Ainsi, Clarence s'est engagé dans une vague recherche de son identité. En homme aliéné, il cherche un remède pour sa souffrance, en luttant dans un désespoir profond pour trouver la satisfaction. Le roman décrit un surgissement lent [...] vers la conscience de soi. C'est un « rayonnement » quasi mystique qui est cherché, et un désir de délivrance est présent tout au long du roman, mais Clarence n'arrive à le comprendre que lentement; cette délivrance ne peut être la sienne tant qu'il n'est pas passé, douloureusement, par la voie la plus désolée, la plus humiliante, une voie labyrinthique qui le mène vers son âme, en un mouvement circulaire mais sûr, tout en révélant sa faiblesse qui le trahit et le corrompt. A travers cette expérience, et la réflexion qui l'accompagne, il obtient la purification et la rédemption (Scheub : 25) H. Scheub ne donne pas à l'aventure spirituelle de Clarence une dimension mystique, mais la situe au niveau existentiel. En rejetant les contraintes intériorisées, Clarence va vers la connaissance de soi, et celle-ci, comme condition indispensable, comporte également, dans les rêves et les visions qu'il éprouve, la révélation des instincts obscurs que l'homme doit apprendre à maîtriser : "c'est dans sa désintégration même qu'il trouve les semences de sa délivrance" 38 (Scheub : 27). Dans cette interprétation, un rôle particulier incombe à l'opposition entre la forêt et l'obscurité, qui sont associées aux besoins des sens et à la création, et la lumière, qui est symboliquement liée au roi et à l'idéal : La forêt du Sud, quoiqu'elle contienne le potentiel de la création, devient un symbole des aspirations animales de Clarence, tout comme le ciel devient un symbole de la clarté de l'esprit qui s'éveille (Scheub : 29). Tout comme les autres critiques, et en suivant ici le texte de près, H. Scheub lie le roi à la lumière et au ciel, mais il y voit un symbole de la renaissance spirituelle. Tout comme la forêt, avec toute la gamme complexe d'associations d'idées qu'elle provoque, la lumière ne reflète qu'un aspect du psychisme de Clarence. Pour atteindre l'idéal, Clarence doit, paradoxalement, "faire usage du potentiel créatif que la signification symbolique de la forêt partage avec les possibilités de destruction" (Scheub : 29-30). Dans la lecture proposée par H. Scheub, le symbolisme de la forêt est donc ambivalent; elle peut être constructive aussi bien que destructive, car l'homme peut faire un mauvais usage du potentiel créatif, que H. Scheub n'associe pas d'ailleurs au domaine du sexe en tant que tel, mais à la procréation qui y est fortement liée. L'interprétation proposée par H. Scheub, qui s'éloigne complètement du contexte culturel spécifiquement africain, présente l'exemple le plus frappant d'une lecture « subjective », d'une tentative d'assimilation que G. Lanson, partisan acharné de l'objectivisme, qualifiait autrefois d'« impressionniste ». La conclusion de son article permet de bien cerner la position occupée par l'auteur : La connaissance de soi est l'objectif majeur de l'odyssée de Clarence; ce n'est qu'avec ce savoir qu'il peut agir comme un homme libre, sans contraintes et sans fardeau imposés par les institutions perverties de l'église et de l'état, ayant dépassé les limites de sa propre ignorance, et libéré des qualités purement bestiales qui sont une partie de l'homme. Alors seulement, l'esprit peut prendre des ailes et, des cendres du désespoir, le phénix peut s'élever dans l'air. 39 Le Regard du roi est une recherche angoissée de la liberté (Scheub : 36). H. Scheub retrouve donc dans ce livre les valeurs auxquelles il semble être fortement attaché: une délivrance spirituelle atteinte par la connaissance de soi, la liberté obtenue par le rejet des normes imposées par les institutions, et la sublimation des instincts bestiaux en potentiel de création. Cette interprétation nous propose – tout en se référant au texte du roman – la quintessence de l'individualisme occidental. L'interprétation proposée par J. Sterk, même si elle reprend certaines idées de H. Scheub, est très particulière. Il voit le chemin parcouru par Clarence comme une recherche du bonheur qui, par la mort, le mène à la vie : Les personnages, les événements, les objets et les endroits du livre environnent ou médiatisent l'expérience de Clarence. Ils se réfèrent tous soit à la « mort », soit à la « vie », soit encore aux deux à la fois. Dans ce dernier cas, ils sont des symboles ambivalents des éléments qui composent le psychisme de Clarence pendant qu'il passe de la mort vers la vie (Sterk : 59-60). Le Sud fournirait un bon exemple de symbole ambivalent : d'une part il renvoie à la désintégration de la personnalité de Clarence, et au fait qu'il s'abandonne à la sensualité que J. Sterk lie à la mort, et d'autre part il renvoie à l'arrivée du roi qui symbolise la vie. Mais J. Sterk ne donne aucune raison pour laquelle l'opposition entre la vie et la mort prend pour lui une telle importance qu'il considère indispensable de lui subordonner les différents éléments du texte. Dans ce dernier, la mort est à peine mentionnée, et cela dans des contextes qui n'invitent certainement pas à considérer cette opposition comme une matrice qui permettrait d'ordonner tous les autres éléments du texte, même si – et telle est d'ailleurs l'intention de J. Sterk – nous donnons à cette opposition une valeur purement symbolique. En principe, n'importe quelle opposition peut permettre de dégager du texte des séries d'éléments thématiquement liés. Une suggestion – mais rien qu'une suggestion – de voir dans le sort de Clarence une image du parcours de la vie humaine : depuis la 40 frivolité et les illusions de l'adolescence, à travers l'aliénation et la révolte, jusqu'à la connaissance de soi, et finalement la mort, la seule solution définitive, peut être trouvée chez U. Fabijanèiè.22 Une telle interprétation semble possible et impose une ordonnance symbolique différente de l'ensemble du roman. U. Fabijanèiè voit d'ailleurs dans ce roman une allégorie qui peut être interprétée à différents niveaux. Dans un contexte racial très limité, il peut être considéré comme une satire, une espèce de parodie de la traite des esclaves. Mais l'attitude antiraciste de Camara Laye dicte selon elle une lecture plus riche, une allégorie de la vie humaine qui prend la forme d'un voyage vers l'inconnu. 1.5. Lectures intégrant plusieurs niveaux D'autres critiques ont essayé de combiner plusieurs schémas d'interprétation en une vison complexe de l'ensemble de l'oeuvre. S. Anozié met en question toutes les interprétations qui donnent une vision schématique du roman, et y voient uniquement soit l'opposition des races ou des cultures, soit l'assimilation des valeurs africaines et l'abandon de la culture occidentale (Anozié : 180). Il propose d'y voir plutôt "le bilan d'une aventure mystique intérieure" qui aurait une dimension universelle (Anozié : 171 et suite). Il croit que Clarence [...] peut être considéré comme un archétype d'homme en quête du mystère de l'amour et de la grâce de Dieu. Son dilemme individuel représente d'ailleurs cet enfer dans lequel vit et peut vivre tout homme livré à lui-même, ou condamné à une attente sans fin et à l'incertitude quant à l'heure du dénouement de sa vie. C'est dans ce sens que nous voulons considérer ici l'oeuvre de Laye comme une ritualisation du destin de l'homme universel (Anozié : 174). S. Anozié affirme que Camara Laye ne vise pas dans Le Regard du roi la réhabilitation de l'homme africain, mais la réhabilitation de l'homme universel. Ce qui lui paraît être le sens véritable du livre, ce n'est pas une opposition rigide de la raison cartésienne à la logique non-discursive, mais justement la possibilité de leur conciliation dans 41 la recherche des valeurs universelles. Tout le conflit qui est l'objet de ce livre se situe au niveau de la conscience de Clarence et de sa volonté. La conscience du personnage constitue l'obstacle majeur à la réalisation de son espérance. S. Anozié nous propose une lecture allégorique qui suit deux schémas – celui de l'initiation et celui du salut – subordonnés à un schéma plus abstrait, celui du franchissement des obstacles. Le chemin qui mène au salut et celui de l'initiation peuvent être vus comme deux aspects d'un même processus. Le Regard du roi est un récit moral allégorique où Camara Laye a réussi à intégrer un contenu chrétien – le thème du pêcheur pénitent – dans une forme de présentation païenne – celle de rites initiatiques de passage (Anozié : 186). Le roman refléterait la crise de la conscience chrétienne à la recherche de liens avec d'autres croyances (Anozié : 182). Pour D. Cook également, le sort de Clarence a une double, ou même une triple signification. Il renvoie (1) à Clarence en tant qu'individu, (2) à Clarence en tant qu'homme blanc, et (3) à l'humanité entière. Il croit que chaque élément du sort subi par Clarence devrait être interprété par rapport à ces trois niveaux. En ce sens, l'interprétation proposée par D. Cook entreprend en quelque sorte la synthèse de plusieurs interprétations qu'il ne considère pas comme concurrentielles, mais comme complémentaires. Le niveau élémentaire est constitué par le processus d'acceptation de soi et du monde environnant, qui s'opère chez Clarence; il implique pourtant les autres niveaux : Clarence est accepté parce qu'il apprend à accepter son environnement et soi-même. Ceci est étroitement lié au besoin de l'homme blanc d'accepter sa relation à l'ensemble de humanité; mais cela reflète, en fin de compte, la nécessité universelle, propre à chaque homme quelle que soit sa couleur, de se concilier avec son entourage global et, encore une fois, avec soi-même (Cook : 142). Cette recherche d'acceptation et de conciliation s'opère sur plusieurs plans : 42 Je crois que c'est un livre sur la religion; sur l'amour; troisièmement sur le corps et le sexe; et finalement sur le mystère, sur la contradiction, et sur les paradoxes [...] de la vie [...]. Camara Laye [...] pose des questions cruciales avec une ouverture rafraîchissante; des questions telles que : Quelle est l'image adéquate de Dieu? Quelle est la relation entre ce qui est humain, et ce qui est plus qu'humain? Que devons-nous comprendre par mérite? [...]. [...] Le livre est profondément religieux, mais sans aucun dogme préétabli (Cook : 143). Pour D. Cook, les trois niveaux de référence sont bien visibles par exemple dans la façon de laquelle les différences raciales sont traitées dans ce livre. L'attitude de Clarence est au début conforme aux stéréotypes de la culture européenne, dans lesquels la supériorité culturelle présumée se combine souvent avec l'appartenance raciale. Le sentiment de supériorité semble motiver certaines de ses réactions, lorsqu'il se meut dans un environnement qu'il n'arrive pas à comprendre. Pourtant, comme le remarque D. Cook, "Clarence est bien plus qu'un représentant typique de la classe moyenne" (Cook : 145). Comme dans aucun autre roman africain, nous oublions souvent que le personnage central a une autre couleur de la peau que les autres protagonistes. Car l'aliénation de Clarence, motivée dans le roman par son appartenance raciale, renvoie à l'aliénation de l'homme dans le monde en général, ainsi qu'à son besoin de compréhension, de sympathie, et d'intégration à son milieu. Clarence est donc un homme inadapté, et ce sentiment d'inadaptation peut être partagé par n'importe quel lecteur. Une telle vision de Clarence semble être basée sur une catégorisation qui pourrait suivre le schéma suivant : (1) Clarence est un Blanc qui évolue parmi les Noirs. Il est différent de son milieu et ne le comprend pas, ce qui entraîne un drame individuel et une crise de sa personnalité. (2) En tant que Blanc en Afrique, Clarence est (sans doute), Européen.23 Il représente certaines caractéristiques propres à la culture occidentale qui peuvent être interprétées comme des valeurs de la culture européenne qu'il avait intériorisées : la façon de 43 s'habiller, le comportement lors du repas, mais aussi l'attitude envers l'idée de possession, envers l'instinct sexuel, envers la