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FROM THE EDITORS ............................................................ 4
Janusz Krzywicki
Le Regard du roi, signé par Camara Laye.
Possibilités d'interprétation....................................................... 5
1. Domaines de référence ..................................................... 7
1.1. Interprétations religieuses.......................................... 9
1.2. Valorisation des cultures africaines......................... 17
1.3. Renversement des rôles ........................................... 33
1.4. Perspective universelle ............................................ 37
1.5. Lectures intégrant plusieurs niveaux ....................... 41
2. Types de lecture.............................................................. 46
2.1. Lecture réaliste ........................................................ 53
2.2. Lectures basées sur des corrélations........................ 56
2.3. Lecture allégorique .................................................. 57
2.4. Lectures allusives .................................................... 60
2.5. Lecture symbolique ................................................. 62
3. Lecture totalisante?......................................................... 63
Bibliographie ...................................................................... 80
Studies of the Department of African Languages and Cultures,
23, 1998
Janusz Krzywicki
Le Regard du roi, signé par Camara Laye.
Possibilités d'interprétation
Aucun autre texte de la littérature africaine – et Le Regard du
roi, aussi bien par son fonctionnement que par son origine
incertaine, se rattache indiscutablement à cette littérature – n'a donné
lieu à tant d'interprétations divergentes. Cette abondance de
significations souvent contradictoires dégagées de l'oeuvre, incite à
s'interroger d'une part sur la nature du texte qui les provoque, et
d'autre part sur les procédés de lecture qui les conditionnent.
Les critiques sont presque unanimes dans leur conviction que la
liberté d'interprétation des textes littéraires est limitée. Mais les
interprétations, peuvent-elles être falsifiées? En quoi consistent les
limitations qui font que parmi le nombre infini des interprétations
possibles seulement quelques-unes nous paraissent plausibles? Le
caractère historique de la culture et du langage du chercheur, rend-il
superflues, ou même impossibles toutes les questions théoriques
portant sur la lecture du texte? Et si l'on accepte, comme le font les
partisans des conceptions sémiotiques de la littérature (Y. Lotman,
R. Scholes), que la compréhension est l'effet d'une imposition de
codes culturels au texte, le problème du choix de ces codes, et de
leur adaptation aux données du texte, reste ouvert. Cette étude ne
donnera certainement pas de réponse à toutes ces questions, mais
elles restent à la base des réflexions qui suivent.
Ces questions sont importantes surtout – mais non seulement –
dans l'étude de textes qui nous viennent d'une culture étrangère. Tant
que nous restons dans le cadre de notre propre culture, même si elle
est marquée par des différences importantes, nous avons tendance à
croire qu'elle découle d'une tradition commune, longue de plusieurs
millénaires, et que les mécanismes inconscients et élémentaires sur
lesquels repose l'acte de lecture sont suffisamment généralisés, ou
même codifiés, et que les différences peuvent découler d'une part de
la « culture générale », de la compétence du lecteur qui lui permet de
5
saisir une gamme plus large de nuances de sens, et d'autre part de la
réflexion consciente sur ce qui nous apparaît comme les données du
texte. Si par contre nous nous tournons vers d'autres cultures, nous
nous heurtons constamment à des phénomènes qui nous font
comprendre – ou qui devraient nous faire comprendre – jusqu'à quel
point la compréhension de textes peut être différente de la nôtre. La
base commune se rétrécit, et ne repose que sur une vague communauté du genre humain. Dans la pratique, nous nous limitons le plus
souvent à apporter les corrections les plus indispensables à la compréhension des textes étudiés. Nous nous gardons de projeter le
doute portant sur notre compétence, formée par la culture de laquelle
nous sommes issus, sur l'ensemble des procédés d'interprétation.
Cela rendrait toute tentative de compréhension extrêmement
difficile, sinon impossible. Mais notre susceptibilité, une fois
éveillée, doit nous amener, à long terme, à une réflexion
systématique sur les phénomènes universels de la perception des
textes, sur la condition gnoséologique de l'interprétateur, et sur la
valeur cognitive de l'effet de l'interprétation.
Si nous restons dans le cadre de notre propre cercle culturel,
nous pouvons croire que ces problèmes ont une importance tout à
fait secondaire. On peut considérer que les divergences d'interprétation découlent de l'ouverture du texte qui a été voulue par l'auteur,
et qui faisait partie de son programme poétique, ou qu'elles caractérisent notre culture, ou un de ses courants. Et même si nous arrivons à la conclusion que l'interprétation est création, et non seulement explication des données du texte, notre activité s'intègre à la
circulation des idées généralement admise, de même que l'oeuvre
littéraire elle-même, bien qu'elle se situe à un autre niveau. Vue de
cette façon, l'interprétation est une proposition culturelle, et même si
elle ne consiste pas simplement à découvrir le sens du texte, elle
découvre son potentiel de signification dans le cadre de la culture à
laquelle il appartient. La différentiation de la culture peut dans ce
cas constituer un stimulant plus qu'un frein. Elle nous motive à
défendre l'ouvrage que nous interprétons et dont nous enrichissons le
sens, et à défendre ainsi les valeurs qui nous sont chères, notre
vision du monde en général ou de la littérature en particulier.
6
Une telle conception met pourtant l'interprétateur de textes
appartenant à une culture étrangère dans une position ambiguë. Car
si l'interprétation est condamnée à être « une trahison créative »,
selon l'expression de Y. Lotman, elle doit inévitablement soit introduire nos propres valeurs dans la culture étudiée, soit proposer un
enrichissement de la culture de l'interprétateur par les valeurs d'une
culture étrangère, et cela indépendamment de l'intention de son
créateur. D'explication qu'elle est au départ, elle devient « assimilation », non pas à cause d'un rapprochement voulu, mais en résultat
de la condition cognitive de l'interprétateur. La présente étude, qui se
propose de passer en revue les interprétations existantes du Regard
du roi en les analysant du point de vue des plans de référence
adoptés par leurs auteurs, et des stratégies de lecture que l'on peut y
déceler, n'est pas libre de ces contraintes. Elle l'est encore moins
lorsqu'elle propose une vision de l'oeuvre étudiée qui correspond
d'assez près à la conception de lecture que son auteur représente.
1. Domaines de référence
Le Regard du roi, tout comme L'enfant noir, fut au début assez
mal accueilli par une bonne partie des intellectuels africains, qui
exigeaient de la littérature un engagement plus prononcé dans leur
lutte contre le colonialisme. Ils s'attendaient à ce que le roman réaliste serve de témoignage et d'outil d'analyse de la situation
coloniale, et qu'il contribue à former des attitudes critiques envers le
colonialisme, chez les Africains aussi bien que dans l'opinion
publique des pays occidentaux.1
Plus tard aussi, on trouvera rarement chez les critiques africains
l'admiration que ce roman a suscité en Europe et aux Etats Unis.
Certains d'entre eux n'y reconnaissaient pas la réalité et les valeurs
qui étaient les leurs, et les éléments qui semblaient reconnaissables,
apparaissaient dans des contextes qui les rendaient étranges. Des éléments puisés probablement dans différentes cultures africaines (mossi, peule, possiblement malinké et autres), y sont mélangés avec des
éléments totalement, ou presque totalement fictifs, bien que parfois
faisant allusion à des phénomènes réels (la séance de la cour d'Adramé, le labyrinthe de couloirs sous-terrains dans le palais du naba
7
etc.). La perspective adoptée dans la narration, dominée par le regard
de l'Européen Clarence, provoquait également des réactions négatives. L'ensemble rappelait de trop près l'image stéréotypée de l'Afrique qui fonctionnait dans la culture coloniale.
Ainsi, en s'interrogeant sur l'auditoire auquel Le Regard du roi
était adressé, Ph. A. Egejuru remarque que le projet du livre paraît
ambigu : d'une part Camara Laye y montre que la culture africaine a
quelque chose à offrir aux Européens, et d'autre part nous y voyons
...une présentation ironique des aspects des coutumes africaines
qui fascinent le lecteur européen : l'Afrique, contrée de la musique et
des danses, de la sensualité, de la sorcellerie et de tout ce qui est
exotique et érotique! [Camara Laye] décrit tout cela d'une manière
fort dramatique, en faisant réellement assister son héros européen à
différentes pratiques africaines, sans qu'il comprenne ce qu'il fait.
L'auteur dévie de son but, pour montrer l'Afrique impénétrable et
mystérieuse que ses auditeurs préférés voulaient voir (Egejuru 1978 :
145).
Pourtant, comme l'ont fait remarquer R. et A. Chemain,
...contrairement aux ouvrages des romanciers africains contemporains, Le Regard du roi ne se voulait pas le reflet, l'image ou la caricature d'une réalité coloniale, mais instituait un univers qui, pour un
lecteur familier de ce que Ricardou nomme « l'hallucination
réaliste », apparaissait profondément déconcertant par l'absence de
tout souci de conformité à un référent extérieur, la prégnance du
symbolique, et une causalité interne fortement marquée par
l'onirisme, même dans des séquences non présentées explicitement
comme des rêves du personnage principal (Chemain : 156).
R. et A. Chemain considèrent qu'en 1954, rien que le fait de
montrer un Européen dans le rôle d'« étalon » dans une société africaine, situe ce roman en dehors du courant réaliste.
Il semble que toute tentative de lecture de ce roman dans une
perspective réaliste doit entraîner un jugement négatif porté sur l'ensemble de l'oeuvre. Son atténuation, comme chez Ph. A. Egejuru ou
chez E. Mphahlele, s'accompagne toujours d'un renoncement partiel
aux critères propres au réalisme.
8
Le caractère non-référentiel évident du roman a provoqué la
plupart des critiques à y chercher des valeurs symboliques, même si,
le plus souvent, l'interprétation qu'ils proposent dépasse le cadre
étroit du symbolisme. Et malgré la quasi unanimité des critiques
quant à la nécessité de chercher des significations dissimulées derrière les méandres du langage et le vague de la réalité représentée,
les interprétations du roman prennent des directions très variées, et
souvent contradictoires. Le degré d'ouverture de l'oeuvre est également évalué différemment dans les divers textes critiques : ainsi
H. Scheub et B. Obumselu entreprennent une tentative proche de
l'allégorèse, tandis que d'autres, comme J. A. Ramsaran, J. Jahn
(1967), S. Anozié ou D. Cook semblent plutôt accepter une pluralité
irréductible de significations.
1.1. Interprétations religieuses
Chez R. Pageard, nous trouvons une conception extrêmement
simple de la signification du roman :
L'idée générale n'est pas douteuse et a été plusieurs fois indiquée
par l'auteur : le sujet du roman est la quête de la grâce. Le roi est
Dieu : ses vassaux sont les croyants. L'intérêt d'une discussion porte
sur les détails, fins et nombreux, de la fresque (Pageard : 96-97).
L'idée que le personnage du roi peut être associé à Dieu apparaît
dans de nombreuses études critiques, même chez des auteurs qui ne
proposent pas une interprétation du sort de Clarence qui irait dans le
sens du salut (Anozié, Cook, Moore, Mercier et Battestini). Pourtant,
l'idée de Dieu n'apparaît explicitement nulle part dans le livre, et les
différents passages dans lesquels Clarence associe le roi au ciel, à la
clarté, à la pureté, et finalement à l'amour infini, reflètent
uniquement le point de vue d'un personnage dont la crédibilité est
mise en question tout au long du roman. Et ce n'est pas seulement
que le mot « Dieu » n'apparaît pas dans le livre; on n'y trouve pas
non plus de formulation explicite d'affirmations, de suppositions ou
de doutes qui renverraient le lecteur directement aux problèmes
spécifiquement religieux qui dominent les débats autour des deux
9
grandes religions aux confins desquels le livre se situe par sa
provenance et par les lectures dont on en fait. Certains de ses thèmes
principaux, comme l'idée de pureté, ou de la dépendance du corps et
des sens, correspondent à l'importance qui leur est accordée dans ces
religions, mais la façon de laquelle ils sont traités ne renvoie pas
nécessairement à une conception religieuse. En plus, on ne trouve
dans ce roman aucune manifestation de la religiosité.2
Certains critiques trouvent dans Le Regard du roi une inspiration islamique, et notamment celle de son courant mystique, le
soufisme. Pour Sonia Lee
Le roi est une figure strictement allégorique qui n'assume jamais
le caractère d'un personnage réel, et n'a pas de dimension humaine.
Bien qu'il soit mystérieux, il n'est pas ambigu; il est annoncé comme
le Roi des Rois, comme Dieu, qui dans la pensée islamique signifie
l'unité (Lee : 56-57).
Elle est d'avis que le motif de l'amour renvoie également aux
idées propres au mysticisme des soufis :
Le symbolisme de l'amour pur de Laye, représenté dans le monde
sensible par le métal le plus pur, peut être rattaché à la fois au
soufisme et à l'atelier de son père. L'amour est le thème principal des
mystiques soufis qui croient que "toute la vie humaine est dominée
par deux réalités : « Toi » et « Moi » : l'amant et l'aimé, Dieu et
l'homme, ...l'amour est le ton du soufi, la gnose est son but, et l'extase
son expérience la plus élevée (Lee : 57).
D'après S. Lee, en ouvrant son coeur devant Dieu, Clarence
emprunte « la Voie » qui mène vers l'union mystique par l'amour. Le
motif récurrent de « la chance » renverrait à l'idée de baraka : du
bonheur de l'homme entouré par l'amour divin qui embrasse l'ensemble de l'univers.
Le fait que Clarence ait été spolié de toutes les valeurs matérielles, et qu'il ait abandonné le monde qui était le sien peut être
éventuellement vu comme un premier pas, par lequel il aurait
satisfait inconsciemment le premier postulat de la « petite hidjra »,
de la préparation spirituelle qui commence le parcours menant vers
Dieu.3 S. Lee (1984 : 59) associe le personnage du mendiant au
10
marabout, ou au guide spirituel dont le rôle consisterait à indiquer
« la Voie » à Clarence. Pour B. Obumselu (1980 : 19) son rôle
consiste seulement à rappeler à Clarence « la pauvreté spirituelle de
l'homme ».
Dans ce contexte, la discussion du mendiant avec Clarence,
portant sur « la chance », peut revêtir une signification toute
particulière : l'idée européenne de la chance est liée au risque et au
hasard. Ainsi conçue, elle peut aussi être subordonnée à certaines
règles qui permettent de participer au jeu et de miser sur des situations choisies; ces règles assurent aussi certains « droits » aux joueurs. C'est ainsi que Clarence semble concevoir la chance au début
de l'histoire. Cette conception est entièrement étrangère au mendiant
qui conçoit la chance comme une « faveur »; cela suppose une
instance supérieure de laquelle dépend le sort humain. La leçon que
le mendiant donne à Clarence peut donc être vue comme une leçon
d'humilité. Si on va plus loin encore, on peut concevoir que le fait
qu'il soit vendu au naba soit interprété non pas comme une humiliation, mais comme une expérience qui le rend égal aux Africains,
surtout si l'on tient compte du renversement des rôles par rapport à
l'histoire. Pour S. Lee cette égalisation est une condition indispensable de l'union avec Dieu, pour lequel, dans l'islam aussi bien que
dans le christianisme, les hommes sont tous égaux.
L'incertitude de Clarence vis-à-vis des phénomènes qui l'entourent peut être vue comme un reflet de l'enseignement des soufis qui
croient que le monde des formes, le monde créé, dont l'homme est
prisonnier durant sa vie, est fondamentalement inconnaissable.
L'enseignement des soufis permet à l'homme, en l'éloignant des
valeurs de ce monde, de recouvrer sa liberté et de s'approcher de
Dieu qui est la seule vérité. Dans les écrits des soufis, on peut voir
deux plans de référence de la conscience humaine : le divin et l'humain. Nous retrouvons cette dualité dans leurs écrits littéraires. Le
même événement peut être insensé et sublime, important et dépourvu
de signification, désiré et indésirable (Harrow 1987 : 143-144).
Il est facile de retrouver une telle dualité dans Le Regard du roi. Le
monde incertain des apparences, dans lequel Clarence évolue, peut
11
être facilement opposé à la scène finale, si on la comprend comme
représentant le fāna, l'absorption par le Divin.
C'est sur cet aspect du roman qu'insiste B. Obumselu, chez qui
nous trouvons l'interprétation islamique du roman la plus élaborée. Il
voit dans Le Regard du roi la même opposition entre l'imperfection
de ce qui est créé, et la plénitude de ce qui est divin, qui est
soulignée par les soufis. Il présente le schéma dominant du livre
dans ces termes :
Clarence commence sa quête par un acte de révérence qui n'est
qu'un réflexe social; il est forcé par la poussée de la foule sur
l'esplanade à se prostrer devant le roi. De ce geste insignifiant, il
avance vers la loi. Ici, pourtant, il est incapable de faire valoir son
droit et il passe dans la nuit de désorientation, de doute de soi, et de
désillusions portant sur la condition humaine. Ses épreuves prennent
fin lorsque le désespoir le conduit vers un acte de révérence spontané
qui est lié intégralement à l'expérience du salut (Obumselu : 19).
B. Obumselu interprète dans cette perspective tous les éléments
saillants du roman. Le mendiant rend Clarence conscient de sa
pauvreté spirituelle, le jugement illustre la petitesse de la justice
humaine et de l'attitude légaliste envers l'homme, l'entourage de
Clarence à Aziana montre la bassesse humaine, Dioki fournit "un
exemple bestial de l'amour divin" (Obumselu : 22), etc. Les scènes
finales du roman signifient la mort de Clarence, acte dans lequel il se
débarrasse définitivement de son ego et s'unit à Dieu (fāna). Il trouve
même, dans l'examen de conscience que Clarence fait avant d'approcher le roi, un correspondant du jugement dernier. La progression de
Clarence dans le dernier chapitre correspond exactement, d'après lui,
à trois étapes de la révélation divine qu'Abu Bakr Siraj ad-Din a
formulé dans son Livre de la certitude :
Dans la première étape (cilm al-yaquīn) le novice entend le feu de
la réalité divine, dans la deuxième étape (cayn -yaquīn) il voit les
flammes, et dans la troisième étape (haqq al-yaquīn) il est consumé
[par le feu] (Obumselu : 21).4
Ainsi, dans la première étape Clarence entend parler de l'arrivée
12
du roi, dans la deuxième il voit son rayonnement, et dans la troisième
il est transpercé par le trait de feu.
Dans cette interprétation, le roi est placé au-dessus du monde
humain. Il représente l'unique réalité : "rien ni personne n'est réel,
excepté le roi" (Obumselu : 23). B. Obumselu ne soulève pas le problème de la représentation d'Allah par un personnage humain, qui est
en contradiction avec l'interprétation du Coran largement acceptée,
qui interdit en plus d'associer Dieu au pouvoir terrestre. En soulignant ce qui dans le personnage du roi suggère sa relation avec le
divin, il évite scrupuleusement toutes les allusions, évidentes dans le
texte, qui mettent en relief non seulement le corps du roi, mais aussi
le luxe matériel qui l'entoure et toutes les caractéristiques du pouvoir
terrestre (le cortège, le palais, les visites rendues dans les provinces,
etc.). Il n'est pas dérouté non plus par le fait que Clarence trouve le
salut bien qu'il transgresse d'autres interdits basés sur le texte du
Coran, comme l'interdiction des jeux du hasard et de la consommation de l'alcool, et ne remplit aucun des cinq devoirs imposés à
tous les croyants.5 On peut essayer de l'expliquer par le fait que
B. Obumselu se réfère au soufisme qui attache une plus grande
importance à la préparation spirituelle qu'au comportement du croyant. Il semble pourtant qu'il va trop loin en soulignant le caractère
orthodoxe de la foi de Camara Laye.
L'interprétation qui lie le personnage du roi à l'idée de Dieu peut
aussi être contradictoire à la pensée des soufis sous un autre aspect.
Comme le remarque K. Harrow (1987 : 151), le soufisme, en prêchant le renoncement aux valeurs de ce monde et en enseignant
l'indépendance spirituelle envers le pouvoir terrestre, se mettait en
position de concurrence vis-à-vis de ce dernier. La représentation de
Dieu par un personnage royal donne à penser.
Certains critiques (Mercier et Battestini : 30, Larson : 212),
même s'ils ne cherchent pas dans l'islam la clé de l'ensemble du texte,
acceptent l'idée que l'union finale de Clarence avec le roi est un acte
arbitraire de miséricorde ou d'amour de la part de Dieu (d'Allah)
dont le roi est la personnification; ils y voient un trait caractéristique
de l'islam. Il semble intéressant pourtant que leurs interprétations
tendent à concilier cet acte « arbitraire » avec une idée de mérites qui
13
le conditionnent. L'attitude représentée dans le livre de R. Mercier et
de M. et S. Battestini est caractéristique à cet égard. Ils considèrent
que
...le jeune roi [...] le choisit parmi tous, au delà de son avilissement, pour la Foi qu'il a eue en lui, et c'est pour Clarence que bat
son coeur immense et imperceptible. Il ne laisse pas Clarence à la
terre, il l'emmène vers l'ailleurs (Mercier et Battestini : 32).
...la force de l'espérance mène à la purification et au salut.
