L`Union européenne, l`Ukraine et le gaz russe

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L`Union européenne, l`Ukraine et le gaz russe
Note n°227 - Fondation Jean-Jaurès - 3 septembre 2014 - page 1
L’Union
européenne,
l’Ukraine et le
gaz russe
Collectif d’experts
La crise en Ukraine peut-elle mettre en cause la sécurité
des approvisionnements en énergie de l’Europe ?
L’
Union européenne (UE) importe des quantités importantes de gaz et de pétrole
depuis la Russie. L’UE importe également du pétrole et du gaz des Républiques
d’Asie centrale, en particulier du Kazakhstan (pétrole) et du Turkménistan (gaz) et
ces importations passent également par la Russie.
La Russie fournit 27 % du gaz de l’UE (125 Gm3 en 2013) et 32 % de son pétrole (4,2 millions
de barils/jour). Aucune source au monde ne peut la remplacer à court terme. La Russie exporte
56 % de son pétrole et 84 % de son gaz vers l’UE. Aucun marché au monde ne peut remplacer
ce client fiable à brève échéance, en dépit du récent effort de diversification de la Russie en
direction de l’Asie. Sans compter les autres échanges commerciaux, les investissements croisés
et les engagements financiers.
La Russie occupe le premier rang mondial des exportateurs d’hydrocarbures, aussi bien pour
le pétrole que pour le gaz, avec, respectivement, 7,5 millions de barils/jour et 230 Gm3 /an.
L’exportation de gaz lui rapporte quelque 54,6 milliards d’euros par an ; celle de pétrole quatre
AVERTISSEMENT : La mission de la Fondation Jean-Jaurès est de faire vivre le débat public et de
concourir ainsi à la rénovation de la pensée socialiste. Elle publie donc les analyses et les propositions
dont l’intérêt du thème, l’originalité de la problématique ou la qualité de l’argumentation contribuent à
atteindre cet objectif, sans pour autant nécessairement reprendre à son compte chacune d’entre elles.
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fois plus : 218,5 milliards d’euros par an. Le budget de la Russie dépend officiellement à 50 %
des revenus générés par le pétrole et le gaz, un pourcentage officieusement plus important.
Les exportations de pétrole russe sont partiellement transportées par l’oléoduc Druzhba (« amitié »)
qui aboutit à Leuna, dans l’ex Allemagne de l’Est. Le reste des exportations vers l’Europe est
effectué par des navires qui chargent le brut à Primorsk, proche de Saint-Pétersbourg, ou à
Novorossiysk, sur la Mer Noire en Russie. Ces cargaisons de pétrole russe pourraient aisément
être dirigées vers d’autres consommateurs et l’Europe de son côté pourrait trouver d’autres
sources d’approvisionnement : le pétrole est liquide, donc fongible et son transport ne coûte que
quelques pour cent de son prix.
En revanche, le problème du gaz reste entier car les canalisations qui transportent le gaz russe
depuis la Sibérie jusqu’en Europe ne peuvent évidemment pas transporter le gaz vers d’autres
directions. Par ailleurs, la Russie ne peut actuellement pas exporter son gaz par d’autres moyens,
n’ayant pas développé le gaz naturel liquéfié (GNL), même si de nombreux projets sont en cours.
L’Ukraine et la Russie
Au VIIIe siècle le commerce varègue (des Vikings orientaux) de la Baltique à la Mer Noire fédère
les tribus slaves. Au IXe siècle, Kiev est prise aux Khazars par le varègue Oleh le Sage, fondateur
d’un « État des rameurs » ou Rodslagen, en proto-slave Rous » : c’est l’âge d’or de sa capitale,
Kiev. Le territoire de la Rous » couvrait le Nord de l’actuelle Ukraine ainsi que la Biélorussie et
l’Ouest de la Russie. De Rous » viennent la dénomination des « Russes », mais aussi celle des
« Ruthènes » ou « Russins » désignant les Ukrainiens occidentaux. Le nom d’« Ukraine », qui
signifie « marche frontalière » en russe, est venu avec l’expansion de la Moscovie, bien plus tard.
