la vie est ce poeme la vie est ce poeme qui s`ecrit qui

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la vie est ce poeme la vie est ce poeme qui s`ecrit qui
LA VIE EST CE POEME QUI S’ECRIT
ICI TOUS LES JOURS
Résidence d’écrivain dans les maisons de retraite médicalisées du CHI LouviersLouviers-Elbeuf - Philippe Ripoll septembre - décembre 2013
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LA VIE EST CE POEME QUI S’ECRIT ICI TOUS LES JOURS ................................................................................................................1
Ouverture......................................................................................................................................................................................................5
Vous qui entrez ici, abandonnez toute désespérance .................................................................................................................................15
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Ouverture
Cet « objet » a été réalisé dans quatre unités Alzheimer du Centre
Hospitalier Intercommunal d’Elbeuf/Louviers de septembre à décembre
2013 : à Elbeuf, ce fut à la Maison de retraite médicalisée dite des
« Arches », dans l’unité La Caravelle, et dans l’unité La Frégate ; à
Louviers, dans la Maison de retraite médicalisée « Saint Taurin » au sein
des unités Les Bleuets et Les Orchidées symétriquement reliées dans un
même espace.
C’est dans un second temps, après que le projet de résidence d’écrivain,
rédigée d’une façon plus générale, a été retenu dans le cadre de l’appel à
projet 2013 du « dispositif Culture Santé » de Haute Normandie que
l’intervention dans les unités Alzheimer a été proposée comme
expérimentation.
En guise d’ouverture, montrer l’arc de notre aventure, depuis le matériel
texte du « projet » jusqu’au matériel texte de la « restitution ». L’arc : la
manière dont ça se tend et se distend. La métaphore de l’arc est « belle » :
elle fait la part belle à la conscience poétique. Je n’ai pas l’image prosaïque
pour dire la disproportion entre les deux états, l’état de projet, l’état de
restitution. Pour dire une telle disproportion. Laquelle dépasse de très loin
le caractère volontaire de l’agencement poétique comme le caractère
volontaire de l’agencement institutionnel. Le lecteur, dans toute sa
différence, mettra peut-être des mots sur ses propres étonnements et sur ses
tentatives de reconstruction de ce qui ici m’échappe, nous échappe.
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Si poésie il y a, ici, ou plutôt disposition réelle à la poésie, elle est de
s’enfoncer corps et âme dans le prosaïque, dans la disproportion, vraiment,
délibérément. Les choses sont allées beaucoup plus loin que ce qu’on avait
pu prévoir. Et aujourd’hui, il s’agit de lire, de dire un peu ce qui s’est passé.
Tout, le quotidien de ces établissements de santé, le quotidien de
« l’animation » dans ces établissements, les valeurs de l’action culturelle en
milieu hospitalier, le travail poétique, s’en trouve interrogé à nouveau frais,
si toutefois on adopte la passion de s’interroger. Passion vitale aujourd’hui,
dans un monde en totale mutation. Et l’hypersensibilité de ces unités nous
commande une telle passion, une telle éthique.
Pour une intelligence partagée de cette disproportion, voici le projet tel que
formulé par mes soins, après proposition d’intervention :
« JOIES EN CHANTIER »
Projet pour le CHI Louviers-Elbeuf
Note d’intention
« Ce qui me semble important à partager aujourd’hui avec des personnes âgées en maison de retraite
médicalisée, certaines d’entre elles valides, d’autres atteintes dans leur intégrité et leur autonomie, c’est, à
rebours de l’apparent paysage dépressif qui peut saisir professionnels, familles et visiteurs, et intervenants
occasionnels, la capacité de joie, liée à l’idée de création, cette idée étant liée à la prise de réel, au contact
rénové avec le réel, que l’effort de création produit.