Ce roi d'outre-monde ne met pas en balance le poids des vertus
et le poids des péchés; il n'accorde pas sa grâce à l'examen d'une
somme quantitative de bienfaits, mais il « regarde » la qualité de
l'amour qu'on lui voue.
Pourquoi, parmi les autres prisonniers sur la terre, a-t-il choisi
Clarence de préférence à tout autre?
Pour sa solitude, certes, pour son dénuement, pour son désir
éperdu de connaître, oui, mais surtout par le miracle de l'amour,
parce que c'était le roi, et parce que c'était Clarence.
On ne peut en effet discuter le choix de Dieu (Mercier et Battestini : 36).
On voit très bien quelles décisions interprétatives (inconscientes
peut-être) sont à la base des ces affirmations :
(1) Clarence est choisi parmi tous, et c'est pour lui que bat le
coeur du roi. Cela implique son caractère exceptionnel, et il faut probablement en déduire que les autres personnages s'approchent également de Dieu, puisqu'ils sont acceptés dans l'entourage du roi, mais
que Clarence seul a le privilège de la grâce suprême.6
(2) Clarence est avili.
(3) Le roi choisit Clarence pour sa foi, etc. Son choix est peutêtre arbitraire, mais il est motivé.
(4) Le geste du roi, couvrant Clarence de son manteau, signifie
que Clarence est emporté vers un autre monde.
Cette interprétation, qui lie le salut d'une part à la grâce de
Dieu, et d'autre part au dénuement de Clarence et à la sincérité de sa
foi, permet également de relier ce qu'ils conçoivent comme l'idée
dominante du livre à la foi chrétienne :
14
C'est une espèce de « Passion », chemin de croix d'un jeune
homme, pur au fond, mais qui subit un temps interminable la
tentation de la lâcheté, et que seul l'amour rachète. Comme le bon
larron qui a eu foi en Jésus, il sera sauvé par le Roi-Dieu qui aura
reconnu la Ferveur, malgré les fautes, la veulerie, le déshonneur
(Mercier et Battestini : 32).
Dans cette perspective, ce n'est pas seulement l'opération de
substitution du personnage du roi par l'idée de Dieu qui est importante. Le geste du roi qui couvre Clarence de son manteau, qui dans
le texte oscille visiblement entre le réel et l'irréel, est sans équivoque
placé dans la réalité, même si ce geste prend une signification symbolique. Les auteurs semblent n'avoir aucun doute que cette fois-ci la
scène n'est pas imaginée par Clarence, bien qu'il soit difficile de
justifier cette certitude par des éléments du texte.
Le lien entre le sort de Clarence et la scène finale du roman, et
les raisons pour lesquelles Clarence a été privilégié par le roi, ont
visiblement toujours inquiété les critiques, et nous y reviendrons encore plus d'une fois dans cette étude.
L'idée d'interpréter ce roman – ou du moins certains de ses
éléments – dans une perspective chrétienne peut paraître attrayante.
La cohérence d'une telle vision du texte ne serait pas plus menacée
que celle d'une lecture qui se réfère à l'islam, et nous trouvons des
remarques allant dans ce sens dans plusieurs études critiques. Cette
possibilité est par exemple signalée par Ch. R. Larson (1972 : 215).
Il entrevoit d'ailleurs non seulement la possibilité de voir Dieu dans le
personnage du roi, mais aussi de voir le diable dans le personnage du
naba; il ne se décide pas pourtant à exploiter cette voie, pensant sans
doute, non sans raison, qu'une telle lecture l'éloignerait des intentions
de Camara Laye. Il semble que la lecture du roman dans une perspective chrétienne pourrait se heurter à certaines difficultés par
exemple dans la dernière scène, avec la symbolique du feu qui, dans
la tradition chrétienne a plutôt une fonction de purification, et qui –
dans l'acception courante – est rarement associé à l'amour de Dieu;
dans la tradition occidentale, le feu reste le plus souvent associé à la
15
passion, au purgatoire ou à l'enfer. Ces difficultés ne sont pourtant
pas plus importantes que celles auxquelles nous nous heurtons dans
une interprétation islamique du livre, et elles ne sont pas insurmontables.7 Le motif de l'union dans l'amour, liant Dieu et l'homme,
apparaît dans le mysticisme islamique aussi bien que chrétien.
Comme l'a remarqué J. Jahn (Jahn et Ramsaran : 212), il serait
plus difficile de lier au christianisme l'attitude des deux garçons,
Noaga et Nagoa. Pour être admis dans la troupe des pages-danseurs
du roi, dit le mendiant, ils doivent, en plus de la danse, apprendre
l'insolence. En outre, pour atteindre leur but, ils présentent au roi un
pantomime simulant l'accouplement d'animaux, ce qui provoque
l'étonnement et le dégoût chez Clarence; il craint que ce spectacle
n'offense le roi. Comme nous l'avons vu, R. Mercier et M. S. Battestini considèrent que seul Clarence trouve le salut. Une telle conception pourrait amoindrir la difficulté, sans la résoudre. Le goût
pour la danse, manifesté par le roi, qui l'éloigne des conceptions
chrétiennes de la divinité, serait également énigmatique, et renverrait
plutôt à des croyances syncrétiques.8
La scène chez Dioki n'est pas plus difficile à interpréter dans
une perspective chrétienne que dans celle de l'islam. On peut prétendre par exemple que, dans cette scène, Clarence passe par une
sorte de purification qui l'éloigne de l'amour bestial. La même
signification peut être donnée au geste des garçons qui, après le
mime, rejettent leur coiffure animale pour ne plus la remettre.
J. Jahn a été un des premiers à remarquer que le livre dépasse le
cadre d'une seule religion. Il voit dans ce fait non seulement le point
de départ pour une vision plurielle du texte, mais aussi une « somme » de religions :
Camara Laye rend dans ce roman la somme de toutes les religions, de l'ensemble de l'humanité. Et il montre que, finalement,
toutes les religions ne font qu'un. Divers symboles de différentes
religions sont employés ici pour fondre en une conception de religion
unique (Jahn : 213)
Cette « somme de toutes les religions » ne doit probablement
pas être conçue comme une synthèse, mais l'idée de l'unité de toute
16
les religions bâtie sur le texte du roman n'est pas très convaincante.
L'idée de Dieu bienfaiteur, plein d'amour, semble être étrangère à
celles parmi les religions africaines qui n'ont pas subi l'influence de
l'islam et du christianisme. Nous y rencontrons souvent l'idée d'un
Dieu-Créateur, mais il est généralement hors d'atteinte, et fréquemment il s'abstient d'intervenir pas dans les affaires des hommes. Dans
ces religions, ce n'est pas le Dieu unique, mais d'autres dieux ou les
ancêtres qui sont au centre du culte; ils sont les seuls avec lesquels
un contact rituel est possible. Nous trouvons cependant, dans l'attitude de Clarence et des autres personnages envers le roi, de nombreux signes qui le situent dans le domaine du sacré, et qui peuvent
être rattachés à différentes religions. C'est dans ce sens que l'on peut
parler de leur « fusion ».
C'est dans ce sens aussi que vont les interprétations proposées
par M. Toscano (1987 : 72) et S. Lee. Cette dernière écrit que
Le climat religieux est sciemment indéfini. On suppose que
Clarence est chrétien, parce qu'il est Européen, mais le texte ne
renvoie pas directement à sa foi; [Clarence] manifeste simplement
une sensibilité qui est habituellement associée à la pensée judéochrétienne. La religion des Africains n'est pas déterminée sans équivoque et semble être une croyance animiste traditionnelle. Cette
attitude de non-engagement dans un culte particulier souligne le
caractère universel du motif (Lee : 52).
1.2. Valorisation des cultures africaines
La ligne générale de l'interprétation donnée par J. Jahn ne suit
pas l'idée d'une signification universelle du roman, bien qu'il rejette
la possibilité de voir dans ce livre l'expression d'une religion donnée.
Conformément à sa conception de la culture africaine, il cherche
dans Le Regard du roi l'unité et l'harmonie du monde qui, selon lui,
caractérise la vision africaine du monde. Il considère que le salut de
Clarence est précédé par une revalorisation totale de la façon de
laquelle il perçoit le monde; revalorisation qui va dans le sens de
l'unité. C'est aux deux garçons, Noaga et Nagoa, qu'il attribue une
signification particulière dans ce livre :
17
Le problème de leur salut n'apparaît pas dans le livre [...]. Leur
salut n'est pas une question du bien et du mal; ils ne peuvent pas être
rejetés par le Roi, car leur vie est déjà unité. Clarence, de sa part, ne
peut être sauvé que lorsqu'il aura appris que ses problèmes d'ordre
moral ne sont pas les plus importants.
[...]
L'unité n'est pas pour Laye une synthèse finale, elle est l'état de
départ.
La fin du roman, souvent mal comprise, signifie que même un
homme blanc en Afrique peut être sauvé et accepté, s'il fait preuve
d'un désir d'apprendre, et non seulement celui d'enseigner (Jahn :
213).
Le livre dans son ensemble peut être considéré comme une leçon
de sagesse africaine (Jahn : 211).
Sans nous occuper ici de la cohérence d'une telle interprétation,
de son rapport avec le texte, et de la valeur des conceptions de
J. Jahn portant sur la culture africaine,9 nous voudrions souligner
deux éléments. Premièrement, c'est le changement de l'attitude de
Clarence-Européen qui est mise au premier plan dans une telle
vision du texte. Ce changement est conçu comme l'abandon de la
culture européenne et une modification de l'attitude envers la culture
africaine, envers les valeurs et les comportements qui lui sont
propres. Deuxièmement, ces changements sont la condition nécessaire du salut de Clarence.
J. Jahn n'est pas le seul à suivre cette piste. Ainsi, pour A. C.
Brench, Le Regard du roi peut être lu en contrepoint avec L'Enfant
noir. Dans son premier roman Camara Laye présentait l'aventure
d'un Africain qui a abandonné la culture qui était la sienne pour
apprendre la civilisation européenne. Dans le deuxième, il montre un
Européen qui – après avoir abandonné son pays et son milieu –
apprend l'Afrique, pour "retourner aux sources de la vie" (Brench
1969 : 16). Peu à peu, Clarence est privé de tout ce qu'il possède. Il
perd son argent au jeu, le propriétaire de l'hôtel confisque ses
bagages, l'aubergiste lui prend sa dernière veste, et au palais de
justice on veut même lui prendre son pantalon.
18
Mais ce ne sont que des aspects superficiels; le roman, depuis le
départ de Clarence abandonnant « la ville », jusqu'à l'arrivée du roi à
Aziana et à l'accueil qu'il réserve à Clarence, est une lente
progression, une érosion graduelle de l'ancienne, et l'émergence d'une
nouvelle personnalité (Brench 1969 : 17).
Dans cette perspective, l'évolution de Clarence fournit la clé du
roman.
Chaque étape de son progrès symbolise une nouvelle épreuve qui
doit être surmontée, si son caractère doit évoluer et devenir
acceptable pour le roi. Premièrement, son séjour au « caravansérail »
lui enseigne le dédain du confort matériel des hôtels fréquentés
habituellement par les Européens.10 Son conflit avec la loi met en
doute toutes ses idées préconçues portant sur la propriété et les droits
de l'individu. Sa longue errance à travers la brousse, lors de laquelle
il dépend du mendiant pour assurer sa nourriture et son logement,
continue cette rééducation. [...] Son long séjour à Aziana, sa
frustration, ses désillusions, sa rencontre cauchemardesque avec les
femmes-poissons, sa visite effrayante chez Dioki, et son approche
finale, hésitante, du roi, détruisent ce qui restait de sa fierté
d'autrefois (Brench 1967 : 121-122).
Mais A. C. Brench ne développe pas son interprétation dans
le sens de l'initiation, comme le fait par exemple S. Anozié.
Ce qui mérite d'être souligné, c'est que le processus d'assimilation de Clarence est vu par A. C. Brench non seulement comme
une opposition schématique de deux cultures, mais surtout comme
une crise profonde de la personnalité du personnage. Un des
éléments importants qui rapprochent Clarence du roi, d'après A. C.
Brench, est le fait qu'il a su surmonter son sentiment de culpabilité,
symbolisé par son attitude envers le domaine du sexe :
Clarence doit [...] non seulement surmonter son sentiment de
culpabilité et de déchéance, mais aussi le sentiment qu'il est coupable
et déchu aux yeux des autres. C'est seulement après y être parvenu
qu'il ose s'approcher du Roi, nu, pur, et donc débarassé de tous ses
préjudices et de sa personnalité (Brench 1969 : 18).
Déjà dans son article publié en 1967, il constatait que
19
[Clarence] finalement approche le roi pour offrir, et non pour
demander. Dans son humilité, il n'espère rien, et obtient tout.
Conformément à l'intention évidente de Laye, il y a là un parallélisme étroit entre l'expérience de Clarence et celle des mystiques
religieux et des prosélytes. Le roi est une figure qui ressemble au
Christ, offrant le salut à ceux qui ont essayé de servir dans l'humilité
et la foi (Brench 1967 : 124).
Dans cette optique, l'itinéraire parcouru par Clarence le mène de
la revendication à l'offrande, de la fierté à l'humilité.11 La lecture du
livre proposée par J. A. Ramsaran ne s'éloigne pas beaucoup de cette
vision, bien qu'il souligne que la signification de l'ensemble est bien
plus complexe.
Comme nous l'avons vu, A. C. Brench rejette l'interprétation
selon laquelle l'errance de Clarence trouve son explication dans la
quête de Dieu. Il traite les accents mystiques qui apparaissent dans le
livre comme une ressemblance à l'attitude mystique, voulue par
Camara Laye. La clé du livre est fournie par la crise de la personnalité de Clarence, liée au processus de son assimilation.
Selon lui, le livre
[...] a en fait une structure très complexe et serrée, basée sur les
progrès de la quête de Clarence qui tend vers l'assimilation. Chaque
étape de son pèlerinage, depuis la rencontre avec le mendiant jusqu'à
l'étreinte du Roi, a une place bien précise dans ce progrès. Toute la
séquence consiste à dépouiller Clarence, peu à peu, de sa
personnalité individualiste, en commençant par l'extérieur, par les
attributs artificiels tels que son vêtement, et en finissant par l'intérieur, par les contraintes de instincts sexuel. Laye traite Clarence
presque comme s'il était le patient d'un psychanalyste, chaque pas le
conduisant logiquement au suivant, chaque étape devant être
accomplie avant que la suivante ne puisse être entreprise (Brench
1969 : 20)
J. Olney considère que toute l'oeuvre de Camara Laye, et non
seulement Le Regard du roi, gravite autour du thème de la perte du
sentiment de simplicité et de l'unité du monde, et autour des tentatives de le retrouver dans la création littéraire. Selon J. Olney,
20
L'Enfant noir représente une tentative de retour par le souvenir.
Dramouss, dont l'action est liée à celle du premier roman, montre
l'impossibilité d'un tel retour dans l'expérience réelle. Le Regard du
roi n'est qu'une transposition de ce thème récurrent. Ce qui était pour
l'auteur une tentative échouée, devient une révélation pour son
personnage; ce qui pour Fatoman, le protagoniste de Dramouss, était
impossible justement à cause de l'irréversibilité de son expérience,
devient possible pour l'Européen, Clarence :
Clarence peut devenir comme un enfant africain à la façon de
laquelle – paradoxalement – Fatoman ne peut pas le devenir,
justement parce que, dans cette vie, il a déjà été un enfant africain.
Clarence mûrit dans Le Regard du roi, et grandit suffisamment pour
être comme un enfant; non pas redevenir comme un enfant, mais être
enfant pour la première fois. Car en Afrique – mais potentiellement
aussi en lui-même – il découvre cette existence dans l'unité, dans
laquelle le corps et l'âme ne sont pas séparés et en conflit, mais sont
parfaitement unis et impossibles à distinguer, l'un étant l'expression,
et l'autre l'essence (Olney : 149-150).
Dans sa conception de l'union avec le monde, sensuelle et
pleine d'amour, que nous proposerait la culture africaine, J. Olney se
réfère à la négritude de Césaire et de Senghor. Vu dans cette
perspective, le roi incarne les valeurs perdues de la culture africaine,
cet enfant noir que Camara Laye ne pouvait pas redevenir.
R. Pageard (1966 : 99) a lui aussi relevé des références
possibles à la négritude. Ch. R. Larson (1972 : 167-226), dans un
chapitre portant le titre significatif "Assimilated négritude", considère que tout le roman est consacré à l'assimilation des valeurs de la
culture africaine par Clarence :
L'homme blanc est peut-être le protagoniste, mais l'Afrique est
l'antagoniste. C'est la capacité du héros de saisir la grandeur et la
complexité de l'expérience africaine, de comprendre que sa propre
culture n'a que peu d'importance, qui nous amène vers l'aspect
élémentaire de ce que Senghor regardait comme l'étape finale de
l'évolution du syncrétisme culturel, « la négritude réformée », une
espèce de culture mondiale qui intègre ce qu'il y a de meilleur dans
toutes les cultures. Au lieu d'être détruit dans le processus, ou piégé
21
pour toujours entre les deux cultures comme Medza dans Mission
terminée, le personnage de Laye s'assimile à la culture africaine et –
par ce processus – atteint le salut. [...] pour l'homme blanc
l'expérience africaine peut conduire vers une sorte de renaissance ou,
comme Senghor l'écrivit dans son poème "Prière aux masques",
l'Afrique contribuera à la renaissance du monde, étant "le levain dont
la farine blanche a besoin" (Olney : 174).
Conformément à cette conception, c'est l'interférence culturelle
qui se trouve au centre d'intérêt du roman. Ch. R. Larson voudrait
même y voir une espèce de roman à thèse; thèse développée par
Senghor dans son concept de « métissage culturel » :
Lentement, Laye construit son plaidoyer en faveur de la beauté
qui ne peut résulter que de la fertilisation mutuelle des cultures, et
qui implique cette conclusion anticipée, que rien ne peut être plus
important que le mélange des cultures, que l'aptitude de l'individu à
apprécier une autre culture. L'Afrique est la levure dont la farine
blanche a besoin pour se développer, pour être complète (Larson :
193)
J. J. Achiriga, tout en exprimant sa réserve envers les valeurs
proposées dans le roman, développe son interprétation plus ou moins
dans le même esprit :
Camara oppose les valeurs africaines à celles de la culture
occidentale que Clarence avait assimilées auparavant. En d'autres
mots, il combat la vision du monde dont l'Européen est le porteur.
Pour le faire, l'auteur a recours à des valeurs dont il serait difficile de
dire qu'elles sont africaines, ou qu'elles sont des valeurs du tout. Il
semble pourtant qu'en y recourant pour les opposer aux valeurs
européennes correspondantes, il se proposait de détruire la personnalité de Clarence plutôt que de les affirmer (Achiriga : 52-53).
Pourtant, le sens qui sous-tend les démarches de Clarence est de
dépasser la surface rationnelle de la réalité. C'est pourquoi
Clarence apprend à vivre et à penser comme « un Noir », en
essayant de trouver dans « le monde caché » la réalité « vraie »;
cette expérience le fait penser que la culture européenne laisse
passer les « signes » les plus importants de la vie. La conversion
22
de Clarence consistera à retrouver un sens profondément humain de
la réalité, « l'émotion nègre », comme le dit Senghor, et la participation de l'intérieur dans la connaissance du monde. Clarence
apprendra à renoncer à la pensée qui éloigne, qui divise et qui
conduit à l'abstraction (Achiriga : 58).
Pour J. J. Achiriga, Camara Laye ne suit pas strictement la trace
de la négritude de Senghor, avec son idéal de « civilisation
métisse »; il se limite à critiquer les valeurs européennes :
Plus exactement, la critique de Camara Laye porte [...] sur « le
rationalisme européen » qui reflète la réalité visible et palpable.
L'Afrique a ses mystères absolument inaccessibles pour un esprit
« positiviste », et c'est là, en fin de compte, que l'on trouve la
« vraie » réalité vivante, dissimulée derrière l'apparence « trompeuse » (Achiriga : 57)
Pourtant, l'idée que la culture africaine en général, et l'art en
particulier, se réfèrent à une « sous-réalité » cachée derrière la réalité
accessible aux sens, contrastant avec l'attitude naturaliste propre à la
culture européenne, appartient bien à L. S. Senghor.
A-delà du signifiant, le Négro-Africain voit, plus exactement, sent
le signifié. La surréalité gît sous la réalité. Ainsi donc le surréalisme
– mieux, le sous-réalisme – négro-africain n'est pas empirique
comme celui de l'Occident, mais mystique, métaphysique, participant
au vitalisme par le symbolisme.12
Presque tous les critiques voient en Clarence le représentant ou
le symbole de la culture occidentale. J. J. Achiriga croit par exemple
que
[Clarence] symbolise en quelque sorte l'individu – l'Européen –
pleinement conscient de sa valeur humaine, indépendant de la société, et dont la fierté et l'esprit rationnel et indépendant repose sur de
telles formules que « la dignité humaine » (Achiriga : 52).13
Même ceux qui n'acceptent pas la vision de la culture africaine
qu'ils dégagent du livre, conçoivent l'évolution de Clarence comme
un abandon progressif des modèles et des conceptions européennes
au profit de modèles africains ou considérés comme tels. Ainsi,
23
Ph. A. Egejuru, tout en s'indignant contre l'image de l'Afrique
présentée dans le livre, écrit que
Clarence, le protagoniste [du roman] représente l'Europe. Il
manifeste toute l'arrogance, les préjudices et le complexe de supériorité de sa race. Il a été rejeté par les siens, et il vient vers l'Afrique, la
contrée des possibilités à exploiter, où il espère se faire une nouvelle
vie (Egejuru : 146).