dignité de l'homme et ses droits, ou – plus largement – la conception de ce qui est humain et de ce qui ne l'est pas. En tant qu'Européen, Clarence ne comprend pas les Africains et leur culture, mais au départ il les considère comme inférieurs, conformément à l'attitude fréquente dans la culture européenne. (3) En tant qu'Européen en Afrique (ou en tant que Blanc parmi les Noirs), obligé à vivre dans un milieu qui lui est étranger, Clarence ne représente qu'un cas particulier d'homme aliéné. Tout homme, même dans son propre milieu culturel, peut partager son incompréhension de la réalité, sa crainte des instincts, ou sa recherche de l'absolu. Il semble important de remarquer que la relation entre les points (1) et (2) a une nature différente de celle que l'on peut supposer entre les points (2) et (3). La première est une relation indispensable pour lier le sentiment de différence raciale que nous pouvons trouver chez Clarence, avec ses autres traits caractéristiques. Dans le texte, aucune importance n'est accordée à la couleur de la peau, et les termes « noir » et « blanc » renvoient – dans le système de la langue française, et non seulement dans ce roman – à tout un complexe de différences culturelles, sociales et physiques. Ces dernières semblent être très peu pertinentes dans le texte. La relation entre les points (2) et (3) est une relation hiérarchique, dans laquelle (2) est un cas particulier de (3). Il s'agit de deux catégorisations (à deux niveaux d'abstraction) dont aucune n'est « contenue » dans le texte. Seul le point (1) peut être considéré comme « contenu » dans le texte dans la mesure où le personnage de Clarence doit inévitablement être (re)construit par le lecteur à partir de données textuelles élémentaires. Pourtant, on dirait que (1) ne peut être construit sans être dans une certaine mesure complété par (2) ou (3), ou par un ensemble de schémas qui permettraient d'ordonner et de lier entre eux les traits et les réactions de Clarence. Chez les autres critiques qui indiquent différents motifs et proposent différentes perspectives d'approche de l'oeuvre, il est difficile de parler d'une tentative de les combiner en un tout cohérent. Le livre 44 de S. Lee présente ici un cas intéressant, car l'auteur ne propose pas une interprétation globale, mais – ainsi d'ailleurs que le font Mercier et les Battestini, mais d'une façon plus systématique et plus approfondie – essaie d'indiquer les sources d'inspiration de Camara Laye et le potentiel de significations que l'on peut trouver dans son livre. Au symbolisme d'origine européenne sont ajoutés les éléments de la culture Malinké, et le livre présente tout un éventail de références possibles, dont certaines ont un caractère universel. Plus haut, les références à la culture islamique proposées par S. Lee ont déjà été signalées. Les références à la culture Malinké méritent un peu plus d'attention, car – que je sache – aucun autre critique n'a essayé de les dégager dans Le Regard du roi.24 L'élément important qui relie ce roman à la culture malinké est, selon S. Lee, le rôle joué par les rêves. Comme Camara Laye l'a luimême remarqué,25 le rêve a toujours une signification dans la culture malinké. Des liens symboliques nombreux, qu'il faut savoir déchiffrer, le lient à la réalité. Il constitue même comme un prolongement de la réalité dans le monde spirituel, et les conflits qu'il reflète peuvent trouver en lui leur solution véritable. Ainsi, le rêve a un caractère prophétique, et la réalité peut être vue comme son accomplissement. Pour S. Lee, cette conception du rêve est surtout visible dans l'épisode des femmes-poissons. Il refléterait le conflit des éléments qui, dans la culture malinké, sont désignés par les termes fadi, qui correspondrait à la forme extérieure du corps, et nii, élément spirituel d'origine divine. Ces deux éléments se conjuguent en dyilla qui peut être conçu comme l'ombre ou l'âme, mais qui n'a pas le caractère divin, faisant partie de ce qui est créé. C'est lui qui constitue la personnalité humaine, et c'est à lui que le rêve est lié. Dans la culture malinké, l'homme, idéalement, peut arriver à contrôler le dyilla en s'éloignant de l'élément matériel et en libérant l'élément spirituel. "[...] il semble que le conflit éternel entre la matière et l'esprit, le bien et le mal, commun à toutes les religions, se place au niveau du dyilla" (Lee : 68). Nous retrouverions donc dans la culture malinké l'antagonisme du corps et de l'esprit dont il était déjà question plus haut, à propos des interprétations religieuses. Le rêve dans lequel 45 Clarence voit les femmes-poissons pourrait donc être la manifestation de cet antagonisme, et non seulement un symptôme des besoins et des craintes refoulées. Il est intéressant de souligner ici que Camara Laye lui-même a suggéré que le roman dans son ensemble est comme un rêve transcrit. Dans une interview accordée à J. Leiner, il dit : Mon héros conte son rêve; je détecte le rêve, je dis ce que cela donne, parce que c'est ça l'Afrique. Un rêve, en Afrique, est toujours significatif (Leiner : 156). 2. Types de lecture La pluralité des interprétations du Regard du roi provoque à analyser non pas la justesse des différentes conceptions, mais leurs prémisses et les règles qu'elles suivent. Dans le corpus d'études critiques dont il a été question plus haut, il est très rare que les principes suivis par leurs auteurs soient explicitement formulés. Le plus souvent, il s'agit d'une pensée libre de contraintes méthodologiques imposées a priori. Ce qui frappe dans les écrits critiques signalés, c'est le hiatus entre la vision de l'ouvrage qu'elles proposent, et l'analyse du texte lui-même, qui fait que, dans la plupart des cas, les visions proposées apparaissent comme des ensembles de filtres imposant un ou plusieurs ordres de lecture, et une hiérarchie correspondante, parfois assez floue, des éléments du texte. Et si le passage d'une vision de l'ensemble aux détails du texte est indiqué dans ces études, ou facile à reconstituer par le développement des interprétations proposées, une tentative de reconstitution allant dans le sens inverse – qui partirait de l'analyse du texte pour en dégager une vision de l'ensemble et les processus de lecture qui y conduisent – semble impossible à effectuer, et les hypothèses que l'on peut avancer sont relativement faibles. Ce qui vient d'être dit n'est pas un reproche adressé aux auteurs de ces textes. Leurs propositions nous rapprochent sans doute davantage d'une lecture riche et vivante que s'ils s'étaient imposé des règles à suivre dans le mouvement « du bas vers le haut » dans leur 46 interprétation du texte. Le but de ces remarques est d'attirer encore une fois l'attention sur le fait que notre connaissance de l'interprétation est toujours très loin de pouvoir combler la lacune que représente l'acte de lecture. Le cercle herméneutique suppose un mouvement allant des parties à l'ensemble et un mouvement de retour, visant l'état idéal qu'est une vision de l'ouvrage qui ordonne et explique tous les éléments qui composent celui-ci. Une série de questions s'impose : qu'est-ce que le texte et quel est son rôle dans le mouvement indiqué par l'herméneutique? En quoi consiste, ou en quoi peut consister la rectification qui s'opère dans le mouvement « du bas vers le haut » ? Elle doit sans doute paraître indispensable à l'auteur de l'interprétation, mais sa conviction ne doit pas forcément s'appuyer sur des données textuelles intersubjectivement évidentes. Très souvent, elle ne s'appuie pas non plus sur des prémisses logiques, car la compréhension semble être basée dans une très grande mesure sur des opérations inconscientes, dont le caractère rationnel est souvent douteux. Nous partons ici du principe que la lecture d'un texte littéraire (et probablement de tout autre texte) tend à lui appliquer des catégories différentes de celles qui y sont explicitement exprimées. Dans le cas particulier du roman – ou, plus largement, des textes narratifs – on peut admettre que la lecture tend à simplifier (ou à schématiser) le texte. Le fondement de ce principe est évident dans la mesure où le plan textuel ne peut pas être mémorisé dans son ensemble et doit être transformé pendant la lecture, pour rendre possible la compréhension des parties qui suivent, et la réflexion sur l'ensemble.26 L'élargissement de ce principe à d'autres formes narratives que le roman semble légitime, étant donné les ressemblances évidentes dans leur compréhension. Par contre, l'application de ce principe aux autres genres littéraires est moins évidente, et le problème doit rester ouvert. Nous nous proposons donc de voir les interprétations qui ont été signalées plus haut comme des tentatives d'appréhender le texte du roman par l'adoption d'ensembles de catégories et de relations plus simples que celles qui sont explicitement indiquées dans le texte. 47 Comme nous l'avons signalé, il est impossible de suivre dans ces écrits le processus de lecture dont les conceptions d'interprétation seraient le produit. Par contre, il devrait être possible d'analyser certains éléments de la lecture qui sont indispensables ou probables pour l'aboutissement des différents types d'interprétation. Le processus de schématisation du texte semble être basé surtout sur une catégorisation consciente ou inconsciente des phénomènes que l'on y trouve, pour pouvoir saisir son ensemble en lui imposant un ordre. Plusieurs ordres concurrentiels et/ou complémentaires peuvent être perçus lors d'une lecture. Nous voudrions attirer l'attention sur quelques facteurs qui semblent avoir une importance particulière dans le choix des catégories permettant de schématiser un texte narratif. Premièrement, on recourt plus souvent à des éléments du monde représenté dans l'oeuvre qu'à des éléments du texte au niveau linguistique. Cela suppose une transformation antérieure du niveau linguistique du texte en entités imaginaires qui servent de référents pendant la lecture. Ce processus de transformation n'est pas encore bien clair. Pour l'expliquer, on peut recourir aux conceptions d'isotopie (p. ex. chez A. Greimas), de projection de la sémantique des mots et des phrases sur des continua, qui président notre perception du monde (B. Hrushovski), on peut avoir recours à la conception des micro-scénarios ou des frames (R. C. Schank, U. Eco et autres), se référer à la théorie des mondes possibles, etc. Lors de cette étape, importante et intéressante, mais impossible à reconstituer dans le corpus de textes critiques dont il est question ici, plusieurs éléments et plusieurs relations doivent déjà prendre la forme de conjectures, ou être puisés dans le stock d'imags stéréotypées ou d'entités imaginaires schématiques propres à une culture.27 Cette transformation semble constituer une des premières étapes de la catégorisation opérée sur le texte, et elle joue un rôle important dans le choix de catégories ultérieures qui ordonnent le monde représenté et permettent d'expliquer le sens du texte. Il est possible que des ensembles hiérarchisés de catégories soient adoptés, en dictant plusieurs interprétations, à des niveaux différents. J'ai proposé ailleurs (Krzywicki 1985 et 1986) de distinguer, dans les textes narratifs de caractère didactique fonctionnant dans la 48 tradition africaine, le niveau « behavioural » (dans le roman, il correspondrait au niveau complexe du monde représenté; dans les contes didactiques, il comporterait surtout les agissements concrets des personnages), le niveau axiologique détaillé (qui inclurait l'appréciation du comportement des personnages, et qui recourrait généralement aux catégories de faute et de châtiment, de mérite et de prime),28 le niveau axiologique général (comportant les normes générales de comportement), et le niveau cosmologique (comportant une vision du monde). Les niveaux ainsi construits ne répondent évidemment pas au processus de lecture, et ne peuvent que servir de points de référence dans l'analyse des interprétations existantes. Il semble possible de retrouver des niveaux semblables dans les écrits critiques étudiés ici. Les niveaux axiologiques, conçus