Questions de parenté 2008-9 - La Faculté des Sciences Sociales de

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Questions de parenté 2008-9 - La Faculté des Sciences Sociales de
UNIVERSIT E M ARC BL O CH
ST RASBO URG
INST IT UT D'ET HNO L O G IE
____________
Noël J. GUEUNIER
QUESTIONS DE PARENTE
M ET H 20 E
NOTES DE COURS DE LICENCE (SEMESTRE 5)
REFERENCES ET PRINCIPAUX TEXTES UTILISES
2008
INTRODUCTION
Références
a) Manuels
CRESSWELL, R. dir., Eléments d'ethnologie. Paris : Armand Colin, 1975, 2 vol. [spécialement
vol. 2, chapitre 14 “La parenté”, par R. Cresswell, pp. 132-174, bibl.]
FOX, R, Anthropologie de la parenté. Une analyse de la consanguinité et de l'alliance. Paris :
Gallimard, 1972 (édit. originale en angl. 1967).
b) Synthèses récentes
GODELIER, Maurice, Métamorphoses de la parenté. Paris : Fayard, 2004.
GOODY, Jack, Famille et Mariage en Eurasie. Paris : P.U.F., 2000.
MEILLASSOUX, Claude, Mythes et limites de l'anthropologie. Le sang et les mots. Lausanne :
Editions Page deux, 2001.
PRADELLES DE LATOUR, C.-H., Incroyance et paternités. Paris : EPEL, 2001.
Le plan général du cours suit le manuel classique de Fox.
Discussions plus récentes dans Goody 2000, Meillassoux 2001 et Pradelles de Latour 2001.
En manière d'introduction, introduire deux discussions qui reviendront tout au long du cours :
a) La nature de ce qu'on étudie en anthropologie sous le nom de parenté : prendre au sérieux la
définition classique (la filiation ce sont les liens de consanguinité, tels qu'ils sont conçus, … organisés
dans une société, v. chapitre I).
Problématique d'une dialectique de la nature et de la culture (qu'on peut comprendre comme
dialectique du biologique et du social) paradoxe fondateur de la société humaine elle-même, qui
s'accomplit précisément dans l'institution de la parenté (théorie de la prohibition de l'inceste et de
l'échange matrimonial chez Lévi-Strauss).
b) L'importance comparée des institutions de parenté dans diverses sociétés humaines :
Selon une vue évolutionniste, le rôle de la parenté diminuerait au fur et à mesure que les institutions
politiques prennent leur indépendance :
- depuis les sociétés organisées sous forme de bandes, nomades ou semi-nomades, ou de
communautés occasionnellement sédentarisées de chasseurs-cueilleurs, dont l'organisation
reposerait entièrement sur la parenté (ex. !Kung, Kalahari ; Mbuti de l'Ituri…) ;
- en passant par les sociétés “tribales” (au sens de certains anthropologues comme Marshall
Sahlins = populations économie horticole, ou pastorale, organisation sociale villages et/ou
groupes de filiation, mais sans autorité centralisée) ; ces sociétés reposent aussi très largement
sur la parenté, l'emboîtement des groupes de parenté jouant le rôle de régulation politique (ex.
classique les Nuer, dont le “chef à peau de léopard” ou “prêtre à peau de léopard” (EvansPritchard) n'est pas un chef, plutôt un médiateur dans les conflits entre groupes) ;
- puis, avec l'apparition d'un appareil politique individualisé (chefferie, Etat), on voit (selon
cette théorie) l'importance de la parenté se restreindre — malgré les apparences : les rangs, ou
les positions dans les strates dominantes sont assignées par des règles de succession, qui sont
des règles de parenté, mais on peut dire aussi que la parenté y devient un instrument au
service d'une autre logique, qui est la logique d'un pouvoir ;
- enfin dans les Etats contemporains, la place de la parenté dans l'organisation politique se
réduirait encore ; l'humanité reviendrait au modèle de la famille nucléaire, spécialement
adapté aux sociétés industrielles avec leur exigence de mobilité (Talcott Parsons).
Discussion de ces vues :
On retiendra
- les arguments contre l'évolutionnisme en général (qui à mon sens restent clairement résumés
par M. Herskovits : le point de vue évolutionniste qui consistait à “assimiler les peuples vivant
en dehors du courant culturel euroaméricain aux premiers habitants de la terre”. Ces premiers
êtres humains - qui sont l'objet des études des préhistoriens - sont les seuls à qui convient au
sens propre le terme d'“hommes primitifs”. Et, continuait Herskovits, “il n'y a aucune raison de
regarder aucun des groupes encore vivants comme nos ancêtres contemporains”, comme on le
fait nécessairement quand on prétend assigner à ces groupes une place antérieure, ou inférieure,
dans le déroulement de l'évolution (le passage d'Herskovits est dans Les Bases de
l'anthropologie culturelle. Paris : Payot, 1967, p. 62, édit. originale en anglais, 1948) ;
-1-
- l'argument de l'observation sociologique : l'effacement de la parenté démenti par l'évolution
observée des sociétés contemporaines ? (Pensons, par exemple, à l'allongement de la durée des
études, qui entraîne un prolongement de la période pendant laquelle les jeunes gens restent
dans la dépendance économique de leurs parents…)
- l'argument de l'observation ethnographique : le schéma suppose une représentation trop
simple de la répartition des types de famille ; en particulier dans les sociétés européennes, il y a
eu une grande diversité de formes depuis le moyen-âge (y compris la famille nucléaire) et ces
formes de famille impriment toujours leur marque sur les sociétés actuelles (par le biais de
modèles d'éducation, qui eux-mêmes expliquent des faits aussi éloignés en apparence de la
parenté que la stabilité des comportements électoraux selon les régions en France, ou le
moment où se interviennent révolution démographique et développement économique dans une
société ; c'est l'argument de H. Le Bras et E. Todd, dans L'invention de la France, 1981, et d'E.
Todd, dans L'Enfance du monde : structures familiales et développement, 1984 ; ces auteurs
reprennent, pour l'analyse des formes de famille, les idées de F. Le Play, fin XIXe s.)
-2-
Note sur les conventions de notation
Les ethnologues utilisent fréquemment des schémas pour représenter les relations de parenté.
Voici les principales conventions utilisées dans ces schémas :
homme
femme
personne dont le sexe n'est pas précisé,
ou pas pertinent pour la question discutée
relation de germanité
(= frère-sœur, frère-frère, ou sœur-sœur)
ou
relation de mariage
relation de filiation
(= père-fils, père-fille,
mère-fille, mère-fils)
famille restreinte
(= combinaison des trois conventions précédentes :
mariage + filiation + germanité)
ou
un signe plein représente ego, c.-à-d. la personne qui parle, ou dont on considère la situation
ego masculin
ego féminin
ego, sexe non précisé,
ou non pertinent
homme, déjà mort
femme, déjà morte
-3-
CHAPITRE I
L'ETUDE DES GROUPES DE PARENTE
Manuels.
GHASARIAN, C., Introduction à la parenté. Paris : Seuil, 1996. (“Points. Essais.”)
ZIMMERMANN, F., Enquête sur la parenté. Paris : P.U.F., 1993.
Etudes particulières :
CAI HUA, Une société sans père ni mari. Les Na de Chine. Paris : P.U.F., 1997.
DUMONT, L., “Les mariages nayar comme faits indiens” L'Homme, 1, 1, 1961, pp. 11-36.
EVANS-PRITCHARD, E. E., Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques
d'un peuple nilote. Paris : Gallimard, 1968 (édit. originale en angl. 1937).
MALINOWSKI, B., Les Jardins de corail. Paris : Maspero, 1974 (édit. originale en angl. 1935).
MATRAS-TROUBETZKOY, J., Un Village en forêt. L'essartage chez les Brou du Cambodge.
Paris : SELAF, 1983.
Un des points de vue principaux d'après lesquels on peut considérer la parenté : comment sont
formés, recrutés, comment se perpétuent, se fragmentent, ou “segmentent”, les groupes de gens qui se
reconnaissent parents.
Nous allons examiner quelques-unes des principales possibilités attestées à travers le monde
pour la formation de ces groupes, en donnant pour chacun quelques exemples.
Bien remarquer que l'ordre adopté dans cet exposé est arbitraire. Il ne suppose pas que les
exemples donnés au début soient plus “primitifs” ou plus “anciens” que ceux qui viennent ensuite.
Deux notions fondamentales : la filiation (ou les liens de consanguinité, tels qu'ils sont conçus,
vécus et organisés dans une société - à distinguer soigneusement de la consanguinité biologique), et la
résidence (règles déterminant le lieu où une personne doit habiter, après son mariage). La combinaison
des principes de filiation et des règles de résidence permet de décrire l'infinie variété des organisations
de parenté de par le monde.
Définition du lignage = groupe de filiation dont les membres se reconnaissent descendants d'un
ancêtre commun, dans une seule ligne - et peuvent tracer leur généalogie jusqu'à cet ancêtre - on peut
dire que dans le lignage la filiation est démontrée (demonstrated descent).
Essayons de traduire cette définition par des schémas :
ancêtre du lignage
(doitêtre un homme)
Fig. 1. Un lignage patrilinéaire.
Ce schéma n'est pas la généalogie d'un lignage réel. Sur le schéma chaque paire frère-sœur
représente un nombre indéterminé de personnes dans la généalogie, à tel niveau il pourra y avoir eu
quatre frères et deux sœurs, à tel autre seulement des garçons, ou seulement des filles (dans ce cas le
lignage ne se perpétue pas dans cette branche).
Si nous représentons la généalogie d'un lignage patrilinéaire, telle qu'elle pourra être obtenu
d'un ego, nommant ses propres parents vivants, et décédés (qui sont les ancêtres), nous obtenons une
figure bien différente, p. ex. :
-4-
Fig. 1bis. Généalogie d'un lignage patrilinéaire. Les personnes décédées sont indiquées par un signe barré d'un
trait oblique. Souvent, on ne mentionne pas les femmes dans la généalogie d'un lignage matrilinéaire - bien
qu'elles en soient membres, elles ne transmettent pas l'appartenance, et par conséquent ne “comptent pas” pour
la généalogie. Quelquefois on mentionnera plutôt les épouses qui ont donné des descendants au lignage
- étrangères au lignage (s'il existe une règle d'exogamie lignagère) elles importent cependant puisque c'est par
elles que le lignage a pu se perpétuer.
Considérons maintenant le schéma d'un lignage matrilinéaire :
ancêtre du lignage
Fig. 2. Un lignage matrilinéaire.
- Le clan a les mêmes caractères de groupe de filiation dont les membres se reconnaissent descendants
d'un ancêtre commun, dans une seule ligne, mais il se distingue du lignage en ce que les membres ne
peuvent pas nécessairement tracer leur généalogie jusqu'à cet ancêtre - on peut dire que dans le clan la
filiation est revendiquée, non démontrée (stipulated descent). En pratique cette opposition n'est pas
toujours très nette (elle dépend de l'étendue de la mémoire généalogique, qui n'est pas nécessairement
homogène dans toute la société.) Le clan peut être vu comme une sorte de grand lignage, et en fait les
lignages se présentent souvent comme des subdivisions des clans. Parfois il y a non deux, mais
plusieurs niveaux de subdivision.
-5-
1er cas : filiation matrilinéaire, résidence natalocale
C'est un cas que certains ethnologues anciens considéraient comme le plus primitif possible.
Arrangement d'une grande simplicité apparente : le groupe de parenté est le groupe mère-enfants, ou
encore frères-sœurs, avec les enfants des sœurs ; l'autorité est entre les mains des frères ; le mariage
n'est pas stable, à la limite on peut dire qu'il n'y a pas de mariage du tout (nous reviendrons dans un
autre chapitre sur la question de la définition du mariage).
GROUPE DE RESIDENCE
GROUPE DE FILIATION
Fig. 3. Filiation matrilinéaire, résidence natalocale (cas des Nayar).
Le mariage est représenté par un trait pointillé pour suggérer le caractère instable de la relation.
(D'après R. Fox, p. 79)
Exemple classique : les Nayar (côte du Malabar, sud-ouest de l'Inde), étudié par L. Dumont
(dans un article de L'Homme, 1961), après plusieurs autres auteurs. Une caste de soldats ; à l'âge adulte
les hommes vont en expéditions militaires, puis ils retournent à la maison natale. Personne n'a d'autre
résidence fixe que sa maison natale (= principe de résidence qu'on peut appeler matrilocal - chacun
résidant chez sa mère - ou plus exactement natalocal, chacun résidant au lieu de sa naissance - pas de
changement de résidence du fait du mariage). Les femmes servaient dans les foyers d'une caste
supérieure (Brahmanes Nambudiri, dont elles pouvaient être les concubines). Le premier “mariage” est
un rituel symbolique : chaque femme doit avoir été “mariée”, mais ce mariage n'est pas stable, et il est
aussitôt rompu, le plus souvent sans même que le “mari” et l'“épouse” aient eu de relations sexuelles.
La femme choisit ensuite ses amants sans autre limite que la caste. “Les hommes exerçaient un droit de
visite à l'égard de leurs “épouses” et si l'un d'eux trouvait en arrivant la lance et le bouclier d'un autre à
l'entrée de la maison, il n'avait plus qu'à s'en retourner et tenter sa chance la nuit suivante.” (Fox)
Pas de résidence commune. La femme ne faisait pas la cuisine pour son “amant”, ou “mari”.
Commentaire du schéma : le groupe de résidence et le groupe de filiation coïncident totalement
(en malayalam, la langue que parlent les Nayar et les autres castes de la région, ce groupe s'appelle d'un
mot qui signifie “colline”, et renvoie donc d'abord au groupe de résidence) ; le mariage est figuré en
pointillé : aucune institution stable du mariage.
Lévi-Strauss : “Le cas des Nayar a souvent été mal interprété. (…) On ne saurait y voir le
vestige d'un type d'organisation sociale primitive qui aurait pu être plus répandu dans le passé de
l'humanité. Bien au contraire les Nayar offrent un type de structure sociale très spécialisée et élaborée.”
En effet une organisation adaptée à une société complexe, avec spécialisation professionnelle très
poussée, dans le cadre du système des castes. Association très étroite entre Nayar (une caste inférieure,
-6-
appartenant au quatrième varna, les Çudras) et les Nambudiri (une caste supérieure, appartenant au
premier varna, les Brahmanes - et qui par le jeu des relations de concubinages peuvent être “les pères
des Nayar”).
V. aussi exposé sur les mariages nayar, F. Zimmermann, Enquête sur la parenté, pp. 149-154.
Elaboration rituelle qui tient compte des traditions communes à d'autres castes de l'Inde,
notamment aux castes supérieures : grande importance attribuée au rituel du mariage - L. Dumont
explique ce paradoxe, dans une situation où on voit l'institution du mariage elle-même bien près de se
dissoudre : le premier mariage, réduit à un rituel, rend la femme, reconnue comme femme adulte,
disponible pour des mariages secondaires.
Autres exemples de systèmes analogues : Menangkabau, ou Minangkabau, Sumatra, Indonésie,
et Ashanti, Ghana. Un peu différents, car dans ces cas le mariage a une certaine stabilité, les maris sont
les pères reconnus des enfants, mais ils ne résident pas avec leurs épouses. Chez les Ashanti (qui ont
une mode de vie traditionnel urbain), les femmes font la cuisine pour leurs maris, mais ceux-ci ne
mangent pas chez leurs femmes (mais là où ils résident = chez leurs sœurs) : chassé croisé de plats
cuits (portés par les enfants) à travers les rues de la ville au moment des repas. Le cas des
Menangkabau est célèbre parce qu'ils sont musulmans, c.-à-d. qu'ils ont adopté une religion qui
véhicule des valeurs patrilinéaires très fortes ; ils tentent néanmoins un compromis entre les règles
juridiques du droit musulman et une organisation sociale traditionnelle matrilinéaire. (D'apr. Fox, p.
101.)
Dans Une société sans père ni mari : les Na de Chine (1997), Cai Hua décrit une société qui
représente une réalisation de cette organisation de parenté plus radicale encore, si c'est possible, que
celle des Nayar - mais ici encore il y a eu des relations complexes et anciennes avec une société
dominante délibérément patrilinéaire, la Chine des empereurs et des mandarins… Cai Hua montre
comment, à son tour, le parti communiste (pendant la Révolution culturelle) a tenté de diffuser le
modèle de la parenté patrilinéaire et du mariage monogame, interprété comme lié au “progrès” social.
-7-
2e cas : filiation matrilinéaire, résidence uxorilocale
La parenté est transmise en ligne féminine, et le mari vient habiter chez son épouse. De cette
manière les enfants naissent et sont élevés avec leur propre lignage (= chez leur mère et les frères de
leur mère). On dit parfois que c'est un système harmonique (c.-à-d. qu'il y a accord entre le principe de
résidence et celui de filiation).
Système de lignages et de clans.
Exemples : peuples du sud-est de l'Afrique, comme Makhuwa, nord du Mozambique, ou Yao,
Malawi.
GROUPE DE FILIATIO :
LIGNAGE MATRILINEAIRE
GROUPE DE RESIDECE
UXORILOCAL
Fig. 4. Filiation matrilinéaire, résidence uxorilocale (cas des Makhuwa).
(D'après R. Fox, p. 83)
Commentaire du schéma : le groupe de résidence comprend les femmes apparentées en ligne
maternelle, leurs maris (qui sont des étrangers au lignage) et leurs jeunes enfants ; mais les enfants
mâles quittent le groupe de résidence au moment de leur mariage ; ils continuent pourtant à en faire
partie et le visitent souvent (occasions rituelles, responsabilités vis-à-vis des enfants).
Ce système est toujours lié à l'autorité de l'oncle maternel, qui exerce l'autorité sur les enfants,
et dont les enfants héritent1. Mais cet oncle maternel ne réside pas avec ses neveux, puisqu'il se marie
lui aussi et suit sa femme. La personne en qui réside l'autorité est donc généralement absente,
disposition qui entraîne des conflits.
Autre exemple : les Hopi (Arizona, Etats-Unis), organisés en matrilignages nommés (noms de
plantes ou d'animaux qui ont un rapport mystique avec le groupe, p. ex. “maïs”, “lapin”, serpent”, etc.
- cette disposition a été appelée par les ethnologues “totémisme”). Un culte est rendu à des symboles
1
C'est par erreur que beaucoup d'anciens anthropologues ont voulu y voir des sociétés “matriarcales”, terme qui
supposerait que l'autorité sur la famille y réside entre les mains des femmes. Pourtant le terme “matriarcat” est resté
longtemps employé avec le sens d'organisation matrilinéaire, cf. p. ex. Baumann et Westermann, qui appellent
“zone des Bantous à matriarcat” une vaste région traversant l'Afrique du sud-ouest, centre-sud, sud-est. Sur la
“déconstruction du matriarcat” voir l'article très clair de Rivers sur le “Droit maternel” (1915), cité par F.
Zimmermann, Enquête sur la parenté, pp. 45-47.
-8-
de ces groupes, conservés dans les maisons (donc sous la garde des femmes), mais ce sont les
hommes du lignage qui célèbrent ce culte : ils doivent donc visiter fréquemment leurs maisons
d'origine, bien qu'ils résident avec leurs femmes chez un autre lignage. Quand un lignage est trop
important, il se segmente, mais garde le même nom et le même culte : tous les lignages ayant le même
“totem” forment un clan. C'est la description de ce type d'institution qui a amené les ethnologues à
parler de “totémisme”. Parfois (mais pas chez les Hopi) un mythe fait du totem l'ancêtre de tout le
clan.
-9-
3e cas : filiation matrilinéaire, résidence virilocale
Dans ce cas habitent ensemble : les hommes apparentés en ligne maternelle, leurs épouses,
leurs jeunes enfants (mais les garçons pubères doivent quitter le foyer de leur enfance pour aller habiter
chez leur oncle maternel : la résidence du jeune homme est donc avunculocale). Un homme qui se
marie emmène sa femme chez lui (résidence virilocale), mais ce chez lui est en fait chez son oncle
maternel à lui : la résidence peut donc être décrite avec précision comme viri-avunculocale.
GROUPE DE FILIATIO :
LIGNAGE MATRILINEAIRE
GROUPE DE RESIDECE
VIRILOCAL, OU
VIRI-AVUNCULOCAL
Fig. 5. Filiation matrilinéaire, résidence virilocale (cas des Trobriandais).
(D'après R. Fox, p. 106)
L'exemple classique est ici la société trobriandaise, étudiée par B. Malinowski. (Données
complétées, parfois corrigées, par les études ultérieures, en particulier Annette Weiner, v. synthèse et
discussion dans la troisième partie de Incroyance et Paternités de Pradelles de Latour.) L'idéologie
trobriandaise appuie la doctrine de l'appartenance exclusive d'un homme à son lignage maternel par le
dogme niant le rôle de la fécondation masculine dans le processus de la reproduction ; cette “ignorance
de la paternité physiologique” est d'autant plus frappante que ce n'est pas vraiment une ignorance.
(Discussion classique d'Edmund Leach sur la différence entre croyance et connaissance, v. Pradelles de
Latour, p. 157.)
Comme dans le cas précédent, l'autorité est entre les mains de l'oncle maternel. L'homme fort,
celui qu'on craint et qu'on respecte, c'est lui et non le mari ou le père. C'est lui qui est responsable de la
subsistance du ménage de sa soeur. Le père par contre est une figure tendre.
Relations économiques complexes entre la maisonnée de l'oncle maternel et celle du mari : le
frère doit fournir une prestation en nourriture à sa sœur (c.-à-d. qu'il doit contribuer à l'entretien de la
maisonnée de sa sœur, de son beau-frère, et de ses neveux).
Un conflit peut apparaître entre père et oncle maternel : chaque homme cherche à s'attacher
ses fils, sans perdre pour autant ses droits sur ses neveux. Stratégies individuelles faisant intervenir la
position plus ou moins privilégiée des individus (chefs, p. ex.). Malinowski parle de “conflit entre
amour paternel et droit maternel”.
- 10 -
4e cas : filiation patrilinéaire, résidence virilocale
Le principe de filiation patrilinéaire est appelé aussi agnatique (terme du droit romain de
l'antiquité). Les sociétés patrilinéaires pratiquent d'une manière générale la résidence virilocale.
Cas illustré par de nombreuses cultures, dont certaines ont eu une grande importance
historique : la société romaine de l'antiquité (d'où est issu le droit romain, qui influence encore
largement les organisations sociales européennes modernes), la société arabe (d'où est issu le droit
musulman, répandu partout où l'islam s'est implanté - mais n'oublions pas la possibilité de compromis
avec des coutumes d'orientation différente dans le domaine de la parenté, comme le cas Menangkabau
déjà cité, ou le cas des Comores, p. ex.), la société chinoise traditionnelle, et aussi de nombreuses
sociétés africaines (Nuer, Soudan).
Exemple de la Chine traditionnelle : lignages patrilinéaires à très grande profondeur
généalogique (surtout pour les groupes élevés dans la hiérarchie ; l'usage très ancien de l'écriture
permet de prolonger la mémoire généalogique, qui est un enjeu politique). Ces lignages sont parfois
regroupés dans un seul village. Culte des ancêtres (tablettes commémoratives, conservées dan une salle
des Ancêtres). La résidence est virilocale, mais on fait une exception pour les gens pauvres, qui
peuvent choisir d'aller résider (“faire le gendre”) dans la famille d'une épouse plus riche : cette
violation de la norme est sanctionnée par le mépris.
GROUPE DE RESIDECE
VIRILOCAL
GROUPE DE FILIATIO :
LIGNAGE PATRILINEAIRE
Fig. 6. Filiation patrilinéaire, résidence virilocale (cas des Nuer).
(D'après R. Fox, p. 83)
Au moment du mariage, souvent arrangé depuis l'enfance des futurs époux, la famille du
garçon donnait d'importantes quantités de vêtements, de bijoux, de nourriture, parfois d'argent, à celle
de la jeune fille. Ces dons interprétés comme expression de reconnaissance à la famille de la jeune fille
pour le mal qu'elle avait pris à l'élever (alors qu'elle serait de toute façon perdue pour elle, puisqu'elle
doit donner des enfants à un autre lignage…).
C'est la coutume que les ethnologues ont appelé bride-price (“le prix de la fiancée”),
expression qu'il vaut mieux remplacer2 par bride-wealth, ou en français “compensation matrimoniale”.
2
On veut éviter par là de suggérer que la femme est “vendue” et “achetée”, comme les marchandises, ou les
esclaves. Les Malgaches du sud disent que ce sont les enfants que la femme portera qui sont “achetés” par le
mari.
Cela n'empêche pas que dans certaines sociétés on emploie explicitement le terme de “vente” pour décrire la
situation de la femme mariée, cf. dans la Bible la réponse des femmes de Jacob quand leur mari leur annonce
qu'il va les emmener loin de chez leur père : “Rachel et Léa répondirent et lui dirent : Avons-nous encore une
- 11 -
Place de la femme dans cette société : recherchée en tant qu'épouse et mère d'enfants, surtout
d'enfants mâles qui perpétueront le lignage, et respectée, crainte même en tant que belle-mère, elle est
presque exclue du système en tant que sœur, et même veuve. A sa mort, la femme chinoise rejoignait les
ancêtres de son mari, non ceux de son lignage d'origine, qu'elle avait abandonnés par son mariage. Veuve,
elle pouvait être remariée dans un autre lignage par la famille de son mari défunt.