Le mot de « joie » a pour moi une implantation philosophique (de Spinoza à Deleuze) et une réalité
littéraire (Hölderlin, Pessoa, Rimbaud, Sollers, etc.). Ces références, juste pour indiquer le degré de
consistance qu’on donne à ce mot et pas du tout un jeu artificiel avec une idée de joie faite juste pour
compenser l’évidence de la non-joie.
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Quelques grandes figures intellectuelles et artistiques très âgées nous aideront : Claude Lévi-Strauss,
Stéphane Hessel, Julien Gracq, Samuel Beckett, Louise Bourgeois, Manuel de Oliveira, Alain Resnais…
où, au fond, l’idée de sagesse renaît sur son vrai fondement : la vitalité inusable, enfin presque, pour
démentir l’équation vieillesse = fatalité = passivité = etc.
J’aimerais travailler sur la joie comme déclencheur de mémoire des grandes positivités de l’existence, en
n’évitant pas les remontées contraires, les drames éventuels, les sentiments de vie triste etc, mais sans
jamais focaliser dessus, ou plutôt en allant chercher ce qui dessus, dedans, presque toujours, vient pousser
comme force vitale, force vitale étant ici synonyme de joie. Mais j’aimerais aussi travailler sur ce mot
dans l’expérience du présent, de l’instant, et aussi dans une reconsidération de l’avenir, à travers enfants,
petits-enfants, et visions positives du monde à rebours du préjugé des « tout fout le camp », « de
not’temps », « c’est la fin de tout », « maintenant on s’en fout », etc., préjugés qui aujourd’hui abreuvent
les pulsions nihilistes largement répandues dans toutes les sociétés qui font notre monde mondialisé.
Comme il s’agirait d’un projet sur deux sites (Louviers, Elbeuf), j’aimerais avancer sur les mêmes bases,
la même structure (donc gémellaire) et en tirer progressivement une force différentielle, une vitalité
redoublée par les évidentes différences qu’il y aura d’un site à l’autre dans le déroulement des opérations.
Mode de fonctionnement
« Immersion et création informelle »
Une présence de l’écrivain dans des espaces et des temps interstitiels (couloirs, entrée de restaurant,
jardins…) temps souvent d’attente, de repos, de parenthèse… dans ces espaces-temps, relations
informelles, conversations, entretiens mêmes, lectures improvisées, petites formes poétiques
improvisées, petites fictions, brefs récits… tous ces échanges consignés, enregistrés, et partiellement
restitués, d’abord aux personnes concernées (je respecte toujours le vœu d’anonymat, en suscitant le
désir de signature).
Une manière d’aller à la rencontre de celles et ceux qui n’iront jamais dans une « activité de
groupe » comme ce qui suit :
« L’atelier d’écrivain »
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Ce serait la dénomination pour un « atelier d’écriture » très oralisé (pour une participation large) et
une relation évidente entre produire du texte, du récit, de la poésie, et lire, ainsi qu’aller voir des
expos, des spectacles… atelier hebdomadaire
« Moments de lecture et sorties »
Ces moments sont faits pour être partagés de façon très ouverte avec tous les résidants. Au goûter par
exemple des lectures (se partageant entre lectures de grands auteurs et auteurs contemporains et
lectures d’extraits de mes récents bouquins)
L’objectif sera l’édition d’une plaquette dont le titre (provisoire) serait : « Joies en chantiers » et
une restitution publique, avec quelques lectures. »
Aujourd’hui, nous pouvons sourire devant de telles pensées, de tels mots,
un tel horizon de représentations, de telles ignorances. Mais ce qui importe,
c’est de nommer l’écart, de l’exposer, et de toucher la vie intense qui s’en
extrait.
La première journée aura eu raison de ces « vues de l’esprit ». Voici
quelques éléments du journal de ce jour :
« mercredi 4 septembre 2013
Hier première journée de Joies en chantier à Louviers, unité Alzheimer.
Je ne sais pas ce qui s’est déposé cette nuit.
Communication par cet oubli-là.