Au XIe siècle, la Rous’ de Kiev était géographiquement le plus vaste État d’Europe.
Les péripéties de l’histoire vont soumettre les peuples qui constituent aujourd’hui l’Ukraine aux
différentes puissances voisines. Il faudra attendre 1917 pour voir la création de la République
d’Ukraine, conquise par les bolchéviques en 1920 et intégrée dans l’URSS en 1922. En 1945 la
Russie fait entrer avec elle à l’ONU l’Ukraine et la Biélorussie. L’Ukraine deviendra indépendante
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en 1991, à la chute de l’Union soviétique tout en restant membre de la Communauté des États
indépendants, créée pour se « substituer » à l’Union soviétique.
Jusqu’en 2004, le régime ukrainien restera très proche de Moscou, permettant à l’Ukraine
de bénéficier d’un tarif très bas pour le gaz qu’elle importe de Russie, environ 20 % du prix
international, le même prix que celui facturé aux consommateurs russes.
Les conflits entre l’Ukraine et la Russie à propos du gaz naturel
Les exportations russes de gaz naturel vers l’Europe ont débuté dans les années 1980 et ont
conduit à la construction de gazoducs qui passent pour l’essentiel par l’Ukraine. Jusqu’en 1991
le gaz russe (ou turkmène) passe directement de territoires très liés à la Russie (Ukraine puis
Tchécoslovaquie) à l’Europe de l’Ouest. Jusqu’il y a quelques années 80 % du gaz russe transitait
par l’Ukraine, l’essentiel du reste par la Biélorussie et la Pologne. L’Ukraine est elle-même un grand
consommateur de gaz, à la fois pour la production d’énergie et pour une utilisation en tant que
matière première, surtout pour la production d’engrais azotés. L’usage intensif de l’énergie et la
consommation de gaz ont été longtemps favorisés – comme dans tous les pays d’Union soviétique
– par un prix très bas et le pilotage par une « planification centralisée », le célèbre GOSPLAN.
Par ailleurs, les années 1990 ont également été marquées par des conflits gaziers entre la Russie
et l’Ukraine, des coupures de gaz, et la signature en 1994 d’un accord jamais appliqué de contrôle
majoritaire des gazoducs ukrainiens par Gazprom en échange d’un abandon de la dette gazière.
La crise de 2006
Jusqu’au 31 décembre 2005, l’Ukraine bénéficie de prix avantageux grâce à ses bonnes relations
avec Moscou et son statut d’ancienne République de l’Union soviétique. Mais la Révolution
orange et l’élection de Viktor Iouchtchenko marquent une rupture et la volonté de l’Ukraine de
se rapprocher de l’Occident. Gazprom souhaite alors aligner le prix du gaz ukrainien sur les prix
européens alors que le prix était jusque-là très inférieur (50 USD/1000 m³, contre 230 USD sur
le marché européen).
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En outre, Gazprom accuse l’Ukraine de prendre des quantités de gaz supérieures à ses besoins
et de revendre le surplus à l’Europe, empochant au passage la différence de prix. À la suite de
l’échec des négociations sur ce sujet, Gazprom pose un ultimatum en menaçant de couper le
gaz à l’Ukraine et en ne laissant que passer celui à destination de l’Europe. Le 1er janvier 2006
les livraisons de Gazprom sont arrêtées, impactant une large partie des pays européens
Le 4 janvier 2006, les deux parties s’entendent sur un nouveau prix du gaz et sur un tarif de
transit. Gazprom recommence alors à alimenter les gazoducs à pleine capacité. Le prix facturé
reste cependant seulement de 95 USD/1000 m³ (contre 230 pour les pays européens) car les
livraisons étaient composées en partie de gaz d’origine turkmène, à 50 USD/1000 m³. Ce prix
n’est toutefois fixé que pour les six premiers mois, ce qui va alimenter les futurs conflits autour
de son évolution. Quant au prix de transit du gaz, versé par la Russie à l’Ukraine, il augmente de
1,09 USD à 1,60 USD pour 1000 m3 sur 100 kilomètres.
