Souffrances et joie dans la première lettre de Pierre

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Souffrances et joie dans la première lettre de Pierre
SOUFFRANCES ET JOIE
DANS LA PREMIÈRE LETTRE DE PIERRE
F. Manns
L’auteur de la première lettre de Pierre aime manier le paradoxe: il n’hésite pas à réunir le verbe « exulter » (agalliasthai) et « être attristé »
(lupêthein) en 1,6, ou encore « souffrir » (paschein) et « être heureux »
(makarioi einai) en 3,14. Le même heurt est répété en 4,13-16 où souffrance et joie sont associées. 1 P 4,12-16 souligne la nécessité de la souffrance (paschô) pour le chrétien et son lien avec la joie (agalliaô). Ce texte
doit être replacé dans la dynamique de toute la lettre1. Une sorte d’inclusion littéraire souligne l’importance du thème: en 1 P 1,6.8 l’auteur employait déjà le verbe se réjouir associé au verbe souffrir. Une autre
inclusion littéraire est à souligner en 1 P 1,6 l’auteur évoque le « peu de
temps » de l’affliction des épreuves diverses et en 1,11 la succession souffrances-gloire est explicite. En 1 P 5,10 on retrouve le « peu de temps » de
la souffrance dans la promesse faite aux chrétiens. Enfin le sens de cette
association entre souffrances et joie est donné par une nouvelle inclusion
qui rappelle que la fin des temps approche: en 1 P 1,9 le mot telos est employé et en 1 P 5,9 le verbe epiteleô revient.
Le but de cette note n’est pas tant de rappeler les antécédents bibliques
et juifs de ce thème que de montrer la centralité du thème de la souffrance
1. Voir sur le thème : W. Nauck, « Freude im Leiden », ZNW 46 (1955) 68-80; P.V.
Filson, « Partakers with Christ. Suffering in the First Peter », Interp 9 (1955) 400-412;
K.H. Schelkle « Das Leiden des Gottesknechtes als Form christlichen Lebens nach dem
ersten Petrusbrief », Bibel und Kirche 16 (1961) 14-16; A.M. Stibbs, The First Epistle
General of Peter, London 1966/3, 189-191; J.L. de Villiers, « Joy and Suffering in I
Peter», Neotest 9 (1975) 64-86; D. Hill, « On Suffering and Baptism in 1 Peter », NT 18
(1976) 182-189; H. Millauer, Leiden als Gnade, Frankfurt 1976; L. Goppelt, Der erste
Petrusbrief, Göttingen 1978, 299-304; J. Holdsworth, « The Sufferings in 1 Peter and
Missionary Apocalyptic », JSNT Suppl 3 (1980) 225-232; M.-L. Lamau, Des chrétiens
dans le monde, Paris 1988, 243-281. 1 P 1,6-9 met la joie présente en relation avec le salut
et les privilèges eschatologiques. Le passage par l’eschatologie est aisé car l’imminence de
la fin est ressentie. Les persécutions deviennent sujet de reconnaissance puisqu’elles désignent les Eglises comme peuple de Dieu. La gloire de Dieu repose sur elles, comme la
nuée reposait sur la tente du désert. Le nom du Christ qui provoque hostilité devient occasion de glorifier Dieu: le monde peut reconnaître le chrétien et celui-ci continue à faire le
bien pour sanctifier le nom de Dieu.
LA 49 (1999) 259-282
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associée à la joie dans la 1 P. Une question se pose: d’où vient cette association: du monde apocalyptique ou de la liturgie pascale? Le résultat de
cette recherche nous fournira un élément important lorsqu’il s’agit de préciser le milieu littéraire de la 1 P.
1. Souffrances et joie dans 1 Pierre
1.1 Le serviteur souffrant
Dans la 1 P la pensée du Christ serviteur souffrant est prédominante avec
référence explicite à Is 53. Aucune autre épître ne met autant d’insistance
à rappeler cette prophétie ainsi que la Passion du Christ. Curieusement
cette lettre est aussi celle qui développe la théologie du sacerdoce commun des baptisés. Ce que 1 P souligne c’est que les chrétiens sont obligés de passer par le même chemin que leur maître du fait même de leur
baptême.
Le texte fondamental que 1 P exploite lorsqu’il aborde le thème de la
souffrance est Is 53. Cet oracle est une transmutation prodigieuse sous l’influence des traditions prophétiques des données sacerdotales et cultuelles
de l’Ancien Testament2. Le Serviteur ne reçoit pas le titre de prêtre. Cependant il exerce un ministère sacerdotal. Son sacerdoce est lié à un sacrifice nouveau qui est l’offrande faite par le Serviteur de sa propre vie en
victime expiatoire pour les péchés de l’humanité. Pour tout sacrifice il faut
un prêtre, une victime et l’immolation de cette victime. Pour que le sacrifice soit efficace, il faut qu’il soit accepté par Dieu. Or le Serviteur s’offre
lui-même volontairement au nom d’autres hommes comme s’il les rempla-
2. J. Schlosser, « Ancien Testament et Christologie dans la Prima Petri », in C. Perrot (ed.),
Etudes sur la première épître de Pierre, Paris 1980, 83-84. C’est un élément de la formule
kérygmatique qui est orchestré en 1 P 2,21. Voir H. Hegermann, Jesaja 53, Gütersloh 1954.
La Lxx ne fait aucune allusion au sacerdoce du Serviteur, ni à aucune action rituelle à propos du péché. La Vulgate traduit Is 53,12 : « Et pro transgressoribus rogavit ». Voir F.V.
Filson, « Partakers with Christ. Suffering in the First Peter », Interp 9 (1955) 400-412; K.H.
Schelkle, « Das Leiden des Gottesknechtes als Form christlichen Lebens nach dem ersten
Petrusbrief », Bibel und Kirche 16 (1961) 14-16; B. Schwank, « Le Chrétien normal selon
le Nouveau Testament, 1 Pierre 4,13-16 », Assemblées du Seigneur 29 (1973) 26-30; H.
Manke, Leiden und Herrlichkeit. Eine Studie zur Christologie des 1 Petrusbriefes, Münster
i.W. 1975; W. Horbury - B. McNeil (ed.), Suffering and Martyrdom in the New Testament,
Cambridge 1981.
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çait. Il est ensuite victime et Yahve accepte le sacrifice car il l’a voulu. Le
Serviteur est donc prêtre. Ce que les victimes expiatoires offertes au temple ne pouvaient réaliser, le Serviteur l’obtient de Dieu, car il porte les fautes des multitudes et intercède pour les pécheurs. Le lien qui existe entre
souffrance et gloire est identique à celui qui existe entre sacerdoce et
royauté.
Il nous faut relire le texte d’Is 53 et voir l’évolution de ce texte à travers ses relectures successives. Les réinterprétations d’Is 53 se trouvent au
livre de Za 12,13-13,1, au Ps 22, en Dan 12,1-4 et 2 Mac 7,37-38. L’aspect
« récompense » et « réhabilitation » dans le destin de l’innocent frappé par
les méchants fournit les moyens de la proclamation du triomphe du Messie. Le Ps 118,22 est interprété en ce sens. La version targumique parle du
« fils rejeté » (ben) au lieu de la « pierre rejetée » (eben).
Za 12 est une lamentation collective sur un martyr anonyme dont le
sacrifice se transforme en bénéfice pour le peuple3. Ce dernier est purifié.
Tandis qu’Is 53 avait en vue la restauration de Jérusalem après l’exil, Za
fait allusion à la victoire finale de Jérusalem sur les nations païennes dans
le contexte d’un conflit eschatologique. C’est Yahve qui est l’auteur du salut définitif dans les deux textes. Le modèle théologique du martyrisé de
Za 12,10 est le Serviteur souffrant.
Le Ps 22 se rapproche également des chants du Serviteur4. Le juste est
abandonné (Ps 22,2) comme Israël et Sion étaient abandonnés (Is 49,14).
Il est humilié (Ps 22,25) comme le Serviteur (Is 53,4.7). Il n’a plus l’aspect
humain (Ps 22,7-8; Is 52,14). Dès le sein maternel le juste appartient cependant à Dieu (Ps 22,10-11; Is 46,3). Yahvé le libère (Ps 22,32; Is 42,16),
parce qu’il est saint (Ps 22,4; Is 40,25). Le juste aura une descendance
nombreuse (Ps 22,31-32; Is 53,10).