Laetitia (animatrice à Louviers), dans une belle robe noire, m’accueille, me guide le matin. L’après-midi
je la trouve un peu absente.
Première impression : apocalypse.
Ponctions : Mme B., « glossolalique », d’abord assise au fond, à la table du fond, il y a six ou sept tables
rondes dans la pièce carrée, elle se lève et s’embarque dans une logorrhée qui ne s’arrêtera pas. Elle sera
emmenée, par une soignante ou une autre résidente, puis reviendra, elle semble expliquer, vouloir
expliquer, raconter, il y a du sens, un mot parfois émerge, intact, « uniforme », et d’autres dont je ne
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me souviens pas. Une autre dame de cesse de marcher, de parcourir toute l’unité, le matin elle est tombée,
et s’est ouvert le nez qui saigne encore. Elle a arraché son pansement. Elle tient un torchon, une serviette,
elle se macule, Laetitia lui propose de s’asseoir, l’emmène s’asseoir, elle se relève tout de suite. Deux
femmes regardant la télévision, la télévision astucieusement installée de telle sorte qu’il y a passage entre
écran et spectateurs, qui sont assez loin, calés dans de hauts fauteuils qui raccourcissent les résidants.
Les premiers échanges sont totalement surréalistes.
D’emblée, il faut concevoir des séquences informelles enregistrées et notées et faire poème de ça, en
important Artaud, Apollinaire, Kenneth White, Rimbaud bien sûr, aller voir Frank Smith et son énorme
réserve de poésie contemporaine.
Une évidence poétique : notre monde ici tournoie en sa limite, tout enclos et tout délié de lui-même.
Les Alzheimer sont nos anges annonciateurs. Chevaliers de l’apocalypse !
Cela dit sans poétiser.
Le matin, aux « bleuets ». D’abord tout échevelé… S’extasier sur mon prénom ! Peu à peu, grâce à
Laetitia, plusieurs s’agrègent autour de la table. Je propose de lire un extrait de mon livre (A travers
temps) grande écoute. On fait tourner une feuille de papier, celles et ceux qui savent encore écrire
écrivent : leur nom et un mot.
Je reste au repas avec eux, avec elles. Monsieur B. me parle de ses courses cyclistes et de la guerre
d’Algérie.
Je partagerai mon temps en « passif-actif » : passif, en moments enregistrés d’échanges informels,
circulation aléatoire, recueil-éponge (mais toujours en vue de restituer, renvoyer le « produit poétique »
des échanges). Actif : en leur proposant des « activités » précises. Jamais plus de trois quart d’heure.
Après le repas, une dame me fait visiter sa chambre.
Je teste mon fil rouge de la « joie ». Je suis servi. « On est un peu perdu… ». « Ce qu'on voudrait… ».
« Les plaisirs on n'en a pas… ».
Monsieur B., sa joie : une première camionnette Citroën neuve, acquise avec son frère. Ils se sont
"partagés" le volant. Camionnette de maçon, qu'ils ont utilisée jusqu'au bout. Auparavant il travaillait en
usine, fonderie et cartonnerie. Au repas du midi, il me dit qu'il faisait des courses de vélo, Paris-Tours,
Rouen-Amiens… parfois avec des grands, comme Anquetil, Poulidor… arrivé deuxième à une course,
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laquelle? Puis, son album de photos d'Algérie! Impressionnant. Trop pour moi. Je sors d’un livre qui m’a
plongé dans cette histoire (« Les Héritiers de l’inégalité »), à partir de la compagnie amicale des Français
Algériens de Nanterre. Avec Monsieur B, je sens qu’il faudrait un projet à part entière, reprenant le Des
hommes de Laurent Mauvignier, et fouillant la réalité trouée de partout de Monsieur B. qui fut soldat en
Algérie.
C., pour elle c’est le sport, les compétitions d’athlétisme.