Les crises de 2008 et 2009
Le 2 octobre 2007, Gazprom menace de suspendre l’alimentation en gaz naturel de l’Ukraine
du fait d’une dette impayée de 1,3 milliard de dollars. Après de nouvelles menaces de réduction
des livraisons de gaz au début de 2008, les présidents Vladimir Poutine et Viktor Iouchtchenko
annoncent un accord le 12 février 2008 : l’Ukraine commencera à payer ses dettes sur le gaz
naturel consommé en novembre et décembre 2007 et le prix de 179,50 USD/1 000 m3 serait
maintenu pendant l’année 2008.
Les difficultés les plus graves vont survenir au début de 2009. Le 2 janvier, à la suite d’un différend
entre l’Ukraine et Gazprom sur le prix à payer en 2009 et faute de paiements d’une partie des
livraisons de 2008, Gazprom réduit, puis stoppe les livraisons du gaz naturel à l’Ukraine. La
Russie accuse l’Ukraine de voler le gaz destiné à l’Europe pour compenser les coupures des
approvisionnements qu’elle subit et tente d’augmenter le débit des gazoducs qui passent par
la Biélorussie et la Turquie. Mais la plupart des pays européens subissent des réductions très
importantes de leurs livraisons de gaz russe et les gestionnaires de réseau de gaz mettent en place
des plans d’urgence. Pour certains pays c’est un arrêt total des livraisons.
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Après une rencontre entre Vladimir Poutine, alors Premier ministre de la Russie, et Ioulia
Tymochenko, Premier ministre ukrainien, le 20 janvier à Moscou les livraisons de gaz reprennent.
Pendant trois semaines les exportations russes auront été interrompues.
Dans le cadre de l’accord signé avec la Russie, l’Ukraine devait payer un prix proche du prix
international.
Les tentatives de contournement de l’Ukraine et d’émancipation de
la dépendance russe
Conscientes des risques que faisait peser sur les approvisionnements européens en gaz russe le
passage par l’Ukraine, les grandes entreprises gazières européennes et Gazprom ont proposé à
ce pays à plusieurs reprises depuis 1991 de séparer physiquement et juridiquement les gazoducs
de transit de ceux qui alimentent son marché local. Elles ont cependant essuyé un refus de Kiev.
Finalement, quatre groupes européens (les allemands BASF et E.ON, le néerlandais Gasunie
et le français GDF Suez) se sont alliés à Gazprom pour mettre en service, en 2011 et 2012,
deux lignes (deux autres sont prévues) du gazoduc Nord Stream qui peuvent acheminer jusqu’à
55 Gm3/an de gaz russe.
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Graphique 1 : Principaux gazoducs acheminant le gaz russe vers l’Europe1
Ce gazoduc de 1224 km relie directement la Russie au nord de l’Allemagne à travers la Baltique,
sans passer par un pays tiers, occasionnant de fortes inquiétudes dans les pays traditionnels de
transit, et durement marqués par l’alliance germano-soviétique de la Seconde Guerre mondiale.
Cette capacité de contournement de l’Ukraine s’ajoute aux 33 Gm3/an de gaz russe destiné
à l’Europe qui passent par la Biélorussie et la Pologne. Par ailleurs, 16 Gm3/an empruntent
le gazoduc Blue Stream. Préféré à un renforcement du gazoduc terrestre existant passant par
l’Ukraine, il a été posé en 2002 en Mer Noire pour approvisionner la Turquie.
Alors qu’il y a quelques années, 80 % du gaz importé de Russie vers l’Europe passait par l’Ukraine,
cette part peut être réduite dès maintenant à moins de 30 %. Cette part pourrait être encore réduite
– à pratiquement zéro – si le projet South Stream était finalisé. Toutefois, les importantes capacités
de stockage situées dans l’Ouest de l’Ukraine et utilisées pour sécuriser l’approvisionnement
de l’Europe, font subsister de nombreuses inconnues quant à un remplacement effectif par des
gazoducs de contournement.