différemment par les auteurs, présentent deux caractéristiques communes avec les contes populaires. Premièrement, ils se réfèrent toujours (mais parfois implicitement) aux catégories de mérite et de prime, qui permettent de les construire. Deuxièmement, d'une manière singulière, ils doivent être liés aussi bien au niveau métaphysique (cosmologique, à la vision du monde), qu'aux niveaux inférieurs, auxquels ils se réfèrent constamment. Il ne semble pas pour autant que l'on puisse parler d'un ensemble de relations nécessaires qui décident de la conformité des différents niveaux. Nous trouvons plutôt un ensemble ouvert de possibilités; dans certaines cultures pourtant (ou dans certains textes propres à ces cultures) ces relations peuvent être codifiées d'une manière beaucoup plus rigoureuse que dans le roman appartenant au cercle de rayonnement de la culture occidentale. La relation privilégiée parmi celles qui décident de la conformité des niveaux « supérieurs » de l'interprétation au niveau de la représentation, est probablement l'analogie. Ainsi, des ensembles de relations perçues dans le monde représenté (relations d'appartenance, d'interaction, d'oppositions, complétées par des entités imaginaires schématiques ou frames), et des ensembles de conventions qui permettent par exemple de reconstruire les relations temporelles, d'identifier et d'interpréter les schémas diégétiques, d'attribuer les caractéristiques du langage et les relations explicites à des sujets différents (auteur, narrateur, personnages), d'identifier et d'interpréter les frag49 ments privilégiés du texte (l'incipit, la fin, etc), peuvent être (et sont souvent) en rapport avec notre savoir sur le monde, dans une acception très large du terme, s'étendant aussi au savoir non-verbalisé. Le texte peut donc être vu comme un « modèle » d'un domaine de la réalité perçue subjectivement par l'interprétateur. La continuité relative de la tradition culturelle et la place que l'interprétateur y occupe font qu'il ne s'agit pas d'une subjectivité absolue. Il est pourtant impossible – sauf dans certains cas particuliers – de déterminer a priori quelles caractéristiques de la culture seront importantes pour une lecture donnée. En même temps, l'interprétateur qui se base sur des données textuelles, sur la reconnaissance des séquences significatives au niveau diégétique ou sur les divergences entre le « modèle » ainsi construit et la « réalité », tend en général à reconstituer l'intention de l'auteur, sa vision du monde et la dimension axiologique de l'oeuvre. Les procédés d'interprétation qui se réfèrent au fond culturel qui est propre à l'auteur (ou que l'on considère comme tel) doivent avoir recours à des entités imaginaires schématiques, puisées par exemple dans les descriptions de la culture donnée et dans des études comparatives, ou – simplement – à des normes d'interprétation qui sont propres à cette culture, dans la mesure où il est capable de les assimiler. La transposition de la représentation en modèle prend une importance particulière dans une telle vision de la lecture. Si les relations qui peuvent être perçues dans la représentation sont potentiellement infiniment nombreuses, il devrait par contre être possible d'étudier les règles que cette transposition suit et qui constituent un ensemble d'opérations nécessaires ou simplement possibles. En voici quelques exemples : a) relations d'inclusion : l'opération la plus simple, consistant à donner une portée générale à un phénomène; on pourrait l'appeller « opération synecdochique », étant donné que les éléments de la représentation sont traités comme des cas particuliers ou des parties de leur correspondant dans le modèle; b) relations de transformation : dans le cas d'un conte d'animaux, de la caricature, de la parodie etc. la transposition est guidée par la distorsion perçue entre la représentation et ce que l'on consi50 dère comme réalité ou comme image courante de celle-ci; c) relations de référence : relation typique des textes qui relatent des événements réels, elle apparaît souvent dans des oeuvres littéraires : désignation de lieux, références au calendrier, à des personnages historiques, mais aussi à des concepts idéologiques ou religieux, etc.; d) relations symboliques de deux types : – symbolique des notions ou des mots : culturelle ou universelle, basée sur les éléments du texte (importante non seulement pour l'étude de textes littéraires); – symbolique des relations, que nous avons appelée corrélation; basée uniquement ou principalement sur des ressemblances entre des ensembles de caractéristiques ou de relations qui apparaissent dans la représentation et dans le domaine de référence. La transposition de la représentation en modèle peut, par un effet de retour, modifier la vision de cette première. Par exemple les relations de cause à effet impliquées par le modèle peuvent être projetées sur les éléments de la représentation, le degré de généralisation influence le degré de « narcotisation » des éléments du texte, etc. Il est difficile, dans cette perspective, de parler d'interprétations correctes et incorrectes, même si certaines d'entre elles nous paraîtront plus acceptables que d'autres. On peut par contre parler de (1) interprétations plus fortes ou plus faibles, en fonction des liens qui lient le modèle à la représentation; (2) d'interprétations plus riches ou plus pauvres, en fonction de la richesse des liens qu'elles explorent; et (3) d'interprétations plus ou moins intéressantes au sein d'une culture. Dans le dernier cas, les critères (1) et (2) peuvent jouer un certain rôle, mais ne doivent pas forcément être décisifs; le rôle le plus important incombe au contexte culturel (philosophique, social, politique, etc.), dans lequel l'interprétation fonctionne. La catégorisation des phénomènes textuels et des éléments de la représentation ne constitue pas la base unique de la compréhension. La signification du texte peut également être constituée par exemple par (1) différentes indications inclues dans le texte, modifiant l'attitude du lecteur et influant sur le modèle (distanciation, procédés ironiques, commentaires, etc.), (2) les liens intertextuels ou culturels, différentes circonstances qui influencent la lecture, ou (3) l'infor51 mation portant sur les intentions de l'auteur, venant d'autres sources que le texte. La tentative d'analyse des procédés d'interprétation, présentée ici, est – par la force des choses – très simplifiée. Elle peut pourtant servir de repère pour les remarques finales portant sur la lecture du Regard du roi. Du point de vue méthodologique, on peut schématiquement distinguer dans les interprétations de ce roman quelques tendances dominantes, dont aucune n'apparaît à l'état pur. 1. Les interprétations réalistes dans l'acception étroite du terme, qui cherchent dans l'oeuvre une image objective ou intentionnelle de la réalité. Elle attache une grande importance à la représentativité (au caractère typique des éléments de la représentation). Dans cette approche, la recherche des référents historiques est fréquente, bien qu'elle ne soit pas indispensable. 2. Les interprétations basées sur des corrélations, dans lesquelles des ensembles de caractéristiques et de relations perçues dans le monde représenté sont reliés à des relations attribuées aux différents domaines de la réalité. 3. L'allégorèse et les interprétations allégoriques proprement dites, qui cherchent des catégories abstraites auxquelles différents éléments du texte (ou de la représentation) pourraient être subordonnés, et qui – en révélant un ordre non-apparent du texte, par analogie avec un domaine de la réalité ou de la pensée – permettent de dégager une signification non-ambiguë de l'ensemble du texte. Dans le cas du Regard du roi, nous trouvons le plus souvent des tentatives d'allégorèse partielle, ce qui rapproche ces conceptions des interprétations symboliques ou de celles basées sur des corrélations. 4. Les interprétations allusives – ou plutôt un type particulier de ces interprétations – cherchant, pour différents éléments de la représentation, des référents per analogiam dans la réalité historique. Cette tendance voit la représentation comme une distorsion signifiante de la réalité. Par principe, elle ne conduit pas à une vision globale qui expliquerait l'ensemble de l'oeuvre. 5. Les interprétations symboliques, qui s'attachent aux symboles 52 culturels trouvés dans le texte, et dans lesquelles ni la signification de l'ensemble de l'oeuvre, ni celle des parties qui la constituent, ne peuvent être réduites à un simple message verbalisé. Chacune de ces tendances (sauf l'interprétation symbolique au sens strict du terme) peut être considérée comme une recherche de modèles potentiellement présents dans l'ensemble du texte ou dans ses différentes parties, et possibles à dégager par l'application de catégories qui refléteraient les lois qui régissent la réalité représentée. D'autre part, chacune de ces tendances essaie à sa façon de dégager l'intention de l'auteur. Elles diffèrent par les méthodes qui conduisent du texte au modèle, et par les liens qu'elles établissent entre le modèle et l'intention qu'il permet de reconstituer. 2.1. Lecture réaliste Pour les partisans du réalisme, au sens strict du terme, les relations entre les éléments de la représentation devraient correspondre à celles qu'ils attribuent à la réalité29; pour les partisans d'un réalisme engagé, elles devront également correspondre à l'ensemble des relations qu'ils considèrent importantes. Cette correspondance devrait en principe s'étendre à tous les éléments de la représentation. Pourtant, étant donné que la richesse des catégories auxquelles il est possible de subordonner les éléments du texte est potentiellement illimitée, leur choix peut être motivé par exemple par (1) ce qui est explicitement formulé dans le texte (le fait que la caractéristique explicite de Clarence ne donne que la couleur de sa peau le fait ranger dans la catégorie « homme blanc »), (2) l'ensemble des relations, dans lequel l'élément s'imbrique (le fait que Clarence ait perdu au jeu tout ce qu'il possédait, et doit fraterniser avec les Noirs peut provoquer à le ranger par exemple dans la catégorie d'« homme déclassé »; (3) la qualification morale du phénomène (le fait que Clarence récupère la veste qu'il avait donnée à l'aubergiste le rend moralement suspect aux yeux de Ph. A. Egejuru; les autres critiques semblent voir dans ce fait un tour innocemment joué par les deux garçons, ou une punition infligée à l'aubergiste pour son avarice). Dans tous ces cas, la relation qui lie la représentation au modèle est une relation d'inclusion. Le plus souvent, c'est un ensemble de 53 symptômes, parfois complexe, qui décide du choix des catégories auxquelles les phénomènes sont subordonnés. L'attitude réaliste semble s'appuyer sur quelques prémisses nonapparentes. Elle semble partir d'une conviction, parfois inconsciente, que les éléments de la représentation peuvent être déterminés (ou intuitivement saisis) sans ambiguïté, lors d'une lecture. Cela supposerait une conception du langage littéraire, selon laquelle le texte évoquerait un équivalent de la réalité (équivalent schématisé, ou « modèle » suivant la terminologie que nous avons adoptée), dans lequel, déjà en partant des vocables ou des unités linguistiques lexicalisées, les relations dans le « monde » référentiel, soit formulées explicitement, soit découlant de la composition du texte, soit encore déduites à partir du contexte, correspondraient aux relations attribuées à la réalité. Ainsi par exemple, la phrase "il est jeune et il est fragile, mais il est en même temps très vieux et il est robuste" (RR : 21), serait dépourvue de sens indépendamment du contexte dans lequel elle apparaît, car la contradiction catégorielle qu'elle contient est incompatible avec notre vision du monde.30 Des problèmes plus complexes apparaissent par exemple dans l'interprétation de la phrase : "Au fond de la salle, un homme, accroupi sur une table, égrenait un chapelet" (RR : 7), dans laquelle « un homme » se rapporte au juge, et la