Dan 12,1-4 qui entrevoit le triomphe final des justes5 a recours au
même vocabulaire qu’Is 52-53. On trouve de part et d’autre rbym (Is 52,14-
3. P. Lamarche, Zacharie IX-XIV : Structure littéraire et messianisme, Paris 1961, 139-147.
4. I.R. Parsons, « Suffering in the Psalms », ABR 20 (1972) 49-53.
5. B.J. Alfrink, « L’idée de résurrection d’après Dan 12,1-2 », Bib 40 (1959) 355-371; T.
Baumeister, Die Anfänge der Theologie des Martyriums, Münster 1980, 20-22.
6. Nous ne dirons rien de la Tosephta du Tg Za 12,10, de Suk 52a, ni de Pesiqta Rabbati 37
qui présentent le Messie souffrant. Leur datation demeure discutée. On pourra se référer aux
études de A. Goldberg, Erlösung durch Leiden. Drei rabbinischen Homilien über die
Trauernden Zions und des leidenden Messias Efraim (PesR 34.36.37), Frankfurt am Main
1978; J. Heinemann, « The Messiah of Ephraim and the Premature Exodus of the tribe of
Ephraim », HTR 68 (1975) 1-15.
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15; Dan 12,2-4), mshkylym (Is 52,13; Dan 12,3.10), sdq (Is 53,11; Dan
12,3) et d‘t (Is 53,3.11; Dan 12,4). L’évocation vague de la glorification du
Serviteur en Is 52,13 est transposée maintenant sur un autre plan: celui du
monde nouveau.
Ce qui était affirmé pour la souffrance des hasidim dans le livre de
Daniel est repris pour les martyrs maccabées en 2 Mac 7. Leur fidélité à
l’alliance leur vaudra l’exaltation et la résurrection. La souffrance a une
valeur d’intercession en 2 Mac 7,37.
Dans le targum d’Isaïe l’idée d’intercession du serviteur est orchestrée.
Dans le texte hébreu d’Is 53 il est dit par deux fois que le Serviteur a été
brisé (dakka) à cause de nos péchés (vv. 5 et 10). Dieu le brise, puis le rend
à la vie. Le v. 12 s’exprime ainsi:
« C’est pourquoi je lui donnerai une part parmi les nombreux et avec
les fils il partagera le butin, parce qu’il a livré à la mort son âme et parce
qu’il a été compté parmi les malfaiteurs. Et il a porté le péché des nombreux et a intercédé (yfgy‘) pour les malfaiteurs ».
Le targum d’Is 53 introduit par trois fois dans sa traduction le thème de
l’intercession du Serviteur. En Is 53,4 la version synagogale porte: « C’est
pourquoi il priera (yb‘y) pour nos péchés, et nos délits seront pardonnés à
cause de lui ».
En Is 53,11 la traduction araméenne commente: « Dans sa sagesse il
justifiera les justes et il priera (yb‘y) pour (‘l) leurs péchés ».
Enfin en Is 53,12 le targum ajoute: « Et il priera (yb‘y) pour leurs péchés nombreux et aux révoltés il sera pardonné à cause de lui ».
Le targum d’Is 53 se rapproche du targum de Lev 4,24: « Le prêtre fera
l’expiation (wykpr) sur eux et il leur sera pardonné ». Dans le targum d’Is
53,10 le Serviteur purifiera le reste du peuple de ses péchés: « Devant Dieu
la volonté était de raffiner (lmsrf) et de purifier (ldk’h) le reste de son peuple pour nettoyer (lnq’h) leurs vies de leurs péchés ».
Le targum présente le Serviteur dans la fonction du prêtre qui purifie
les péchés du peuple. Enfin en Is 53,5 il est dit que le Serviteur construira
le sanctuaire qui a été profané à cause des péchés. Or, seuls les prêtres peuvent construire le Temple.
Nous avons vu que le targum Jonathan Lev 4,20 emploie le verbe kpr.
Quant au targum d’Is 53 il a recours au verbe b‘y. Il cite implicitement la
formule de l’expiation rituelle pour interpréter les souffrances du Serviteur
comme prière pour les péchés. L’effet de l’expiation et de la prière est identique: les péchés du peuple sont pardonnés. L’intercession du Serviteur est
supérieure à celle du prêtre, puisque les péchés des nombreux sont pardonnés. On sait que très tôt le judaïsme a assimilé l’expiation et la prière. Le
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témoin le plus ancien en est Sag 18,22. Le targum Jonathan Ex 32,30 reprend cette théologie: « Vous avez fait un grand péché. Je vais monter pour
prier devant Yahve. Puissé-je expier pour vos péchés ». Le targum Jonathan Nb 17,13 poursuit dans la même ligne: « Aaron se tint debout en prière
au milieu et fit avec l’encensoir une séparation entre les vivants et les
morts». Il est clair que le tar gum d’Isaïe insiste sur le sacerdoce du Serviteur qui exerce son activité sacerdotale par la prière6. L’intercession est
cause du pardon en Targum Is 53,12.
Le judaïsme hellénistique offre également plusieurs relectures d’Is 52–
53. La première est celle de la Septante que nous retrouvons en partie dans
les citations de 1 P. La seconde est celle de Sag 2,10–5,23, une homélie
qui applique Is 53 à la communauté de la diaspora qui connaît la souffrance7. Ainsi Sag 2,12 est une citation presque littérale d’Is 53,10. Le sage
possède la connaissance de Dieu et se nomme fils de Dieu (Sag 2,13). Le
Serviteur qui est désigné comme pais mou (Is 52,13) avait également la
connaissance de Dieu (Is 53,11). 2 Mac 7,34 donne aux justes le titre de
paides ouranou. La présence du juste est insupportable pour l’impie (Sag
2,14-16; Is 53,3). En Sag 5,1-2 le prélude de l’exaltation du juste est annoncé en des termes qui se retrouvent en Is 53,2-7. Le 4 Mac s’inspire clairement de cette source8.
1.2. Souffrances et gloire
L’identité du Christ souffrant et du Christ glorifié ressort du fait que dans
la 1 P le terme pathêmata est toujours associé à doxa (1,11; 4,13; 5,1). Le
salut est possible seulement parce que Jésus a été ressuscité. Les chrétiens
par leur baptême ont part à la nouvelle naissance rendue possible par la
résurrection du Christ (1,3).
La Passion de Jésus illumine l’ecclésiologie. L’Eglise est la communauté des élus (1,1). L’élection est d’abord celle de Jésus (2,4), puis
celle de la communauté (5,13). L’Eglise est une communauté d’étrangers: elle est devenue le peuple de Dieu (2,10). Elle est aussi la maison de Dieu (4,17), une maison spirituelle (2,5) construite grâce à la
7. J. Suggs, « Wisdom of Solomon 2,10-5: a Homily based on the Fourth Servant Song »,
JBL 76 (1957) 26-33.
8. A. Dupont-Sommer, Le quatrième livre des Maccabées, Paris 1939.
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pierre rejetée. Elle est le Temple construit par Dieu pour un sacerdoce
saint. Elle exerce ce sacerdoce dans l’offrande de la vie en communion
avec le sacrifice du Christ dans sa Passion9. Elle est aussi une fraternité (2,17; 5,9), la fraternité messianique rejetée par les hommes et
choisie par Dieu.
Le thème de la Passion du Christ parcourt toute la 1 P. Dans la salutation initiale en 1,2 il est question de l’obéissance au Christ et de l’aspersion de son sang. L’obéissance de l’homme est mentionnée avant
l’aspersion efficace. Le terme rhantismos peut avoir trois sens: au sens
large il signifie purification et consécration effaçant la souillure et permettant le contact avec le monde sacré. L’idée d’expiation est présente lorsque
le sang est évoqué. C’est pour le bénéfice des pécheurs que le sang est répandu (Lev 5,10; 16,16). Enfin le terme peut se référer à une aspersion historique unique, celle qui a scellé l’alliance avec Israël (He 9,18-21). Dans
ce rite fondateur une double aspersion est faite, une sur l’autel et l’autre
sur le peuple.
Cette nuance d’aspersion inaugurale d’alliance convient bien au début
de la lettre. Elle n’exclut pas la notion d’expiation en raison de la portée
habituelle du sang du Christ (1,17). Dans le cadre de cette alliance l’obéissance de l’homme est soulignée.