1. Pierre Terzian, « La crise énergétique ukrainienne », Le Monde, 1er avril 2014.
En ligne : http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/03/31/la-crise-energetique-ukrainienne_4392491_3232.html.
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Le gazoduc South Stream, construit par une association Gazprom – BASF – ENI – EDF,
transporterait du gaz depuis le sud de la Russie vers la Bulgarie en passant sous la Mer Noire.
Deux branches permettraient de remonter le gaz, l’une vers l’Autriche, l’autre vers l’Italie (cette
seconde branche pourrait être abandonnée du fait du développement du projet TAP TANAP – cf.
infra). L’objectif est le même que celui du Blue Stream et du Nord Stream : éviter l’Ukraine. Ce
gazoduc de 2380 km (dont 930 km sous la mer Noire) espère voir les deux premières de ses quatre
lignes entrer en service en 2016 (31,5 Gm3/an). S’il atteint sa capacité totale de 63 Gm3/an (vers
2019), le transit ukrainien du gaz pourrait disparaître. Mais la situation actuelle – à la fin août
2014 – est délicate. La Commission a demandé à la Bulgarie de suspendre la construction de
South Stream en raison d’irrégularités dans la passation de marchés, tandis que les États-Unis
ont fait pression dans le même sens arguant de ce qu’une des entreprises du consortium était
dirigée par un homme d’affaires russe encourant des sanctions américaines. Le projet South
Stream a divisé le gouvernement minoritaire du BSP au point de conduire à une motion de
censure au Parlement et à des élections anticipées.2 Les autorités bulgares affirment avoir accédé
aux demandes européennes et américaines mais les livraisons de matériel continuent.3
Graphique 2 : Les projets de transit du gaz russe par le Sud4
2. « Bulgaria’s government to collapse over South Stream », Euractiv, 10 juin 2014.
En ligne : http://www.euractiv.com/sections/energy/bulgarias-government-collapse-over-south-stream-302702.
3. « Bulgaria says it has « frozen » construction of South Stream, but pipes continue to arrive », Euractiv, 21 août 2014. En
ligne : http://www.euractiv.com/sections/energy/bulgaria-says-it-has-frozen-south-stream-pipes-keep-arriving-307893
4. Source : www.trans-adriatic-pipeline.com
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A noter que la dernière version de South Stream ne prévoit plus une branche vers l’Italie qui
serait bien approvisionnée par TANAP et TAP, qui doivent lui fournir du gaz azéri. Les pays
d’Europe de l’Est, très dépendants de l’approvisionnement russe, développent et construisent
des terminaux GNL, en particulier en Croatie, Lituanie et Pologne.
Le renversement du régime en 2014
Depuis de nombreuses années, l’Ukraine est partagée entre des mouvements pro-occidentaux, et
des mouvements pro-russes. Les votes pour Victor Ianoukovitch lors des élections présidentielles
de 2010 sont majoritaires à l’Est, minoritaires à l’Ouest.
Le 1er décembre 2013 des manifestants s’installent sur la Place Maïdan de Kiev pour plus d’un mois.
Ils reprochent au pouvoir, entre autres, d’avoir refusé de signer fin novembre l’accord d’association
avec l’Union européenne, et l’absence d’État de droit. En décembre l’Union européenne fait
pression sur l’Ukraine pour qu’elle signe l’accord d’association et suspend les négociations. Victor
Ianoukovitch se rend alors à Moscou et obtient un prêt de 15 milliards de dollars et une réduction
d’un tiers du prix du gaz livré par la Russie. Ce gaz est toujours aussi important pour l’Ukraine.