S'il n'y a pas de fils, on peut désigner une fille qui fera venir chez elle son mari, et dont les enfants
permettront à la lignée de ne pas s'éteindre. Mais seul un homme pauvre acceptera de venir ainsi “faire le
gendre” dans la famille de son beau-père. Ce mariage “en gendre” constitue donc une exception à la fois
au principe de filiation patrilinéaire et à la règle de résidence virilocale.
Dans les sociétés africaines qui connaissent des clans et lignages patrilinéaires, la femme au
contraire ne quitte pas définitivement son lignage par le mariage : elle en reste membre (un signe
caractéristique en est la coutume funéraire : la femme est enterrée avec ses propres ancêtres, p. ex.
Tallensi du Ghana). La compensation matrimoniale3 est conçue comme un moyen pour la famille du
mari, de s'assurer les droits sur les enfants à naître, et aussi comme une garantie de la stabilité du
mariage : en cas de rupture, la famille de la femme doit en général rendre la compensation
matrimoniale, parfois avec intérêt : dans le cas des Nuer décrits par Evans-Pritchard, la compensation,
payée en vaches, doit être rendue avec le croît, c.-à-d. tous les veaux qu'ont faits les vaches de la
compensation ; régulation en quelque sorte automatique : une séparation est d'autant plus coûteuse pour
la famille de la femme que le mariage a duré plus longtemps. Cependant si de bonnes raisons imposent
cette séparation elle sera néanmoins possible, et la femme rejoindra sa famille d'origine.
J. Goody (Famille et mariage en Eurasie) montre que cette opposition entre les systèmes de
parenté patrilinéaires rencontrés en Chine et en Afrique noire est sans doute trop simple. En fait, la
femme chinoise n'était pas aussi complètement séparée de sa famille d'origine que ne le laisse supposer
la description classique. D'autre part elle acquérait dans son foyer des droits substantiels sur le fonds
conjugal, constitué en partie à l'aide des biens qu'elle apportait avec elle (et qui provenaient au moins
en partie de la compensation matrimoniale, transformée ainsi en “dot indirecte”).
part et un héritage dans la maison de notre père ? Ne sommes-nous pas regardées par lui comme des étrangères,
puisqu'il nous a vendues, et qu'il a mangé notre argent ?" (Gn 31, 14-15, trad. Segond).
3 En français d'Afrique “dot”, mais attention à ce mot qui dans les institutions indigènes françaises désigne une
prestation bien différente (de la famille de la femme à la femme elle-même, qui l'emporte avec elle en se mariant
- donc une prestation en sens inverse de la “dot” du français d'Afrique).
- 12 -
5e cas : filiation indifférenciée, résidence ambilocale
Si le principe de filiation est indifférencié (on dit aussi cognatique, en employant un terme de
l'ancien droit romain), chaque personne est membre à la fois du groupe de parenté de chacun de ses
deux parents, de ses quatre grands-parents, de ses huit arrière-grands-parents, etc.
Alors que les groupes de filiation unilinéaires (patri-, ou matrilinéaires) inscrivent chaque
personne dans un groupe et un seul, le principe de filiation indifférencié est par lui-même incapable de
dessiner des groupes exclusifs, ou discrets.
Comparer les fig. 7 et 8.
LIGNAGE PATRILINEAIRE
Fig. 7. Logique unilinéaire (ici : patrilinéaire). Ego appartient à un groupe et à un seul.
1
2
3
4
Fig. 8. Logique indifférenciée. Ego est membre, théoriquement, de tous les groupes dont étaient membres tous ses
ancêtres, tout au moins tous ceux dont il peut se souvenir. Ainsi, il suffit de considérer la généalogie jusqu'au
niveau des grands-parents pour montrer qu'ego appartient à 4 groupes.
- 13 -
(D'après R. Fox, p. 146)
Dans une société admettant de tels principes, il peut exister des groupes de filiation
permanents ; mais chaque personne a alors des droits théoriques dans plusieurs de ces groupes, quatre
si on considère les quatre grands-parents, huit si on considère les huit arrière-grands-parents, etc.
Murdock a proposé de reprendre pour désigner ce type de groupe le mot dème (emprunté à la Grèce
antique). Un dème peut ainsi être décrit comme un groupe dont les membres
- se réclament d'ancêtres communs (dans l'une ou l'autre ligne),
- partagent le même territoire (c'est le lien à la terre qui décide finalement qui reste membre du
dème et qui s'en éloigne),
- pratiquent l'endogamie (ainsi un grand nombre des membres du dème peuvent se rattacher
aux ancêtres communs par plusieurs voies généalogiques différentes).
De tels groupes ont été décrit p. ex. à Madagascar chez les Merina (M. Bloch, Placing the
dead…, 1971), et les Anjoaty (v. texte de Hurvitz ci-après). La règle de résidence y est virilocale, mais
elle supporte des exceptions ; et c'est justement en allant habiter avec ses parents d'une ligne qu'on se
trouve pratiquement rattaché à cette ligne plutôt qu'à une autre. Comme il est difficile de maintenir
l'appartenance à plusieurs groupes à la fois, le système offre aux personnes une certaine marge de
choix. On peut modifier son choix au cours de son existence - p. ex. à l'occasion d'une dispute on peut
quitter un des “côtés” de la famille pour se rattacher à un autre. L'appartenance définitive est fixée en
fait par le choix du tombeau, choix exercé finalement par les parents survivants qui organisent les
funérailles.
Un groupe fondé sur le principe de filiation indifférencié peut importer tantôt des hommes,
tantôt des femmes : “ou bien les filles restent à la maison et introduisent des époux, ou bien les fils
amènent des épouses, l'essentiel étant que l'unité trouve son compte - mais sans plus - d'hommes et de
femmes. La souplesse de ce système favorise la mobilité de la population et facilite sa répartition en
unités agricoles” (Fox). Un tel type de résidence peut être appelé ambilocal (du rad. d'origine latine
ambi- “les deux”), puisqu'il permet l'une ou l'autre des deux solutions, virilocale ou uxorilocale, l'une
des deux pouvant être privilégiée, ou les deux maintenues strictement en équilibre.
C'est ce dernier cas qui est illustré par l'organisation de parenté et de résidence des Brou du
Cambodge (étudiés par J. Matras-Troubetzkoy, Un Village en forêt, 1983), chez qui la résidence est
alternée.
personnes qui entrent dans le groupe
personnes qui quittent le groupe
Fig. 9. Filiation indifférenciée, résidence ambilocale (cas des Brou).
(D'après R. Fox, p. 84, et J. Matras-Troubetzkoy, p 119)
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GROUPE DE RESIDENCE
Les Brou forment des groupes familiaux, appelés kraan, qui regroupent plusieurs foyers ou
maisonnées. Chaque kraan réunit les descendants sur trois ou quatre niveaux généalogiques d'un
ancêtre commun.
La résidence est alternativement auprès des parents du marié, et auprès de ceux de la mariée.
La cérémonie du mariage a lieu chez les parents de la fille, mais aussitôt après le ménage va chez les
parents du garçon, où il demeure pour sept jours. Ensuite ils reviennent chez les parents de l'épouse, où
ils demeurent trois ou quatre ans, le jeune marié travaillant sur les terres de culture (riz sur essart) de
son beau-père. A l'issue de cette période, ils déménagent obligatoirement pour s'installer à nouveau
auprès des parents du mari, abandonnent les terres de culture de la famille de la femme pour travailler
celles de la famille de l'homme. Et, en principe, “ce mouvement d'alternance entre les deux familles
alliées doit se perpétuer, et ne s'interrompre qu'à la mort des parents, ou de l'un des conjoints”, bien
que, avec le temps, les séjours deviennent de plus en plus longs, et que le couple finisse généralement
par se stabiliser dans l'une des deux résidences.
Observation sur un cas différent : filiation bilatérale
On doit distinguer ce cas (filiation indifférenciée, dans laquelle une personne appartient à 4, à
8, et théoriquement à un nombre indéterminé de groupes de parenté) du principe de filiation bilatéral
(ou “double filiation”, angl. double descent). Dans le cas de filiation bilatérale on a une combinaison
de filiation patrilinéaire et de filiation matrilinéaire ; ego appartient alors à deux groupes, et seulement
deux.
Si ego est un homme, il transmet seulement l'appartenance au lignage paternel ; si ego est une
femme, elle transmet seulement l'appartenance au lignage maternel. Un tel système de parenté est
attesté chez les Yakö (Nigeria). Selon l'auteur qui les décrit (D. Forde, Yakö Studies, 1964) les deux
sortes de lignage ont des noms (lignage patrilinéaire eponama, lignage matrilinéaire lejimafat), et des
activités rituelles qui leur sont propres. Pour l'héritage, les biens immeubles (terres, maisons - la
résidence est virilocale) sont transmis en ligne paternelle, tandis que les biens meubles suivent la ligne
maternelle. Ainsi un homme reçoit sa maison, et ses terres de son père, tandis que du frère de sa mère il
reçoit l'argent et le bétail. A sa mort, il transmettra maisons et terres à ses fils, ou à d'autres proches
parents en ligne paternelle, mais il transmettra argent et bétail aux fils de ses sœurs, ou à d'autres
parents proches en ligne maternelle.
LIGNAGE
MATRILINEAIRE
LIGNAGE
PATRILINEAIRE
Fig. 10. Filiation bilatérale. Ego est membre de seulement deux groupes,
un lignage patrilinéaire, et un lignage matrilinéaire. Comparer avec le cas indifférencié, fig. 8.
(D'après R. Fox, p. 146)
- 15 -
Comme la résidence est virilocale, nécessairement le lejimafat est dispersé, mais il a quand
même des attributions importantes : si un homme est tué, c'est son lejimafat qui est habilité à demander
une compensation. De même pour un mariage, c'est au lejimafat qu'est payé la compensation
matrimoniale, et non au lignage patrilinéaire eponama.
Un tel système est interprété comme une forme intermédiaire entre filiation matrilinéaire et
filiation patrilinéaire, apparue historiquement comme un compromis à l'intérieur d'un système
anciennement matrilinéaire, dans lequel se font jour des tendances patrilinéaires entraînées par
l'adoption d'un mode de résidence virilocal (Fox).
- 16 -
6e cas : filiation indifférenciée, résidence néolocale
Dans ce dernier cas, les jeunes gens, à leur mariage s'éloignent de leurs familles respectives et
constituent un nouveau groupe autonome (“famille nucléaire”).
GROUPE DE RESIDENCE
NEOLOCAL
Fig. 11. Une“ famille nucléaire”.
Ce cas est celui de la plupart des sociétés de chasseurs-cueilleurs (Shoshone, Ouest des EtatsUnis ; “Bochimans” !Kung, Kalahari ; “Pygmées” Mbuti de l'Ituri ; “Eskimos” Inuit - dans ces trois
cas, les noms entre guillemets sont des termes péjoratifs imposés par des peuples étrangers).
La famille nucléaire rencontrée comme seule, ou principale organisation de parenté, est
caractéristique des sociétés de chasseurs-cueilleurs, mais aussi des Etats industriels. Comment
s'expliquer que ces types de sociétés, supposés représenter les deux extrêmes de l'évolution des
sociétés humaines puissent se rencontrer ainsi dans leur type d'organisation de parenté ? Talcott
Parsons propose de considérer qu'il y a une sorte d'accord entre l'idéologie de l'“amour romantique”,
la “famille nucléaire” et l'exigence de mobilité géographique et sociale des sociétés industrielles.
“famille
d'orientation”
“famille
de procréation”
Fig. 12. Famille “d'orientation” et famille “de procréation”.
(D'après R. Fox, p. 170)
Famille nucléaire est une unité non permanente, qui ne dure que tant que parents et enfants
vivent ensemble ; donc normalement ne dure même pas tout le temps d'une vie ; une personne
appartient normalement au cours de son existence à au moins deux familles nucléaires : une famille
- 17 -
d'orientation (celle qui est constituée pour ego par ses père et mère et ses frères et sœurs parents and
siblings), et une famille de procréation (celle qu'ego constitue avec son conjoint et ses enfants).
Toujours garder présent à l'esprit que ces systèmes, n'existent pas nécessairement de manière
“pure” : tous les systèmes de parenté, même les plus extrêmes (comme les Trobriandais, qui refusent
dogmatiquement de reconnaître le rôle de l'homme dans la procréation) sont en fait des compromis
entre plusieurs tendances - et d'ailleurs constamment sujets à des transformations, même si la
description monographique tend toujours à les figer comme si elles pouvaient exister hors de l'histoire.
- 18 -
Note sur les incertitudes du vocabulaire technique des études de parenté
entre anglais et français
Dans l'exposé qui précède, j'ai employé le mot “filiation” suivant la définition qui lui est
couramment donnée dans les études de langue française. La “filiation” — qui peut être unilinéaire
(patri- ou matri-linéaire), bilatérale, ou indifférenciée — est la norme en vertu de laquelle se transmet
la qualité de membre d'un groupe de parenté.
Malheureusement, cet usage français n'est pas conforme à celui des études de langue anglaise,
qui ont employé en ce sens le mot (angl.) descent, et réservé le terme (angl.) filiation pour la relation
plus générale, universelle, qui existe entre une personne et tous ses parents situés au niveau
généalogique au-dessus d'elle, comprenant par conséquent dans tous les cas les parents aussi bien
maternels que paternels. Pour traduire cette dernière notion, certains ethnologues français ont proposé
d'employer le mot (fr.) “descendance”, réalisant ainsi une parfaite inversion :
angl. descent
correspond à
fr. “filiation”
angl. filiation
—" —
fr. “descendance”
Godelier (dans son livre Métamorphoses de la parenté, 2004) propose au contraire de calquer
en français l'usage des anthropologues de langue anglaise et de dire (fr.) “descendance” pour (angl.)
descent et (fr.) “filiation” pour (angl.) filiation.
C'est certainement plus simple en principe, mais le risque de confusion augmente…
- 19 -
TEXTES
LA STRUCTURE SOCIALE MAKHUWA (MOZAMBIQUE)
L'unité sociale est constituée par la famille matrilinéaire (ou utérine), appelée nihimo (pluriel mahimo). Ce
mot peut être traduit par “clan” mais il recouvre plus qu'un simple clan. “En principe, le nihimo est une
communauté exogame composée de la mère, de ses enfants, de ses petits-enfants et de ses arrière-petits-enfants et
ainsi de suite, en ligne féminine. Les femmes et les hommes sont porteurs de la même essence issue d'un passé
commun, mais seules les femmes jouissent du privilège de la transmettre à leurs enfants”4. Le nihimo est une entité
mystique, permanente, éternelle, qui réunit tous les individus descendants d'une mère originelle. Il associe les morts
d'autrefois et les vivants d'aujourd'hui dans une même communauté. Chaque individu, homme ou femme est, par sa
naissance, intégré dans un nihimo donné auquel il appartient par essence. Chaque nihimo ou “clan” a un ancêtre
commun, et de cette manière tous les individus d'un même clan se considèrent comme parents, bien qu'il n'y ait
entre eux souvent qu'une consanguinité très lointaine.
C'est la femme qui est la détentrice des virtualités mystiques du clan, et c'est à elle qu'appartient le
privilège de transmettre son essence immuable. Par conséquent c'est la mère qui transmet le nihimo à son enfant, et
celui-ci appartiendra toujours à la communauté clanique de la mère.
Les membres d'un même nihimo se considèrent tous comme frères et sœurs, puisqu'ils sont issus d'une
lointaine mère commune. Pour cette raison, un homme n'a pas le droit de rechercher une femme à l'intérieur de son
clan : ce serait un inceste, puisque ces femmes sont ses “sœurs”. A l'intérieur d'une même lignée, les mariages ne
sont pas possibles, et pour cette raison, les hommes vont chercher femme en dehors de leur nihimo. Pourtant
l'homme reste attaché à son propre nihimo et il y reviendra chaque fois qu'il sera appelé pour les cérémonies
communautaires, funérailles, prières et rituels d'initiation.
Ce ne sont pas seulement les mariages qui sont interdits entre les membres d'un même clan : même les
contacts sexuels sont prohibés. Un homme qui courtise une femme qu'il ne connaît pas lui demandera d'abord son
nihimo, pour, suivant l'expression consacrée, “ne pas faire le mal avec sa sœur”.
[…] [Nous avons vu que] c'est la femme qui transmet l'appartenance au nihimo et que l'homme recherche
femme obligatoirement en dehors de sa lignée ; les enfants qui naissent appartiennent au nihimo de leur mère. Ainsi
l'homme se borne à être un procréateur d'individus dans un nihimo étranger, l'agent de fécondation de ce nihimo
- celui de la femme. Le mari féconde le nihimo de la femme comme l'agriculteur verse la semence dans la terre,
laquelle produira les fruits. Ainsi le rôle de l'homme est surtout celui d'agent de multiplication de nouveaux
éléments dans un nihimo étranger.
L'homme, agent physiologique de la procréation, n'est le père que biologiquement. Les enfants ne sont pas
à lui, mais au nihimo de la mère. Il n'y a pas d'affinité spirituelle entre les pères et les enfants dans une société
fondée sur le nihimo. Ils appartiennent à des mahimo différents, ont des ancêtres différents, et doivent respecter des
prescriptions rituelles différentes. Comme la femme ne perd pas par son mariage son appartenance au nihimo et en
accord avec le régime de filiation utérine qui intègre la descendance dans le nihimo de la mère, la puissance
paternelle est nulle, et sans effets juridiques ou moraux. Dès lors les sentiments paternels d'un homme se
manifestent à l'égard de ses neveux utérins qui sont de la même lignée que lui, descendants des mêmes ancêtres et
soumis aux mêmes prescriptions rituelles. Pour cette raison, l'autorité paternelle est exercée, au sein de la famille,
par l'oncle maternel sans que s'y oppose aucune réaction du véritable père, qui au regard du clan est un étranger, et
n'est que biologiquement le père.
Le rôle modeste du mari dans cette organisation familiale (il est surtout un agent de fécondation) ne le
relie à sa femme et à ses enfants que par des liens affectifs. D'autre part rien n'empêche que le mari ne féconde
d'autres mahimo, qu'il n'ait d'autres femmes. C'est ainsi qu'apparaît la polygamie, non sous l'aspect d'une
accumulation de femmes ou d'un harem, mais plutôt sous une forme distributive : l'homme se répartit entre
plusieurs femmes qu'il visite successivement, fécondant de cette manière plusieurs mahimo.
[…] Dans le mariage polygame les femmes vivent généralement dans des villages différents. Le mari les
visite donc périodiquement et successivement, passant avec chacune à peu près une semaine. Il arrive parfois que
les femmes vivent toutes dans la même localité, mais dans ces cas elles ont des paillotes personnelles séparées dans
lesquelles le mari vient passer la nuit en répartissant ses faveurs également. Dans ce cas, la première femme, la
“grande épouse” a un certain ascendant sur les autres qui lui doivent respect et qui doivent se conformer à ses
conseils.
A. J. de MELLO MACHADO, Entre os Macuas de Angoche. Lisboa : Prelo
Editor, 1970, pp. 178-181 (traduct. N.J.G.).
4 Soares de Castro, “Breves Consideraçoes sobre os "Maimo" de Distrito de Moçambique”, Boletim do Museu de Nampula,
vol. I, 1960.
- 20 -
LOIS RELATIVES AU MARIAGE CHEZ LES TROBRIANDAIS
Le mariage n'établit pas seulement un lien entre mari et femme, mais il crée un rapport de réciprocité
permanente entre le mari et la famille, et plus particulièrement le frère, de la femme. Entre une femme et son
frère il existe un lien de parenté très caractéristique et d'une très grande importance. Dans une famille
trobriandaise la femme reste toujours sous la garde spéciale d'un seul homme, qui est l'un de ses frères ou, à
défaut de frères, son parent maternel le plus proche. Elle doit lui obéir et s'acquitter envers lui d'un certain
nombre de devoirs, tandis que lui doit veiller à son bien-être et assurer sa vie économique même après son
mariage.
Le frère devient le tuteur naturel des enfants de sa soeur, et c'est lui, et non leur père, qui représente à
leurs yeux le chef légal de la famille. Lui, de son côté, doit veiller sur eux, et fournir au ménage une proportion
considérable de sa nourriture. C'est la charge la plus pénible, puisque, le mariage étant patrilocal, la jeune femme
s'en va habiter dans la communauté de son mari, ce qui provoque, au moment de chaque récolte, un chassécroisé économique à travers tout le district.
La récolte faite, on classe les ignames, et le produit de la récolte de chaque jardin est disposé en tas
coniques. Le principal tas de chaque lot de jardin est toujours destiné au ménage de la soeur. L'habileté et le
travail dont on fait preuve dans cet étalage de nourriture ont pour seul but de satisfaire l'ambition du jardinier.
Toute la communauté, voire tout le district, vient inspecter les produits du jardin, les commenter, les critiquer ou
les louer. Un beau tas signifie, aux dires de mon informateur : "Voyez ce que j'ai fait pour ma soeur et sa
famille ; je suis un bon jardinier et ma soeur et ses enfants ne souffriront jamais de manque de nourriture."
Au bout de quelques jours, le tas est défait, les ignames sont mis dans des paniers et transportés dans le
village habité par la soeur où on les dispose de nouveau en tas coniques devant la resserre à ignames du mari de
celle-ci. Les membres de cette communauté viennent à leur tour regarder et admirer les ignames. Tout ce côté
cérémoniel de la transaction a une force contraignante (...). L'étalage, les comparaisons, la répartition faite en
public constituent pour le donateur une contrainte psychologique : il se sent satisfait et récompensé, lorsqu'il se
trouve à même d'offrir un don généreux, tandis que l'insuffisance, l'avarice, la mauvaise chance sont pour lui une
cause de mortification et d'humiliation.
Cette transaction n'est pas seulement à base d'ambition et de vanité : la réciprocité y joue un rôle aussi
important que dans toutes les autres. Par moments même elle intervient à chacun des menus actes dont se
compose la transaction en la suivant pour ainsi dire pas à pas. Tout d'abord le mari doit rémunérer par des dons
périodiques définis chaque contribution annuelle qu'il reçoit de la famille de sa femme. Plus tard les enfants,
devenus grands, tomberont directement sous l'autorité de leur oncle maternel ; les garçons auront à l'aider, à
l'assister dans tout ce qu'il fera, à contribuer pour une certaine part à tous les paiements dont il aura à s'acquitter.
Les filles ne font que peu de choses pour leur oncle maternel, directement du moins, mais, dans une société
matrilinéaire, elles lui fournissent deux générations d'héritiers et de descendants.
En situant les offrandes de produits de la récolte dans leur contexte sociologique, et en examinant de
près les rapports auxquels elles correspondent, on constate que chacune des transactions dont se composent ces
rapports forme un anneau dans la chaîne des réciprocités. Mais si on la considère isolément, si on la retire de son
cadre, chaque transaction apparaît dépourvue de sens, intolérablement pénible (…). Quoi de plus absurde au
point de vue économique que cette distribution croisée de produits des jardins qui fait que chaque homme
travaille pour sa soeur, et compte à son tout sur le travail du frère de sa femme, et qu'on dépense plus de temps et
d'énergie à étaler, à montrer, à déplacer les marchandises qu'à faire oeuvre vraiment efficace ? Mais une analyse
plus serrée montre que quelques-unes de ces actions apparemment inutiles constituent des stimulants
économiques puissants, que d'autres impliquent une forme de cohésion légale et que d'autres sont le résultat
direct des idées que les indigènes se font de la parenté.
B. MALINOWSKI, "Le Crime et la coutume dans les Sociétés
primitives" in : Trois essais sur la vie sociale des primitifs. Paris :
Payot, 1975, pp. 28-30 (première édit. 1926 ; traduction légèrement
modifiée par moi N.J.G.).
- 21 -
COMPENSATION MATRIMONIALE CHEZ LES NUER
(SOUDAN)
Il n'est pas nécessaire de revenir sur le fait qu'en Afrique ce qu'on appelle compensation matrimoniale ne
constitue, en aucun cas, le paiement d'un achat. Mais dire que ce n'est ni un prix ni un achat ne signifie pas pour
autant que les différents objets compris dans cette compensation matrimoniale n'ont pas d'autre portée que celle de
sceller une union. Pour les Nuer, le bétail reste l'une des principales sources de nourriture tout en constituant la
matière première de nombreux objets domestiques ; il est également symbole de prestige et il a une importance
religieuse. Le fait de payer ou de recevoir du bétail modifie indubitablement la situation matérielle d'un individu.
La famille d'un fiancé se retrouve appauvrie, quand ce n'est pas menacée de dénuement total, bien que leurs
proches et leurs parents ne manqueraient pas, dans un pareil cas, de les aider efficacement ; au contraire, chez la
fiancée, les gourdes regorgent de lait et de beurre. L'homme qui reçoit ne serait-ce qu'une vache, peut y voir la
promesse d'un troupeau tout entier.