salle est une salle de séances au palais de justice. Pour son interprétation réaliste, il faudrait (1) reconstituer la situation en recourant au contexte, (2) faire appel à un ensemble d'entités imaginaires schématiques que les éléments du texte pourraient évoquer (par exemple, faire appel au scénario évoqué par l'isotopie des termes « palais de justice », « juge » et « salle »), et (3) établir la correspondance entre la scène représentée et le scénario ou le schéma. La divergence entre la scène telle qu'elle est décrite et le schéma évoqué exige une explication qui ferait appel à d'autres éléments de notre savoir sur la réalité (d'autres schémas imaginaires). Dans la phrase interprétée ici, le lecteur doit pouvoir justifier le comportement insolite du personnage, en l'attribuant par exemple à la spécificité culturelle ou à la démence. S'il ne trouve pas une culture, dans laquelle le juge reste accroupi sur une table lors de la séance, et le comportement des autres personnages indique qu'il 54 trouvent son comportement normal, le modèle évoqué par le texte est jugé inadéquat. Cela peut entraîner soit sa disqualification, soit une recherche des intentions motivant une telle distorsion de la réalité. Une autre prémisse qui semble indispensable à la critique étroitement réaliste, c'est que la réalité elle-même est une donnée qui peut constituer une base solide pour la vérification du modèle construit à partir du texte. Or, indépendamment des objections d'ordre philosophique qu'une telle prémisse peut susciter, il se fait que le texte du Regard du roi est construit de telle façon que la narration adopte systématiquement le point de vue de Clarence, dont la fiabilité est constamment mise en question. Pour lui, la réalité n'est certainement pas simplement « donnée » : il se perd en toutes sortes de conjectures, et même s'il croit parfois s'y retrouver, la réalité reste pour lui fondamentalement inconnaissable. Si, conformément à la conception réaliste, la réalité est connaissable en général, mais ne l'est pas pour Clarence, il devient indispensable de pouvoir justifier ce cas particulier en se référant à une (ou des) constante(s). La justification qui invoque les différences culturelles est souvent avancée par les critiques, et suffit effectivement à expliquer bon nombre de « déformations » trouvées dans le roman. Elle ne suffit pourtant pas à motiver entièrement l'énorme distorsion de la réalité que nous trouvons dans le roman, si nous l'interprétons dans une perspective réaliste. Cette difficulté est bien visible dans l'interprétation donnée par Ph. A. Egejuru, qui finit par croire que Clarence souffre d'une déficience mentale. Une telle explication peut effectivement sauver la cohérence du livre, mais, étant donné que la démence de Clarence se justifie mal dans ce roman, Ph. A. Egejuru reproche à Camara Laye de fabriquer le mystère, et d'adopter les stéréotypes coloniaux dans sa représentation de la culture africaine. Cela nous fait passer du modèle à l'intention de l'auteur, reconstituée sur la base du texte vu dans une perspective réaliste. La critique des intentions ainsi inférées ne peut avoir un sens si l'auteur a effectivement voulu donner une image réaliste dans son livre, ou si – indépendamment de l'intention de l'auteur – une image ainsi conçue constitue une phase ou un niveau nécessaires de la lecture en général. La première de ces suppositions paraît difficile à admettre, si l'on 55 tient compte des énonciations de Camara Laye lui-même (à condition évidemment qu'il soit l'auteur du livre). La deuxième est largement commentée dans ce qui suit. 2.2. Lectures basées sur des corrélations La corrélation – au sens que nous donnons à ce terme dans cette étude – peut être définie comme un phénomène qui consiste en une interaction, basée sur l'analogie, de deux phénomènes ou de deux domaines. La corrélation affecte le sens des deux éléments impliqués, en en modifiant la compréhension. Elle est un phénomène très fréquent de la lecture et peut être considérée comme un cas spécial de liens considérés généralement comme symboliques, au sens large du terme. A la différence de la lecture réaliste, dans les corrélations le choix des catégories, auxquelles les éléments du textes sont subordonnés, ne repose pas sur la relation d'inclusion, mais sur la ressemblance de configuration d'éléments (d'ensembles d'attributs et de relations). Nous trouvons des éléments d'une telle perception de la réalité dans le texte même du Regard du roi. Lorsque par exemple Clarence associe la muraille de la forêt à celle du palais, ou les mouvements du pilon à l'acte sexuel, il crée des corrélations typiques. La corrélation relie donc deux (ou rarement plus) domaines de la réalité; dans la lecture du roman, au moins un de ces domaines est un phénomène textuel au sens strict du terme, ou fait partie de la représentation. Pour expliquer l'analogie (mais non pour la percevoir), on doit inévitablement recourir à des catégories abstraites : impénétrabilité dans le cas de la forêt, forme et mouvement dans le cas du pilon. La corrélation renvoie, par sa nature, à une analogie imparfaite. Elle est basée sur des attributs ou des relations sélectionnés, et, le plus souvent, les catégories qui forment le « joint » entre les deux éléments ne sont pas puisées directement dans le texte, mais sont trouvées par conjecture. Il semble qu'au niveau psychologique, le « joint » peut impliquer des catégories inconscientes; c'est lors de leur explication – de l'interprétation – que le recours à des notions abstraites devient inévitable. En général, la corrélation ne porte pas sur l'ensemble de l'oeu56 vre. Ses limites sont pourtant indéfinies. De même que l'allusion, elle peut être étendue ou réduite en fonction des besoins de l'interprétation et des analogies perçues. Les mêmes domaines de la réalité peuvent en outre être impliqués dans différentes corrélations, formant des ensembles complexes d'associations. Ainsi par exemple le sort de Clarence peut être relié par analogie à l'image du labyrinthe, au motif récurrent des obstacles, ou à l'eau qui se fige et recouvre son état de liquide, pour n'indiquer que les figures qui apparaissent dans le texte; ces corrélations, loin de s'exclure, se complètent et s'enrichissent mutuellement. Bien que la corrélation ne soit pas basée sur la relation d'inclusion, elle ne l'exclue pas pour autant. Bien plus, elle peut provoquer à faire des généralisations, et à dégager dans l'oeuvre des significations universelles. C'est ainsi que, par exemple, le sort de Clarence, avec tout l'ensemble complexe de corrélations dans lequel il peut être impliqué, peut renvoyer à la condition humaine en général. 2.3. Lecture allégorique Une lecture allégorique implique une opération de « substitution », lors de laquelle un élément de la représentation prend la valeur d'équivalent d'une notion. L'identification du roi à Dieu en est un excellent exemple. L'aventure de Clarence prend alors une dimension spirituelle et devient la voie menant vers Dieu. L'interprétation allégorique peut être considérée comme un cas particulier de lecture basée sur des corrélation ou sur des allusions, dans lequel l'interprétation d'un symbole ou d'une allusion dicte la compréhension de l'ensemble de l'oeuvre. Ce qui est commun à ces trois types de lecture, c'est l'opération de rejet, de « mise entre parenthèses » ou de « narcotisation » des éléments non-pertinents pour la compréhension du texte. L'allégorie, tout comme la corrélation et l'allusion, n'implique pas l'importance égale de tous les éléments du texte, mais, par sa nature, tend à faire apparaître ceux qui constituent l'ordre essentiel du texte. Pourtant, à la différence de l'allusion et de la corrélation, qui sont toujours imbriquées dans un ordre différent de celui qu'elles dictent, et qui ne perd rien de son importance et de la richesse de ses significations possibles, l'allégorie 57 instaure un ordre qui lui est propre, et remplace en quelque sorte l'ordre primaire qu'elle interprète, en le privant de son importance.31 Les lectures allégoriques diffèrent de celles basées sur les corrélations et sur les allusions également par le fait qu'elles comportent une leçon ou une exhortation. Le problème de la voie qui mène Clarence vers Dieu est a priori marqué par une position axiologique. Il est une transition du mal au bien. La tâche de l'interprétateur paraît dès lors consister à identifier les éléments positifs et négatifs du mûrissement spirituel de Clarence.32 La question de savoir pourquoi, au sens moral, Clarence trouve le salut, devient la question centrale, et la réponse fournie est généralement identifiée à l'intention cachée de l'auteur. Mais, comme nous l'avons vu, les réponses peuvent être fort variées : les critiques indiquent ici par exemple le détachement des valeurs matérielles, l'abandon du sentiment de fierté et de supériorité, l'apprentissage de l'humilité, l'amour et l'attente de Dieu, etc. Une hiérarchie doit également être adoptée, qui fait que ces éléments sont plus importants que les éléments négatifs : il trouve le salut malgré ses péchés et son obsession des sens (dans une perspective chrétienne) ou en dépit des jeux de cartes, du penchant vers l'alcool, et du manque des manifestations élémentaires de la foi (dans une perspective islamique). Même si cette hiérarchie n'est pas explicitement formulée par les critiques, elle est implicitement indiquée par le rejet de ces éléments, jugés moins importants. Comme nous l'avons remarqué, l'ordre de l'allégorie est différent de celui du texte. Il est lié aux concepts « substitués » aux éléments du texte, et à leur valeur axiologique. L'allégorèse peut être considérée aussi bien comme un mouvement partant du texte pour découvrir l'ordre essentiel et caché du monde, que comme un mouvement inverse, menant de la vision au texte. Le texte à lui seul ne dicte pas l'interprétation allégorique. Celle-ci doit être présumée par le lecteur, mais doit aussi être confrontée à l'ordre du texte avant qu'il ne soit dominé ou supplanté par l'ordre dicté par l'allégorie. Cette confrontation implique toujours une hiérarchisation, une sélection et une catégorisation des éléments de la représentation. La mise en valeur, par B. Obumselu, du fait que Clarence a été renversé par la foule sur l'esplanade – fait qui n'a pas attiré l'attention des 58 autres critiques – est très caractéristique à cet égard. Il subordonne cet épisode à la catégorie de fausse prostration devant Dieu, et élimine de son champ de vision tout ce qui suggère la matérialité du roi. La tension entre le texte et son interprétation allégorique ne disparaît pas avec l'apparition de cette dernière. L'ordre du texte, réinterprété, mais aussi partiellement nié, reste toujours présent d'une manière dans l'allégorie. Ainsi, une interprétation mystique du Regard du roi reste encore possible, tandis qu'il est impensable de l'interpréter dans une perspective islamique orthodoxe autrement qu'en niant le caractère mystique de l'aventure de Clarence, et en condamnant de dernier. Car l'islamisme orthodoxe ne permet pas de nier l'importance des éléments tels que la dimension humaine du roi, ou le manque de religiosité de Clarence. Ainsi donc, l'élément refoulé, nié par l'interprétation allégorique, ne perd pas automatiquement toute son importance. Son manque de pertinence devrait pouvoir être compris dans le cadre de l'interprétation proposée. Ce « malgré » ou « en dépit de » fait partie de l'interprétation allégorique et peut même être perçu comme un élément important de l'argumentation. Mais il y a aussi des sphères « narcotisées » qui sont en bloc reléguées dans la non-pertinence, et dont les éléments ne sont pas intégrés dans l'interprétation. Un exemple d'une telle relégation peut être fourni par le vol du vin chez le naba. D'autres éléments, comme le personnage caricatural du juge, accroupi sur une table et s'endormant pendant la séance, ne sont intégrés à l'interprétation allégorique qu'indirectement, en tant que composante d'un ensemble plus significatif (l'épisode du palais de justice étant traité parfois comme