Dans l’hymne qui ouvre la lettre l’auteur fait allusion au témoignage
prophétique qui annonçait la Passion et la glorification du Christ.
En 1,18, après la proclamation de la loi de sainteté, il rappelle que les
croyants ont été affranchis de la vaine conduite héritée des pères par le sang
précieux comme d'un agneau sans reproche et sans tache, le Christ. Dieu
l’a ressuscité des morts et lui a donné la gloire.
En 2,4.7 le symbole de la pierre rejetée par les constructeurs – citation
du Ps 118 – évoque la passion de Jésus.
En 2,21-25 en plein milieu d’un code domestique un hymne qui contient des citations explicites d’Is 53 célèbre le Christ qui a souffert pour
nous reconduire au Pasteur.
En 3,18-22 un nouvel hymne christologique orchestre la Passion et la
Résurrection du Christ.
En 4,13 le thème de la souffrance est associé à la joie. Qui souffre pour
le nom du Christ doit savoir que l’Esprit repose sur lui.
9. Voir les textes 1 P 2,19-20 où la grâce consiste à faire le bien et souffrir et 1 P 5,10-12
où la gloire des chrétiens est unie à leur souffrance.
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Enfin en 5,1 l’ancien est présenté comme témoin de la passion du
Christ et comme celui qui doit participer à sa résurrection. Pierre se définit
comme témoin des souffrances du Christ.
1.3 Lecture des principaux textes
1 P ne parle pas de la croix, mais développe le thème de la Passion mieux
que les autres auteurs. Deux vocables reviennent: paschein en 2,21; 3,18;
4,1; et pathêmata en 1,11; 4,13; 5,1. Les termes techniques de la persécution ne sont pas employés (diogmos, tlipsis) ni ceux du procès (kategoria),
mais seulement ceux de l’épreuve et des souffrances. Le sang du Christ signifie le rachat (1,18-19) et la voie d’obéissance (1,2). La Passion du Christ
fournit la clé de la synthèse théologique de la lettre de Pierre. Le caractère
salvifique de la mort de Jésus ressort du fait qu’elle permet le changement
de la conduite antérieure (1,18-19) et la libération du péché (2,24). Le chrétien qui accepte de faire la volonté de Dieu fait le bien (2,15.20; 3,17; 4,19)
et la justice (2,24). Le salut implique une nouvelle relation avec Dieu
auquel le chrétien a accès grâce à la Passion de Jésus (3,18). Ce salut se
manifeste dès ici-bas par l’annonce de la Passion (1,12) et se réalise dans
le baptême (3,21). Le chrétien doit imiter le maître et souffrir en faisant le
bien (2,19-20; 3,16-17). La victoire du Christ est aussi remportée sur les
esprits désobéissants (3,19) et sur les puissances (3,22) qui sont soumises
au Christ. Le leitmotiv de la souffrance et de la persécution revient en 1,67; 2,12; 3,9.13-17; 4,1.3-5.12-17.19; 5,8-10.
Différentes hypothèses ont été faites pour dater cette persécution. Plutôt que de chercher à dater avec précision une persécution il est préférable
de voir en 1 P un état d’insécurité. Le terme peirasmos en 1,6 et 4,12 se
rapporte à des brimades et des vexations plus qu’à un événement déterminé.
Dans l’hymne d’ouverture de l’épître où Pierre célèbre la nouvelle naissance due à la résurrection du Christ la deuxième strophe illustre le thème
de la joie dans les tribulations. Nous reproduisons la structure des vv. 6-8:
6: Vous tressaillez de joie
7: la valeur de votre foi
plus précieuse que l’or
lors de la Révélation de Jésus
8: sans l’avoir vu, vous l’aimez
sans le voir, mais en croyant
vous tressaillez de joie.
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La nécessité de souffrir pour arriver à la joie fait partie du message
chrétien rappelé en Mt 5,11; Lc 6,22-23; Ac 5,41; Rm 5,3-4; 8,18; 2 Co
4,17; 6,10; 7,4; 8,2; 1 Thes 1,6; He 10,32-36. Ce n’est pas la certitude de
la vengeance future qui est le motif de la joie, mais l’oeuvre du Christ est
un motif suffisant de joie. Le paradoxe de la joie au milieu des tribulations
n’est pas sans rappeler celui des douleurs de l’enfantement orchestré par le
milieu apocalyptique10.
La troisième strophe place au centre la mention des souffrances du
Christ et de sa gloire. Nous reproduisons la structure des versets 1,10-12:
10: Sur ce salut ont porté les investigations et les recherches
des prophètes qui ont prophétisé sur la grâce à vous destinée
11: Ils ont cherché à découvrir qui et quelles circonstances
avait en vue l’Esprit du Christ qui était en eux
quand il attestait à l’avance
LES SOUFFRANCES DU CHRIST
ET LES GLOIRES QUI LES SUIVRAIENT
12: Il leur fut révélé que ce n’était pas pour eux
mais pour vous qu’ils administraient ce message
que vous annoncent ceux qui prêchent l’Evangile
dans l’Esprit Saint envoyé du ciel,
sur lequel les anges se penchent avec convoitise.
L’inclusion du pronom humas (vv. 10.12) délimite cette partie qui reprend les thèmes communs aux deux premières parties (sôteria et
apocalypsis). La mention de l’Esprit dans la troisième partie confère une
dimension trinitaire à l’hymne.
Au centre de la structure l’annonce des souffrances et de la gloire qui
doit les suivre est bien mise en évidence. Le terme pathêmata est utilisé
quatre fois dans 1 P. Les souffrances sont fréquemment mises en rapport
avec la gloire dans le Nouveau Testament11. Ce sont les prophètes qui ont
prédit à l'avance ces souffrances et la gloire. A noter que le nom prophète
est employé sans article12. Généralement lorsqu’il s’agit des prophètes chrétiens le Nouveau Testament n’emploie pas l’article. Ce sont donc les pro-
10. Ez 38,39; Ag 2,6-7; Za 11,12; Jubilés 23; 2 Ba 26-30.
11. Rm 8,18; He 2,9; Lc 24,26.
12. Excepté en Mt 23,34-37; 1 Tim 2,15; Ap 16,6 et 18,24. Pour les prophètes de l’Ancien
Testament le terme prophêtes est employé généralement avec l’article excepté en Ac 2,30;
3,22; 7,37 et Mt 13,17.
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phètes chrétiens qui en relisant les Ecritures ont approfondi les textes de
l’Ancien Testament qui prédisaient les souffrances et la gloire du Messie.
L’annonce de la Passion est une grâce: c’est ce que traduit l’expression hoi
peri tês eis humas charitos prophêteusantes. Elle constitue le sommet de
l’histoire du salut. Enfin il faut rappeler que souffrances et gloire ne sont
pas deux moments successifs, mais deux dimensions impliquées dans une
seule et même expérience. C’est dans le processus de mort que le don de
l’Esprit est fait.
En 1,17 Pierre demande aux chrétiens de se conduire avec crainte sachant qu’ils ont été rachetés par le sang précieux du Christ comme un
agneau prédestiné. La typologie de l’exode est reprise. La notion de rachat n’a pas besoin de l’arrière-plan hellénistique pour être expliquée.
Dans la Bible les verbes padah et ga∑al s'appliquent d’abord à des pratiques sociales et religieuses tels le rachat des premiers-nés (Ex 13,12-13)
et le rachat familial (Lev 25,47-49) où un prix est versé. Dans le contrat
de mariage l’épouse est achetée13. L’idée de rançon comme prix payé est
évoqué ici par la comparaison avec l’argent et l’or. Mais la rançon précieuse et non périssable est celle du sang, c’est-à-dire une vie livrée, et
plus précisément le sang du Christ. La valeur est à la fois celle de la
personne, de la qualité du don et de la puissance bienfaisante du sacrifice. Jésus est ensuite comparé à l’agneau. Il pourrait s’agir soit de
l’agneau pascal soit du serviteur souffrant d’Is 53. Il est probable, puisque Pierre fait état de l’agneau prédestiné, qu’il fasse allusion à la tradition juive des dix objets créés avant la création du monde14. Sur cette liste
figure l’agneau que Dieu apporta pour le substituer à Isaac, agneau qui
sera mis en rapport avec la Pâque.