En janvier les manifestations se durcissent à Kiev et se généralisent à d’autres villes. Le fer de
lance de l’opposition est constitué de militants des mouvements nationalistes Svoboda et plus
radicaux, Secteur Droite et Cause commune. Le mouvement aboutit au départ du président
Ianoukovitch et à son remplacement par un gouvernement provisoire. Ce remplacement suscite
l’inquiétude des populations russophones et l’intervention de la Russie, avec l’envoi en Ukraine
d’hommes et de matériel militaire, qui provoquera un vote sur l’indépendance de la Crimée
le 16 mars, dont le score digne d’un scrutin soviétique sera très majoritairement favorable au
rattachement de la Crimée à la Russie.
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L’Ukraine, le gaz et l’aide occidentale
L’Ukraine est un gros consommateur de gaz. Certes, la consommation a diminué de plus de
100 Gm3 dans les années 1990 à environ 50 dont 20 sont produits localement. Mais l’état de
l’Ukraine lui interdit de payer toutes ses factures et une dette s’est accumulée – elle atteint 4,5
milliards de dollars en juin 2014.
En décembre 2013, la Russie avait consenti à accorder à l’Ukraine un prêt de 10,9 milliards d’euros
et un rabais de 30 % sur le prix du gaz, qui avait donc été ramené à 195,5 euros/1 000 m3 au lieu
de 295,6 euros/1 000 m3. Ce rabais devait s’appliquer pendant cinq ans, soit pour l’Ukraine une
économie d’environ 2,5 milliards d’euros par an. Au total, un paquet de plus de 21,8 milliards
d’euros sur cinq ans. En échange, Moscou espérait que l’Ukraine entrerait dans son union
douanière, refusant l’accord d’association de l’UE.
La « révolution de Maïdan » a bouleversé ce plan. Gazprom a donc informé son client ukrainien,
Naftogaz, que, à compter du 1er avril 2014, le prix du gaz passerait à 268,3 euros/1 000 m3, soit,
sur une année, un surcoût de 2,18 milliards d’euros ! Ce prix correspond à celui des marchés
européens. Est ainsi annulée la réduction concédée en 2010 à l’Ukraine en échange de la location
par les Russes de la base militaire de Sébastopol : l’accord est rendu caduc par l’annexion de la
Crimée par la Russie. Moscou montre l’addition aux Ukrainiens et à leurs soutiens occidentaux.
Faute d’accord sur le paiement de la dette, Gazprom suspend des livraisons à l’Ukraine à partir
de juin. La situation n’est pas encore dramatique car les stockages ukrainiens ont été remplis à
plus de 50 %. Les exportations vers l’Europe ne sont pas affectées. Les sanctions européennes
décidées fin juillet à l’encontre de la Russie n’affectent pas les exportations de gaz vers l’Europe,
mais elles touchent désormais indirectement le secteur de l’énergie à travers des restrictions sur
les exportations de technologies sensibles et sur l’accès aux marchés de capitaux.5
Mais qui voudra financer l’Ukraine à la place de la Russie : le FMI ? l’UE ? L’UE a promis au
nouveau pouvoir un prêt de 10,9 milliards d’euros, le FMI 10,9 milliards d’euros et les États-Unis 1
milliard de dollars, mais, à long terme, aucun d’eux ne paiera à la place de Kiev une facture de
5. « EU agrees new sanctions against Russia », Euractiv, 29 juillet 2014.
En ligne : http://www.euractiv.com/sections/europes-east/eu-agrees-new-sanctions-against-russia-303785.
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l’ordre de 8,7 milliards d’euros par an pour le gaz et de 5,8 milliards d’euros par an pour le pétrole.
Et il sera difficile de réduire les importations dans la mesure où les réserves potentielles de gaz
se trouvent en Crimée, où des majors comme ExxonMobil, Shell et Eni s’apprêtaient à forer.
L’Europe peut-elle remplacer le gaz russe ?
L’Europe consomme aujourd’hui environ 500 Gm3 de gaz par an. Elle en produit un peu moins de
la moitié (elle en produira probablement moins du quart dans quelques années). Elle en importe
un quart (environ 125 Gm3) de Russie et un autre quart de Norvège, d’Algérie, du Nigéria et du
Qatar. L’Europe peut-elle se passer du gaz russe ?
