la pensée libre - Réseau Voltaire

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la pensée libre - Réseau Voltaire
la pensée libre
philo-socio-anthropo-histoire
N° 4 - avril/mai 2005
« Heidegger » :
Objet Politique Non Identifié
Le public français est rarement informé de l’édition de grands livres sur l’œuvre
de Martin Heidegger, mais il a été abreuvé de compte-rendus élogieux sur l’ouvrage d’Emmanuel Faye (Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie.
Autour des séminaires inédits de 1933-35, Bibliothèque Idées, Albin Michel, 2005)
visant à démontrer le « nazisme » de celui que Hannah Arendt appelait avec admiration « le roi secret de la pensée ». Nous savons que la réflexion est toujours exigeante,
et que les préposés à l’animation de la conjoncture politique réussissent souvent à
imposer aujourd’hui leurs simplismes. Est-ce encore le cas dans cette « affaire » ?
Car, beaucoup de ce que la philosophie a produit de meilleur au cours des dernières
décennies sort de la méditation de la pensée de Heidegger. A-t-on donc affaire à une
n-ème campagne de haine contre la pensée libre, ou à un débat légitime sur les liens
difficiles existant dans les périodes « difficiles » entre philosophie et vie de la cité ?
Par Maximilien Lehugeur
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la pensée libre
En 1939, paraissaient les trois premiers numéros de La Pensée. Intellectuels, artisans de
la science, militants révolutionnaires, travailleurs à la recherche de vérité, les fondateurs
et les premiers lecteurs de la revue entendaient, à travers l’inspiration rationaliste du
marxisme mener le combat pour la science, la raison, l’analyse matérialiste de la réalité,
la paix, la fin des exploitations et des marginalisations. Ils firent le choix d’entrer en
résistance. Certains le firent jusqu’au sacrifice de leur vie.
Puis, quand la bête immonde submergea l’Europe, La Pensée libre reprit en France dans
la clandestinité, le flambeau de la réflexion et du courage. Après la libération, La Pensée
expliqua les inégalités, les injustices, le colonialisme, l’exigence critique demeurait, le
besoin de résister, de s’insurger, ne l’était pas moins !
Aujourd’hui, malgré des révolutions souvent perverties, des crises inédites qu’on a
laissées inexpliquées ou demeurées dans le cadre d’interprétations anachroniques, des
mutations erratiques, des pensées trahies, des pratiques laissées au hasard, certains
intellectuels (malheureusement trop peu nombreux) et des fractions des peuples (pas
encore assez nombreuses) n’entendent nullement renoncer à l’exercice de la pensée critique radicale, au besoin renouvelé d’émancipation et de libération humaine dans le
contexte d’une globalisation accélérée. Ceux-ci, chacun en leur guise, sont riches d’expériences et de savoirs, et portent le souvenir de leurs héros tant de l’action que de la
pensée. Les États, les nations, les peuples, les classes, les principes, les savoirs sont bousculés, démantelés, éclatés, atomisés, voire niés, mais, malgré tout cela, ils continuent à
vivre. Certes, les vieilles dominations réactualisées en mondialisation généralisée sont
plus contraignantes, les exploitations se renouvellent, l’esprit du néo-colonialisme fait
renaître la bête immonde, toujours présente au sein des démocraties libérales comme
l’avaient déjà perçu et Brecht et Benjamin, lesquelles camouflent, sous le joug hédoniste
de la société du spectacle et de la marchandisation généralisée des rapports humains,
de nouveaux crimes et l’irruption d’un totalitarisme « soft » ou « hard » selon les lieux,
produit par une pensée uniformisée et globalitaire.
Mais « depuis 200 générations », depuis que les penseurs et les philosophes ont mis
en place les fondements de la pensée critique (Cf. L’Apologie de Socrate), des hommes
ont entrevu le moyen de briser les chaînes qu’ils ont ou que l’on veut leur attacher. Par
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ailleurs, toutes les civilisations ont apporté leur palette à « l’arc-en-ciel des cultures humaines » (Lévi-Srauss). La longue marche des Hommes en lutte pour la vérité, la justice,
l’émancipation, s’appuie sur un patrimoine de tâtonnements, de recherches théoriques,
mais tout autant de courage dans l’exercice pratique et qui ont permis des avancées
révolutionnaires, mais aussi engendré des échecs, et qui, au bout du compte, ouvrent
aujourd’hui le chemin de l’espoir.
Le réalisme de la pensée marxiste se conjugue désormais à une herméneutique qui se
veut révolutionnaire, reprenant, dans un contexte politico-économique en partie renouvelé, le souffle de l’esprit transmis par des siècles de combats et d’espérance. À l’heure
où le risque existe de voir la pensée sclérosée derrière un drapeau prétendument démocratique et permissif qui, de fait, asservit et mutile, la patience des penseurs d’une part,
et le combat des résistants de tous les continents de l’autre, permettent d’entrevoir, à
terme, la renaissance d’une Pensée libre.
La pensée libre est une revue éditée par une partie de la rédaction de La Pensée élargie
à d’autres collaborateurs et consacrée au renouvellement de la pensée critique de la
globalisation, du politique, de l’économique, du social et du culturel.
Directeur de la publication : Bruno Drweski
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la pensée libre
« Heidegger » :
Objet Politique Non Identifié
Le public français est rarement
informé de l’édition de grands
livres sur l’œuvre de Martin
Heidegger, mais il a été abreuvé
de compte-rendus élogieux sur
l’ouvrage d’Emmanuel Faye
(Heidegger : l’introduction du
nazisme dans la philosophie.
Autour des séminaires inédits
de 1933-35, Bibliothèque Idées,
Albin Michel, 2005) visant à
démontrer le « nazisme » de celui
que Hannah Arendt appelait
avec admiration « le roi secret de
la pensée ». Nous savons que la
réflexion est toujours exigeante,
et que les préposés à l’animation de la conjoncture politique
réussissent souvent à imposer
aujourd’hui leurs simplismes.
Est-ce encore le cas dans cette
« affaire » ? Car, beaucoup de ce
que la philosophie a produit de
meilleur au cours des dernières
décennies sort de la méditation
de la pensée de Heidegger. A-ton donc affaire à une n-ème campagne de haine contre la pensée
libre, ou à un débat légitime sur
les liens difficiles existant dans
les périodes « difficiles » entre
philosophie et vie de la cité ?
Par Maximilien Lehugeur *
De l’inconvénient
d’avoir pensé
quelque chose de significatif, de créateur)
Le public cultivé français est rarement
séminaires du grand professeur qu’Han-
informé de l’édition de grands livres sur
nah Arendt appelait avec admiration « le
l’œuvre de Martin Heidegger. Quoique
roi secret de la pensée » au milieu des années
l’édition des grands ouvrages du maître
1920-1930. Une bonne partie de ce que la
de Fribourg-en-Brisgau et leur traduction
philosophie a produit de meilleur depuis
dans les grandes langues de la philosophie
lors sort de la méditation de cette pensée
contemporaine (celles où ils se passent
exigeante et patiente, qui alterne méandres
soient désormais réalisées, on continue
encore d’éditer en allemand les cours et
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la pensée libre
subtils (dans les analyses conceptuelles ou
dition : une forme d’hommage à l’enjeu de
textuelles et les descriptions phénoméno-
la pensée, qui tranche avec l’érudition un
logiques), trouées brutales vers l’inaperçu
peu morte et le commentaire plat de tant
de nos façons de penser et percées vers
de professeurs. Chez Heidegger, l’Histoire
l’impensé de la philosophie.
de la pensée n’est jamais un catalogue plat
de doctrines bien connues, mais une inter-
Qui a lu une fois sérieusement de bout
prétation intimement mêlée à la cause qui
en bout une conférence de Heidegger
l’anime, la question de la vérité; on entre
sait l’envoûtement qu’exerce cette pensée
peu à peu dans la pensée même sans séparer
en action sur l’esprit philosophe. L’His-
son déploiement historique (une aventure
toire de la pensée au vingtième siècle nous
occidentale deux fois millénaire) d’une
apprend le rôle capital que joua Heideg-
passion originaire du sens. Une expérience
ger (ses cours, ses séminaires, ses livres,
bouleversante encore aujourd’hui, à la lec-
de son vivant et après sa mort en 1976)
ture, qui fait imaginer ce qu’éprouvèrent
dans la découverte de la vocation philoso-
les auditeurs des générations successives de
phique de nombreux auteurs majeurs des
ses étudiants, quelque chose comme le sen-
huit dernières décennies. L’impression que
timent des auditeurs de Bergson autrefois
lecteurs et auditeurs passionnés de philo-
d’assister au déploiement public de la phi-
sophie ont retirée de cette expérience de la
losophie dans son ambition propre. Et les
pensée « avec » Heidegger ou « à sa suite »,
critiques négatives des spécialistes étroits à
c’est bel et bien l’étonnement philosophi-
l’égard des interprétations heideggeriennes
que devant le découvrement d’évidences
des «grands auteurs» semblent souvent
occultées, l’expérience du dévoilement de
dérisoires parce qu’elles ne sont pas à la
l’essentiel (l’étymologie discutable philo-
hauteur de l’œuvre qu’elles croient réfuter
logiquement mais saisissante et signifiante
et en renforcent encore le prestige.
de l’aléthéia, la vérité en grec). Heidegger est
presque devenu la figure de la philosophie
La pensée de Heidegger a exercé une
par l’incroyable hardiesse et l’incontestable
fascination extraordinaire sur des géné-
originalité de ses déconstructions de la tra-
rations de professeurs, mais elle s’est fait
* Maximilien Lehugeur, ancien élève de l’Ecole normale supérieur (Ulm) et agrégé d’histoire, a obtenu un DEA
de philosophie. Il enseigne la philosophie et l’histoire des idées.
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la pensée libre
admirer aussi par les psychiatres de la psy-
nouvelle et insolemment inactuelle : « la
chopathologie phénoménologique dont L.
question (du sens) de l’être » !
Binswanger, fondateur de la Daseinanalyse,
de nombre d’écrivains (Ingeborg Bach-
Il n’est certes pas impossible de philo-
mann), de poètes (René Char, Paul Celan)
sopher à côté de la pensée de Heidegger,
et d’artistes plastiques, sensibles bien sûr à la
voire contre elle, mais - ne serait-ce qu’à
beauté – philosophique sans doute, comme
titre de retour critique sur la tradition
chez Hegel - de son style (qu’on ne mesure
métaphysique européenne ou d’interroga-
jamais si bien qu’en le lisant en allemand),
tion sur les présupposés de la conscience
mais aussi à sa méditation sur la langue, la
« moderne » (son inconscient très actif,
poésie et à sa défense des enjeux de l’art
son « ombre »), il est impossible de ne pas
pour la dignité de l’homme et son rapport
prendre un moment sérieusement en con-
au monde, dans un siècle de civilisation
sidération ce qu’elle dit, pour la dépasser, si
technique et d’idolâtrie de « la science ».
c’est possible, ou l’écarter en connaissance
À cet égard, la lecture de Heidegger est
de cause. L’auteur d’Être et temps (1927), de
d’autant plus pertinente que le philoso-
Kant et le problème de la métaphysique (1929),
phe étudia très sérieusement ce qu’on lui
d’Introduction à la métaphysique (1935), de
reproche bêtement, souvent, de ne pas con-
Qu’appelle-t-on penser ? (1951-52) ou encore
naître ou de mépriser (les mathématiques,
du Principe de raison (1954-55) a d’ailleurs
la logique formelle, la physique et les scien-
suscité une importante littérature de
ces naturelles) et fut un lecteur attentif des
commentaire, de qualité et d’originalité
auteurs modernes de ces disciplines. Avec
variables (Heidegger est devenu depuis
Heidegger, on est très loin d’un philosophe
quelques années un auteur de programme
« littéraire » jetant selon son sentiment et
d’agrégation en France , et cette année -
quelque fumeuse inspiration «des idées»
grâce au mauvais livre d’Emmanuel Faye
sur le papier ou en l’air, on n’a pas non plus
- d’oral de l’agrégation; enfin, il devient par-
affaire avec un amateur d’art et critique
tout depuis trois décennies un sujet banal
dilettante, ou un romantique réactionnaire
de thèse de doctorat), mais à laquelle ont
ennemi acharné des sciences. On rencontre
participé les grands noms de la philosophie
plutôt une pensée cohérente et mûrie de la
contemporaine.
modernité, basée sur l’information la plus
solide et réfléchie dans une problématique
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la pensée libre
L’Affaire …
de la philosophie ?
bonne fois encore, même si cela devient
Pourtant, c’est toujours « le scandale Hei-
le lecteur à deux bons livres qui font l’état
degger » ou « l’affaire Heidegger » qui
de la question, citations et références à
fait la une des pages culturelles, parti-
l’appui : Jean-Michel Palmier, Les écrits
culièrement en France, quand on daigne
politiques de Heidegger (1968) et François
s’intéresser à cet auteur majeur, enseigné
Fédier, Heidegger : anatomie d’un scandale
partout dans le monde. Celui qui donne
(1988). Ces lectures sont particulièrement
à la « presse sérieuse » l’occasion d’une
instructives, parce que comme quelques
nouvelle preuve de ses mœurs et de son
livres « oubliés » des éditeurs et fatalement
impardonnable mépris de la vérité, dernier
du public, ils n’ont pas pris une ride et, si
faiseur en date de la littérature à scan-
on leur donnait loyalement la chance d’être
dale anti-heideggerienne est un certain
présents dans l’espace médiatique, se révè-
Emmanuel Faye, maître de conférences à
leraient d’une stupéfiante supériorité sur la
Paris-X-Nanterre et « spécialiste » de la
plupart des pseudo-livres publiés depuis
Renaissance et de l’Humanisme. Dix-huit
lors. Il serait fort utile que le lecteur actuel,
ans après le très mauvais « livre » du très
surtout quand il n’est pas averti de l’histoire
mauvais « historien » Victor Farias, L’in-
de cette polémique, dispose des autres livres
troduction du nazisme dans la philosophie d’E.
qui l’ont marquée, sans quoi il fera confiance
Faye relance la polémique sans renouveler
au dernier en date avec sa présentation
les accusations classiques déjà nulles et non
des faits ! Il est tout de même regrettable
avenues. Avec les mêmes scoops refroidis et
qu’en ces circonstances, la parution du livre
les mêmes ficelles.
d’Emmanuel Faye n’ait pas inspiré à Robert
lassant, de reprendre un moment l’histoire
de cette polémique sans fin, en renvoyant
Laffont éditeur de republier Anatomie d’un
Lecteur, connais-moi tout entier ! J’ai peu
scandale. Le « non-initié » entrant dans le
de goût pour les digressions bibliographi-
champ de la polémique, à supposer qu’il se
ques ! Et si je t’en inflige une, c’est contraint
prenne de passion pour la philosophie et
et forcé par la nécessité de l’époque et le
ne cherche pas qu’une excitation des sens
fond du sujet ! Je me permets, parce que
et quelques frissons policiers, pourrait se
l’adversaire m’y contraint, et pour prouver
faire une idée correcte des positions de
mes dires sur un point qui doit être fait une
Heidegger et comparer deux versions des
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la pensée libre
faits : il y gagnerait un peu de temps ! Mais
foi et de la conscience professionnelle ! Le
l’édition fait partie du système marchand
malheur pour Fédier, en matière de réédi-
et publicitaire-médiatique, aussi sa nature
tion, de publicité et de gros tirages, est de
ambiguë de commerce des idées parasite-t-
ne pas s’appeler Luc Ferry ou BHL. Il ne
elle l’organisation d’une telle confrontation,
reste plus aux revues littéraires et philoso-
la seule qui serait honnête intellectuelle-
phiques sérieuses (combien de divisions ?)
ment. Pour information à mon lecteur, le
qu’à faire leur travail, je veux dire éclairer
libraire consciencieux à qui j’avais confié
le public sur les termes du débat et à lui
le soin de vérifier auprès de l’éditeur l’état
signaler l’existence du livre de Fédier et
des stocks a eu confirmation au téléphone
de bonnes bibliothèques. A ces ouvrages
que le titre de Fédier était épuisé et que
qu’on ne trouvera plus que d’occasion,
sa réimpression n’était pas prévue à brève
j’ajoute l’excellent essai « La Guerre de
échéance, mais que l’éditeur y était éven-
Sécession ou Tout ce que Farias ne vous a pas
tuellement disposé si un grand nombre
dit et que vous auriez préféré ne pas savoir »
de lecteurs le demandait et se groupait !...
dans Ecrits logiques et politiques de Gérard
Inutile de signaler que ledit éditeur n’a pas
Granel (Galilée 1990), encore distribué,
pris de disposition pour faire le compte des
bien que soigneusement occulté et d’abord
demandes de ce titre, que donc même si le
par ceux qui prétendent « répondre » aux
compte des demandes prouvait une attente
défenseurs de Heidegger ! La stratégie de
« quantitativement digne d’attention »,
« l’oubli » importe tant à l’Affaire, qu’il faut
elles seraient si dispersées dans le temps
se faire un peu mémorialiste. Heidegger
et l’espace que cela ne se verrait pas et que
nous le dit d’outre-tombe, disciple pour la
d’ailleurs le public ne pensera même pas à
forme de Luther (qui avait compris le rôle
demander de lui-même, puisque souvent
des formules mémorables filés dans le jeu
il n’en connaît pas l’existence. À moins
de la langue), et pour le fond, de Platon :
peut-être que l’Université ne promeuve les
le penser (Denken), menacé par l’occulta-
œuvres de Fédier au rang de manuels obli-
tion de ce qui recouvre (Decken), est aussi
gatoires des concours d’enseignement et
une remémoration (un An-denken : un y-
n’en édicte l’achat personnel à chaque étu-
penser, penser à, se souvenir de, en grec
diant ou ne passe commande de centaines
ana-mnésis), la pensée (Gedanke) est alors un
de volumes du même titre pour ses biblio-
don et un remerciement (Dank) et la piété
thèques ... Merveilleux cercle de la bonne
(Frömmigkeit) envers la pensée du passé
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la pensée libre
est obéissance fidèle à l’injonction du sens
Rééditera-t-on un jour ce texte quasi anti-
immanente à cette Histoire. Penser: une
sémite sur «les Israëlites Brunschvicg et
vocation à l’originaire, demandant la radi-
Bergson» ?) et compromis dans la colla-
calité de l’intelligence et la plus profonde
boration idéologique (cf. l’introduction
culture, ni l’originalité «personnelle» (il y a
à la Philosophie de Nicolas de Cues, Aubier,
la tâche de la philosophie), ni le fétichisme
Paris 1941, avec les touchantes louanges
antiquaire de spécialiste, innocemment
à l’Université allemande après le séjour à
nihiliste. Une destination (Geschick) et
l’Institut français de Berlin et les remercie-
une Offrande (Geschenck) à l’avenir, s’il s’en
ments enthousiastes pour les conditions de
soucie. Que ceux qui ont des yeux pour
confort offert par l’Académie allemande !),
lire…
publiait en 1946 un texte injustement
sévère et perfide à l’encontre de Heidegger.