En 2,4-10 le Christ est désigné comme la pierre (eben) vivante rejetée
par les hommes, mais choisie par Dieu. C’est le Ps 118,22 qui est cité,
psaume que le targum lisait « le fils (ben) rejeté ». Déjà l’Ancien Testament mettait souvent en rapport les termes pierre (eben) et fils (ben). Il
suffit de lire Ex 28,29; Jos 4,6.21; 1 R 18,31; Is 54,12-13 ainsi que Flavius Josèphe, Guerre 5,272. Le contraste entre le rejet humiliant et l’exaltation peut amener à traduire eben par clé de voûte. On pourrait retrouver
dans les vv. 4 et 5 un écho de la dualité de position de la pierre, pierre de
fondation de laquelle il faut s’approcher et sur laquelle il faut s’édifier,
mais aussi de la clé de voûte qui assure l’accès à Dieu en vertu de son
13. Qid 1,1.
14. A.J. Saldarini, The Fathers according to R. Nathan, Leiden 1975, 306.
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exaltation. Dans la construction du Temple spirituel quelle est la part des
hommes? Ils doivent s’approcher de Dieu. Ce mouvement d’approche de
Dieu repris en He 4,16; 10,22; 7,25; 12,22 est équivalent de la foi (2,7b).
L’Eglise est définie comme maison spirituelle, comme corps sacerdotal
saint et lieu des sacrifices spirituels. Ex 19,6 est à l’arrière-plan de cette
présentation. A partir d’Is 43,21 l’épître voit dans le sacerdoce nouveau
la proclamation des hauts faits de Dieu, proclamation accompagnée d’un
comportement adéquat.
En 2,21-25 en plein milieu d’un code domestique Pierre introduit un
hymne christologique utilisé probablement par l’Eglise. L’hymne est délimité par une inclusion littéraire:
v. 21:
à ceci en effet
vous avez été appelés
Le Christ a souffert pour vous
afin que vous suiviez ses traces
v. 25:
vous étiez en effet
vous êtes revenus
au Pasteur et surveillant de vos âmes
vous étiez comme des brebis.
Seule l’exemplarité des souffrances du Christ peut exhorter les esclaves chrétiens. La portée rédemptrice de la Passion doit relever d’une association préalable avec le thème de l’exemplarité dans la liturgie
primitive. Tout l’hymne est constitué d’emprunts à Is 53. L’agneau muet
d’Is 53,7 inspire 1 P 2,23. « Il a porté nos péchés » reprend Is 53,4 et
53,12. L’expression « Vous avez été guéris » est empruntée à Is 53,5.
L’image des brebis errantes et du berger renvoie à Is 53,6-7. Le poème
du Serviteur de Yahve n’est pas une simple citation, il fonctionne comme
exhortation à suivre le Christ. Dans son silence et son refus de la violence Jésus qui se livre au Juge indique la voie parfaite. Il a souffert pour
nous et à notre place pour nous libérer du péché. La mention de la vie
pour la justice indique la voie à suivre. La valeur salutaire de l’offrande
du Christ est plus manifeste si on préfère la leçon epestraphete au passif:
vous avez été ramenés. A l’appui de cette variante on peut citer le parallèle du verbe passif iathete: vous avez été guéris. La portée rédemptrice
renferme un élément paradigmatique. Elle implique non seulement la
souffrance injuste, mais le don de soi à la place des autres. La dimension
vicaire de la Passion ne peut être reprise comme l’atteste le hapax de
3,18: une fois pour toutes.
SOUFFRANCES ET JOIE DANS LA PREMIÈRE LETTRE DE PIERRE
269
Au v. 23 on retrouve un contraste saisissant entre le Serviteur qui se
livre au juste Juge, au tribunal divin et les tribunaux humains devant lesquels Jésus a comparu en subissant sans répliquer. La double valeur des
souffrances du Christ consiste d’une part dans leur portée rédemptrice et
d’autre part dans leur exemplarité. « Le Christ a souffert vous laissant un
exemple ». Le thème de l’imitation du Christ est sous-jacent à ce verset.
L’imitation de Dieu ne consiste pas à se hisser au niveau de Dieu, mais à
obéir comme il a obéi. Au v. 22 le silence du Christ face à ses persécuteurs, thème fourni par la brebis et l’agneau muets d’Is 53,7 et par les récits de la Passion, est expliqué comme un signe d’abandon total à Dieu qui
prend en charge le juste. Jésus est livré aux mains des méchants et se livre
lui-même à Dieu. Il faut voir ici moins l’attitude de la victime qui s’offre
pour le péché des injustes que la confiance du Serviteur qui remet son avenir au juste juge.
Au v. 25 reprenant l’illustration biblique traditionnelle du berger et du
troupeau suggérée d’ailleurs par Is 53 l’auteur rappelle la conversion, le
retour vers le berger. Le passif epestraphete pourrait souligner que le berger lui-même vient chercher ses brebis. L’association entre le rôle du berger et celui du gardien est ancienne: on la retrouve en 5,2.4 et en Ac 20,28.
Ce verset suit le mouvement de Za 13,7-9 où la souffrance du berger introduit celle d’un peuple purifié qui revient à son Dieu. L’hymne nous propose ainsi une ancienne christologie du Serviteur qui se rapproche par plus
d’un aspect de celle des discours d’Ac 3 et 4.
L’initiative de Dieu et l’action salvifique du Christ sont bien mises en
lumière dans ce schéma qui illustre le salut inconditionnel de Dieu selon la
tradition prophétique. Le verbe epistrephô a le sens sotériologique d’être
reconduit. Ce sont donc les textes prophétiques de la restauration eschatologique qui constituent l’arrière-plan de ce texte. L’image du pasteur explicite le rapport personnel qui relie le Christ aux chrétiens. Ce rapport est
absent de Is 53.
L’auteur du texte a changé la version apethanen en epathen, à cause
de la fréquence de ce dernier verbe dans la lettre. Le rythme du passage
est caractérisé par la répétition du pronom relatif hos. Les vv. 22 et 24
opposent le Christ qui n’a pas commis de péché et nos péchés qu’il a
portés sur le bois.
Les quatre premières propositions ont une formulation négative, tandis que les suivantes présentent l’oeuvre du Christ de façon positive. Le
v. 23 reprend le verbe paradidômi qui provient d’Is 53,6.12. La répétition du verbe paschô aux vv. 21 et 23 est voulue pour présenter le Christ
souffrant.
270
F. MANNS
T.P. Osborne15 explique les caractéristiques de 1 P 2,21-25, une
parénèse doctrinale, par un contact direct avec Is 53, plutôt que par l’emploi d’un hymne antérieur. Le changement des pronoms en 1 P 2,24 vient
de ce que ce verset est une combinaison de différentes citations d’Is
53,4.5.6.12. En Is 53,4.5.6 il est question de hamartias hêmon, tandis qu’en
Is 53,12 il est question de hamartias autôn paredothe. Le Christ est présenté comme le modèle de tous ceux qui souffrent, les esclaves et les
autres. Pour J. Schlosser16 c’est un élément de la formule kérygmatique qui
est orchestré en 1 P 2,21.
Cet hymne porte sur la Passion et est le seul qui contient l’idée d’expiation.
Le code domestique du chapitre 3 fait appel de nouveau à des motifs
christologiques. Après avoir énoncé la béatitude pour ceux qui souffrent
pour la justice l’auteur demande aux chrétiens de confesser la seigneurie
du Christ. La sanctification du Christ par le témoignage vécu est exprimé
en référence à la conscience. Mieux vaut souffrir en faisant le bien qu’en
faisant le mal. Le chrétien opprimé doit considérer sa situation à la lumière
de la fin et de son imminence (4,7). Dans les vv. 13-17 qui prennent appui
sur la citation du Ps 34 l’auteur établit le privilège paradoxal des persécutés pour la justice et leur demande une piété courageuse acceptant le risque
de s’exposer aux questions du monde païen.
Suit immédiatement une section christologique qui attire l’attention sur
les souffrances expiatoires du Christ. Il est possible que Pierre se soit servi
d’un texte préexistant17. Cullmann y voit l’indice de l’existence d’un credo
comme contenu de la catéchèse pré-baptismale18. La structure de ce passage selon Goppelt19 serait basée sur l’emploi du kai. Un triple rayonnement des conséquences de la Passion du Christ serait mentionné: l’accès
permanent à Dieu (v. 18); l’oeuvre de salut pour les esprits en prison (vv.