Certains, comme R. H. Fraser (1974 : 25), développent plus largement cette idée. "Bourgeois jusqu'à la moelle des os, Clarence
s'attache à l'idée de possession comme preuve du poids spirituel". Ce
trait caractéristique est visible depuis les premiers chapitres, dans
lesquels Clarence attribue une grande importance à ce qu'il possédait
et à ce qu'il a perdu, jusqu'au dernier entretien avec Diallo, où
Clarence dit :
– Mais cette hache, tu la possèdes [...]. Cette simple hache est à
toi... Moi, je n'ai rien. Ou plutôt... Ah! si je n'avais rien, s'il était
possible que je n'eusse rien!... Mais j'ai cette odeur, cette indétachable odeur (RR : 247).
Il semble en effet que les arguments du maître des cérémonies
trouvent un terrain favorable dans l'attitude de Clarence envers l'idée
de possession. Les blessures, ou même l'odeur qui prend une dimension quasiment physique, sont ce que l'on « a ». "Clarence ne possède
rien, écrit R. H. Fraser, donc il croit qu'il n'est rien" (idem).
Les propositions de Ph. A. Egejuru sont particulièrement intéressantes. Elle part d'une tentative d'approcher Le Regard du roi
dans une perspective réaliste, mais en même temps elle penche vers
une interprétation allégorique. Le personnage du roi, idéalisé et quasiment divin, incarne pour elle la culture africaine. L'humiliations de
Clarence
[...] il n'est qu'un aspect négatif de la temporalité, puisque –
conformément aux conceptions de Lukáès, cette humiliation a
aussi un aspect positif. Elle est le passage d'une forme inférieure à
une forme supérieure, plus authentique. [...] Ayant subi l'humiliation, Clarence lui-même prétend être plus noir que les Noirs.14
Et en devenant spirituellement « noir », il est prêt à accepter le
24
monde africain « idéal ». En plus, c'est l'humiliation de Clarence qui
provoque la prise de conscience de soi, qui est le but principal de ce
roman.
[...] Ainsi, symboliquement, Clarence est absorbé par l'Afrique –
le roi (Egejuru 1978 : 224-225)
Nous trouvons donc chez Ph. A. Egejuru une interprétation
symbolique tendant vers l'allégorèse, mais basée sur la notion de
représentativité, propre aux conceptions réalistes, et sur l'idée posthégélienne de crise du personnage, puisée chez G. Lukáès.
Ph. A. Egejuru s'oppose à toutes les interprétations du roman
qui voient dans la partie finale du livre une délivrance, ou une autre
forme de départ de Clarence. Selon elle "Clarence atteint son idéal,
mais il n'y a pas de rupture entre lui et le monde africain; il est
positivement absorbé par ce dernier. Puisqu'il n'y a pas de rupture, le
héros de Camara ne sort pas de la réalité du roman, il en devient
simplement une partie" (Egejuru 1978 : 225-226). Pour appuyer sa
thèse, Egejuru rappelle les paroles de Camara Laye qui, dans une
interview, oppose son roman à l'oeuvre de F. Kafka en disant que ses
personnages atteignent finalement le bonheur. Argument peu convainquant, car, pour Camara Laye, le bonheur ne devait pas forcément être lié à la vie terrestre. La différence majeure qui surgit ici
découle d'une vision différente du personnage du roi et de ses relations avec le reste du monde représenté dans le roman. Les interprétations religieuses insistent sur ce qui sépare le roi et les hommes, et
sur son caractère surhumain qu'elles démontrent en se référant à de
nombreux phénomènes textuels. Egejuru, qui voit dans le roi une
incarnation de l'africanité, insiste sur ce qu'il a de terrestre, et sur ce
qui le lie aux personnages humains.
Le thèse selon laquelle Clarence trouve dans la culture africaine
des valeurs opposées aux valeurs européennes, qui assurent son
salut, mérite une discussion.
L'évolution de Clarence, interprétée par les critiques comme
l'abandon des valeurs européennes, peut être résumée en quelques
points :
1. il renonce à son sentiment de supériorité par rapport aux
Africains, et abandonne son attitude ethnocentrique;
25
2. il adopte certaines habitudes africaines;
3. son attitude envers la possession change;
4. il abandonne l'individualisme et l'idée des droits de l'individu,
propres à la culture occidentale;
5. dans ses relations avec le monde, il retrouve l'harmonie et
rejette le dualisme du corps et de l'âme;
6. par conséquent, il arrive à réhabiliter la sexualité;
7. il s'éloigne du rationalisme au profit d'une connaissance
intuitive de la réalité.
Les éléments cités plus haut reposent sur une base textuelle
inégale. L'adoption de certaines habitudes africaines (ou plus exactement – de coutumes du village dans lequel il résidait) : coutumes
vestimentaires, bains communs dans la rivière, etc, est évidente. Le
changement de son attitude envers ce qu'il possède paraît également
bien lisible dans son comportement, sinon dans sa façon de penser :
il se sépare sans regret de son dernier vêtement européen, il ne manifeste aucune tendance à acquérir des biens, et il semble facilement se
faire à l'idée de ne pas posséder de biens matériels, bien qu'effectivement, comme le signale R. H. Fraser, on puisse interpréter ses
doutes comme un vestige de l'attitude matérialiste européenne.
Malgré les apparences, l'évolution de l'attitude de Clarence
envers la culture africaine est moins évidente que ne le croient la
plupart des critiques. Au départ, son attitude est un mélange de
bonne volonté, de sentiment de supériorité, et d'étonnement au
contact d'une culture qu'il ne comprend pas. Pourtant, au début,
même quand il est horrifié par la scène imaginée de l'égorgement de
vassaux derrière les murs du palais, Clarence ne traite pas les Africains de sauvages, comme le faisaient beaucoup d'Européens à l'époque; paradoxalement, cette réaction viendra bien plus tard, lorsque
choqué par la cruauté absurde de la bastonnade, il verra s'écrouler
l'image qu'il commençait à se faire de la nouvelle culture dans
laquelle il lui est arrivé de vivre, et à laquelle il pensait déjà s'être
adapté : "Les sauvages! pensait-il" (RR : 171). Il semble que le
problème réside en ce que Clarence, depuis le début, construit sa
vision de la culture africaine en réinterprétant seulement les
différences culturelles superficielles qu'il était facile d'apercevoir.
26
Cette réinterprétation semble porter surtout sur les images, les
aspirations et les conflits propres à sa culture d'origine, même – ou
peut-être surtout – lorsqu'il se débarrasse des stéréotypes qui y
fonctionnent.15 Ce n'est que lorsqu'il se heurte à des différences plus
profondes et plus importantes, comme les notions du bien et du mal,
qu'il semble réagir d'une manière plus violente, et d'une façon bien
europocentrique. Les partisans de la « déseuropéisation » et de
l'« africanisation » de Clarence n'ont pas fait attention à cet aspect,
ou ne l'ont pas jugé important.
Dans cette perspective, le problème de la fierté et du sentiment
de supériorité raciale de Clarence prend une autre nuance. La conviction que l'appartenance raciale (ou culturelle?) lui donne des droits
quelconques et décide de sa supériorité n'apparaît dans le texte qu'au
début du livre, lorsque Clarence est persuadé que le seul fait d'être un
Blanc lui assurera l'accès du roi et un travail honorable. La déception
subie sur l'esplanade lui fait comprendre très vite que cette conviction
est fausse. La crise qui sera provoquée par la découverte du véritable
rôle qu'il joue à la cour du naba en sera un écho ironique. Le sentiment de supériorité raciale est pourtant rapidement dissipé et par la
suite l'accent sera mis sur un autre domaine : celui de la perception et
de l'appréciation des différences culturelles. Et là, l'évolution de Clarence paraît bien évidente au départ. Après les hésitations que montrent les premiers chapitres du roman, il adopte une attitude d'acceptation, et pendant longtemps il ne voit que les aspects positifs de la
culture à laquelle il essaie de s'adapter. Le village et ses habitants
sont propres, le naba est hospitalier et lui donne une maison, et
même une femme, tandis que la nudité dont il jouit innocemment, et
qui n'est pas acceptée dans sa propre culture, lui donne un sentiment
de liberté et de plaisir non dépourvu de sensualité. Cette adaptation
est pourtant très superficielle, et lorsque Clarence est déjà persuadé
être devenu « plus noir qu'un Noir », il ignore tout simplement les
différences. S'il se laisse si facilement mystifier, ce n'est pas seulement à cause des subterfuges utilisés par les personnages qui l'entourent, mais partiellement aussi à cause de sa propre attitude. La
véritable crise de cette attitude, à laquelle Clarence ne reviendra plus
27
ultérieurement, apparaît comme l'effet d'une suite d'événements qui
détruisent l'image qu'il se faisait des gens d'Aziana : la scène du jugement et de la bastonnade du maître des cérémonies, et la découverte
de son rôle de « coq » auprès du harem du naba. Il s'insurge d'abord,
mais bientôt il reprend une attitude passive, tout en voyant certains
avantages de cette situation. Son attitude semble être alors plutôt
celle d'une distance ironique, de résignation et d'attente dans l'espoir
du salut, que celle d'acceptation positive. Dans l'avant-dernier chapitre encore, il traite sa visite chez Dioki comme une farce,16 tandis que
son évolution ultérieure n'est pas bien évidente et ne peut être que
présumée.
Le thèse selon laquelle Clarence abandonne l'individualisme
propre à la culture occidentale repose sur une base textuelle assez
complexe. Peu d'arguments jouent directement en faveur d'une telle
interprétation. Clarence, effectivement, ne se sent plus gêné à faire
publiquement certaines choses que la culture occidentale considère
comme intimes, comme le bain quotidien. Indirectement, cette thèse
peut être confirmée par l'interchangeabilité des femmes dans les
ébats nocturnes de Clarence; elle est d'ailleurs réciproque : tandis
qu'elles remplacent Akissi dans le lit de Clarence, celui-ci remplace
leur mari. Pourtant, les critiques semblent ne pas lier ce fait à l'abandon de l'individualisme. D'ailleurs, bien que l'on puisse percevoir une
certaine ironie de la part de l'auteur dans le fait que Clarence attache
une si grande importance à ce qu'il passe la nuit avec différentes
femmes, sans toutefois pouvoir les distinguer, Clarence lui-même
n'accepte jamais entièrement son rôle d'étalon. Même dans le dernier
chapitre, il reste si convaincu de l'énormité de son avilissement, qu'il
renonce à la possibilité tant attendue d'approcher le roi. L'évolution
du personnage n'est donc pas tout à fait évidente. L'ironie porte sur le
personnage de Clarence, et – à travers lui seulement – sur le modèle
de fidélité matrimoniale profondément enraciné dans la culture chrétienne. Ce n'est pas Clarence qui évolue sous cet aspect : on pourrait
dire plutôt que c'est le lecteur qui est provoqué à changer son
attitude.
Ce qui est plus significatif dans l'attitude de Clarence envers
l'individualisme, c'est qu'il renonce à l'affirmation de sa volonté, et
28
malgré ses réflexes de révolte, il accepte son incapacité à influencer
le cours des événements, et laisse les autres décider de son sort : le
mendiant, le naba, Samba Baloum, et finalement le roi. Une telle
attitude est assez éloignée des modèles proposés par la culture occidentale, et semble être plus proche de certaines cultures africaines.
Ce qui paraît signifiant, c'est que chaque fois que Clarence se décide
à agir, les résultats de son action sont entièrement imprévus. Il en est
ainsi de la décision de profiter de l'hospitalité du naba, de suivre le
jugement du maître des cérémonies et d'interrompre son châtiment,
de se rendre chez Dioki, etc.
Indiscutablement, le contraste entre l'attitude de Clarence, qui
essaie au début d'exiger ce qu'il considère comme un droit, et celle
des autres personnages, qui n'attendent que des « faveurs », est frappant. Et bien qu'il soit difficile d'accepter l'opinion de R. H. Fraser
(1974 : 26), selon laquelle le livre montrerait que la défense des droit
de l'individu constitue un obstacle dans la communication entre les
hommes, l'importance du débat sur les « droits », les « mérites », les
« faveurs » et la « chance » dans le roman ne peut pas être mise en
question. Il revient à plusieurs reprises, dans les dialogues et dans les
réflexions de Clarence, et c'est à lui que l'on peut rattacher l'épisode
caricatural de la cour d'Adramé, dans lequel il s'en faut de peu que
Clarence, sûr de ses droits, ne perde son pantalon et son caleçon.
L'opposition entre la conception occidentale des droits, et de la
croyance traditionnelle aux faveurs qu'il faut solliciter (celles de Dieu
dans l'islam, celles des dieux, des ancêtres ou des esprits dans les
autres croyances africaines) s'impose pour ordonner ce débat. On
peut certainement considérer comme significatif le fait que le problème des « droits », propre à la culture occidentale, n'apparaît qu'au
début du livre. Plus loin, il est plutôt question des « faveurs », de la
« grâce », et des « mérites », plus proches des traditions africaines.
Le débat est couronné par l'opinion de Samba Baloum, soutenu par
le forgeron Diallo. La chose existe, dit Baloum, mais on peut la
nommer de différentes façons (RR : 249). Il se sert du terme « chance », car, comme il dit, « cela convient à son épaisseur ». La portée
de cette phrase de Samba Baloum semble d'ailleurs dépasser largement le contexte dans lequel elle apparaît, et le problème des faveurs,
29
des mérites, et de la chance. Cette conviction que la réalité est tout
simplement, et que l'homme peut l'ordonner et la nommer différemment, conformément à sa façon de percevoir le monde, est très significative dans ce roman, et nous aurons l'occasion d'y revenir.17
Il n'est pas facile de trouver dans le texte des arguments
évidents qui joueraient en faveur de la thèse selon laquelle Clarence
aurait trouvé dans ses relations avec le monde l'harmonie propre à la culture africaine. Car, jusqu'à la scène finale, Clarence est travaillé par
des conflits et des oppositions constantes, dont témoigne par exemple
la crise provoquée par sa discussion avec le maître des cérémonies
dans le dernier chapitre. Et même la scène finale, avec la conjonction
du feu, de la douleur et de l'amour que nous y voyons, pourrait plutôt
évoquer une crise ou une purification douloureuse qui précède l'union
dans l'amour. Dans les écrits critiques, nous trouvons un certain
manque de conséquence. Si la dernière scène doit être interprétée
dans des catégories religieuses, comme par exemple chez J. Jahn,
nous y trouvons une union spirituelle avec Dieu plutôt que l'union
harmonieuse avec l'univers. La difficulté consiste en ce que, dans les
cultures africaines, une telle union mystique avec Dieu est difficile à
envisager. Le mysticisme islamique y fait exception, mais l'islam ne
permet pas de représenter Dieu sous une forme humaine, et ce n'est
pas à cette religion que pensait sans doute J. Jahn dans son interprétation. Dans les autres interprétations qui traitent le roi comme
l'incarnation des cultures africaines, ce problème ne se pose pas avec
une telle acuité. Mais l'idée selon laquelle le dernier épisode du
roman représenterait l'union harmonieuse avec le monde (cette
« étreinte » qui, d'après Senghor, unit l'Africain à l'univers), demande
un peu d'équilibrisme dans l'interprétation du personnage du roi. Car,
conformément à cette conception, il ne représente pas le monde, mais
la culture africaine, et c'est seulement après avoir attribué à celle-ci
le sentiment d'harmonie dont il est question que l'on peut parler de
son rôle dans l'évolution de Clarence.
La clé d'une telle interprétation du livre semble être fournie par
la façon de laquelle les auteurs voient le rôle des instincts sexuels
dans ce roman. C'est l'un des domaines dans lesquels les différences
entre l'attitude de Clarence et celle des autres personnages semblent
30
bien mises en évidence dans le texte, même si les opinions des
habitants d'Aziana ne convergent pas toutes, et que l'opposition entre
l'attitude « européenne » et l'attitude « africaine » envers ce domaine
ne soit pas aussi évidente que certains ne le croient.18 Pourtant, dans
la perception de l'instinct sexuel, les sensations éprouvées par Clarence sont en contradiction évidente avec leur interprétation consciente,
ce qui provoque le lecteur à se distancer par rapport aux opinions du
personnage, bien que le monologue intérieur, très largement utilisé
dans ce roman, n'y soit pas favorable.
En plus, dans certains passages du texte, on trouve l'expression
d'un pan-sexualisme frappant, comme par exemple dans la description de la forêt.19 Mais la vision du monde imprégnée d'érotisme
peut tout aussi bien être attribuée à l'auteur qu'à Clarence. C'est
l'opposition entre l'attitude de ce dernier et celle des autres personnages du roman qui constitue la base textuelle de toutes les interprétations qui opposent le sexualisme ténébreux de Clarence à l'attitude
« naturelle » des Africains. Le maître des cérémonies mis à part, ils
semblent ne pas attacher une grande importance au domaine de la
sexualité. Samba Baloum, les deux garçons, Akissi, et jusqu'aux personnages de filles qui n'apparaissent qu'épisodiquement, tous parlent
du sexe d'une manière allusive, mais sans équivoque, et leur comportement peut susciter l'idée d'une attitude sinon « naturelle », du moins
non-conflictuelle. Les deux garçons sont pourtant fortement consternés par le marché conclu par le mendiant, qui destinait Clarence
à servir d'étalon auprès du harem, et Diallo le forgeron semble bien
comprendre l'attitude ambiguë de Clarence. Sans être conclusifs, ces
éléments peuvent néanmoins susciter des doutes. Dans le dernier chapitre, les deux garçons, après avoir présenté au roi leur pantomime
représentant la fécondation, rejettent pour ne plus les remettre leur
coiffure d'animal. Dans la dernière scène, dans l'espèce de dialogue
imaginaire entre Clarence et le roi, il est question d'un amour hautement spirituel. La nudité de Clarence, dont il avait honte après avoir
découvert le rôle qu'il jouait à Aziana, redevient innocente, et est
totalement privée d'érotisme. Il faut rappeler aussi le symbole
d'amour pur, représenté par l'or, et associé au roi dès le premier
chapitre.
31
Ce qui rend difficile la discussion sur l'éloignement de Clarence
du rationalisme européen, c'est que, dès le début, Clarence manifeste
une approche très peu rationnelle de la réalité : il semble miser sur le
hasard bien plus que sur la raison. L'image qui se dégage de son
comportement et de ses réminiscences, très rares dans le texte, est
celle d'un homme guidé par ses rêves et – comme dans un jeu de
hasard – comptant sur sa chance, et misant tout sur une seule carte
dans l'espoir de gagner. Il voyait une telle chance dans son départ
pour l'Afrique, dans le franchissement de la barre qui défendait
l'accès au continent, dans le roi, le mendiant, le naba.
Il est vrai que Clarence s'abandonne de plus en plus à des
fantasmes et des rêveries. La progression est surtout visible dans les
chapitres intitulés "Les femmes-poissons" et "Dioki". Le livre se
termine par une scène tout à fait surréelle, avec le mur de la case
s'ouvrant devant Clarence qui avance vers le roi. Mais le caractère
onirique du monde représenté dans le livre frappe dès le début (sur
l'esplanade, dans le palais de justice, dans la forêt). Clarence se
défend contre l'absurdité du monde qui l'entoure, mais cette défense
consiste moins en une rationalisation de phénomènes qu'en tentatives
sans cesse renouvelées, et toujours vaines, de ramener l'inconnu à des
catégories connues, et pas forcément rationnelles.
Il en va de même de son acceptation de « la sagesse africaine »,
ou de l'apprentissage d'une approche intuitive de la réalité. Clarence
n'adopte aucune « sagesse ». Le monde reste pour lui inconnaissable,
intuitionnellement ou rationnellement. Il n'est accessible que dans les
détails, dans les sensations, dans les événements ou dans les visions.
Mais l'ordre du monde reste essentiellement impénétrable. Même la
dernière scène du livre n'est qu'un événement (réel ou imaginé); un
événement heureux sans doute, mais dont le lien avec les autres événements, les autres sensations ou les autres visions reste insaisissable.
Certains auteurs voient dans ce roman moins une attaque frontale contre la culture européenne qu'une polémique avec certaines
conceptions qui en font partie. Dans ces interprétations, l'opposition
entre la culture occidentale et les cultures africaines est moins
importante.