Si on se limite à la France, il y eut d’abord
Seul le jeune Frédéric de Towarnicki (lire
l’enquête des Temps modernes de Sartre en
ses très beaux textes regroupés dans A la
1945, qui envoyèrent des observateurs peu
rencontre de Heidegger : souvenirs d’un mes-
bienveillants s’enquérir de l’état d’esprit et
sager de la Forêt Noire et Martin Heidegger :
du dossier de Heidegger, tenu pour gra-
Souvenirs et chroniques, Bibliothèque Rivage,
vement compromis avec le régime vaincu.
Payot, 1999) s’informe avec honnêteté et
Eric Weil, néo-kantien juif allemand exilé,
fair-play de l’affaire du Rectorat et revient
hostile au penser heideggerien tenu pour
soucieux de défendre l’honneur du philo-
un paragraphe du système néo-hégélien
sophe. Il sera en France avec Jean Beaufret
(lire à ce sujet les pages de son Logique de
le porte-parole affectueux et admiratif
la philosophie), s’amusait en 1947 (son arti-
du grand penseur diffamé, dont la gloire
cle « Le cas Heidegger » ressemble à un petit
commence son ascension malgré tout. ( Je
triomphe de compensation) de voir l’édi-
renvoie le lecteur à Heidegger en France, de
tion critique de Kant éditée par Cassirer
Dominique Janicaud).
trôner dans le bureau de son vieux rival.
Maurice de Gandillac, pourtant longtemps
Puis c’est la nouvelle vague des ragots, des
défenseur d’ une conception raciste de
soupçons et autres délires d’interprétation
type maurassienne de l’Europe (cf. l’article
des années 1960. Le point de départ : La
« Homo Europaeus », pp. 179-188, dans
destruction de la raison (1960), le plus mau-
Les Cahiers d’Occident, 1er numéro, 1926 ;
vais livre de Georg Lukàcs, qui accuse
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la pensée libre
presque tous les grands noms de la philo-
sujet l’excellente et impitoyable critique de
sophie allemande depuis la mort de Kant
John Lukàcs dès la parution, reprise dans
de pensée « bourgeoise-réactionnaire »,
Remembered past , du même auteur), dans ce
masquée en nationalisme prussien (Hegel
qui sera le fond de commerce de François
ayant droit à plus d’indulgence en raison
Furet.
de sa progéniture marxiste que Schelling),
Le spécialiste de politologie allemande
puis, à partir de Nietzsche (aussi mal lu de
et publiciste Alfred Grosser montre dans
notre censeur communiste que de ses exé-
ce même hebdomadaire (19 décembre
gètes nazis), de fascisme (c’est-à-dire dans
1964) son peu de connaissance du dossier,
la langue marxiste, de nazisme). En 1964,
sa compétence limitée en philosophie et
Adorno publie son très contestable Jargon
surtout l’aveuglement de la passion d’un
der Eigentlichkeit/Jargon de l’authenticité (tra-
Allemand juif exilé : il colporte le ragot
duit chez Payot). En France, dès 1961 et
sans base documentaire sérieuse selon
1962, Jean-Pierre Faye (père d’Emmanuel
lequel Heidegger faisait (certains de) ses
Faye) commet dans la revue Médiations
cours en uniforme de SA (ce dont il n’existe
deux articles sous le titre « Heidegger et la
aucune photographie). Les 14 et 20 janvier
Révolution ». Un débat public s’ensuit au
1965, le philosophe Vladimir Jankélévitch,
Nouvel Observateur (pas le Völkischer Beo-
bergsonien bien connu, caché à Toulouse
bachter/L’observateur du peuple du NSDAP
pendant l’Occupation, qui depuis 1945 fai-
– ce rappel est destiné à ceux qui comme
sait profession de ne plus parler allemand
Emmanuel Faye voient des nazis partout )
ni lire les auteurs allemands et sortait
qui se fait un plaisir sous la houlette de la
ostensiblement des réunions où l’oeuvre
« gauche libérale » de Jean Daniel et de son
de Heidegger était abordée, publie dans le
inspirateur néo-feuillant, l’historien révi-
Figaro que Heidegger aurait salué avec joie
sionniste de la Révolution François Furet,
l’invasion de l’URSS (et donc de la Russie,
déjà spécialisé dans la chasse au totalitaire,
dont est originaire la famille Jankélévitch) !
de jouer la tribune obligée des question-
Ces ragots ont la vie dure ! En 1995, alors
nements intellectuels médiatiques. La
que je mentionnais le nom de Heidegger
rédaction politique de l’hebdomadaire se
pendant une soutenance, les deux universi-
spécialise à la suite d’Hannah Arendt, dont
taires renommés de mon jury (un hégélien
Les origines du totalitarisme est le plus mau-
et un épistémologue), se croyant – mais
vais livre, il faut le dire (on peut lire à ce
qui ne s’y croit ?! - au fait du cas Heidegger
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la pensée libre
(l’uniforme SA, le salut nazi à tout propos,
en laquelle il croit voir, par projection et
notamment en cours, l’entêtement dans
déformation professionnelle, la mythologie
l’erreur après 1945, le « silence ») s’excla-
typiquement nazie de la mort, du combat,
mèrent : « il avait ça dans le sang »! Drôle
du sang et de la terre, d’où le titre « Martin
de formule pour des maîtres de philoso-
Heidegger ou le conservatisme agraire » (Allema-
phie humaniste !
gne d’aujourd’hui, N°6, janvier-février 1967).
Sans surprise, le meilleur connaisseur alors
Cet article simpliste, basé sur les raccourcis
en France du maître attaqué, Jean Beaufret
faciles de certaine philologie idéologique,
prend la défense de Heidegger. Bientôt
nourrit encore le dossier d’Emmanuel Faye
il renoncera à toute discussion, faisant
sur la culture Blut und Boden et völkisch
l’expérience qu’elle ne peut se mener que
(nationaliste-raciste et passéiste) prêtée
sur des bases fausses et sans éthique de la
à Heidegger, en dépit de ses rectifications
discussion historique (sur les faits) et her-
les plus nettes. Il faut dire qu’il avait nourri
méneutique (sur les textes). La réponse de
d’abord les « travaux » de Jean-Pierre Faye,
Beaufret, à qui veut savoir qui est Heideg-
autre « philologue » improvisé de la dénon-
ger : une explication élégante des points
ciation de la langue heideggerienne.
fondamentaux de l’œuvre. Je renvoie le
En 1968, dans Critique, le jeune agrégé de
lecteur à ces Dialogues avec Heidegger, médi-
philosophie François Fédier, ancien étu-
tations tranquilles sur la pensée du maître,
diant de Jean Beaufret et introduit auprès
marquées d’un souverain détachement par
de Heidegger (il y a des gens qui ont de
rapport à la calomnie.
la chance !), publie « Trois attaques contre
Mais à la même époque, Pierre Trotignon
Heidegger » (N°234), une étude percutante
écrit en 1965 pour l’encyclopédie Que sais-je
des légendes tenaces soigneusement entre-
un Heidegger utile mais plutôt ambigu sur
tenues contre le Maître en dépit de tout
le nazisme de Heidegger, qui influencera
depuis 1934. Jean-Pierre Faye répond dans
des générations d’étudiants dans le sens du
Critique N°237 : « A propos de Heidegger ».
soupçon de nazisme profond, d’affinités,
Il inclut Heidegger dans son « Hitler et les
sans apporter les mises au points claires
intellectuels . Contributions à la sociologie poli-
déjà possibles. Un germaniste spécialiste
tique », (I) en 1967. La revue Critique publie
de littérature romantique, Robert Minder,
(N°251) aussi en avril 1968 une lettre de
se prend, à la même époque, pour l’exégète
la fille de Husserl (publiée déjà en Allema-
le mieux armé de la pensée heideggerienne
gne dans le revue Merkur) pour réfuter la
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légende d’une rupture personnelle du vieux
Heureusement pour Emmanuel Faye, Pal-
maître fondateur de la phénoménologie
mier n’est plus là pour répondre…
et de son étudiant hérétique Heidegger.
Jean-Michel Palmier décide alors en 1968
Pour les imprécateurs de la chasse à l’Hei-
d’offrir une étude précise sur Les écrits poli-
degger, le dossier aurait rebondi avec le livre
tiques de Heidegger (L’Herne) pour faire la
de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, de
synthèse du débat et prouver, sur textes,
1987, traduit en plusieurs langues. Mauvais
après François Fédier, l’inanité de la plu-
livre d’un amateur aux motivations dispu-
part des critiques très violentes formulées
tées : désir de gloire facile par le scandale,
contre Heidegger sur le thème du nazisme.
ressentiment d’étudiant médiocre en mal
Ce livre, très instructif, aujourd’hui épuisé,
de reconnaissance de la part des spécia-
garde un grand intérêt, malgré quelques
listes de Heidegger (il a prétendu avoir
erreurs mineures (Rathenau par exemple,
participé à un séminaire de Heidegger,
n’était pas socialiste, Niekisch ne devint pas
où il n’a jamais été inscrit ni enregistré),
socialiste après 1945, il l’avait été de 1917 à
projection sur Heidegger de haines anti-
1925, mais adhéra au SED, parti socialiste
fascistes latino-américaines. Peu importe :
« unifié » pro-soviétique de RDA après
le contenu juge le livre. Pourtant ce thriller
1945), qui n’entachent pas sa démons-
pour les imbéciles est encore réédité (par
tration. Emmanuel Faye qui plonge avec
exemple en poche en France, mais aussi
délice dans toutes les erreurs réfutées par
en Angleterre sous le titre Heidegger and
Palmier (depuis 1968 !) croit ou veut faire
Nazism, Temple Press, 2003, avec préface
croire pourtant que le passage très naturel
de Joseph Margolis et surtout quatrième
de Palmier à d’autres sujets viendrait d’un
de couverture complaisamment élogieuse
sentiment de s’être fourvoyé : une sorte
du service de presse de l’éditeur minimisant
d’aveu ! A comparer les livres, c’est pour-
la démolition du contenu et accréditant les
tant Palmier, de toute évidence, malgré les
diffamations de Farias). François Fédier
erreurs mineures ou les approximations
en a fait justice une fois pour toutes dans
que souligne avec une feinte indulgence
son Anatomie d’un scandale. Le Farias reste
E.Faye, qui tient encore, et de loin, le mieux
pourtant une autorité dans la sous-littéra-
la route en 2005 ! Mentez ! Mentez toujours,
ture de bile anti-heideggerienne. Il aurait
il en restera bien quelque chose, disait Voltaire.
apporté des faits, des documents, même si
12
Farias aurait commis quelques maladresses
l’on imputait (lire par exemple le polémiste
de forme.
catholique intégriste français contempotain
Sur le fond, E. Faye prétend d’ailleurs
Ivan Gobry) l’apostasie de Scheler (son
aller encore plus loin ! Il récupère aussi la
évolution philosophique jusqu’à la rupture
biographie de Heidegger de Hugo Ott,
avec le catholicisme) à sa libido, à l’adultère
Heidegger : Unterwegs zu seiner Biographie,
et aux facilités du divorce, tandis que Hei-
de 1988 (le titre signifie « en route vers sa
degger aurait subi l’influence de son épouse
biographie (réelle) ») qui apparaît désor-
Elfriede, une luthérienne. Militaire français
mais clairement comme la vision partiale
en poste à Fribourg alors, F. de Towarnicki
d’un représentant du parti catholique (rap-
dans ses mémoires dit même que ce sont
pelons que le Zentrum catholique a voté
les catholiques qui dénoncèrent Heideg-
les pleins pouvoirs à Hitler en 1933) qui
ger aux autorités françaises d’occupation.
vouait Heidegger aux gémonies depuis
C’était une sorte de règlement de comp-
qu’au début des années 1920, déçu par
tes. Tous les témoignages sur les cours de
le thomisme officiel de la « philosophie
Heidegger avant 1945 indiquent que Hei-
catholique » et rejetant la pensée cléricale,
degger était un critique sévère du « système
il s’était converti, comme avant lui Hus-
catholique ».
serl, et peut-être sous son influence, au
Une partie des attaques d’ E. Faye sort
protestantisme luthérien. Cette rancune
aussi de L’Ontologie politique de Heidegger de
tenace s’explique par l’énorme décep-
Bourdieu (1988, Édit. de Minuit, collec-
tion ressentie dans le monde universitaire
tion « Le sens commun », sic !) revisitée
catholique de perdre son meilleur poulain,
cavalièrement mais avec quel aplomb for-
car le jeune philosophe brillant était pro-
cément « critique » par Pierre Bourdieu.
metteur (l’Eglise avait investi sur ce jeune
Un ouvrage qui fait encore les délices des
homme d’origine modeste en lui payant
bourdivins extasiés. L’auteur dont chacun
ses études de théologie et philosophie et
connaît la vertigineuse pensée, rebattue par
pensait avoir droit à sa reconnaissance). La
les marxistes et les sociologues bien avant
défection de Heidegger était un nouvel un
lui, sur la reproduction sociale des élites
espoir déçu après la « trahison » de Max
dans le système scolaire, et que certains vou-
Scheler, dont Heidegger fera l’éloge funè-
draient canoniser en maître à penser pour
bre en 1928. Pour apprécier le niveau de
sa compassion sur les humiliés et les offen-
l’aigreur entre les parties, rappelons que
sés et pour ses leçons de médiologie, se livre
13
à des analyses aussi subtiles (« Une pensée
culture d’une vaste étendue et il est non moins
louche ») que son jeu de mots sur le titre
habile dans le choix et l’arrangement des cita-
allemand d’Ordinarius : Heidegger « pro-
tions. Il n’a aucune idée de la philosophie grecque,
fesseur ordinaire » serait finalement très
car l’outil de travail lui manque. Il a un certain
ordinaire et relèverait de plates réductions
talent pour la description phénoménologique. À
sociologiques sur l’influence du milieu. On
l’intérieur de ce domaine bien précis, il pourrait
y trouve déjà (comme plus tard dans E.
être fondé à accomplir certaines tâches. Mais il
Faye comme dans V. Farias) les banalités
vit depuis longtemps au-dessus de ses moyens. Il
sur l’adhésion à la Révolution conservatrice
n’a pas la moindre idée de ce qu’est la pensée ;
et la mentalité völkisch (raciste, rétrograde).
peut-être même la déteste-t-il. Je n’ai jamais
rencontré quelqu’un qui vive aussi exclusive-
Premier à avoir tenté une démolition « phi-
ment à partir du ressentiment et de tout ce qui
losophique » de la pensée de Heidegger,
est « anti ». Lorsqu’il fut habilité à Marbourg,
avant de modérer ses accusations de nihi-
c’était un marxiste pur et dur. Il a qualifié Être
lisme et de rendre hommage à Heidegger
et temps de « théologie déguisée ». Le même livre
comme au plus grand penseur allemand
est devenu plus tard « pur athéisme ». Rien n’in-
depuis Hegel(!), son ancien disciple juif
terdit assurément de passer de Feuerbach à saint
exilé Karl Löwith, pillé par tous les anti-
Augustin, d’abjurer celui-là pour se convertir à
heideggeriens, dont les textes nourrissent
celui-ci. À condition toutefois de ne pas imputer
aussi depuis vingt ans les « analyses » du
à d’autres un « tournant » dont il n’a de surcroît
politologue/historien de la culture améri-
pas la moindre compréhension. Je préfère passer
cain Richard Wolin (éditeur d’un recueil
sous silence des choses moins honorables qu’il s’est
des textes de Löwith en américain – sous le
permis, bien que j’aie continué à l’aider par des
titre Heidegger : European Nihilism, 1995 - et
recommandations en Italie et au Japon. (…) ».
auteur de Politics of Being : the Political Thou-
(Correspondance avec Jaspers, Correspondance
ght of Martin Heidegger, 1990). Löwith est
avec E. Blochmann, trad. François Fédier,
un auteur certainement digne de lecture,
p. 337, NRF, Gallimard 1996). Quant à
Heidegger avait distingué son intelligence,
Wolin, son travail « surfe » avec facilité
mais voici ce qu’il écrit de lui (le 19-janvier
d’une façon très « américaine » sur ce qui
1954) à Elisabeth Blochmann en prenant
peut briller dans les départements de scien-
connaissance des attaques de Löwith à
ces politiques ou d’histoire des idées sous
son endroit : « Löwith est quelqu’un qui a une
un libéralisme « politiquement-correct »
14
de bon aloi : la question est de savoir s’il a
intérêt ni crédibilité universitaire, dont les
« lu » Heidegger sérieusement.
analyses sur le discours totalitaire laissent
au moins songeur, tant les banalités alter-
C’est dans tout cela que puise E. Faye. Com-
nent avec erreurs et confusions patentes.
pilant sans complexe ni scrupule excessif
Pourtant le fils nous promet du nouveau.
cette littérature, qui depuis l’origine et de
Les ultimes preuves ! Car en soixante ans
plus en plus, associe Heidegger, E. Jünger
d’enquête à charge obstinée, on ne les avait
et Carl Schmitt, E. Faye revient aussi aux
pas trouvées : ce seul fait serait à méditer,
sources familiales de la polémique de son
avant même de recevoir pour preuves ce
propre père Jean-Pierre Faye, « théoricien »
qu’on a déniché. Mais plus encore : la par-
de la « raison narrative » (comprenne qui
ticipation active, en pensée et en parole, au
pourra ses écrits) et essayiste bavard sans
génocide juif !
1. Faye junior : quand ç’est fini, ça recommence
Marx dit dans un texte fameux qu’une
révolution est d’abord tragique et que sa
répétition artificielle est comique. Il se
pourrait qu’Emmanuel Faye réalise cette
Promotion !
ou les marchands de tapis
de la pensée
prophétie dans son petit domaine.