19-20) et le salut des hommes à l’abri du jugement (vv. 20b-21). Il faut
noter également l’opposition du pote (v. 19a) et du nun (v. 20a). Au v. 18
Pierre rappelle que le Christ a souffert pour les péchés une fois pour toutes. De nouveau on peut préférer la leçon epathen à apethanen. La Passion
15. T.P. Osborne, Christian Suffering in the First Epistle of Peter, Leuven 1981.
16. Schlosser, « Ancien Testament et Christologie », 83-84.
17. R. Bultmann, « Bekenntnis und Liedfragmente im ersten Petrusbrief », in Coniectanea
neotestamentica, 1947, 1-10.
18. O. Cullmann, Les premières confessions de foi chrétiennes, Paris 1943.
19. Goppelt, Der erste Petrusbrief, 240.
SOUFFRANCES ET JOIE DANS LA PREMIÈRE LETTRE DE PIERRE
271
a une portée sacrificielle (Lev 5,6) et une valeur de substitution. L’expression «juste pour les injustes» est une allusion à Is 53,1 1.
1 P emploie 12 fois le verbe paschein sur 30 emplois dans tout le Nouveau Testament. La conséquence de cette dimension sacrificielle est l’accès à Dieu en vertu de la réconciliation. La fin du verset s’intéresse de
nouveau au Christ: Mis à mort dans la chair, vivifié quant à l’esprit. L’opposition exprimée ici est un rappel de la mort et de la résurrection. Le verbe
prosagô se rattache à l’alliance en Ex 19,4. Le verbe zôopoieô se rapproche du verbe egeirô en 2 Co 1,9 et Rm 4,17; 8,11; Jn 5,21. Sarx et pneuma
désignent ici deux modes d’existence, l’existence terrestre et l’existence
céleste. Pneuma pourrait faire allusion cependant à l’Esprit qui a ressuscité
Jésus d’entre les morts (1 Co 15,45; 2 Co 3,6 et He 9,14). L’Esprit qui a
poussé Jésus à réaliser l’action sacerdotale suprême est l’Esprit de la nouvelle Alliance (2 Co 3,6).
La prédication du Christ aux esprits en prison a fait l’objet de monographies importantes20. Impossible de reprendre ici toutes les conclusions.
Le fil conducteur de toute la section qui va de 3,12 à 3,22 ne souligne pas
seulement la nécessité des souffrances en ce monde sur les traces du Christ,
mais aussi le privilège actuel du chrétien qui par son baptême a reçu le salut, préfiguré dans l’arche de Noé.
Les esprits en prison ont été identifiés avec les anges déchus par certains21. Comme Hénoch leur avait prêché (1 Hen 21,10) Jésus ferait la
même chose. Cependant Hénoch avait annoncé aux esprits l’impossibilité
de trouver la paix. 1 P proclame par contre un message de salut. L’interprétation qui voit dans les esprits les hommes rebelles de la génération de
Noé est plus logique. Pierre remonte au premier acte de salut enregistré
dans la Bible pour souligner avec plus de force le salut définitif et irrévocable apporté par Jésus. La Mishna Sanhedrin 10,3 avait affirmé que ni
les gens de la génération du déluge ni les gens de la génération du désert
20. Shimada, « The christological credal Formula in 1Peter 3,18-22 reconsidered », AnJapB
5 (1979) 154-176; M.L. Volpi, Battesimo e Diluvio (Ricerca su 1 Pt 3,20b-21 nel contesto
di 3,18-21), Rome 1988; M.-E. Boismard, Quatre hymnes baptismales dans la première
épître de Pierre, Paris 1961, 65-66 y voit un credo baptismal auquel il ajoute 1P 4,6 et 1,20;
C.H. Hunziger, « Zur Struktur der Christushymnen Phil 2 und 1 Petr 3 », in E. Lohse (ed.),
Der Ruf Jessu und die Antwort der Gemeinde, Göttingen 1970, 142-156; B. Reicke,
Disobedient Spirits and Christian Baptism. A Study of 1 Peter III,19 and its context,
Copenhagen 1946.
21. Pneuma est employé pour les âmes des défunts en Lc 24,37.39; He 12,23. La génération
du déluge est présentée comme emprisonnée dans les textes de 2 Clém 6,8; Hermas, Le Pasteur 1,1,8; 9,28,7. Augustin reprendra cette interprétation en Epistulae 164,14-17 (PL 33).
272
F. MANNS
n’auraient part au monde futur, car ils n’auront ni jugement ni esprit. Pour
1 P même les pécheurs du passé auront droit au salut. La nouvelle vie
inaugurée par l’Esprit du Christ transcende l’histoire et est annoncée à
ceux qui se sont éloignés de Dieu (3,19). W.J. Dalton22 reprend l’hypothèse d’une hymne qui traite de l’histoire du salut et qui se distingue par
son unité interne.
En 4,1-2 Pierre orchestre à nouveau le thème de la souffrance du Christ
et la met en rapport avec celle des chrétiens: Puisque le Christ a souffert,
vous aussi armez-vous de la même perception. En 3,18 la même expression avait été employée déjà. Sarx souligne la dimension humaine de la
Passion. L’invitation adressée aux chrétiens est celle d’accepter les souffrances comme conformation à Jésus-Christ et dans le même esprit que lui
et en acceptant la perception que le Christ en avait. La finalité de sa mort
sacrificielle est soulignée en 2,24 (« afin que nous vivions pour la justice»)
et en 3,18 (« afin de vous amener à Dieu »). Cette conception d’une mort
productrice d’une vie authentique est reprise au v. 2: une finalité est donnée à la souffrance. Elle est une vie selon la volonté de Dieu. La mort humaine est présentée comme pourvoyeuse de vie, comme passage à une vie
supérieure. Le chrétien est invité à un combat incessant contre les moeurs
païennes qui le guettent. Une coupure avec l’empire du péché s’avère nécessaire. « Celui qui a souffert dans sa chair a rompu avec le péché ».
S’agit-il du Christ qui en a fini avec le péché ou du chrétien? Il faut préférer la seconde solution. Le Christ est mort en son humanité. Le croyant est
mort lui aussi au cours de son existence d’homme. De la mort jaillit la vie
véritable. 2,24 l’affirme: « Afin que morts aux péchés vous viviez pour la
justice ». Pour le croyant cette mort demeure une vérité de foi: il doit s’armer de cette certitude. L’union du croyant au Christ embrasse sa mort et sa
résurrection. Au plan de l’existence visible les croyants sont des perdants.
Mais sur le plan du permanent et du lumineux ils sont appelés à partager la
victoire du Seigneur sur la mort.
Le thème des souffrances pour la foi est repris enfin en 4,12-19. L’irruption d’une situation nouvelle amène Pierre à y revenir. Il lui paraît nécessaire d’insister sur le caractère spécifiquement chrétien des souffrances
et il veut rappeler l’importance décisive de cette dernière pour le peuple de
Dieu. Dans la série des impératifs qui constituent cette exhortation on distingue trois temps – la souffrance pour le Christ est un sujet de joie (vv.
22. W.J. Dalton, Christ's Proclamation to the Spirits. A Study of 1 Peter 3:18-4:6, Rome
1965.
SOUFFRANCES ET JOIE DANS LA PREMIÈRE LETTRE DE PIERRE
273
12-16); le jugement sur l’Eglise et le monde (vv. 17-18) et l’attitude chrétienne fondamentale (v. 19). Nous ne nous attarderons qu’au premier
thème.
Pierre rappelle que la fournaise éprouve et le but de l’épreuve est
de purifier la foi (1,7). L’impératif présent suggère que même au sein
d’une persécution le chrétien doit se réjouir. La joie doit être la note
dominante d’une vie porteuse d’une espérance vivante. L’expression
katho koinôneite (« selon que vous participez ») exprime non pas une
éventualité, mais un fondement réel. Puisque les chrétiens participent
effectivement à la souffrance, ils sont invités à saisir leur privilège: la
joie. La joie est directement rattachée à la participation aux souffrances
du Christ. Se réjouir en de pareilles circonstances à partir de l’association au Christ, c’est préparer le second moment de la joie: l’exultation
qui porte le sceau définitif au jour de la révélation de la gloire. La joie
présente transfigure le temps qui reste à vivre dans la chair. Elle se
fonde sur le passé et sur l’avenir, sur le souffrances du Christ et sur sa
glorification.