l'image de l'insignifiance de la justice humaine). L'allégorie peut intégrer des éléments très variés, et ne se limite pas forcément à un seul type de catégories explicatives. Elle peut intégrer des éléments de réalisme, aussi bien que des allusions, des symboles et des corrélations. En parlant de l'allégorie, on pense souvent à une symbolique conventionnelle. C'est justement ce caractère conventionnel qui permet – pour certains auteurs – de la distinguer du symbole et décider de sa monosémie relative. Pourtant, la conception de la lecture allé59 gorique présentée plus haut admet également le recours à des liens symboliques non-conventionnels.33 L'interprétation du Regard du roi subordonnée à l'idée du salut que l'Européen trouve dans la culture africaine semble être un excellent exemple d'une lecture sinon allégorique, du moins très proche de l'allégorie. Elle propose une vision de l'ensemble de l'oeuvre, et nous y retrouvons les mêmes opérations de « substitution », la même intention didactique, le même chemin conduisant du mal vers le bien, que nous avons observés dans l'allégorie proprement dite. 2.4. Lectures allusives A un certain égard, la lecture allusive d'un texte est moins risquée. Comme nous l'avons remarqué, elle n'a pas pour objectif de constituer une vision de l'ensemble de l'oeuvre, ou – si l'on recourt au concept de modèle – elle ne traite pas comme modèle l'oeuvre dans sa totalité, mais seulement des ensembles choisis d'éléments et de relations de la représentation,34 ce qui rapproche cette lecture de celle basée sur les corrélations. Les éléments de l'allusion peuvent être sélectionnés par le lecteur librement, par l'élimination de tout ce qui ne contribue pas à une telle lecture et peut être considéré comme l'effet d'une opération de camouflage. L'oeuvre est alors partiellement désintégrée, et la perception d'un tout peut éventuellement résulter d'autres principes de lecture, dont l'interprétation allusive n'a pas à se soucier. L'allusion est toujours, par définition, immergée dans un ordre différent de celui auquel elle renvoie par sa signification. Les lectures de ce genre sont extrêmement fréquentes et, pour des raisons évidentes, apparaissent plus souvent durant des périodes dans lesquelles il est interdit, dangereux ou inadmissible de parler ouvertement de certains problèmes. Dans de telles situations, il devient assez évident d'attribuer à l'auteur l'intention de camoufler la véritable signification de son oeuvre. Si par exemple nous voyons dans Le Regard du roi des allusions ironiques au rôle civilisateur des Européens en Afrique, nous pouvons considérer comme effet de camouflage aussi bien la dédiace ("A Monsieur Bernard CornutGentille, Haut Commissaire de la République en A.O.F. En 60 témoignage de respectueuse amitié"), que tout le motif mystique, qui semble détonner dans une telle interprétation. La limite entre les relations constituant l'allusion et celles qui sont sans importance pour sa compréhension peut être assez floue. L'interprétation allusive d'un élément peut modifier la compréhension des autres, et – en s'étendant à des relations de plus en plus nombreuses, peut s'approcher d'une vaste corrélation, ou même d'une lecture allégorique. Une interprétation allusive ne doit pas forcément se référer à l'intention de l'auteur, et dans ce cas elle est infalsifiable. A la différence de la lecture réaliste, elle suppose une déformation de la réalité qui n'est pas limitée a priori. L'intention de camouflage n'est pas la seule que l'on puisse voir dans l'ordre de l'oeuvre qui dépasse l'agencement local de l'allusion; une telle motivation n'est même pas du tout nécessaire si l'on admet, à la suite des formalistes, que ce n'est pas l'image (ou, pour nous, le modèle) d'un domaine de la réalité (au sens large du terme, englobant également le psychisme) qui confère à l'oeuvre son unité, mais les lois qui régissent la narration. Ainsi, le fait que les significations allusives, que les critiques comme R. et A. Chemain ont dégagées dans Le Regard du roi, soient imbriquées dans un ordre de type différent (celui de l'initiation ou de l'aventure spirituelle de Clarence) fait que la représentation allusive du sort subi par les Noirs est moins prédictible, et par ce même fait plus intéressante. L'analyse du jeu de correspondances et de déformations impliqué par la lecture allusive est extrêmement difficile. L'allusion, telle qu'elle est conçue ici, consiste en une ressemblance incomplète mais perceptible entre la représentation et le domaine auquel l'allusion renvoie. Les divergences peuvent être considérées comme signifiantes lorsqu'elles sont perçues comme une distorsion intentionnelle, mais les limites de ce qui peut constituer l'intention allusive ne sont pas bien nets. En plus, les allusions peuvent constituer un réseau de liens, dans lequel le sens d'une allusion est complété ou modifié par d'autres allusions ou même par d'autres types de lecture. Ainsi par exemple l'allusion aux marabouts que certains critiques perçoivent dans le personnage du mendiant peut éventuellement être conciliée avec son rôle de « négrier à rebours » qui lui incombe si l'on applique 61 au texte la grille d'interprétation allusive qui consiste à filtrer les éléments qui peuvent renvoyer au renversement des rôles dans les rapports raciaux. Chacune de ces allusions renvoie à un ensemble de liens analogiques différent. Elles peuvent apparaître comme concurrentielles ou comme liées entre elles d'une manière significative. Dans ce dernier cas, si l'on prend également en considération les inscriptions illisibles sur les portes du palais, pouvant facilement renvoyer à l'écriture arabe, l'ensemble des allusions pourrait bien renvoyer à la culture arabe qui servirait de référent à tous les trois éléments.35 Comme nous l'avons vu, la lecture allusive se caractérise par une grande souplesse, et elle peut restreindre ou élargir le champ des significations, en incluant ou en excluant des catégories explicatives d'une part, et des relations expliquées d'autre part. 2.5. Lecture symbolique Le symbole proprement dit doit son rôle à sa valeur évocative. Dans les études qui lui sont consacrées, on trouve souvent la conviction qu'il ne peut pas être réduit à un concept ou à un ensemble de concepts. Sa signification peut être partiellement rendue dans une paraphrase, dans un discours parallèle qui illustre ses multiples connotations, mais son sens ne peut être épuisé, et il ne peut être remplacé (cf. Ricoeur 1989). Le symbole de l'obscurité ne renvoie pas simplement à la notion du mal, mais au domaine du mal dans toute sa complexité, en même temps qu'il évoque l'ignorance, l'horreur, etc. Dans cette perspective, le symbole dépasse et fait éclater toute analyse des « mécanismes » présidant la lecture. Le problème serait relativement simple, si le rôle du symbole se limitait à évoquer un ensemble d'asssociations d'idées qui pourraient être provoquées et renforcées ou affaiblies par le contexte. Il serait alors un phénomène analogue aux autres phénomènes linguistiques, et il pourrait être réduit à un ensemble de connotations. Une telle conception du symbole conduit pourtant à une multiplication illimitée de sens lorsque nous avons à faire non pas à un symbole isolé, mais à toute une configuration de symboles dont chacun fait partie du contexte de tous les autres. Dans ce cas aussi les significations peuvent se renforcer mutuellement, mais la complexité du symbole 62 conduit à une telle escalation de sens, que le monde symbolique devient un monde sans limites. La valeur évocative de l'obscurité et de la lumière, de la pureté et de la souillure, de la bestialité, du labyrinthe, de l'eau et de la mer dans Le Regard du roi peut renvoyer au domaine spirituel dans sa totalité. Par rapport aux autres types de lecture, un problème particulier apparaît. Dans une acception étroite du terme, le symbole ne peut pas être traîté comme une transformation des données du texte. Dans les autres cas, la distance entre le texte et la signification peut être évaluée par le retour à un niveau plus élémentaire, par la réduction du « surplus » de signification apporté par la lecture. Or, il n y a pas d'itinéraire analysable qui mènerait du mot à la signification symbolique, tout comme il n'y a pas d'itinéraire menant du mot à ses connotations culturelles. Dans ce dernier cas, il est encore parfois possible d'établir un lien entre le mot et ses connotations, tandis que le mot « obscurité » renvoyant au manque d'éclairage, et le mot « obscurité » renvoyant au domaine du mal, bien que partiellement impliqués dans des relations semblables (comme l'opposition avec la lumière), évoquent des domaines complètement différents. De ce point de vue, on pourrait parler de deux sens dinstincts du mot plutôt que de connotations différentes. Entre le sens physique du mot et le sens moral, il n'y a pas de lien analogique à celui que l'on peut constater entre le sang et le rouge, ou entre la maternité et l'amour. Comme dans le cas de la polysémie, le contexte ou – si le contexte n'est pas concluant – l'attitude du lecteur décident de l'option pour l'un ou l'autre sens du mot. Le rôle du lecteur est d'autant plus important que le symbole, à la différence de l'allégorie, n'impose pas un ordre de lecture totalisant, mais reste immergé dans un ordre de type différent, tout comme la corrélation et l'allusion. 3. Lecture totalisante? Il n'y a pas de raisons essentielles pour considérer les différentes lectures, dont l'éventail a été exposé jusqu'ici, comme inacceptables. On peut uniquement indiquer les inconvénients des différentes conceptions interprétatives, qui peuvent les rendre plus ou moins opportunes. Aucune d'entre elles ne fournit une vision pleinement satisfai63 sante et complète de l'oeuvre dans sa totalité; elles se limitent à ouvrir des voies possibles à suivre dans la lecture. La difficulté consiste entre autres en ce que Le regard du roi ne s'inscrit pas d'une manière évidente dans une seule tradition culturelle qui supposerait un ensemble de conventions de lecture bien déterminées; bien plus, quand nous essayons de nous référer à un ensemble de conventions, quel qu'il soit, son adéquation limitée par rapport au texte entraîne des doutes et des interrogations inévitables, comme si une pluralité de lectures contradictoires et toujours insatisfaisantes était inscrite dans le texte lui-même. Il est pourtant possible de s'interroger sur la possibilité de satisfaire l'idéal prôné par la tradition herméneutique, et de proposer une lecture qui, sans éliminer les difficultés et les contradictions, les engloberait en les considérant comme des éléments d'un sens nonapparent qu'elles contribueraient à dégager. Le texte lui-même semble nous fournir des éléments d'une vision de la condition de l'interprétateur. Dès les premières pages du roman, il devient évident que le texte non seulement ne renvoie pas directement à une réalité historique, mais ne renvoie même pas simplement à une réalité imaginaire qui nous serait donnée indépendamment d'une instance médiatisante, d'un sujet dont nous suivons les méandres de la pensée. Depuis le début, un filtre opaque (ou partiellement opaque) déforme et brouille l'image de la réalité. On pourrait dire que ce n'est pas la réalité qui nous est donnée, mais une subjectivité indéfinie à laquelle nous devons constamment renvoyer ce qui, dans le texte du roman, paraît comme un manque de transparence, comme la relation d'une perception, et non de l'existence objective du monde dans lequel le personnage évolue. Une des caractéristiques essentielles de cette subjectivité à laquelle le texte du roman nous renvoie constamment,36 c'est l'indécision dans l'appréhension du monde de de soi-même. La plupart des moyens linguistiques qui la rendent peut être trouvée déjà dans les deux premiers paragraphes : affaiblissement des affirmations par la conjonction « mais », présentation d'alternatives (« ou », « soit que... soit »), recours au vocabulaire exprimant le doute ou la supposition (« peut-être », « sans doute », « vaguement », « une espèce de... », 64 les verbes « sembler » et « paraître »), ou, paradoxalement, le recours à des moyens apparemment exprimant la certitude, mais qui, dans ce contexte précis, suggèrent plutôt l'hésitation (le verbe « devoir », les adverbes « certainement », « sûrement »). Les noirs qu'il repoussait de part et d'autre ne protestaient pas, mais ils ne faisaient rien non plus pour lui faciliter le passage : ils ignoraient ou ils affectaient d'ignorer sa présence. [...] Il se sentait pris alors dans cette foule comme dans une eau subitement figée ou dans un sable vaguement mouvant, et il lui semblait qu'il perdait souffle, mais peut-être s'endormait-il simplement : il émanait de ces hommes étroitement agglomérés sous le ciel d'Afrique une odeur de laine et d'huile, une odeur de troupeau, qui plongeait l'être dans une espèce de sommeil. Certainement Clarence dut s'endormir plusieurs fois. Puis petit à petit il émergeait de sa torpeur, soit que l'odeur fût devenue moins forte, soit pour tout autre motif; et il reprenait sa marche en avant (RR : 9; c'est moi qui souligne, J.K.). J. Sterk a qualifié ces procédés, très fréquents dans le texte, de « technique d'approximation », en l'illustrant de l'excellent exemple : Ce parasol, il lui semblait maintenant qu'il emportait sa dernière chance. Ce n'avait jamais été une très grande chance et quand la foule avait envahi l'esplanade, ce n'avait sûrement été qu'une très petite chance : ce n'était rien, ce n'était plus rien, cela avait même perdu le nom de chance (RR : 26).37 Ainsi, ce qui nous est donné au départ comme une « chance », est graduellement modifié, et s'éloigne de plus en plus du sens donné à ce mot, jusqu'à sa négation. Parfois, le procédé prend le sens inverse, et, comme dans la description de l'odeur de la forêt, également signalée par J. Sterk, tend à cerner la réalité avec le plus de précision possible, tout en restant dans le cadre de la subjectivité, et n'arrivant qu'à une formule qui ne touche pas le fond des choses. "Ce n'est pas tout à fait le mot, mais déjà c'est un peu le mot, et c'est sûrement celui qui convient pour qualifier les abords de cette nappe de parfums... etc" (RR : 89). 65 Cette dernière citation illustre parfaitement une des qualités essentielles du Regard du roi. Le texte du roman simule l'approximation d'une réalité extérieure. Pourtant, cette réalité n'est pas donnée au lecteur autrement que par le langage qui la présente, tandis que les approximations qu'il trouve ne lui fournissent qu'un ensemble de possibilités de l'appréhender et de la nommer. Elle est d'ailleurs doublement médiatisée : le personnage ne la perçoit que d'une manière indécise et complexe, et cette perception ne nous est présentée que par des approches insatisfaisantes qui la suggèrent sans pouvoir la cerner, des métaphores, des comparaisons, ou des formules dont le caractère provisoire est mis en évidence. L'image du labyrinthe, qui revient à plusieurs reprises dans le roman, semble s'imposer comme une métaphore qui rend bien la complexité de la perception et de sa description : un choix initial de formules qu'on abandonne, mais pas entièrement, car à chaque tentative échouée nous avançons un peu : et l'opération est reprise. Les moyens stylistiques et la technique de la narration, directement ou indirectement, mettent constamment en question la fiabilité du discours sur la réalité qui, pourtant, ne nous est accessible qu'à travers ce discours. Nous sommes impliqués sans recours possible dans les contradictions et les incertitudes qui s'y manifestent. Mais rien que l'apparition de ces doutes suggère que le monde représenté dans Le Regard du roi dépasse l'ordre du discours; autrement, le doute ne serait qu'une attitude affectée ou une enjolivure, et rien ne l'indique dans ce roman. A travers le langage, Clarence essaie visiblement de comprendre la réalité, de l'apprivoiser, de ramener ce qui est nouveau à des catégories déjà connues. Le narrateur, qui – sauf dans quelques cas signalés plus haut – est invisible autrement qu'à travers la troisième personne de la narration qui provoque le lecteur à prendre un peu de distance par rapport au personnage; il n'est pas là pour trancher ou pour départager ce qui est extérieur et ce qui intérieur, ce qui est la réalité et ce qui est sa perception. Sur l'esplanade, Clarence voit des fresques sur les murs du palais et les croit réelles. Il ne peut essayer d'en déchiffrer le dessin qu'en les associant à des schémas connus. Il y en a plusieurs, les fresques pouvant représenter des scènes guerrières, des offrandes ou 66 des scènes pastorales. Clarence ne sait pas, et on pourrait croire que cette incertitude découle de l'aliénation de Clarence, qui est étranger à la culture africaine. Pourtant, les garçons qui y voient des offrandes, ou au moins l'affirment, s'embrouillent dans leur interprétation, sans dissiper le doute. Finalement, les fresques et les murs du palais disparaissent, et un autre doute apparaît : est-ce que ce qui semblait être la réalité l'était indépendamment du sujet, ou n'était qu'une illusion? Le même doute s'étend aux cris des victimes que Clarence avaient entendus. L'incertitude portant sur le signe s'étend à la réalité. Dans la forêt, Clarence voit les arbres, les villages et les gens, mais ne sait pas les inscrire dans un schéma qui les organiserait et leur donnerait un sens. Le seul schéma qu'il peut appliquer aux nombreux sentiers est celui du labyrinthe. Cette fois-ci, les différences culturelles sont indiquées dans le texte comme la cause de son sentiment d'égarement. Le mendiant, qui se perd peut-être de temps en temps, et doit rebrousser chemin, sait franchir ce labyrinthe, et le conduit là où il veut. La subjectivation n'est donc pas totale, et l'homme n'est pas, vis-à-vis de la réalité – ou de ce qui lui paraît être la réalité – totalement impuisssant. Il peut l'appréhender suffisamment bien pour pouvoir se fixer des objectifs, et pour les réaliser. Le manque d'expérience n'est pourtant pas la seule cause de l'égarement de Clarence. L'autre cause, clairement indiquée dans le texte, c'est « l'invasion des sens », attribuée à l'effet des odeurs. Et si sur l'esplanade Clarence essayait encore en vain de se référer à un schéma plus ou moins rationnel, dans la forêt l'élément rationnel est presque entièrement absent. La forêt apparaît comme une réalité de symboles et de corrélations. A aucun moment, elle ne nous est donnée dans son existence objective; elle n'est pas « extérieure », mais ne peut pas non plus être ramenée à une présence « intérieure » par rapport à Clarence. La perception et la projection sont inséparables. Ces descriptions font penser à celles que l'on trouve dans les premiers romans d'A. Robbe-Grillet. Chez ce dernier – quoi qu'en dise R. Barthes (1964) – elles consistent souvent à projeter les états d'esprit des personnages sur la réalité décrite, qui est privée d'une existence indépendante, évoquée par un langage transparent. Or, on 67 dirait que la description de la forêt est un cas illustrant parfaitement ce principe. Elle se situe pourtant à l'antipode des descriptions de Robbe-Grillet. Au détail concret et dénué de signification en soi, on peut opposer l'accumulation de symboles (lumière, obscurité, mer), de comparaisons et de métaphores qui renvoient à ce qui n'est ni le sujet, ni l'objet de la perception en soi. La description de la forêt peut être vue comme une tentative d'approcher le domaine dans lequel la subjectivité et l'objectivité sont inséparables; le domaine primaire de la connaissance, dans lequel le sujet et l'objet ne nous sont pas donnés, et doivent seulement être construits. Cette écriture rend d'une manière aiguë l'existence dans le monde qui n'est pas la perception pure, et n'est pas rationalisée, mais est déjà médiatisée par l'image et par le symbole. Il est intéressant de remarquer que la suggestion que ce que Clarence perçoit peut n'être qu'une projection de ses désirs et de son attente, nous est donnée expressis verbis vers la fin du roman. Elle porte sur la présence du roi, et sur la scène que presque tous les critiques considèrent comme fournissant la clé du roman : Toute sa vie, lui semblait-il, il avait attendu cette scène. Maintenant qu'il la voyait, il ne savait pas si elle était réelle ou si elle n'était qu'une image que ses yeux projetaient; une image depuis si longtemps formée et si souvent répétée, que les yeux finalement la voyaient en dehors de toute réalité (RR : 251). A la lumière de ce qui a été dit plus haut, « le réel » et « l'irréel » doivent être vus non comme des catégories objectives, mais comme une distinction faite par le sujet, pour lequel elles peuvent résulter de son état d'esprit aussi bien que des conventions culturelles. L'opposition entre ces deux domaines, essentielle pour la culture européenne, est moins évidente dans d'autres cultures. Camara Laye s'est exclamé lors d'une interview : "La vérité c'est le rêve!" (Leiner : 165). Dans cette perspective, la question du réel et de l'irréel ne peut porter que sur « le réel pour... ». Ce qui a été dit n'épuise pas la question, car l'idée que la réalité existe indépendamment de la perception est inscrite dans le roman. Dans la deuxième partie du Regard du roi, pendant un certain temps, la réalité est perçue par Clarence comme une simple donnée. 68 Les marques d'incertitude, si caractéristiques dans la première partie, disparaissent. Pourtant, dans ce qui suit, il devient clair que cette réalité était trompeuse, et que toute une série d'éléments dont Clarence n'était pas conscient en modifient totalement le sens. Cette modification n'est possible dans ce roman que lorsque le personnage étend ce qu'il perçoit comme l'ordre essentiel du monde qui l'entoure, à des éléments qu'il n'avait pas remarqués, auxquels il attribuait un sens différent, ou qu'il repoussait comme dépourvus de signification. Ce processus est décrit expressis verbis lorsque Clarence se rend compte du rôle qu'il joue dans le sérail du naba : Dans l'esprit de Clarence aussi, dans sa nuit aussi, il y avait eu d'abord un premier trait de lumière, un trait qui blessait; et puis tout s'était éclairci, tout s'était violemment et cruellement illuminé [...]. Toutes ces choses qui jusqu'ici ne l'avaient pas frappé, qui l'avaient inexplicablement laissé de marbre, brutalement lui tombaient sur la tête (RR : 182). L'ordre nouvellement perçu ne vient pas simplement compléter l'ancien. Il le rend inadéquat, en entraînant une appréciation différente de l'entourage et de soi-même. L'idée que la réalité peut être conçue différemment par différentes personnes, et rester identique à elle-même dans cette pluralité, est exprimée par Samba Baloum : – Appelle la chose comme tu voudras, mais c'est le nom que je lui donne. Peut-être ne correspond-il à rien; et peut-être est-il le signe d'une chose réelle [...]. – Le mendiant appelait cela « faveur ». – Je l'appele « pitié », dit Diallo. – Donnez à la chose le nom qu'il vous plaira [...]. Et laissezmoi l'appeler « chance ». Le mot me convient (RR : 248-249). Quelques constatations portant sur la vision de l'homme et du monde potentiellement contenue dans Le Regard du roi peuvent être tirées de ce qui a été dit plus haut. 1. L'homme voit le monde (mais aussi le texte ou tout ce qui prend la forme d'un signe) à travers son expérience intériorisée; celleci inclue des catégories, des concepts et des schémas qui permettent 69 de le percevoir, de le décrire et de l'interpréter, une symbolique qui influence notre attitude envers la réalité perçue comme extérieure, mais aussi envers nos propres besoins et nos instincts inconscients, et finalement, les valeurs qui s'imbriquent dans notre expérience de la réalité. 2. La connaissance peut être vue comme un processus, dans lequel ce qui est inconnu est ramené à ce qui est connu. Le monde perçu n'est pas identique au monde interprété (ordonné par référence à des schémas culturels, à des symboles, ou à ce qui est considéré comme rationnel); entre ces domaines, une tension subsiste, que l'homme tend à liquider. Mais la réalité déborde toujours la vision qui l'interprète. Elle ne peut être ramenée à l'expérience subjective, car celle-ci change et s'enrichit au contact de ce qui lui est extérieur. Un conflit permanent entre le connu et l'inconnu en résulte, en entraînant une cumulation d'alternatives souvent insolubles. 