Réduire la consommation de gaz en Europe.
Le gaz est beaucoup utilisé pour le chauffage des locaux et des politiques d’isolation des bâtiments,
déjà souvent mis en œuvre, permettraient de réduire les besoins. En France, toutefois, l’évolution
des réglementations thermiques aboutit dans la construction neuve à une croissance du chauffage
au gaz et une réduction de l’électricité. Mais une bonne part des diminutions pourrait venir
du remplacement du gaz par du charbon pour la production d’électricité. C’est ce qui se passe
actuellement en Allemagne où les renouvelables ont pris une part croissante de la production
électrique et où leur capacité de production approche celle des moyens thermiques. Mais il faut
faire face à l’intermittence et les centrales thermiques sont incontournables. Cependant les
centrales au gaz, peu émettrices de CO2, sont paradoxalement remplacées par des centrales au
charbon beaucoup plus nocives en termes d’émissions de gaz à effet de serre. En effet l’Europe
peut importer massivement du charbon américain lui-même remplacé par du gaz de schiste pour
la production d’électricité aux États-Unis. Ce charbon est bon marché et remplace le gaz naturel
dont le prix reste relativement élevé puisqu’il doit être en grande partie importé. Or le coût de
la création d’un transport comme GNL est élevé. Ainsi, le gaz pâtit en Europe par rapport au
charbon de contraintes structurelles – plus difficile à transporter – mais aussi conjoncturelles – des
prix élevés par rapport à l’abondance de charbon bon marché, bien que plus émetteur de CO2.
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Trouver de nouvelles sources de gaz
L’Europe pourrait importer du gaz de sources nouvelles ou différentes mais les solutions s’avèrent
complexes.
Les fournisseurs actuels ne voudraient ou ne pourraient accroître que de manière marginale leurs
exportations. La Norvège ne souhaiterait pas le faire pour ne pas se positionner en concurrent
de Gazprom. Même raisonnement pour l’Algérie dont les réserves – en attendant un éventuel
développement des gaz de schiste – apparaissent limitées. Le Qatar préfèrera développer des
marchés asiatiques pour l’instant plus rémunérateurs.
De nouveaux fournisseurs pourraient être sollicités. Si le projet Nabucco, qui devait alimenter
l’Europe centrale en gaz d’A zerbaïdjan a été abandonné, son rival TANAP – TAP, finalement
préféré, acheminera ce même gaz, mais les quantités sont limitées (10 Gm3 environ, soit 2 % des
besoins européens). Des ressources considérables existent en Iran et en Irak mais les conditions
politiques (Iran) et sécuritaires (Irak) empêchent d’envisager des projets à court terme. Le
Turkménistan dispose de ressources très importantes et exporte déjà – via la Russie – du gaz
naturel vers l’Europe. Un accroissement des exportations vers l’Europe en évitant la Russie ne
pourrait se faire que par la Caspienne ou l’Iran, soulevant à nouveau des difficultés politiques
considérables.
Restent des sources plus lointaines, au premier rang desquelles les gaz de schiste américains.
Les ressources américaines sont considérables et la production américaine dépassera très vite les
besoins. Des projets d’exportation ont déjà été approuvés et vers 2016 les premières cargaisons
de GNL devraient quitter Sabine Pass. Mais si le nombre de projets annoncés est – comme
souvent dans ce cas – considérable, il n’est pas certain que beaucoup d’entre eux se réalisent, ne
serait-ce que parce que des exportations trop importantes feraient remonter le prix du gaz aux
États-Unis. Or ce prix très bas (4 USD/MBTU contre 10 en Europe et 16 en Asie) donne un
avantage économique décisif à l’industrie et à l’économie américaines. En outre une remontée des
prix détruirait la possibilité d’arbitrage (écart de prix entre les États-Unis et l’Europe permettant
de couvrir les frais de liquéfaction et de transport).
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D’autres sources importantes de gaz existent – l’A frique de l’Est (Mozambique et Tanzanie),
l’Australie – mais ces sources sont lointaines et couteuses et plutôt destinées à alimenter le
marché asiatique.