Au v. 14 on retrouve le macarisme qui renvoie à la béatitude des
persécutés en Mt 5,11 et Lc 6,22. La formule « au nom du Christ » rappelle le « en mon nom » de Mt 5,11 et 10,22. C’est en raison du nom
porté par les chrétiens qu’ils sont persécutés. Le nom suffit à provoquer
l’outrage. Pour le croyant l’attachement au Christ en est la cause profonde. La macarisme exprimé également en 3,14 signale une bénédiction déjà accordée. Cette situation ne dépend pas du sentiment de
bonheur. Pierre donne un fondement à son affirmation: l’Esprit de la
gloire repose sur eux. Cela ne veut pas dire que l’Esprit n’est donné que
dans les situations de persécution (cf. Mt 10,19), car l’Esprit demeure
sur le peuple eschatologique (2,5). Le verbe anapauetai au présent peut
exprimer une présence continue de l’Esprit. Le don de l’Esprit par les
prophètes rappelle que celui-ci peut établir son habitation en eux (Is 11,1;
Nb 11,25). Par ailleurs la nuée de gloire (Ex 40,36) marquait elle aussi
la proximité de Dieu. Elle était signe d’alliance et sera assimilée par les
pères à l’Esprit. Les outrages subis au nom de Jésus définissent un privilège authentique, l’appartenance au peuple de Dieu qui marche vers le
temps de l’accomplissement et que la gloire accompagne dans le ministère de l’Esprit. L’Eglise est le lieu de la présence de l’Esprit.
Les persécutions deviennent sujet de reconnaissance puisqu’elles désignent les Eglises comme peuple de Dieu. Sa gloire repose sur elles, comme
la nuée reposait sur la tente du désert. Le nom du Christ qui provoque hostilité devient occasion de glorifier Dieu: le monde peut reconnaître le chré-
274
F. MANNS
tien et celui-ci voit dans l’opposition qu’il rencontre une confirmation de
son propre statut.
En 4,13 Pierre parle de la communion aux souffrances du Christ. L’expression ne signifie pas seulement que les souffrances endurées ressemblent à celles vécues par le Christ. La communion déborde l’idée de
conformation au Christ dans le type de souffrance subie ou de celle d’imitation qui fait l’objet de 1 P 2,21-23. Il ne s’agit pas non plus d’une immersion mystique dans la Passion du Christ. La communion signifie que les
croyants font l’expérience des souffrances du Christ, qu’ils les vivent dans
la persécution pour son nom. La Passion se prolonge en quelque sorte dans
ce type d’épreuves. Cette communion s’étend également à toute la fraternité dans le monde. Pierre ne conçoit pas l’existence chrétienne en dehors
de la souffrance.
Enfin en 5,1 Pierre dans le cadre d’un code domestique se définit coancien et témoin des souffrances du Christ et qui doit participer à la gloire
qui doit se révéler. On sait qu’au moment de la Passion Pierre était absent.
L’expression martus doit être entendue au sens de témoin oral de la vie et
de l’oeuvre du Christ. Il n’est pas spectateur du supplice de la croix, mais
initié à l’humanité douloureuse de ce Jésus qui est le Messie d’Israël. Nous
retrouvons ici le couple antithétique participation à la souffrance-participation à la gloire qui structure la parénèse depuis 3,18. La participation à la
gloire qui va éclater lors de la parousie appelée plutôt révélation dans l’épître (1,7) est actuelle et durable. La pensée rejoint celle de Col 1,24. Unis
dans les souffrances, les chrétiens le seront aussi dans la révélation de la
gloire. Le peuple de Dieu s’intègre au destin de son Seigneur. La communion a encore une autre dimension: elle s’étend à toute la fraternité dans le
monde (1 P 5,9). Les mêmes souffrances sont réservées à la totalité des
frères. La joie jaillira en deux temps: tout d’abord dans la souffrance actuelle: cette joie présente assurera ensuite un débordement d’allégresse au
dernier jour, « lors de la révélation de la gloire ». Les persécutions deviennent occasion de rencontrer Dieu.
L’insécurité sociale des premières communautés pouvait conduire les
chrétiens à de dangereux procès. Les réactions agressives de la population
pouvaient être interprétées de différentes manières. Du point de vue eschatologique la haine du monde confirme la communauté dans sa foi d’être la
maison de Dieu sur terre (1 P 4,17-19). Du point de vue christologique, la
souffrance des chrétiens est une participation à la destinée de leur Seigneur
qui ne pouvait pas être accueilli par le monde parce qu’il ne lui appartenait
pas (1 P 2,21-25). Du point de vue parénétique les chrétiens doivent se
comporter de manière irréprochable. Les injustices qu’ils supportent sont
SOUFFRANCES ET JOIE DANS LA PREMIÈRE LETTRE DE PIERRE
275
un témoignage à la gloire de Dieu (1 P 2,11-12). C’est pourquoi ils doivent
être prêts à rendre compte de l’espérance qui est en eux (1 P 3,15). Le
rapport aux persécutions se modifie dans la mesure où le martyre prend
une signification théologique. Les croyants n’ont pas en eux la vie que le
Père donne par le Fils s’ils ne sont pas prêts à mourir librement pour avoir
part à sa passion.
1.4 L’origine du thème
Nous voudrions maintenant faire un pas de plus et déterminer l’origine du
thème de la joie dans la souffrance.
Souffrances et joie dans la Bible et le judaïsme
Dans l’Ancien Testament souffrances et joie future avaient été depuis
longtemps associées. Des promesses faites par les prophètes avaient pour
but de relever le courage des exilés: aux épreuves succéderont les interventions salvifiques de Dieu. Isaïe, reprenant la terminologie de l’exode,
annonce que Dieu va consoler son peuple après ses souffrances. Il suffit
de relire Is 40,1-11 et 52,7-12. Dans les grandes visions de restauration
Dieu est celui qui essuie les larmes des visages (Is 25,6-12). La joie eschatologique est promise à ceux qui ont souffert l’exil (Is 51,11; 61,7;
35,10). La même conviction est reprise pour le juste qui a connu la souffrance: « Je serai dans l’allégresse » (Ps 31,8; cf. Ps 30,5). Le juste persécuté par excellence est le Serviteur souffrant qui après avoir été abaissé
sera exalté (Is 53,11).
Le livre de la Sag 3,4-6 relit ce texte en l’appliquant au juste. Celui qui
accepte la souffrance recevra une grande récompense. La séquence souffrances et joie attendue constitue un élément du message biblique.
Au deuxième siècle avant J.-C. lorsque le judaïsme affronte l’hellénisme une nouvelle réflexion sur la souffrance et sur le martyre voit le
jour. Une place importante est faite à la joie. La souffrance acquiert une
valeur positive comme indispensable mise à l’épreuve de la fidélité à l’alliance et comme purification de l’homme en vue d’un progrès spirituel. A
ce titre elle peut être vécue avec persévérance, mais aussi avec le sentiment d’un privilège: « Rendons plutôt grâces au Seigneur qui nous met à
l’épreuve, tout comme nos pères » (Judt 8,25). 2 Mac 6,12-17 et 4 Mac
9,29-32 affirment la valeur purificatrice de la souffrance. La souffrance
276
F. MANNS
du juste est un exemple de foi et elle expie pour le peuple (2 Mac 6,28;
4 Mac 6,27-29; 17,21-22). Le Testament de Joseph 1 applique le schéma
abaissement-exaltation au Patriarche. Souffrance et joie font partie d’une
seule et même dialectique.
L’apocalyptique
L’apocalyptique radicalise ce thème: aux calamités décrites comme les
souffrances de l’enfantement succèderont les splendeurs et la félicité d’un
monde nouveau. Suivre Dieu c’est s’engager à souffrir (2 Esd 13,16-19; 2
Ba 25; Jub 23,13-15). Mais le juste est appelé à se réjouir car ses souffrances sont pour Dieu (2 Mac 6,28-30; 4 Mac 7,22; 9,29; 11,12; Judt 8,2527). Elles seront suivies de récompenses (Dan 7,21-23; 12,1-3; Joël 2; 2
Esd 6,18-25; 2 Ba 48,49-50; Tob 13,14; Sag 3,4-6).
A Qumran le sentiment d’appartenir à la génération de la fin conduit
les sectaires à voir dans la souffrance un signe de miséricorde et de salut23.