3. La pluralité d'expériences et de visions la plus frappante apparaît au contact des cultures, mais des visions alternatives existent également au sein d'une seule culture, et même chez l'individu. Aucune vision n'est définitive. Leur confrontation n'est jamais définitivement tranchée; elle peut seulement conduire vers une vision plus complexe, plus adéquate à l'expérience et aux attentes qu'elle est censée satisfaire. Dans la poétique du roman, à différents niveaux, on trouve aussi inscrit le soupçon que le besoin de dépasser les conflits propres à l'expérience n'est qu'un élément formant notre vision de la réalité, comme c'est le cas de l'instinct sexuel dans la description de la forêt; l'expérience d'une union mystique avec Dieu peut n'être finalement que la projection d'un espoir et de besoins inconscients. Mais dans un monde où l'objectivité et la subjectivité restent inséparables, la question de savoir si l'union mystique avec l'absolu est réelle est sans fondement. Dans « le monde pour », le besoin de l'union implique nécessairement l'existence de cet absolu. En contrepoint à ces réflexions, on peut rappeler un passage de L'Enfer-ciel, journal d'un condamné à mort de Robert Poulet. Cet écrivain peu connu était, selon A. King, un ami de Camara Laye, et lisait ses manuscrits pour la maison d'édition Plon. Dans ses premiers 70 livres, nous trouvons la même fascination par ce qui reste inexplicable dans l'homme, par ce qui tend vers l'idéal et vers l'expérience de l'absolu. Pour lui, la création d'un ordre idéal incombe à la religion et à l'art, et il imagine que le dernier homme sur la terre pourrait encore sculpter une statue de pierre au milieu d'un monde désert, et s'endormir en contemplant l'image absolue et gratuite de la beauté (Poulet 1952 : 23). Tout comme l'auteur du Regard du roi, il était fasciné par le caractère conventionnel de la dinstinction entre ce qui est réel et ce qui est irréel. Dans Handji (1931), il met en scène deux officiers qui – coupés du monde entier – créent par leur imagination un personnage féminin qui devient une partie de leur réalité. Dans La Hutte de Cochenille (1953), la tribu des Igrognules enlève une femme européenne qui – selon eux – incarne une déesse. Et son caractère divin est pour eux tout aussi réel que – pour elle – le ridicule de sa situation. Mais c'est dans son Livre de quelques-uns (1957) que nous trouvons l'expression la plus complète de la conviction que pour reconnaître l'existence de Dieu, le besoin humain de son existence est une raison suffisante. Dans les énoncés des deux personnages, qui forment le texte du livre, nous retrouvons le même mysticisme que dans Le Regard du roi, la même idée que la perception du monde n'est pas, ou n'est pas suffisamment réelle, que la vie ici-bas est une transition, pleine d'inquiétude, vers ce qui dépasse le monde connaissable. Dans l'atmosphère de doute qui plane sur le véritable auteur du Regard du roi (cf. King 1980, Kesteloot 1982, Chemain, Kunze 1991), il semble important de souligner qu'il paraît tout à fait improbable que R. Poulet soit le véritable auteur de ce roman.38 Bien qu'il y ait une ressemblance notable, au niveau du sens, entre les livres en question, le style de Poulet diffère très nettement de celui du Regard du roi. Dans aucun de ses livres, ni à cette période, ni plus tard, nous ne trouverons les techniques d'approximation et le langage métaphorique qui rendent si bien le doute portant sur le monde dans le roman publié par Camra Laye. Le langage de R. Poulet est un langage de constatation de la vérité, même si cette vérité est différente pour différents personnages de ses livres. On dirait que 71 pour R. Poulet le monde subjectif est réel et n'a pas besoin d'une légitimation autre que le fait d'être vécu. Quoi qu'il en soit, Le Regard du roi a été conçu dans l'atmosphère intellectuelle de cette époque et de ce milieu. Ce qui le distingue aussi bien des autres romans de Camara Laye que de ceux de R. Poulet, c'est la façon de laquelle les procédés d'écriture traduisent la situation de l'homme dans le monde. Car la situation du lecteur reste dans ce livre en corrélation étroite avec la condition cognitive de l'homme reflétée dans le texte. Comme il a été signalé plus haut, rien ne nous est simplement donné dans Le Regard du roi, outre l'évidence trompeuse du langage. Celui-ci, avec sa subjectivation, sa richesse de comparaisons, de métaphores et de symboles, nous renvoie à une subjectivité qui est en formation constante, au contact de la réalité. Ce que le lecteur y trouve, ce n'est pas le monde représenté, mais des ensembles de conjectures, de doutes et de perceptions sans cesse réinterprétées et remises en question. Comme pour Clarence au contact du monde, notre perception du texte dépasse toujours l'ordre que nous pouvons attribuer à ce dernier. Le texte est autre chose, et quelque chose de plus que son interprétation, non seulement à cause du schématisme inévitable de celleci, mais parce que l'interprétation implique une sélection et une complémentation subjective, et elle ne propose qu'un ordre provisoire de lecture. La plurisémie du texte et celle du monde, l'égarement dans l'un et dans l'autre, s'interpénètrent et se complètent. Le roman en tant que signe fournit non seulement un modèle de la réalité, mais aussi un modèle de lecture. La différence entre la compréhension du monde et la compréhension du signe est encore une fois effacée.39 L'interprétation proposée ici situe du Regard du roi au sein des préoccupations qui ont fortement marqué le roman français des années 50. C'est au cours de la deuxième moitié de cette décennie que mûrissaient en France les différentes conceptions qui rattacheront la technique narrative à la vision du monde et à la perception de la réalité, dans ce qui a été appelé le « nouveau roman », mais qui étaient apparues bien plus tôt chez Flaubert ou chez Proust, et – à l'étranger – chez Kafka, chez Faulkner ou chez Joyce. Le Regard du 72 roi précède pourtant les réflexions d'A. Robbe-Grillet ou de M. Butor sur le roman, et constitue un phénomène à part. Il est nettement plus difficile de rattacher ce roman à la littérature africaine de l'époque. Il est vrai que là aussi une recherche de formules différentes était en cours, même si elle ne se traduisait pas par une réflexion théorique, et les textes tels que Ngando le crocodile de P. Lomami-Tchibamba (1948) en témoignent. Dans la littérature d'expression anglaise, A. Tutuola suivait encore de très près la tradition orale, comme le faisaient de nombreux auteurs francophones, et il est difficile de le rattacher au roman. L'oeuvre de C. Ekwensi n'est pas très originale, Burning Grass mis à part, mais ce roman n'a été publié qu'en 1962. Ch. Achebe publiera son premier roman seulement en 1958. Notes 1 Le roman africain sera pendant des années presque entièrement dominé par le courant réaliste, souvent avec une tendance prononcée au didactisme. Les exceptions sont extrêmement rares et il était plus facile d'en trouver parmi les courtes oeuvres narratives (Légendes africaines de Bernard Dadié, Véhi Ciosane d'Ousmane Sembène, La Récompense de la cruauté de Lomami Tchibamba, etc.), qui puisaient souvent dans les traditions orales, et parmi des oeuvres qu'il est difficile de classer dans les catégories généralement acceptées (Cet 'autre' de l'homme de Boubou Hama et autres). En 1968, Ahmadou Kourouma dans Les soleils des indépendances et Yambo Ouologuem dans Le Devoir de violence marquent leur distance vis-à-vis du réalisme conçu à l'occidentale, mais il faudra attendre la fin des années 70 et le début des années 80 pour voir des ouvrages plus nombreux rompre ouvertement avec la tradition réaliste (je pense entre autres aux romans du Guinéen Thierno Monénembo, du Congolais Sony Labou Tansi et, parmi les auteurs d'expression anglaise, au Nigérian Ben Okri). 2 Seule la scène du jugement de Clarence y fait exception : conçue visiblement comme une caricature, elle montre un juge égrenant un chapelet, accroupi sur une table. Ben Obumselu (1980 : 16-17) l'associe à l'attitude critique que les soufis adoptaient vis-à-vis de l'islam légaliste orthodoxe. Il est vrai par ailleurs que les mouvements mystiques tels que le soufisme n'attachent pas aux manifestations externes de la foi l'importance qu'elles ont pour l'islam orthodoxe. 73 3 L'idée de la « petite hidjra » était postulée par Al-Hadj Umar Tall (Rimah, II, p. 209). S. Lee n'y fait pas allusion. 4 M. Lings (1975 : 61-62) écrit que le feu est le symbole de la Certitude, du plus haut degré de la croyance, dans lequel le croyant s'identifie avec la vérité. Il décrit les trois étapes qui mènent à la Certitude, dont parle B. Obumselu, comme the Lore of Certainty (la Parole de la Certitude), the Eye of the Certainty (l'Oeil de la Certitude), et the Truth of the Certainty (la Vérité de la Certitude). 5 Ces cinq devoirs, appelés "les piliers de la foi », sont : (1) la confession de foi qui consiste à prononcer la formule "Il n'y a pas de Dieu autre qu'Allah, et Mohammed est son prophète", (2) la prière faite cinq fois par jour, (3) l'aumône, (4) le jeűne observé pendant le mois du ramadan, et (5) le pèlerinage à la Mecque, faite au moins une fois dans la vie. 6 Les auteurs disent plus clairement que "ce roi de chair et d'or, qui visite ses vassaux en pompeux équipage, [...] cherche en réalité l'« l'élu » qu'il emmènera dans son Royaume d'En-Haut, pour l'Eternité" (Mercier et Battestini : 33). 7 Nous pouvons voir p. ex. que le feu apparaît dans un tout autre contexte dans l'Ancien Testament, où il est associé à l'image de la gloire de Dieu (L'Exode, 24, 17). Dans le Nouveau Testament, dans L'Apocalypse de Saint Jean (1, 14), les yeux de celui qui ressemble à un fils humain sont comparés à la flamme du feu. Le feu peut donc être associé à Dieu et au Christ, et non seulement à l'enfer ou au purgatoire. Dans "le trait de feu » qui transperce Clarence dans la scène finale du livre nous pouvons retrouver la même ambivalence que l'on rencontre dans la symbolique du feu dans les Ecritures. Selon S. Awierincew (1988 : 189), dans l'Ancien Testament, le feu avait entre autres le sens d'une épreuve et d'une transformation ennoblissante, et dans le mysticisme pré-chrétien il était associé à la pensée et à la substance spirituelle. S. Awierincew signale aussi que le paradigme de la transformation par le feu était commun au mysticisme des premiers temps du christianisme et à l'alchimie : "La voie qui mène la matière vers la luminescence alchimique est une voie épineuse – elle passe par les souffrances par le feu et l'informité avilissante. [...] la symbolique de l'ultime humiliation menant vers la gloire, la symbolique de la décomposition définitive avant l'accès à l'Eternité, c'est la symbolique chrétienne" (Awierincew : 195). 74 8 Dans une lecture actuelle du roman ce problème peut ne plus apparaître, étant donné que l'église accepte des mouvements de danse exécutés par le choeur pendant la messe en Afrique. En 1954, le fait d'associer Dieu à la danse devait être plus surprenant. 9 J. Jahn a été critiqué pour le schématisme de ses conceptions et pour ses généralisations injustifiées. Une polémique ouverte avec son interprétation du Regard du roi peut être trouvée chez J. A. Ramsaran (Jahn et Ramsaran 1958/1980). Ce qui mérite d'être souligné, c'est que c'est justement – et paradoxalement – le motif religieux, dont l'importance est soulignée par J. Jahn, qu'il est difficile de concilier avec l'idée d'une "leçon de sagesse africaine » fournie par Le Regard du roi, à moins que nous considérions que celle-ci se manifeste non par une vision spécifiquement africaine du monde, mais par la capacité de former des croyances syncrétiques. 