Voici qu’un nouveau livre paraît : événe-
Heureux Emmanuel Faye, il a beau nous
ment ? Il est salué par la presse à grand
vendre les oripeaux des vieilles polémiques
tirage et petite pensée comme une révéla-
rapetassés, présenter son collage comme
tion. De quel droit ? On en reparlera !…
une œuvre originale au bluff, la promotion
Des exemples : Roger-Pol Droit consacre à
lui est assurée par du beau monde dans la
la mi-mars 2005 au livre d’Emmanuel Faye,
critique. La raison : il aurait tout vérifié,
en prévision de la sortie (31 mars 2005), un
approfondi et « radicalisé ». D’une polé-
article élogieux pour le « jeune chercheur »
mique faite de pseudo-savoir, la gloire est
(sic ! on dirait plutôt « compilateur-inven-
douteuse au panthéon de la pensée ou de
teur ») et diffamatoire pour Heidegger :
l’histoire, mais assurée dans la presse d’opi-
« les crimes d’idées de Schmitt et de Heideg-
nion.
ger ». Le « hasard » de l’actualité permet
en effet au chroniqueur du Monde, agrégé
15
de philosophie, sorti depuis belle lurette
dans l’esprit du lecteur, tant la double
de l’enseignement et jamais chercheur de
page du dossier impose inconsciemment
sa vie, nullement spécialiste de Heidegger
l’évidence d’une entente presque « fusion-
ou de la phénoménologie, encore moins
nelle » entre les deux monstres. Au cœur de
historien du nazisme ou du fascisme, mais
la double page du Monde des livres donc, une
auteur prolifique de livres «philosophiques»
photographie de Heidegger en recteur de
plutôt faibles, de traiter de deux nouveau-
Fribourg de 1933. La petite moustache à la
tés tapageuses en même temps : un beau
mode, l’insigne à croix gammée sur le revers
coup de com’. Heidegger en hypostase de
de la veste souabe (ou tyrolienne, en tous
la pensée nazie, à côté du juriste Carl Sch-
cas forcément völkisch) est le message central
mitt, bien plus engagé que lui (lui « traité »
du dossier. Heidegger=Hitler. Et tant pis si
par Yves-Charles Zarka dans un sûrement
Heidegger porte ici l’insigne fonctionnarial
mémorable Un détail nazi dans la pensée de
obligatoire de son état de recteur (l’aigle
Carl Schmitt qu’à ce qu’il semble, on n’est
d’argent, tenant dans ses serres une petite
jamais trop prudent, il incite ses étudiants
croix gammée) et non celle d’adhérent au
à acheter). On reviendra sur Carl Schmitt,
parti nazi. Pour user de la rhétorique de
tout de même tard venu et occasionnelle-
M. Zarka : un détail dans la pensée anti-
ment à la NSDAP (par « réalisme ») et
nazie de Roger-Pol Droit. Au-dessous, la
dissident du nazisme (puisqu’il fut officiel-
photographie de Carl Schmitt en manteau
lement condamné idéologiquement par la
civil assis sur un banc et conversant à Ram-
SS dès 1936-37 pour son anthropologie
bouillet pendant l’Occupation (1941) avec
… catholique, c’est-à-dire universaliste et
Ernst Jünger dans l’inquiétant uniforme de
non-raciste). Il faudra aussi s’interroger sur
la Wehrmacht, complices tramant on ne sait
ce hasard, cette coïncidence de publication
quel lugubre projet nazi « en live », sous nos
à deux jours près (30 mars et 1er avril ! mais
yeux, pris la main dans le sac, peut-être fiers
oui !) justifiant un traitement conjoint et
d’eux-mêmes en plus. Ernst Jünger que R.
donnant lieu à une promotion passionnée
Minder appelait finement « le poète assassin »
des deux auteurs, comme s’il n’en formait
et qui depuis vingt ans suscite de nouveau
qu’un. À lire E. Faye, on verra que cette stra-
les attaques grossières d’une certaine criti-
tégie des éditeurs et des auteurs correspond
que littéraire politisée – « sociologique » et
à une authentique intention de tir groupé
néo-sainte-beuvienne comme dans le cas de
et d’amalgame. Amalgame suscité jusque
l’Allemand Rolf Lepenies - et d’historiens
16
des idées les moins scrupuleux (mais a-t-on
frère jumeau en ontologie de Schmitt et la
le droit d’être scrupuleux et de s’encombrer
transposition ou plutôt la source, en tous
de « détails » devant « le nazisme » ?!),
cas la justification théorique, de sa pensée
E. Jünger donc n’ayant pas encore droit
foncièrement raciste. Le résumé de R-P.
(patience !) à sa nouvelle dénonciation (for-
Droit, extrêmement violent, a le mérite
cément radicale !), Heidegger et Schmitt
de ramener à sa crudité la thèse du jeune
ont chacun droit à un encart, celui de Hei-
Faye : « Malgré tous les efforts passés et présents
degger intitulé, en toute simplicité, « trouver
(de ceux que E. Faye appelle en toute subti-
l’ennemi » serait tiré d’un séminaire maudit
lité les « révisionnistes ») pour le faire oublier,
occulté, enfin dévoilé et étudié pour la
on constate de page en page que cette pensée est,
première fois (par E. Faye bien sûr !), qui
dans son fond comme dans son vocabulaire,
prouverait que Heidegger cautionnait au
raciste. » Les exemples accablants que donne
nom de sa philosophie la dénonciation d’ennemis
ce Monsieur Loyal de la Philosophie susci-
intérieurs, y compris fictifs, pour ressouder la
tent d’emblée quelque doute dans l’esprit
communauté du peuple aryen ! Le titre de
du connaisseur : Heidegger aurait parlé
l’encart sur Schmitt va si bien avec : « la
de l’« enjuivement » de l’Université alle-
protection du sang allemand » (texte de 1935,
mande dans une lettre des années 30, déjà
commentant et justifiant les Lois racia-
expliquée depuis 1996 par le philosophe
les de Nuremberg, qui d’ailleurs – mais
français (et remarquable connaisseur, lui,
pourquoi le dire ? - n’ont aucun rapport
de Heidegger) Marcel Conche : un terme
nécessaire avec l’extermination physique
banal à l’époque et nullement propre au
des juifs, puisque les nazis les présentaient
nazisme, dans une société où l’origine juive
comme une sorte de version allemande
était un fait dicible ; R-P. Droit cite aussi
des lois de séparation du judaïsme, < cf.
un texte, selon lui accablant, sur Héra-
Mein Kampf, p. 306 de l’édition française,
clite faisant de la philosophie allemande
N.E.L> !, répètant, mais cette fois en les
l’héritière de la grecque ! (Et alors ?…) Évi-
racialisant les lois prussiennes de 1822, qui
demment on nous réchauffe des passages
interdisaient la haute fonction publique et
tronqués du Discours du Rectorat, déjà expli-
les offices de la magistrature et de l’armée
qués successivement depuis quarante ans
aux Juifs, <cf. l’admirable mise au point de
par Jean-Michel Palmier, François Fédier
Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme, Paris,
et Gérard Granel ! Discours de rectorat
1973, pp. 81-83). Heidegger serait donc le
déjà tronqué et truqué (par les coupes et
17
les traductions tendancieuses) concoctées
on remerciera poliment. Nos amis agrégés,
par Jean-Pierre Faye en 1967. R-P. Droit
qui ont fui le corps enseignant où décidé-
qui était tombé dans le panneau de Farias
ment on s’ennuyait trop, pour « écrire »
et avait sonné la charge avec la virulence de
en journalistes, n’auront jamais trouvé le
l’ignorant dans le même canard, repart à
temps de se cultiver sérieusement sur les
l’assaut comme en 1914 ! Dire qu’il fustige
sujets dont ils parlent. On ne « sait » rien,
les formules de Heidegger sur la philoso-
mais on dira tout, car il faut que ça cause
phie comme « combat » ! On est confronté
dans l’Opinion avertie. Et nos agrégés gré-
à la vraie bêtise, ce devant quoi il n’y a rien
garisés tombent tellement, quelle ironie !
à faire, disait Kant.
quelle nécessité ! jusqu’à la caricature, sous
L’agrégé de philosophie journaliste (qu’on
la catégorie de « l’inauthentique » selon Être
excuse l’oxymore ! mais si le réel est oxy-
et temps. « Die Gerede », le bavardage, disait
moresque, que demande l’expression de la
Heidegger. Oui, il faut choisir, penser ses
vérité ?) Robert Maggiori se montre plus
lectures au rythme imprévisible et très peu
« prudent » : fuyant plus intelligemment
éditorialiste de la méditation ou s’affairer
un dossier qu’il ne connaît pas et qu’il sent
sans cesse dans les effets d’annonce et l’es-
problématique (une forme de flair, tout
broufe pédante. Refus du dialogue de notre
de même !), mais sur lequel la Machine le
part ? Insupportable élitisme ? Encore une
presse de réagir avec « compétence », forcé-
preuve du fascisme heideggerien ? La faute
ment (l’agrégation de philosophie comme
à Platon ennemi de la « société ouverte »
bonnet de mandarin et peau d’âne du
du regretté Popper et précurseur du
concept), il se dit très intéressé et ébranlé
Goulag selon l’ineffable Glucksmann ?…
par le travail très érudit et bien mené (ce
Comme il vous plaira. Mais une minute
torchon !) de M. Faye. Mais comprenant
d’honnêteté entre nous : qui méprise le lec-
sans doute que l’affaire pourrait mal tour-
teur le plus, qui vend son âme philosophe
ner, il n’ose aller au bout des compliments
(si vous en avez une) le plus, de celui qui
et habilement s’en tire d’une pirouette très
dit loyalement qu’il faudrait lire des choses
courageuse : ne devrait-on pas organiser un
sérieuses avec humilité, prendre le temps
débat contradictoire ?… Ah, le débat ! Ce
de l’étude, se mettre à l’écoute de ce qui est
mot commence à puer autant que « liberté »
dit au juste, ou bien du journaliste mauvais
dans notre société. Quand on voit ce que
vulgarisateur qui, véritable Midas inversé,
donnent les équivalents télé et radio de Libé,
transforme en connerie tout ce qu’il touche.
18
Ce journalisme « de référence », comme il
immédiatement ? – que des « heidegge-
aime à se nommer lui-même avec modestie,
riens radicaux » (bref des gens sérieux tout
est une mine pour l’observateur des travers
simplement, qui ne se laissent pas impres-
dramatiques de notre société du spectacle,
sionner et ne supportent plus la foutaise
car au-delà du dérisoire, du bouffon, il y a
diffamatoire) osent menacer la liberté de
la facilité avec laquelle la haine et la calom-
la critique (sans blague !) et calomnient
nie sont déversées contre un auteur mort,
E. Faye et ses amis. C’est vraiment l’hô-
et avec quelle bonne conscience ! Il y a aussi
pital qui se fiche de la charité. Mais on y
la lâcheté de celui qui laisse faire, parce
est habitué de la part de ces hautes sphères
que c’est la lame de fond de la bêtise d’une
de l’intellect. On ne sait cependant ce qui
époque (et on est moderne, quand même !)
doit le plus prêter à rire : l’identification de
et qui joue au philosophe normand, en un
Faye junior à la cause de la pensée et de la
sens qui n’a plus rien à voir avec la pratique
liberté d’expression ? la suggestion que son
faussement naïve d’Alain autrefois : « pt’-êt’
livre serait sérieux et susciterait un large
ben qu’oui, ou qu’non ». En version journa-
intérêt mondial ? ou l’invitation à un grand
listico-opportuniste : « c’est intéressant … ».
débat et à de nouveaux travaux pour appro-
Juger philosophiquement, on ne sait plus,
fondir l’affaire ? Mais un débat sur quoi ?
parce qu’il faudrait tout de même avoir tra-
Et un approfondissement de quoi ? quand
vaillé le sujet avant d’oser risquer une prise
toute l’affaire est réglée par E. Faye dans le
de position. Agrégés, nos chroniqueurs ne
sens d’une inculpation de nazisme radical
semblent plus guère l’être à la philosophie,
(formulée jusque dans le titre pour qu’il n’y
et l’ont-ils jamais été ? Ces compte-rendus
ait pas trop de nuances !) et que l’attaque
complaisants, enthousiastes et stupides
contre les spécialistes les plus réputés se fait
ou lâches, prouvent encore, à propos de
à coups d’accusation de « révisionnisme » ?
la presse réputée sérieuse des démocra-
Décidément le sens du débat est tombé
ties occidentales, la justesse du jugement,
bien bas dans ce pays : le débat oui, tou-
impitoyable, de Karl Kraus : « Le journal :
jours, mais sans différend s’il vous plaît.
l’entonnoir des bruits ».
Depuis lors, une pétition risible d’universi-
Puisque donc ils prétendent vouloir du
taires médiocres ou qu’on avait connus plus
débat et puisqu’on ne donne guère à ces
inspirés naguère, s’indigne – à la demande
enragés de « heideggeriens radicaux »,
du Monde et de Libération, qui les relaient
extrêmes
et
19
autres ultra-heideggeriens
la parole, leur préférant quelques faux
le dossier le plus solide et le meilleur client
« débats » avec des heideggeriens fréquen-
du monde ne savent pas plaider leur cause.
tables c’est-à-dire culpabilisés et intimidés,
Au moins voudrait-on voir ces professeurs,
masochistes venus se faire marcher sur les
habitués au confort du magistère d’amphi-
pieds devant le public, étranges « heideg-
théâtre et piètres débatteurs de radio, plus
geriens » patentés par l’adversaire et prêts
doués pour la confrontation « savante ». Et
cependant à entendre les pires horreurs sur
il est assez triste de voir que des universi-
l’auteur, auquel, paraît-il, ils auraient con-
taires d’une certaine compétence se sont
sacré la plus grande partie de leurs études,
laissés piéger (ou aller) jusqu’à participer
puisque donc la défense est exclue du pré-
au nom d’un prétendu état des lieux plu-
toire des ondes culturelles et des étagères
raliste et inter-générationnel (blablabla …
des librairies, nous nous permettons de
voir l’avant-propos très politiquement cor-
renvoyer le lecteur curieux aux infâmes
rect et très moral de M. Bruno Pinchard)
extrémistes qui, nous dit-on gravement,
à un colloque sur « Heidegger et l’huma-
diffament E. Faye. Le site Paroles-des-jours.
nisme » (2004) publié fort habilement en
com est en effet plus roboratif et plus
mai 2005 par les PUF, un mois après la
instructif surtout que les piètres demi-
parution du machin à scandale, où E. Faye
mesures diplomatiques (d’une diplomatie
recycle déjà ou teste, comme on voudra, en
fort munichoise, à vrai dire) des heideg-
deux communications tapageuses, ses inep-
geriens respectables, invités aux débats du
ties en public. (Misère des colloques : que
seigneur. Car les propos de nos prudents
de thèses et de livres on y aura revendus en
mandarins avec leurs réserves, leurs conces-
tranches à un public somnolant ! Et tout ça
sions opportunes et déplacées, leurs petits
aux frais du contribuable.)
doutes polis de timorés ou leurs remarques
On saura désormais – et c’est fort triste
érudites, même justes mais jamais suivies
- que la référence à l’ humanisme de la
des nécessaires contre-attaques radicales
Renaissance sert de prétexte à ce genre
sur le fond du dossier, qui se défend très
d’opérations. On sait bien que depuis la
bien avec un peu d’énergie et de culture
Whig History libérale, la vogue de « l’hu-
générale, sont exactement ce qu’il faut pour
manisme » correspond, si respectable soit
produire l’impression d’une affaire réglée et
son objet, à un enjeu politique moderne
faire valoir à bon compte ce pauvre Doc-
de refondation laïque de la politique et
teur Faye. Il y a ainsi des avocats qui avec
de l’ordre social, dans un sens immanen-
20
tiste et naturaliste. Le fait qu’Éric Weil par
adéquat à «l’âge des extrêmes» (suivant le
exemple, élève et disciple du néo-kantien
titre de l’ouvrage d’Eric Hobsbawm) né,
Cassirer (lui, historien des Lumières) ait
semble-t-il, de la logique individualiste,
consacré un mémoire à Pietro Pomponazzi
subjectiviste et techno-économiste que
et à sa critique de l’astrologie avant d’écrire
célèbrent ceux qui s’en réclament frénéti-
sa Logique de la philosophie, ses célèbres Pro-
quement et bruyamment. Mais le mot n’est
blèmes kantiens et de polémiquer contre
pas la chose.
Heidegger considéré comme l’ennemi de la
Si l’humanisme peut, comme le dit Heideg-
rationalité moderne (science galiléenne et
ger, garder un sens pour nous aujourd’hui,
discours systématique de l’immanence), est
pourvu qu’il soit repensé, il mérite des
assez révélateur du lien logique que le libé-
défenseurs plus exigeants et plus cons-
ralisme philosophique a instauré entre ces
ciencieux que des pseudo-spécialistes
domaines. Mais d’Eugenio Garin ou même
moralisateurs et surtout très politicards.
d’Eric Weil à Emmanuel Faye, la pente est
Preuve de leur cohérence avant tout idéo-
forte : vers le bas.
logique de chiens de garde : l’usage même,
« Humanisme » ! Encore un mot à rayer du
purement, crétinesquement politicard de
lexique des gens bien élevés, j’en demande
l’accusation de « radicalité » et l’arme de la
pardon à Giordano Bruno et à Montaigne !
pétition solennelle dans la presse confor-
Mais quels serviteurs vous donne-t-on aussi,
miste. Oui, tout compte fait, nous voulons
illustres auteurs de nos humanités mou-
bien être des « radicaux » et remonter aux
rantes ! Car elles le sont, n’en déplaise à feu
racines. C’est chez nous autres une mau-
Eric Weil. Et il ne suffit pas d’un colloque
vaise manière apprise en philosophie !
anti-heideggerien pour redresser leur cause
mats, 2002), sans parler … des universités !