Dans les Hymnes du maître de justice on trouve cette profession: « Dans
les coups qui me frappent, je me suis complu... tu n’as pas repoussé mon
bonheur et tu n’as pas déserté mon espérance » (1QH 9,10-12). « Et mon
châtiment est devenu pour moi une joie et une allégresse et les coups qui
me frappaient une guérison éternelle et un bonheur sans fin » (1QH 9,2425). La joie est impliquée dans la souffrance car le juste affirme sa confiance en la miséricorde de Dieu. La souffrance est considérée comme une
grâce (1QH 2,23). Comme l’argent est raffiné dans le creuset des orfèvres
Dieu purifie les siens. Le thème revient dans les Hymnes de Qumran où
l’imminence de la fin est ressentie.
Selon CD 13,9 le Mebaqer de la communauté de Qumran doit être
compatissant et ramener tous les égarés comme un berger son troupeau.
Goppelt24 rapproche 1 P 1,2 de la Règle de la communauté de Qumran 3,6-8: « C’est par l’Esprit Saint de la communauté, dans sa vérité,
qu’il sera purifié de toutes ses iniquités… Et c’est par l’humilité de son
âme à l’égard de tous les préceptes de Dieu que sera purifiée sa chair,
quand on l’aspergera avec l’eau lustrale et qu’il se sanctifiera dans l’eau
courante ». L’association obéissance-purification-sanctification dans un
23. J. Carmignac, « La théologie de la souffrance dans les hymnes de Qumran », RQ 3
(1961-62) 365-386.
24. Goppelt, Der erste Petrusbrief.
SOUFFRANCES ET JOIE DANS LA PREMIÈRE LETTRE DE PIERRE
277
contexte d’alliance est connue. A Qumran cette association prend place
dans le cadre du bain d’accès à la communauté. La formule d’introduction de la lettre se rapporterait ainsi à l’acte du baptême dont il est fait
mention en 3,21. Nous avons ici une formulation kérygmatique de ce
qui se produit dans le baptême.
Selwyn est convaincu que le paradoxe souffrances-joie s’explique par
le milieu apocalyptique de la lettre25. Le thème des douleurs de l’enfantement d’un âge nouveau est connu en Ez 38,39; Ag 2,6-7; Za 11,12; en Jub
23 et 2 Ba 26-30. On ne peut douter de l’importance que 1 P donne au
thème de la révélation définitive. Est-ce l’anticipation du jugement qui
amène les chrétiens à se réjouir ou bien est-ce un autre motif? Rappelons
pour le moment que le thème de la joie dans la souffrance parcourt tout le
Nouveau Testament26.
La littérature sapientielle connaît également le thème de la persécution
du juste, nous l’avons vu. Plusieurs passages du livre de la sagesse sont
repris en 1 P. Le juste est purifié comme l’or au creuset (1 P 1,7). Cette
image vient de Sag 3,6. Il aura un héritage exempt de corruption, de
souillure et de flétrissure. Ces attributs sont ceux de la sagesse27. Le jour
de la visite de Dieu (1 P 2,12; Sir 2,14) remettra tout en ordre. C’est pourquoi le chrétien doit être soumis à toute institution humaine: il doit honorer tout le monde, aimer la fraternité, craindre Dieu et honorer le roi (1 P
2,13-17). Cet ordre s’inspire de Pr 24,21. 1 P 4,14 proclame la béatitude de
ceux qui sont outragés pour le nom du Christ. Sir 14,20 proclamait heureux ceux qui suivent les voies de la sagesse, voies qui passent par la
crainte de Dieu.
De la littérature de la période des tannaim, qui prétendent prendre la
succession des sages d’Israël, un texte classique doit être cité. Il s’agit du
Midrash Sifre Dt 32: « R. Jose berabbi Jehoudit dit: Les souffrances sont
aimables (hbybym) car le Nom de Dieu (maqom) repose sur celui qui est
visité par les souffrances, car il est écrit: “ Le Seigneur ton Dieu te châtie”. R. Nathan 28 berabbi Joseph dit: “De même qu’une alliance est faite
25. E.G. Selwyn, The first Episle of St Peter, London 1955, 130. C’est aussi le point de vue
de P.J. Achtemeier, 1 Peter, Minneapolis 1996, 105.
26. Mt 5,11; Lc 6,22-23; Ac 5,41; Rm 5,3-4; 8,18; 2 Co 4,17; 6,10; 7,4; 8,2; 1 Thes 1,6; He
10,32-36.
27. Sag 4,2; 6,12; 18,4. La perspective de la récompense réservée aux cieux appartient aussi
au judaïsme (1 Hen 48,7; 58,5; Ascension d’Isaïe 8,25).
28. Dans la Mekilta c’est R. Jonathan qui transmet cette tradition. Dans le Midrash Tehilim
c’est R. Nathan berabbi Jose.
278
F. MANNS
avec la terre, de même une alliance est faite avec les souffrances, comme il
est écrit: Le Seigneur ton Dieu te châtie. Et il est écrit: Le Seigneur ton
Dieu te donne une bonne terre”. Rabbi Simon ben Yochai dit: “Les souffrances sont aimables, car trois dons furent donnés à Israël, dons que le
monde voudrait avoir, mais c’est avec des souffrances qu’ils furent donnés: La Torah, la terre d’Israël et le monde à venir. La Torah, car il est écrit:
Pour connaître la sagesse et l’enseignement (Pr 1,2). Et il est écrit: Heureux l’homme que Dieu châtie et à qui il enseigne sa loi (Ps 94,12). La terre
d’Israël, car il est écrit: Le Seigneur te châtie, car il t’introduit dans une
bonne terre (Dt 8,7). Le monde à venir, car il est écrit: car le commandement est une lampe et la loi une lumière” (Pr 6,23). R. Nehemiah dit: “les
souffrances sont chères, car comme les sacrifices sont agréés, de même les
souffrances sont agréées. Pour les sacrifices il est écrit: Celle-ci sera agréée
pour que l’on fasse sur lui le rite d’expiation (Lev 1,4). Pour les souffrances il est écrit: Ils expieront leurs péchés (Lev 26,43). Les souffrances expient plus que les sacrifices, car les sacrifices sont pris sur l’argent, tandis
que les souffrances sur le corps, comme il est écrit en Job 2,4: Peau pour
peau. Tout ce que l’homme possède, il le donne pour sauver sa vie”.
Quand R. Eliezer était malade, R. Tarphon, R. Joshua et R. Eleazar
ben Azariah et R. Aqiba vinrent le visiter. R. Tarphon lui dit: “ Rabbi, tu
es plus cher à Israël que le disque du soleil, car le soleil éclaire ce monde,
mais toi tu as éclairé ce monde et le monde à venir”. R. Joshua dit:
“Rabbi tu es plus cher à Israël que le don de la pluie, car la pluie donne
la vie à ce monde, mais toi tu as donné la vie en ce monde et dans
l’autre”. R. Eleazar ben Azariah lui dit: “Rabbi tu es plus cher à Israël
que le père et la mère, car le père et la mère engendrent pour ce monde,
mais toi tu as engendré dans ce monde et dans l’autre”. R. Aqiba lui dit:
“Les souf frances sont aimables”. R. Eleazar dit à ses élèves: “Faitesmoi confiance”. Il s’assit et dit à R. Aqiba: “Parle”. Aqiba dit: “Ce sont
des textes bibliques que j’interprète. 2 R 21,1-2: « Manassé avait douze
ans quand il devint roi et pendant vingt cinq ans il régna sur Jérusalem.
Il fit le mal aux yeux de Dieu ». Un autre texte: « Proverbes de Salomon
recopiés par les gens d’Ezéchias, roi de Juda » (Pr 25,1)”. Est-il possible
que le roi Ezéchias ait enseigné la Torah à l’humanité entière et ne l’ait
pas enseigné à son fils Manassé? Mais c’est malgré toute la peine qu’il
s’est donnée et tout l’effort qu’il lui a consacré, qu’il n’a pas réussi à
l’élever au bien. Seules les souffrances l’ont ramené sur le droit chemin,
comme il est écrit: Dieu parla à Manassé et à son peuple, mais ils ne
l’écoutèrent pas. Et Dieu suscita contre eux les chefs de l’armée du roi
d’Assyrie et ils se saisirent de Manassé qu’ils mirent aux fers. Ils le liè-
SOUFFRANCES ET JOIE DANS LA PREMIÈRE LETTRE DE PIERRE
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rent d’une double chaîne d’airain et l’amenèrent à Babylone (2 Ch 33,1011) et la suite du texte: « Dans la détresse il supplia Dieu et s’humilia…
Dieu l’exauça, entendit sa supplication, le ramena à Jérusalem, sur son
trône » (vv. 12-13). De là tu apprends que les souffrances sont chères ».