C'est pour cette raison que les Nuer eurent du mal à comprendre ce que je voulais dire, lorsque j'expliquai
que dans mon pays les gens se mariaient sans avoir à payer de compensation matrimoniale : ”Ça ne fait rien : après
tout chaque pays a ses coutumes propres. Mais trouvez-vous normal que le père et la mère de votre femme restent
les mains vides lorsque vous vous mariez ? N'est-il pas mieux que les mains du père et celles de la mère soient
pleines ?” Ils disent aussi de leurs voisins Anuak dont la compensation matrimoniale consiste en perles et en
lances : “A quoi servent ces choses ? On ne peut pas s'en nourrir”. Lorsqu'ils présentent leurs exigences à la famille
du fiancé, les parents de la fille essaient toujours d'obtenir, avant toute autre chose, des vaches laitières, leurs veaux
et leurs génisses, afin d'en tirer des avantages immédiats.
Néanmoins, les hommes Nuer s'attachent plus au symbole matrimonial que représente le bétail qu'à sa
valeur nutritive. Ce n'est pas parce que le bétail a une grande valeur nutritive, qu'ils lui attribuent une plus grande
valeur de symbole social ou qu'il devient une échelle de valeur ; on l'utilise par conséquent dans la célébration des
rituels, en guise d'indemnité pour résoudre un différent ou comme moyen d'acquérir une compagne. C'est plutôt
parce qu'ils l'utilisent comme compensation matrimoniale, que le bétail prend une valeur suprême à leurs yeux. Du
bétail signifie une épouse, et c'est pourquoi il est la chose la plus importante dans la vie des Nuer, puisqu'une
épouse signifie un foyer, qui lui-même deviendra l'un des maillons du lignage en engendrant un fils. Les Nuer ne
regrettent jamais de perdre un troupeau pour obtenir une épouse. Ils perdent des bêtes mais ils gagnent une fille qui
leur donnera des filles qui se marieront à leur tour, de sorte qu'il leur reviendra alors du bétail que leurs fils
garderont.
On en déduira logiquement que le paiement de la compensation matrimoniale joue un rôle stabilisateur
dans le mariage. Si l'épouse quitte son mari, le bétail sera rendu, et comme cette restitution est toujours
désagréable, parfois malaisée, on se doute bien que la famille de la jeune fille usera de toute son influence pour la
faire rester avec son mari. Ceci est assez vrai et les Nuer connaissent bien les difficultés multiples et les rancunes
qui naissent de la dissolution d'un mariage : “Chez nous, les Nuer, que feront les parents d'une fille qui quitte son
mari ? Ils ont donné des bêtes aux oncles maternels, aux oncles paternels, à la tante paternelle, et d'autres encore
aux oncles maternels. Une femme doit obéir à son mari car elle a été mariée avec du bétail.” Il ne faut pas oublier
que non seulement les bêtes doivent être restituées, mais aussi les petits qu'elles auront produits. J'ai eu
connaissance d'un divorce où les vaches de la compensation matrimoniale avaient été rendues avec huit veaux ! Il
arrive souvent que les animaux ont été très largement répartis, et l'on se doute des disputes qui naîtront à cette
occasion. Il y a fort longtemps, un officier britannique en poste en pays Nuer écrivait que “le système de mariage
des Nuer est la source majeure de leurs querelles et de leurs problèmes”5. Tous ceux qui se trouvent concernés par
un mariage ont quelque chose à perdre et par conséquent feront tout pour empêcher sa dissolution.
E. E. EVANS-PRITCHARD, Parenté et mariage chez les Nuer. Paris : Payot,
1973 (édit. originale en anglais, 1951), pp. 118-119.
5
Bimbashi H. Gordon, Sudan Intelligence Reports, juin 1903, n° 107.
- 22 -
MAISONS ET GROUPES FAMILIAUX CHEZ LES BROU
(CAMBODGE)
Alors que garçons et filles sont élevés de la même façon jusqu'à six ou sept ans environ, leurs sorts
diffèrent par la suite. […] Le garçon quitte la maison de ses parents pour aller vivre dans le rôông6 bâti au centre
du village. Il y dormira désormais, et partagera les loisirs des compagnons de son âge et des jeunes célibataires un
peu plus âgés que lui. Cependant il continue à prendre ses repas au foyer de sa mère. S'il jouit d'une très grande
liberté de mouvement, il n'en garde pas moins des relations étroites avec le groupe familial dont il est issu : il
participe aux fêtes, en particulier aux rites agraires célébrés par son père ; c'est avec celui-ci qu'il apprend à
travailler et surtout qu'il s'initie aux travaux agricoles. Il aide aux semailles et à la moisson, jusqu'au jour où
quelques parcelles lui seront attribuées sur les terrains cultivés par la famille.
A la différence de son frère, la petite fille continue à vivre dans la maison de ses parents jusqu'à sa
puberté. […] La puberté va marquer un changement très important dans sa vie. Depuis quelque temps déjà elle a
cessé de dormir auprès de ses parents : elle a transporté sa natte de couchage près de la porte d'entrée (gloh), du
côté “bas” de la maison. Bientôt, son père édifie pour elle une petite construction qu'il place vers le devant de la
maison familiale, dans un axe perpendiculaire à celle-ci, et du côté “bas” : l'entrée de cette construction s'ouvre
donc en direction du “haut” si l'on se réfère à l'orientation de l'habitation principale. […] La jeune fille continue
comme auparavant à participer à la vie familiale, aide sa mère dans la plupart de ses activités, et prend ses repas
avec elle. Mais son comportement se modifie en même temps que son apparence : elle devient plus coquette, prend
davantage soin de sa parure et de sa mise, laisse pousser ses cheveux afin de pouvoir se coiffer en chignon.
Désormais, elle passe ses nuits dans sa petite maison, où elle est libre d'accueillir le jeune homme de son choix.
Le mariage et la vie du couple
Liberté n'est point licence cependant : malgré la discrétion dont font preuve les amoureux (kuur) - ils
évitent de se rencontrer ouvertement dans la journée - les parents, et avec eux le village tout entier, ne tardent pas à
être mis au courant. Si rien ne s'oppose à une alliance éventuelle entre leurs familles, les deux pères se mettent
officieusement d'accord pour rejeter tout sujet de querelle qui pourrait survenir entre eux et entraver les projets de
leurs enfants. Le reste, c'est-à-dire la demande officielle en mariage de la part du jeune homme et a discussion qui
s'ensuit, sont du ressort des intermédiaires (gönong trii kloo) qui régleront l'affaire. En général on ne tarde guère à
célébrer le mariage (bröyong), de crainte que la jeune fille ne soit précocement enceinte : si ce cas se produit, il est
nécessaire de procéder à un sacrifice d'expiation avant le mariage.
Après un sacrifice préliminaire offert chez les parents du garçon, les intermédiaires conduisent ce dernier
à la maison de ses futurs beaux-parents ; c'est là que la cérémonie du mariage va avoir lieu. Elle est célébrée en fin
de journée, mais la fête doit durer toute la nuit, sans qu'aucun participant ne se laisse aller au sommeil. Le
lendemain, le couple est reconduit chez les parents du marié et demeurera avec eux pendant sept jours et sept
nuits. Après la septième nuit, les nouveaux époux rejoignent les parents de la femme et s'installent auprès d'eux. Ils
peuvent habiter provisoirement dans la petite maison occupée auparavant par la jeune fille mais, très rapidement,
le garçon décide d'en construire une autre un peu plus vaste, avec l'aide de son beau-père.
L'habitation du jeune couple […] peut être placée indifféremment à droite ou à gauche de la maison des
parents de la jeune femme, ou encore derrière cette maison, de façon à ce que les arrêtes faîtières soient dans l'axe
l'une de l'autre. Pendant trois ou quatre ans, le couple va être intégré au groupe familial de la femme. Le garçon,
qui a reçu de son propre père des bâtons à fouir neufs ainsi qu'une arbalète (cadeaux symboliques du mariage), va
prendre sa part de toutes les tâches exécutées par son beau-père, en particulier les tâches agricoles. […] Pendant la
première année […] les jeunes gens prennent leurs repas chez les parents de l'épouse. Après la première récolte, ils
disposent d'une réserve de paddy qui leur appartient en propre, et la jeune femme peut alors faire la cuisine de
façon indépendante pour elle-même et son mari, sur le foyer de sa petite maison. Peu à peu, le couple devient plus
autonome, surtout si des naissances surviennent.
Après trois ou quatre ans, le jeune couple doit quitter les parents de la femme, pour aller vivre auprès des
parents de l'homme. Ce départ constitue une véritable rupture avec a famille de l'épouse : le couple e peut déplacer
sa maison et doit en construire une nouvelle, près de l'habitation où demeurent les parents du mari (à droite, à
gauche, ou derrière celle-ci, suivant la place disponible). Le couple doit aussi abandonner les parcelles qui lui
avaient été attribuées sur les terrains cultivés par la famille de la femme : désormais le jeune homme va être
associé à toutes les activités de son père. Ainsi, la situation se trouve-t-elle exactement renversée par rapport à la
précédente, et cela pour une durée assez courte puisque, après trois ou quatre années, le couple pourra opérer un
nouveau déménagement et revenir auprès des parents de l'épouse. En principe, ce mouvement d'alternance entre
les deux familles alliées doit se perpétuer et ne s'interrompre qu'à la mort des parents ou de l'un des conjoints.
En cas de veuvage, le conjoint survivant peut, s'il n'a pas d'enfant marié et en âge de l'aider, revenir dans
sa propre famille : il occupera une maison installée à proximité de celle de ses parents, ou à côté de celle d'une
sœur ou d'un frère marié. Le deuil dure une année entière, puis le veuf (ou la veuve) peut se remarier s'il le désire.
6
Que J. Matras-Troubetzkoy définit comme la “maison commune” du village. NJG.
- 23 -
La structure du village se trouve donc souvent modifiée dans ses détails en raison des règles de résidence
qui imposent aux habitants, et surtout aux jeunes, une grande mobilité. […] Les matériaux de construction sont
légers et périssables puisque de nombreux éléments sont en bambou. Un couple n'hésite donc pas beaucoup à
abandonner une habitation après trois ou quatre années d'utilisation, pour en construire une nouvelle quand un
déménagement doit être envisagé. En revanche les “grandes maisons” doivent durer plus longtemps : elles sont
bâties plus solidement et réparées avec soin chaque fois que cela est nécessaire. Habitées par des couples d'âge
mûr, elles constituent pour ainsi dire des noyaux relativement stables dans le village. Autour de ces habitations
d'une certaine importance, gravitent des maisons plus modestes où résident pour quelques années, puis pour une
durée plus longue, les enfants mariés et leurs familles respectives : tantôt un fils et son épouse, tantôt une fille et
son époux7.
J. MATRAS-TROUBETZKOY, Un Village en forêt. Paris : SELAF, 1983, pp.
95-98.
7
Le plan d'un village brou affecte une disposition caractéristique “en roue de charrette”, les maisons étant disposées en
cercle autour d'une place, dont le centre est occupé par la maison commune. V. les schémas, dans le livre de J. MatrasTroubetzkoy, pp. 91 et 121.
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FAMILLE PATERNELLE ET FAMILLE MATERNELLE
CHEZ LES ANJOATY (NORD DE MADAGASCAR)
De même que les Anjoaty comptent leur descendance par les hommes et par les femmes sur cinq niveaux
généalogiques, de même ils comptent leur ascendance sur cinq niveaux généalogiques, c'est-à-dire qu'ils se
reconnaissent huit arrière-arrière-grands-parents pour chaque côté de la famille (valo añila, valo añila). La figure
suivante montre ce système d'ascendance d'une profondeur de cinq niveaux généalogiques, tel qu'il est établi par le
mariage, particulièrement après la naissance d'un enfant.
Schéma théorique d'un système d'ascendance
Avec la naissance d'un enfant, les parents, qui sont mariés, parlent l'un de l'autre en employant des
teknonymes, par exemple : “Père-de-Jao” ou “Mère-de-Mboty”. Les ascendants des enfants - qui n'ont pas
nécessairement d'ancêtres communs - se considèrent cependant comme “parents”. Par exemple des ascendants du
même niveau généalogique s'appellent tous entre eux “frères” ou “sœurs”. Mais à la différence de ce qui se passe
dans le “groupe de descendance”, où les frères et sœurs sont rivaux pour l'héritage de leurs parents, dans le “groupe
d'ascendance”, les époux et leurs familles rivalisent pour la possession des enfants. Là encore, c'est la terre qui est
le facteur déterminant. En général, c'est au moment du mariage et en fonction de la résidence que se décide
l'attribution des enfants (puisque l'un des époux doit aller vivre sur les terres de l'autre). Pour la plupart les hommes
restent chez eux, et ce sont les femmes qui vont habiter avec leurs maris. Cela s'appelle manaraka “suivre [son
mari]”. Il en est ainsi parce que les hommes sont réputés avoir des liens plus forts avec la terre que les femmes (ce
qui équivaut à avoir des liens plus forts avec les ancêtres). A l'occasion, un homme ira vivre dans le village natal de
son épouse. Si un homme “suit” ainsi son épouse, il “se comporte comme une femme”. C'est ce qu'on appelle
jaloko (et si vous dites cela en face à un homme, vous l'insultez). Naturellement la réciproque est vraie : dans ce
cas la femme se comporte comme un homme.
En définitive, les enfants héritent une part des biens de leurs deux parents ; mais ils ont beaucoup plus de
chances de la conserver dans leur village natal (et beaucoup plus de difficultés s'ils essayent de revenir dans le
village de leur mère, ou dans celui de leur père, dans le cas où ce dernier avait fait un mariage jaloko).
D. J. HURVITZ, A Record of Anjoaty History in Vohemar, Madagascar. PhD,
1980, pp. 40-41. (traduct. N.J.G.).
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CHAPITRE II
LE MARIAGE ET LA FAMILLE NUCLEAIRE
Références :
BLANCHY-DAUREL, S., La Vie quotidienne à Mayotte (Archipel des Comores). Paris :
L'Harmattan, 1990.
CHOUZOUR, S., Le Pouvoir de l'honneur. Tradition et contestation en Grande Comore. Paris :
L'Harmattan, 1994.
DIBWE DIA MWEMBU, Donatien, Bana Shaba abandonnés par leur père : structures de
l'autorité et histoire sociale de la famille ouvrière au Katanga, 1910-1997. Préface de Peter
Geschiere et B. Jewsiewicki. Paris : L'Harmattan, 2001.
ELWIN, V., Maison des jeunes chez les Muria. Présentation et adaptation française [abrégée] par
le Dr. A. Bigot. Paris : Gallimard, 1959 (édit. intégrale en angl., 1947).
GODELIER, M., La Production des Grands Hommes. Paris : Fayard, 1982.
KENYATTA, J., Au pied du Mont Kenya. Paris : Maspero, 1960. (édit. origin. en angl. 1937).
LEE, R. B., The !Kung San. Men, Women and Work in a Foraging Society. New York :
Cambridge Univ. Press, 1980.
LEWIS, O., Les Enfants de Sanchez. Paris : Gallimard, 1963 (édit. origin. angl. 1961).
-" - La Vida. Une famille portoricaine dans une culture de pauvreté : San Juan et New York.
Paris : Gallimard, 1968 (édit. origin. angl. 1966).
LOWIE, R., Traité de sociologie primitive. Trad. de E. Métraux. Paris : Payot, 1969 (édit. origin.
angl. 1935, 1e édit. de la trad. fr. 1936).
OTTENHEIMER, M., Marriage in Domoni. Husbands and wives in an Indian Ocean Community.
Prospect Hights, Ill. : Waveland Press, 1985.
TURNBULL, C. Le Peuple de la Forêt. Paris : Stock, 1963 (édit. origin. angl., Forest People,
1961).
Le mariage et la famille “nucléaire” (ou “famille restreinte”, termes usuels chez les
ethnologues, ou “famille individuelle”, qui était le terme de Malinowski) sont-ils universels ?
Supposition des premiers anthropologues que les “primitifs” étaient trop primitifs pour pouvoir
connaître une institution aussi parfaite… et que les formes primitives de famille devaient être de vastes
groupes à l'intérieur desquels régnait la “promiscuité sexuelle primitive” (idée de Morgan, vulgarisée
par Engels, v. texte).
D'autres pensent au contraire que la “famille nucléaire” est l'institution fondamentale de la
parenté chez tous les peuples, et que les formes de famille plus complexes en sont dérivées.
Cette question n'est pas seulement une question théorique des anthropologues ; elle a quelque
rapport avec les questions que se posent p. ex. les Africains vivant en milieux modernes, urbains : entre
la grande famille qui voudrait vous imposer les devoirs d'une parenté lignagère si exigeante… et les
aspirations à calquer le mode de vie du ménage bourgeois occidental… doit-on (peut-on, veut-on)
négocier un compromis ?
1. Le mariage : recherche d'une définition.
Il n'est pas facile de donner une définition du mariage qui dépasse les limites d'une culture
particulière. Commençons l'enquête par des définitions du sens commun, p. ex. celle d'un dictionnaire
français (Larousse, 1931) : “union légale d'un homme et d'une femme”. Cette définition est très
insuffisante :
- ne dit pas pour quel but cette union est contractée,
- insiste sur le côté juridique (les deux premiers contextes cités dans l'article sont : mariage
civil “mariage contracté devant l'autorité civile”, mariage religieux “mariage contracté devant un
prêtre”),
- exclut la polygamie (interdite par la loi française - sauf dans les territoires où existe le statut
de “Français de statut civil musulman”). Une telle définition, valable en gros pour la France, est une
définition ethnocentrique.
Considérons une définition plus technique, celle des Notes and Queries in Anthropology (1951,
un manuel classique d'anthropologie) : “union entre un homme et une femme [il faudrait ajouter : ou
plusieurs hommes, ou plusieurs femmes], telle que les enfants nés de la femme [j'ajouterais : ou des
femmes] sont reconnus comme descendance légitime des deux partenaires”.
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Je vous propose une démarche empirique : examiner les différentes caractéristiques que
peuvent présenter les institutions habituellement décrites comme des mariages, dans diverses sociétés,
et essayer de voir ce qu'il y a de réellement commun à toutes.
- Des droits sexuels
Le mariage donne généralement monopole au mari sur le sexualité de l'épouse - la réciproque
n'est pas toujours aussi nette - la violation de ce monopole est l'adultère. Dans la tradition chrétienne, le
mariage est la seule condition qui rend les relations sexuelles légitimes :
“Il est bon pour l'homme de s'abstenir de la femme. Toutefois, à cause des débauches, que chaque homme
ait sa femme, et que chaque femme ait son mari.” (1 Co 7 1-2).
“Je dis aux célibataires et aux veuves qu'il leur est bon de demeurer comme moi [= célibataire et chaste].
Mais s'ils ne peuvent se contenir, qu'ils se marient, mieux vaut se marier que de brûler.”
(1 Co 7 8-9).
Point de vue du christianisme, extrême, que même les sociétés de chrétienté ont souvent tourné d'une
manière ou d'une autre. Pour beaucoup de sociétés, mariage et satisfaction sexuelle sont au moins
partiellement dissociés. Une forme typique est la division de la vie en une période de (relative) liberté
sexuelle avant le mariage, et une période de restriction à partir du mariage. Exemple classique, chez les
Muria, une population tribale8 de l'Inde, l'institution de la maison des jeunes ou ghotul, décrite par
l'anthropologue britannique Verrier Elwin.
Les enfants, avant même la puberté, et les adolescents, n'habitent pas la maison familiale : ils vont
dormir dans une maison commune qui est un élément important du système éducatif (participation aux
travaux, aux fêtes). Ils y sont organisés selon des règles particulières, formant une sorte de petite société.
Et dès qu'ils sont pubères ils y font l'expérience de la vie sentimentale et sexuelle. Elwin décrit deux
sortes de ghotul : dans les uns chaque jeune homme a une partenaire attitrée dont il ne doit pas changer
jusqu'à sa sortie du ghotul (par son mariage). Le changement de partenaire est possible, mais réglementé :
une sorte de divorce, sanctionné par les chefs du ghotul. Dans les autres (qui sont d'apr. Elwin une
innovation récente) “toute espèce d'attachement durable entre chelik (jeune homme membre du ghotul) et
motiari (jeune fille) est interdit. Personne ne peut dire que telle ou telle motiari est la sienne, et l'on punit
celui auquel il arrive de coucher avec une fille donnée plus de trois jours de suite”. Les mariages sont
arrangés par les familles sans tenir compte des attirances des jeunes gens l'un pour l'autre, et il est en
principe interdit d'épouser son ancienne motiari ou une de ses anciennes motiari.
Séparation totale de la vie sentimentale et du mariage, qui est purement un “mariage de raison”.
Problème de la contraception : pendant la période de leur séjour au ghotul, les jeunes filles ne
doivent pas devenir enceintes. Comment est-ce possible ? On nous dit que les Muria emploient une
méthode de restriction des relations sexuelles à certains jours (un peu comparable à la méthode Ogino…
célèbre justement pour les nombreuses grossesses non désirées qu'elle entraînait) ; d'autre part une
croyance : il y a une divinité qui protège les jeunes du ghotul s'ils respectent exactement les règles de
l'institution. Quand une conception se produit néanmoins on peut avoir recours à l'avortement. Si une
naissance se produit, c'est un scandale.
Ce genre d'institutions est courant dans les populations tribales de l'Inde, et aussi en Mélanésie,
Nouvelle Guinée, Polynésie. Bien connu également en Afrique : description classique chez les Kikuyu
(ou Gikuyu) du Kenya (voir Jomo Kenyatta, Au pied du mont Kenya) ; là encore les conceptions avant
mariage doivent être évitées : le moyen employé pour les éviter étant des relations sexuelles
incomplètes, sans pénétration.
Description des séances de “caresses” ngweko par Jomo Kenyatta, 1960, pp. 135-136 :
“Le garçon quitte tous ses vêtements. La fille retire le vêtement de dessus, ne conservant que sa
chemise mothuru et le tablier de peau souple mwengo. Elle replie les deux pans du mothuru derrière ses
jambes et les attache à la taille par derrière : ainsi le mwengo reste en place et protège efficacement les
parties intimes. Les amoureux se tournent alors face à face, jambes emmêlées pour prévenir tout
mouvement des hanches. Ils commencent alors à se caresser et à se frotter la poitrine et parlent d'amour
jusqu'à ce qu'ils s'endorment.
Les Européens et notamment les missionnaires ont souvent dit qu'il était incroyable qu'un jeune
homme et une jeune fille puissent dormir dans le même lit sans accomplir le coït. Nombre de Gikuyu ont
8
Noter le sens particulier dans lequel sont employés les mots “tribu”, “population tribale” dans l'ethnographie de
l'Inde : populations qui n'appartiennent pas au complexe de la civilisation indienne hindouiste - donc en principe en
dehors du système des castes, ni aux doctrines universalistes plus récemment apparues en Inde (musulmans, jaïns);
représentent des minorités, souvent habitent des régions relativement isolées (montagneuses).
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été punis et considérés comme des pêcheurs par les religieux pour avoir simplement dormi dans la même
pièce qu'une fille.
Les Gikuyu, qui n'ont pas été élevés sous l'influence des missionnaires, ne comprennent pas ce genre
de puritanisme ; tout Gikuyu apprend depuis son plus jeune âge à contrôler ses instincts sexuels et il est
capable de dormir avec une fille sans avoir nécessairement de rapports avec elle. Mais les missionnaires
ne pensent pas qu'un Africain puisse se contenir dans des circonstances où les Blancs ne se maîtrisent pas
et ils interdisent cette coutume.”
Aux Comores (Anjouan, Mayotte), les jeunes garçons, à partir de 10 ou 12 ans, quittent la
maison de leurs parents pour aller habiter de petites maisons individuelles, qu'ils se construisent euxmêmes avec l'aide de leurs camarades ; dans ces petites maisons ou “cabanes” banga ils reçoivent à
l'occasion leurs amies (mais en se cachant, puisque ce qu'ils font est contraire aux prescription de la
religion, qui est ici l'islam) ; là encore il est extrêmement important de faire en sorte que les jeunes
filles ne perdent pas leur virginité avant le mariage, ou pire encore ne deviennent enceintes avant le
mariage - ce serait le déshonneur pour la famille de la jeune fille, et tout spécialement pour sa mère. Là
encore apparaît une technique érotique de relations sexuelles incomplètes. Au moment du mariage, un
homme quittera ces jeux du banga pour entrer dans une vraie maison, qui est la maison conjugale,
appartenant à la femme (résidence uxorilocale).
Dans l'ouest de Madagascar (Sakalava, Vezo,…) on rencontre une institution symétrique : ce
sont les jeunes filles qui ont dès leur puberté des maisons individuelles (qui leur sont construites ou
attribuées par leur famille) ; dans ces maisons, il est expressément prévu par la coutume qu'elles
reçoivent pour la nuit des garçons qu'elles choisissent librement. Indépendance et contrôle : la manière
dont les garçons doivent faire leur cour est étroitement réglementée par la coutume (à quel moment
venir faire sa déclaration, à quel moment revenir pour entrer dans la maison, à quelle heure en sortir le
matin, cadeau qu'il faut offrir, etc.), et discrètement contrôlée par la famille de la fille et l'opinion
villageoise. Mais ici la procréation d'enfants hors mariage n'est pas spécialement découragée, et de fait
se produit assez souvent. Les enfants nés de ces relations sont les bienvenus, puisqu'ils viennent
renforcer le lignage du père de leur mère ; d'autre part, le fait pour la fille d'avoir eu un ou deux enfants
avant le mariage démontre qu'elle n'est pas stérile, ce qui est une garantie pour son futur mari. Ici aussi
le mariage signifie en principe la fin des jeux de l'adolescence : la femme viendra habiter en épouse la
maison de son mari (résidence virilocale).