La « valeur ajoutée »
d’Emmanuel Faye et la
compilation
Une raison peut-être pour lire (ou relire) la
On devrait donc débattre ! Mais, indé-
Lettre sur l’humanisme du fasciste Heidegger ?
pendamment des mauvaises manières du
Et découvrir que critiquer intelligemment
jeune chercheur d’avenir, y a-t-il matière
l’humanisme en son déploiement effectif
à ? Le scandale des révélations n’apprend
(fidèle ou non à ses intentions) n’empêche
rien à ceux qui se souviennent encore des
pas de penser la possibilité d’un humanisme
précédents ! Ce qui frappe avec E. Faye,
dans les collèges et lycées (cf. Jean-Claude
Michéa, L’Enseignement de l’ignorance, Cli-
21
c’est en effet d’abord la répétition stérile de
teux, mais mal repenti ou impénitent et
vieilles polémiques usées jusqu’à la corde,
obstiné après la guerre, dénonce pathéti-
qu’on fait passer en contrebande pour des
quement depuis des décennies entre autres
révélations. Finalement, le « livre » d’E.
choses le manque de souci pour l’autre,
Faye est la réitération sans scrupule de
l’étranger, la différence, en exagérant les
l’éventé et du réfuté, qui marche au bluff
critiques décentes de Sartre ou Lévinas.
et au gueuloir. À relire Palmier de 1968,
Elle glose sur « le silence » prétendu de
Fédier de 1987, on est frappé de la nullité,
Heidegger après 1945 et rend Heidegger
du non-lieu de ces révélations. D’un côté,
responsable du suicide de Celan (bien que
tout est déjà connu : Heidegger, homme de
ce soit plus que douteux) : comme si après
son temps, inscrit dans des débats en gros
s’être excusé auprès de Jaspers, expliqué
« nationaux-patriotes » et « révolutionnai-
auprès d’Arendt, justifié devant une com-
res-conservateurs » au début des années
mission d’enquête, avoir cherché à renouer
trente ; de l’autre l’amalgame peu regar-
avec divers exilés en demandant le droit
dant mais très systématique d’une œuvre et
de réponse, Heidegger avait dû sans cesse
d’une vie complexes au nazisme à titre de
aller à Canossa devant on ne sait quelle
prodrome, de caution intellectuelle, morale,
autorité morale ( J.P Faye je suppose …).
d’engagement politique. Et comment croire
Cette littérature se permettait même après
à la naïveté du fils d’un des divulgateurs des
lui avoir reproché son silence, de lui reprocher
années 1960 ! Pure malhonnêteté de qui ne
de minimiser la Shoah et d’en insulter les
sait de quoi parler pour faire parler de soi ?
morts en parlant des camps, sous prétexte
Ou faut-il parler d’obsession malsaine, de
qu’il ne disait pas ce qu’on attendait de lui
besoin psychopathologique ?
et ne venait pas se flageller à cette occasion.
Mais la répétition n’est jamais la réédition
Mais pour pointer le nazisme radical sup-
du même, nous dit Kierkegaard ! Il y a une
posé de Heidegger, manquait (hélas !) aux
valeur ajoutée ! Cette littérature éventée qui
accusateurs patentés la trace d’une théorie
faisaient de Heidegger un nazi en puissance
du biologisme.
vers 1920-1928, un sympathisant caché en
Certains défenseurs de Heidegger n’avaient
1929-1932 à la ténébreuse idéologie völkisch
pas manqué de souligner ce grave défaut de
et un antisémite hypocrite mais avéré, puis
l’argumentation. La chose était d’autant
un nazi révélé et triomphal en 1933-1934,
plus mal engagée que plusieurs textes de
voire jusqu’à 1942-1943, enfin un nazi hon-
Heidegger critiquaient nettement le « bio-
22
logisme grossier » attribué à certains passages
nologie inhumaine, absconse et fumeuse,
de Nietzsche par ses interprètes nazis (lire
l’ontologie de l’extermination de ce qui
à ce sujet la correspondance avec Jaspers,
n’est pas de la communauté nationale völk-
qui travaillait alors à son Nietzsche ), et ce,
isch, idéal politique du penseur, et en vertu
en plein Troisième Reich, quand cette théo-
d’une exclusion radicale théorique (destinée
rie avait cours chez d’autres philosophes.
donc à devenir effective, pratique !). Or les
C’était le point central de Marcel Conche
preuves existeraient d’un critère racial déci-
par exemple. Cela ne pouvait durer !
sif pour délimiter la communauté. Après
Enfin E. Faye vint ! Heidegger l’introduction
Marx et le Goulag, Heidegger et la Shoah !
du nazisme dans la philosophie d’E. Faye a
La surenchère exige la répétition des lieux
pour sous-titre : autour des séminaires iné-
communs et la construction de Faye exige
dits de 1933-1935. L’auteur prétend fournir
que Heidegger cumule tous les traits du
les preuves du nazisme radical, foncier et
nazi. Que nombre des accusations du passé
intégral de Heidegger grâce à des textes
ait été relativisées ou réfutées lui importe
encore inconnus et cachés ou déformés par
peu : il en fait son miel, comptant sur la cré-
les éditeurs heideggeriens et en particu-
dulité d’un public ignorant, crédule, chauffé
lier le fils de Martin Heidegger, Hermann
par la presse et sur la mauvaise réputation
Heidegger. Les séminaires livreraient en
née du mensonge et de l’ignorance.
clair le sens de passages obscurs que les
toute la littérature précédente, pour la faire
Ça fera pschitt !
Ou la leçon d’un demi-siècle
de polémique
« mousser » (c’est au moins la promesse du
L’œuvre de Heidegger serait donc intrinsè-
titre), E. Faye prétend la « compléter » de
quement « l’introduction du nazisme dans
documents accablants qui feraient enfin de
la philosophie », réponse à ceux qui consi-
Heidegger un nazi total, car pleinement
déraient l’adhésion au nazisme comme une
raciste dans le domaine de la philosophie :
simple virtualité parmi d’autres.
en bref, simultanément le traducteur en
Si on se souvient de ce qu’il advint des
concepts de Mein Kampf et un nègre des
fameuses preuves incontestables de Farias,
discours de Hitler! Heidegger fournirait
réfutées par François Fédier dans son Ana-
au niveau ontologique le plus abstrait, mais
tomie d’un scandale (Robert Laffont, 1988)
clairement pour qui sait décoder sa termi-
et sa traduction, préface et notes aux Écrits
prédécesseurs de Faye junior essayaient
de décoder spéculativement. Reprenant
23
politiques 1933-1966 (NRF, Gallimard,
contexte de la crise des années trente. Enfin
1995) de Heidegger – ouvrages toujours
concernant une philosophie, à laquelle on
dignes de lecture et très instructifs sur les
doit faire un moment crédit d’en être une,
fameuses pièces du dossier – on peut certes
il est impératif de lire les textes en tenant
envisager des révélations, et pas celles que
compte du sens qu’ils ont ou peuvent en
l’on pensait, sur le prétendu scandale. Mais
tous cas avoir dans la logique d’une pensée
les procédés de M. Faye Junior ne valent
conceptuelle ardue. Ne suivant aucune-
pas mieux que sa connaissance des textes :
ment cette méthode d’honnêteté et de vraie
mettant bout à bout des textes philoso-
démarche scientifique, les « analyses » de
phiques sortis de leur contexte avec des
Faye s’accordent – ô miracle ! – avec leurs
éléments extérieurs à la pensée de Heideg-
postulats hostiles (pas des hypothèses, des
ger, telle que nous la connaissons, E. Faye
a priori dogmatiques) et finissent générale-
se facilite des démonstrations douteuses,
ment par l’indignation vertueuse devant la
sans rigueur logique interprétative. Tout au
« confirmation » de ce qu’on avait décidé
long de son réquisitoire, les faits les moins
d’avance.
vérifiés ou les plus anecdotiques, les racontars déjà écartés (unus testis, nullus testis !), les
Le livre de Faye junior, malgré les réseaux
textes d’origines et de significations les plus
copinesques mis en route, commence déjà à
diverses se côtoient sans mise en relation
« faire pschitt ». La réunion récente à l’As-
satisfaisante pour prouver ce qu’il faudrait
sociation des professeurs de philosophie de
examiner. La moindre des choses concer-
l’enseignement public (APPEP) convoquée
nant le cas Heidegger comme tout cas de
pour discuter de son livre et la proposition
relation au nazisme serait qu’il devrait faire
de débat de Maggiori ont été des flops : les
l’objet d’une approche comparative loyale
rares professeurs à s’être déplacés posèrent
avec les autres philosophes, professeurs et
des questions de fond bien embarrassantes,
intellectuels de l’époque. Quant au natio-
au milieu d’une indifférence méprisante du
nalisme, au militarisme, au mépris de la
corps enseignant. Croit-on que la claque
démocratie parlementaire, etc, phénomènes
de non-philosophes ameutée pour «faire
européens répandus, la plus élémentaire
la salle» changera le destin du pamphlet et
justice serait aussi de nous rappeler ce que
la réputation de son auteur? Nous voulons
furent les positions des grands noms de la
ici prendre notre part à la démolition méri-
culture européenne, en particulier dans le
tée de cette publication qui fera la honte
24
de l’éditeur et du comité de lecture qui s’y
intellectuelle, de toute déontologie et de
sont abaissés au mépris de toute honnêteté
tout sens de l’honneur.
2. Un scandale… si rebattu et si plein d’approximations
Tout étudiant de philosophie le sait par-
formellement adhérent au NSDAP jus-
faitement depuis des lustres : et pour peu
qu’en 1945, payant ses cotisations. C’est
qu’il ait ouvert un manuel de terminale,
d’abord cette période de sa vie, cet « enga-
une anthologie de philosophie ou un dic-
gement » de moins d’un an qui alimente les
tionnaire des noms propres, comment ne
imprécateurs. Mais E. Faye comme d’autres
le saurait-il pas ?! Acceptant en avril 1933
met en cause la préparation du Rectorat
(quelques mois après la prise du pouvoir
par le dévoilement de l’essence nazie.
par Adolf Hitler (le 30 janvier), le poste
de Recteur de son université à Fribourg-
Avant 1933, le radicalisme nihiliste ! Sein
en-Brisgau, à la demande de ses collègues,
und Zeit texte désespérant et proto-nazi.
alors que le recteur précédent était jugé
indésirable par le gouvernement, Heideg-
Le premier chapitre d’E. Faye est à bien des
ger adhère peu après au NSDAP. En ce
égards peu original, même si la musique est
sens, il a été « nazi ». Ce fait connu depuis
orchestrée avec quelques passages appuyés
1933 dans le monde philosophique euro-
en pathétique. Heidegger en accédant
péen a posé la question de la sincérité et de
au Rectorat n’aurait nullement cherché
l’opportunisme de cet engagement. De fait,
à rendre service, mais profité des circons-
Heidegger a adhéré au Parti et participé
tances pour manœuvrer et imposer son
volens nolens, dans l’atmosphère de reprise
« radicalisme » d’« avant 1933 » qui aurait
en main « nationale » des institutions sous
consisté en une volonté de destruction de
la pression du nouveau pouvoir, à la « mise
la tradition philosophique, équivalente à
au pas » (« Gleichschaltung ») de l’Université.
un « appel au nazisme » : digne du Lukàcs
Au cœur de la polémique, un fameux « Dis-
stalinien. Reprenant les interprétations de
cours du Rectorat » sur « l’auto-affirmation
Bourdieu sur le langage d’Être et temps et
de l’université allemande » (Selbstbehaup-
des textes de 1927-1933, Faye interprète
tung). Il démissionne du Rectorat en 1934
de façon grotesque et anachronique Être
et continue à enseigner à Fribourg. Il reste
et temps comme un texte völkisch et proto-
25
nazi. Heidegger en 1933 aurait ainsi révélé
David Cumin (Le Cerf, collection de Heinz
sa vraie nature, le sens à peine caché de
Wiszman), on y apprend – un peu d’atten-
son œuvre obscure : le refus du monde
tion du public ! - que la spécificité völkisch, à
moderne, de la liberté démocratique, des
savoir le racisme (avez-vous lu ?), est ce qui
droits de l’homme et d’abord de l’égalité
distingue la Révolution conservatrice (qui
raciale et internationale. Ce que la vulgate
n’est pas « völkisch », et à laquelle E. Faye va
raconte sur Heidegger depuis soixante ans
quand même rattacher Heidegger, via Sch-
au moins.
mitt) du pur nazisme. Or Heidegger serait
bel et bien völkisch. Heidegger sera donc
Réactionnaire et raciste ? Au
nom du « völkisch » …
la synthèse monstrueuse d’une révolution
Pré-nazi = völkisch. Un mot qui revient
pas de suggérer qu’il ressortit aussi de la
sans cesse chez E. Faye. Les polémistes
«révolution conservatrice»: quel dossier
Bourdieu, Farias et Faye père ont dénoncé
chargé !
une adhésion de cœur à un mouvement
Le livre d’E. Faye est bien une pièce de la
qui contribue au nazisme : le mouvement
« littérature » d’un dispositif logique de la
« völkisch » de droite nationaliste et raciste,
« science politique » actuelle, à son niveau
à tendance provincialiste, un romantisme
« philosophique », pour régler une fois pour
communautaire national allemand. J-P.
toutes son compte à Heidegger, avant de le
Faye réitère dans l’entretien qu’il donne
laisser aux historiens de l’idéologie nazie
pour Heidegger en France (tome 1) : oui, un
pure et simple. Il suffit de lire les renvois
jour, ouvrant un dictionnaire, pressentant
mutuels des uns et des autres pour tracer
quelque révélation, il apprit avec émotion
les contours de ce nouveau secteur de la recher-
le sens trivial de « völkisch » et, eurêka ! il
che. Cumin (un spécialiste !) cite Bourdieu
avait compris. D’ailleurs Heidegger, pour
sur Heidegger et voit dans Armin Mohler
marquer sa différence, a inventé l’adjectif
(étudiant de Jaspers et le grand spécialiste
«volklich»!
de la Révolution conservative) qui dit juste-
Il faut noter que dans l’esprit des polémis-
ment le contraire (selon Mohler, Heidegger
tes , cette supposée mentalité «völkisch»
ne peut y être assimilé!) l’auteur de la thèse
est l’une des bases d’une dérive nazie de
qui fait de Heidegger un auteur de la Révo-
Heidegger, car, si on prend la récente bio-
lution conservative. La boucle est bouclée,
graphie intellectuelle de Carl Schmitt par
le terrain préparé.
26
conservatrice völkisch , car on ne se privera
En fait nous devons nous demander si Hei-
ne savait pas un poète maudit et auquel
degger était même seulement völkisch au
Heidegger consacre en effet en 1957 un
sens qui est dit. On utilise sa justification
beau texte intitulé « Hebel der Hausfreund »
provincialiste du refus de nomination à la
(Hebel, l’ami de la maison). Ces attaques
chaire prestigieuse de Berlin et même l’ana-
simplistes sur la « völkischité » de Hei-
lytique du Dasein dans Être et temps ! (Voir
degger sont fort intéressantes à un certain
à ce sujet L’Ontologie politique de Bourdieu,
niveau, car elles témoignent de la menta-
que reprend E. Faye). A ce compte, le phi-
lité tantôt techno-moderniste que défiera
losophe français Gérard Granel qui désirait
tranquillement Heidegger (d’où la fameuse
rester en province pour y vivre et y enseigner,
mentalité « Blubo » qu’on lui reproche: son
loin du microcosme parisien, serait völkisch.
attachement à la communauté enracinée
Un des arguments assez stupides d’E. Faye,
dans la terre natale) tantôt revancharde de
mais il n’en a pas l’exclusivité, consiste à
Juifs expatriés pour tout ce qui ressemble à
incriminer le goût de Heidegger pour le
un amour des racines allemandes autoch-
peuple paysan et la campagne, comme une
tones : Elias Canetti (j’apprends sûrement
marque d’idéologie réactionnaire typique-
quelque chose à E. Faye, qui pourrait s’en
ment anti-moderne, « rance », « moisie »
faire une fiche réutilisable pour un autre
dirait-on aujourd’hui dans la pseudo-
livre bien partial) écrit ainsi (avant des
sociologie pseudo-cosmopolite des médias
incriminations analogues du dramaturge
politiquement corrects « branchés » sur le
bouffon Thomas Bernhardt dans Maîtres
divertissement « moderne » le plus imbé-
anciens) :
cile (passons sur le mépris quasi-raciste
« Mon ami le poète du pays natal. Je me
de ce discours pour la paysannerie, mépris
suis approché à nouveau de cette figure sin-
soit-dit en passant, très modern’stalinien
gulière (…) et crois être sur la piste de son
de la liquidation de la paysannerie) et voilà
secret. (…) ce serait une erreur de croire
que M. Faye fils avance la preuve, dérisoire,
que ce sont des vaches ou des cheminées
de la « Volkstümlichkeit », de la « völkischi-
qui lui sont les choses les plus proches ; il
tude » de Heidegger par la piété désuète de
en a qui lui sont plus proches encore et qui
ce dernier pour le poète des petites choses,
sont les organes de son corps. Sa propre
du foyer, des gens simples : Johann Peter
digestion est un phénomène qui le fascine,
Hebel, poète régionaliste et fondateur
le remplit d’une tension renouvelée d’heure
de la poésie dialectale alémanique, qu’on
en heure, l’ébranle, l’émeut, le transporte.
27
Même le battement de son cœur n’a pas
brutalement, en pleine lumière. » (Non,
une semblable importance : (…) C’est la
cette phrase sur la dureté de la vérité dans
digestion pour lui qui est l’élément central.
le passage par le concret n’est pas d’un hit-
(…) Il affectionne les paysans parce qu’ils
lérien !) « De cette sorte de leçons que l’on
prennent place ensemble autour d’une
ne saurait oublier, Hebel était particulière-
grande écuelle (…) Avec les travailleurs il
ment prodigue ; et chacune de ces leçons
est socialiste (…) il exècre les usines. (…)
était liée à une histoire tout aussi inoublia-
Le sentiment qu’il a des différentes classes
ble. Je ne crois pas m’être jamais adonné à
sociales est extrêmement développé ! Il s’y
un livre aussi totalement et jusque dans les
connaît dans les boyaux du paysan, dans
moindres détails ; je souhaite suivre jus-
ceux de l’ouvrier, dans ceux du bourgeois.
qu’au bout les traces qu’il a laissées en moi
Depuis le mets jusqu’à l’excrément, c’est la
et rendre ainsi à son auteur un hommage
réalité concrète et saisissable qui passe pour
que je ne dois qu’à lui. »
lui avant tout. (…) Le mot « écrire » prend
Certes Canetti fait la différence entre « la
dans sa bouche un son inimitable, dont
morale pompeuse » de Hebel et célèbre
l’accent n’est certes pas aussi ferme que
plus sa prose et ses contes, mais il signale
celui du verbe « chier », bien qu’il y fasse
que cette poésie vise à l’universel humain à
passablement penser ». (« Le territoire de
travers la concret particulier. Et dans Jeux
l’homme », dans Écrits autobiographiques,
de regard (p. 923), Canetti témoigne de
Pochothèque Albin Michel, p. 1024-1025).
l’émotion de Kafka à la lecture de Hebel.