Madame J. C. parle beaucoup. Elle a participé au projet chanson. Elle a un fils médecin, elle a un brevet
de comptable, elle a été cadre…
Mme B. ne m'a pas adressé la parole, Laetitia m'a dit de me « méfier », ce serait une nymphomane active,
avec geste et tout. Aujourd'hui sans doute sous bromure ou équivalent… »
D’autres notes, gruyère plus informel, évoquent le personnel – qui parla de
sa motivation, des beaux moments partagés, mais aussi, très vite, de la
nécessité de « prendre ses distances ». Prendre ses distances avec l’affectif
dans la relation avec les résidents, avec les familles… se protéger, ne pas
trop s'attacher... se méfier des préférences affectives, veiller à une égalité de
traitement, etc. J’apprends que cette unité a été construite sur
l’emplacement de l’ancien V420, Vieillards 420 lits ! Ces hospices ont eu la
vie longue, mouroirs aux enfilades de lits, absences de couches… en
comparaison, nous sommes au paradis. Une aide-soignante, proche de la
retraite, est témoin de cette époque.
Je remballe vite mon « Joies en chantier », non pas pour entrer dans ce qui
serait une dépression collective, mais pour entrer résolument en relation
avec la réalité, avec les personnes qui habitent ici. Habitent ? non :
quirésident. Dans les maisons de retraite on parle des résidents. C’est le
même mot qui désigne les étrangers qui habitent durablement dans le pays
d’accueil, et qui ont leur carte de résident. Les sentiments si puissants
d’exil, de déplacement, d’exode, de maison
disparue,
d’habitation
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extrêmement provisoire, qui caractérisent les êtres atteints de la maladie
donnent toute sa consistance à ce carrefour de vocabulaire.
La seule philosophie de la joie à tenir, ce sera celle de la relation réelle,
dans la création. Suspendre donc le mot et ses représentations grossières et
expérimenter une langue relationnelle : très vite la formule apparaît, sorte
de sésame : « La vie est ce poème / qui s’écrit ici tous les jours ».
C’est ce à quoi travaillent les pages qui suivent. Qui ont été murales et qui
le « restent » dans ce livret (mêmes tailles de police et même mise en page).
Les pages ont été affichées au fur et à mesure, puis après corrections et
remises en page (par souci de créer des sursauts, des événements d’attention
aux mots, aux phrases, aux affects et aux réalités intriqués dedans), ont été
réaffichées en vue d’une « cérémonie de lecture partagée ».
Ce livret a un nombre de pages imposant. Il a quelque chose d’énorme.
C’est qu’il intègre le caractère hors norme de ces unités Alzheimer.
La maladie d’Alzheimer est une réalité et une métaphore.
Réalité : maladie en nette progression : en 2010, selon l'INSERM, elle
touchait 860 000 personnes en France. Nous serons deux millions, en
2020… Réalité : les unités hospitalières fermées posent toutes les questions
impliquées par ce qu’Erving Goffman appelait l’institution totale. Ici nous
sommes témoins d’une réalité hypersensible : les moindres détails ont des
répercussions intenses, souvent vitales.
Métaphore : nous sommes dans un monde atteint de cette maladie : un
présent producteur d’oubli à force de mémoire externalisée, une
déstructuration globale du sens : à force de penser que le capitalisme c’est
le réel, déconnexion exponentielle avec le réel Terre. Métaphore : nous
sommes acteurs hypersensibles d’une réalité hypersensible, où nous nous
devons à une attention aux moindres détails de nos existences, et partant, à
une reconsidération intégrale de notre existence commune. Une
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existence commune, qui dans ses états de guerre indéfiniment réitérés ne
témoigne pas moins d’un socle, d’un fondement d’affection à l’état pure,
celle-là même dont on fait l’expérience concrète en unité Alsheimer – parce
que tout est perdu sauf l’être.