10 C'est un malentendu évident. Effectivement, Clarence accepte dans la suite du livre le mode de vie propre aux gens d'Aziana, et semble n'accorder aucune importance au confort. Pourtant, la saleté du caravansérail et les essaims de mouches qui y voltigent le remplissent de dégoűt, et ne lui enseignent pas le dédain du confort des hôtels fréquentés par les Européens. A. C. Brench semble confondre ici le plan de la lecture (ou d'une des lectures possibles) et celui de l'évolution du personnage. 11 A. C. Brench est pourtant loin d'interpréter le livre dans l'esprit chrétien. D'après lui, l'idée du livre est que les Blancs doivent nécessairement adopter une attitude d'humilité vis-à-vis de la culture africaine. 12 L. S. Senghor, Liberté I, cité d'après A. J. Smet, (1975, vol. I, p. 25). 13 Cette formule, attribuée ici à Clarence, n'apparaît nulle part dans le livre et présente un exemple typique de l'opération qui consiste à compléter les données du texte par des éléments puisés dans des images stéréotypées ou des entités imaginaires schématiques. 14 Ph. A. Egejuru semble ne pas tenir compte de la suite du roman, où l'aliénation de Clarence provoque la crise la plus accentuée de tout le roman. Si l'on tient compte de ce que disent les autres personnages, l'assimilation de Clarence reste problématique. Ainsi donc, lorsque Akissi dit "Si tu n'étais pas un Blanc..." (RR : 153), Clarence répond "Tu veux dire que je suis plus noir qu'un noir?". Ceci montre bien la différence de perspective adoptée par les personnages, et est un exemple parfait de la façon arbitraire, et peut-être contraire à l'intention d'Akissi, de laquelle il 75 interprète ses paroles. Cependant, dans le dernier chapitre, Akissi dit en effet : "Il t'aura pris pour un homme blanc", ce qui implique que, pour elle, le naba est prévenu contre les Blancs, mais que Clarence n'en est pas un. L'abréviation "RR" renvoie toujours au Regard du roi, Paris, Plon 1954. 15 Ainsi p. ex. le fait de souligner que "les gens d'Aziana étaient propres" (RR : 135), qui contredit le stéréotype de « Nègre sale », reflète également la hiérarchie des valeurs dictée par ce stéréotype. 16 Conformément au stéréotype répandu en Europe, il traite initialement Dioki comme une charlatane, et il se moque d'elle : "Tu veux dire qu'elle ne débite que des calembredaines? dit Clarence. Elle te tire les vers du nez et elle les sert sur un plateau d'argent" (RR : 212). 17 Lorsque, quelques années plus tard, A. Robbe-Grillet affirmera la primauté de l'écriture, sa position sera radicalement différente de celle que l'on peut voir dans Le Regard du roi. Il est pourtant étonnant que certaines descriptions, comme celle du palais royal, se rapprochent de celles que l'on trouve dans les premiers romans de Robbe-Grillet. Nous pouvons voir, chez Camara Laye (ou du moins dans le texte qu'il a publié sous son nom) aussi bien que chez l'auteur de Le Voyeur et de La Jalousie, une distorsion dans la perception du monde, bien que la technique utilisée pour la révéler chez les deux écrivains soit complètement différente. Dans Le Voyeur aussi bien que dans La Jalousie (mais non dans Dans le labyrinthe) la distorsion est liée à une caractéristique dominante du personnage à travers lequel la réalité est perçue (un sadique ou un mari jaloux). Dans Le Regard du roi la réalité n'est pas déformée d'une manière aussi évidente. Le caractère même de cette déformation reste indéfini et difficile à saisir, tout comme – dans une certaine mesure – le sujet (le protagoniste) l'est pour lui-même. Pourtant, dans Le Regard aussi bien que dans Le Voyeur ou dans La Jalousie, il est impossible d'éliminer le masque pour révéler la réalité qu'il recouvre. Et bien que chez Camara Laye ce phénomène semble être lié au sentiment de mystère qui domine dans ses premiers livres, et chez Robbe-Grillet il découle de la primauté de la parole qui seule nous est donnée dans l'oeuvre littéraire, l'effet littéraire est parfois semblable. Cette ressemblance peut résulter d'inspirations littéraires communes (Flaubert, Kafka, etc.), mais elle nous fait penser aussi que – étonnamment – Le Regard du roi est très proche du climat intellectuel de l'époque. 76 18 Il suffit de tenir compte du personnage du maître des cérémonies; bien qu'il soit présenté comme un personnage antipathique, et que les idées qu'il exprime s'avèrent partiellement fausses, il reste un membre de la société d'Aziana au même titre que les autres. L'opposition est également brouillée par le fait que l'instinct sexuel, tout au long du livre, est lié à l'ombre et à l'obscurité, tandis que le roi, dans lequel on a tendance à voir l'incarnation des valeurs africaines, est toujours associé à la lumière. 19 Même dans l'attitude de Clarence envers le roi, nous trouvons au début un passage signifiant : "[...] il semblait qu'on pűt aimer d'amour ce frêle adolescent, on le pouvait en dépit de la nuit de son teint... [...]. Ces ténèbres pourtant apportaient à l'amour sa fine pointe; oui, elles le maintenaient à distance, elles l'empêchaient de se transformer en on ne sait, ou on ne sait que trop, quelle injurieuse bestialité" (RR : 22). 20 Ainsi, pour ne parler que des oeuvres citées par Mercier et les Battestini (1964/1971 : 30), L'Aventure ambiguë de Ch. H. Kane a été publiée en 1961, et Kokoumbo, l'étudiant noir d'Aké Loba en 1960. 21 Les références à la situation des immigrés actuels semble un anachronisme. La traite des travailleurs africains semble avoir pris des proportions vraiment importantes après les indépendances. 22 L'idée que la scène finale du roman symbolise la mort de Clarence peut être retrouvée dans d'autres écrits critiques, mais cette proposition est généralement traitée comme une des nombreuses possibilités d'interprétation de la fin du livre. Ainsi p. ex. Ch. R. Larson (1972 : 223) voit dans cette scène une mort symbolique telle qu'on la trouve dans les rites de passage; elle est précédée par la purification du personnage. 23 Cette remarque illustre parfaitement le rôle des associations schématiques (frames) dans la lecture du texte. Aucun des critiques ne doute que Clarence est un Européen, bien que cela ne soit dit nulle part dans le texte. La constatation que Clarence, en tant que Blanc dans une Afrique coloniale, est un Européen, est parfaitement légitime s'il n'est pas dit dans le texte qu'il en est autrement. 24 Le livre intéressant de J. Bougeacq (1984), ne parle malheureusement que du premier roman publié par Camara Laye. 25 S. Lee se réfère ici à l'exposé présenté à Londres, lors d'une conférence consacrée à la culture mandingue, en 1972. On peut signaler ici également l'interview qu'il a accordé à J. Leiner (1975). 26 Les conceptions qui indiquent un « surplus » d'information dans une oeuvre littéraire, apparaissant p. ex. chez Y. Lotman, semblent faire 77 cas justement de ces phénomènes, ou plus exactement des processus nombreux de transformation du texte auquel différents systèmes d'éléments significatifs (de codage chez Y. Lotman) sont appliqués. 27 On doit souligner que dans cette phase de compréhension il est déjà possible de noter des différences importantes dans les interprétations du texte. 28 Ces catégories semblent être essentielles pour la perception du niveau axiologique dans la tradition orale de certains peuples africains. Dans les grandes formes narratives, et surtout dans le roman moderne, leur rôle n'est pas aussi important, mais – comme nous pouvons le voir dans différentes interprétations du Regard du roi – elles constituent toujours un facteur important ordonnant la lecture du texte. 29 La réalité elle-même peut être conçue de différentes manières, en partant des positions objectivistes extrêmes, et en finissant par celles qui voient la réalité comme un produit des conventions linguistiques. Dans ce dernier cas, les remarques qui suivent perdent beaucoup de leur pertinence. 30 Ch. Gudijiga (1966 : 144) évoque explicitement cette contradiction, et y trouve un argument en faveur d'une lecture symbolique : "Ce prince est un être transcendant, car les hommes ne sont jamais jeunes et vieux en même temps". 31 P. Ricoeur par exemple (1989 : 137) souligne cette caractéristique de l'allégorie qu'il oppose à la métaphore et au symbole. 32 Cette situation ressemble à bien des égards à celle que j'ai essayé de présenter dans une étude portant sur la perception de la culpabilité et du châtiment dans un conte des Babira du Haut-Zaďre (Krzywicki 1987). L'identification des catégories de faute et de punition, dictée par l'agencement du récit, y précédait visiblement la reconnaissance des comportements coupables. 33 L'exemple analysé par P. Szondi (1975/1986) indique que l'allégorèse peut dans certains cas proposer une lecture créative du texte, qui subit ensuite un processus de conventionalisation. Cette lecture puise pourtant dans un répertoire d'idées préconçues. 34 Dans certains cas particuliers, une simple phrase ou même un fragment de phrase peut être perçu comme une allusion. Il est évidemment difficile de parler dans ce cas de modèle, du moins dans le sens attribué ici à ce concept. Pourtant, en ce qui concerne Le Regard du roi, 78 ce cas paraît sans importance. Aucune étude ne porpose une telle fragmentation du texte dans la recherche des allusions possibles. 35 Une telle proposition n'a été avancée dans aucune des études critiques analysées ici, mais elle est potentiellement possible conformément aux mêmes principes qui ont guidé R. et A. Chemain. L'incertitude portant sur l'auteur du livre peut neutraliser l'argument selon lequel il est peu probable qu'une telle intention puisse être attribuée à Camara Laye. Par ailleurs, la malice que R. et A. Chemain perçoivent dans Le Regard du roi ne correspond pas non plus à l'image que Camara Laye donnait de lui-même. 36 Seuls deux ou trois passages du roman (p. 85-86, 90, et 91-92) nous font sentir qu'un sujet autre que Clarence intervient dans la narration. L'ambiguďté de la focalisation est souvent maintenue, car les limites du discours indirect libre, fréquemment employé, restent imprécises, mais la domination du point de vue de Clarence est évidente. 37 Cité ici d'après J. Sterk (1975 : 65); c'est lui qui souligne. 38 Mme L. Kesteloot m'a expliqué qu'un jour Camara Laye est venu chez elle, assez déprimé, et elle lui a demandé à brűle-pourpoint qui a écrit Le Regard du roi. Camara Laye a répondu que c'était un ami, lecteur chez Plon. La personne de Robert Poulet était évidemment celle qui s'imposait, mais le résultat de la recherche menée dans ce sens est négatif. Il aurait pu inspirer Le Regard du roi, mais il est hautement improbable qu'il l'ait écrit. L'hypothèse avancée par C. Kunze (1991), selon laquelle M. Leiris aurait pu écrire ce roman dans sa jeunesse, paraît tout aussi peu plausible. 39 La multiplicité des interprétations qui découle des références nombreuses et des différences de lecture, est augmentée par la situation incertaine du roman par rapport à la culture africaine aussi bien que par rapport à la culture européenne. L'identité culturelle de Camara Laye luimême peut difficilement servir de repère. Né dans une famille de forgerons malinké qui était fortement imprégnée des croyances traditionnelles, mais qui adhérait à l'islam, il a été éduqué dans un système de scolarisation européen, et a vécu un temps en Europe. La mise en doute de l'authenticité du texte, et l'incertitude portant sur le rôle de Camara Laye et de ses collaborateurs éventuels (à supposer que l'interprétation des paroles de Camara par Lylian Kesteloot soit allée trop loin), rendent encore plus douteuse toute référence à l'auteur. 79 Bibliographie Achiriga, Jingiri J. 1973 – La révolte des romanciers noirs de langue française, Sherbrooke, Naaman Anozié, Sunday 1970 – Sociologie du roman africain, Paris, Aubier-Montaigne Awierincew, Sergiusz 1988 – Na skrzyżowaniu tradycji, Warszawa, Państwowy Instytut Wydawniczy Barthes, Roland 1957 – "Le Mythe, aujourd'hui", in : Mythologies, Paris, Seuil 1964 – Essais critiques, Paris, Seuil Beier, Ulli (dir.) 1980 – Introduction to African Literature. London, Longman Bourgeacq, Jacques 1984 – « L'enfant noir » de Camara Laye : sous le signe de l'éternel retour, Sherbrooke, Naaman Brench, A. 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