Dans tous ces cas, les relations sexuelles sont licites avant le mariage - ce qui ne veut pas dire
qu'elles soient sans règles, loin de là.
D'autres cas encore sont ceux des sociétés qui connaissent l'esclavage : permettent en général à
l'homme de prendre, à côté de l'épouse, ou des épouses légitimes, des concubines, qui sont des femmes
esclaves, avec lesquelles le maître peut avoir des relations sexuelles sans restriction. Cas de la loi
islamique qui permet à un homme d'avoir quatre épouses, et un nombre illimité de concubines - autant
en fait qu'il peut en entretenir.
Sociétés qui donnent un statut honorable, socialement valorisé, aux relations homosexuelles :
Grèce antique, et parmi les contemporains certains peuples de Nouvelle Guinée (homosexualité rituelle
des initiés chez les Baruya, M. Godelier, 1982).
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- Reconnaissance sociale des enfants
Le mariage donne généralement un père légal aux enfants de la femme, parfois aussi une mère
légale aux enfants de l'homme. C'est souvent le but principal reconnu à l'institution du mariage.
La paternité sociale souvent distincte de la paternité biologique. La règle du droit romain pater
is est quem nuptiae demonstrant (“le père est celui que désignent les noces”). Cela reste vrai en droit
français, sauf dénonciation de cette paternité.
Art. 312 du Code civil : “L'enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari. Néanmoins, celui-ci
pourra désavouer l'enfant en justice, s'il justifie de faits propres à démontrer qu'il ne peut pas en être le
père.” Formulation nouvelle (1972), qui laisse place à une démonstration génétique.
Comparer avec Art. 312 (ancien) : “L'enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari. Néanmoins,
celui-ci pourra désavouer l'enfant, s'il prouve que, pendant le temps qui a couru depuis le trois centième
jusqu'au cent quatre-vingtième jour avant la naissance de cet enfant, il était, soit pour cause
d'éloignement, soit par l'effet de quelque accident, dans l'impossibilité physique de cohabiter avec sa
femme.”
Art. 313 (ancien) : “Le mari ne pourra, en alléguant son impuissance naturelle, désavouer l'enfant ; il ne
pourra le désavouer même pour cause d'adultère, à moins que la naissance ne lui ait été cachée, auquel cas
il sera admis à proposer tous les faits propres à justifier qu'il n'en est pas le père.”
L'art. 312 nouveau permettrait la dénonciation de paternité pour impuissance, qui était interdite par
l'ancien art. 313. En revanche les critères sociaux, comme la naissance dissimulée, disparaissent des
formulations nouvelles. Evolution vers une définition plus biologique de la paternité en droit français9.
Distinction entre père social et père biologique, entre pater et genitor. Cette distinction est
particulièrement importante dans le cas où les enfants appartiennent à la famille de leur père (filiation
patrilinéaire) : il faut donner un groupe d'appartenance aux enfants, et des descendants aux morts. Cas
de sociétés de l'antiquité (Romains, Hébreux). Parmi les sociétés contemporaines, ex. des mariages
nuer, étudiés par Evans-Pritchard.
- mariage ordinaire : un homme épouse une femme, en a des enfants ; ces enfants sont comptés
comme descendants (ils figurent dans la généalogie du lignage de leur père) ;
- lévirat : si un homme meurt après s'être marié, mais en ne laissant pas d'enfants (ou un seul
enfant, ce qui considéré comme insuffisant pour assurer la descendance), un jeune frère du mort doit
alors reprendre sa femme pour lui donner des enfants, qui compteront comme des enfants de celui qui
est mort ; le jeune frère n'est pas un mari proprement dit, seulement un remplaçant, les enfants ne sont
pas les siens, mais ceux de son aîné défunt ;
(dans la coutume malgache un tel mariage s'appelait vady loloha “épouse charge-qu'on-porte-sur-latête”, parce que le jeune frère devait porter le fardeau que son aîné avait dû abandonner ; cf. dans la bible,
l'histoire de Tamar, et de Onan qui, mauvais cadet, ne voulait pas procréer des enfants qui ne
compteraient pas pour sa propre descendance, Gn 38)
- “mariage-fantôme” : si un jeune homme meurt sans avoir été marié, un de ses frères plus
jeunes doit alors se marier pour lui ; il prend une femme, avec les cérémonies habituelles (payant pour
cela le nombre de vaches prévu par la coutume) et il fait des enfants pour le compte de son frère ; dans
la vie quotidienne, il se comporte comme le mari de la femme, et comme le père des enfants ; mais
dans les généalogies ces enfants ne seront pas comptés pour les siens, on dit qu'il “allume le foyer du
mort” (il peut ensuite divorcer, pour se marier cette fois pour son propre compte, et avoir des enfants
qui seront comptés pour les siens) ; ces deux cas sont courants chez les Nuer d'après Evans-Pritchard ;
- “mariage fictif”, dans lequel le rôle de mari et de père est joué par une femme : une femme
épouse une autre femme ; généralement la femme-mari est une femme stérile, donc considérée un peu
comme un homme, ou bien une femme âgée ; elle fait un mariage tout à fait normal, avec paiement de
9
On remarquera que cette biologisation du droit de la parenté semble une tendance générale du droit français
récent.
On peut citer la remise en cause de la loi sur “l'accouchement sous X” (cette loi permettait d'effacer la parenté
physique au profit de la parenté sociale, née de la volonté des parents adoptants, et des liens d'éducation qu'ils
instituent ; la revendication de “pouvoir connaître quand même sa ‘vraie mère’ - même si elle avait explicitement
renoncé à reconnaître et à élever son enfant - revient à décider que la vraie parenté est la relation
physiologique…
Va dans le même sens l'inscription dans la loi des l'utilisation de tests ADN : l'occasion a été donnée par
l'adoption d'une loi xénophobe, qui cherche à diminuer le nombre d'étrangers qui seront autorisés à entrer sur le
territoire français - mais le critère choisi montre que dans l'esprit du législateur c'est la relation biologique qui est
la vraie parenté, non le lien créé par la reconnaissance de l'enfant, et son éducation dans le foyer.
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la compensation matrimoniale coutumière aux parents de l'épouse. Les enfants qui naissent de cette
union ont pour pater la femme qui est le mari de leur mère (en somme, notre Art. 312. “L'enfant conçu
pendant le mariage a pour père le mari.”). Les enfants s'adressent à leur pater en employant le mot de
la langue pour “papa”. La femme-mari peut d'ailleurs avoir plusieurs épouses ; elle peut exiger une
amende pour adultère (mais elle peut aussi autoriser son épouse à avoir par ailleurs des relations
sexuelles avec un homme, pour qu'elle puisse avoir des enfants). Cas de séparation totale des rôles de
pater et de genitor.
- Vie commune des époux
Nous savons que ce trait n'est pas universel, puisque certaines sociétés connaissent des
mariages dans lesquels les époux ne résident pas ensemble, et ne se retrouvent que pour la nuit, ou pour
les relations sexuelles (résidence natalocale, cas des Nayar). Mais le cas de vie commune est de
beaucoup le plus courant ; dans beaucoup de cultures, c'est même la définition du mariage ; cf. adage
malgache : “Si l'on se marie c'est pour avoir un compagnon10, si l'on a des enfants c'est pour avoir des
successeurs”.
Dans quelle mesure cette résidence commune entraîne-t-elle un droit de l'un des époux au
travail de l'autre ? très variable : d'une manière générale la division sexuelle du travail fait que le
mariage est nécessaire à une vie normale et respectable dans la plupart des sociétés traditionnelles : il y
a des travaux qu'un homme ne peut pas faire, d'autres qu'une femme ne peut pas faire ; parfois le
recours aux mères et aux sœurs (pour un homme) peut être une solution de rechange (mais elle
implique souvent l'acceptation d'un statut qui n'est pas vraiment celui d'un adulte “complet”, v. plus
loin). Ce trait est atténué, non supprimé, dans les sociétés industrielles par la mécanisation des tâches
ménagères et l'homogénéisation des rôles dans le ménage.
L'idée que le mariage entraîne une communauté des biens, ou de certains biens (en droit
français plusieurs possibilités de contrats avec des dispositions différentes sur ce point) est loin d'être
universelle. P. ex. en droit musulman la règle est au contraire que les biens des époux restent toujours
séparés : la femme garde la propriété de son héritage, et de son douaire11, et elle n'est pas obligée
d'entretenir le ménage sur ses biens propres12.
- Une relation spécifique d'alliance
Relation établie entre les époux, mais aussi entre leurs familles, véritable “remaniement de la
structure sociale” (Ottino) : si les époux appartenaient à des groupes étrangers l'un à l'autre, par le
mariage ils cessent d'être étrangers ; s'ils étaient parents, ils peuvent changer cette relation de parenté
pour une relation d'alliance (rituel qui brise la parenté, et la remplace par la relation d'alliance).
Beaucoup de sociétés opposent nettement deux catégories, les parents consanguins / les alliés.
Nécessité des relations d'alliance, qui permettent à des groupes qui autrement pourraient être
hostiles d'entrer en relation d'échange. La phrase célèbre de Tylor : l'humanité a eu le choix entre either
marrying out or being killed out “soit se marier au dehors, soit être exterminé par le dehors”. V. notre
chapitre sur l'échange matrimonial.
La marque de cette alliance : échange de biens, p. ex. la compensation matrimoniale (bride
price, ou bride wealth) ; en fait souvent des échanges réciproques.
Il en résulte que le mariage n'est pas l'affaire des seuls conjoints - mais aussi et surtout celle des
familles, des lignages p. ex., qui s'y engagent. Adage malgache “ce ne sont pas les enfants (= les jeunes
10
Ou : Une compagne. Le mot est le même, et la langue n'a pas de genre grammatical, si bien que l'adage
(comme beaucoup d'autres expressions malgaches) peut s'entendre aussi bien du point de la femme que du point
de vue de l'homme.
11 Ar. mahr. La trad. par le fr. “douaire” n'est qu'approximative. Dans l'ancien droit coutumier fr. le douaire était
l'ensemble des biens que le mari assurait à sa femme au cas où elle lui survivrait. C'était donc bien, comme le
mahr, une prestation offerte par le mari à la femme elle-même, et qui lui restait acquise quoi qu'il arrive.
Le mahr ou douaire musulman, constitué des biens que le mari donne à sa femme pour sceller le mariage, doit
en principe être distingué nettement d'une compensation matrimoniale donnée par le mari (ou les parents du mari)
à la famille de la femme- même si, en pratique, dans de nombreuses sociétés musulmanes, le douaire est détourné
au profit de la famille de la femme, ce qui est une violation formelle du droit.
12 Le cas où le mari a failli à ses obligations d'entretien est même en pratique presque le seul cas où la femme peut
obtenir la dissolution du mariage à son initiative.
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gens) qui se marient, ce sont nous les pères-et-mères (= les parents, les anciens du groupe)”. L'avis
personnel des époux est parfois pris en considération, parfois non, ce n'est pas le plus important !
(Rappel de l'institution muria dans laquelle le conjoint du mariage arrangé ne doit pas être un
partenaire sexuel et affectif d'avant le mariage - ici une séparation absolue entre les affaires de
sentiment et les affaires de mariage).
- Passage au statut d'adultes “complets”
Le mariage donne accès au statut d'adultes, à une sorte de majorité - un homme ou une femme
non mariés sont encore des enfants. Parfois cette fonction devient la principale fonction de l'institution.
Ex. mariages seychellois : la plupart des gens vivent en “ménages” non reconnus, parce qu'ils
n'ont pas réuni assez de biens pour faire face aux dépenses d'un mariage dans les formes.
Comparable à la situation des Comores, où le mariage est le rite de passage essentiel.
Deux formes de mariages, petit et grand ; seul le “grand mariage” ndola nkuu ou ãda, litt. “coutume”
permet d'accéder au statut de notable ou “homme complet” mndru mdzima (droit de siéger et de parler
dans les assemblées). Les rituels sont très coûteux, seuls les jeunes hommes de famille riche peuvent les
accomplir dans leur jeunesse, les autres doivent accumuler pendant des années pour accéder à ce statut.
Le “grand mariage” est obligatoirement conclu avec une fille vierge, et il est un accomplissement aussi
pour la femme, puisqu'il lui permet de démontrer le caractère honorable de sa famille et de l'éducation
qu'elle a reçue - une consécration pour la mère de la jeune femme. Pour la femme donc, le mariage est
aussi accès à la majorité ; elle pourra ensuite, si elle le veut, se faire répudier, et faire un autre mariage à
son choix, le statut de personne qui a fait le “grand mariage” est acquis une fois pour toutes.
Mais on peut conclure auparavant un ou plusieurs mariages sans grandes cérémonies (simple
mariage légal musulman), qu'on rompra, ou non, au moment du grand mariage. Ces petits mariages sont
normalement conclus avec des femmes qui ne sont plus vierges (p. ex. divorcées), on peut les appeler de
manière plaisante des mariages avec des “vieilles”, ou des “grands-mères” - même si la “grand-mère” en
question n'a guère plus de vingt ans… Dans ces cas, l'importance attribuée au mariage a pour effet de le
retarder - ou même d'empêcher une partie de la population de l'accomplir.
(D'apr. S. Chouzour, Le Pouvoir de l'honneur, pour l'île de la Grande Comore, M. Ottenheimer,
Marriage in Domoni, pour l'île d'Anjouan, S. Blanchy-Daurel, La Vie quotidienne à Mayotte, pour l'île de
Mayotte.)
Dans des cas limites, le rite de passage à l'âge adulte “complet” est la seule fonction restant au
mariage, permettant à la femme d'être libre de choisir elle-même ses partenaires sexuels (cas nayar).
2. Diverses formes de mariage
- Reconnaissance sociale
Elle peut être plus ou moins forte : pas une question de tout ou rien. Dans la société française
contemporaine le mariage légal (formalités devant les autorités municipales pour l'établir, devant la
justice pour le rompre) a perdu de son importance ; beaucoup de couples vivent en ménage sans cette
formalité. L'Etat a dû s'adapter à cette situation : petit à petit on a rapproché les droits des membres des
deux espèces de ménages (statut des enfants, droit au logement, etc.) D'où la nécessité d'une pièce
administrative établissant l'existence de la nouvelle espèce de ménage : c'est le certificat de
concubinage, établi par les mairies, une forme de reconnaissance par l'autorité (la même que celle qui
sanctionne les “mariages” légaux). Il faut considérer aussi la sanction par l'opinion publique, très
hostile il y a cinquante ans sauf dans des milieux restreints, aujourd'hui favorable.
L'anthropologue, habitué à reconnaître dans une société l'existence de plusieurs sortes de
mariages, dira que la société française a maintenant deux types de mariage, avec des degrés différents
de reconnaissance sociale.
- Nombre de partenaires
Nous distinguons le mariage monogame (unissant seulement deux conjoints), et polygame
(mariage unissant plus de deux conjoints). Le cas de polygamie comprend deux variétés : polygynie
(mariage unissant un homme à deux ou plusieurs femmes) et la polyandrie (mariage unissant une
femme à deux ou plusieurs hommes).
La polygynie est de beaucoup plus fréquente que la polyandrie. Souvent le mot de polygamie
est employé dans le sens de polygynie, emploi légitime quand il s'agit de sociétés où la polygynie est la
seule variété admise de polygamie.
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La polygynie comme institution est assez répandue, mais dans une population donnée elle
concerne normalement une petite fraction de la population à un moment donné, puisqu'elle est
démographiquement limitée par le nombre de femmes disponibles.
On peut distinguer deux types de familles fondées sur la polygynie : complexe de plusieurs
foyers, dans lequel seul le mari est commun, chaque femme ayant sa propre maison, élevant seule ses
propres enfants, etc. C'est l'arrangement généralement adopté dans les situations africaines de mariage
polygame. Si la résidence est uxorilocale, le mari se répartit en somme entre plusieurs familles
élémentaires, qui ont des résidences différentes, et qu'il visite successivement. (Cas makhuwa p. ex.)
Aussi en résidence virilocale : dans une “concession” commune, chaque épouse a sa maison séparée, et
mène un ménage particulier (bien que certaines tâches puissent être communes), le mari ayant souvent
une maison d'homme qui lui est propre, où il peut se tenir dans la journée, et recevoir ses relations
masculines. Type opposé le harem, résidence commune des épouses avec leur mari, si bien qu'il y a là
effectivement un seul ménage. (Cas du mariage polygame arabe traditionnel, soigneusement codifié par
la loi musulmane, sur la base d'une stricte égalité des épouses.)
La polyandrie est une institution plus rare. La plupart des exemples cités dans la littérature
anthropologique viennent du sous-continent indien et des régions adjacentes (Tibet, Sri Lanka). Cas
classique : polyandrie fraternelle (Tibet) : plusieurs frères mariés à une seule femme, vivent ensemble
dans une même maison, l'avantage étant d'éviter de diviser un héritage insuffisant entre les frères, et
d'assurer la présence continue d'au moins un homme, malgré un mode de vie comportant des voyages
lointains à travers les montagnes. Autre cas classique : Toda (une population “tribale” de l'Inde du
Sud).
L'institution du mariage polyandre est bien adaptée à une société marquée par la pratique
systématique de l'infanticide des filles, qui entraînait un déséquilibre démographique constant : majorité
sensible d'hommes. Le phénomène a diminué spectaculairement sous la pression des Européens, mais
paradoxalement cette diminution n'a pas fait disparaître le mariage polyandre :
1871 : 140,6 hommes pour 100 femmes,
1881 : 130,4
"
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1891 : 135,9
"
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1901 : 127,4
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La polyandrie peut être de la variété fraternelle : quand le frère aîné se marie, sa femme devient aussi
celle de ses frères, et tous habitent ensemble. Lorsque la femme est enceinte, c'est l'aîné des frères qui
célèbre les rites qui établissent la paternité légale, mais tous les frères sont considérés comme pères de
l'enfant. Les Toda trouvent risible l'idée que les frères mariés ensemble de cette manière pourraient se
disputer.
La polyandrie peut aussi concerner des hommes qui ne sont pas frères, et qui peuvent habiter des
villages différents. Dans ce cas l'établissement de la paternité légale obéit à une règle intéressante :
l'homme qui a célébré les rites d'établissement de la paternité durant la première grossesse de l'épouse
commune devient le père légal du premier enfant et de tous ceux qui suivront, tant qu'un autre des maris
n'a pas célébré pour son compte le rite requis. La paternité biologique est donc complètement négligée ; p.
ex. un homme mort depuis longtemps peut être considéré comme le pater si aucun de ses co-époux
survivants n'a célébré le rite de paternité.
La suppression progressive de l'infanticide des filles, et la diminution du déséquilibre des sexes qui
en est résultée aurait pu conduire à une évolution vers la monogamie ; en fait ce n'est pas ce qui s'est
produit : “les Toda sont restés attachés à la polyandrie et l'ont tempérée de polygynie. Là où autrefois
trois frères se partageaient une épouse, ils en ont maintenant deux et s'adaptent ainsi au nombre croissant
des femmes.” (Données de W. H. R. Rivers, The Todas, 1906, citées par R. Lowie, Traité de sociologie
primitive, pp. 53-54.)
Polygynie et polyandrie ne sont donc pas des arrangements exclusifs l'un de l'autre, mais
peuvent se combiner.
3. La famille nucléaire, une institution universelle ?
Controverse entre les anthropologues. Pour certains, la famille composée du père, de la mère et
des enfants n'est qu'un des arrangements possibles pour constituer des groupes de parenté - un cas
limite : le plus petit groupe possible (d'où l'express. famille restreinte). Et si on la considère parfois
comme la cellule fondamentale de toute organisation de parenté (d'où l'express. famille nucléaire), c'est
parce qu'elle se trouve jouer ce rôle dans les sociétés de l'Europe (et des Etats-Unis), et que les
- 32 -
anthropologues se sont recrutés dans ces régions. L'argument de l'universalité de la famille nucléaire
serait donc un argument ethnocentrique.
Selon d'autres (G. P. Murdock, Social Structure, 1949 ; trad. fr. De la Structure sociale, Paris :
Payot, 1972), toutes les sociétés connaissent la famille nucléaire, comme le niveau minimum, et
central, de l'organisation de parenté. Les autres types de groupes de parenté (groupes plus permanents,
comme lignages, etc.) viennent s'établir comme des niveaux supérieurs, plus englobants, au-dessus des
familles nucléaires, mais sans jamais les remplacer. Poussée à ses limites, cette théorie revient à dire
que la famille nucléaire est la famille biologique (= naturelle à l'homme, comme espèce), et que le reste
des institutions de parenté constitue des raffinements, des complications, différentes selon les cultures.
Cette idée va avec la théorie selon laquelle dans les terminologies de parenté, il y a toujours des termes
de base, qui veulent dire “père”, “mère”, “frère”, “sœur”, “fils”, “fille”, et que dans les langues où un
même mot sert à désigner à la fois le père et les frères du père, ou bien le frère et le fils du frère du
père, etc. c'est seulement par extension qu'on arrive à ces sens : les relations fondamentales seraient
toujours celles de la famille nucléaire, les autres ne seraient nommées de cette manière qu'en un sens
“classificatoire”. (Voir notre chapitre sur les terminologies de parenté.)
Nous avons déjà mentionné un argument intéressant : les sociétés où la parenté repose
principalement sur la famille nucléaire se rencontrent à la fois chez les peuples usant des techniques les
plus simples (petites sociétés de chasseurs-cueilleurs), et chez les peuples usant des techniques les plus
développées (sociétés industrielles = le courant culturel euroaméricain, dans les termes de M. J.
Herskovitz) ; dans une perspective évolutionniste, on dira que la famille nucléaire se rencontre à la fois
dans les sociétés qui représentent les deux extrémités de l'éventail de l'évolution humaine13.
Organisation typique de ces sociétés (par ex. !Kung du Kalahari, Mbuti de la forêt de l'Ituri, de
l'ancien Congo belge, puis Zaïre, puis actuellement à nouveau Congo) : la bande, un petit groupe,
nomade, moins de cent personnes, reliés par des liens de parenté, de mariage, ou de parenté
artificielle ; les bandes peuvent changer de composition selon les époques (les bonnes saisons de
chasse peuvent entraîner des réunions de plusieurs bandes) ; des gens peuvent passer facilement d'une
bande à l'autre, plusieurs dans leur vie : à l'occasion d'un mariage, pour rejoindre la bande d'un
conjoint, à l'occasion d'une dispute, etc. Par exemple chez les !Kung au moment du mariage les jeunes
gens ont le choix de suivre la bande des parents du mari, ou celle des parents de la femme. A l'intérieur
de la bande, chaque ménage constitue avec ses enfants une famille qui éclate au moment du mariage
des enfants (d'apr. R. B. Lee, The !Kung San, et C. Turnbull, Le Peuple de la Forêt, un livre qui donne
au lecteur l'impression d'idéaliser quelque peu les Mbuti). On voit que les bandes ne sont pas ellesmêmes des groupes de parenté, mais les gens qui en font partie sont généralement reliés entre eux par
divers liens de parenté assez proches. Ainsi les gens avec lesquels on a le plus de contacts quotidiens,
dont on attend une aide, etc. sont généralement des gens avec qui on a des liens de parenté - un
arrangement en effet assez semblable à celui des sociétés du monde euroaméricain.
Dans la société industrielle moderne (Europe, Etats-Unis), la famille nucléaire est
l'organisation familiale considérée comme la norme sociale. Cette norme n'est pas toujours très
ancienne : les sociétés paysannes européennes avaient souvent des familles étendues réunissant trois ou
plus de trois générations dans le même foyer. Le modèle de la famille nucléaire (le père, la mère et
leurs enfants) avec la résidence néolocale (installée là où le père a les meilleurs opportunités d'assurer
l'entretien du ménage) paraît lié à la fois à l'idéologie de l'amour romantique (ce qui compte c'est
l'entente des époux, plus que la décision, ou le consentement, des familles) et à l'organisation
économique de la société industrielle (mobilité professionnelle et géographique). L'espace des relations
de parenté s'y restreint : on fréquente moins les parents en-dehors du noyau de la petite famille ; les
ménages d'ailleurs ressentent un désir d'indépendance. La résidence néolocale correspond à une
aspiration à se placer hors du contrôle des parents et des beaux-parents, alors que dans beaucoup de
sociétés paysannes il était normal de vivre avec les vieux parents jusqu'à leur mort, et que c'était
d'ailleurs souvent obligatoire car les vieux parents restaient propriétaires de la terre : pas de majorité
légale par exemple pour un homme dont le père est encore vivant, son père devant l'autoriser pour toute
démarche importante. Aujourd'hui le problème n'est plus l'indépendance des jeunes adultes (elle va de
soi), mais plutôt l'isolement des vieillards.
13 Nous revenons ici à la discussion de la validité de la notion de “sociétés primitives”, et de la notion d'évolution
des sociétés humaines. Cf. la citation d'Herskovits dans l'introduction.