Est-ce que ce sont là des prémisses pour un arc poétique / politique ? En
puissance, cet objet s’adresse horizontalement à tous les mondes, si
hiérarchisés, si cloisonnés soient-ils. (Et comment traverser la cloison des
genres autrement qu’avec le masculin hiérarchique ?... Juste pour maintenir
présente la question, sans pour autant entrer dans une posture féministe : la
liste qui suit adopte le féminin) Résidentes, élues, familles, poètesses,
médecines, ministresses, aides-soignantes, lectrices, infirmières,
animatrices, chercheuses, cadresses de santé, médiatrices, directrices
d’établissements, artistesses, arbresses, verres de terre, étoiles… dépliées en
un même horizon. La France connaît son ancien Président atteint de la
maladie, la ville de Louviers connaît son ancien maire, père de l’actuel,
maladie proche, hébergement proche des unités Alzheimer. La maladie est
démocratique. La conversation qui suit, parce que c’est une conversation,
nous met à égalité. L’exception c’est l’être qui nous reste en partage, en
flux échangé – et les mots de partage et d’échange ont ici des sens à
nécessairement reconstruire, car ni gâteau à partager, ni marché sur quoi
mettre la main…
« Mercredi 11 décembre 2013, bout de journal :
réveil dans la nuit longue de l’hiver
la recherche du noir et du silence
la qualité du noir, la qualité du silence
la paix spécifique
– territoire intermédiaire de vie et de mort, détroit de l’angoisse franchi
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abreuvoir whitman sans le drapé de la conscience poétique
hier lu quelques poèmes de Kenneth White acheté à Emmaüs : la vie allante du verbe sur terre (andante)
le bonheur hier, la bonne heure, exactement, dans l’unité alzheimer « la caravelle », aux « arches » à
« elbeuf » (envie aussi de mettre le nom de la ville entre guillemets, tant les noms, les noms, ici, désignent
en se signant eux-mêmes – de leur histoire intérieure : inviter Kenneth White pour son érudition poétique
très spéciale qui laboure-exhume le temps du langage, l’archaïque dans le présent, le temps long à la
pointe du poème)
L’heure de saluer, de donner – l’objet transitionné, et de retourner dans l’autre forge, avec nette
impression-décision de tout recommencer à zéro. »
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Vous qui entrez ici,
abandonnez toute
désespérance
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ce qui se verse au poème
se versifie
ici
dans ces lieux de retraite extrême
du soin porté à son incandescence
que signifient ces lieux
les mots de ces lieux – cadre de santé, infirmière, aide-soignante,
(pardon pour les hommes mais on accorde le genre au nombre)
que signifie psychologue, médecin-gériatre, agent d’entretien,
agente devrait-on dire
que signifie dispositif culture santé
que signifient les mots et les gestes de et dans ces lieux
que signifie le mot famille ici
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et le mot littérature, que signifie-t-il dans cette contrée ?
poésie ?
que signifie « animatrice » ?