En Europe comme sur les autres continents, le biogaz et le gaz de schiste sont également deux
sources qui pourraient émerger à moyen terme. Le biogaz concentre en effet les efforts de
nombreux acteurs, qui envisagent une production massive d’ici 2030. Quant au gaz de schiste,
les réticences de l’opinion publique française ne semblent pas unanimement partagées dans le
reste de l’Europe.
Le gaz russe peut-il trouver d’autres débouchés ?
L’essentiel des exportations russes vont vers l’Union européenne. Les réseaux de gazoducs qui
relient les deux régions sont un lien très fort et… très coûteux. Ne pas les utiliser représenterait
une perte lourde en particulier pour la Russie
La Russie peut se retourner vers l’Asie pour exporter son gaz. Sakhaline alimente déjà le Japon. La
demande de gaz en Chine et dans les pays voisins augmente à vive allure alors que la production
stagne. La Chine importe déjà du gaz depuis le Turkménistan et les quantités importées depuis la
république d’Asie centrale vont rapidement augmenter. La Chine a décidé récemment de plafonner
sa consommation de charbon du fait du niveau élevé de pollution dans les villes qui n’est plus
accepté par ses citoyens urbains. Il faut donc remplacer le charbon par du gaz, beaucoup moins
polluant, dont la consommation pourrait doubler dans les prochaines années.
Des discussions entre la Russie et le Chine pour l’importation de gaz sont en cours depuis de
nombreuses années. Elles achoppaient sur le prix du gaz proposé par les Chinois et jugé insuffisant
par les Russes. La crise ukrainienne a poussé la Russie a accepter un contrat de 400 milliards
de dollars qui couvrira la construction de gazoducs entre les gisements de Kovykta et Chayanda
en Sibérie orientale et la Chine et la fourniture de 35 milliards de mètres cubes de gaz pendant
trente ans. Le prix que l’on peut évaluer pour le gaz est de l’ordre de 330 USD/m3, voisin du prix
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de vente en Europe. D’autres contrats entre la Russie et la Chine, avec une alimentation des
tuyaux depuis la Sibérie occidentale, sont possibles.
Conclusion
La crise ukrainienne a mis en évidence l’interdépendance entre l’Union européenne, l’Ukraine et
la Russie, ainsi que la faiblesse de l’UE face à un fournisseur utilisant l’énergie comme une arme
politique. La mise en place des gazoducs de contournement de l’Ukraine (Nord Stream et Blue
Stream déjà construits, South Stream en construction… si l’Union européenne ne s’y oppose pas
pour des raisons idéologiques) devrait garantir temporairement la stabilité des approvisionnements
russes qui ont été remarquablement fiables hors les crises de 2006 et 2009, dues en grande
partie à des négociations sur le prix du gaz entre un fournisseur, la Russie, et son client exclusif,
l’Ukraine. L’absence de ratification par la Russie de la Charte européenne de l’énergie fait peser
des menaces sur la transparence et l’issue des futures revues de prix du gaz entre Gazprom et
les énergéticiens européens.
Cette crise peut être un électrochoc salutaire pour l’UE dans sa politique de diversification de
ses approvisionnements et de promotion des énergies décentralisées, notamment le biogaz et les
gaz de schiste. Cette politique doit se faire dans un contexte géopolitique, mais aussi économique,
défavorable au gaz – demande de gaz décroissante en Europe, concurrence du charbon, difficulté
à hâter le développement de voies de transport alternatives à l’acheminement continental.
Cette crise aura été pour la Russie l’occasion de mettre en place une collaboration avec la Chine
qui lui permet la diversification, tant recherchée, de ses débouchés. Il reste que cette évolution
n’échappera pas à des contraintes fortes en termes financiers (investissements lourds et nécessaires
dans les infrastructures de transport et de stockage, importants besoins de financement) et en
termes de délais. Pour la Russie également, les clients européens restent indispensables.
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