- 33 -
On peut faire valoir que ce modèle se répand en effet en même temps que l'industrialisation, ou
l'influence (sans industrialisation !) des sociétés industrialisées, par exemple dans les nouveaux pays
industrialisés (Japon), ou les secteurs modernisés des sociétés du monde économiquement sousdéveloppé (villes africaines). Dans ce dernier cas, on remarque l'imitation consciente par la bourgeoisie
africaine du style de vie occidental, avec une tendance à desserrer les liens avec la grande famille, ce
qui entraîne un conflit entre la conception traditionnelle des parents de la campagne (solidarité et
entraide obligatoire du lignage ou de la famille étendue) et la conception moderne (travailler d'abord
pour son foyer et ses enfants).
Mais cette présentation des faits (qui laisse attendre une occidentalisation générale des modèles
de parenté, avec l'extension progressive du modèle de la famille nucléaire) n'est-elle pas surtout le
reflet d'une idéologie ? Le modèle de la famille nucléaire n'est pas un modèle unique, même dans la
société industrialisée. On a montré qu'aux Etats-Unis, il concerne surtout la classe moyenne (ni les très
pauvres, ni les très riches). Dans la classe inférieure (pauvre, souvent les Noirs), plutôt la famille
étendue : les ménages continuent à habiter avec les beaux-parents (non par choix, mais en raison des
difficultés à trouver un logement) ; cela permet aussi de partager les ressources, ceux qui ont plus de
revenus pouvant aider les autres. Dans ce cas la famille étendue est une adaptation à la pauvreté, et on
doit s'attendre à la voir progresser avec le chômage, ou les emplois avec des salaires très bas. Mais on
rencontre aussi la famille étendue dans la classe supérieure (très riche), où on a souvent de vastes
demeures où peuvent habiter ensemble plusieurs générations, avec les revenus suffisants pour les
entretenir, éventuellement avec des dépendants (domestiques, ce qui est caractéristique dans les
sociétés industrialisées d'un mode de vie extrêmement luxueux - se souvenir que l'étymologie du mot
fr. famille est latin familia “ensemble des habitants de la maison, maisonnée”, mot parent de famulus
“serviteur”).
D'autre part, ce modèle n'est pas immobile : pendant qu'en Afrique p. ex. le modèle de la
famille nucléaire euroaméricaine semble se répandre, et gagne en prestige, il est en train de se
dissoudre dans ses régions d'origine. On peut dire que le mouvement de désintégration de la parenté se
poursuit : de la famille étendue on est passé au foyer conjugal avec les enfants, mais ce ne serait qu'une
étape, le relâchement des liens de parenté continuant plus loin : avec la baisse de la démographie il y a
en un moment donné presque autant de couples sans enfants que de couples avec enfants, et avec
l'augmentation des divorces et séparations un nombre croissant de ménages composés d'un seul adulte
(le mère ou la mère) et d'enfant(s). Des liens sociaux nouveaux prendraient en partie le relais des liens
de parenté en train de se distendre : solidarités de travail, d'amitié, associations diverses. On assisterait
alors à une réduction, tout à fait nouvelle dans l'histoire de l'humanité, de l'importance des relations de
parenté.
Mais, plutôt qu'à une rupture des liens de parenté, on peut dire qu'on assiste à l'apparition de
modèles nouveaux. Dans la famille nucléaire {père, mère, enfants}, on suppose (selon le modèle du
style de vie de la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle) que c'est essentiellement sur le père que repose
la responsabilité de l'entretien du ménage. Beaucoup de sociétés contemporaines démentent pourtant
cette représentation, et montrent plutôt des familles ou des foyers, dont l'élément central, permanent,
celui qui contribue le plus à son entretien et à son gouvernement quotidien est la mère, les hommes ne
faisant que des apparitions plus ou moins passagères dans la vie du ménage. On peut appeler cet
arrangement famille matrifocale ; il est un des traits caractéristiques de la “culture de la pauvreté”
définie par Oscar Lewis d'après ses observations dans les classes pauvres de la société mexicaine ou
porto-ricaine (Les Enfants de Sanchez, La Vida) - bien noter que cette organisation, qui remet l'autorité
concrète sur la famille à une femme, normalement la mère, n'est nullement liée à une idéologie
matrilinéaire, dans le cas des sociétés étudiées par O. Lewis on pourrait presque dire au contraire… On
a fait les mêmes observations dans de nombreuses régions du monde (grandes villes d'Afrique centrale
ou d'Afrique de l'Ouest p. ex.), et on peut remarquer que le modèle n'est pas nécessairement lié à la
pauvreté (mais aussi à la fréquence des divorces ou séparations, et à des règles de droit, p. ex. la
jurisprudence française qui, en cas de divorce, attribue de préférence les droits de garde sur les enfants
à la mère).
- 34 -
TEXTES
LA FAMILLE ELEMENTAIRE ET LE MARIAGE
DANS LA REGION DU BAS MANGOKY (SUD-OUEST DE MADAGASCAR)
La famille se constitue par le fait essentiel du mariage et par la naissance consécutive d'un enfant. Il est
donc des cas où l'union n'est solidifiée que par cette naissance. De nombreux groupes n'admettent pas que la femme
sans enfant soit ensevelie dans le tombeau de la famille de son mari.
Le mariage traditionnel malgache se présente comme un remaniement de la structure sociale. Par le fait du
mariage s'établissent toute une série de nouveaux rapports non pas seulement entre les époux, entre la femme et les
parents de son mari et entre le mari et les parents de sa femme, mais entre les deux groupes de parents qui
constitueront les branches paternelle et maternelle des enfants à venir.
Il peut exister dans certaines régions deux formes d'union. Le fanambalia est toujours une union légitime
socialement reconnue par le groupe ; elle est nettement distinguée du simple concubinage qui n'emporte pas les
mêmes conséquences juridiques. La formation, les effets et la dissolution de l'union légitime obéissent à des règles
fixes. Le statut social est toujours pris en considération et a le pas sur la position économique, car dans l'optique
traditionnelle, le prestige n'est pas lié à la richesse. En principe, les époux doivent être pubères, jadis et encore
aujourd'hui dans certaines régions les anciens arrangent les unions. Dans la plupart des cas actuellement, les jeunes
gens dirigent le choix. Il n'existe pas de formule définie pour la demande en mariage ; elle varie suivant les lieux et
dans les mêmes régions suivant les clans. Les anciens du clan de la jeune fille qui agréent à la demande qui leur est
adressée par les anciens de la famille du garçon insistent afin que la jeune épousée soit bien traitée. Le prestige du
groupe auquel appartient la femme sert de frein, on pourrait croire en effet que l'épousée qui doit suivre son mari et
habiter dans le village de ce dernier ne soit pas, du fait de son isolement, dans une situation favorable.
L'union est véritablement consacrée par la remise de la dot14 aux parents de la jeune fille ; la signification
de la dot, gage d'alliance entre les deux groupes ne peut être traitée ici. La dot doit être restituée si l'union est
dissoute par la faute de la femme. Par contre, si la femme meurt, son aspect de substitut s'affirme et elle reste la
propriété des parents de la femme. La famille de l'homme qui tirait avantage de la présence de la femme en
supporte, en contrepartie, les risques. La date de la cérémonie est déterminée par l'ombiasa [“devin-guérisseur”]
qui interroge le sikidy [“divination par les graines”] et tient compte des destins qui gouvernent la vie des jeunes
gens. Souvent un sacrifice sanglant est accompli en présence de la famille de la jeune fille et quelquefois en
présence de l'ancien de la famille du jeune homme. Dans le sud-ouest ce sacrifice détermine l'appartenance des
enfants. S'il n'est pas accompli, les enfants appartiennent à la famille de la mère. Le sacrifice du zébu ne se confond
pas avec la dot.
Lors de la naissance d'un enfant, le cycle est fermé, les liens entre les deux groupes sont resserrés au
maximum. Jadis la femme trait d'union entre les deux groupes pouvait en “élevant l'or” faire cesser les combats.
L'union ne peut être dissoute que par la mort, la répudiation ou le divorce, dont l'initiative appartient aussi
bien à la femme qu'au mari. Dans le cas du divorce, en vertu du parallélisme des formes, il est nécessaire que les
mêmes agents qui sont intervenus pour la célébration de l'union interviennent pour la dissolution. L'ancien de la
famille de la femme doit sonner son consentement ; après quoi l'ancien de la famille du mari déclare qu'elle est
libre. Si cette formalité n'est pas accomplie, la femme en principe ne peut pas contracter de nouvelle union (les
enfants appartiendraient au premier mari) et doit s'abstenir de tout rapport sexuel. Il s'agit d'une sorte de
désacralisation, la femme séparée est toujours intégrée au groupe, elle se trouve dans une situation ambiguë et peut
être pour ce dernier une source de danger, d'autant plus qu'elle n'est plus sous son contrôle.
La polygamie est rare et tend à être de moins en moins répandue. Elle peut constituer un élément de
prestige auquel sont sensibles les peuples anciennement pasteurs. D'autres, en particulier les Antandroy, de la
bordure maritime de l'extrême sud, mettent l'accent sur l'importance économique de la polygamie qui fournit une
main-d'œuvre pour la culture des terres. Le statut de la deuxième femme, valy masay [litt. “épouse menue”], est
déterminé par celui de la première, valy be [litt. “grande épouse”] qui peut apparaître légèrement supérieur. Les
autres femmes, valy kely [litt. “petites épouses”] sont généralement dans une situation inférieure.
P. OTTINO, Les Economies paysannes malgaches du Bas Mangoky. Paris :
Berger-Levrault, 1963, pp. 54-56.
14 Le terme “prix de la fiancée” (bride price ) serait plus exact. (Note de P. O.)
- 35 -
A PROPOS DE LA POLYGAMIE EN AFRIQUE
LE POINT DE VUE D'UN EVEQUE CATHOLIQUE
Le fait de la polygamie
a) Sur le continent africain, la polygamie, a-t-on dit, est considérée comme normale par 80 % des
populations sub-sahariennes, au moins en certaines situations. Des statistiques récentes et sérieuses montrent en
certains pays une augmentation notable de la polygamie (par exemple en Tanzanie entre 1957 et 1967), phénomène
lié à la politique de regroupement des populations rurales.
Là même où la proportion de polygames à un moment donné est relativement faible, il faut noter qu'une
plus forte proportion d'hommes a fait ou fera un jour l'expérience de la polygamie. En effet la “chance” d'être
polygame croît avec l'âge, un certain nombre de situations acquises (argent, pouvoir) constituant une incitation, en
même temps que le vieillissement de la première épouse.
En fait la polygamie est le privilège de quelques-uns plus que la règle de la majorité, car elle suppose une
certaine aisance pour obtenir plusieurs épouses et ensuite pour les entretenir. Il est vrai aussi que dans les milieux
d'agriculteurs ou de pasteurs, restés près de la vie traditionnelle, des épouses nombreuses contribuent à leur tour à
la prospérité de la famille par la contribution de leur travail.
b) Dans le monde africain, la polygamie répond à un certain nombre de besoins ou de nécessités
traditionnels.
- Désir d'une postérité nombreuse. Même si le taux de fécondité des femmes en milieu polygame est
relativement faible, leur nombre permet à certains polygames un nombre très élevé d'enfants, jusqu'à plusieurs
dizaines ou même la centaine. Or, en milieu traditionnel, l'enfant, c'est le prestige, la sécurité.
- Désir d'élargir et de renforcer la famille. La polygamie tisse un réseau serré d'alliances avec d'autres
familles, qui lui apportent un nouvel appui et une nouvelle sécurité pour le groupe familial.
- Désir d'augmenter la force économique. Plus nombreux est le groupe familial, plus grande est sa force
économique. De nouvelles épouses, avec leurs enfants en perspective, c'est la capacité de cultiver plus de terre ou
de soigner de plus grands troupeaux.
- Dans la vie traditionnelle, les périodes d'abstention sexuelle pour la femme sont très longues. Souvent
elle doit s'abstenir de relations sexuelles dès que la grossesse est officiellement reconnue, et ensuite durant toute la
période d'allaitement (jusqu'à deux années et plus). La polygamie obvie à la difficulté pour le mari et peut le retenir
de se livrer au vagabondage sexuel. Il y aussi le respect de la vie de l'enfant qu'ils veulent conserver.
- La polygamie offre une solution plus humaine que le renvoi en cas de stérilité de la femme. Le mari peut
alors la garder sans renoncer à tout espoir de progéniture.
- Enfin les unions de type “lévirat”, souvent contractées par un homme déjà marié, donnent aux veuves
une nouvelle sécurité en leur évitant tous les risques moraux et économiques encourus à la suite du décès du
premier mari.
Pour toutes ces raisons, il serait illusoire de penser que la polygamie est en voie de proche disparition.
c) Dans les jugements à porter, il faut d'ailleurs tenir compte des diverses formes de polygamie,
particulièrement de ses formes nouvelles qui relèvent d'un esprit différent.
- La législation civile, assez souvent, autorise la polygamie et parfois l'encourage indirectement dans
certaines lois sociales comme celles concernant les allocations familiales.
- Les nouveaux modes de vie moderne, par leurs contraintes d'ordre financier, ne facilitent pas l'entretien
de plusieurs femmes, même en milieu rural ; cependant les plus forts et les plus aisés (fonctionnaires, commerçants,
notables, surtout musulmans, etc.) ont une grande propension à la polygamie.
- D'autre part, l'on peut s'interroger sur l'influence des contraceptifs et des abortifs tant sur les femmes en
monogamie que sur celles en polygamie (polygamie et polyandrie larvés ?)
Ainsi, dans le jugement à porter, on ne peut mettre sur le même plan :
- une polygamie de type “lévirat”, destinée à assurer une descendance à un disparu et une protection à sa
veuve, et une polygamie suscitée par le désir sexuel et la volonté de puissance ;
- une polygamie traditionnelle assurant la sécurité à tout un groupe familial et une polygamie urbaine
(souvent) basée sur l'orgueil et le pouvoir de l'argent) ;
- une polygamie coutumière et une polygamie plus ou moins clandestine, survenant après l'engagement
sacramentel.
Le Cardinal P. ZOUNGRANA. “A propos de la polygamie en Afrique” Telema,
34, avril-juin 1983, pp. 33-35.
- 36 -
CHAPITRE III
LA TERMINOLOGIE DE PARENTE
Références :
HERITIER, F., L'Exercice de la parenté. Paris : Gallimard, Seuil, 1981.
ZIMMERMANN, F., Enquête sur la parenté. Paris : P.U.F., 1993.
En guise d'introduction : comment doit-on les appeler ? un conte traditionnel indien du célèbre
recueil des Contes du Vampire
Nous y trouvons l'argument selon lequel si l'inceste doit être évité à tout prix c'est parce qu'il
introduirait la confusion dans la parenté, l'impossibilité de nommer, et donc de distinguer les parents les
uns des autres. Cette justification de la prohibition de l'inceste est un argument traditionnel qu'on
retrouve dans plusieurs sociétés.
COMMENT LE PERE EPOUSA LA FILLE,
ET COMMENT LE FILS EPOUSA LA MERE
Tout le recueil des Contes du Vampire, rédigé vers de XIe siècle, est construit autour d'un jeu
étrange auquel se livrent Trivikramasena, un Roi vertueux et un redoutable Vampire. Le Roi s'est
imprudemment engagé à satisfaire à une épreuve : porter sur l'épaule jusqu'au cimetière le cadavre d'un
homme pendu à un arbre. Mais l'épreuve comporte des conditions qui paraissent impossible : d'une part
le Roi ne sera libéré définitivement de sa tâche que s'il garde un silence absolu… mais d'autre part le
Vampire, pendant tout le temps que dure le transport du cadavre, lui raconte des histoires qui toutes se
terminent par une énigme. Si le Roi connaît la solution de l'énigme, il doit la dire sous peine que “sa
tête n'éclate en morceaux”… Et, comme il est sage et savant, il connaît toujours les réponses aux
énigmes, il les dit… et l'épreuve recommence : le cadavre s'envole et revient sur son arbre ! Toute
l'épreuve est à reprendre.
Cette intrigue (qui est un conte-cadre, comparable au conte-cadre des Mille et Une Nuits) permet de
dérouler toute la série des contes qui constituent le recueil.
Seule le vingt-quatrième et dernier conte-énigme présente un problème auquel en toute sincérité le roi
ne voit pas de solution - il peut donc garder le silence et convoyer le cadavre jusqu'au terme du voyage,
mettant un terme à la fois à l'épreuve qu'il subit et au livre.
Et cette énigme sans réponse est une histoire de parenté :
Tandis que le valeureux roi chemine, dans le cimetière effrayant, le cadavre sur l'épaule, le
Vampire, logé dans le cadavre lui dit :
“Sire, je suis las de ces allées et venues, cette fois je vais vous poser une question difficile.
Ecoutez.
Il y avait un prince nommé Dharma, qui avait une épouse belle et de bonne famille, qui
s'appelait Candravatī. Une fille était née de leur mariage. Elle s'appelait Lāvaṇyavatī, nom qui
signifie La Gracieuse. Quand cette fille eut l'âge de se marier, le roi fut détrôné et dut s'enfuir,
de nuit, avec sa femme et sa fille, à travers la jungle. Des brigands vont les attaquer pour leur
voler leurs vêtements et leurs bijoux, mais le roi les a vus à l'avance, et il dit à sa femme et à sa
fille : - Entrez dans la forêt avant que ces barbares ne mettent les mains sur vous !
Le roi fait face aux assaillants avec courage, mais il est tué. La reine Candravatī, cachée
derrière un buisson, avait vu de loin son mari tué. Egarée par le chagrin, elle prend la fuite avec
sa fille et s'enfonce dans la forêt.
A ce même moment un notable des environs, monté à cheval, passait avec son fils pour
chasser dans cette forêt. Il s'appelait Caṇḍasiṃha et son fils Siṃhaparākrama15. Voyant deux
rangées de pas sur le sable, il comprend que ce sont les traces de deux femmes, et il dit à son
15
Dans ces noms, les notations ā, ī représentent des voyelles longues (API [a:], [i:]), les lettres avec point
souscrit ṇ et ḍ des consonnes rétroflexes (API [ɳ], [ɖ]), et le ṃ une nasale syllabique.
- 37 -
fils : - Suivons ces traces. Si nous trouvons les deux femmes, tu prendras pour toi celle qui te
plaira.
Le fils Siṃhaparākrama dit alors : - C'est celle dont les pieds sont petits qui me plaira pour
femme : elle est sûrement jeune, à mon avis, et de ce fait, elle convient pour moi. Celle qui a de
grands pieds doit être plus âgée et elle te serait appropriée.
Le roi accepte ce projet. Ils trouvent en effet les deux femmes, et les convainquent de les
épouser.
Le jeune homme prit pour épouse la reine Candravatī parce que c'est elle qui avait de petits
pieds. Et le roi Caṇḍasiṃha épousa sa fille Lāvaṇyavatī, parce qu'elle avait de grands pieds.
C'était bien ce dont ils étaient convenus l'un et l'autre auparavant, quand ils avaient examiné les
deux séries d'empreintes, l'une avec de petits pieds, l'autre avec des pieds plus grands.
C'est ainsi qu'en raison de l'erreur au sujet des pieds, le père épousa la fille, le fils épousa la
mère, de telle sorte que la mère devint la belle-fille de sa fille, et la fille devint la belle-mère de
sa mère. Ensuite, les deux femmes eurent avec leurs deux maris des fils et des filles, et, plus
tard d'autres enfants naquirent de ceux-ci.”
Et le Vampire pose sa vingt-quatrième énigme au Roi valeureux :
“Les enfants qui sont nés de ces mariages, tant du côté de la mère que du côté de la fille,
ayant été engendrés respectivement par le fils et par le père, qui sont-ils les uns pour les
autres ? Si vous le savez, dites-le moi. Mais si, le sachant, vous ne parlez pas, la malédiction
que j'ai proférée déjà sera votre lot.”
Le Roi marche, toujours le cadavre sur l'épaule, mais sans trouver la solution de l'énigme. Il
reste alors silencieux, et de cette manière il est délivré de l'épreuve du cadavre, et il reçoit la
souveraineté sur la terre entière.
(Résumé d'après : Contes du Vampire. Trad. du sanskrit et annotés par L. Renou. Paris :
Gallimard, 1963, pp. 194-199.)
Discussion des relations de parenté imaginées par le conte :
Caṇḍasiṃha
Candravatī
Siṃhaparākrama
Lāvanyavatī
̣
A
B
Fig. 13. Les deux mariages du conte.
Candravatī
Caṇḍasiṃha
Siṃhaparākrama
Lāvanyavatī
̣
A
B “oncle maternel”
A
B “neveu”
Fig. 14. La perplexité du roi Trivikramasena. Comment A doit-il appeler B ?
- 38 -
(Ce type d'énigme est connu dans bien des régions à travers le monde, avec la même fonction : mettre en
évidence une situation inextricable, que la confusion des relations de parenté empêche littéralement de
penser. Une variante est citée pour Madagascar par P. Ottino qui raconte “un mémorable voyage par taxibrousse depuis Tamatave jusqu'à Ambanja par Antsohihy où, pendant près de deux jours consécutifs, les
voyageurs ont discuté (sans parvenir à décider de la question) de la nature de la relation unissant deux
hommes qui sans relation l'un avec l'autre auraient chacun épousé la mère de l'autre. Leurs propres enfants
nés de ces unions pourraient-ils également se marier ?” P. Ottino, Les Champs de l'ancestralité à
Madagascar, Paris : Karthala-ORSTOM, 1998, p. 528.)
La question des nomenclatures de parenté (ou terminologies de parenté) est une des questions
que se sont posées les premiers observateurs des systèmes de parenté exotiques : pourquoi les noms des
divers parents sont-ils si différents d'une langue à l'autre (c'est-à-dire d'une culture à l'autre) ? Ainsi L.
H. Morgan s'aperçoit que chez les Iroquois plusieurs hommes sont appelés par ego16 “père” : non
seulement son propre “père” au sens anglais du terme, mais aussi les frères de son père par ex.
Nous savons maintenant que c'est un trait banal, répandu dans beaucoup de cultures. Mais cela
a donné lieu au début des études anthropologiques à des interprétations qui nous paraissent maintenant
d'une grande naïveté. Morgan pensait que si les Iroquois appellent “père” les frères du père, c'est qu'il
avait dû exister à une certaine époque, très reculée, un système de “promiscuité sexuelle” ou de
“mariage de groupe” dans lequel on ne pouvait pas savoir qui était le véritable père d'un enfant : tous
les hommes du groupe étaient également ses “pères” (puisqu'ils avaient le même accès aux relations
sexuelles avec sa mère). En fait, Morgan constatait bien que les choses ne se passaient pas du tout de
cette façon chez les Iroquois (et d'ailleurs on n'a jamais trouvé aucun peuple qui vérifie cette hypothèse
du “communisme sexuel” primitif). Mais il prétendait que la terminologie était une survivance, un
témoignage d'un état ancien des choses.
Notion de survivance = procédés, coutumes, opinions passés par la force de l'habitude dans un nouvel état
de société différent de celui qui leur avait donné naissance ; les survivances demeurent comme preuves et
échantillon d'un condition ancienne de la culture dont la nouvelle est sortie, Tylor.) Critique de cette
notion par les fonctionnalistes (Malinowski) : si un trait ancien se maintient dans le nouveau système, c'est
qu'il y a gardé sa fonction, ou qu'il a acquis une fonction nouvelle, sinon il aurait disparu comme le reste.
Ex. : le Carnaval était au moyen-âge européen un ensemble de rites religieux, liés à l'année liturgique
chrétienne (période de relâchement avant le jeune du Carême). Se maintient aujourd'hui dans beaucoup
d'endroits. C'est une survivance du cycle religieux du moyen-âge chrétien. Mais il a maintenant des
fonctions nouvelles (loisirs, tourisme…).
Ou encore, interprétation plus convaincante (mais qui ne permet pas d'expliquer tous les cas) :
la nomenclature de parenté est une expression du système d'échange matrimonial entre parents : en
cingalais (voir plus loin le tableau de la nomenclature dans cette langue) les filles de appā sont toutes
des sœurs, je ne peux pas les épouser ; au contraire les filles de māmā sont “épousables”. D'ailleurs
māmā signifie aussi “beau-père” (au sens de père de l'épouse)17. Ce n'est pas un hasard.
Autre type d'interprétation voisin : la nomenclature de parenté réunit dans une même catégorie
les gens vis-à-vis desquels j'ai les mêmes droits et les mêmes devoirs : si j'appelle “pères” les frères de
mon père, c'est que je les traite comme je traite mon propre père (Radcliffe-Brown).
Ainsi la question de la nomenclature de parenté n'est pas un but d'étude en soi, mais sert à
éclairer d'autres aspects de la parenté.
16
Mot latin qui signifie “je, moi”. Nous l'employons au sens de : celui qui dit “je”, celui du point de vue duquel
nous considérons la terminologie.
17 Dans ces exemples, la notation ā représente une voyelle longue (API [a:] ).
- 39 -
patruus
pater
avunculus
père
oncle
latin
oncle
français
appā
māmā
appā
cingalais
tamā
tamā
tamā
samoan
Fig. 15. “Père” et “oncle” en latin, français, cingalais et samoan.