ce « poème » s’écrit en pensant à un poème de pasolini
chargé de tout l’idéal de poésie et allant au-devant de la réalité
comme au-devant d’une sainte
(ce mot sainte pourrait être mal interprété ; le mysticisme de
pasolini ne s’est jamais enfui de l’exigence, du souci politique)
pasolini permet ici que la conversation avec soi et avec autrui à
égalité
traverse jours et songes, peuple et solitude
sans hiatus
comme on glisserait, dans l’effort comme dans le lâcher prise, sur
un ruban de moebius
ici la petite anthologie de rené char, « Planche de vivre », où part
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belle faite à mandelstam, et souvenir d’une présence, de
l’envoûtante présence d’émilie dickinson, et de bien d’autres
pour la respiration
la poésie aide-soignante
non pas pour fuir, subtiliser la dure réalité
car la poésie
va à la douche avec les corps à vif
change les couches pleines de merde
donne à manger à l’autre retombé en enfance
prescrit et fait avaler les médicaments, par approximations
successives
la poésie traverse ce monde où l’inégalité des fonctions ne parvient
plus à masquer la grande égalité de l’être
où l’esprit hiérarchique n’est plus qu’une indécence plus pénible
que le vieux qui se dénude dans la salle télé
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le mot poésie je l’emprunte de la bouche du professeur michel
deguy
qui redonne à ce mot une capacité de réserve infinie de poèmes
même si poème garde pour moi
ce goût plus ample d’un livre qui s’écrit vraiment dans la
circonvolution des temps
jack spicer nous a étonnamment aidé : en « réécrivant » lorca, il
nous a fait relire lorca, et fait entrer
dans cette chambre du poème qui ne cesse de copuler et de
s’engrosser
il sera traité de fou celui qui circule entre plusieurs mondes
les opérant, incisant, recousant
celui qui n’aura voulu être enrôlé dans aucun
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mais par temps de détresse, in extremis
on se retournera vers des fonctions de ce genre
quand tout aura été essayé dans chaque prison mentale des
spécialités
la famille, un mot un poème pour le mot famille et le crucial des
douleurs au centre de l’espace public
la douleur intime, personnelle
comme celle de maïakovski
au moment de la révolution et des tournants de révolution
nous allons au chevet de nos êtres chers encore tant bien que mal
verticaux
nous allons au chevet du grand éloignement
Le désespoir personnel est accroché à ce qu’il perd
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à la non reconnaissance
il s’enferme dans la non-reconnaissance que l’être cher inflige
il s’accroche au spectaculaire du désastre
y a-t-il un désespoir collectif, institutionnel ?
s’occuper de qui à quoi on ne voudrait surtout pas ressembler, c’est
l’exact contraire de l’admiration
c’est la pitié, même à échelle citoyenne (retirée à l’instance
religieuse)
c’est pitié
et pitié c’est le souvenir du mauvais sentiment, le souvenir nietzsche
pitié est délégation de désespoir
lorsque la poésie entre en relation avec les parlants éloignés (de ces
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parents proches qui s’éloignent et deviennent à échelle stellaire
parents éloignés)
elle entre au-dedans de son histoire, dans sa chair, dans sa pâte
elle va au cœur d’elle-même
toute nue et dépropriée
désappropriée :
ce n’est pas tant que le sens lui échappe
précisément elle ramasse, elle racle le sens de l’insensé
mais elle ne le possède pas et ne vise nullement à le posséder
le parlant éloigné m’impose une cure de sagesse
de lâcher-prise sur mes « PROPRIETES »
toutes mes représentations, et la vie organisée par ces
représentations, vacillent
et je peux bien les laisser vaciller
car la vie, elle, passe entre les mailles de toute représentation
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si par chance
avec l’aide de celles et ceux qui ici ont ce courage
j’ai le courage de penser et de mettre en acte
l’accompagnement de mon parent alzheimer
et j’envisage la plus grande proximité :
le parent le plus proche, femme, père ou mère, ou ami de toute une
vie
alors mon parlant éloigné me dit l’essentiel de ce qui me reste à
vivre
il me rend une lucidité qui aura perdu cette si désagréable arrogance
que nous avons dès que nous croyons posséder quelque chose
et cette lucidité qui, peut-être, au mieux me qualifiera
ne surplombera pas la lumière qui qualifie l’être cher
lumière concrète et absolue
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pour autant nous restons dans le même monde, avec les mêmes