32
U. Fabijančič signale par exemple la possibilité d'une lecture du
Regard du roi à travers L'Exil et le royaume d'Albert Camus. Vu
dans cette perspective, le sort de Clarence présente une série de
situations dans lesquelles le libre choix est impossible pour différentes raisons : la limitation des possibilités d'action, l'imprévisibilité
des conséquences, ou l'inaptitude du protagoniste à comprendre la situation, les buts à poursuivre et les motifs profonds de son comportement. U. Fabijančič relie d'ailleurs le problème du libre choix au
motif religieux du roman :
Ce que l'on appelle le « libre choix » n'est parfois qu'une préférence ou un « pis-aller ». [...] Laye montre qu'elle est souvent illusoire. [...] La liberté dépend [...] de la volonté de Dieu, et elle est
étroitement liée à la notion de la délivrance. L'existence ne précède
pas l'essence. Au contraire, cette essence existe et c'est à l'homme,
sa vie durant, d'en faire la découverte pour que le voile de la somnolence et de la déception de soi se lève, pour qu'il puisse faire face
lucidement à ses erreurs et que Dieu puisse lui accorder son pardon
(Fabijanèiè : 382).
H. Fraser, de son côté, se concentre sur le motif des droits, et
voit dans le roman une discussion avec "le rationalisme intellectuel
français", et avec l'idée des droits de l'homme. Celle-ci, selon H. Fraser, sert souvent de justification dans des luttes qui érigent des barrières entre les hommes. Pourtant, H. Fraser est l'un des rares
critiques qui voient dans Le Regard du roi non pas une leçon présumée, mais – bien au contraire – la conviction que le monde reste
inconnaissable. Nous reviendrons sur cette idée plus loin.
Les interprétations qui ne cherchent pas dans ce roman une
tendance didactique consistant en une leçon culturelle ou religieuse,
sont souvent confrontées à d'autres problèmes.
1.3. Renversement des rôles
L'idée que le sort de Clarence peut être vu comme une transposition du sort des Africains dans le milieu culturel occidental a été
formulée assez tôt. On souligne souvent que Le Regard du roi réalise
un schéma d'acculturation, dans lequel les rôles sont inversés (Jahn :
33
249, Mouralis : 107, Larson : 173 et 224, Chemain, Fabijančič:
377, Brodeur : 127). Roger et Arlette Chemain s'engagent le plus
loin sur cette voie, en proposant ce qu'ils appellent « une lecture politique » du roman, qui ne réaliserait d'ailleurs qu'une des possibilités
nombreuses d'interprétation :
[...] une lecture plurielle fait aussi apparaître l'itinéraire du
héros comme une allégorie du destin infligé aux Noirs lors des
quatre derniers siècles [...].
[...] ce livre témoigne aussi d'une puissance de subversion qui,
à ne pas s'auto-proclamer, à préférer la malice tranquille et
l'humour à l'épanchement d'une indignation ostensible, sinon
ostentatoire, acquiert une force de conviction tranquille et sûre
dans sa discrétion même (Chemain : 157)
Certains critiques veulent voir dans cet ensemble d'allusions
possibles le renversement du schéma réalisé par les romans qui montrent le sort et les aventures des Africains arrivés en Europe. Il semble pourtant qu'il est difficile de parler de modèles littéraires africains qui auraient pu servir de base à une telle transposition dans les
années 1953-54, époque à laquelle Le Regard du roi a probablement
été rédigé. Il n'y a pas de points communs entre ce livre et Mirages
de Paris d'Ousmane Socé, ou Force-Bonté de Bakary Diallo, où le
motif de l'Africain arrivé en France est invoqué. Le schéma dont
parlent les critiques semble avoir émergé quelques années plus tard.20
On peut par contre essayer de voir dans ce roman le renversement d'un schéma formé sous l'influence d'un ensemble d'expériences et de préjugés liés à l'acculturation. Vu dans cette perspective,
l'Européen Clarence subit le sort de milliers de Noirs : isolé de son
milieu culturel, il se retrouve dans un monde qui lui est entièrement
étranger et absurde, laissé à la merci d'un intrigant qui le vend sans
qu'il y consente ou même qu'il en soit conscient, en profitant sans
scrupules de son ignorance des moeurs et des coutumes locales.
Auparavant déjà, Clarence avait fait l'expérience d'un système de justice qui applique des normes absurdes : c'est ainsi probablement que
les Africains devaient percevoir les lois qui leur étaient imposées par
le système colonial. Dans ce monde nouveau, il essaie de se trouver
une place, et – conformément à la culture qui l'a formé – il désire
34
contribuer au bien-être de la société dans laquelle il a trouvé refuge.
Pourtant, il n'arrive qu'à laisser quelques innovations techniques de
peu d'importance; et, sans en être conscient, il laisse une cohorte de
petits mulâtres, après avoir fécondé toutes les femmes du harem.
A l'humiliation d'être traité comme un objet, s'ajoute celle d'un
homme abaissé au rang d'animal. Ses tentatives d'adaptation, son
acceptation des moeurs étrangères et la recherche des valeurs qui les
commandent, la révolte qui parfois surgit en lui et le drame d'autodévaluation, ont probablement aussi été le lot des Africains soumis à
l'influence de la culture européenne. Comme beaucoup d'entre eux, il
se meut dans une société sur laquelle il ne sait pas agir. Il est marginalisé et ne connaît pas, ou ne comprend pas, les règles qui la
gouvernent.
Dans une telle interprétation, les accents sont placés différemment, et certains épisodes changent de signification. L'épisode du palais de justice d'Adramé, ignoré par un bon nombre de critiques, et
traité par d'autres comme un emprunt mal accordé au reste du roman, peut être vu comme l'image inversée du système judiciaire
colonial, étranger et incompréhensible, qui était imposé aux Africains et qui devait leur paraître absurde (Jahn et Ramsaran : 212,
Chemain : 165). Comme le remarquent R. et A. Chemain,
"l'étrangeté est renforcée par la précision maniaque de la description
de ce tribunal irréaliste, vaste paillote délabrée (sic!) avec son
labyrinthe de couloirs, ses bureaux, ses inscriptions illisibles, ses
amoncellements de détritus, et son « Premier Président » égrenant
son chapelet accroupi sur une table" (Chemain : 162).
Le troc dont Clarence est l'objet peut être vu comme un élément
correspondant à la traite des esclaves ou – à une époque plus récente
– au sort des immigrés Africains trafiqués en Europe, à la recherche
du travail; le rôle du mendiant peut alors être comparé "à celui des
anciens négriers, ou à celui des modernes « passeurs », abusant les
travailleurs migrants par de mirifiques promesses ou de fallacieux
contrats" (Chemain : 163).21
Le rang de « coq » ou d'« étalon » auquel Clarence a été réduit
dans le harem du naba peut refléter le rôle des fantasmes souvent liés
à la sexualité dans les relations interraciales, dans l'esclavagisme,
35
dans la situation de domination coloniale, ou simplement dans la situation d'un immigré. Dans la culture occidentale, où le sexe est
souvent perçu comme une manifestation des instincts bestiaux, le
mythe de l'appétit sexuel insatiable et du manque d'inhibition chez
les représentants des autres races a un effet déshumanisant évident.
L'attitude des habitants d'Aziana envers le domaine du sexe est, il est
vrai, assez libérale, mais Clarence lui-même, conformément à ce
stéréotype occidental, se voit comme un animal. Parallèlement, le
rôle civilisateur de Clarence est réduit au minimum, en contrastant
d'une manière frappante avec le stéréotype qui a trouvé une
expression parfaite dans Robinson Cruzoe de D. de Foe, et selon
lequel la pensée technique de la race blanche décide de sa supériorité
culturelle. Dégradé à ses propres yeux, tâté comme un poulet à la
foire, apprécié et utilisé en fonction de ses attributs physiques,
[...] Clarence touche le fond du désespoir : ravalé au rang de la
bête, « de bête immonde » se dira-t-il à lui-même, il a presque
accompli jusqu'à son terme le voyage au bout de la nuit qui fut
celui de toute une race avec cette remise en question de son
appartenance à l'humanité (Chemain : 166).
R. et A. Chemain soulignent que dans ce roman la transposition
de l'expérience coloniale des Africains n'est pas du tout mécanique,
ce qui rendrait le roman entièrement prévisible et plat. Ainsi, les
différences de langues ne sont pas rendues par la différenciation des
langues ethniques; celle-ci n'est même pas suggérée. Au contraire, les
personnages d'Africains parlent un français littéraire, même dans des
situations tout à fait inattendues. L'emploi de la langue est pourtant
différencié, et rend des conceptions de la réalité bien différentes, à tel
point que les personnages ont parfois du mal à communiquer.
Comme R. et A. Chemain l'ont remarqué, dans l'épisode du
palais de justice à Adramé, nous pouvons même trouver une situation
d'analphabétisme. Les inscriptions sur les portes sont entièrement
illisibles pour Clarence. Il peut juger de leur signification en se
basant uniquement sur la forme des lettres (Chemain : 162).
Une telle lecture du livre n'a pas du tout été envisagée par les
critiques de l'époque à laquelle le roman a été publié. Selon R. et
36
A. Chemain, l'opinion d'écrivain apolitique dont Camara Laye jouissait depuis la publication de son premier livre y était pour beaucoup.
Les énonciations de l'écrivain lui-même, qui insistait sur la dimension
spirituelle de son livre, n'invitait pas à y voir autre chose.
1.4. Perspective universelle
J. A. Ramsaran a été l'un des premiers critiques qui ont suggéré
la possibilité de donner un sens plus universel au Regard du roi, en
plus des références nombreuses au soufisme.
En dépit de l'affirmation : « Je ne suis pas n'importe qui [...]. Je
suis un blanc! », Clarence est Tout un Chacun (Everyman), mais il
est Tout un Chacun à la recherche de quelque chose, après avoir
compris que ce quelque chose lui manquait, et qu'il ne connaissait
pas toutes les réponses, qu'il ne connaîtrait peut-être jamais toutes
les réponses (Ramsaran : 207).
Pour plusieurs critiques, Le Regard du roi a une dimension spirituelle universelle, et ne peut être ramené ni au domaine religieux, ni
à la confrontation des cultures ou des races. G. Moore écrit par
exemple que
Le pèlerinage de Clarence semble être une recherche d'identité
tout aussi bien qu'une quête de Dieu. Il ressemble de plus en plus à
ses compagnons, et plonge dans la sensualité plus profondément
qu'eux, uniquement pour purger son sentiment de séparation et de
supériorité. [...] C'est seulement lorsqu'il se sent inférieur au dernier d'entre eux qu'il est prêt à servir le roi (Moore : 37)
Une note chrétienne est encore bien sensible dans son interprétation qui dégage du livre une leçon d'humilité. Plusieurs interprétations vont cependant carrément dans le sens de la désacralisation
du sens du roman, sans pour autant renoncer à sa dimension
spirituelle.
C'est H. Scheub qui s'engage le plus loin dans cette voie. Il
considère que l'ensemble de la réalité présentée dans le roman peut
être ramené au niveau d'une aventure spirituelle; elle peut être vue
comme un ensemble symbolique qui refléterait une crise complexe,
liée à la recherche de conscience de soi et d'auto-réalisation. On peut
37
considérer que les lieux, les personnages, et les événements n'ont
aucune réalité en dehors de la conscience de Clarence. Dans des
interrelations symboliques, ils ne font que refléter des aspects
différents et souvent conflictuels de sa personnalité.
[...] la race et la religion sont presque sans importance – elles
sont certainement vite oubliées quand il devient clair que Clarence
est en quelque sorte Tout un Chacun (Everyman), et que l'« Afrique » est un concept mythique qui symbolise les aspects positifs et
négatifs de la recherche de la réalisation de soi poursuivie par le
héros (Scheub : 24)
Dans cette recherche, Clarence est au départ dépouillé de tout
ce qui constituait des liens externes : de sa situation matérielle, de la
pression culturelle, des inhibitions profondes dictées par une morale
imposée. Le néant des institutions sociales lui est révélé : celui de la
justice, du pouvoir, et même de la religion. Ainsi,
Clarence s'est engagé dans une vague recherche de son identité.
En homme aliéné, il cherche un remède pour sa souffrance, en
luttant dans un désespoir profond pour trouver la satisfaction. Le
roman décrit un surgissement lent [...] vers la conscience de soi.
C'est un « rayonnement » quasi mystique qui est cherché, et un
désir de délivrance est présent tout au long du roman, mais
Clarence n'arrive à le comprendre que lentement; cette délivrance
ne peut être la sienne tant qu'il n'est pas passé, douloureusement,
par la voie la plus désolée, la plus humiliante, une voie labyrinthique qui le mène vers son âme, en un mouvement circulaire mais
sûr, tout en révélant sa faiblesse qui le trahit et le corrompt. A travers cette expérience, et la réflexion qui l'accompagne, il obtient la
purification et la rédemption (Scheub : 25)
H. Scheub ne donne pas à l'aventure spirituelle de Clarence une
dimension mystique, mais la situe au niveau existentiel. En rejetant
les contraintes intériorisées, Clarence va vers la connaissance de soi,
et celle-ci, comme condition indispensable, comporte également,
dans les rêves et les visions qu'il éprouve, la révélation des instincts
obscurs que l'homme doit apprendre à maîtriser : "c'est dans sa
désintégration même qu'il trouve les semences de sa délivrance"
38
(Scheub : 27).
Dans cette interprétation, un rôle particulier incombe à l'opposition entre la forêt et l'obscurité, qui sont associées aux besoins des
sens et à la création, et la lumière, qui est symboliquement liée au roi
et à l'idéal :
La forêt du Sud, quoiqu'elle contienne le potentiel de la création, devient un symbole des aspirations animales de Clarence,
tout comme le ciel devient un symbole de la clarté de l'esprit qui
s'éveille (Scheub : 29).
Tout comme les autres critiques, et en suivant ici le texte de
près, H. Scheub lie le roi à la lumière et au ciel, mais il y voit un
symbole de la renaissance spirituelle. Tout comme la forêt, avec
toute la gamme complexe d'associations d'idées qu'elle provoque, la
lumière ne reflète qu'un aspect du psychisme de Clarence. Pour
atteindre l'idéal, Clarence doit, paradoxalement, "faire usage du
potentiel créatif que la signification symbolique de la forêt partage
avec les possibilités de destruction" (Scheub : 29-30). Dans la lecture
proposée par H. Scheub, le symbolisme de la forêt est donc ambivalent; elle peut être constructive aussi bien que destructive, car l'homme peut faire un mauvais usage du potentiel créatif, que H. Scheub
n'associe pas d'ailleurs au domaine du sexe en tant que tel, mais à la
procréation qui y est fortement liée.
L'interprétation proposée par H. Scheub, qui s'éloigne complètement du contexte culturel spécifiquement africain, présente l'exemple
le plus frappant d'une lecture « subjective », d'une tentative d'assimilation que G. Lanson, partisan acharné de l'objectivisme, qualifiait
autrefois d'« impressionniste ». La conclusion de son article permet
de bien cerner la position occupée par l'auteur :
La connaissance de soi est l'objectif majeur de l'odyssée de Clarence; ce n'est qu'avec ce savoir qu'il peut agir comme un homme
libre, sans contraintes et sans fardeau imposés par les institutions
perverties de l'église et de l'état, ayant dépassé les limites de sa
propre ignorance, et libéré des qualités purement bestiales qui sont
une partie de l'homme. Alors seulement, l'esprit peut prendre des
ailes et, des cendres du désespoir, le phénix peut s'élever dans l'air.
39
Le Regard du roi est une recherche angoissée de la liberté
(Scheub : 36).
H. Scheub retrouve donc dans ce livre les valeurs auxquelles il
semble être fortement attaché: une délivrance spirituelle atteinte par
la connaissance de soi, la liberté obtenue par le rejet des normes
imposées par les institutions, et la sublimation des instincts bestiaux
en potentiel de création. Cette interprétation nous propose – tout en
se référant au texte du roman – la quintessence de l'individualisme
occidental.
L'interprétation proposée par J. Sterk, même si elle reprend certaines idées de H. Scheub, est très particulière. Il voit le chemin parcouru par Clarence comme une recherche du bonheur qui, par la
mort, le mène à la vie :
Les personnages, les événements, les objets et les endroits du
livre environnent ou médiatisent l'expérience de Clarence. Ils se
réfèrent tous soit à la « mort », soit à la « vie », soit encore aux
deux à la fois. Dans ce dernier cas, ils sont des symboles ambivalents des éléments qui composent le psychisme de Clarence pendant qu'il passe de la mort vers la vie (Sterk : 59-60).
Le Sud fournirait un bon exemple de symbole ambivalent :
d'une part il renvoie à la désintégration de la personnalité de Clarence, et au fait qu'il s'abandonne à la sensualité que J. Sterk lie à la
mort, et d'autre part il renvoie à l'arrivée du roi qui symbolise la vie.
Mais J. Sterk ne donne aucune raison pour laquelle l'opposition entre
la vie et la mort prend pour lui une telle importance qu'il considère
indispensable de lui subordonner les différents éléments du texte.
Dans ce dernier, la mort est à peine mentionnée, et cela dans des
contextes qui n'invitent certainement pas à considérer cette
opposition comme une matrice qui permettrait d'ordonner tous les
autres éléments du texte, même si – et telle est d'ailleurs l'intention
de J. Sterk – nous donnons à cette opposition une valeur purement
symbolique. En principe, n'importe quelle opposition peut permettre
de dégager du texte des séries d'éléments thématiquement liés.
Une suggestion – mais rien qu'une suggestion – de voir dans le
sort de Clarence une image du parcours de la vie humaine : depuis la
40
frivolité et les illusions de l'adolescence, à travers l'aliénation et la
révolte, jusqu'à la connaissance de soi, et finalement la mort, la seule
solution définitive, peut être trouvée chez U. Fabijanèiè.22 Une telle
interprétation semble possible et impose une ordonnance symbolique
différente de l'ensemble du roman. U. Fabijanèiè voit d'ailleurs dans
ce roman une allégorie qui peut être interprétée à différents niveaux.
Dans un contexte racial très limité, il peut être considéré comme une
satire, une espèce de parodie de la traite des esclaves. Mais l'attitude
antiraciste de Camara Laye dicte selon elle une lecture plus riche,
une allégorie de la vie humaine qui prend la forme d'un voyage vers
l'inconnu.
1.5. Lectures intégrant plusieurs niveaux
D'autres critiques ont essayé de combiner plusieurs schémas
d'interprétation en une vison complexe de l'ensemble de l'oeuvre.
S. Anozié met en question toutes les interprétations qui donnent
une vision schématique du roman, et y voient uniquement soit
l'opposition des races ou des cultures, soit l'assimilation des valeurs
africaines et l'abandon de la culture occidentale (Anozié : 180). Il
propose d'y voir plutôt "le bilan d'une aventure mystique intérieure"
qui aurait une dimension universelle (Anozié : 171 et suite). Il croit
que
Clarence [...] peut être considéré comme un archétype d'homme
en quête du mystère de l'amour et de la grâce de Dieu. Son
dilemme individuel représente d'ailleurs cet enfer dans lequel vit et
peut vivre tout homme livré à lui-même, ou condamné à une
attente sans fin et à l'incertitude quant à l'heure du dénouement de
sa vie. C'est dans ce sens que nous voulons considérer ici l'oeuvre
de Laye comme une ritualisation du destin de l'homme universel
(Anozié : 174).
S. Anozié affirme que Camara Laye ne vise pas dans Le Regard
du roi la réhabilitation de l'homme africain, mais la réhabilitation de
l'homme universel. Ce qui lui paraît être le sens véritable du livre, ce
n'est pas une opposition rigide de la raison cartésienne à la logique
non-discursive, mais justement la possibilité de leur conciliation dans
41
la recherche des valeurs universelles. Tout le conflit qui est l'objet de
ce livre se situe au niveau de la conscience de Clarence et de sa
volonté. La conscience du personnage constitue l'obstacle majeur à la
réalisation de son espérance.
S. Anozié nous propose une lecture allégorique qui suit deux
schémas – celui de l'initiation et celui du salut – subordonnés à un
schéma plus abstrait, celui du franchissement des obstacles. Le chemin qui mène au salut et celui de l'initiation peuvent être vus comme
deux aspects d'un même processus.
Le Regard du roi est un récit moral allégorique où Camara
Laye a réussi à intégrer un contenu chrétien – le thème du pêcheur
pénitent – dans une forme de présentation païenne – celle de rites
initiatiques de passage (Anozié : 186).
Le roman refléterait la crise de la conscience chrétienne à la
recherche de liens avec d'autres croyances (Anozié : 182).
Pour D. Cook également, le sort de Clarence a une double, ou
même une triple signification. Il renvoie (1) à Clarence en tant
qu'individu, (2) à Clarence en tant qu'homme blanc, et (3) à
l'humanité entière. Il croit que chaque élément du sort subi par
Clarence devrait être interprété par rapport à ces trois niveaux. En ce
sens, l'interprétation proposée par D. Cook entreprend en quelque
sorte la synthèse de plusieurs interprétations qu'il ne considère pas
comme concurrentielles, mais comme complémentaires.
Le niveau élémentaire est constitué par le processus d'acceptation de soi et du monde environnant, qui s'opère chez Clarence; il
implique pourtant les autres niveaux :
Clarence est accepté parce qu'il apprend à accepter son
environnement et soi-même. Ceci est étroitement lié au besoin de
l'homme blanc d'accepter sa relation à l'ensemble de humanité;
mais cela reflète, en fin de compte, la nécessité universelle, propre
à chaque homme quelle que soit sa couleur, de se concilier avec
son entourage global et, encore une fois, avec soi-même (Cook :
142).