On peut considérer la nomenclature de parenté comme un cas particulier d'une question plus
vaste : l'étude des classifications. Toutes les langues ne découpent pas le réel de la même manière.
Comparer les découpages différents du latin, du français, du cingalais et du samoan pour les noms du
“père” et des “oncles” (tableau, page précédente).
On peut aussi représenter les faits en dessinant simplement les “aires sémantiques” des
différents mots en question dans ces quatre langues :
latin
avunculus
français
patruus
pater
oncle
cingalais
père
māmā
appā
samoan
tamā
Fig. 15bis. “Père” et “oncle” en latin, français, cingalais et samoan.
Autres exemples de découpages, dans d'autres domaines du lexique. Un exemple classique est
celui des noms de couleurs : des langues différentes classent (ou découpent) les couleurs de manière
différente :
français
chona
bassa
vjɔlε
blø
cipswuka
vεʁ
citema
ʒon
ɔʁɑ͂ʒ
cipswuka
cicena
hui
zīza
Fig. 16. Noms de couleurs en français, chona (Zambie) et bassa (Liberia).
- 40 -
ʁuʒ
(D'apr. H.-A. Gleason, 1969, légèrement modifié.)
Observations de Gleason sur ce tableau : en chona le tableau comporte trois termes ; on voit le terme
cipswuka revenir deux fois, mais c'est seulement parce que les couleurs des deux extrémités, séparées sur le
tableau constituent pour le chona une seule catégorie. On signale que citema signifie aussi “noir”, et cicena
“blanc”, si bien que la terminologie du chona est analogue à celle du swahili, langue d'ailleurs apparentée,
qui a trois termes de base nyekundu, généralement traduit par “rouge”, nyeusi, généralement traduit par
“noir”, et nyeupe, généralement traduit par “blanc”.
“En plus de ces trois mots, il y a, bien entendu, un grand nombre de termes pour les couleurs plus
spécifiques, comme en français on a “écarlate”, “vermillon”, “pourpre”, qui sont des variétés de “rouge”.
La convention qui consiste à diviser le spectre en trois parties au lieu de six ne provient pas d'une
différence dans la perception visuelle des couleurs, mais représente une différence dans la manière dont la
langue classe ou structure les couleurs.” (H.-A. Gleason, 1969, p. 9)
Questions de notation et d'enquête
Techniques de notation. Nous sommes maintenant familiers des tableaux présentant les
relations de parenté. Rappelons qu'il sera inutile de mentionner plusieurs individus s'ils tiennent la
même place dans la structure. Et cette structure varie bien sûr selon la langue.
La figure suivante est un fragment de la généalogie réelle d'une famille française. Il se trouve
que la personne qui donne la généalogie a trois oncles du côté de son père. Mais si on doit représenter
la terminologie de parenté du français, le tableau se réduira, puisque pour tous les frères du pères, si
nombreux soient-ils, la terminologie du français ne propose qu'un seul terme, oncle.
oncle Alain
oncle Rémi
oncle Jean
oncle
Fig. 17. Généalogie d'une famille réelle et tableau de terminologie de parenté.
En revanche, en malgache, le tableau de terminologie de parenté comporte ici trois positions
(quel que soit le nombre des “oncles” réellement présents dans une famille) :
dadatoa
dadanaivo
dadafara
Fig. 17bis. Le tableau de terminologie de parenté malgache (dialecte merina) correspondant à la
généalogie de la même famille.
Définition de quelques expressions techniques. Différentes sortes de termes de parenté :
- terme de référence : terme utilisé pour parler de quelqu'un (fr. “mon père a une belle
voiture”),
- terme d'adresse : terme utilisé pour s'adresser à quelqu'un (fr. “papa, quand est-ce que tu
prêteras la voiture?”) ; parfois le terme d'adresse est le même que le terme de référence ; parfois il n'y a
pas de terme d'adresse, on ne doit pas s'adresser à certains parents par un terme de parenté, mais par le
nom propre (cf. fr. “ma sœur est une chipie” [en référence un terme de parenté] / “Aurélie, tu es une
chipie” [en adresse un nom propre] ), ou encore par une forme particulière du pronom personnel, etc.,
- termes simples (un mot ; cf. fr. tante),
- 41 -
- termes descriptifs : termes qui décrivent la relation existant entre deux parents, du type “sœur
de mon père”, “sœur de ma mère”
- termes classificatoires : termes qui désignent une catégorie regroupant plusieurs parents ayant
des relations généalogiques différentes ; ex. le mot cingalais appā est un terme classificatoire (il
désigne à la fois le père et le frère du père), de même le mot samoan tamā (il désigne à la fois le père,
le frère du père, et le frère de la mère) ; mais le mot fr. père n'est pas un terme classificatoire (il désigne
une seule relation généalogique). Ce mot (qui a été proposé par Morgan, le pionnier des études de
terminologie de parenté) est mal choisi : à proprement parler tous les termes de parenté sont
“classificatoires”, puisque tous servent à classer les parents ; si certaines classes ne comprennent
qu'une seule relation, elles n'en sont pas moins des classes. Mais le terme est maintenant usuel dans les
travaux d'ethnologie. Noter aussi qu'on a souvent supposé que les langues des peuples “primitifs”
abondaient en termes “classificatoires”, et que les langues des “civilisés” n'en avaient pas. Ce n'est pas
exact. En fr. par exemple le terme “cousin” est un terme classificatoire typique (il désigne un grand
nombre de relations différentes).
L'enquête de terminologie de parenté :
La collecte des termes de parenté dans une culture donnée : on partira d'un modèle où toutes les
positions possibles sont représentées “en blanc” ; l'enquête peut se faire parallèlement à une enquête
généalogique. Prendre garde que certains termes peuvent ne pas apparaître en dehors de certains
contextes particuliers (textes formels prononcés pour les mariages, les enterrements, etc.).
Prévoir les distinctions qui peuvent se produire. Les principales distinctions attestées (pas
nécessairement toutes rencontrées dans chaque langue) :
- sexe de la personne dénommée,
- sexe du locuteur,
- ordre de naissance (aîné / cadet ; parfois plus complexe, trois ou quatre positions),
- niveau généalogique, ou distance généalogique (père / fils ; belle-mère / bru ; grand-père /
petit-fils),
- distance collatérale (ce qui distingue en fr. les frères des cousins germains),
- alliance : les termes pour époux, épouse, gendre, bru, beau-père, belle-mère, beau-frère, bellesœur, mais aussi ancienne épouse, co-épouse ou rivale (en cas de polygynie), co-époux (en cas de
polyandrie), ou termes qui supposent deux alliances (p. ex. épouse du frère de l'épouse, une relation qui
n'a pas de nom particulier en fr., mais qui en a un en malgache de l'ouest : ravetro),
- rapports passant par des hommes / passant par des femmes.
Ne pas négliger les termes d'adresse, les termes familiers, les termes enfantins. A la limite les
manières de s'appeler : par son nom, par un terme de parenté, par une forme spéciale des pronoms, par
une interjection spéciale, par l'usage réciproque de termes indiquant des niveaux généalogiques (ainsi
dans certaines langues le même mot qui est employé pour dire “grand-mère” en terme de référence,
peut être employé en terme d'adresse aussi bien par la petite-fille ou le petit-fils pour appeler sa grandmère, que par la grand-mère pour appeler sa petite-fille ou son petit-fils).
Parenté et parenté fictive : termes pour désigner (et pour s'adresser à) des parents adoptifs, des
frères par pacte de sang, des parents à plaisanterie ; des esclaves (assimilés à des membres de la
famille) ; parenté fictive dans des groupes religieux (parrainage qui entraîne les relation de parrain,
marraine à filleul, filleule, mais aussi la relation de compère, commère = ceux qui sont parrain et
marraine du même enfant ; termes de parenté adressés aux religieux catholiques).
Terminologies en évolution : ne jamais considérer un système comme s'il était figé
définitivement ; en fait il y a toujours évolution dans le temps. Par exemple en France tendance à
l'effacement des degrés les plus éloignés qui sont de moins en moins souvent mentionnés. Interférences
entre populations en contacts ; emprunts. A la limite on peut arriver à des groupes qui utilisent deux
systèmes différents l'un dans leur langue, l'autre dans la langue du peuple voisin (usage interne /
externe). Revient aux problèmes du bilinguisme.
Exemples de cas d'interférence entre langues :
- 42 -
les emprunts au français dans la terminologie de parenté en usage en malgache,
depuis le plus simple apparemment :
- malgache papà au lieu de baba
en allant vers des cas plus complexes :
- malgache ny cousin-ko [ni kuzε͂ ku] litt. “le cousin de moi”. Interprétation de cette forme :
montre l'existence d'un besoin d'expression nouveau, parce que dans le système traditionnel la seule
alternative pour ego masculin par exemple est de traiter le cousin comme un frère et de l'appeler
rahalahy “frère (homme parlant)” ou bien zoky / zandry “aîné(e) / cadet(te) (sans indication du sexe ni
de la personne dénommée, ni du locuteur)” [mais cela suggère une relation assez proche, ce que dans
les conditions de la vie moderne on veut parfois éviter, pour éviter précisément d'avoir à lui reconnaître
les droits de parent proche que la morale familiale traditionnelle lui reconnaît…] ou alors d'user d'un
terme descriptif particulièrement lourd p. ex. zanak'olom-pirahalahy “enfants de [personnes] en
relation de frère à frère”. Un besoin d'expression nouveau entraîne l'introduction dans le système d'une
catégorie nouvelle.
- usage de termes d'emprunt qui calquent l'aire sémantique d'un mot de la langue d'origine ;
ainsi dans les parlers où il y a des mots spéciaux pour “oncle maternel” et pour “tante paternelle” les
mots français ou créoles tonton et tantine se spécialisent en ce sens :
Noms des parents au niveau généalogique + 1
(termes d'adresse)
terminologie en français local
papa
papa
maman
tantine
tonton
maman
tonton
tata
à comparer avec :
terminologie en français standard
papa
tonton
maman
tata *
et avec la terminologie dans les dialectes malgaches du Nord :
baba
bababe,
babahely
nindry
angovavy
zama
nindribe,
nindrihely
Fig. 18. Parents du niveau généalogique + 1 en français local de Madagascar et en malgache du
Nord.
* La forme tantine est attestée dans les dialectes de l'Ouest de la France, et en parler créole de
la Réunion.
- 43 -
Types de nomenclature de parenté
Type kariera
(Un nom conventionnel, donné par les ethnologues à des systèmes ayant certains caractères - le
nom est celui d'un peuple d'Australie, mais on trouve des systèmes kariera dans des parties du monde
très éloignées les unes des autres - pas une classification géographique ; ainsi l'exemple qui sera pris ici
d'une terminologie kariera sera celui de la langue cingalaise [Ceylan, ou Sri Lanka, grande île au Sud
de l'Inde]. Le type kariera est souvent appelé aussi “type iroquois”, du nom du peuple amérindien chez
lequel ce type de terminologie a été étudié, notamment par L. Morgan.)
Supposons que nous sommes ethnographe, et que nous cherchons à établir le système de
nomenclature de parenté d'un groupe jusque là inconnu de nous. Nous posons des questions pour
obtenir :
- nom du père - et nous obtenons un mot que nous traduisons par “père” - ici c'est le mot appā,
- nom de la mère : nous obtenons māmā et nous nous empressons de traduire ce mot par
“mère”…
- nom des frères et sœurs d'ego,
- nom du frère du père… ici nous retombons sur le mot dont nous avions cru qu'il voulait dire
“père”…
- nom de la sœur du père : nous obtenons un autre mot, que nous croyons pouvoir traduire par
“tante” - ici c'est le mot nεndhā,
- nom du frère de la mère : nous croyons pouvoir traduire par “oncle” - ici c'est le mot māmā,
- nom de la sœur de la mère… ici vous retombons sur le mot ammā dont nous avions cru qu'il
voulait dire “mère”,
- le fils de la sœur du père, la fille de la sœur du père, le fils du frère de la mère, la fille du frère
de la mère : des termes que nous traduisons par “cousins”, “cousines”,
- tandis que pour les fils du frère du père, fille du frère du père, fils de la sœur de la mère, fille
de la sœur de la mère, nous sommes surpris de trouver les mêmes termes que pour les germains (c.-à-d.
les frères et sœurs).
nεndhā
ammā
appā
appā
massinā
āchchi
siyā
āchchi
siyā
nεnā
āyyā,
malli
puthā
akkā,
naŋgi
dhuwa
munuburā
māmā
ammā
akkā,
naŋgi
āyyā,
malli
dhuwa
puthā
minibiri
minibiri
akkā, massinā
naŋgi
āyyā,
malli
bε̄nā
nεnā
yēlī
munuburā
Fig. 19. Un exemple de terminologie de type kariera. Termes de parenté (consanguine) en cingalais,
pour ego masculin. (Tableau simplifié.)
- 44 -
Si maintenant nous demandons les noms de l'épouse d'ego, de ses frères et sœurs (en fr. les
“beaux-frères, belles-sœurs”), de ses parents (en fr. les “beaux-parents”), nous découvrons que les
termes pour les “beaux-frères” et “belles-sœurs” sont les mêmes que pour les “cousins” et “cousines”
de tout à l'heure, et ceux qui désignent les “beaux-parents” sont les mêmes que pour les “oncles” et
“tantes” de tout à l'heure.
massinā
nεnā
bε̄nā
yēlī
Fig. 20. Termes d'alliance en cingalais, pour ego masculin. (Tableau simplifié.)
Première conclusion : il ne fallait pas se hâter de traduire ! Les traductions naïves sont
trompeuses. Le terme que vous aviez traduit d'abord par “cousine” ne veut pas dire plus “cousine” que
“belle-sœur”, ou même “fiancée” (dans certaines langues il signifie même aussi “épouse” - mais le
cingalais a là un mot spécial). Pourquoi ? - Parce qu'il existe une règle sociale qui prévoit le mariage
d'un homme avec la fille de la sœur de son père, ou la fille du frère de sa mère. Et même si l'épouse se
trouve être une femme absolument sans relation de parenté avec son mari (la règle dont nous venons de
parler supporte des exceptions), le cingalais appellera toujours sa belle-sœur nε̄nā et son beau-père
māmā : il n'a pas d'autres mots que ceux-là pour désigner ces relations.
Autrement dit : au niveau généalogique d'ego, toutes les parentes sont réparties en deux
classes : les “épouses possibles” ou “femmes épousables”, et les “femmes interdites” ou “femmes non
épousables”.
Importance de travailler sur les termes mêmes de la langue, et non sur des traductions, toujours
suspectes. On pourrait aussi remplacer les termes par des symboles conventionnels (des numéros par
exemple), mais pas par des traductions, car une autre langue opère un autre découpage du réel (cf. ce
que nous avons dit plus haut à propos des noms de couleurs).
Nous pouvons aussi exposer cette nomenclature de parenté par un tableau plus abstrait, qui met
en évidence le rapport qu'elle a avec un type de mariage particulier : le mariage des cousins croisés (v.
le chapitre sur l'échange matrimonial) :
māmā
ammā
appā
massinā
gε̄ni
(nεnā)
bε̄nā
yēlī
nεndhā
ākkā,
naŋgi
puthā
Fig. 21.
(D'apr. R. Fox, p. 240.)
- 45 -
dhuwa
Le schéma ne fait que traduire sous une forme graphique les équivalences suivantes :
māmā
=
frère de la mère [d'ego]
nεndhā
nε̄nā
=
=
=
=
=
=
=
=
=
mari de la sœur du père
père de l'épouse
sœur du père
épouse du frère de la mère
mère de l'épouse
fille du frère de la mère
fille de la sœur du père
épouse possible
sœur de l'épouse.
Si chaque homme épouse régulièrement sa cousine croisée, le système est parfaitement logique.
En fait nous savons qu'une norme sociale n'est jamais absolue. Il y a toujours des exceptions, des
transgressions, parfois sévèrement punies, parfois plus ou moins tolérées par la société.
Distinction entre règle de mariage préférentiel / mariage prescrit.
Le système de nomenclature de parenté kariera est particulièrement adapté à des sociétés
connaissant des “structures élémentaires de parenté” au sens de C. Lévi-Strauss : systèmes dans
lesquels la relation de parenté désigne qui on doit épouser (et ne se contente pas d'interdire certains
conjoints possibles, de désigner qui on ne doit pas épouser). Il existe cependant d'autres possibilités de
systèmes de nomenclature de parenté adaptées à des “structures élémentaires”, mais nous nous en
tiendrons ici à ce seul exemple.
Les systèmes de nomenclature dont nous parlerons ensuite correspondent à des sociétés à
“structures complexes” de parenté. Deux types sont particulièrement importants pour nous, parce qu'ils
correspondent aux nomenclatures en usage dans les langues que nous pratiquons : le système hawaïen
(auquel appartient la nomenclature de parenté en malgache) et le système eskimo (auquel appartiennent
les nomenclatures de parenté en français et en anglais).
- 46 -
Type hawaïen (ou hawaii)
Un système de nomenclature de parenté dans lequel il y a un seul terme pour désigner tous les
parents compris dans le même niveau généalogique (en combinant souvent cette distinction avec une
distinction de sexe on obtient deux termes par niveau généalogique, un pour les parents masculins, un
pour les parents féminins.
Appelé hawaïen, depuis L. H. Morgan, d'après les îles Hawaii, dont la langue a en effet une
terminologie de ce type.
Le type de nomenclature hawaïen est répandu notamment dans de nombreuses sociétés de
langues malayo-polynésiennes (= le groupe de langues auquel appartient le malgache).
Représenté ici (fig. 22) par un schéma, dans lequel les termes réels sont remplacés par des
numéros.
Ce système est adapté à des sociétés à “structures complexes” de parenté, dans lesquelles il
faut chercher un conjoint hors de sa parenté. Il ne permet pas de distinguer par les noms qu'on leur
donne les parents en ligne maternelle et les parents en ligne paternelle ; aussi s'attend-on à ce qu'il soit
répandu dans des sociétés qui n'ont pas de groupes de parenté unilinéaires (c.-à-d. soit patrilinéaire, soit
matrilinéaire), mais plutôt des groupes de parenté indifférenciés.
Dans les sociétés qui ont ce type de nomenclature, le même mot désigne la sœur d'un homme,
et toutes ses parentes, en ligne paternelle et en ligne maternelle, aussi éloignées qu'elles puissent être.
En principe toutes ces femmes lui seront donc interdites comme épouses, et comme simples relations
sexuelles. En pratique l'étendue de l'interdit varie énormément d'une société à l'autre. Et contrairement
à ce qu'ont cru parfois des ethnologues naïfs, l'interdit n'a pas la même force quand il s'applique à la
propre sœur, à une parente (de même nom) assez proche, ou à une parente (de même nom encore) mais
très éloignée… Il se peut qu'un informateur interrogé d'une manière abstraite affirme à, l'ethnologue
que toutes ces parentes sont interdites, absolument interdites, mais une discussion en contexte, et plus
encore l'observation de la pratique, montrent souvent qu'en fait c'est plus nuancé.
6
niveau + 2
6
2
niveau + 1
7
3
8
7
5
6
8
5
3
8
7
10
9
10
8
7
6
1
2
4
7
5
6
2
1
4
3
6
5
1
4
niveau 0
niveau - 1
5
5
4
8
3
4
3
7
8
8
7
niveau - 2
9
10
9
10
9
9
10
9
10
9
10
9
10
Fig. 22. Type de terminologie hawaïen.
(D'apr. R. Fox, p. 251.)
Les termes sont représentés par des numéros.
On a parfois parlé à propos des types de nomenclature hawaïens de “nomenclature par génération” ;
mais cette expression est inexacte. Nous distinguerons le niveau généalogique de la génération (=
ensemble des gens qui ont à peu près le même âge). On peut être par exemple de la même génération
qu'un neveu [qui se trouve au niveau généalogique inférieur], mais d'une génération plus élevée que son
frère [qui est placé sur le même niveau généalogique].
- 47 -
Cas des nomenclatures malgaches : montrer que les nomenclatures observées ne correspondent
pas toujours à un type “pur”. Par définition ces “types” sont des catégories inventées par les
ethnologues à des fins de classification ; la réalité est le plus souvent bien plus complexe ; et certains
systèmes peuvent être intermédiaires, à mi-chemin de deux types. Système hawaïen presque pur dans
les cas merina et betsileo (pour ego masculin) :
n° dans le tableau
1
2
3
4
5
6
7 et 8
terme merina
dada
neny
rahalahy
anabavy
dadabe
nenibe
zanaka
Pour 7 et 8, il n'y a même pas de distinction de sexe.
Mais le système se complique de la distinction aîné/cadet, qui permet de distinguer les 1 et 2 et
quatre classes chacun :
1a
1b
1c
1d
dadatoa,
dadanaivo,
dadafara
dada
dadatoa
dadanaivo
dadafara.
nenitoa,
neniraivo,
nenifara
ray
dada
reny
neny
dadatoa,
dadanaivo,
dadafara
nenitoa,
neniraivo,
nenifara
Fig. 23. Noms des parents au niveau généalogique + 1 (père et mère d'ego et leurs germains). Dialecte
merina (centre de Madagascar).
On a noté en italiques les termes d'adresse, quand ils sont différents des termes de référence.
De nombreux termes descriptifs permettent naturellement de préciser la relation en cas de
besoin.
- 48 -
Type eskimo
Le type hawaïen peut être décrit comme un système formé de couches horizontales, ou de
strates (qui étaient séparées sur notre schéma fig. 22 par des traits horizontaux pointillés). Le type
eskimo au contraire peut être décrit comme un système formé de couches concentriques, autour d'un
noyau. Ces couches sont représentées sur la fig. 24 par l'alternance des zones claires et des zones
ombrées.
Le noyau central correspond aux termes en usage dans la famille nucléaire. De fait, les
terminologies eskimo sont souvent rencontrées dans des sociétés où la famille prend la forme de la
famille “nucléaire”. Cette forme de famille se rencontre comme nous le savons à la fois dans les
sociétés techniquement très rudimentaires de chasseurs-cueilleurs (d'où le choix du terme eskimo pour
désigner ce type), et dans les sociétés industrialisées les plus complexes. Mais cette correspondance
n'est pas toujours très convaincante : ces terminologies ont été employées en Europe longtemps avant
la tendance actuelle à la réduction de la famille. Certaines régions d'Europe* possédaient la famille
nucléaire de longue date, d'autres des formes de famille étendue ; et il ne semble pas qu'elles aient eu
des terminologies très différentes.
Là encore nous avons, du point de vue des règles de mariage des “structures complexes” : les
parents membres de premières couches concentriques sont interdits. Les autres sont des conjoints plus
ou moins possibles, avec de nombreuses variantes selon les lieux (et dans l'histoire : le haut moyen-âge
européen avait poussé très loin les empêchements de mariage, et le droit des périodes suivantes est
revenu petit à petit sur beaucoup de ces interdits). Selon les communautés religieuses aussi : encore
aujourd'hui p. ex. les interdits du droit canon (= le droit de l'Eglise catholique) ne coïncident pas
exactement avec ceux du droit civil français.
Nommé d'après les Eskimos (peuple du grand Nord américain, plus exactement nommés les
Inuit). Mais ce type nous est surtout connu parce que c'est le cas illustré par la terminologie du français
(ou de l'anglais, qui est presque complètement superposable à celle du français). Faire un petit exercice
avec ces deux langues.
Dans notre fig. 24 le signe + est utilisé pour représenter les termes composés avec grand- et
petit- (dans grand-père, petit-fils, etc.). Remarquer qu'à ces deux constituants du français il n'en
correspond qu'un seul en anglais (grandfather, grandson). Et noter que le grand- de grand-père n'a pas
la même valeur sémantique (et pas le même comportement morphologique) que le grand de grand
frère.
*
La coupure passait par exemple à l'intérieur du territoire de la France. Voir les travaux d'Emmanuel Todd.
- 49 -
+9
+10
+1
+2
10
2
1
9
11
11
12
12
5
8
7
11
12
12
11
7
6
11
+7
11
12
+8
+5
+6
+5
Fig. 24. Type de terminologie eskimo.
- 50 -
12
8
11
12
9
10
4
3
12
+10
+9
+2
+1
+6
+7
11
+8
11
12
12
11
Dans une terminologie eskimo, la notion la plus importante est la plus ou moins grande
proximité des liens de parenté. Ne tient pas compte de la distinction de génération pour les
parents éloignés : il existe un terme passe-partout qui désigne tous les parents éloignés (cousin) ;
naturellement des termes descriptifs peuvent être utilisés pour préciser (cousins germains,
cousins issus de germains).
cousin
cousine
(selon certains “oncle, tante à la mode de Bretagne”)
cousin
cousin
cousine
cousine
(“cousins issus de germains”)
cousin
cousin
cousin
cousine cousin
cousine
(“cousins germains”)
cousin
cousine
(selon certains “petits cousins”)
cousine
cousine
Fig. 25. Cousin et cousine en français.
Là encore il y a des variantes possibles. On peut voir une tendance “hawaïsante” dans le
cas des gens qui appellent “oncles” et “tantes” les enfants des grands-oncles et grand-tantes, qui
sont des “cousins” en français standard. Parfois ces parents sont nommés “oncles (tantes) à la
mode de Bretagne”.