tares, les mêmes mauvaisetés
cela qu’on observe par exemple dans l’une des salles fermées :
parmi les résidents, résidentes, un véritable tyran, dont personne ne
vient à bout visiblement
qui possède encore le langage, et une voix forte
et qui domine
domine le langage, domine sa basse-cour
la poésie est fusillée sur place
au profit d’une rhétorique du Camp
l’image du Camp, mesdames et messieurs, ne doit jamais disparaître
du paysage à 360° que vous vous construisez autant que vous
subissez quotidiennement
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cette image est la condition initiale de notre effort présent
contre violence et domination absolues, sans limite
j’ai entendu de curieux néologismes
qui ont cours dans les formations continues du personnel soignant et
animateur:
humanitude est un de ces néologismes
en signe de disparition du simple mot d’humanité
mais sous ce mot bizarre, rien que des observations patientes,
éthiques :
être, se positionner à même hauteur que l’autre
la violence définie comme échec majeur
parole-contact
la douceur et la sincérité des mouvements de corps à corps
la patience, l’effort de construire le point de vue d’autrui
la circulation entre mon point de vue et celui, vraiment autre, de
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l’autre
cet autre qui, souveraine faiblesse, impose que je renonce au
pouvoir absolu qui me brûle les doigts lorsque je porte assistance au
démuni, au de plus en plus démuni de jour en jour
j’aimerais continuer longtemps cette conversation
je sens qu’elle m’éclaire
mais déjà il faut partir
nous avons pris l’habitude des queues de poissons, des interruptions
arbitraires, la plupart du temps définitives, dans nos réseaux, nos
modes de vie, nos communications simplifiées
c’est la machine qui veut ça
c’est la machine qui crée le désespoir
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c’est la machine non pilotée par la relation, par l’amour – le soin
n’est rien d’autre que soin de la relation
mon corps n’a jamais été un objet
mais un territoire de relation
où la connaissance du médecin et de tous ses assistants s’aboute à
toutes les connaissances qui circulent dans le territoire de mon
corps, de mon histoire…
(et il faut repoétiser de fond en comble ce « mon » de monde et de
moi
au-dehors des cercles de pipi caca de l’obsession anthropologique
de la Propriété
– le beau livre de michel serres : le mal/propre, polluer pour
s’approprier, éditions du pommier, 2008
introduit par la question de la pollution les rudiments d’une écologie
politique
qui aurait pour fondement un abandon pur et simple du droit de
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propriété
un changement d’ère, oui, à l’ère de l’anthropocène, un tournant,
plus qu’une révolution
et le mot mutation est-il à hauteur ?
bon, salut
on reprendra ailleurs et autrement ce MEME qui nous a agité ici
dans ce poème qui s’est écrit ici tous les jours
les derniers mots, il faut les donner à trois poètes qui se sont réunis
pour dire des choses très simples, très fortes, très nécessaires :
Elbeuf/Louviers, Philippe Ripoll, le 4 décembre 2013
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Manifeste continué: où tu bouges je vois le poème
« Je ne veux ne vois rien si tu ne bouges ne prends pas le large. J'ai
je tu il une ligne mouvante pour m'éloigner jusqu'en toi. Il y a
tellement de distance que je te parle à travers champs de vision. En
perspective cavalière au galop du poème. Au pas à pas de
l'entrevoir. De loin en loin on se donne du tu on se prend de vitesse.
Les je tournent les chaises sont musicales quand on les renverse en
signe de bienvenue.
(…)
Si tu bouges, je ne suis plus à la même place. Qu'est-ce qui me
bouge sinon l'écoute de tes mouvements. Tu penches et je crois
tomber. Tu te lèves et je vois loin. Tu ouvres la bouche et je respire
mieux. Tu ouvres l'oeil et je m'aperçois au commencement de nous.
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Tu m'oublies et je n'ai plus de jambe. Tu tournes la tête et j'ai les
jambes à ton cou. Ta danse m'habite. C'est un poème que de te
connaître : j'apprends tout de ton petit doigt. Ne bouge plus, je te
prends. C'est raté ! Les photographies que je fais de toi sont toujours
floues : elles courent après ton poème. »
REVUE « RESONANCE GENERALE »
Cahiers pour la poétique
N°6
Les rédacteurs de la revue : Serge Martin – Laurent Mourey – Philippe Païni
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