Cette recherche d'acceptation et de conciliation s'opère sur plusieurs plans :
42
Je crois que c'est un livre sur la religion; sur l'amour; troisièmement sur le corps et le sexe; et finalement sur le mystère, sur
la contradiction, et sur les paradoxes [...] de la vie [...].
Camara Laye [...] pose des questions cruciales avec une ouverture rafraîchissante; des questions telles que : Quelle est l'image
adéquate de Dieu? Quelle est la relation entre ce qui est humain, et
ce qui est plus qu'humain? Que devons-nous comprendre par mérite? [...].
[...] Le livre est profondément religieux, mais sans aucun
dogme préétabli (Cook : 143).
Pour D. Cook, les trois niveaux de référence sont bien visibles
par exemple dans la façon de laquelle les différences raciales sont
traitées dans ce livre. L'attitude de Clarence est au début conforme
aux stéréotypes de la culture européenne, dans lesquels la supériorité
culturelle présumée se combine souvent avec l'appartenance raciale.
Le sentiment de supériorité semble motiver certaines de ses réactions,
lorsqu'il se meut dans un environnement qu'il n'arrive pas à comprendre. Pourtant, comme le remarque D. Cook, "Clarence est bien plus
qu'un représentant typique de la classe moyenne" (Cook : 145).
Comme dans aucun autre roman africain, nous oublions souvent que
le personnage central a une autre couleur de la peau que les autres
protagonistes. Car l'aliénation de Clarence, motivée dans le roman
par son appartenance raciale, renvoie à l'aliénation de l'homme dans
le monde en général, ainsi qu'à son besoin de compréhension, de
sympathie, et d'intégration à son milieu. Clarence est donc un
homme inadapté, et ce sentiment d'inadaptation peut être partagé par
n'importe quel lecteur.
Une telle vision de Clarence semble être basée sur une catégorisation qui pourrait suivre le schéma suivant :
(1) Clarence est un Blanc qui évolue parmi les Noirs. Il est
différent de son milieu et ne le comprend pas, ce qui entraîne un
drame individuel et une crise de sa personnalité.
(2) En tant que Blanc en Afrique, Clarence est (sans doute),
Européen.23 Il représente certaines caractéristiques propres à la
culture occidentale qui peuvent être interprétées comme des valeurs
de la culture européenne qu'il avait intériorisées : la façon de
43
s'habiller, le comportement lors du repas, mais aussi l'attitude envers
l'idée de possession, envers l'instinct sexuel, envers la dignité de
l'homme et ses droits, ou – plus largement – la conception de ce qui
est humain et de ce qui ne l'est pas. En tant qu'Européen, Clarence ne
comprend pas les Africains et leur culture, mais au départ il les
considère comme inférieurs, conformément à l'attitude fréquente
dans la culture européenne.
(3) En tant qu'Européen en Afrique (ou en tant que Blanc parmi
les Noirs), obligé à vivre dans un milieu qui lui est étranger, Clarence
ne représente qu'un cas particulier d'homme aliéné. Tout homme,
même dans son propre milieu culturel, peut partager son incompréhension de la réalité, sa crainte des instincts, ou sa recherche de
l'absolu.
Il semble important de remarquer que la relation entre les points
(1) et (2) a une nature différente de celle que l'on peut supposer entre
les points (2) et (3). La première est une relation indispensable pour
lier le sentiment de différence raciale que nous pouvons trouver chez
Clarence, avec ses autres traits caractéristiques. Dans le texte, aucune importance n'est accordée à la couleur de la peau, et les termes
« noir » et « blanc » renvoient – dans le système de la langue
française, et non seulement dans ce roman – à tout un complexe de
différences culturelles, sociales et physiques. Ces dernières semblent
être très peu pertinentes dans le texte.
La relation entre les points (2) et (3) est une relation hiérarchique, dans laquelle (2) est un cas particulier de (3). Il s'agit de deux
catégorisations (à deux niveaux d'abstraction) dont aucune n'est
« contenue » dans le texte. Seul le point (1) peut être considéré comme « contenu » dans le texte dans la mesure où le personnage de
Clarence doit inévitablement être (re)construit par le lecteur à partir
de données textuelles élémentaires. Pourtant, on dirait que (1) ne
peut être construit sans être dans une certaine mesure complété par
(2) ou (3), ou par un ensemble de schémas qui permettraient
d'ordonner et de lier entre eux les traits et les réactions de Clarence.
Chez les autres critiques qui indiquent différents motifs et proposent différentes perspectives d'approche de l'oeuvre, il est difficile
de parler d'une tentative de les combiner en un tout cohérent. Le livre
44
de S. Lee présente ici un cas intéressant, car l'auteur ne propose pas
une interprétation globale, mais – ainsi d'ailleurs que le font Mercier
et les Battestini, mais d'une façon plus systématique et plus approfondie – essaie d'indiquer les sources d'inspiration de Camara Laye
et le potentiel de significations que l'on peut trouver dans son livre.
Au symbolisme d'origine européenne sont ajoutés les éléments de la
culture Malinké, et le livre présente tout un éventail de références
possibles, dont certaines ont un caractère universel. Plus haut, les
références à la culture islamique proposées par S. Lee ont déjà été
signalées. Les références à la culture Malinké méritent un peu plus
d'attention, car – que je sache – aucun autre critique n'a essayé de les
dégager dans Le Regard du roi.24
L'élément important qui relie ce roman à la culture malinké est,
selon S. Lee, le rôle joué par les rêves. Comme Camara Laye l'a luimême remarqué,25 le rêve a toujours une signification dans la culture
malinké. Des liens symboliques nombreux, qu'il faut savoir déchiffrer, le lient à la réalité. Il constitue même comme un prolongement
de la réalité dans le monde spirituel, et les conflits qu'il reflète
peuvent trouver en lui leur solution véritable. Ainsi, le rêve a un
caractère prophétique, et la réalité peut être vue comme son accomplissement.
Pour S. Lee, cette conception du rêve est surtout visible dans
l'épisode des femmes-poissons. Il refléterait le conflit des éléments
qui, dans la culture malinké, sont désignés par les termes fadi, qui
correspondrait à la forme extérieure du corps, et nii, élément spirituel d'origine divine. Ces deux éléments se conjuguent en dyilla qui
peut être conçu comme l'ombre ou l'âme, mais qui n'a pas le caractère divin, faisant partie de ce qui est créé. C'est lui qui constitue la
personnalité humaine, et c'est à lui que le rêve est lié. Dans la culture
malinké, l'homme, idéalement, peut arriver à contrôler le dyilla en
s'éloignant de l'élément matériel et en libérant l'élément spirituel.
"[...] il semble que le conflit éternel entre la matière et l'esprit, le
bien et le mal, commun à toutes les religions, se place au niveau du
dyilla" (Lee : 68). Nous retrouverions donc dans la culture malinké
l'antagonisme du corps et de l'esprit dont il était déjà question plus
haut, à propos des interprétations religieuses. Le rêve dans lequel
45
Clarence voit les femmes-poissons pourrait donc être la manifestation de cet antagonisme, et non seulement un symptôme des besoins
et des craintes refoulées.
Il est intéressant de souligner ici que Camara Laye lui-même a
suggéré que le roman dans son ensemble est comme un rêve transcrit.
Dans une interview accordée à J. Leiner, il dit :
Mon héros conte son rêve; je détecte le rêve, je dis ce que cela
donne, parce que c'est ça l'Afrique. Un rêve, en Afrique, est
toujours significatif (Leiner : 156).
2. Types de lecture
La pluralité des interprétations du Regard du roi provoque à
analyser non pas la justesse des différentes conceptions, mais leurs
prémisses et les règles qu'elles suivent. Dans le corpus d'études critiques dont il a été question plus haut, il est très rare que les
principes suivis par leurs auteurs soient explicitement formulés. Le
plus souvent, il s'agit d'une pensée libre de contraintes méthodologiques
imposées a priori.
Ce qui frappe dans les écrits critiques signalés, c'est le hiatus
entre la vision de l'ouvrage qu'elles proposent, et l'analyse du texte
lui-même, qui fait que, dans la plupart des cas, les visions proposées
apparaissent comme des ensembles de filtres imposant un ou plusieurs ordres de lecture, et une hiérarchie correspondante, parfois
assez floue, des éléments du texte. Et si le passage d'une vision de
l'ensemble aux détails du texte est indiqué dans ces études, ou facile
à reconstituer par le développement des interprétations proposées,
une tentative de reconstitution allant dans le sens inverse – qui partirait de l'analyse du texte pour en dégager une vision de l'ensemble
et les processus de lecture qui y conduisent – semble impossible à
effectuer, et les hypothèses que l'on peut avancer sont relativement
faibles.
Ce qui vient d'être dit n'est pas un reproche adressé aux auteurs
de ces textes. Leurs propositions nous rapprochent sans doute davantage d'une lecture riche et vivante que s'ils s'étaient imposé des
règles à suivre dans le mouvement « du bas vers le haut » dans leur
46
interprétation du texte. Le but de ces remarques est d'attirer encore
une fois l'attention sur le fait que notre connaissance de l'interprétation est toujours très loin de pouvoir combler la lacune que représente l'acte de lecture. Le cercle herméneutique suppose un mouvement allant des parties à l'ensemble et un mouvement de retour,
visant l'état idéal qu'est une vision de l'ouvrage qui ordonne et
explique tous les éléments qui composent celui-ci. Une série de
questions s'impose : qu'est-ce que le texte et quel est son rôle dans le
mouvement indiqué par l'herméneutique? En quoi consiste, ou en
quoi peut consister la rectification qui s'opère dans le mouvement
« du bas vers le haut » ? Elle doit sans doute paraître indispensable à
l'auteur de l'interprétation, mais sa conviction ne doit pas forcément
s'appuyer sur des données textuelles intersubjectivement évidentes.
Très souvent, elle ne s'appuie pas non plus sur des prémisses logiques, car la compréhension semble être basée dans une très grande
mesure sur des opérations inconscientes, dont le caractère rationnel
est souvent douteux.
Nous partons ici du principe que la lecture d'un texte littéraire
(et probablement de tout autre texte) tend à lui appliquer des
catégories différentes de celles qui y sont explicitement exprimées.
Dans le cas particulier du roman – ou, plus largement, des textes
narratifs – on peut admettre que la lecture tend à simplifier (ou à
schématiser) le texte. Le fondement de ce principe est évident dans
la mesure où le plan textuel ne peut pas être mémorisé dans son
ensemble et doit être transformé pendant la lecture, pour rendre
possible la compréhension des parties qui suivent, et la réflexion sur
l'ensemble.26 L'élargissement de ce principe à d'autres formes narratives que le roman semble légitime, étant donné les ressemblances
évidentes dans leur compréhension. Par contre, l'application de ce
principe aux autres genres littéraires est moins évidente, et le
problème doit rester ouvert.
Nous nous proposons donc de voir les interprétations qui ont été
signalées plus haut comme des tentatives d'appréhender le texte du
roman par l'adoption d'ensembles de catégories et de relations plus
simples que celles qui sont explicitement indiquées dans le texte.
47
Comme nous l'avons signalé, il est impossible de suivre dans ces
écrits le processus de lecture dont les conceptions d'interprétation
seraient le produit. Par contre, il devrait être possible d'analyser
certains éléments de la lecture qui sont indispensables ou probables
pour l'aboutissement des différents types d'interprétation.
Le processus de schématisation du texte semble être basé surtout sur une catégorisation consciente ou inconsciente des phénomènes que l'on y trouve, pour pouvoir saisir son ensemble en lui imposant un ordre. Plusieurs ordres concurrentiels et/ou complémentaires
peuvent être perçus lors d'une lecture. Nous voudrions attirer l'attention sur quelques facteurs qui semblent avoir une importance particulière dans le choix des catégories permettant de schématiser un
texte narratif. Premièrement, on recourt plus souvent à des éléments
du monde représenté dans l'oeuvre qu'à des éléments du texte au niveau linguistique. Cela suppose une transformation antérieure du niveau linguistique du texte en entités imaginaires qui servent de référents pendant la lecture. Ce processus de transformation n'est pas encore bien clair. Pour l'expliquer, on peut recourir aux conceptions
d'isotopie (p. ex. chez A. Greimas), de projection de la sémantique
des mots et des phrases sur des continua, qui président notre perception du monde (B. Hrushovski), on peut avoir recours à la conception des micro-scénarios ou des frames (R. C. Schank, U. Eco et
autres), se référer à la théorie des mondes possibles, etc. Lors de cette étape, importante et intéressante, mais impossible à reconstituer
dans le corpus de textes critiques dont il est question ici, plusieurs
éléments et plusieurs relations doivent déjà prendre la forme de conjectures, ou être puisés dans le stock d'imags stéréotypées ou d'entités
imaginaires schématiques propres à une culture.27 Cette transformation semble constituer une des premières étapes de la catégorisation
opérée sur le texte, et elle joue un rôle important dans le choix de catégories ultérieures qui ordonnent le monde représenté et permettent
d'expliquer le sens du texte.
Il est possible que des ensembles hiérarchisés de catégories soient adoptés, en dictant plusieurs interprétations, à des niveaux différents. J'ai proposé ailleurs (Krzywicki 1985 et 1986) de distinguer,
dans les textes narratifs de caractère didactique fonctionnant dans la
48
tradition africaine, le niveau « behavioural » (dans le roman, il correspondrait au niveau complexe du monde représenté; dans les contes
didactiques, il comporterait surtout les agissements concrets des personnages), le niveau axiologique détaillé (qui inclurait l'appréciation
du comportement des personnages, et qui recourrait généralement
aux catégories de faute et de châtiment, de mérite et de prime),28 le
niveau axiologique général (comportant les normes générales de
comportement), et le niveau cosmologique (comportant une vision du
monde). Les niveaux ainsi construits ne répondent évidemment pas
au processus de lecture, et ne peuvent que servir de points de référence dans l'analyse des interprétations existantes.
Il semble possible de retrouver des niveaux semblables dans les
écrits critiques étudiés ici. Les niveaux axiologiques, conçus différemment par les auteurs, présentent deux caractéristiques communes
avec les contes populaires. Premièrement, ils se réfèrent toujours
(mais parfois implicitement) aux catégories de mérite et de prime,
qui permettent de les construire. Deuxièmement, d'une manière singulière, ils doivent être liés aussi bien au niveau métaphysique (cosmologique, à la vision du monde), qu'aux niveaux inférieurs, auxquels ils se réfèrent constamment. Il ne semble pas pour autant que
l'on puisse parler d'un ensemble de relations nécessaires qui décident
de la conformité des différents niveaux. Nous trouvons plutôt un ensemble ouvert de possibilités; dans certaines cultures pourtant (ou
dans certains textes propres à ces cultures) ces relations peuvent être
codifiées d'une manière beaucoup plus rigoureuse que dans le roman
appartenant au cercle de rayonnement de la culture occidentale.
La relation privilégiée parmi celles qui décident de la conformité
des niveaux « supérieurs » de l'interprétation au niveau de la représentation, est probablement l'analogie. Ainsi, des ensembles de
relations perçues dans le monde représenté (relations d'appartenance,
d'interaction, d'oppositions, complétées par des entités imaginaires
schématiques ou frames), et des ensembles de conventions qui permettent par exemple de reconstruire les relations temporelles, d'identifier et d'interpréter les schémas diégétiques, d'attribuer les caractéristiques du langage et les relations explicites à des sujets différents
(auteur, narrateur, personnages), d'identifier et d'interpréter les frag49
ments privilégiés du texte (l'incipit, la fin, etc), peuvent être (et sont
souvent) en rapport avec notre savoir sur le monde, dans une acception très large du terme, s'étendant aussi au savoir non-verbalisé. Le
texte peut donc être vu comme un « modèle » d'un domaine de la
réalité perçue subjectivement par l'interprétateur. La continuité relative de la tradition culturelle et la place que l'interprétateur y occupe
font qu'il ne s'agit pas d'une subjectivité absolue. Il est pourtant impossible – sauf dans certains cas particuliers – de déterminer a priori
quelles caractéristiques de la culture seront importantes pour une
lecture donnée. En même temps, l'interprétateur qui se base sur des
données textuelles, sur la reconnaissance des séquences significatives
au niveau diégétique ou sur les divergences entre le « modèle » ainsi
construit et la « réalité », tend en général à reconstituer l'intention de
l'auteur, sa vision du monde et la dimension axiologique de l'oeuvre.
Les procédés d'interprétation qui se réfèrent au fond culturel qui est
propre à l'auteur (ou que l'on considère comme tel) doivent avoir
recours à des entités imaginaires schématiques, puisées par exemple
dans les descriptions de la culture donnée et dans des études comparatives, ou – simplement – à des normes d'interprétation qui sont
propres à cette culture, dans la mesure où il est capable de les
assimiler.
La transposition de la représentation en modèle prend une
importance particulière dans une telle vision de la lecture. Si les relations qui peuvent être perçues dans la représentation sont potentiellement infiniment nombreuses, il devrait par contre être possible
d'étudier les règles que cette transposition suit et qui constituent un
ensemble d'opérations nécessaires ou simplement possibles. En voici
quelques exemples :
a) relations d'inclusion : l'opération la plus simple, consistant à
donner une portée générale à un phénomène; on pourrait l'appeller
« opération synecdochique », étant donné que les éléments de la
représentation sont traités comme des cas particuliers ou des parties
de leur correspondant dans le modèle;
b) relations de transformation : dans le cas d'un conte d'animaux, de la caricature, de la parodie etc. la transposition est guidée
par la distorsion perçue entre la représentation et ce que l'on consi50
dère comme réalité ou comme image courante de celle-ci;
c) relations de référence : relation typique des textes qui relatent
des événements réels, elle apparaît souvent dans des oeuvres littéraires : désignation de lieux, références au calendrier, à des personnages
historiques, mais aussi à des concepts idéologiques ou religieux, etc.;
d) relations symboliques de deux types :
– symbolique des notions ou des mots : culturelle ou universelle,
basée sur les éléments du texte (importante non seulement pour
l'étude de textes littéraires);
– symbolique des relations, que nous avons appelée corrélation;
basée uniquement ou principalement sur des ressemblances entre des
ensembles de caractéristiques ou de relations qui apparaissent dans la
représentation et dans le domaine de référence.
La transposition de la représentation en modèle peut, par un
effet de retour, modifier la vision de cette première. Par exemple les
relations de cause à effet impliquées par le modèle peuvent être
projetées sur les éléments de la représentation, le degré de généralisation influence le degré de « narcotisation » des éléments du texte, etc.
Il est difficile, dans cette perspective, de parler d'interprétations
correctes et incorrectes, même si certaines d'entre elles nous paraîtront plus acceptables que d'autres. On peut par contre parler de (1)
interprétations plus fortes ou plus faibles, en fonction des liens qui
lient le modèle à la représentation; (2) d'interprétations plus riches
ou plus pauvres, en fonction de la richesse des liens qu'elles
explorent; et (3) d'interprétations plus ou moins intéressantes au sein
d'une culture. Dans le dernier cas, les critères (1) et (2) peuvent jouer
un certain rôle, mais ne doivent pas forcément être décisifs; le rôle le
plus important incombe au contexte culturel (philosophique, social,
politique, etc.), dans lequel l'interprétation fonctionne.
La catégorisation des phénomènes textuels et des éléments de la
représentation ne constitue pas la base unique de la compréhension.
La signification du texte peut également être constituée par exemple
par (1) différentes indications inclues dans le texte, modifiant l'attitude du lecteur et influant sur le modèle (distanciation, procédés
ironiques, commentaires, etc.), (2) les liens intertextuels ou culturels,
différentes circonstances qui influencent la lecture, ou (3) l'infor51
mation portant sur les intentions de l'auteur, venant d'autres sources
que le texte.
La tentative d'analyse des procédés d'interprétation, présentée
ici, est – par la force des choses – très simplifiée. Elle peut pourtant
servir de repère pour les remarques finales portant sur la lecture du
Regard du roi.
Du point de vue méthodologique, on peut schématiquement
distinguer dans les interprétations de ce roman quelques tendances
dominantes, dont aucune n'apparaît à l'état pur.
1. Les interprétations réalistes dans l'acception étroite du terme,
qui cherchent dans l'oeuvre une image objective ou intentionnelle de
la réalité. Elle attache une grande importance à la représentativité
(au caractère typique des éléments de la représentation). Dans cette
approche, la recherche des référents historiques est fréquente, bien
qu'elle ne soit pas indispensable.
2. Les interprétations basées sur des corrélations, dans lesquelles
des ensembles de caractéristiques et de relations perçues dans le
monde représenté sont reliés à des relations attribuées aux différents
domaines de la réalité.
3. L'allégorèse et les interprétations allégoriques proprement
dites, qui cherchent des catégories abstraites auxquelles différents
éléments du texte (ou de la représentation) pourraient être subordonnés, et qui – en révélant un ordre non-apparent du texte, par
analogie avec un domaine de la réalité ou de la pensée – permettent
de dégager une signification non-ambiguë de l'ensemble du texte.
Dans le cas du Regard du roi, nous trouvons le plus souvent des
tentatives d'allégorèse partielle, ce qui rapproche ces conceptions des
interprétations symboliques ou de celles basées sur des corrélations.