Parfois on note une tentative (mais irrégulière, pas admise par tous les locuteurs) pour
différencier le côté du père et celui de la mère (en langage enfantin : pépé pour le grand-père
paternel / papy pour le grand père maternel).
- 51 -
Types crow et omaha, ou terminologies “obliques”
Ces terminologies sont semblables aux terminologies du type kariera pour le niveau 0 :
elles appellent du même nom le père et les frères du père, réservant un nom différent au frère de
la mère, et de même elles appellent du même nom la mère et les sœurs de la mère, réservant un
nom particulier à la sœur du père.
Ce sont donc des terminologies qui distinguent nettement les parents paternels et les
parents maternels ; aussi ne seront-nous pas étonnés d'apprendre qu'on les rencontre chez des
peuples dont la parenté se compte en une seule ligne, soit patrilinéaire, soit matrilinéaire.
Au niveau généalogique -1, ces systèmes ressemblent encore aux terminologies kariera,
en ce qu'elles désignent les cousins parallèles par les mêmes noms que les propres frères et
sœurs, et les distinguent des cousins croisés. Mais ici intervient une différence : les cousins
croisés sont en quelque sorte “rabattus” les niveaux généalogique au-dessus d'eux, ou au-dessous
d'eux. C'est pourquoi on caractérise ces systèmes comme “obliques”.
On distingue deux variantes, désignées conventionnellement par les ethnologues sous les
noms de deux peuples amérindiens : les systèmes omaha, qui se rencontrent chez des peuples
ayant la filiation patrilinéaire, et les systèmes crow, qu'on trouve chez des peuples matrilinéaires.
Dans une terminologie de type omaha, les cousins croisés matrilatéraux (= les enfants de
l'oncle maternel) sont en quelque sorte relevés au niveau de la mère et de l'oncle maternel : tout
se passe comme si le fils de l'oncle maternel était aussi une sorte d'“oncle”, et la fille de l'oncle
maternel une sorte de “mère”. Inversement les cousins croisés de l'autre côté, ou cousins croisés
patrilatéraux sont en quelque sorte “rabaissés”, repliés sur le niveau généalogique -1 : tout se
passe comme si les enfants de la sœur du père étaient des “neveux” utérins comme les enfants de
la propre sœur d'ego.
UNE CLASSE “OBLIQUE” : LES COUSINS CROISES
MATRILATERAUX SONT CLASSES AVEC LA MERE
ET LE FRERE DE LA MERE
4
7
1
8
5
6
UNE CLASSE “OBLIQUE” :
LES COUSINS CROISES PATRILATERAUX
SONT CLASSES AVEC LES NEVEUX UTERINS
5
6
7
2
2
1
5
6
3
2
3
8
Fig. 26. Terminologie de parenté de type omaha (patrilinéaire).
Les ethnologues ont beaucoup discuté de ce système, à première vue surprenant. Sans
essayer d'en expliquer entièrement la raison d'être, remarquons qu'il est bien cohérent avec les
systèmes d'attitudes, et de droits et devoirs vis-à-vis des membres du lignage de la mère : tous ses
membres, quel que soit leur niveau généalogique, sont pour ego en quelque sorte des “mères” ou
des “frères de mère”. De même, si les enfants de la sœur de mon père sont appelés du même nom
que les enfants de ma sœur, c'est qu'il y a une similitude entre toutes les femmes de mon lignage,
ma sœur, et la sœur de mon père.
La fig. 27 donne les termes réels pour un cas de terminologie omaha, dans la langue des
Samo (Burkina Faso), étudiés par F. Héritier.
- 52 -
nεna
yá:dolo,
yεkwá:re
luli
ye,
dá:le
luli
ná:dolo,
nεkwá:re
na
ya
.
ye,
dá:le
yé:lona,
dalélona
yé:lona,
dalélona
luli
luli
nε
nε
ye,
dá:le
nε
nere
nere
yé:lona, nεkwá:re
dalélona
nε
Fig. 27. Un exemple d'une terminologie de type omaha : la terminologie de parenté des Samo
(Burkina Faso).
D'après F. Héritier, pp. 178-179 ; données simplifiées.
Traductions littérales des termes composés :
ya
“père”
na
“mère”
yá:dolo
“père grand”
ná:dolo
“mère grande”
yεkwá:re
“père petit”
nεkwá:re
“mère petite”
ye
“aîné”
yé:lona
“aînée”
dá le
“cadet”
dalélona
“cadette”
Les systèmes crow, rencontrés dans les sociétés matrilinéaires, sont symétriques des
systèmes omaha : ce sont les cousins croisés patrilatéraux qui “remontent” au niveau
généalogique des parents, étant appelés comme le père et le frère du père pour les garçons,
comme la sœur du père pour les filles ; inversement les cousins croisés du côté de la mère
semblent “rabaissés” d'un niveau généalogique, étant appelés du même nom que les propres fils
d'ego.
UNE CLASSE “OBLIQUE” :
LES COUSINS CROISES PATRILATERAUX
SONT CLASSES AVEC LE PERE ET LA SOEUR DU PERE
4
4
1
1
6
1
5
2
5
5
6
7
8
6
7
8
UNE CLASSE “OBLIQUE” : LES COUSINS CROISES
MATRILATERAUX SONT CLASSES AVEC
LES FILS ET LES FILLES
Fig. 28. Terminologie de parenté de type crow (matrilinéaire).
- 53 -
3
2
TEXTE
L'EXPOSE DE LEWIS H. MORGAN SUR
LA TERMINOLOGIE DE PARENTE DES IROQUOIS
Pour se servir du système comme d'une preuve, il nous faut l'examiner en détail. Nous utiliserons
le système des Seneca-Iroquois comme type du système des tribus ganowaniennes1 de l'Amérique (…).
On constatera que, dans plusieurs cas, la relation de parenté qui lie une même personne à Ego
varie selon le sexe d'Ego. C'est la raison pour laquelle nous avons estimé nécessaire de donner deux fois
les relations de parenté, selon qu'il s'agit d'un homme ou d'une femme. En dépit des diversités qu'il crée, le
système est logique d'un bout à l'autre. (…)
Les relations de grand-père (Hoc'-sote) et de grand-mère (Oc'-sote) ainsi que celles de petit-fils
(Ha-yä'-da) et de petite-fille (Ka-yä-da)2 sont les relations de parenté les plus éloignées qui soient
reconnues par le système, qu'il s'agisse de la ligne ascendante ou de la ligne descendante. Les ancêtres et
les descendants qui sont au-dessus ou au-dessous de ceux-ci appartiennent, respectivement, aux mêmes
catégories.
Les relations de frère et de sœur ne sont pas conçues abstraitement, mais sont désignées par des
termes différents, selon qu'il s'agit des aînés ou des cadets :
Frère aîné : Ha'-ge
Sœur aînée : Ah'-je
Frère cadet : Ha'-ga
Sœur cadette : Ka'-ga.
Ces termes sont appliqués à la fois par les hommes et par les femmes à tous leurs frères et sœurs,
suivant qu'ils sont plus âgés ou plus jeunes que la personne qui parle. (…)
Première ligne collatérale. Si je suis un Seneca de sexe masculin, j'appellerai fils et filles (Haah'-wuk et Ka-ah'-wuk) le fils et la fille de mon frère, tous deux m'appelant père (Hä'-nih). C'est la
première relation significative du système. Elle place les enfants de mon frère dans la même catégorie que
les miens. Ils sont mes enfants aussi bien que les siens. Les petits-enfants de mon frère sont mes petits-fils
et mes petites-filles (…) tous m'appellent indistinctement grand-père (Hoc'-sote). Les relations données
ici sont celles qui sont reconnues et habituelles, on n'en connaît pas d'autres.
Nous considérerons certaines relations comme étant significatives. Elles permettent généralement
de vérifier celles qui les précèdent et celles qui les suivent. Quand elles coïncident dans les systèmes des
différentes tribus et même des différentes familles de l'humanité comme dans les familles ganowanienne
et touranienne, elles attestent l'identité fondamentale de ces systèmes.
Supposons toujours que le sujet qui parle soit de sexe masculin et considérons la branche
féminine de cette ligne. Le fils et la fille de ma sœur sont mon neveu et ma nièce (Ha-ya'-wana-da et Kaya'-wan-da), tous deux m'appelant oncle. C'est la seconde relation significative. Elle limite les relations
de neveu et de nièce aux enfants de sœur d'un homme, germaines ou collatérales. Les enfants de ce neveu
et de cette nièce sont, comme plus haut, mes petits-enfants, tous m'appellent par le terme correspondant.
Si je suis de sexe féminin, une partie de ces relations sont inversées. Le fils et la fille de mon
frère sont mon neveu et ma nièce (Ha-soh'-neh et Ka-soh'-neh) tous deux m'appelant tante (Ah-ga'-huc).
On notera que les termes de neveu et nièce sont différents selon qu'ils sont employés par un homme ou
par une femme. Les enfants de ces neveux et nièces sont mes petits-enfants. Dans la branche féminine, le
fils et la fille de ma sœur sont mon fils et ma fille, tous deux m'appelant mère (Noh-yeh') et leurs enfants
sont mes petits-enfants, tous m'appelant indistinctement grand-mère (Oc'-sote). (…)
Deuxième ligne collatérale. Dans la branche masculine de cette ligne, du côté paternel, et
indépendamment du sexe d'Ego, le frère de mon père est mon père, et m'appelle son fils ou sa fille selon
1
Ganowanien : terme forgé par Morgan d'après l'association de mots iroquois signifiant “flèche” et “arc”
pour désigner le type d'organisation sociale rencontré chez les Indiens de l'Amérique du Nord. Il est
caractérisé par un système de terminologie de parenté fondamentalement identique à celui des Tamouls de
l'Inde — que Morgan classe dans la catégorie des “Touraniens”, d'après un terme qui avait été proposé
par Max Muller pour désigner un groupe linguistique de l'Inde. Ces deux termes n'ont pas été retenus par
les ethnologues plus récents. N.J.G.
2 Pour lire les transcriptions de Morgan, il faut connaître notamment les équivalences suivantes :
a représente [e],
ä représente [a],
ee représente [i].
Aucune de ces conventions n'est plus en usage chez les ethnologues. (Note de N.J.G.)
- 54 -
le cas. C'est la troisième relation significative. Tous les frères d'un père sont placés dans la relation de
pères. Leurs fils et leurs filles sont mes frères et mes sœurs, aînés ou cadets, et je les désigne par le terme
que j'emploie pour désigner les frères et sœurs germains. C'est la quatrième relation significative. Elle
place les enfants des frères du père dans la même catégorie que les frères et sœurs. Si je suis de sexe
masculin, les enfants de ces frères sont mes fils et mes filles, et leurs enfants sont mes petits-enfants ;
alors que les enfants de ces sœurs sont mes neveux et nièces, et que les enfants de ces derniers sont
également mes petits-enfants. Mais si je suis de sexe féminin, ce sont les enfants de ces frères qui sont mes
neveux et nièces, et les enfants de ces sœurs mes fils et mes filles, leurs enfants étant indifféremment mes
petits-enfants. On constate ainsi que la classification de la première ligne collatérale se retrouve dans la
seconde et il en est de même pour la troisième, et pour toutes les autres lignes aussi loin qu'on puisse
repérer les consanguins. (…)
Lewis H. MORGAN, La Société Archaïque. Trad. p. H. Jaouiche. Paris :
Anthropos, 1971, pp. 500-503. (Trad. légèrement retouchée par N.J.G.)
(Edit. orig. Ancient Society, 1877.)
- 55 -
CHAPITRE IV
L'ECHANGE MATRIMONIAL
Références :
CONDOMINAS, G., Nous avons mangé la forêt de la Pierre-Génie Gôo. (Hii saa Brii
Mau-Yang Gôo) Chronique de Sar Luk, village Mnong Gar (tribu proto-indochinoise des
Hauts-Plateaux du Vietnam central). Paris : Flammarion, 1982. (1ère édit. 1957.)
HERITIER, F. Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l'inceste. Paris : Odile
Jacob, 1997.
HEUSCH, L. de, Essai sur le symbolisme de l'inceste royal en Afrique. Bruxelles :
Université Libre, 1958, 224 p.
-" - Le Roi ivre, ou l'Origine de l'Etat. Paris : Gallimard, 333 p., bibl.
LEACH, E., Critique de l'anthropologie. Paris : P.U.F., 1968. (édit. origin. angl.
Rethinking Anthropology, 1961.)
LEVI-STRAUSS, C., Les Structures élémentaires de la parenté. Paris : Mouton, 1967.
(édit. orig. 1949.)
-" - Race et Histoire. Paris : Gonthier, 1977, 133 p. (1ère édit. 1952.)
TILLION, G., Le Harem et les Cousins. Paris : Seuil, 1982, 218 p. (1ère édit. 1966.)
1. Une institution fondamentale : la prohibition de l'inceste
L'inceste consiste à avoir des relations sexuelles - ou à se marier - avec un proche parent,
ou une proche parente. La prohibition de l'inceste est la règle sociale qui interdit les relations
sexuelles entre ceux que la société définit comme parents proches. On affirme souvent que toutes
les sociétés connaissent une telle règle. Nous pouvons examiner quatre points à ce sujet :
- est-il exact que cette règle est universelle ? certaines sociétés ne présentent-elles pas des
exceptions ?
- si nous admettons que la règle est universelle, nous devons constater que son extension est très
diverse selon les sociétés ;
- enfin, comment explique-t-on l'existence de cette règle ?
La prohibition de l'inceste, règle universelle.
Il est courant que dans certaines sociétés on accuse les peuples voisins de commettre
systématiquement l'inceste. Nous devons prendre ces affirmations pour ce qu'elles sont : une
partie des stéréotypes qui, en donnant aux “autres” des traits repoussants, permettent de les
rejeter hors de l'humanité. Je ferais volontiers le rapprochement avec le passage célèbre de Race
et Histoire dans lequel Lévi-Strauss fait remarquer que :
“cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les “sauvages” (ou tous ceux qu'on choisit
de considérer comme tels) hors de l'humanité, est justement l'attitude la plus marquante et la plus
distinctive de ces sauvages mêmes. (…) L'humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe
linguistique, parfois même du village ; à tel point qu'un grand nombre de populations dites
primitives se désignent d'un nom qui signifie les “hommes” (ou parfois - dirons-nous avec plus de
discrétion - les “bons”, les “excellents”, les “complets”), impliquant ainsi que les autres tribus,
groupes ou villages ne participent pas des vertus - ou même de la nature - humaines, mais sont tout
au plus composés de “mauvais”, de “méchants”, de “singes de terre” ou d'“œufs de pou”.”1
1
Race et Histoire, p. 21. On remarquera que Lévi-Strauss emploie les mots sauvages et primitifs avec
une subtilité qui n'est pas dénuée d'ambiguïté : au début le mot sauvages apparaît avec des guillemets qui
montrent que Lévi-Strauss ne veut pas le prendre à son compte, mais ensuite il est repris (“ces sauvages
mêmes”) dans un contexte qui suppose qu'on peut en effet construire une catégorie objective de
“sauvages” - ce sont les mêmes certainement qui sont appelés un peu plus loin, avec une précaution de
langage les “populations dites primitives”.
De fait la remarque de Lévi-Strauss sur l'étymologie des noms que se donnent certains peuples
s'applique-t-elle seulement aux “populations dites primitives” ? Est-ce un hasard si sur le même radical
nous formons le nom d'un peuple et de la tribu dont il se prétend issu (les Français, les Francs) et le nom
- 56 -
Accuser les peuples voisins d'inceste serait donc une manière de les ranger hors de l'humanité ;
ainsi en malgache p. ex. on dit de celui qui connaît l'inceste qu'il n'est qu'une bête, et un conte
rattache explicitement la définition de l'humanité (pourtant issue d'un inceste originel) au respect
du tabou de l'inceste1. L'argument, loin de réfuter le caractère fondamental de la prohibition de
l'inceste, viendrait plutôt le renforcer : si on accuse tel peuple de pratiquer régulièrement
l'inceste, c'est qu'on veut en fait l'accuser de ne pas être pleinement humain. De fait, il arrive bien
sûr souvent que des relations qui seraient incestueuses chez un peuple soient parfaitement
permises chez un autre - mais nous sommes ici ramenés à la question de l'extension de la
prohibition de l'inceste, non à celle de son existence.
Un argument plus sérieux est celui des peuples qui connaissent l'institution de l'inceste
royal. Plusieurs monarchies, p. ex. en Afrique et en Océanie ont connu cette institution. Dans sa
forme la plus extrême, il s'agit d'un mariage ordonné par la tradition entre le roi et sa propre
sœur, ou sa propre fille (cas de l'Egypte antique, et de la royauté traditionnelle de Hawaii). On
explique souvent ces mariages par la nécessité de produire un héritier qui reproduise dans toute
sa pureté la lignée divine qui est supposée être celle du roi (et de sa sœur). Cet argument n'est
pas entièrement convaincant, puisqu'on trouve aussi des réalisations du principe de l'inceste
royal sans relation avec la procréation d'un héritier, comme dans le cas de l'inceste rituel qui était
ordonné au nouveau roi des Luba :
“Le nouveau souverain avait des relations rituelles avec sa mère et ses sœurs au moment de son
investiture. [… Le roi luba est] projeté dans une zone de solitude absolue, à la fois au-delà et en
deçà de l'ordre culturel profane. Il est hors lignage et sans compagnon de table. Les relations
incestueuses du roi avec sa mère et ses sœurs ont lieu dans un lieu étouffant, sans communication
avec le monde extérieur du point de vue sociologique, et sans ouverture du point de vue formel :
une hutte sans porte ni fenêtres, qualifiée de maison du malheur. Les enfants qui naîtraient de ces
unions rituelles ne sauraient prétendre au pouvoir.”2
En Imerina, les traditions royales recueillies au XIXe siècle expliquent minutieusement les règles
de mariage : les mariages de cousins sont permis, moyennant un rituel de levée d'interdit, entre
les enfants d'un frère et d'une sœur (cousins croisés), et aussi entre les enfants de deux frères
(cousins parallèles patrilatéraux). Mais les enfants de deux sœurs sont dits “un-seul-ventre-n'apu-les-contenir”, et considérés donc comme équivalents à de véritables frères et sœurs. Entre
eux, tout mariage, toute relation sexuelle, est absolument interdite. Pourtant, les rois pouvaient
faire de tels mariages, dont les généalogies donnent en effet des exemples.
Et le traditionniste explique que ces unions s'appelaient “le-royaume-ne-se-déplace-point”, et il les
relie expressément à un adage qui dit : “le Roi n'a pas d'interdit”. Puis le traditionniste poursuit :
“Mais, si c'est chez des Malgaches, que des enfants de sœurs se marient, alors “tuez-les, car ce sont
des sorciers !”, voilà ce que disent le Roi et le peuple.” On remarquera que dans ces explications,
les rois ne sont pas des Malgaches (ils ne sont pas non plus étrangers, ou plutôt ils sont
radicalement étrangers, au-dessus de l'humanité ordinaire), ils n'ont pas d'interdits, c'est-à-dire
qu'ils font ce que font les bêtes, ou les sorciers, mais ils le font impunément, rien ne leur arrive.
S'ils étaient des humains ordinaires le malheur, la calamité les rattraperait (en malgache l'inceste se
dit “malheur, calamité” cf. ci-dessus la “maison du malheur” des Luba).
En quelque sorte en commettant l'inceste sans attirer sur eux le malheur, les rois démontrent leur
nature divine. Ici encore l'argument vient plutôt renforcer l'idée que respecter la prohibition de
l'inceste est le propre de l'homme ; si les rois violent cette prohibition, c'est qu'ils échappent à
l'humanité.
de la vertu que ce peuple voudrait s'attribuer (franchise, franc) ? Et qu'on ne dise pas que ce
rapprochement étymologique reste hors de la conscience des locuteurs - pendant la guerre de 14, des
journalistes patriotes avaient forgé pour désigner le contraire de la vertu de franchise le néologisme de
bochise…
1 “Les Enfants d'aujourd'hui sont des bêtes”, dans mes Contes de la Côte Ouest (Paris : Karthala, 1990),
pp. 57-77.
2 L. de Heusch, Le Roi ivre, ou l'Origine de l'Etat. pp. 43-44. Voir aussi l'Essai sur le symbolisme de
l'inceste royal en Afrique, du même auteur.
- 57 -
Epouser la...
cousine croisée
patrilatérale
matrilatérale
cousine parallèle
matrilatérale
patrilatérale
ce sont des mariages permis au peuple :
mariages dits “avec levée d'interdit”
et actuellement connus plutôt comme
“l'héritage ne se déplace point”
pour le peuple c'est un tabou :
“tuez-les, ce sont des sorciers !”
mais pour les rois c'est un mariage approuvé :
“le royaume ne se déplace point”
Fig. 29. Mariages de cousins en Imerina, d'après l'Histoire des Rois.
On a décrit cependant une institution qui semble bien remettre en cause la théorie de
l'universalité de la prohibition de l'inceste : dans l'Egypte de la fin de l'antiquité, la coutume du
mariage du frère avec la sœur était répandue, non comme une marque du statut exceptionnel,
divin, du Pharaon, mais comme un usage général, bien documenté par des sources écrites pour
les colons grecs qui occupaient une partie du pays.
Selon J. Goody (“Les abominations des Egyptiens”, chap. 10 de Famille et Mariage en
Eurasie), il ne s'agit pas d'une exception limitée, mais bien d'un trait général d'une civilisation
qui choisit la logique du mariage “en dedans”, et non la logique de l'alliance. Selon G. Tillion
(Le Harem et les cousins) les mariages préférentiels entre cousins caractéristiques des sociétés
méditerranéennes sont une application, à peine atténuée de cette “obligation de l'inceste”. Sur ce
thème, discussion polémique de C. Meillassoux qui propose une “histoire de l'inceste” dans le
premier chapitre (“Critique de la consanguinité”) de son livre Mythes et limites de
l'anthropologie. Le Sang et les Mots (2001, pp. 36 et suiv.).
Extension de la règle.
Certaines sociétés étendent très loin le tabou de l'inceste : entre tous les descendants d'un
ancêtre commun, dès qu'on peut connaître cette relation, si éloignée soit-elle. Cette configuration
est fréquemment rencontrée dans des sociétés strictement unilinéaires (c.-à-d. patri- ou
matrilinéaires). Dans ce cas il n'est même pas nécessaire que les personnes concernées
connaissent le lien généalogique qui les unit : il suffit qu'il existe des noms de lignages ou de
clans que portent tous les descendants d'un ancêtre commun ; ici la prohibition de l'inceste se
confond donc plus ou moins avec la règle qui maintient l'exogamie du lignage ou du clan - mais
du point de vue de la conscience de chaque personne, passer outre serait bien un inceste, cf. le
texte étudié plus haut sur les Makhuwa du Mozambique : “un homme qui courtise une femme
qu'il ne connaît pas lui demandera d'abord le nom de son clan, pour ne pas faire le mal avec sa
sœur.”
Remarquons aussi qu'en théorie une société qui reconnaît la parenté de manière strictement
unilinéaire ne devrait pas interdire les relations sexuelles avec les parents, même proches, dans
l'autre ligne, qui par définition n'est pas reconnue. On connaît des cas où cette logique s'applique,
p. ex. la discussion par Leach du cas des Lakher de la Birmanie du Nord : dans cette société
patrilinéaire, un homme dont le père et la mère ont divorcé ne pourrait jamais épouser sa demi-
- 58 -
sœur, fille du remariage de son père. Par contre, il peut épouser son autre demi-sœur, fille du
remariage de sa mère, puisque cette femme est membre du groupe de parenté de son père à elle, et
non du sien : “[Les Lakher] considèrent que l'enfant d'un homme marié comme il convient,
n'appartient qu'à lui et que l'épouse divorcée n'a pas le moindre droit sur l'enfant. Par conséquent,
on ne reconnaît pas de lien entre le fils et la fille d'une femme s'ils sont nés de deux pères
différents. Ils peuvent donc se marier sans restriction.” Nous pouvons représenter ce cas par la fig.
suivante :
personnes appartenant au
groupe de filiation d'ego
mariage rompu
Fig. 30. Appartenance au groupe patrilinéaire et inceste chez les Lakher.
(D'apr. Leach, 1968, p. 32-33, dont les données viennent elles-mêmes de N. E. Parry, The Lakhers, 1932.)
Mais très souvent l'idéologie de la filiation unilinéaire est moins absolue, et la
prohibition de l'inceste s'étend aussi à des parents qui n'appartiennent nullement au clan ou au
lignage.
Naturellement dans les sociétés qui comptent la filiation de manière indifférenciée, la
prohibition de l'inceste s'étend dans toutes les directions. Mais son extension peut être très
variable selon les sociétés, les unes la réduisant en pratique à la famille nucléaire (pour un
homme : la mère, les sœurs), les autres l'étendant à des parents plus éloignés, ou même à une
parenté fictive (parrains et marraines que le rituel catholique reconnaît comme formant une
“parenté spirituelle” : le parrain ne peut épouser ni sa filleule, ni sa commère, c.-à-d. la marraine
de sa filleule ; dans certaines sociétés les enfants de ceux qui ont contracté une parenté fictive
par échange de sang). L'extension de l'interdit varie aussi, et de manière spectaculaire, d'une
époque à l'autre. Ainsi les sociétés de l'Europe occidentale sont passées d'une définition de
l'inceste si extensive qu'elle limitait sérieusement les possibilités de trouver un partenaire permis
(parents dont l'ancêtre commun remonte à la septième génération, au haut moyen âge), à la
situation actuelle, où seuls les parents très proches demeurent interdits.