Or, ouvrant le même volume d’Elias
(Le lecteur peut vérifier: on n’a pas con-
Canetti, auteur germanophone juif d’Eu-
fondu le völkisch Hebel avec le cosmopolite
rope centrale et balkanique, sous le titre La
Hebbel).
Langue sauvée (sic ! Ja, Herr Doktor Faye !),
Qu’on puisse lire différemment le même
je lis (p. 279-280) à propos d’un poète alé-
auteur est une évidence, mais l’attache-
manique de la Heimat (devinez un peu) …
ment de Heidegger à Hebel, si on le lit,
Johann Peter Hebel (mais oui!) ceci :
tient autant et plus à un message (le sens
« Une morale pour être réellement perçue
de l’habiter pour le « berger de l’être » !) et
doit contraster avec la façon de sentir et
au choix d’une expression dialectale dans ce
d’agir qui nous est habituelle ; elle doit se
que Heidegger appelle « langue de tradition »
frayer un chemin en nous, attendre long-
(par distinction avec langue technique de
temps le moment propice pour éclater
communication universelle, menacée d’abs-
28
traction déshumanisante) qu’à l’esthétique
et son travail. Encore fallait-il pendant la
ou à un refus de l’historicité et de l’étranger.
Grande crise de 1929 donner aux gens la
Bien plus, ce que Heidegger dit et qu’on lui
possibilité de travailler et de réaliser ainsi
reproche comme un essentialisme réaction-
leur part de devoir social. (Un problème
naire, c’est la relation entre l’enracinement
inactuel ?…) E. Faye sur-interprète donc
(dans la langue et le pays, dans l’expérience
la notion de Volk et le sens de l’adjectif völ-
culturelle d’un peuple) et la possibilité de
kisch dans les textes des années trente, en
l’humanité d’une part, celle entre l’essence
les ramenant au sens racial nazi, alors que
phénoménologique (eidos, ou plutôt chez
ces notions ont une longue histoire dans
Heidegger Wesen, le déploiement dans les
le romantisme allemand auquel Heideg-
phénomènes de l’essence ) du Dasein comme
ger se rattache ici ! Mais finalement cette
être au monde marqué de finitude et vérité
interprétation colle des éléments comme le
humaine. Que la paysannerie villageoise,
regard critique sur la technique, la distance
sans idéalisation mais avec l’attendrisse-
devant l’idéologie du progrès scientifique,
ment d’un homme né dans cette société
la valorisation de l’enracinement existentiel
et avec les derniers honneurs pour ce qui
communautaire pour des prodromes du
va disparaître, puisse servir à nous rappe-
nazisme. On pourrait aussi bien y voir de
ler cela dans la civilisation technique des
simples instincts de survie et les amorces de
usines, de l’Organisation scientifique du
réflexions qu’on trouvera chez des auteurs
travail, des métropoles anonymes avec leurs
qu’on pourra aussi qualifier bêtement (ça se
banlieues-dortoirs, dans l’ère des masses,
fait de nos jours) de conservateurs ou réac-
avec ses risques propres, Heidegger devrait-
tionnaires comme Jacques Ellul, Simone
il s’excuser de le voir et de le faire voir sous
Weil (L’Enracinement) ou Charles Péguy,
peine de procès en « Volkstum »?
sans parler d’E. Mounier. Ce type de lec-
Voilà qui nous ramène au cœur du pro-
ture inquisitoriale en crime de lèse-majesté
blème : le rapport entre humanité et peuple
a donné lieu à des enquêtes en suspicion
(Volk). Heidegger a certainement un souci
sur la plupart des intellectuels critiques
du peuple, dans une conception sans doute
de la Modernité qui avaient osé remettre
élitiste de la société, de type grec ou aris-
en cause intellectuellement les dogmes de
totélicien, mais qui défendait le droit pour
l’Ère techno-industrielle et libérale-capi-
chaque membre de la communauté natio-
taliste, sans se contenter d’une confiance
nale à une place selon ses talents propres
dans le réformisme parlementaire et de sa
29
promesse de happy end. Les libéraux les
intellectualiste, qui déteste Heidegger. J-M.
plus intelligents ont eux-mêmes dû pro-
Palmier l’avait déjà excellemment prouvé,
tester contre les dangers pour la raison
reproduction des textes à l’appui. Faye fils
de la dérive « interprétative » où mène ce
le sait et doit tenter de minimiser ce désac-
genre de raccourcis « anti-populistes »
cord de fond en le réduisant à une pure
de nos Modernes hystériques. À force de
incompatibilité de caractères ou à une riva-
nier l’enracinement existentiel nécessaire
lité d’ambitions entre deux figures proches
et la solidarité des communautés réelles
sur le fond. Krieck veut-il réduire l’univer-
de l’Histoire, on sacralise le fanatisme de
sité à de la formation professionnelle, à de
la globalisation qui réduit l’homme à un
la science appliquée, ce serait pourtant le
homo oeconomicus indéfiniment mobile
même anti-intellectualisme que la critique
et flexible. Une lecture pour E. Faye, qui
de la raison instrumentale chez Heideg-
lit les philosophes en allemand : Rüdiger
ger !
Safranski, Wieviel Globalisierung verträgt
Finalement Krieck déteste surtout, selon
der Mensch? Carl Hanser Verlag, München
E. Faye, le snobisme littéraire obscur de
Wien 2003. A savoir: « Quelle dose de glo-
Heidegger. Au point de le présenter en
balisation peut supporter l’être humain ? »
rabbin de l’exégèse infinie de textes grecs
Il y a encore des gens qui posent des ques-
poussiéreux et creux ! Oui, on l’avoue,
tions sensées dans cette glorieuse époque
traiter Heidegger d’écrivain à style juif, ce
de « mondialisation heureuse » et on s’est
n’était pas un compliment à l’époque. Or
laissé dire qu’un certain réactionnaire de
voilà un point capital : l’antisémitisme.
province décédé mais encore vivant n’y était
Krieck accuse Heidegger de s’enticher de
pas tout à fait pour rien.
Juifs ! Pour preuve de la violence des atta-
La bêtise par l’imputation de völkisch est
ques de Krieck, lire dans J-M. Palmier Les
donc en vogue. Aimer la campagne, la
Écrits politiques de Heidegger, le document en
province, lire des poètes ruraux, être politi-
annexe : Ernst Krieck « Volk im Werden »
quement conservateur en quelque manière,
(Le peuple en devenir). La seule chose
c’est déjà être « völkisch », mais bientôt on
que Krieck et Heidegger partagent : l’idée
charge le mot d’une idéologie proto-nazie :
formelle de la destination selon laquelle le
or, petit problème, dans le nazisme réel, le
peuple doit devenir son être, déployer son
« philosophe » völkisch, national-populiste,
essence pour vivre dans une adéquation à
c’est Ernst Krieck, un ex-instituteur, anti-
soi-même, à une destinée: « Deviens ce que
30
tu es » (Goethe). Mais qu’en est-il de l’être
et même Marx, au point que la philosophie
de ce peuple ? Cela fait sûrement une dif-
européenne semble puiser dans ces auteurs
férence.
et les topologies mentales qu’ils ont posées
Heidegger hyper-nationaliste, pangerma-
leurs éléments. On inscrit ses choix dans les
niste, croyant à la supériorité mentale des
alternatives et sur les bases de la philoso-
Allemands ? E. Faye accuse Heidegger de
phie allemande. Heidegger ne dit d’ailleurs
racisme ontologique et le thème de l’Alle-
jamais que l’Allemagne dominera toujours
magne dans son œuvre lui sert à le prouver.
cette scène. Il souligne que les Allemands
Heidegger y parle certes de culture, mais
ont comme les Grecs dans l’antiquité (dont
il semble à Faye junior que cette culture
les Romains ont traduit et déformé la con-
nationale soit supérieure (chauvinisme) et
tribution) marqué durablement la pensée
même si elle s’exprime dans la culture, c’est
occidentale moderne.
bien d’une supériorité raciale qu’il s’agirait,
Cette Allemagne est une responsabilité
due à une origine. Certes Heidegger croit à
occidentale et un poids de pensée : les Alle-
des vertus allemandes communément par-
mands sont de toute façon renvoyés à ce
tagées, mais il ne faut pas tout mélanger, car
que leur apprend leur tradition philosophi-
à ce compte, le lyrisme patriotique devient
que, théologique (Luther, Melanchthon,
nationalisme ou racisme. Or l’Allemagne
l’héritage de la Réformation protestante) et
de Heidegger est une Allemagne obli-
poétique (Hölderlin). Cette Histoire n’est
gée (noblesse oblige) à un ressourcement
pas vouée à se prolonger : preuve qu’il n’y a
culturel dans ses traditions spirituelles,
pas de racisme ontologique. Les Allemands
notamment philosophiques. Comme il le
sont peuple par leur langue et leur culture,
dira au Spiegel en 1966, la philosophie est
pas par une race aryenne ; il y a eu dans
depuis Leibniz et Kant une affaire alle-
cette culture une capacité et une volonté de
mande de l’avis même des Français : cette
dominer les éléments du moderne depuis
thèse, qui peut sembler un peu exagérée
l’Humanisme contre le matérialisme, le
(Rousseau, Hume, Vico), signifie surtout
nihilisme, l’atomisation sociale individua-
que l’Allemagne domine la scène de la créa-
liste. Telle est l’Histoire allemande depuis
tion conceptuelle et systématique depuis
que se pose la question de l’humanisme.
cette époque avec l’idéalisme et la séquence
Ce qui ne veut pas dire que la pensée alle-
Leibniz-Wolff-Kant-Fichte-Schelling-
mande s’est formulée correctement : elle
Hegel-Schopenhauer-Nietzsche-Husserl,
31
tend plutôt vers son but. Elle est un chemin.
suffit de lire De l’Allemagne, son roboratif et
Mais c’est surtout un destin à poursuivre.
instructif tableau de la culture allemande
Comme E. Faye incrimine l’admiration de
pour y lire le même genre de pensées !
Heidegger pour Hölderlin (grand poète,
Ce que Doc’ Faye ne comprend pas, de
ami intime de Hegel et Schelling, et un des
toute évidence, c’est que Heidegger, tout
fondateurs de l’idéalisme allemand post-
antisémitisme à part, ne peut prendre dans
kantien!) comme un signe de pensée völkisch
sa perspective philosophique de lecture
(Schiller qui, enthousiaste, annonça la gloire
destinale spirituelle du peuple allemand, un
de Hölderlin sera-t-il bientôt rétroactive-
poète polémiste, si génial soit-il, qui, outre
ment « révisionniste » ? on s’inquiète aussi
la haine des nazis à son égard à l’époque,
pour tous les éditeurs et commentateurs
présente l’inconvénient, de facto, d’avoir été
français vivants de Hölderlin - sauf bien sûr
un cosmopolite en exil à Paris et avant tout
pour JP Faye-), et comme, de plus le jeune
un critique voltairien acerbe de lieux de
Faye suggère que Heidegger aurait perfide-
la pensée allemande que Heidegger croit
ment glorifié Hölderlin non parce qu’il fut
ouverts à une fructification : Schelling par
un grand poète (comme bien des germa-
exemple, que Heine, hégélien de gauche,
nistes ont encore la faiblesse de le croire)
considère comme un renégat de l’idéalisme
et chanta les Grecs et la possibilité éthique
véritable. Heine étant, comme le rappelle
d’une Allemagne héritière de leur pensée
d’ailleurs la citation de Faye, le poète de
(c’est, pur hasard sans doute, exactement
Nietzsche, Heidegger, qui prétend dépasser
le thème de la méditation heideggerienne
la négativité critique de Nietzsche et l’im-
alors), mais pour s’opposer aux cosmopo-
passe de l’aboutissement qu’est le système
lites Goethe et Nietzsche et pour écarter
de Hegel, ne peut symboliquement prendre
le sémite Heine, lisons ensemble quelques
Heine pour héraut rétrospectif de sa cause !
lignes très « völkisch » de Ludwig Börne, ami
Quant au fait que ce choix (si discutable
juif de Heine, auxquelles ce dernier, hégé-
soit-il par ailleurs, sur un plan philosophi-
lien, aurait souscrit sans aucun doute : « La
que) soit lié à l’antisémitisme völkisch en
France devrait finalement apprendre à reconnaî-
1933-34, rappelons que Thomas Mann en
tre l’Allemagne comme la source de son avenir ;
1945 ne voyait d’issue à la crise spirituelle
elle devrait finalement se convaincre, qu’elle n’est
de l’Allemagne que dans une conciliation
pas assez elle-même et pas le maître unique de
posthume de Marx avec … Hölderlin !
son destin. » Quant à Heine lui-même, il
Bref, dans un « socialisme » idéaliste et
32
national ! Ja, Thomas Mann, Herr Doktor
versitaires) ou une remarque générale sur
Faye ! Que Heidegger et Arendt lisaient
l’« enjuivement » (« Verjudung ») de l’en-
ensemble à la fin des années vingt ... Déci-
seignement universitaire ou de la culture
dément, il faut s’appeler JP Faye, comme le
allemande dans des lettres déjà publiées
père d’E. Faye, pour avoir le droit d’éditer
ou citées ailleurs. Ces points sont connus
et traduire Hölderlin en 1965 sans être sus-
depuis très longtemps et il y a été répondu,
pect de national-populisme allemand.
par exemple par Marcel Conche dans
Pour Doktor Faye, cependant, le völkisch des
son remarquable Heidegger par gros temps
années 1920-1940 (au sens où les historiens
(1996), que visiblement Faye n’a pas lu :
entendent cette catégorie) est toujours peu
étrange oubli de la part d’un spécialiste de
ou prou antisémite, Heidegger parle de
« Heidegger et le nazisme » ! (Et on croyait
Volk ou use de l’adjectif völkisch, partage des
l’étude scientifique « fayite » à jour ! Même
aspects de la culture « völkisch » ; il est donc
non, pas même sur le plan bibliographi-
antisémite. Le raccourci est un peu raide.
que !)
Que Heidegger ait été personnellement
Il faut d’abord envisager que ces expres-
raciste et anti-sémite à un certain degré est
sions témoignent effectivement d’une
possible. Sartre lui-même ne disait-il pas
forme d’antisémitisme banal, ou d’anti-
dans un entretien télévisé fameux de 1967
judaïsme d’origine chrétienne, répandu qui
que lui-même s’était senti à la réflexion
n’empêcha nullement les Allemands (et
même malgré lui quelque peu raciste à cer-
notamment les Églises) de désapprouver
taines occasions et que le racisme, tendance
les persécutions du régime, jugées excessi-
presque naturelle, se combat tous les jours ?
ves, et on sait que ce fut le cas. Il est d’autre
(Ces propos de fin de Guerre d’Algérie
part notoire que le monde culturel et intel-
canonisèrent l’obsession anti-raciste, qui
lectuel allemand était largement composé
se limita bientôt à la lutte permanente pré-
de sujets juifs et cela suscitait souvent
férentielle contre l’antisémitisme, toujours
l’agacement des Allemands de tradition
distingué et mis en avant : naturellement, il
chrétienne, qui se sentaient dépositaires
ne s’agit pas là d’un distinguo raciste). On
d’une culture nationale et jugeaient exces-
voit bien à quoi fait allusion E. Faye, une
sive la place des juifs, suspectés de distance
expression un peu condescendante sur « le
par rapport aux traditions du pays. (Mais
Juif Fraenkel » (la lettre de «dénonciation»
le catholique personnaliste Emmanuel
d’ Eduard Baumgarten aux autorités uni-
Mounier, dont la revue Esprit est engagée
33
dans la lutte contre les formes du racisme
réflexions nouvelles (et fort originales de
et notamment la reviviscence de l’antisémi-
sa part) sur Heidegger qu’en 1981, cinq ans
tisme, écrit en 1936 que les Juifs (des Juifs
après la mort de son maître, suffit presque à
véreux, dit-il) dominent le monde des arts
suspecter ses propos à cet égard de caution
et du spectacle et y voit une des causes de la
donnée pour sa propre tranquillité. On
popularité de l’anti-sémitisme ).
notera d’ailleurs qu’il ne s’exprime pas sur
Il est certain qu’il y a chez Heidegger un
la période 1934-1945, c’est-à-dire sur l’at-
attachement à l’idée de culture nationale
titude de Heidegger pendant le règne du
fondée dans la langue et un imaginaire col-
nazisme réel .
lectif (le Rhin, la germanité mythologique,
Rüdiger Safranski, le meilleur biographe de
la figure du Poète-national Hölderlin, etc.)
Heidegger jusqu’à maintenant (malgré des
et qu’il a pu considérer certains Juifs comme
erreurs factuelles signalées par Hermann
culturellement enracinés dans un cosmopo-
Heidegger), auteur nullement apologéti-
litisme de diaspora : Faye biologise à l’excès
que ou hagiographique d’un remarquable
sur des bases fragiles voire grotesques ce
Heidegger et son temps, - en allemand : « Ein
nationalisme herdérien pour s’en indigner.