4. Les interprétations allusives – ou plutôt un type particulier de
ces interprétations – cherchant, pour différents éléments de la représentation, des référents per analogiam dans la réalité historique.
Cette tendance voit la représentation comme une distorsion signifiante de la réalité. Par principe, elle ne conduit pas à une vision
globale qui expliquerait l'ensemble de l'oeuvre.
5. Les interprétations symboliques, qui s'attachent aux symboles
52
culturels trouvés dans le texte, et dans lesquelles ni la signification
de l'ensemble de l'oeuvre, ni celle des parties qui la constituent, ne
peuvent être réduites à un simple message verbalisé.
Chacune de ces tendances (sauf l'interprétation symbolique au
sens strict du terme) peut être considérée comme une recherche de
modèles potentiellement présents dans l'ensemble du texte ou dans
ses différentes parties, et possibles à dégager par l'application de
catégories qui refléteraient les lois qui régissent la réalité représentée.
D'autre part, chacune de ces tendances essaie à sa façon de dégager
l'intention de l'auteur. Elles diffèrent par les méthodes qui conduisent
du texte au modèle, et par les liens qu'elles établissent entre le modèle
et l'intention qu'il permet de reconstituer.
2.1. Lecture réaliste
Pour les partisans du réalisme, au sens strict du terme, les
relations entre les éléments de la représentation devraient correspondre à celles qu'ils attribuent à la réalité29; pour les partisans d'un
réalisme engagé, elles devront également correspondre à l'ensemble
des relations qu'ils considèrent importantes. Cette correspondance
devrait en principe s'étendre à tous les éléments de la représentation.
Pourtant, étant donné que la richesse des catégories auxquelles il est
possible de subordonner les éléments du texte est potentiellement
illimitée, leur choix peut être motivé par exemple par (1) ce qui est
explicitement formulé dans le texte (le fait que la caractéristique
explicite de Clarence ne donne que la couleur de sa peau le fait
ranger dans la catégorie « homme blanc »), (2) l'ensemble des relations, dans lequel l'élément s'imbrique (le fait que Clarence ait perdu
au jeu tout ce qu'il possédait, et doit fraterniser avec les Noirs peut
provoquer à le ranger par exemple dans la catégorie d'« homme
déclassé »; (3) la qualification morale du phénomène (le fait que
Clarence récupère la veste qu'il avait donnée à l'aubergiste le rend
moralement suspect aux yeux de Ph. A. Egejuru; les autres critiques
semblent voir dans ce fait un tour innocemment joué par les deux
garçons, ou une punition infligée à l'aubergiste pour son avarice).
Dans tous ces cas, la relation qui lie la représentation au modèle est
une relation d'inclusion. Le plus souvent, c'est un ensemble de
53
symptômes, parfois complexe, qui décide du choix des catégories
auxquelles les phénomènes sont subordonnés.
L'attitude réaliste semble s'appuyer sur quelques prémisses nonapparentes. Elle semble partir d'une conviction, parfois inconsciente,
que les éléments de la représentation peuvent être déterminés (ou
intuitivement saisis) sans ambiguïté, lors d'une lecture. Cela supposerait une conception du langage littéraire, selon laquelle le texte
évoquerait un équivalent de la réalité (équivalent schématisé, ou
« modèle » suivant la terminologie que nous avons adoptée), dans
lequel, déjà en partant des vocables ou des unités linguistiques
lexicalisées, les relations dans le « monde » référentiel, soit
formulées explicitement, soit découlant de la composition du texte,
soit encore déduites à partir du contexte, correspondraient aux
relations attribuées à la réalité. Ainsi par exemple, la phrase "il est
jeune et il est fragile, mais il est en même temps très vieux et il est
robuste" (RR : 21), serait dépourvue de sens indépendamment du
contexte dans lequel elle apparaît, car la contradiction catégorielle
qu'elle contient est incompatible avec notre vision du monde.30 Des
problèmes plus complexes apparaissent par exemple dans
l'interprétation de la phrase : "Au fond de la salle, un homme,
accroupi sur une table, égrenait un chapelet" (RR : 7), dans laquelle
« un homme » se rapporte au juge, et la salle est une salle de séances
au palais de justice. Pour son interprétation réaliste, il faudrait (1)
reconstituer la situation en recourant au contexte, (2) faire appel à un
ensemble d'entités imaginaires schématiques que les éléments du
texte pourraient évoquer (par exemple, faire appel au scénario
évoqué par l'isotopie des termes « palais de justice », « juge » et
« salle »), et (3) établir la correspondance entre la scène représentée
et le scénario ou le schéma. La divergence entre la scène telle qu'elle
est décrite et le schéma évoqué exige une explication qui ferait appel
à d'autres éléments de notre savoir sur la réalité (d'autres schémas
imaginaires). Dans la phrase interprétée ici, le lecteur doit pouvoir
justifier le comportement insolite du personnage, en l'attribuant par
exemple à la spécificité culturelle ou à la démence. S'il ne trouve pas
une culture, dans laquelle le juge reste accroupi sur une table lors de
la séance, et le comportement des autres personnages indique qu'il
54
trouvent son comportement normal, le modèle évoqué par le texte est
jugé inadéquat. Cela peut entraîner soit sa disqualification, soit une
recherche des intentions motivant une telle distorsion de la réalité.
Une autre prémisse qui semble indispensable à la critique
étroitement réaliste, c'est que la réalité elle-même est une donnée qui
peut constituer une base solide pour la vérification du modèle construit à partir du texte. Or, indépendamment des objections d'ordre
philosophique qu'une telle prémisse peut susciter, il se fait que le
texte du Regard du roi est construit de telle façon que la narration
adopte systématiquement le point de vue de Clarence, dont la fiabilité est constamment mise en question. Pour lui, la réalité n'est
certainement pas simplement « donnée » : il se perd en toutes sortes
de conjectures, et même s'il croit parfois s'y retrouver, la réalité reste
pour lui fondamentalement inconnaissable. Si, conformément à la
conception réaliste, la réalité est connaissable en général, mais ne
l'est pas pour Clarence, il devient indispensable de pouvoir justifier
ce cas particulier en se référant à une (ou des) constante(s). La
justification qui invoque les différences culturelles est souvent
avancée par les critiques, et suffit effectivement à expliquer bon
nombre de « déformations » trouvées dans le roman. Elle ne suffit
pourtant pas à motiver entièrement l'énorme distorsion de la réalité
que nous trouvons dans le roman, si nous l'interprétons dans une
perspective réaliste. Cette difficulté est bien visible dans l'interprétation donnée par Ph. A. Egejuru, qui finit par croire que Clarence
souffre d'une déficience mentale. Une telle explication peut effectivement sauver la cohérence du livre, mais, étant donné que la démence
de Clarence se justifie mal dans ce roman, Ph. A. Egejuru reproche à
Camara Laye de fabriquer le mystère, et d'adopter les stéréotypes
coloniaux dans sa représentation de la culture africaine.
Cela nous fait passer du modèle à l'intention de l'auteur, reconstituée sur la base du texte vu dans une perspective réaliste. La
critique des intentions ainsi inférées ne peut avoir un sens si l'auteur a
effectivement voulu donner une image réaliste dans son livre, ou si –
indépendamment de l'intention de l'auteur – une image ainsi conçue
constitue une phase ou un niveau nécessaires de la lecture en général.
La première de ces suppositions paraît difficile à admettre, si l'on
55
tient compte des énonciations de Camara Laye lui-même (à condition
évidemment qu'il soit l'auteur du livre). La deuxième est largement
commentée dans ce qui suit.
2.2. Lectures basées sur des corrélations
La corrélation – au sens que nous donnons à ce terme dans cette
étude – peut être définie comme un phénomène qui consiste en une
interaction, basée sur l'analogie, de deux phénomènes ou de deux
domaines. La corrélation affecte le sens des deux éléments impliqués,
en en modifiant la compréhension. Elle est un phénomène très
fréquent de la lecture et peut être considérée comme un cas spécial
de liens considérés généralement comme symboliques, au sens large
du terme.
A la différence de la lecture réaliste, dans les corrélations le
choix des catégories, auxquelles les éléments du textes sont
subordonnés, ne repose pas sur la relation d'inclusion, mais sur la
ressemblance de configuration d'éléments (d'ensembles d'attributs et
de relations). Nous trouvons des éléments d'une telle perception de la
réalité dans le texte même du Regard du roi. Lorsque par exemple
Clarence associe la muraille de la forêt à celle du palais, ou les
mouvements du pilon à l'acte sexuel, il crée des corrélations typiques.
La corrélation relie donc deux (ou rarement plus) domaines de
la réalité; dans la lecture du roman, au moins un de ces domaines est
un phénomène textuel au sens strict du terme, ou fait partie de la
représentation. Pour expliquer l'analogie (mais non pour la percevoir), on doit inévitablement recourir à des catégories abstraites :
impénétrabilité dans le cas de la forêt, forme et mouvement dans le
cas du pilon. La corrélation renvoie, par sa nature, à une analogie
imparfaite. Elle est basée sur des attributs ou des relations sélectionnés, et, le plus souvent, les catégories qui forment le « joint »
entre les deux éléments ne sont pas puisées directement dans le texte,
mais sont trouvées par conjecture. Il semble qu'au niveau psychologique, le « joint » peut impliquer des catégories inconscientes; c'est
lors de leur explication – de l'interprétation – que le recours à des
notions abstraites devient inévitable.
En général, la corrélation ne porte pas sur l'ensemble de l'oeu56
vre. Ses limites sont pourtant indéfinies. De même que l'allusion, elle
peut être étendue ou réduite en fonction des besoins de l'interprétation et des analogies perçues. Les mêmes domaines de la réalité
peuvent en outre être impliqués dans différentes corrélations, formant
des ensembles complexes d'associations. Ainsi par exemple le sort
de Clarence peut être relié par analogie à l'image du labyrinthe, au
motif récurrent des obstacles, ou à l'eau qui se fige et recouvre son
état de liquide, pour n'indiquer que les figures qui apparaissent dans
le texte; ces corrélations, loin de s'exclure, se complètent et s'enrichissent mutuellement.
Bien que la corrélation ne soit pas basée sur la relation d'inclusion, elle ne l'exclue pas pour autant. Bien plus, elle peut provoquer
à faire des généralisations, et à dégager dans l'oeuvre des significations universelles. C'est ainsi que, par exemple, le sort de Clarence,
avec tout l'ensemble complexe de corrélations dans lequel il peut être
impliqué, peut renvoyer à la condition humaine en général.
2.3. Lecture allégorique
Une lecture allégorique implique une opération de « substitution », lors de laquelle un élément de la représentation prend la
valeur d'équivalent d'une notion. L'identification du roi à Dieu en est
un excellent exemple. L'aventure de Clarence prend alors une
dimension spirituelle et devient la voie menant vers Dieu.
L'interprétation allégorique peut être considérée comme un cas
particulier de lecture basée sur des corrélation ou sur des allusions,
dans lequel l'interprétation d'un symbole ou d'une allusion dicte la
compréhension de l'ensemble de l'oeuvre. Ce qui est commun à ces
trois types de lecture, c'est l'opération de rejet, de « mise entre
parenthèses » ou de « narcotisation » des éléments non-pertinents
pour la compréhension du texte. L'allégorie, tout comme la corrélation et l'allusion, n'implique pas l'importance égale de tous les éléments du texte, mais, par sa nature, tend à faire apparaître ceux qui
constituent l'ordre essentiel du texte. Pourtant, à la différence de
l'allusion et de la corrélation, qui sont toujours imbriquées dans un
ordre différent de celui qu'elles dictent, et qui ne perd rien de son
importance et de la richesse de ses significations possibles, l'allégorie
57
instaure un ordre qui lui est propre, et remplace en quelque sorte
l'ordre primaire qu'elle interprète, en le privant de son importance.31
Les lectures allégoriques diffèrent de celles basées sur les corrélations et sur les allusions également par le fait qu'elles comportent
une leçon ou une exhortation. Le problème de la voie qui mène
Clarence vers Dieu est a priori marqué par une position axiologique.
Il est une transition du mal au bien. La tâche de l'interprétateur paraît
dès lors consister à identifier les éléments positifs et négatifs du
mûrissement spirituel de Clarence.32 La question de savoir pourquoi,
au sens moral, Clarence trouve le salut, devient la question centrale,
et la réponse fournie est généralement identifiée à l'intention cachée
de l'auteur. Mais, comme nous l'avons vu, les réponses peuvent être
fort variées : les critiques indiquent ici par exemple le détachement
des valeurs matérielles, l'abandon du sentiment de fierté et de
supériorité, l'apprentissage de l'humilité, l'amour et l'attente de Dieu,
etc. Une hiérarchie doit également être adoptée, qui fait que ces
éléments sont plus importants que les éléments négatifs : il trouve le
salut malgré ses péchés et son obsession des sens (dans une perspective chrétienne) ou en dépit des jeux de cartes, du penchant vers
l'alcool, et du manque des manifestations élémentaires de la foi
(dans une perspective islamique). Même si cette hiérarchie n'est pas
explicitement formulée par les critiques, elle est implicitement indiquée par le rejet de ces éléments, jugés moins importants.
Comme nous l'avons remarqué, l'ordre de l'allégorie est différent
de celui du texte. Il est lié aux concepts « substitués » aux éléments
du texte, et à leur valeur axiologique. L'allégorèse peut être
considérée aussi bien comme un mouvement partant du texte pour
découvrir l'ordre essentiel et caché du monde, que comme un
mouvement inverse, menant de la vision au texte. Le texte à lui seul
ne dicte pas l'interprétation allégorique. Celle-ci doit être présumée
par le lecteur, mais doit aussi être confrontée à l'ordre du texte avant
qu'il ne soit dominé ou supplanté par l'ordre dicté par l'allégorie.
Cette confrontation implique toujours une hiérarchisation, une
sélection et une catégorisation des éléments de la représentation. La
mise en valeur, par B. Obumselu, du fait que Clarence a été renversé
par la foule sur l'esplanade – fait qui n'a pas attiré l'attention des
58
autres critiques – est très caractéristique à cet égard. Il subordonne
cet épisode à la catégorie de fausse prostration devant Dieu, et
élimine de son champ de vision tout ce qui suggère la matérialité du
roi.
La tension entre le texte et son interprétation allégorique ne
disparaît pas avec l'apparition de cette dernière. L'ordre du texte,
réinterprété, mais aussi partiellement nié, reste toujours présent
d'une manière dans l'allégorie. Ainsi, une interprétation mystique du
Regard du roi reste encore possible, tandis qu'il est impensable de
l'interpréter dans une perspective islamique orthodoxe autrement
qu'en niant le caractère mystique de l'aventure de Clarence, et en
condamnant de dernier. Car l'islamisme orthodoxe ne permet pas de
nier l'importance des éléments tels que la dimension humaine du roi,
ou le manque de religiosité de Clarence. Ainsi donc, l'élément refoulé, nié par l'interprétation allégorique, ne perd pas automatiquement
toute son importance. Son manque de pertinence devrait pouvoir être
compris dans le cadre de l'interprétation proposée. Ce « malgré » ou
« en dépit de » fait partie de l'interprétation allégorique et peut même
être perçu comme un élément important de l'argumentation.
Mais il y a aussi des sphères « narcotisées » qui sont en bloc
reléguées dans la non-pertinence, et dont les éléments ne sont pas
intégrés dans l'interprétation. Un exemple d'une telle relégation peut
être fourni par le vol du vin chez le naba. D'autres éléments, comme
le personnage caricatural du juge, accroupi sur une table et s'endormant pendant la séance, ne sont intégrés à l'interprétation allégorique
qu'indirectement, en tant que composante d'un ensemble plus significatif (l'épisode du palais de justice étant traité parfois comme
l'image de l'insignifiance de la justice humaine).
L'allégorie peut intégrer des éléments très variés, et ne se limite
pas forcément à un seul type de catégories explicatives. Elle peut
intégrer des éléments de réalisme, aussi bien que des allusions, des
symboles et des corrélations.
En parlant de l'allégorie, on pense souvent à une symbolique
conventionnelle. C'est justement ce caractère conventionnel qui permet – pour certains auteurs – de la distinguer du symbole et décider
de sa monosémie relative. Pourtant, la conception de la lecture allé59
gorique présentée plus haut admet également le recours à des liens
symboliques non-conventionnels.33 L'interprétation du Regard du roi
subordonnée à l'idée du salut que l'Européen trouve dans la culture
africaine semble être un excellent exemple d'une lecture sinon allégorique, du moins très proche de l'allégorie. Elle propose une vision de
l'ensemble de l'oeuvre, et nous y retrouvons les mêmes opérations de
« substitution », la même intention didactique, le même chemin conduisant du mal vers le bien, que nous avons observés dans l'allégorie
proprement dite.
2.4. Lectures allusives
A un certain égard, la lecture allusive d'un texte est moins
risquée. Comme nous l'avons remarqué, elle n'a pas pour objectif de
constituer une vision de l'ensemble de l'oeuvre, ou – si l'on recourt
au concept de modèle – elle ne traite pas comme modèle l'oeuvre
dans sa totalité, mais seulement des ensembles choisis d'éléments et
de relations de la représentation,34 ce qui rapproche cette lecture de
celle basée sur les corrélations. Les éléments de l'allusion peuvent
être sélectionnés par le lecteur librement, par l'élimination de tout ce
qui ne contribue pas à une telle lecture et peut être considéré comme
l'effet d'une opération de camouflage. L'oeuvre est alors partiellement désintégrée, et la perception d'un tout peut éventuellement
résulter d'autres principes de lecture, dont l'interprétation allusive n'a
pas à se soucier. L'allusion est toujours, par définition, immergée
dans un ordre différent de celui auquel elle renvoie par sa signification.
Les lectures de ce genre sont extrêmement fréquentes et, pour
des raisons évidentes, apparaissent plus souvent durant des périodes
dans lesquelles il est interdit, dangereux ou inadmissible de parler
ouvertement de certains problèmes. Dans de telles situations, il
devient assez évident d'attribuer à l'auteur l'intention de camoufler la
véritable signification de son oeuvre. Si par exemple nous voyons
dans Le Regard du roi des allusions ironiques au rôle civilisateur des
Européens en Afrique, nous pouvons considérer comme effet de
camouflage aussi bien la dédiace ("A Monsieur Bernard CornutGentille, Haut Commissaire de la République en A.O.F. En
60
témoignage de respectueuse amitié"), que tout le motif mystique, qui
semble détonner dans une telle interprétation. La limite entre les relations constituant l'allusion et celles qui sont sans importance pour sa
compréhension peut être assez floue. L'interprétation allusive d'un
élément peut modifier la compréhension des autres, et – en s'étendant
à des relations de plus en plus nombreuses, peut s'approcher d'une
vaste corrélation, ou même d'une lecture allégorique. Une interprétation allusive ne doit pas forcément se référer à l'intention de l'auteur,
et dans ce cas elle est infalsifiable. A la différence de la lecture
réaliste, elle suppose une déformation de la réalité qui n'est pas
limitée a priori.
L'intention de camouflage n'est pas la seule que l'on puisse voir
dans l'ordre de l'oeuvre qui dépasse l'agencement local de l'allusion;
une telle motivation n'est même pas du tout nécessaire si l'on admet,
à la suite des formalistes, que ce n'est pas l'image (ou, pour nous, le
modèle) d'un domaine de la réalité (au sens large du terme, englobant
également le psychisme) qui confère à l'oeuvre son unité, mais les
lois qui régissent la narration. Ainsi, le fait que les significations allusives, que les critiques comme R. et A. Chemain ont dégagées dans
Le Regard du roi, soient imbriquées dans un ordre de type différent
(celui de l'initiation ou de l'aventure spirituelle de Clarence) fait que
la représentation allusive du sort subi par les Noirs est moins
prédictible, et par ce même fait plus intéressante.
L'analyse du jeu de correspondances et de déformations impliqué par la lecture allusive est extrêmement difficile. L'allusion, telle
qu'elle est conçue ici, consiste en une ressemblance incomplète mais
perceptible entre la représentation et le domaine auquel l'allusion
renvoie. Les divergences peuvent être considérées comme signifiantes
lorsqu'elles sont perçues comme une distorsion intentionnelle, mais
les limites de ce qui peut constituer l'intention allusive ne sont pas
bien nets. En plus, les allusions peuvent constituer un réseau de liens,
dans lequel le sens d'une allusion est complété ou modifié par
d'autres allusions ou même par d'autres types de lecture. Ainsi par
exemple l'allusion aux marabouts que certains critiques perçoivent
dans le personnage du mendiant peut éventuellement être conciliée
avec son rôle de « négrier à rebours » qui lui incombe si l'on applique
61
au texte la grille d'interprétation allusive qui consiste à filtrer les
éléments qui peuvent renvoyer au renversement des rôles dans les
rapports raciaux. Chacune de ces allusions renvoie à un ensemble de
liens analogiques différent. Elles peuvent apparaître comme concurrentielles ou comme liées entre elles d'une manière significative.