Mekilta de R. Ismaël, Bahodesh 10 reprend ces traditions. Certains éléments sont repris en Berakot 5a et Sanhedrin 101a. Si la dimension expiatoire de la souffrance est bien mise en évidence, il manque cependant
l’élément correspondant de la joie. A ce texte tardif on pourrait ajouter celui de la mort de R. Aqiba, joyeux de pouvoir enfin réciter le Shema Israel
en vérité et d’aimer Dieu avec toute son âme.
Le Nouveau Testament fait le même rapprochement entre joie et souffrances. Il faut rappeler tout d’abord que le thème central de la parénèse de
la lettre de Jacques est fourni en 1,2-4, texte qui veut que les frères se réjouissent des épreuves. En effet les épreuves aiguisent l’endurance et l’endurance est la condition nécessaire aux décisions bonnes qui construisent
les hommes parfaits. Le but de cette parénèse est de transmettre une sagesse par laquelle l’homme devient un sujet éthique. Dieu donne la sagesse
à qui la demande. De plus ceux qui sont devenus des individus responsables par la traversée des difficultés de la vie sont arrivés au couronnement
eschatologique. Il semble que la première lettre de Pierre et celle de Jacques transmettent le même message sapientiel. Pour Pierre les chrétiens
étrangers sur la terre doivent vivre dans l’espérance parce que Dieu a manifesté sa miséricorde dans la résurrection du Christ. Ils sont appelés à la
sainteté car Dieu est saint. Mais ce message commun aux deux lettres d’où
vient-il?
La persécution est un thème constant dans les réflexions du christianisme primitif. Elles constituent une raison pour laquelle les apôtres sont
envoyés et un élément constitutif de la condition d’existence des disciples
(1 P 4,12-19; Mc 13,9.11-13; Lc 12,2-12; Jn 15,18–16,4). La souffrance
sera récompensée par une participation à la gloire de Jésus (Mt 5,10-12;
10,22; Lc 6,22-23; Jn 16,2-3.21-22; Rm 8,17; Phi 3, 10-11; 2 Tim 2,11-12;
He 10,32-36; 11,26; 13,13-14). D’après les consignes données en Rm
12,14.18-21 les destinataires sont appelés à bénir et non pas à maudire ceux
qui les persécutent, mais aussi à rester en paix avec tous les hommes.
Apocalyptique ou liturgie juive?
Le thème de la persécution lié à celui de la condition du disciple prend
une lumière toute particulière avec la Pâque de Jésus. Nous avons déjà
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F. MANNS
vu l’importance du texte d’Is 53 qui est devenu très tôt un texte liturgique pascal. Par ailleurs dans l’exode très tôt les premiers chrétiens ont vu
une typologie baptismale, comme 1 Co 10,1 en témoigne. Plusieurs motifs nous ont amené à nous prononcer en faveur de l’hypothèse liturgique
pascale pour expliquer le motif de la joie dans la souffrance. Tout d’abord
pour parler de la souffrance Pierre choisit le verbe grec paschô qui se
rapproche de Pascha. Or les liturgies juive et chrétienne définiront la
Pâque comme passage de la tristesse à la joie. La mission des chrétiens
telle que la définit 1 P 2,9 est de proclamer les oeuvres de Dieu qui les a
appelés des ténèbres à sa lumière. L’auteur de la lettre s’inscrit dans ce
contexte pascal.
1 P 1,18-19 mentionne l’agneau pascal et 1 P 2,25 orchestre l’image
du berger. Le sang de l’agneau qui a racheté les chrétiens est celui du
Christ.
La Pâque juive fait mémoire de la sortie d’Egypte comme une expérience d’amour. Dieu fit don à son peuple de trois objets précieux:
la manne, le puits et les nuées de gloire. La manne fut donnée grâce
aux mérites de Moïse et les nuées de gloire à cause des mérites d’Aaron. Quant au puits d’eau il avait la forme d’une pierre, d’un rocher
qu’on frappait. 1 Co 10,4 connaît le rocher spirituel qui abreuvait le
peuple. La théologie de la pierre est donc associée à la libération
d’Egypte.
Le sens de la Pâque était de créer un peuple qui sera le peuple de
Dieu. Dieu amena ce peuple au pied du Sinaï pour faire alliance avec
lui (Ex 24). Jer 31,31 mentionne déjà ce pacte conclu au Sinaï. Ez 20,1012 répète: Je les ai fait sortir d’Egypte et je leur ai donné mes lois. 1 P
2,9 orchestre le thème de l’alliance: Vous êtes la nation sainte, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis. Ce thème avait été
médité par Is 61,6 et 2 Mac 2,17. Dans l’Ancien Testament une nation
sainte signifie une nation séparée des autres. 1 Pierre reprend à son
compte la loi de sainteté du Lévitique: « Vous serez saints car je suis
saint ».
1 P 1,13 fait allusion à Ex 12,11. Le chrétien est celui qui se présente
les reins ceints. Abandonner les désirs du passé (1 P 1,14) renvoie à Ex
16,3. La définition du chrétien comme étranger en 1 P 1,1 est une allusion à Ex 15,13. Pendant de nombreuses années le peuple a été étranger
et errant dans le désert. La présence de la nuée en 1 P 4,14 rappelle le
don des nuées de gloire de l’exode.
Durant l’exode Dieu a montré à Moïse le Temple comme en témoigne Ex 15,17: « Tu les as plantés sur la montagne de ton héritage, le
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lieu de ta demeure, le sanctuaire que tes mains ont établi ». Le thème de
la maison spirituelle orchestre celui du Temple nouveau qu’est la communauté chrétienne. De ce temple les chrétiens sont devenus les pierres
vivantes, alors que la pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la
pierre de fondation.
Enfin la fête de Pâque est une fête familiale où le père de famille fait
la catéchèse de ses enfants. L’auteur de 1 P insiste sur le fait que les
chrétiens qui étaient sans foyer sont devenus la maison de Dieu et une
fraternité.
La théologie de l’exode fut l’objet de méditations constantes durant
l’Ancien Testament. Le second Isaïe décrit la fin de l’exil comme un nouvel exode. 1 P s’adresse lui aussi à la diaspora. En 5,13 il mentionne Babylone comme pseudonyme de Rome. L’exil, nouvel exode, est donc
terminé.
Il va sans dire que de nombreux thèmes de 1 P peuvent s’expliquer
également par Qumran, en particulier le nouveau Temple constitué par la
communauté. La nouveauté chrétienne a été de rattacher ce thème à la
Pâque de Jésus. De plus pour l’auteur de 1 P 4,13 la joie du chrétien est
déjà présente au milieu des tribulations, alors que celle des martyrs juifs
est promise pour le futur. Ce présent du salut est célébré également dans
la Haggadah de Pâque.
Conclusion
Les milieux sapientiaux, apocalyptiques et pharisiens associent souffrance et joie. Cependant il semble que l’auteur de la première lettre
de Pierre s’inspire davantage de la liturgie juive de Pâque, ce qui lui
permet de faire une synthèse originale de tous les courants précédents
et de rester dans la ligne de la béatitude des persécutés. La 1 P peut
être définie une catéchèse baptismale et pascale contenant des éléments
christologiques et des éléments parénétiques. Mort et résurrection du
Christ demeurent le modèle de la vie du chrétien. C’est à leur lumière
que les souffrances du chrétien doivent être envisagées. Il est important de rappeler que pour l’auteur de 1 P l’Eglise a pris le rôle d’Israël. Elle est le sacerdoce royal et la nation sainte parce qu’elle est
édifiée sur la pierre qu’est le Christ. Puisque le Christ dans sa Passion
a souffert, le chrétien devra souffrir lui aussi et par là arriver à la joie.
La portée eschatologique de la manifestation terrestre du Messie vient
perturber tous les schèmes courants. Avec lui la Fin a déjà commencé
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F. MANNS
et en sa mort-résurrection le salut est déjà réalisé. Le pèlerinage difficile du peuple de Dieu sera irradié par les premières lueurs de la gloire
divine révélée dans le Fils.
Frédéric Manns, ofm
Studium Biblicum Franciscanum, Jerusalem