Meister aus Deutschland » (ouvrage curieu-
Que le philosophe H. G. Gadamer, dont
sement non cité par E. Faye), parle chez
E. Faye cite un entretien de 1981, déjà au
Heidegger au début des années 1930 d’un
Monde des livres, affirme que Heidegger
« antisémitisme de concurrence », mais jamais
était visiblement sympathisant du « völk-
d’un « antisémitisme spirituel » ou « biolo-
isch nazi » avant 1933, est contredit par les
gique », soulignant que Heidegger a été
autres ex-étudiants qui se sont exprimés et
capable de rendre hommage, de défendre et
parmi eux un qui pourtant critiquera les
soutenir les Juifs allemands de sa connais-
tendances nihilistes de Heidegger, Löwith
sance, dès lors qu’il leur reconnaissait un vrai
un juif. Que, d’une part, H.G. Gadamer ait
talent. Ainsi rencontre-t-il à Rome en 1936
été pendant l’occupation de la France l’in-
Karl Löwith en exil et lui explique-t-il son
tellectuel allemand spécialiste de Herder
rapport au nazisme loyalement: et quand
et en ait donné l’interprétation officielle
Löwith lui expose sa vision des origines
du troisième Reich (« Herder et ses théo-
de son ralliement de 1933 dans certaines
ries de l’histoire », in Regards sur l’histoire,
possibilités de Sein und Zeit, Heidegger
Cahiers de l’institut allemand, Paris, 1941),
approuve en insistant sur le développement
et que, d’autre part, il n’ait exprimé ces
de son attention à l’Histoire et à la commu-
34
nauté, sans mentionner la race. On a vu qu’il
tisémitisme réel ou supposé. Or s’il s’agit
tâchait de rester loyal envers Löwith dans la
de ce que nous lisons chez R. Safranski,
lettre de 1951 à Elisabeth Blochmann citée
cet « infâme », assez banal, et signalons-le
plus haut, où il dira après quelques mots
à E. Faye, assez répandu dans l’université
de compliments sur les talents de jeunesse
aujourd’hui (à l’égard des Noirs, des Tsi-
de Löwith, sa déception tant intellectuelle
ganes, des Arabes, - Arabes que Hume au
que morale sur ce qu’est devenu le disciple
moins incluait dans la race blanche créa-
qui s’acharne à le présenter aux Américains
trice de culture (!) -, bien plus désormais
(beaucoup étaient sans doute convaincus
qu’à l’égard des Juifs) ne distinguerait pas
d’avance, surtout si un Allemand le leur
Heidegger, à supposer qu’il soit concerné.
disait) de façon caricaturale.
A ce sujet, on recommande à E. Faye un
La cabale continue, avec des méthodes
beau texte du professeur Françoise Dastur
américaines, si on peut dire, car tout cela
(pas encore placée sur sa liste des « révi-
s’enfle de plus en plus de ce « politique-
sionnistes ») à propos de la malhonnêteté
ment
hypocrito-moralisateur
des procès pour nazisme et racisme faits à
(« Il est méchant ! et moi – qui le dénonce
Heidegger et sur l’hypocrisie bien-pensante
- je suis donc bon », comme disait déjà jus-
de bien des universitaires en la matière,
tement, sévèrement, Nietzsche) plein de
hypocrisie d’autant lâche que nombre de
suffisance et d’anachronisme, qui confond
ceux qui rejettent Heidegger présentement,
ses bons sentiments avec de la bonne litté-
n’eurent de cesse que de le piller naguère
rature de commentaire philosophique. Un
pour commencer une brillante carrière.
exemple récent : Naomi Zack, qui dans son
Mais avant Françoise Dastur, le jeune Faye
ouvrage Philosophy of science and Race (Rout-
eût dû lire un texte d’Alexandre Koyré
ledge 2002), après une préface regorgeant
paru dans la revue Critique… en 1946 (n°
de compliments assez lourds aux collègues
1 et 2, Paris) où l’historien bien connu de
féministes et noirs des Minority studies, use
la philosophie des sciences sous le titre de
plusieurs fois de l’expression « the infamous
l’« Évolution de la philosophie de Martin
footnote » à propos d’un passage raciste d’un
Heidegger » traite de la Kehre dans le pas-
texte de Hume « On national Characters »
sage de De L’essence de la vérité (1943) par
sur l’infériorité des Noirs (p.14-16). Chez
rapport à ce que représentait l’impasse de
E. Faye, le dégoût irrépressible et sensible
Sein und Zeit (1927). Alexandre Koyré, bon
devant l’« infâme » s’exprime devant l’an-
germaniste et rationaliste husserlien, n’est
correct »
35
donc pas un heideggerolâtre, et, bien qu’il
entaché de racisme à l’égard des Tsiganes
critique chez Heidegger le « mysticisme »
(nomades qui vagabondent, dit-il, à travers
et ses « relents religieux », ne voit, en 1946,
l’Europe, sans lui appartenir spirituelle-
aucun dossier accablant dans son œuvre
ment) sur lequel est revenu Derrida ! Or
quant au problème du völkish et du racisme.
E. Faye oublie que le nazisme extermina
Enfin, peut-être pour mettre le jeune Faye
les Tsiganes, ce qui ferait donc (si on lui
face à ses responsabilités, on rappellera
applique l’analogie et pourquoi non ?) de
l’« Introduction à la pensée de Heidegger »
Husserl une sorte de caution morale de
écrite en 1942 à Louvain par Alexandre de
cette extermination ! On dira que Husserl
Waelhens (premier traducteur en français,
dit des Tsiganes qu’ils n’appartiennent pas à
avec Rudolph Boehm, de la première partie
l’humanité européenne « spirituellement »,
de Sein und Zeit, Gallimard, Paris, 1964).
mais quand il s’agit de Heidegger, E. Faye
De Waelhens qui n’est ni un fasciste belge,
considère que le nazisme cache son racisme
ni un rexiste collabo (s’il l’avait été les auto-
derrière des considérations spirituelles ! Et
rités belges l’eussent condamné), dit lire, en
puis, les termes de Husserl ne sont-ils pas
1942, avec admiration Heidegger.
lourdement connotés dans le sens d’une
Car E. Faye veut destituer Heidegger du
infra-humanité crasseuse quasi-animale
nombre des philosophes pour racisme. On
de bêtes de foire dans leur roulottes et ne
vient de voir qu’il faudrait alors en destituer
pourraient-ils se trouver dans la bouche
aussi Hume (sur les Noirs, les Jaunes, les
de n’importe quel raciste de l’époque ? La
Amérindiens et les Océaniens), mais aussi
réponse est : oui.
Kant ! Car, à lire Naomi Zack, ces auteurs
Car la philosophie humaniste de «l’huma-
sont racistes ! Mais ne nous arrêtons pas en
nité européenne» de Husserl, le sursaut
si bon chemin, puisque E. Faye est ratio-
transcendantal nécessaire, la conversion spi-
naliste en brave soldat de la dignité des
rituelle nécessaire pour résoudre et dépasser
Modernes : n’y a-t-il pas un racisme grec
la «crise de l’humanité européenne», cet
(anti-asiatique = anti-perse et anti-sémite)
héroïsme de la raison husserlienne, qui doit
chez Homère théorisé par Aristote ? Il est
corriger les ratages historiques porteurs
beau de défendre le philosophe Husserl
d’objectivisme nihiliste de la philosophie
d’origine juive contre l’ingratitude sup-
(Descartes, Hume, Kant) - Heidegger,
posée de Heidegger, mais Husserl nous a
avec une différence certes essentielle, n’est
laissé un texte clairement suspectable d’être
pas si infidèle à Husserl quant à la mis-
36
sion impitoyablement critique et salvatrice
Husserl légitimant naïvement la fonctiona-
de la philosophie en leur siècle - , est-elle
risation spirituelle et même (conséquence
tellement cosmopolite et humaniste? Et
en 1933) l’encartement des philosophes
bien voici ce qu’à ce sujet écrit en 1943
organiques jusqu’ au service des politiques
l’Austro-allemand Eric Voegelin, juriste et
inhumaines ? La sévérité n’a d’égale que le
philosophe passé chez Max Weber et Hans
style brillant du disciple de Karl Kraus.
Kelsen, anti-nazi fiché par la Gestapo et
Mais il y a plus grave: car dans la vision
obligé de fuir au moment de l’Anschluss et
de l’Histoire spirituelle («victorienne» ou
réfugié aux Etats-Unis (1938), objecte à son
Whig) de l’humanité, dans son euro-cen-
ami (disciple de Husserl) Alfred Schütz
trisme naïf et arrogant, Husserl semble bien
(lettre du 17 septembre 1943) à propos de
nier (au moins autant que Heidegger, qui
l’idée de Husserl, selon laquelle les philo-
lui s’intéressera au Zen) la valeur philoso-
sophes devraient se faire «fonctionnaires
phique des grandes cultures et civilisations
de l’humanité» (moderne) (expression
du monde «jaune»! (Husserl se moque en
tirée de La crise des sciences européennes et la
effet de ceux qui prétendent tirer quelque
phénoménologie transcendantale de Husserl,
enseignement dans la crise de la culture
&15): «Et j’ai du mal à retenir quelques dures
européenne d’une étude critique d’»une
remarques que je pourrais être tenté de faire
vision pré-scientifique - et pourquoi pas
comme par exemple, que j’ai un préjugé contre
à la fin d’une vision du monde chinoise!»
les fonctionnaires et ainsi je ne distingue pas suffi-
(traduction Granel, TEL Gallimard, p.82).
samment les fonctionnaires nationaux-socialistes
A Schütz toujours, qui défend la gran-
des fonctionnaires de l’humanité; que les fonc-
deur de Husserl, et à Leo Strauss (à qui la
tionnaires du parti massacrent l’humanité tandis
lettre doit être communiquée), Voegelin,
que les fonctionnaires de l’humanité ne voient pas
plus proche de Jaspers, répond que selon
assez profondément la nature du mal afin de voir
Husserl, quant à la raison: «L’Histoire
au moins une de ses racines dans la nature du
de l’humanité en cause sort de l’antiquité
fonctionnaire (…)». (Faith and Political Philoso-
grecque et des temps modernes depuis la
phy. The Correspondance between Leo Strauss
Renaissance. La période hellénistique, le
and eric Voegelin 1934-1964, translated and
christianisme, le Moyen âge ( une période
edited, with an Introduction by Peter
sans intérêt d’une durée de deux mille ans
Emberley and Barry Cooper, Iniversity
seulement) sont un interlude superflu; les
of Missouri Press 1993, 2004, pp.23-24).
Indiens et les Chinois (mis entre guillemets
37
par Husserl) sont une curiosité légèrement
(on dit comme ça aujourd’hui ?) ou, comme
ridicule sur la périphérie du globe, au centre
on disait alors, avant Lévi-Strauss, charita-
duquel se trouve l’homme occidental en
blement, « primitifs » ou « aborigènes » ou
tant qu’Homme.» Ibidem, p.21.
« sans histoire », (du moins pas la «Grande
Or quel est le rapport avec le danger des
Histoire» mondiale, qui fait l’unification du
«fonctionnaires» d’une humanité restreinte
globe sous la civilisation européenne) , peut
à cette époque , selon Voegelin ? Pour ce
leur faire mériter aux yeux des « civilisés »
dernier, Husserl, malgré la lettre huma-
la dignité intégrale d’êtres humains à part
niste universaliste de son Histoire et de sa
entière avec le respect afférant. Naturelle-
philosophie, tend à rejoindre les idéologies
ment cela ne nous empêchera pas de lire et
millénaristes et violentes des «collectivités
de faire lire Husserl (comme nous y invite
restreintes» prétendument élues par l’His-
la préface à la traduction de la Krisis de
toire: «Par cette contraction de l’humanité
Gérard Granel), qui est un très grand phi-
à la communauté de ceux qui philosophent
losophe du vingtième siècle et en un sens
au sens husserlien, le télos philosophique
un idéaliste humaniste typique. De grande
s’approche de la collectivité intra-mondaine
classe. Le dernier.
particulière du type du prolétariat marxien,
Seulement E. Faye quand il «étudie» le
du Volk allemand hitlérien, de l’Italianà de
débat de Davos (1929) entre Heidegger
Mussolini». (Eric Voegelin, Ibidem, p.26).
et Cassirer sur Kant ignore que Heideg-
Si, comme c’est assez évident, l’ « huma-
ger veut déjà reposer la question de l’être
nité européenne » chez Husserl est un télos
appliquée à l’homme et ne s’oppose pas à
universel « humaniste » et si les Tsiganes
Cassirer comme un irrationaliste barbare
de Husserl (comme les Caffres de Hei-
à un moraliste civilisé, mais comme le
degger qui suscitent tant la sympathie de
penseur insolent d’une tentative « réaction-
E. Faye) sont exclus de l’humanité déve-
naire » et « révolutionnaire » à la fois (ce
loppée dans sa rationalité et sa discipline
que Cassirer, lui, comprend) – fonder l’hu-
éthique universaliste, seule une idée huma-
manisme sur la question de l’être-humain
niste de « l’être de l’homme » (question
dans une problématique de l’être en géné-
programmatique de Kant que reprend Hei-
ral, bref réactualiser l’ontologie qu’on disait
degger) qui dépasse l’effectuation en lui de
morte et enterrée depuis Kant en principe
la potentialité rationaliste et qui écarte une
et depuis le néo-kantisme en fait – face
destination raciale des peuples « premiers »
à un brillant historien de la culture. (Et,
38
selon Leo Strauss, on ne pouvait manquer
dans l’idéalisme allemand et la tradition
de voir la supériorité de la problématique
d’où part Heidegger une notion normative
heideggerienne, face à un néo-kantien que
et non descriptive et qu’il ne s’agit nulle-
son rationalisme modernisé menait, de
ment de nier que les Africains soient des
plus en plus, à l’effacement de la rationa-
hommes (c’est même dit explicitement
lité morale kantienne au profit d’un regard
qu’ils sont des « Menschen » et donc, cela
spectateur d’universitaire, passif devant
veut dire qu’ils ne sont pas des Unter-mens-
ce qui se passe et muet sur la Crise de la
chen, CQFD svp !) ni qu’ils n’aient pas des
culture.) Autrement dit, Heidegger doute
« cultures » au sens anthropologique.
qu’on puisse fonder un humanisme sal-
Quant au fait, que dans le même pas-
vateur et respectueux de l’être humain
sage, Heidegger cite le voyage médiatique
dans sa richesse sans poser la question de
de Hitler à Venise en 1935 et présente
son être au-delà des abstractions du sujet
l’avion du Führer comme un instrument
transcendantal néo-kantien (exactement
et un symbole de l’action historique d’un
l’instinct de Nietzsche cinquante ans plus
peuple et imagine qu’on puisse en faire une
tôt), sans poser donc la question de sa
pièce de musée de ce fait, il faut vraiment
nature de Dasein (sans nature zoologique
une certaine mauvaise foi pour y voir une
raciale déterminante ni réduction au sujet
manifestation de racisme nazi. Hegel ne
transcendantal abstrait porteur de science
parle-t-il pas du cheval de Napoléon comme
faustienne ou même de « culture » euro-
du véhicule de l’acteur principal de l’His-
péenne moderne). Or, par exemple, dans
toire mondiale et du passage de l’Esprit du
le texte où Heidegger parle des Caffres
monde sur son cheval ? Ne garde-t-on pas
comme un cas « des groupes d’hommes »
les voitures de Napoléon à Bois-Préau, son
(Menschengruppen) qui n’ont pas d’Histoire,
mobilier au musée de la Malmaison? Hon-
il ne fait que prendre un exemple de son
neur à un pacifiste humaniste ou à un chef
idée de peuple (Volk), comme vecteur d’his-
d’Etat charismatique et dictatorial qui fit
toire créatrice universelle et non simple
l’Histoire de son pays et par son impéria-
ethnie relevant de l’ethnographie. Bref E.
lisme celle de l’Europe?
Faye, qui affiche sa tendresse pour les Caf-
La question est donc bel et bien celle du
fres, joue sur les mots et les concepts pour
sol ou de l’enracinement de l’esprit : pour
ne pas voir (ou ne le comprend-t-il pas ?
le racisme nazi orthodoxe, il s’agit avant
hypothèse plausible !) que « peuple » est
tout des origines biologiques (sang) de la
39
vie, alors qu’on trouvera difficilement chez
sur ses prétendus sous-entendus anti-
Heidegger des passages clairement et fon-
sémites. C’est ce qu’on appelle en bonne
cièrement racistes. Dans les rêves d’E. Faye,
philosophie et en bonne justice un procès
en revanche, il y a un racisme ontologique,
d’intention.
qui programmerait la Shoah ! Expliquons :
Oui, les éléments manquent vraiment à E.
le collage du décisionnisme (le Führer a
Faye pour prouver la grande découverte, qui
toujours raison) et du racisme (les juifs
doit lui assurer une place au panthéon de
sont des sous-hommes) aboutit dans la
l’enquête philosophique. Au point que dans
sophistique de Faye à une justification de
les rares cas où il rencontre le mot « Rasse »,
l’extermination, puisque le Führer le veut !
il prend note pour son modeste catalogue
C’est la grande originalité supposée d’E.
(E. Faye tient à nous signaler, ça peut tou-
Faye, alors que ce venin est craché dans
jours impressionner, comment il s’écrit en
la littérature abjecte où le livre de Faye
allemand ! comme si cela remplaçait une
s’inscrit déjà comme un sommet. Notre
conceptualisation). Mais la conceptualisa-
talentueux jeune chercheur peine à trouver
tion de la race selon Heidegger n’a jamais
des bribes de textes ambigus sur « la race »,
lieu dans l’œuvre d’E. Faye, car l’épou-
tant ce thème est mince chez Heidegger !
vantail du mot bloque toute réflexion. Or
Il ne voit pas de racisme grec anti-perse,
là encore, la question est de savoir ce que
mais si Heidegger commentant des textes
ce mot signifie ici, chez Heidegger ! Et
grecs parle de la différence entre les Asiati-
d’abord s’il s’agit d’une évocation termino-
ques et les Grecs, selon les Grecs, en terme
logique, d’un discours indirect rapportant
de culture philosophique, et file ensuite
une position topique ou d’une théorisa-
la métaphore des Grecs modernes que
tion ou thématisation « personnelle » et
seraient les Allemands, Faye juge à propos
dans ce dernier cas de l’analyser. Signalons
de faire des Asiatiques incapables de philo-
pour la précision que Faye ajoute à sa liste
sophie et inférieurs culturellement un nom
« Stamm » qui signifie « tribu » ou « clan »
codé typiquement nazi pour désigner « les
ou « ethnie », un mot utilisé banalement
Juifs d’Allemagne », les avilir, les exclure de
encore aujourd’hui par les historiens du
la communauté et préparer perfidement
Haut Moyen-âge ! La preuve que Faye
leur livraison au bourreau.
aurait dû thématiser la race chez Heidegger,
Concluons : Heidegger ne peut rien dire
sans partir du principe qu’elle est biologi-
sans être sommé post-mortem de s’expliquer
que (mais pour lui si elle est spirituelle, c’est
40
encore pire et encore plus nazi) et surtout si
processus historiques et des facteurs d’his-
elle est forcément porteuse d’assassinat.
toires différentes. N’était-ce pas une façon
C’est bien là qu’on touche du doigt les con-
de la mettre en question ? Même si Hei-
séquences de la dérive moralisatrice d’une
degger a pu s’intéresser aux théories des
certaine sous-philosophie à la mode : qui
instituts raciaux et eugéniques de l’époque,
se dispense du travail du concept au nom
il y a loin avec cautionner l’extermination
d’une vague éthique, accuse de ce fait sans
des « races » en question.
preuve, transforme la philosophie en pré-
J’en veux pour preuve qu’un géopoliticien
toire à effets de manche et se dispense de
nationaliste partisan de la Grande Alle-
justification sur ses procédures arbitraires
magne et, jusqu’à l’attaque de l’URSS en
et malhonnêtes parce qu’elle oeuvrerait
1941, relativement solidaire de la politi-
pour l’éthique ! Éthique, que de bêtises on
que étrangère de puissance du Troisième
colporte en Ton nom ! Que de haine aussi !