Françoise Héritier (Les Deux sœurs et leur mère) a attiré l'attention sur l'extension de la prohibition
de l'inceste à des personnes qui ne sont nullement parentes entre elles, mais qui sont dans une
relation de contact, mettant en communication les “humeurs” qui sont en jeu dans la relation
sexuelle. Cette prohibition de l'inceste “du deuxième type” avait souvent été négligée par la
description ethnographique.
Les sanctions que la société applique en cas de violation de l'interdit varient aussi
beaucoup. Certaines sociétés font de l'inceste un crime et le punissent directement (en mettant à
mort les coupables, p. ex., ou en les bannissant). D'autres remettent la sanction à une divinité,
aux ancêtres, etc. : ceux qui commettent l'inceste seront malades, ou auront des enfants
monstrueux, ou gâteront les récoltes - non seulement les leurs, mais celles de toute la région, etc.
Parfois la sanction est aussi celle de l'opinion, qui peut être aussi grave que celle de n'importe
quel tribunal. Dans Nous avons mangé la forêt (lire tout le chapitre, pp. 97-134), G. Condominas
décrit le suicide du beau Tieng, un homme Mnong Gar (Vietnam) qui ne pouvait pas supporter la
honte d'avoir été reconnu incestueux. La femme avec qui il avait eu cette relation coupable était
sa parente en ligne maternelle : la récitation des généalogies, qui prend place dans le rituel
célébré dans cette occasion, permet à l'ethnologue de calculer que l'ancêtre commun remontait à
quinze générations, soit près de quatre siècles.
- 59 -
Les causes de la prohibition de l'inceste.
On a proposé trois sortes d'explications de la prohibition de l'inceste, avec des arguments
biologique, psychologique, ou sociologique.
Premier argument : l'inceste provoquerait des effets défavorables sur la descendance, si
bien que les sociétés humaines qui ne l'interdiraient pas compromettraient leur reproduction. Cet
argument correspond à l'opinion commune dans les sociétés occidentales, et semble assez bien
correspondre aussi à des croyances très répandues dans de nombreuses sociétés, croyances selon
lesquelles les enfants nés de l'inceste seraient des monstres, des anormaux, etc.
Il est bien exact pour le généticien que les unions consanguines augmentent les chances
de transmission d'anomalies héréditaires. Cette apparente coïncidence ne doit pas nous cacher
que les raisonnements populaires et ceux de la génétique sont complètement différents : selon la
génétique, les caractères favorables ou défavorables sont transmis et non créés, et on ne peut
voir se manifester que des caractères qui étaient déjà présents dans l'héritage génétique des
parents, même s'ils n'étaient pas manifestes. Le risque des unions consanguines est donc un
risque statistique : les chances de voir apparaître certains caractères sont augmentées dans le cas
d'unions consanguines. Les savoirs populaires supposent généralement tout autre chose : que les
monstres sont produits par les relations incestueuses ; leur naissance est une conséquence de
l'inceste, en fait une punition pour la violation du tabou ; et dans beaucoup de sociétés, les
confirmations de cette croyance sont procurées exactement de la même manière que les
confirmations de la croyance en la sorcellerie : c'est au moment où l'événement anormal s'est
produit qu'on cherche quelle transgression a pu le provoquer - et naturellement on la trouve. Si
aucun événement anormal ne s'est produit, aucune recherche n'est entreprise, si bien que les
incestes sont relevés (ou les actes de sorcellerie dénoncés) surtout dans les cas où la conséquence
fâcheuse est apparue.
D'autre part, si la cause de l'existence d'une règle de prohibition de l'inceste était
l'avantage comparatif que reçoivent les sociétés attentives au danger de l'inceste, on ne peut pas
s'expliquer pourquoi les règles définissant l'extension de la prohibition sont si différentes selon
les sociétés, et si arbitraires du point de vue génétique, les unes interdisant les unions entre les
cousins parallèles, et permettant (ou prescrivant, v. plus loin) celles entre les cousins croisés,
certaines interdisant plutôt les unions entre parents en ligne paternelle, d'autres entre parents en
ligne maternelle. Certaines sociétés répriment sérieusement des unions auxquelles les
généticiens ne verraient certainement aucun inconvénient pour la descendance (comme
l'“inceste” entre des cousins séparés de leur ancêtre commun par quinze générations chez les
Mnong Gar, ou entre tous les membres d'un même clan chez les Makhuwa). D'autres au contraire
ont organisé pendant des siècles, et répété de génération en génération dans les mêmes lignées,
des unions entre parents assez proches (comme le “mariage arabe” d'un homme avec la fille du
frère de son père)… sans que ces sociétés aient semblé subir un désavantage adaptatif sensible
dans leur démographie.
Il nous faut donc conclure que cette idée, bien ancrée dans notre société, est plutôt une
rationalisation qu'une explication convaincante de la fonction du tabou.
Une seconde explication fait appel à l'horreur naturelle, la répugnance instinctive, que
susciterait l'inceste : les personnes qui ont été élevées ensemble, qui sont familières depuis
l'enfance, ne ressentiraient pas d'attirance sexuelle les unes pour l'autres. Cet argument rencontre
en nous spontanément une certaine résonance ; à la réflexion pourtant, il n'est pas très
convaincant : d'une part, nous savons bien au contraire que la tendance à l'inceste existe, et
qu'elle est forte chez l'homme - d'ailleurs des incestes ont effectivement lieu - la répugnance pour
l'inceste serait plutôt une attitude cultivée en nous par la société, nous permettant de réprimer
cette attirance inavouable ; d'autre part l'argument ne tient pas en logique : si vraiment l'inceste
était une chose si répugnante, pourquoi les sociétés devraient-elles édicter des lois pour
l'interdire ? Il est inutile d'interdire les choses que personne n'a envie de faire.
Selon la troisième explication, sans doute la plus couramment admise par les
ethnologues, la prohibition de l'inceste a pour fonction d'obliger les gens à se marier en dehors de
- 60 -
leur groupe de parenté, et ainsi d'établir des relations d'échange entre groupes. L'anthropologue
britannique Tylor exprimait cette idée par une formule frappante : l'humanité a eu le choix
depuis les époques les plus anciennes entre l'alliance et l'hostilité, le mariage avec ceux du
dehors (marrying-out) ou l'extermination par ceux du dehors (being killed-out)1. En somme ce
serait l'exogamie (la règle qui oblige à prendre son conjoint en dehors d'un groupe donné) qui
livrerait la clé de la prohibition de l'inceste (Durkheim). On doit se marier, et se marier hors de
sa parenté non pas tant pour avoir une femme et des enfants, que pour avoir des beaux-frères,
transformant ainsi des ennemis potentiels (et parfois des ennemis très réels, dans le cas de
mariage politique, qui fait partie des stipulations de paix mettant un terme à la guerre) en alliés.
Cet argument a l'avantage, un peu trop beau peut-être, de correspondre exactement à l'idéologie
affichée des sociétés qui privilégient l'exogamie. Mais que dire des sociétés dans lesquelles la
prohibition de l'inceste se réduit à un minimum, et qui privilégient au contraire les mariages les
plus proches possibles (les sociétés traditionnelles des deux rives de la Méditerranée, selon G.
Tillion) ? Leur logique paraît inverse : garder autant que possible les filles du lignage pour les
garçons du lignage (= le “mariage arabe” préférentiel d'un homme avec la fille du frère de son
père - si profondément inscrit dans la coutume qu'on appelle souvent l'épouse “fille de mon
oncle”). C'est que ces sociétés privilégient la solidarité des frères, indispensable dans les luttes
de factions ; en somme ces sociétés auraient fait le choix inverse : en refermant sur eux-mêmes
de petits groupes sociaux, formés des frères et de leurs enfants, l'endogamie serait fonctionnelle
pour maintenir la société dans un état permanent de factionnalisme (c'est la conclusion de R. E.
Murphy et L. Kasdan, “The Structure of Parallel Cousin Marriage” American Anthropologist,
1959, 61, pp. 17-29).
2. L'échange matrimonial : structures élémentaires et structures complexes de la parenté
D'après Lévi-Strauss (Les Structures élémentaires de la parenté, 1949), il y a toujours un
échange de femmes dans toute société : la règle de la prohibition de l'inceste m'oblige à céder ma
sœur à un autre homme, et à épouser une autre femme, qui est la sœur d'un autre homme (sœur
étant pris ici dans un sens “classificatoire”). Cet échange est le fondement même de la société
humaine ; il permet la constitution de réseaux qui font circuler entre les groupes non seulement
les êtres humains, mais aussi des biens (en particulier la compensation matrimoniale, qui circule
en sens inverse de la circulation des femmes).
Deux manières principales d'assurer cet échange :
- Dans le premier cas, la société se contente d'interdire un certain nombre de femmes ; un
brassage continuel se produit, qui doit permettre d'éviter que les familles se referment sur ellesmêmes. Le cycle des échanges n'est pas apparent dans ce cas, puisqu'il ne se referme qu'après un
parcours indéterminé, qui peut être très grand. C'est ce que Lévi-Strauss appelle les systèmes
d'échange complexes.
- Dans l'autre cas, la société indique non seulement qui on ne doit pas épouser, mais aussi qui on
doit épouser. C'est le cas des systèmes d'échange élémentaires, ou structures élémentaires,
auxquelles le livre de Lévi-Strauss est consacré. Dans ce cas la terminologie indique elle-même
non seulement les personnes avec qui on ne peut pas se marier, mais aussi celles parmi lesquelles
on doit prendre conjoint (mariage prescrit), ou parmi lesquelles il est recommandé de prendre
conjoint (mariage préférentiel).
Examinons quelques cas.
a) systèmes élémentaires, premier exemple : mariage “par échange de sœurs”.
Les hommes du groupe A cèdent leurs sœurs à ceux de B, et réciproquement.
1
“Again and again in the world's history, savage tribes must have plainly before their minds the
simple practical alternative between marrying-out and being-kllled-out.” E. B. Tylor, 1888, cité par R.
Fox.
- 61 -
A
B
Fig. 31. Mariage “par échange de sœurs”.
(D'apr. R. Fox, p. 176.)
Cas des Tiv de la vallée du Benue (Nigeria). Les unités qui échangent sont des familles
nucléaires.
Pour des raisons démographiques, un échange équilibré ne sera pas toujours possible ;
s'il est impossible de faire deux mariages en même temps, l'échange est différé : ce n'est parfois
qu'au bout de longues années que la “dette” est payée. Ce système a été interdit par les Anglais à
l'époque coloniale (1927), parce qu'il limitait trop la liberté des femmes : le colonisateur
l'assimilait à une forme d'esclavage. Une femme pouvait être donnée en échange à une famille
qui n'avait pas de garçon à marier pour le moment, et qui pouvait à nouveau l'échanger pour
rembourser une autre “dette”, et ainsi de suite, un peu à la manière dont on se transmet des effets
de commerce ou des chèques endossés. On cite le cas d'une femme échangée ainsi cinq fois
avant de se trouver effectivement mariée…
b) systèmes élémentaires, deuxième exemple : mariage des cousins croisés avec échange direct.
Se présente formellement comme la même structure que la précédente, se reproduisant à
travers plusieurs générations. Le schéma représente le cas d'un peuple qui compterait la filiation
en ligne paternelle.
Si nous considérons ego sur ce schéma, nous voyons qu'il épouse une femme qui est à la
fois la fille de la sœur de son père, et la fille du frère de sa mère, la même chose se reproduisant
à la génération suivante.
A
B
Fig. 32. Echange direct. Mariage avec la cousine croisée à la fois patri- et matrilatérale.
(D'apr. R. Fox, p. 177.)
Les unités qui échangent sont des lignages, ou des clans, groupes permanents : les échanges
peuvent se reproduire d'une génération à l'autre.
- 62 -
Un tel système est associé à une terminologie de parenté de type kariera (v. plus haut ; le
nom de Kariera est celui d'un peuple d'Australie qui pratiquait effectivement ce type de mariage),
dans lequel les cousines parallèles portent les mêmes noms que les sœurs, tandis que les cousines
croisées portent un nom qui en fait des épouses désignées. Si toute la société est répartie entre
deux groupes seulement, qui échangent les femmes de cette manière, on parlera de moitiés. Le
rôle de ces moitiés peut dépasser de beaucoup la réglementation des mariages : p. ex. rôle rituel,
“gens de l'été” / “gens de l'hiver”, etc.
Le système suppose une calculation subtile de la parenté, qui range de proche en proche
tous les membres de la société dans une catégorie de parenté. Paradoxe, suivant Lévi-Strauss :
les peuples qui ont les techniques et l'économie les plus rudimentaires sont aussi ceux qui ont les
systèmes de parenté les plus subtils…
Question de la différence entre mariages prescrits (un homme doit épouser une parente
répondant à la définition) et mariages préférentiels (il est seulement souhaitable d'épouser une
parente répondant à la définition).
Distinction souvent moins nette qu'elle n'apparaît en
théorie : les ethnologues ont parfois plus écouté des exposés de coutumes, que relevé les
mariages réels. Dans le cas des Cingalais qui nous ont fourni l'exemple de terminologie de
parenté adapté à ce type de mariage, la règle est seulement préférentielle. Dans le cas des îles
Fidji, la plupart des mariages n'obéissaient pas à la règle, qui pourtant était maintenue
fictivement dans la terminologie.
c) systèmes élémentaires, troisième exemple : échange indirect.
Dans le cas précédent, l'échange était “direct” ou “symétrique” : je reçois des femmes du
groupe auquel je donne des femmes. Ici le principe est différent : les donneurs ne peuvent être
les mêmes que les preneurs. Et ici peut prendre place une idéologie de la supériorité des
donneurs de femmes sur les preneurs de femmes. Pour représenter le système il faut au moins
trois groupes :
C
B
A
Fig. 33. Echange indirect. Mariage avec la cousine croisée matrilatérale.
(D'apr. R. Fox, p. 204.)
Nous remarquons que les mariages sont encore des mariages entre cousins croisés, mais
ici un homme épouse la fille du frère de sa mère, cousine croisée seulement matrilatérale, et non
à la fois patri- et matrilatérale comme dans le cas précédent. Ce cas est celui des Purum (un petit
peuple de quelques centaines de personnes des frontières orientales de l'Inde), étudiés par R.
Needham.
Le nombre de groupes est en fait plus élevé, si bien que les cycles d'échange peuvent se
refermer de différentes manières, comme le montre le schéma de la fig. 34. La “supériorité” des
donneurs de femmes sur les preneurs est neutralisée par la fermeture du cycle - autrement dit en
termes mathématiques n'est pas une relation transitive. Le système des Purum est en quelque
sorte “démocratique” : aucun groupe n'y domine tous les autres. Chez des peuples où la
hiérarchie sociale est plus prononcée, comme les Katchin de Birmanie (plusieurs centaines de
milliers de personnes), le système peut se compliquer : les mariages (la plupart) qui ont lieu à
- 63 -
l'intérieur d'un des ordres hiérarchisés de la société obéissent à la même structure que ceux des
Purum, mais certains mariages ont lieu entre des partenaires d'ordres sociaux différents ; dans ce
cas ce sont les femmes qui doivent “descendre”, confirmant ainsi la supériorité des donneurs sur
les preneurs, et obligeant les preneurs à donner dans ces cas des compensations matrimoniales
plus importantes.
F
B
A
C
E
D
Fig. 34. Echange indirect.
(Schéma simplifié. D'apr. R. Fox, p. 206.)
d) systèmes d'échange matrimonial complexes
Ce sont tous les systèmes qui ne définissent pas qui on doit épouser, mais seulement qui
on ne doit pas épouser. Dès lors, le critère déterminant du choix du conjoint n'est plus un critère
de parenté, il peut être un critère de nature économique, politique, etc.
Noter que cela ne signifie pas que les sociétés de structures complexes ne pratiquent pas
de mariages de cousins. Quand on rencontre, comme dans le cas déjà cité de l'Imerina (hautes
terres de Madagascar) des mariages de cousins permis moyennant une levée de l'interdit, et
appelés de termes bien explicites comme “l'héritage-ne-sort-pas” (mariage permis aux sujets),
nous sommes bien dans la logique des systèmes complexes : de tels mariages ne sont pas conclus
en raison de la parenté, mais bien malgré la parenté, et en vue d'une fin économique. De même
quand il s'agit des mariages permis aux rois seuls, en violation de la prohibition de l'inceste, et
qui portent un nom lui aussi bien explicite : “le-royaume-ne-se-déplace-point”, nous pouvons
dire que l'union est conclue pour des fins politiques.
Ne pas croire non plus que les systèmes complexes, se bornant à édicter des
interdictions, la régulation de l'échange de mariage y serait en quelque sorte aléatoire, ou
purement statistique. Le préjugé courant dans les sociétés occidentales selon lequel les unions se
font “librement” selon les décisions arbitraires des individus ne rend pas bien compte du fait que
la plupart des mariages sont conclus en fait à l'intérieur de milieux assez étroits.
On a décrit également des systèmes “semi-complexes”, qui correspondent aux sociétés
qui ont des terminologies de parenté crow-omaha (v. plus haut). Ces sociétés ne définissent pas
en termes de parenté où on doit chercher son conjoint (en ce sens elles relèvent des systèmes
complexes), mais elles interdisent de chercher conjoint dans un assez grand nombre de groupes
de parenté (dans le cas omaha ni dans son propre clan, ni dans celui de sa mère, ni dans celui de
la mère de son père) ; il en résulte que pour un homme, la société apparaît comme constituée de
deux catégories : les groupes de parenté preneurs de femmes, qui lui sont interdits, et les groupes
de parenté donneurs de femmes où il peut se marier. (Sur ces systèmes “semi-complexes”, v. F.
Héritier, L'Exercice de la parenté.)
- 64 -
TEXTE
LES DONNEURS ET LES PRENEURS DE VIE
(SUD DE MADAGASCAR)
[Cette distinction fondamentale] gouverne tous les cycles d'échanges rituels antandroy dont les
individus ne sont finalement que le prétexte. Non seulement les rituels précèdent la naissance (je pense à la
vache tandra offerte dès avant la naissance au petit-fils utérin par son grand-père maternel) mais ils se
poursuivent après la mort, en tout cas jusqu'aux funérailles célébrées plusieurs mois après le décès. Le plus
souvent les obligations se prolongent jusqu'à la mort du/des fils du défunt. Pour Ego I de la génération
aînée les donneurs de femmes sont des beaux-pères (rafoza), donc des hommes. Pour Ego II, son fils, ce
sont des “mères” (rene) donc (si “masculines” soient-elles) des femmes. Pour Ego I et II les preneurs de
femmes, dans les hameaux desquels leurs sœurs (et leurs filles) se sont mariées, sont des gendres (vinanto)
et les enfants nés de leurs sœurs, des anak'ampela : des “filles” ; des filles “masculines” s'il s'agit de
garçons. Les droits et les devoirs à l'égard des premiers et les privilèges à l'égard des seconds sont si
radicalement opposés qu'ils ne peuvent qu'orienter différemment les choix matrimoniaux. Pour Ego, les
termes de beaux-pères, de gendres, de filles (masculines) ou mères (rene), focalisés sur une position de
parenté ou d'alliance, sont des termes catégoriels étendus à tous les proches parents agnats masculins du
père de l'épouse, de ses frères germains ou des proches parents également agnats des maris de la fille ou de
la sœur. Cela inclut les beaux-frères (valilahy) qui bien que situés sur le même niveau de génération qu'Ego
sont perçus très différemment selon qu'ils sont “preneurs” ou “donneurs de femmes”. […]
Le texte du R. P. Robert Dubois sur les Antemoro peut s'appliquer parfaitement aux Antandroy et
d'autres populations du sud et du sud-ouest et éclaire tout ce qui précède :
“… une forte nuance distingue mes rapports avec le frère de ma femme et mes rapports avec le
mari de ma sœur. Je suis l'obligé du premier, parce que je bénéficie de sa sœur, tandis que l'autre,
l'époux de ma sœur, est mon obligé. S'ils sont tous les deux en visite chez moi, j'oserai envoyer le
mari de ma sœur couper du bois à brûler, je n'oserai jamais le faire avec le frère de ma femme.
Vis-à-vis de celui-ci, je participe à la relation de ma femme avec son frère ; quant au mari de ma
sœur, il participe à la relation que j'ai avec ma sœur. Dans le premier cas, je suis femme, car
identifié à ma femme ; dans le deuxième cas, je suis homme.”1
Aussi singulière qu'elle puisse paraître à des Occidentaux, cette conception est tout à fait
fondamentale à Madagascar. Elle explique que consciemment ou inconsciemment les gens évitent de
mélanger les rôles. Pour ce faire, les agnats masculins “ne bougeant pas” et se mariant sur place, le plus
simple est que les agnats féminins (qui, à l'égal de leurs frères agnats masculins, sont les obligés des
donneurs d'épouses), se marient ailleurs que dans le hameau d'origine de leur mère. De cette façon les deux
catégories des donneurs et des preneurs de femmes demeurent séparées aussi bien conceptuellement que
spatialement.
P. OTTINO. Les Champs de l'ancestralité à Madagascar. Paris :
Karthala-ORSTOM, 1998, pp. 396-397.
1 R.
Dubois, Olombelona. Essai sur l'existence personnelle et collective à Madagascar. Paris,
L'Harmattan, 1978, p. 81.
- 65 -
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION ........................................................................................................................... 1
Note sur les conventions de notation ............................................................................................. 3
Chapitre I. L'ETUDE DES GROUPES DE PARENTE ..............................................................
1er cas : filiation matrilinéaire, résidence natalocale ........................................................................
2e cas : filiation matrilinéaire, résidence uxorilocale .......................................................................
3e cas : filiation matrilinéaire, résidence virilocale ..........................................................................
4e cas : filiation patrilinéaire, résidence virilocale ...........................................................................
5e cas : filiation indifférenciée, résidence ambilocale ......................................................................
Observation sur un cas différent : filiation bilatérale .......................................................................
6e cas : filiation indifférenciée, résidence néolocale ........................................................................
Note sur les incertitudes du vocabulaire technique des études de parenté
entre anglais et français ...........................................................................................................
4
6
8
10
11
13
15
17
TEXTES ........................................................................................................................
A. J. de Mello Machado. La structure sociale makhuwa (Mozambique) ...............................
B. Malinowski. Lois relatives au mariage chez les Trobriandais ...........................................
E. E. Evans-Pritchard. Compensation matrimoniale chez les Nuer
(Soudan) .............................................................................................................
J. Matras-Troubetzkoy. Maisons et groupes familiaux chez les Brou
(Cambodge) ........................................................................................................
D. Hurvitz. Famille paternelle et famille maternelle chez les Anjoaty
(Nord de Madagascar) .......................................................................................
20
20
21
25
Chapitre II. LE MARIAGE ET LA FAMILLE NUCLEAIRE ..................................................
1. Le mariage : recherche d'une définition ........................................................................................
Des droits sexuels ...................................................................................................................
Reconnaissance sociale des enfants ........................................................................................
Vie commune des époux .........................................................................................................
Une relation spécifique d'alliance ...........................................................................................
Passage au statut d'adultes “complets” ...................................................................................
2. Diverses formes de mariage ..........................................................................................................
Reconnaissance sociale ...........................................................................................................
Nombre de partenaires ............................................................................................................
3. La famille nucléaire, une institution universelle ? ........................................................................
26
26
27
29
30
30
31
31
31
31
32
19
22
23
TEXTES ........................................................................................................................ 35
P. Ottino. La famille élémentaire et le mariage dans la région du Bas
Mangoky (Sud-Ouest de Madagascar) ............................................................... 35
P. Zoungrana. A propos de la polygamie en Afrique. Le point de vue
d'un évêque catholique ....................................................................................... 36
Chapitre III. LA TERMINOLOGIE DE PARENTE ..................................................................
En guise d'introduction : comment doit-on les appeler ? un conte traditionnel
indien ..................................................................................................................
Questions de notation et d'enquête ....................................................................................................
Types de nomenclature de parenté ....................................................................................................
Type kariera ............................................................................................................................
Type hawaïen ..........................................................................................................................
Type eskimo ............................................................................................................................
Types crow et omaha, ou terminologies “obliques” ...............................................................
37
37
41
44
44
47
49
52
TEXTE........................................................................................................................... 54
L'exposé de Lewis H. Morgan sur la terminologie de parenté des Iroquois ........................... 54
- 66 -
Chapitre IV. L'ECHANGE MATRIMONIAL ............................................................................ 56
1. Une institution fondamentale : la prohibition de l'inceste ............................................................ 56
2. L'échange matrimonial : structures élémentaires et structures complexes
de la parenté ....................................................................................................... 61
TEXTE........................................................................................................................... 65
P. Ottino. Les donneurs et les preneurs de vie (Sud de Madagascar)...................................... 65
- 67 -