Dans ce dernier cas, si l'on prend également en considération les
inscriptions illisibles sur les portes du palais, pouvant facilement
renvoyer à l'écriture arabe, l'ensemble des allusions pourrait bien
renvoyer à la culture arabe qui servirait de référent à tous les trois
éléments.35 Comme nous l'avons vu, la lecture allusive se caractérise
par une grande souplesse, et elle peut restreindre ou élargir le champ
des significations, en incluant ou en excluant des catégories explicatives d'une part, et des relations expliquées d'autre part.
2.5. Lecture symbolique
Le symbole proprement dit doit son rôle à sa valeur évocative.
Dans les études qui lui sont consacrées, on trouve souvent la
conviction qu'il ne peut pas être réduit à un concept ou à un
ensemble de concepts. Sa signification peut être partiellement
rendue dans une paraphrase, dans un discours parallèle qui illustre
ses multiples connotations, mais son sens ne peut être épuisé, et il ne
peut être remplacé (cf. Ricoeur 1989). Le symbole de l'obscurité ne
renvoie pas simplement à la notion du mal, mais au domaine du mal
dans toute sa complexité, en même temps qu'il évoque l'ignorance,
l'horreur, etc. Dans cette perspective, le symbole dépasse et fait
éclater toute analyse des « mécanismes » présidant la lecture.
Le problème serait relativement simple, si le rôle du symbole se
limitait à évoquer un ensemble d'asssociations d'idées qui pourraient
être provoquées et renforcées ou affaiblies par le contexte. Il serait
alors un phénomène analogue aux autres phénomènes linguistiques,
et il pourrait être réduit à un ensemble de connotations. Une telle
conception du symbole conduit pourtant à une multiplication illimitée de sens lorsque nous avons à faire non pas à un symbole isolé,
mais à toute une configuration de symboles dont chacun fait partie
du contexte de tous les autres. Dans ce cas aussi les significations
peuvent se renforcer mutuellement, mais la complexité du symbole
62
conduit à une telle escalation de sens, que le monde symbolique
devient un monde sans limites. La valeur évocative de l'obscurité et
de la lumière, de la pureté et de la souillure, de la bestialité, du
labyrinthe, de l'eau et de la mer dans Le Regard du roi peut renvoyer
au domaine spirituel dans sa totalité.
Par rapport aux autres types de lecture, un problème particulier
apparaît. Dans une acception étroite du terme, le symbole ne peut
pas être traîté comme une transformation des données du texte. Dans
les autres cas, la distance entre le texte et la signification peut être
évaluée par le retour à un niveau plus élémentaire, par la réduction
du « surplus » de signification apporté par la lecture. Or, il n y a pas
d'itinéraire analysable qui mènerait du mot à la signification symbolique, tout comme il n'y a pas d'itinéraire menant du mot à ses
connotations culturelles. Dans ce dernier cas, il est encore parfois
possible d'établir un lien entre le mot et ses connotations, tandis que
le mot « obscurité » renvoyant au manque d'éclairage, et le mot
« obscurité » renvoyant au domaine du mal, bien que partiellement
impliqués dans des relations semblables (comme l'opposition avec la
lumière), évoquent des domaines complètement différents. De ce
point de vue, on pourrait parler de deux sens dinstincts du mot plutôt
que de connotations différentes. Entre le sens physique du mot et le
sens moral, il n'y a pas de lien analogique à celui que l'on peut
constater entre le sang et le rouge, ou entre la maternité et l'amour.
Comme dans le cas de la polysémie, le contexte ou – si le contexte
n'est pas concluant – l'attitude du lecteur décident de l'option pour
l'un ou l'autre sens du mot. Le rôle du lecteur est d'autant plus
important que le symbole, à la différence de l'allégorie, n'impose pas
un ordre de lecture totalisant, mais reste immergé dans un ordre de
type différent, tout comme la corrélation et l'allusion.
3. Lecture totalisante?
Il n'y a pas de raisons essentielles pour considérer les différentes
lectures, dont l'éventail a été exposé jusqu'ici, comme inacceptables.
On peut uniquement indiquer les inconvénients des différentes conceptions interprétatives, qui peuvent les rendre plus ou moins opportunes. Aucune d'entre elles ne fournit une vision pleinement satisfai63
sante et complète de l'oeuvre dans sa totalité; elles se limitent à
ouvrir des voies possibles à suivre dans la lecture.
La difficulté consiste entre autres en ce que Le regard du roi ne
s'inscrit pas d'une manière évidente dans une seule tradition culturelle
qui supposerait un ensemble de conventions de lecture bien déterminées; bien plus, quand nous essayons de nous référer à un ensemble
de conventions, quel qu'il soit, son adéquation limitée par rapport au
texte entraîne des doutes et des interrogations inévitables, comme si
une pluralité de lectures contradictoires et toujours insatisfaisantes
était inscrite dans le texte lui-même.
Il est pourtant possible de s'interroger sur la possibilité de
satisfaire l'idéal prôné par la tradition herméneutique, et de proposer
une lecture qui, sans éliminer les difficultés et les contradictions, les
engloberait en les considérant comme des éléments d'un sens nonapparent qu'elles contribueraient à dégager.
Le texte lui-même semble nous fournir des éléments d'une vision
de la condition de l'interprétateur. Dès les premières pages du roman,
il devient évident que le texte non seulement ne renvoie pas directement à une réalité historique, mais ne renvoie même pas simplement à une réalité imaginaire qui nous serait donnée indépendamment d'une instance médiatisante, d'un sujet dont nous suivons les
méandres de la pensée. Depuis le début, un filtre opaque (ou partiellement opaque) déforme et brouille l'image de la réalité. On pourrait
dire que ce n'est pas la réalité qui nous est donnée, mais une subjectivité indéfinie à laquelle nous devons constamment renvoyer ce
qui, dans le texte du roman, paraît comme un manque de transparence, comme la relation d'une perception, et non de l'existence
objective du monde dans lequel le personnage évolue.
Une des caractéristiques essentielles de cette subjectivité à
laquelle le texte du roman nous renvoie constamment,36 c'est l'indécision dans l'appréhension du monde de de soi-même. La plupart des
moyens linguistiques qui la rendent peut être trouvée déjà dans les
deux premiers paragraphes : affaiblissement des affirmations par la
conjonction « mais », présentation d'alternatives (« ou », « soit que...
soit »), recours au vocabulaire exprimant le doute ou la supposition
(« peut-être », « sans doute », « vaguement », « une espèce de... »,
64
les verbes « sembler » et « paraître »), ou, paradoxalement, le
recours à des moyens apparemment exprimant la certitude, mais qui,
dans ce contexte précis, suggèrent plutôt l'hésitation (le verbe
« devoir », les adverbes « certainement », « sûrement »).
Les noirs qu'il repoussait de part et d'autre ne protestaient pas,
mais ils ne faisaient rien non plus pour lui faciliter le passage : ils
ignoraient ou ils affectaient d'ignorer sa présence. [...] Il se sentait
pris alors dans cette foule comme dans une eau subitement figée ou
dans un sable vaguement mouvant, et il lui semblait qu'il perdait
souffle, mais peut-être s'endormait-il simplement : il émanait de
ces hommes étroitement agglomérés sous le ciel d'Afrique une
odeur de laine et d'huile, une odeur de troupeau, qui plongeait
l'être dans une espèce de sommeil. Certainement Clarence dut
s'endormir plusieurs fois. Puis petit à petit il émergeait de sa
torpeur, soit que l'odeur fût devenue moins forte, soit pour tout
autre motif; et il reprenait sa marche en avant (RR : 9; c'est moi
qui souligne, J.K.).
J. Sterk a qualifié ces procédés, très fréquents dans le texte, de
« technique d'approximation », en l'illustrant de l'excellent exemple :
Ce parasol, il lui semblait maintenant qu'il emportait sa
dernière chance. Ce n'avait jamais été une très grande chance et
quand la foule avait envahi l'esplanade, ce n'avait sûrement été
qu'une très petite chance : ce n'était rien, ce n'était plus rien, cela
avait même perdu le nom de chance (RR : 26).37
Ainsi, ce qui nous est donné au départ comme une « chance »,
est graduellement modifié, et s'éloigne de plus en plus du sens donné
à ce mot, jusqu'à sa négation. Parfois, le procédé prend le sens
inverse, et, comme dans la description de l'odeur de la forêt,
également signalée par J. Sterk, tend à cerner la réalité avec le plus
de précision possible, tout en restant dans le cadre de la subjectivité,
et n'arrivant qu'à une formule qui ne touche pas le fond des choses.
"Ce n'est pas tout à fait le mot, mais déjà c'est un peu le mot, et c'est
sûrement celui qui convient pour qualifier les abords de cette nappe
de parfums... etc" (RR : 89).
65
Cette dernière citation illustre parfaitement une des qualités
essentielles du Regard du roi. Le texte du roman simule l'approximation d'une réalité extérieure. Pourtant, cette réalité n'est pas
donnée au lecteur autrement que par le langage qui la présente,
tandis que les approximations qu'il trouve ne lui fournissent qu'un
ensemble de possibilités de l'appréhender et de la nommer. Elle est
d'ailleurs doublement médiatisée : le personnage ne la perçoit que
d'une manière indécise et complexe, et cette perception ne nous est
présentée que par des approches insatisfaisantes qui la suggèrent sans
pouvoir la cerner, des métaphores, des comparaisons, ou des formules dont le caractère provisoire est mis en évidence.
L'image du labyrinthe, qui revient à plusieurs reprises dans le
roman, semble s'imposer comme une métaphore qui rend bien la
complexité de la perception et de sa description : un choix initial de
formules qu'on abandonne, mais pas entièrement, car à chaque
tentative échouée nous avançons un peu : et l'opération est reprise.
Les moyens stylistiques et la technique de la narration, directement
ou indirectement, mettent constamment en question la fiabilité du
discours sur la réalité qui, pourtant, ne nous est accessible qu'à
travers ce discours. Nous sommes impliqués sans recours possible
dans les contradictions et les incertitudes qui s'y manifestent. Mais
rien que l'apparition de ces doutes suggère que le monde représenté
dans Le Regard du roi dépasse l'ordre du discours; autrement, le
doute ne serait qu'une attitude affectée ou une enjolivure, et rien ne
l'indique dans ce roman. A travers le langage, Clarence essaie
visiblement de comprendre la réalité, de l'apprivoiser, de ramener ce
qui est nouveau à des catégories déjà connues. Le narrateur, qui –
sauf dans quelques cas signalés plus haut – est invisible autrement
qu'à travers la troisième personne de la narration qui provoque le
lecteur à prendre un peu de distance par rapport au personnage; il
n'est pas là pour trancher ou pour départager ce qui est extérieur et
ce qui intérieur, ce qui est la réalité et ce qui est sa perception.
Sur l'esplanade, Clarence voit des fresques sur les murs du
palais et les croit réelles. Il ne peut essayer d'en déchiffrer le dessin
qu'en les associant à des schémas connus. Il y en a plusieurs, les
fresques pouvant représenter des scènes guerrières, des offrandes ou
66
des scènes pastorales. Clarence ne sait pas, et on pourrait croire que
cette incertitude découle de l'aliénation de Clarence, qui est étranger
à la culture africaine. Pourtant, les garçons qui y voient des
offrandes, ou au moins l'affirment, s'embrouillent dans leur interprétation, sans dissiper le doute. Finalement, les fresques et les murs
du palais disparaissent, et un autre doute apparaît : est-ce que ce qui
semblait être la réalité l'était indépendamment du sujet, ou n'était
qu'une illusion? Le même doute s'étend aux cris des victimes que
Clarence avaient entendus. L'incertitude portant sur le signe s'étend à
la réalité.
Dans la forêt, Clarence voit les arbres, les villages et les gens,
mais ne sait pas les inscrire dans un schéma qui les organiserait et
leur donnerait un sens. Le seul schéma qu'il peut appliquer aux nombreux sentiers est celui du labyrinthe. Cette fois-ci, les différences
culturelles sont indiquées dans le texte comme la cause de son sentiment d'égarement. Le mendiant, qui se perd peut-être de temps en
temps, et doit rebrousser chemin, sait franchir ce labyrinthe, et le
conduit là où il veut. La subjectivation n'est donc pas totale, et l'homme n'est pas, vis-à-vis de la réalité – ou de ce qui lui paraît être la
réalité – totalement impuisssant. Il peut l'appréhender suffisamment
bien pour pouvoir se fixer des objectifs, et pour les réaliser.
Le manque d'expérience n'est pourtant pas la seule cause de
l'égarement de Clarence. L'autre cause, clairement indiquée dans le
texte, c'est « l'invasion des sens », attribuée à l'effet des odeurs. Et si
sur l'esplanade Clarence essayait encore en vain de se référer à un
schéma plus ou moins rationnel, dans la forêt l'élément rationnel est
presque entièrement absent. La forêt apparaît comme une réalité de
symboles et de corrélations. A aucun moment, elle ne nous est donnée dans son existence objective; elle n'est pas « extérieure », mais
ne peut pas non plus être ramenée à une présence « intérieure » par
rapport à Clarence. La perception et la projection sont inséparables.
Ces descriptions font penser à celles que l'on trouve dans les
premiers romans d'A. Robbe-Grillet. Chez ce dernier – quoi qu'en
dise R. Barthes (1964) – elles consistent souvent à projeter les états
d'esprit des personnages sur la réalité décrite, qui est privée d'une
existence indépendante, évoquée par un langage transparent. Or, on
67
dirait que la description de la forêt est un cas illustrant parfaitement
ce principe. Elle se situe pourtant à l'antipode des descriptions de
Robbe-Grillet. Au détail concret et dénué de signification en soi, on
peut opposer l'accumulation de symboles (lumière, obscurité, mer),
de comparaisons et de métaphores qui renvoient à ce qui n'est ni le
sujet, ni l'objet de la perception en soi. La description de la forêt peut
être vue comme une tentative d'approcher le domaine dans lequel la
subjectivité et l'objectivité sont inséparables; le domaine primaire de
la connaissance, dans lequel le sujet et l'objet ne nous sont pas
donnés, et doivent seulement être construits. Cette écriture rend d'une
manière aiguë l'existence dans le monde qui n'est pas la perception
pure, et n'est pas rationalisée, mais est déjà médiatisée par l'image et
par le symbole.
Il est intéressant de remarquer que la suggestion que ce que
Clarence perçoit peut n'être qu'une projection de ses désirs et de son
attente, nous est donnée expressis verbis vers la fin du roman. Elle
porte sur la présence du roi, et sur la scène que presque tous les
critiques considèrent comme fournissant la clé du roman :
Toute sa vie, lui semblait-il, il avait attendu cette scène. Maintenant qu'il la voyait, il ne savait pas si elle était réelle ou si elle
n'était qu'une image que ses yeux projetaient; une image depuis si
longtemps formée et si souvent répétée, que les yeux finalement la
voyaient en dehors de toute réalité (RR : 251).
A la lumière de ce qui a été dit plus haut, « le réel » et
« l'irréel » doivent être vus non comme des catégories objectives,
mais comme une distinction faite par le sujet, pour lequel elles
peuvent résulter de son état d'esprit aussi bien que des conventions
culturelles. L'opposition entre ces deux domaines, essentielle pour la
culture européenne, est moins évidente dans d'autres cultures.
Camara Laye s'est exclamé lors d'une interview : "La vérité c'est le
rêve!" (Leiner : 165). Dans cette perspective, la question du réel et de
l'irréel ne peut porter que sur « le réel pour... ».
Ce qui a été dit n'épuise pas la question, car l'idée que la réalité
existe indépendamment de la perception est inscrite dans le roman.
Dans la deuxième partie du Regard du roi, pendant un certain
temps, la réalité est perçue par Clarence comme une simple donnée.
68
Les marques d'incertitude, si caractéristiques dans la première partie,
disparaissent. Pourtant, dans ce qui suit, il devient clair que cette
réalité était trompeuse, et que toute une série d'éléments dont Clarence n'était pas conscient en modifient totalement le sens. Cette
modification n'est possible dans ce roman que lorsque le personnage
étend ce qu'il perçoit comme l'ordre essentiel du monde qui l'entoure,
à des éléments qu'il n'avait pas remarqués, auxquels il attribuait un
sens différent, ou qu'il repoussait comme dépourvus de signification.
Ce processus est décrit expressis verbis lorsque Clarence se rend
compte du rôle qu'il joue dans le sérail du naba :
Dans l'esprit de Clarence aussi, dans sa nuit aussi, il y avait eu
d'abord un premier trait de lumière, un trait qui blessait; et puis
tout s'était éclairci, tout s'était violemment et cruellement illuminé
[...]. Toutes ces choses qui jusqu'ici ne l'avaient pas frappé, qui
l'avaient inexplicablement laissé de marbre, brutalement lui tombaient sur la tête (RR : 182).
L'ordre nouvellement perçu ne vient pas simplement compléter
l'ancien. Il le rend inadéquat, en entraînant une appréciation différente de l'entourage et de soi-même.
L'idée que la réalité peut être conçue différemment par différentes personnes, et rester identique à elle-même dans cette pluralité, est
exprimée par Samba Baloum :
– Appelle la chose comme tu voudras, mais c'est le nom que je
lui donne. Peut-être ne correspond-il à rien; et peut-être est-il le
signe d'une chose réelle [...].
– Le mendiant appelait cela « faveur ».
– Je l'appele « pitié », dit Diallo.
– Donnez à la chose le nom qu'il vous plaira [...]. Et laissezmoi l'appeler « chance ». Le mot me convient (RR : 248-249).
Quelques constatations portant sur la vision de l'homme et du
monde potentiellement contenue dans Le Regard du roi peuvent être
tirées de ce qui a été dit plus haut.
1. L'homme voit le monde (mais aussi le texte ou tout ce qui
prend la forme d'un signe) à travers son expérience intériorisée; celleci inclue des catégories, des concepts et des schémas qui permettent
69
de le percevoir, de le décrire et de l'interpréter, une symbolique qui
influence notre attitude envers la réalité perçue comme extérieure,
mais aussi envers nos propres besoins et nos instincts inconscients, et
finalement, les valeurs qui s'imbriquent dans notre expérience de la
réalité.
2. La connaissance peut être vue comme un processus, dans
lequel ce qui est inconnu est ramené à ce qui est connu. Le monde
perçu n'est pas identique au monde interprété (ordonné par référence
à des schémas culturels, à des symboles, ou à ce qui est considéré
comme rationnel); entre ces domaines, une tension subsiste, que
l'homme tend à liquider. Mais la réalité déborde toujours la vision
qui l'interprète. Elle ne peut être ramenée à l'expérience subjective,
car celle-ci change et s'enrichit au contact de ce qui lui est extérieur.
Un conflit permanent entre le connu et l'inconnu en résulte, en
entraînant une cumulation d'alternatives souvent insolubles.
3. La pluralité d'expériences et de visions la plus frappante apparaît au contact des cultures, mais des visions alternatives existent
également au sein d'une seule culture, et même chez l'individu. Aucune vision n'est définitive. Leur confrontation n'est jamais définitivement tranchée; elle peut seulement conduire vers une vision plus
complexe, plus adéquate à l'expérience et aux attentes qu'elle est
censée satisfaire.
Dans la poétique du roman, à différents niveaux, on trouve
aussi inscrit le soupçon que le besoin de dépasser les conflits propres
à l'expérience n'est qu'un élément formant notre vision de la réalité,
comme c'est le cas de l'instinct sexuel dans la description de la forêt;
l'expérience d'une union mystique avec Dieu peut n'être finalement
que la projection d'un espoir et de besoins inconscients. Mais dans un
monde où l'objectivité et la subjectivité restent inséparables, la
question de savoir si l'union mystique avec l'absolu est réelle est sans
fondement. Dans « le monde pour », le besoin de l'union implique nécessairement l'existence de cet absolu.
En contrepoint à ces réflexions, on peut rappeler un passage de
L'Enfer-ciel, journal d'un condamné à mort de Robert Poulet. Cet
écrivain peu connu était, selon A. King, un ami de Camara Laye, et
lisait ses manuscrits pour la maison d'édition Plon. Dans ses premiers
70
livres, nous trouvons la même fascination par ce qui reste inexplicable dans l'homme, par ce qui tend vers l'idéal et vers l'expérience
de l'absolu. Pour lui, la création d'un ordre idéal incombe à la
religion et à l'art, et il imagine que le dernier homme sur la terre
pourrait encore sculpter une statue de pierre au milieu d'un monde
désert, et s'endormir en contemplant l'image absolue et gratuite de la
beauté (Poulet 1952 : 23). Tout comme l'auteur du Regard du roi, il
était fasciné par le caractère conventionnel de la dinstinction entre ce
qui est réel et ce qui est irréel. Dans Handji (1931), il met en scène
deux officiers qui – coupés du monde entier – créent par leur
imagination un personnage féminin qui devient une partie de leur
réalité. Dans La Hutte de Cochenille (1953), la tribu des Igrognules
enlève une femme européenne qui – selon eux – incarne une déesse.
Et son caractère divin est pour eux tout aussi réel que – pour elle – le
ridicule de sa situation. Mais c'est dans son Livre de quelques-uns
(1957) que nous trouvons l'expression la plus complète de la conviction que pour reconnaître l'existence de Dieu, le besoin humain de
son existence est une raison suffisante. Dans les énoncés des deux
personnages, qui forment le texte du livre, nous retrouvons le même
mysticisme que dans Le Regard du roi, la même idée que la
perception du monde n'est pas, ou n'est pas suffisamment réelle, que
la vie ici-bas est une transition, pleine d'inquiétude, vers ce qui
dépasse le monde connaissable.