Reich, l’inventeur de la notion pré-nazie de
Ces termes ne signifient pas une adhésion
«Lebensraum» («espace vital»), Karl Haus-
à l’antisémitisme obsessionnel et meurtrier
hofer, utilise souvent le mot «race» dans ses
de l’État nazi : faut-il citer les nombreux
textes des années 1920-1945 sans y mettre
auteurs insoupçonnables qui ont utilisé le
de connotation exterminationniste. Il est
mot « race », à commencer par l’ethnolo-
d’ailleurs marié à une Juive! Ce qui n’em-
gue jacobin des Lumières Alexander von
pêche pas Karl Haushofer d’admettre à un
Humboldt ou Renan dans « Qu’est-ce qu’une
certain niveau un anti-sémitisme politi-
nation ? » ? On peut certes s’interroger sur
que. C’est-à-dire que plus respectueux que
le sens de certains textes ou de certains
Hitler de la «culture juive», il estime qu’elle
phrases de cette époque : tentation ou sim-
peut nuire à la cohésion de la Nation.
ples concessions à l’idéologie dominante
Cependant si cet auteur refuse l’anti-sémi-
officielle ? Heidegger qui fréquenta certains
tisme systématique et violent de l’Etat nazi
anthropologues racistes était sans doute
et des bandes de SA, si on ne peut lui attri-
intéressé par la question des fondements
buer moralement de penchants meurtriers
scientifiques de ces théories qui existaient,
à l’égard des Juifs ni de discours extermi-
et de longue date hors d’Allemagne (en
nationniste, son racisme est plus banal et
particulier en Suède et aux États-Unis),
moins respectueux quand il s’agit des Noirs
et tentaient de s’opposer à l’universalisme.
d’Afrique (il a en revanche un grand res-
Il s’agissait de proposer une théorie des
pect pour les Japonais): cependant si mon
41
lecteur se reporte à l’anthologie intitulée
qu’on y trouve des choses fort instructives
De la Géopolitique (Fayard 1986) des textes
sur les «oublis» opportuns des histoires
principaux de Haushofer, il lira avec intérêt
«révisionnistes» à la Faye: pourquoi ne
que Haushofer plaide jusqu’en 1940 pour
pas situer Heidegger dans les discours de
un partage de l’empire blanc sur l’Afrique
l’anthropologie européenne de l’époque? E.
entre puissances coloniales destinées à
Faye s’indigne du mot race chez Heidegger,
dominer (dont la Grande-Bretagne) et se
mais que dire de son usage chez l’anthro-
réjouit que quelques responsables politi-
pologue et géopoliticien du Pacifique, l’
ques occidentaux comprennent la validité
Australien Griffith Taylor, cité avec respect
de ses théories racistes colonialistes ! (Sur
par le quasi-nazi Haushofer, pour son livre
la proposition d’une Eur-Afrique dominée
Environment and Race? Fort intelligemment
par les Blancs, pp.130-132). Or Haushofer
ou candide, Haushofer s’y réfère devant les
n’a pas besoin d’inventer: il demande l’in-
autorités anglo-saxonnes de dénazification
clusion de l’Allemagne dans le directoire
en 1945.
des puissances coloniales pour perpétuer le
C’est vraiment une étrange déformation
système britannique et français ! (Sa des-
mentale que celle de stigmatiser chez
cription du système britannique, p.127).
Heidegger les éléments ambigus et peut-
Rappelons qu’un ministre de Churchill
être troublants qui s’étalent au grand jour
à cette époque, le colonel Smuts engagé
dans tant d’auteurs académiques et tant de
par la Charte de l’Atlantique de 1941 sur
discours politiques démocratiques de ce
la liberté des «peuples», Herr Faye), est le
temps! E. Faye a un drôle de petit sélecteur
fondateur en Afrique du sud de l’apartheid
transcendantal «dans la tête» et devrait
en 1948 pour sauver (exactement les idées
changer de décodeur. Mais non, E. Faye est
de Haushofer) la civilisation blanche supé-
un Juste!
rieure ! Il y a donc une touchante rivalité
valeurs occidentales et Heidegger, à sup-
Sein und Zeit texte désespérant
et proto-nazi !
poser qu’il adhère à cette vision, serait un
Si la pensée de Heidegger pendant le Rec-
modeste conformiste à cet égard.
torat sort, comme les grands spécialistes
L’intérêt de relire les anciennes publications
(William J. Richardson S.J., Trough Pheno-
(ce que Big Brother dans 1984 de Orwell
menology to Thought, Martinus Nijhoff,
empêche soigneusement: la mémoire!) c’est
La Haye, 1974) l’ont dit de Sein und Zeit,
de zèle en Occident pour développer les
42
véritable matrice de l’éthique politique et
monde, qui est environnement (Um-welt),
de la philosophie de l’éducation de Hei-
biosphère, milieu, et qu’il se conçoit immé-
degger, ce n’est pas que Sein und Zeit soit
diatement, si même il se « conçoit » alors,
« proto-nazi », comme E. Faye veut nous le
comme partie de ce monde. Un monde
faire croire, mais parce que dans la logique
signifiant, marqué de signes saisis intuitive-
de son délire d’interprétation, il fallait bien
ment (« ça monde » dit-il : le monde « fait
en passer par là. L’insistance de Heidegger
système » et nous est familier, compréhen-
sur l’abandon de l’homme, sa « dérélic-
sible par accoutumance vécue et habitude).
tion » selon nos traducteurs, depuis Être
C’est l’attitude naturelle. L’homme d’ailleurs
et temps (l’être-là voué à l’existence dans le
est alors aveugle à ce qui se passe en lui et le
monde qu’il n’a ni créé ni voulu, mais où il
vit. Sur ce point, comme Bergson (qui assi-
est « jeté » par la vie, Geworfenheit, dans une
gnait cette tâche à « l’intuition » régressive),
situation sociale, culturelle, politique, etc.,
Heidegger en appelle à une attention radi-
qui est toujours déterminée géographique-
cale à ce qui se passe dans la perception et
ment, historiquement) est aussi imputée à
l’expérience vécue, contre les constructions
un nihilisme tragique, menant logiquement
sophistiquées de psychologues. Le choix du
au nazisme !
nom Dasein n’a donc rien à voir avec une
négation de l’humanité de l’homme par un
La vérité est qu’il s’agit bien plus d’une
refus de le nommer. Il s’agit au contraire
critique non-marxiste de l’individualisme
d’une tentative de nommer cette humanité
abstrait anhistorique : Heidegger emprun-
dans un réseau de concepts liés à la centra-
tant à la Lebensphilosophie (Nietzsche,
lité de l’être donné pour l’humanité même
Scheler) et au souci de Husserl de prendre
de l’homme. La théologie chrétienne ne
en considération le vécu, le « monde de la
dit-elle pas, par exemple, « créature » pour
vie » (Lebenswelt), revient en-deçà de l’idée
référer l’être humain à la Création et au
d’homme « sujet abstrait» opposé à l’objet
Créateur ?
et à la nature et invente la notion fameuse
de « Dasein » (être-là), voulant signifier
Ce point de départ anthropologique
que l’homme (mot qu’il évite pour éviter
sur le Dasein peut se lire comme une cri-
les connotations théoriques abstraites de
tique du capitalisme aussi, qui tend à
« l’humanisme » ou de l’anthropologie
« naturaliser » et à « essentialiser » son
évolutionniste) est d’abord plongé dans un
anthropologie individualiste : d’où l’intérêt
43
de cette approche pour un penseur comme
l’université en privé) que Sartre a presque
Gérard Granel qui n’eût de cesse de tisser
pillé Être et temps ! E. Faye devrait profiter
la phénoménologie du capital de Marx
du centenaire de la naissance de l’huma-
et celle de la technique de Heidegger. La
niste Sartre pour relire L’Être et le néant. Il
philosophie doit en effet s’interroger par-
y (re)-découvrirait que les analyses du soi
delà les divisions d’écoles, sur ce qu’elle
et de la finitude, de la solitude fondamen-
peut gagner à comprendre les découver-
tale de l’homme ressemblent de fort près à
tes méthodologiques ou conceptuelles de
celles de l’analytique du Dasein ! Ce que ne
chaque penseur, sans dogmatisme. Heideg-
manquèrent pas de souligner les commen-
ger avait emprunté apparemment l’idée de
tateurs, notamment anglo-saxons hostiles
« chosification » au marxiste Lukács, qui
à l’existentialisme autant qu’à l’ontologie
plus tard se mit à lire Heidegger (avant de
de Heidegger. Lévinas, ex-inconditionnel,
le réduire, déjà, au nazisme, suivant les ins-
finalement toujours admirateur du premier
tructions moscovites du parti stalinien. A
Heidegger, au-delà de sa polémique d’Autre-
ce sujet, il reste utile de lire Lukàcs et Hei-
ment qu’être, trouve que Heidegger fait trop
degger de Lucien Goldmann, un petit livre
de part à des expériences négatives ou à des
brillant, stimulant et éclairant, édité chez
passions tristes, mais Heidegger en philo-
Denoël 1973 à partir de ses notes et frag-
sophie est méthodologiquement laïque ou
ments réunis et commentés par Youssef
agnostique et part de l’angoisse originaire
Ishaghpour).
de l’homme, être « mortel » et limité (fini),
poussé par ce que Camus appellerait « l’ab-
Cette vision de la condition humaine est
surde », à « penser sa vie » et de là à entrer
discutable pour des philosophes mus par la
en philosophie en rappelant cette interro-
foi (les théologiens objectent que l’homme
gation première : « pourquoi donc y a-t-il
est créé et aimé), mais avant la foi, il y a la
l’étant et non pas rien ? ».
finitude et l’existence sur fond de mortalité
et d’effacement des choses temporelles :
Reprenant à l’occasion les attaques
Heidegger avait le portrait de Pascal sur
d’Adorno (son texte polémique Le Jargon
son bureau (un des sujets d’études juste-
de l’authenticité de 1964) aussi rééditées par
ment du grand Lucien Goldmann ! voir
Bourdieu sur les catégories fondamen-
Le Dieu caché, Gallimard, 1955). Rappe-
tales de l’existence (les « existentiaux »)
lons tout de même (ça se dit en tous cas à
d’authenticité et inauthenticité pour en
44
suggérer un fond caché raciste, E. Faye
sur l’individualisme ou le solipsisme abstrait
montre à nouveau sa méconnaissance de
et bourgeois de l’Être et le néant ? Où l’on
l’œuvre mais réutilise une ficelle usée de la
voit bien que le souci de la communauté, le
cabale. L’authenticité n’a rien à voir avec une
Mit-sein ou « l’Être-avec », n’est pas absent
mesure raciale d’adéquation au peuple alle-
de chez Heidegger, même sans le pathos de
mand ou aux Aryens ! Il s’agit de distinguer
« l’autre ». Agacé par les viles polémiques,
les attitudes vécues de saisie de la condi-
le philosophe Italien Agamben a même
tion humaine dans sa vérité de finitude (les
développé le thème sous-jacent de l’amour
moments d’ébranlement de la personne, où
dans la pensée heideggerienne. Heidegger
elle « réalise » ce qu’elle est ou qui elle est)
n’a jamais nié l’existence de l’autre homme
des tourbillons de la vie sociale (le « moi »
ni son importance affective pour le déve-
superficiel de Bergson), de l’affairement et
loppement du soi. À la différence de toutes
du bavardage pour « meubler » le silence
les philosophies nationalistes, Heidegger
(Gerede en allemand, qui s’oppose à Rede :
n’a jamais non plus mis, et c’est fondamen-
le discours articulé, de la philosophie par
tal, le peuple, même allemand, au niveau de
exemple et surtout plus tard à la méditation
l’Être.
de la poésie). Tout un chacun signifie cela
un jour, en parlant de besoin de « revenir
Rappelons contre Faye que les plus grands
à soi » ou de simplicité « vraie » (la vérité
noms de la philosophie n’ont vu aucun
pour Heidegger est d’abord vécue, avant de
rapport entre le nazisme et la pensée de
devenir une question de science objective),
Heidegger jusqu’à son acceptation du rec-
de beauté d’un silence plein.
torat et que même après son adhésion, les
meilleurs lecteurs, enthousiasmés par le
Faye estime cependant que l’inachèvement
style de cette pensée (Lévinas, Sartre, etc),
d’Être et temps tiendrait à une prise de cons-
y puisèrent largement, sans avoir le senti-
cience par Heidegger de la place du thème
ment de se rapprocher du nazisme. Disons
de la communauté historique nationale:
même que Lévinas, l’un de ses tout premiers
mais cela n’en ferait pas une communauté
adeptes enthousiastes en France n’a jamais
raciale pour autant ! Que l’homme soit un
soupçonné, ni avant la guerre ni après que
être social est une idée d’Aristote ! Sartre
Sein und Zeit eût pu être un texte protonazi !
n’a-t-il pas tenté avec Critique de la raison dia-
De même, que les lectures-commentaires
lectique de répondre aux critiques marxistes
faites pendant la guerre à Lyon par deux
45
résistants, Joseph Rovan (d’origine juive et
terme que Heidegger n’emploie pas pour sa
remarquable germaniste) et Jean Beaufret,
propre pensée) !
ne leur ont pas fait apparaître en pleine
Et comme on l’a vu, le husserlien Koyré en
Avec la Révolution
Conservatrice /
Conservative ?
1946 pouvait lui consacrer deux articles
Est-ce donc avec la « Révolution conserva-
sans mentionner ni racisme, ni nazisme, ni
trice » qu’on trouvera le lieu de médiation
fascisme, ni nationalisme dans l’œuvre d’un
de Heidegger et du nazisme ? On l’a dit :
auteur qu’il goûtait moyennement.
Heidegger n’était pas un démocrate libé-
occupation la nature pré-nazie des textes de
Heidegger qu’ils avaient à leur disposition.
ral et quand il comparait, spontanément,
Il est vrai que quand il ne comprend pas,
la situation de la république de Weimar à
E. Faye part du principe qu’il y a une clé
celle de l’Empire, il ne pouvait que souhai-
cachée dans les idées circulants alors dans
ter un Troisième Reich, ce qui ne dit pas
l’enseignement allemand de tendance
encore de quel Reich il s’agit, ni s’il s’accor-
raciste ou assimilable au proto-nazisme.
dait fondamentalement avec la Révolution
On appelle ça si je ne me trompe une péti-
conservatrice à ce sujet. L’expression « troi-
tion de principe. Ainsi, pauvres de nous,
sième Reich » sort d’un titre de Möller van
nous n’avions pas compris que Heidegger
den Bruck, un des hérauts de ce courant
pillait et, pour brouiller les pistes, Becker,
idéologique. (On oublie trop que Hitler
Clauss et Rothacker ! E. Faye peut alors
récupéra avec la croix gammée et le mythe
étaler sa toute fraîche érudition. Mais est-
du Reich des thèmes affectifs et un idéal,
ce bien le sujet ?… Quant à la destruction
d’Etat national souverain respecté, assez
de la raison, thème d’Adorno et de Lukács,
raisonnable dans le contexte allemand,
elle permet à Faye de se vautrer dans tous
qu’il n’avait pas inventés !)
les raccourcis et les malentendus sur la
aurait-il rallié le régime nazi en projetant
confusion entre « déconstruction » histo-
son attente du Reich des Conservateurs-
rico-critique (Destruktion, un néologisme
révolutionnaires ? Ce nouvel État était un
en allemand à prendre en un sens latin de
mythe révolutionnaire et une page à écrire
décomposition des structures) et « des-
en 1932. Heidegger serait-il alors proche de
truction » (en allemand : Zerstörung, un
la Révolution conservatrice de Niekisch et
d’Ernst Jünger ?
46
Heidegger
Disons d’abord contre le terrorisme intellec-
et rapporte qu’au sortir d’une librairie du
tuel de notre époque qu’il n’y aurait pas de
Boulevard Raspail, il se mit, au milieu du
honte de la part de Heidegger à avoir sym-
trottoir, devant des passants médusés, au
pathisé avec « ce courant » ou plutôt avec
garde-à-vous devant un vieux Monsieur
des aspects de cette nébuleuse. Rappelons
portant l’étoile jaune (Le quotidien Libéra-
que malgré son discrédit comme tendance
tion, avait, voici quelques années, à l’occasion
d’extrême-droite proto-nazie ou fasciste, la
d’une énième campagne de délation contre
révolution conservatrice («die konservative
E. Jünger, publié la lettre du petit-fils de cet
Revolution », selon la catégorie rétrospective
homme qui rappelait combien son grand-
inventée par l’historien des idées, le suisse
père avait été impressionné par l’attitude
alémanique Armin Mohler) n’est pas un
inouïe de cet officier allemand). Les faits
courant nazi, raciste, du moins pas partisan
sont têtus.
d’une guerre des races, et que par exemple
Mais les rectifications doivent aller plus
chez un de ses théoriciens majeurs, Nie-
loin : la Révolution conservatrice était
kisch, il est question d’une entente avec
rivale du nazisme dans la droite nationale
les Slaves et notamment les Russes sur la
populaire allemande. Jünger déclara en
base d’une idée commune : « l’État total »
parole et en acte dès le début du régime
(qui n’est pas un « État totalitaire », dans
son dégoût du nazisme, de son populisme
leur pensée). Niekisch va jusqu’à célébrer
démagogique, avant de soutenir le complot
la fusion raciale en Prusse des Germains
de l’armée en juillet 1944. Encore un signe
et des Slaves comme creuset d’un peuple
que les fréquentations libres de Heidegger
médiateur.