Dans l'atmosphère de doute qui plane sur le véritable auteur du
Regard du roi (cf. King 1980, Kesteloot 1982, Chemain, Kunze
1991), il semble important de souligner qu'il paraît tout à fait
improbable que R. Poulet soit le véritable auteur de ce roman.38 Bien
qu'il y ait une ressemblance notable, au niveau du sens, entre les
livres en question, le style de Poulet diffère très nettement de celui du
Regard du roi. Dans aucun de ses livres, ni à cette période, ni plus
tard, nous ne trouverons les techniques d'approximation et le langage
métaphorique qui rendent si bien le doute portant sur le monde dans
le roman publié par Camra Laye. Le langage de R. Poulet est un
langage de constatation de la vérité, même si cette vérité est
différente pour différents personnages de ses livres. On dirait que
71
pour R. Poulet le monde subjectif est réel et n'a pas besoin d'une
légitimation autre que le fait d'être vécu.
Quoi qu'il en soit, Le Regard du roi a été conçu dans l'atmosphère intellectuelle de cette époque et de ce milieu. Ce qui le distingue aussi bien des autres romans de Camara Laye que de ceux de
R. Poulet, c'est la façon de laquelle les procédés d'écriture traduisent
la situation de l'homme dans le monde. Car la situation du lecteur
reste dans ce livre en corrélation étroite avec la condition cognitive
de l'homme reflétée dans le texte. Comme il a été signalé plus haut,
rien ne nous est simplement donné dans Le Regard du roi, outre
l'évidence trompeuse du langage. Celui-ci, avec sa subjectivation, sa
richesse de comparaisons, de métaphores et de symboles, nous
renvoie à une subjectivité qui est en formation constante, au contact
de la réalité. Ce que le lecteur y trouve, ce n'est pas le monde
représenté, mais des ensembles de conjectures, de doutes et de
perceptions sans cesse réinterprétées et remises en question.
Comme pour Clarence au contact du monde, notre perception
du texte dépasse toujours l'ordre que nous pouvons attribuer à ce dernier. Le texte est autre chose, et quelque chose de plus que son interprétation, non seulement à cause du schématisme inévitable de celleci, mais parce que l'interprétation implique une sélection et une
complémentation subjective, et elle ne propose qu'un ordre provisoire
de lecture. La plurisémie du texte et celle du monde, l'égarement
dans l'un et dans l'autre, s'interpénètrent et se complètent. Le roman
en tant que signe fournit non seulement un modèle de la réalité,
mais aussi un modèle de lecture. La différence entre la compréhension du monde et la compréhension du signe est encore une fois
effacée.39
L'interprétation proposée ici situe du Regard du roi au sein des
préoccupations qui ont fortement marqué le roman français des
années 50. C'est au cours de la deuxième moitié de cette décennie
que mûrissaient en France les différentes conceptions qui rattacheront la technique narrative à la vision du monde et à la perception de
la réalité, dans ce qui a été appelé le « nouveau roman », mais qui
étaient apparues bien plus tôt chez Flaubert ou chez Proust, et – à
l'étranger – chez Kafka, chez Faulkner ou chez Joyce. Le Regard du
72
roi précède pourtant les réflexions d'A. Robbe-Grillet ou de
M. Butor sur le roman, et constitue un phénomène à part.
Il est nettement plus difficile de rattacher ce roman à la
littérature africaine de l'époque. Il est vrai que là aussi une recherche
de formules différentes était en cours, même si elle ne se traduisait
pas par une réflexion théorique, et les textes tels que Ngando le
crocodile de P. Lomami-Tchibamba (1948) en témoignent. Dans la
littérature d'expression anglaise, A. Tutuola suivait encore de très
près la tradition orale, comme le faisaient de nombreux auteurs
francophones, et il est difficile de le rattacher au roman. L'oeuvre de
C. Ekwensi n'est pas très originale, Burning Grass mis à part, mais
ce roman n'a été publié qu'en 1962. Ch. Achebe publiera son premier
roman seulement en 1958.
Notes
1 Le roman africain sera pendant des années presque entièrement
dominé par le courant réaliste, souvent avec une tendance prononcée au
didactisme. Les exceptions sont extrêmement rares et il était plus facile
d'en trouver parmi les courtes oeuvres narratives (Légendes africaines de
Bernard Dadié, Véhi Ciosane d'Ousmane Sembène, La Récompense de la
cruauté de Lomami Tchibamba, etc.), qui puisaient souvent dans les
traditions orales, et parmi des oeuvres qu'il est difficile de classer dans les
catégories généralement acceptées (Cet 'autre' de l'homme de Boubou
Hama et autres). En 1968, Ahmadou Kourouma dans Les soleils des
indépendances et Yambo Ouologuem dans Le Devoir de violence
marquent leur distance vis-à-vis du réalisme conçu à l'occidentale, mais il
faudra attendre la fin des années 70 et le début des années 80 pour voir
des ouvrages plus nombreux rompre ouvertement avec la tradition réaliste
(je pense entre autres aux romans du Guinéen Thierno Monénembo, du
Congolais Sony Labou Tansi et, parmi les auteurs d'expression anglaise,
au Nigérian Ben Okri).
2
Seule la scène du jugement de Clarence y fait exception : conçue
visiblement comme une caricature, elle montre un juge égrenant un chapelet, accroupi sur une table. Ben Obumselu (1980 : 16-17) l'associe à
l'attitude critique que les soufis adoptaient vis-à-vis de l'islam légaliste orthodoxe. Il est vrai par ailleurs que les mouvements mystiques tels que le
soufisme n'attachent pas aux manifestations externes de la foi l'importance qu'elles ont pour l'islam orthodoxe.
73
3
L'idée de la « petite hidjra » était postulée par Al-Hadj Umar Tall
(Rimah, II, p. 209). S. Lee n'y fait pas allusion.
4
M. Lings (1975 : 61-62) écrit que le feu est le symbole de la Certitude, du plus haut degré de la croyance, dans lequel le croyant s'identifie
avec la vérité. Il décrit les trois étapes qui mènent à la Certitude, dont
parle B. Obumselu, comme the Lore of Certainty (la Parole de la
Certitude), the Eye of the Certainty (l'Oeil de la Certitude), et the Truth of
the Certainty (la Vérité de la Certitude).
5
Ces cinq devoirs, appelés "les piliers de la foi », sont : (1) la
confession de foi qui consiste à prononcer la formule "Il n'y a pas de Dieu
autre qu'Allah, et Mohammed est son prophète", (2) la prière faite cinq
fois par jour, (3) l'aumône, (4) le jeűne observé pendant le mois du
ramadan, et (5) le pèlerinage à la Mecque, faite au moins une fois dans la
vie.
6
Les auteurs disent plus clairement que "ce roi de chair et d'or, qui
visite ses vassaux en pompeux équipage, [...] cherche en réalité l'« l'élu »
qu'il emmènera dans son Royaume d'En-Haut, pour l'Eternité" (Mercier et
Battestini : 33).
7
Nous pouvons voir p. ex. que le feu apparaît dans un tout autre
contexte dans l'Ancien Testament, où il est associé à l'image de la gloire
de Dieu (L'Exode, 24, 17). Dans le Nouveau Testament, dans L'Apocalypse de Saint Jean (1, 14), les yeux de celui qui ressemble à un fils
humain sont comparés à la flamme du feu. Le feu peut donc être associé à
Dieu et au Christ, et non seulement à l'enfer ou au purgatoire. Dans "le
trait de feu » qui transperce Clarence dans la scène finale du livre nous
pouvons retrouver la même ambivalence que l'on rencontre dans la
symbolique du feu dans les Ecritures. Selon S. Awierincew (1988 : 189),
dans l'Ancien Testament, le feu avait entre autres le sens d'une épreuve et
d'une transformation ennoblissante, et dans le mysticisme pré-chrétien il
était associé à la pensée et à la substance spirituelle. S. Awierincew
signale aussi que le paradigme de la transformation par le feu était commun au mysticisme des premiers temps du christianisme et à l'alchimie :
"La voie qui mène la matière vers la luminescence alchimique est une
voie épineuse – elle passe par les souffrances par le feu et l'informité
avilissante. [...] la symbolique de l'ultime humiliation menant vers la
gloire, la symbolique de la décomposition définitive avant l'accès à
l'Eternité, c'est la symbolique chrétienne" (Awierincew : 195).
74
8
Dans une lecture actuelle du roman ce problème peut ne plus apparaître, étant donné que l'église accepte des mouvements de danse exécutés
par le choeur pendant la messe en Afrique. En 1954, le fait d'associer
Dieu à la danse devait être plus surprenant.
9
J. Jahn a été critiqué pour le schématisme de ses conceptions et
pour ses généralisations injustifiées. Une polémique ouverte avec son interprétation du Regard du roi peut être trouvée chez J. A. Ramsaran (Jahn
et Ramsaran 1958/1980). Ce qui mérite d'être souligné, c'est que c'est justement – et paradoxalement – le motif religieux, dont l'importance est
soulignée par J. Jahn, qu'il est difficile de concilier avec l'idée d'une
"leçon de sagesse africaine » fournie par Le Regard du roi, à moins que
nous considérions que celle-ci se manifeste non par une vision spécifiquement africaine du monde, mais par la capacité de former des croyances
syncrétiques.
10
C'est un malentendu évident. Effectivement, Clarence accepte
dans la suite du livre le mode de vie propre aux gens d'Aziana, et semble
n'accorder aucune importance au confort. Pourtant, la saleté du caravansérail et les essaims de mouches qui y voltigent le remplissent de dégoűt,
et ne lui enseignent pas le dédain du confort des hôtels fréquentés par les
Européens. A. C. Brench semble confondre ici le plan de la lecture (ou
d'une des lectures possibles) et celui de l'évolution du personnage.
11
A. C. Brench est pourtant loin d'interpréter le livre dans l'esprit
chrétien. D'après lui, l'idée du livre est que les Blancs doivent nécessairement adopter une attitude d'humilité vis-à-vis de la culture africaine.
12
L. S. Senghor, Liberté I, cité d'après A. J. Smet, (1975, vol. I, p.
25).
13
Cette formule, attribuée ici à Clarence, n'apparaît nulle part dans
le livre et présente un exemple typique de l'opération qui consiste à
compléter les données du texte par des éléments puisés dans des images
stéréotypées ou des entités imaginaires schématiques.
14
Ph. A. Egejuru semble ne pas tenir compte de la suite du roman,
où l'aliénation de Clarence provoque la crise la plus accentuée de tout le
roman. Si l'on tient compte de ce que disent les autres personnages,
l'assimilation de Clarence reste problématique. Ainsi donc, lorsque Akissi
dit "Si tu n'étais pas un Blanc..." (RR : 153), Clarence répond "Tu veux dire
que je suis plus noir qu'un noir?". Ceci montre bien la différence de
perspective adoptée par les personnages, et est un exemple parfait de la
façon arbitraire, et peut-être contraire à l'intention d'Akissi, de laquelle il
75
interprète ses paroles. Cependant, dans le dernier chapitre, Akissi dit en
effet : "Il t'aura pris pour un homme blanc", ce qui implique que, pour
elle, le naba est prévenu contre les Blancs, mais que Clarence n'en est pas
un. L'abréviation "RR" renvoie toujours au Regard du roi, Paris, Plon
1954.
15
Ainsi p. ex. le fait de souligner que "les gens d'Aziana étaient
propres" (RR : 135), qui contredit le stéréotype de « Nègre sale », reflète
également la hiérarchie des valeurs dictée par ce stéréotype.
16
Conformément au stéréotype répandu en Europe, il traite
initialement Dioki comme une charlatane, et il se moque d'elle : "Tu veux
dire qu'elle ne débite que des calembredaines? dit Clarence. Elle te tire les
vers du nez et elle les sert sur un plateau d'argent" (RR : 212).
17
Lorsque, quelques années plus tard, A. Robbe-Grillet affirmera la
primauté de l'écriture, sa position sera radicalement différente de celle
que l'on peut voir dans Le Regard du roi. Il est pourtant étonnant que
certaines descriptions, comme celle du palais royal, se rapprochent de
celles que l'on trouve dans les premiers romans de Robbe-Grillet. Nous
pouvons voir, chez Camara Laye (ou du moins dans le texte qu'il a publié
sous son nom) aussi bien que chez l'auteur de Le Voyeur et de La
Jalousie, une distorsion dans la perception du monde, bien que la technique utilisée pour la révéler chez les deux écrivains soit complètement
différente. Dans Le Voyeur aussi bien que dans La Jalousie (mais non
dans Dans le labyrinthe) la distorsion est liée à une caractéristique
dominante du personnage à travers lequel la réalité est perçue (un sadique
ou un mari jaloux). Dans Le Regard du roi la réalité n'est pas déformée
d'une manière aussi évidente. Le caractère même de cette déformation
reste indéfini et difficile à saisir, tout comme – dans une certaine mesure –
le sujet (le protagoniste) l'est pour lui-même. Pourtant, dans Le Regard
aussi bien que dans Le Voyeur ou dans La Jalousie, il est impossible
d'éliminer le masque pour révéler la réalité qu'il recouvre. Et bien que
chez Camara Laye ce phénomène semble être lié au sentiment de mystère
qui domine dans ses premiers livres, et chez Robbe-Grillet il découle de la
primauté de la parole qui seule nous est donnée dans l'oeuvre littéraire,
l'effet littéraire est parfois semblable. Cette ressemblance peut résulter
d'inspirations littéraires communes (Flaubert, Kafka, etc.), mais elle nous
fait penser aussi que – étonnamment – Le Regard du roi est très proche
du climat intellectuel de l'époque.
76
18
Il suffit de tenir compte du personnage du maître des cérémonies;
bien qu'il soit présenté comme un personnage antipathique, et que les
idées qu'il exprime s'avèrent partiellement fausses, il reste un membre de
la société d'Aziana au même titre que les autres. L'opposition est également brouillée par le fait que l'instinct sexuel, tout au long du livre, est lié
à l'ombre et à l'obscurité, tandis que le roi, dans lequel on a tendance à
voir l'incarnation des valeurs africaines, est toujours associé à la lumière.
19
Même dans l'attitude de Clarence envers le roi, nous trouvons au
début un passage signifiant : "[...] il semblait qu'on pűt aimer d'amour ce
frêle adolescent, on le pouvait en dépit de la nuit de son teint... [...]. Ces
ténèbres pourtant apportaient à l'amour sa fine pointe; oui, elles le
maintenaient à distance, elles l'empêchaient de se transformer en on ne
sait, ou on ne sait que trop, quelle injurieuse bestialité" (RR : 22).
20
Ainsi, pour ne parler que des oeuvres citées par Mercier et les
Battestini (1964/1971 : 30), L'Aventure ambiguë de Ch. H. Kane a été
publiée en 1961, et Kokoumbo, l'étudiant noir d'Aké Loba en 1960.
21
Les références à la situation des immigrés actuels semble un
anachronisme. La traite des travailleurs africains semble avoir pris des
proportions vraiment importantes après les indépendances.
22
L'idée que la scène finale du roman symbolise la mort de Clarence
peut être retrouvée dans d'autres écrits critiques, mais cette proposition est
généralement traitée comme une des nombreuses possibilités d'interprétation de la fin du livre. Ainsi p. ex. Ch. R. Larson (1972 : 223) voit dans
cette scène une mort symbolique telle qu'on la trouve dans les rites de
passage; elle est précédée par la purification du personnage.
23
Cette remarque illustre parfaitement le rôle des associations schématiques (frames) dans la lecture du texte. Aucun des critiques ne doute
que Clarence est un Européen, bien que cela ne soit dit nulle part dans le
texte. La constatation que Clarence, en tant que Blanc dans une Afrique
coloniale, est un Européen, est parfaitement légitime s'il n'est pas dit dans
le texte qu'il en est autrement.
24
Le livre intéressant de J. Bougeacq (1984), ne parle malheureusement que du premier roman publié par Camara Laye.
25
S. Lee se réfère ici à l'exposé présenté à Londres, lors d'une conférence consacrée à la culture mandingue, en 1972. On peut signaler ici
également l'interview qu'il a accordé à J. Leiner (1975).
26
Les conceptions qui indiquent un « surplus » d'information dans
une oeuvre littéraire, apparaissant p. ex. chez Y. Lotman, semblent faire
77
cas justement de ces phénomènes, ou plus exactement des processus
nombreux de transformation du texte auquel différents systèmes d'éléments significatifs (de codage chez Y. Lotman) sont appliqués.
27
On doit souligner que dans cette phase de compréhension il est
déjà possible de noter des différences importantes dans les interprétations
du texte.
28
Ces catégories semblent être essentielles pour la perception du
niveau axiologique dans la tradition orale de certains peuples africains.
Dans les grandes formes narratives, et surtout dans le roman moderne,
leur rôle n'est pas aussi important, mais – comme nous pouvons le voir
dans différentes interprétations du Regard du roi – elles constituent
toujours un facteur important ordonnant la lecture du texte.
29
La réalité elle-même peut être conçue de différentes manières, en
partant des positions objectivistes extrêmes, et en finissant par celles qui
voient la réalité comme un produit des conventions linguistiques. Dans ce
dernier cas, les remarques qui suivent perdent beaucoup de leur
pertinence.
30
Ch. Gudijiga (1966 : 144) évoque explicitement cette contradiction, et y trouve un argument en faveur d'une lecture symbolique : "Ce
prince est un être transcendant, car les hommes ne sont jamais jeunes et
vieux en même temps".
31
P. Ricoeur par exemple (1989 : 137) souligne cette caractéristique
de l'allégorie qu'il oppose à la métaphore et au symbole.
32
Cette situation ressemble à bien des égards à celle que j'ai essayé
de présenter dans une étude portant sur la perception de la culpabilité et
du châtiment dans un conte des Babira du Haut-Zaďre (Krzywicki 1987).
L'identification des catégories de faute et de punition, dictée par l'agencement du récit, y précédait visiblement la reconnaissance des comportements coupables.
33
L'exemple analysé par P. Szondi (1975/1986) indique que l'allégorèse peut dans certains cas proposer une lecture créative du texte, qui
subit ensuite un processus de conventionalisation. Cette lecture puise
pourtant dans un répertoire d'idées préconçues.
34
Dans certains cas particuliers, une simple phrase ou même un
fragment de phrase peut être perçu comme une allusion. Il est évidemment difficile de parler dans ce cas de modèle, du moins dans le sens
attribué ici à ce concept. Pourtant, en ce qui concerne Le Regard du roi,
78
ce cas paraît sans importance. Aucune étude ne porpose une telle
fragmentation du texte dans la recherche des allusions possibles.
35
Une telle proposition n'a été avancée dans aucune des études
critiques analysées ici, mais elle est potentiellement possible conformément aux mêmes principes qui ont guidé R. et A. Chemain. L'incertitude
portant sur l'auteur du livre peut neutraliser l'argument selon lequel il est
peu probable qu'une telle intention puisse être attribuée à Camara Laye.
Par ailleurs, la malice que R. et A. Chemain perçoivent dans Le Regard
du roi ne correspond pas non plus à l'image que Camara Laye donnait de
lui-même.
36
Seuls deux ou trois passages du roman (p. 85-86, 90, et 91-92)
nous font sentir qu'un sujet autre que Clarence intervient dans la narration. L'ambiguďté de la focalisation est souvent maintenue, car les limites
du discours indirect libre, fréquemment employé, restent imprécises, mais
la domination du point de vue de Clarence est évidente.
37
Cité ici d'après J. Sterk (1975 : 65); c'est lui qui souligne.
38
Mme L. Kesteloot m'a expliqué qu'un jour Camara Laye est venu
chez elle, assez déprimé, et elle lui a demandé à brűle-pourpoint qui a
écrit Le Regard du roi. Camara Laye a répondu que c'était un ami, lecteur
chez Plon. La personne de Robert Poulet était évidemment celle qui s'imposait, mais le résultat de la recherche menée dans ce sens est négatif. Il
aurait pu inspirer Le Regard du roi, mais il est hautement improbable
qu'il l'ait écrit. L'hypothèse avancée par C. Kunze (1991), selon laquelle
M. Leiris aurait pu écrire ce roman dans sa jeunesse, paraît tout aussi peu
plausible.
39
La multiplicité des interprétations qui découle des références
nombreuses et des différences de lecture, est augmentée par la situation
incertaine du roman par rapport à la culture africaine aussi bien que par
rapport à la culture européenne. L'identité culturelle de Camara Laye luimême peut difficilement servir de repère. Né dans une famille de forgerons malinké qui était fortement imprégnée des croyances traditionnelles,
mais qui adhérait à l'islam, il a été éduqué dans un système de scolarisation européen, et a vécu un temps en Europe. La mise en doute de l'authenticité du texte, et l'incertitude portant sur le rôle de Camara Laye et
de ses collaborateurs éventuels (à supposer que l'interprétation des paroles
de Camara par Lylian Kesteloot soit allée trop loin), rendent encore plus
douteuse toute référence à l'auteur.
79
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