étaient plutôt respectables à cet égard. On
Ce point mérite d’être rappelé parce que la
pourrait donc, à titre d’hypothèse, imagi-
vulgate « anti-fasciste » véhicule souvent
ner Heidegger métaphysicien d’un courant
les confusions à ce sujet et fait sans scru-
connu pour ses penseurs politiques ou cul-
pule d’une parenté ou d’une proximité avec
turels. Mais il ne s’agit pas d’imaginer.
ce courant le signe d’une affinité avec le
racisme et l’exterminationnisme nazi. Rap-
La notion de « Révolution Conservative »
pelons encore qu’E. Jünger dans son Journal
est d’ailleurs problématique : c’est un
parisien dit sa honte de porter l’uniforme
regroupement de courants unis dans leur
allemand en voyant pendant l’occupation
volonté de restaurer la nation et l’État au
une jeune fille marquée de l’étoile jaune,
moment d’une double crise, après l’effon-
47
drement de 1918. Comme Mussolini et
nier la proximité partielle avec Schmitt ni
l’Italie de 1919, les nationaux-conservateurs
de diaboliser ce dernier, sous prétexte qu’il
prennent l’Allemagne vaincue, amoindrie
a effectivement adhéré au nazisme.
territorialement et démographiquement,
Dans ce cas le rapprochement se fait un
ruinée et endettée par les réparations,
moment sur le décisionnisme et l’État. Bien
stigmatisée comme responsable unique de
après Karl Löwith critique de Nietzsche
la guerre, pour le prolétariat des relations
et Heidegger comme penseurs nihilistes,
internationales. D’où des rapprochements
E. Faye souligne le « décisionnisme » et le
verbaux et rhétoriques, parfois plus sur
met en relation avec sa fréquentation de
le thème d’une solidarité, d’une cohésion
Carl Schmitt. Certes oui, mais décision-
interclassiste, que les marxistes considère-
nisme n’est pas nazisme ! La théorie de la
ront comme une escroquerie. Mais il y a
souveraineté de Schmitt garde, malgré Faye
des tendances et des ambiguïtés.
et Y. C Zarka (qui publie par hasard une
Elle a une aile droite bourgeoise fasciste
attaque contre Schmitt au même moment),
avec le juriste nazi et théoricien de la sou-
une puissance conceptuelle qu’a bien mon-
veraineté de l’État, Carl Schmitt, moins
trée J.F. Kervégan (Hegel, Carl Schmitt. Le
intéressé par la dimension socialisante
politique entre spéculation et positivité, 1992
que par la question de la communauté et
PUF). Que l’État en temps de guerre
de l’État. Schmitt n’est d’ailleurs pas un
révèle sa potentialité totalitaire de mobili-
bourgeois de naissance. L’essentiel, c’est
sation totale au nom de lui-même, comme
l’idée de reprise en main de la société par
incarnation du bien collectif de la commu-
une élite bourgeoise fasciste, si on veut.
nauté, c’est ce que la Première Guerre et
Pour conserver les idéaux prussiens ou
la Seconde Guerre mondiales ont montré
bourgeois de classe de la société d’avant
à propos des démocraties ! On croit relire
1919, pour revenir sur les réformes de la
certains procès de Rousseau ou de Marx.
social-démocratie à l’occasion d’une re-fon-
Faye, comme un roi perse antique, tue le
dation de l’État. Heidegger n’est pas de la
porteur des mauvaises nouvelles pris pour
droite conservatrice : il avait son rapport
responsable de la réalité qu’il décrit. Faye
à la tradition, sans attachement fétichiste
devrait savoir que Machiavel a suscité
aux valeurs de classe de caste de l’aristocra-
l’horreur de ses contemporains, notam-
tie terrienne des Junkers ou d’une grande
ment des naïfs ou des hypocrites et bien
bourgeoisie capitaliste. Il ne s’agit pas de
plus tard des jésuites, pour avoir dévoilé
48
la vérité de la politique sans la confondre
tée »), cela n’a aucun rapport nécessaire avec
avec la morale. Cela suffisait à passionner
un éloge de la Gestapo ou des déportations,
l’homme de concepts et penseur de l’être
encore moins avec l’antisémitisme ! Mais
qu’était Heidegger. Quant à s’indigner que
pour E. Faye qui lit tout selon la question
la politique soit un rapport « ami-ennemi »
« à qui profite la justification de l’autorité
dans les situations-limites de danger pour
en Allemagne en 1933-45 ? », cela revient à
l’État (salut public), cela nous renseigne
livrer les Juifs au gaz cyniquement comme
sur les vœux pieux de l’auteur plus que
boucs-émissaires pour unir les Allemands
cela ne réfute Schmitt, car, à l’expérience
en peuple derrière Hitler dans les certitu-
de notre présent, cela demeure la base de
des racistes nazies.
l’action internationale (et parfois de la
Ensuite Heidegger critique Carl Schmitt,
politique intérieure) des États, de tous les
car son État total lui semble dicter par une
États. Le décisionnisme n’est donc pas du
conception atomiste moderne fausse (celle
nazisme. Que Heidegger dise qu’un État
de Hobbes, auquel Schmitt s’est intéressé),
(même national-socialiste) est fondé à éli-
qui réagissant à l’excès inverse libéral l’oblige
miner ses ennemis jusque dans ses citoyens
au totalitarisme. Il est donc faux de préten-
en cas de trahison (« L’ennemi est celui-là,
dre comme le fait Faye que Heidegger est
est tout un chacun qui fait planer une menace
schmittien en politique et engagé par les
essentielle contre l’existence du peuple et de ses
théories de Schmitt. La réponse de Faye à
membres. L’ennemi n’est pas nécessairement
cette remarque de Palmier (1968 encore !)
l’ennemi extérieur et l’ennemi extérieur n’est pas
est que Heidegger aurait eu auprès de lui un
nécessairement le plus dangereux. Il peut même
juriste hyper-schmittien, qui était en même
sembler qu’il n’y a pas d’ennemi du tout. L’exi-
temps un disciple et que Heidegger tâchera
gence est alors de trouver l’ennemi, de le mettre
d’imposer comme doyen de la faculté de
en lumière », dit excellemment Heidegger
droit à Fribourg pendant son rectorat : Erik
dans un des séminaires incriminés par E.
Wolf. Le chaînon manquant!
Faye et cité avec horreur par R. P. Droit), en
Ce personnage inconnu en France, profes-
définissant pour lui-même ce qu’il attend de
seur de droit célèbre, honoré par les plus
ses membres et en « inventant » ses enne-
grands noms de l’Université allemande
mis (« de le mettre en pleine lumière ou peut-être
après la Guerre (le grand théologien catho-
même de le créer, afin qu’ait lieu ce surgissement
lique allemand de Vatican II, Karl Rahner
contre l’ennemi et que l’existence ne soit pas hébé-
par exemple), un juriste et historien du
49
droit chez les Grecs des présocratiques à
celui des conditions d’expression (cf. lire de
Platon, connu pour sa proximité avec les
l’heideggerien juif Leo Strauss, Persecution
protestants évangéliques (il publie en 1947
and the Art of Writing, lequel, dans un autre
un livre sur la pensée du droit et la Bible) et
texte célèbre – « Introduction à l’exitentia-
considéré comme un résistant spirituel au
lisme de Heidegger », Commentaire, n°. 52,
nazisme avait été mentionné en 1968 par J-
1990-91- , reconnaissait sa dette envers le
M. Palmier comme un disciple et camarade
« penseur du siècle », sic !). À prendre les
de résistance intellectuelle de Heidegger,
textes tels qu’ils sont cités par Faye, on ne
une sorte de caution morale. Pour ruiner
sait jamais si Wolf commente objective-
un élément de la défense de Heidegger,
ment ou techniquement ? Prend-t-il parti
Emmanuel Faye prétend révéler le vrai
pour ces lois ? Si ce juriste a probablement
visage de Wolf, va fouiller ses textes de la
des proximités avec Schmitt sur certains
guerre pour montrer en lui un authentique
points, au moins au début du Troisième
raciste reconverti tardivement en intègre
Reich, et s’il a jugé les lois raciales comme
moraliste chrétien. Palmier prétendait que
justes ? Il faudrait aussi se demander si
Heidegger et Wolf dirigeaient un séminaire
avoir cautionné les lois de Nuremberg en
contre Schmitt de résistance spirituelle,
1935 (même sincèrement) revient à sou-
Faye y voit une fiction rétrospective pour
tenir l’extermination physique : rappelons
maquiller une pleine adhésion aux thèses
que ces lois sont d’apartheid et ressemblent
de Schmitt. Wolf serait le porte-parole des
au Statut juif français de 1940. Il est sim-
idées heideggeriennes du droit et ces idées
plement faux (anachronisme) et scandaleux
seraient « völkisch » et racistes. Le retourne-
de rendre responsable de l’extermination,
ment doit ébranler la défense.
alors inconcevable pour la plupart des
Disons d’abord qu’il faudrait lire de près les
nazis, puisqu’elle n’a rien à voir avec le pro-
textes de Wolf, car ses œuvres ne sont plus
gramme du NSDAP de 1920, toujours en
très étudiées ni rééditées et que les nom-
vigueur et que ces lois se contentent d’ap-
breuses et graves erreurs de Faye sur les
pliquer. Même s’il s’était gravement trompé
textes de Heidegger amènent à se demander
en 1933-1936 sur le nazisme, Wolf aurait
ce qu’on trouverait au juste dans les textes
très bien pu être un authentique protestant
de Wolf des années trente. Un texte a un
de la résistance spirituelle intérieure pen-
sens en contexte et ce contexte n’est pas que
dant la guerre. Que Wolf se soit intéressé
celui de l’idéologie dominante, mais aussi
sincèrement aux sources nationales-popu-
50
laires médiévales du droit allemand dans
à 17 ans dans la Légion étrangère en 1913
la poésie germanique n’en fait pas non plus
pour se frotter au monde et rencontrer des
un infréquentable. La raison de l’insistance
hommes d’aventure, il juge les hommes sur
sur Wolf (une des fameuses nouveautés
leurs talents individuels. La guerre, telle est
accablantes d’E. Faye) vient de la technique
son expérience formatrice (Orages d’acier de
de l’amalgame, que « l’impressionnant travail
1921 raconte sa guerre et en fait un écrivain
d’Emmanuel Faye » (toujours R. P. Droit)
admiré en Europe) représente l’épreuve
pratique avec aisance. Une aisance inver-
du courage et de la volonté, mais aussi
sement proportionnelle à l’évidence de ses
l’exaltation des valeurs de groupe, ce qui le
démonstrations sur les textes de Heideg-
rapproche de Schmitt, pour qui la guerre a
ger. Comme Heidegger est philosophe et
un sens éthique de dépassement de soi, de
se meut dans le jargon de l’ontologie, Faye
ses déterminants sociaux et matériels. (On
veut trouver des médiations avec la con-
trouve la même idée chez le philosophe russe
crétude de l’extermination des Juifs par
dostoïevskien Nikolaï Berdiaev). Un aristo-
les applications juridiques de sa pensée :
cratisme démocratique si on veut, avec une
il s’agit de montrer à quoi, dans le cercle
tendance anarchiste de droite. Après 1945,
même des heideggeriens et sous l’autorité
il se définira comme « anarque ». Dégoûté
du Maître aboutit l’ontologie « nihiliste »
par la paix de défaite et la misère, puis le
(l’Être n’est-il pas le Néant ?… par oppo-
matérialisme consumériste, influencé par
sition à l’étant qui est quelque chose) et
Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler,
anti-humaniste. Qui veut noyer son chien
il conçoit une révolution nationale, spiri-
l’accuse de la rage …
tuelle et morale menée par la coalition des
soldats anciens combattants et des ouvriers
Dans la Révolution conservatrice, Jünger
conscients politiquement (sous la « Figure »
incarne une aile plus aristocratique de
englobante du « Travailleur », notion qui
combat, chevaleresque, élitiste : son amitié
regroupe une condition existentielle et une
dès les années trente avec Julien Gracq s’ex-
sorte de type socio-psychologique nietzs-
plique par un idéal médiéval, qui s’exprime
chéen) contre les élites sociales allemandes
pleinement dans son conte philosophi-
du renoncement national. Ce qui le rap-
que Les Falaises de marbre. Mais Jünger,
proche à certains égards d’une aile gauche
venu de la bourgeoisie hanovrienne, n’a
de la Révolution Conservative, avec Ernst
jamais été un homme de la rente : engagé
Niekisch (ex-socialiste qu’on a qualifié de
51
« national-bolchévique » pour le distinguer
Jünger (commencée dès 1931, leur fré-
du « national-socialisme » du NSDAP et
quentation « physique » à partir de 1949 et
parce qu’il admirait Lénine et l’URSS).
la longue amitié qui les unit jusqu’à la fin),
Ancien combattant, adhérant à la fin de la
ainsi que la relation plus courte et moins
guerre en 1917 au SPD, Niekisch est un
profonde avec Carl Schmitt aussi, ont
ancien de l’aile gauche de la social-démo-
nourri cette thèse dans la polémique anti-
cratie qui rompt avec elle et forme l’USPD.
heideggerienne. Heidegger n’a en fait aucun
Jamais internationaliste au sens marxiste, il
lien profond avec les Conservateurs-révolu-
admire la révolution russe comme un sur-
tionnaires en tant que tel pendant Weimar,
saut national et social. Les marxistes du
ce qui explique que, très justement, Armin
KPD critiqueront durement sa « dérive »
Mohler ne l’a pas cité dans son ouvrage
de gauchiste sentimental vers une alliance
fondateur sur cette mouvance. Ce qui est
de classe avec des réactionnaires. En 1932,
vrai, c’est que Heidegger est frappé par la
Niekisch publia un texte très dur contre
force d’observation phénoménologique et
Hitler : Hitler une fatalité allemande .
de pensée du livre de Jünger, Der Arbeiter
Le destin des Révolutionnaires-conser-
(Le Travailleur, paru en 1932) et le donne en
vateurs varie donc beaucoup : refusant le
lecture obligatoire à ses étudiants de sémi-
régime nazi, notamment depuis la liquida-
naire pour stimuler la pensée sur l’époque
tion des SA, soupçonnés d’être porteurs de
planétaire de la Technique et la Figure cor-
la Révolution socialiste, Niekisch continue
rélative du Travailleur.
l’activité politique, est arrêté en 1937 pour
Une proximité avec la Révolution conserva-
complot, activité politique illégale et con-
trice signifierait donc seulement le partage
damné à la prison à vie en 1939 et passe
de thèmes tels que le mépris de la démo-
huit ans dans les prisons hitlériennes, dont
cratie parlementaire, de la lutte des partis
il ressort miraculeusement en 1945, aveugle
(Armin Mohler, spécialiste et sympathisant
et gravement handicapé. Alors que Schmitt
déclaré de ce mouvement se déclara « gaul-
accepte le régime nazi, Jünger s’en tient
liste allemand »), relativisation anti-libérale
éloigné et coopère aux projets de l’armée
des droits (économiques et politiques) de
pour renverser Hitler.
l’individu face à la communauté (Volksge-
Heidegger, qui connaissait les livres et cer-
meinschaft), défense des nations comme
tains auteurs de ce courant, devait ressentir
réalités naturelles organiques et conception
certaines affinités. Sa correspondance avec
de l’État national autoritaire avec légitimité
52
populaire fondée sur des plébiscites. On
donc le révolutionnaire, qui à travers le retourne-
trouve ces thèmes chez Heidegger et cer-
ment de l’habituel redonne liberté à la loi cachée
taines amitiés semblent étayer une lecture
du commencement. Le commencement n’est donc
de ses textes politiques en ce sens. Selon
pas protégé, même pas atteint par le Conserva-
François Fédier (qui parle à l’allemande de
tif ». Cette date de 1937-38 est importante
« révolution conservative »), ce serait pour-
car Heidegger travaille sur les fameux
tant une grave erreur! Certes Heidegger
Beiträge zur Philosophie (Contributions à la
cite Jünger et son Travailleur, comme l’in-
philosophie), texte fondamental où il remet
terprétation libre la plus stimulante du
à plat sa pensée. Or selon Faye, ce serait
nietzschéisme. Certes Heidegger se réclame
une source majeure d’information sur le
de cette synthèse des années trente : un
nazisme de Heidegger. On y voit que Hei-
socialisme (un État des travailleurs) natio-
degger ne renie nullement son inspiration
nal ! Mais cela n’en fait pas un penseur de
révolutionnaire, sa radicalité, mais se disso-
la Révolution conservative, comme l’atteste
cie autant du nazisme réel (plus en fait) que
déjà le fait que le spécialiste le plus autorisé
de la révolution conservative. Or selon E.
de ce courant Armin Mohler ne le cite pas.
Faye, pendant les années du nazisme, Hei-
Cette phrase sonne peut-être comme une
degger aurait été en pleine discussion avec
façon d’exonérer Heidegger : il pense sur
Carl Schmitt et avec leur disciple commun,
son chemin de pensée, sur la lancée d’Être
l’inquiétant et occulte Erik Wolf.
et temps, et rencontre à des carrefours des
général de façon radicalement originale par
1933 : Le voile se déchire ? les
pseudo-révélations de Faye
sur le Rectorat
rapport à ce courant.
Acceptant en avril 1933 (quelques mois
Le rapprochement, séduisant superficiel-
après la prise du pouvoir par Adolf Hitler
lement, n’est pas si éclairant ! Heidegger
(30 janvier), le poste de Recteur de son uni-
lui-même, en 1937-38, alors que la Révolu-
versité à Fribourg-en-Brisgau, à la demande
tion conservative a été balayée par la mise au
de ses collègues, alors que le recteur précé-
pas du pays, que Niekisch est emprisonné,
dent, le social-démocrate von Möllendorf,
écrit ceci : « on a besoin du renversement de ce
était jugé indésirable par le gouvernement,
qui est devenu habituel : les révolutions. Le rap-
Heidegger a adhéré au Parti en mai et
port originaire et véritable au commencement est
participé dans l’atmosphère de reprise en
compagnons. Heidegger pense donc la conservation et la révolution, la politique en
53
main « nationale » des institutions sous la
versité, qui n’est nullement un institut de
pression du nouveau pouvoir, à la « mise au
propagande ni un conglomérat d’écoles pro-
pas » (« Gleichschaltung ») de l’Université et
fessionnelles supérieures (comme voudrait
prononcé un fameux « Discours du Rectorat »
E. Krieck), mais une institution spirituelle
sur l’Auto-affirmation de l’université allemande,
(l’Université n’est pas un bâtiment nommé
(Selbstbehauptung).
« université », mais une communauté idéale
et vivante d’étude) du « service du savoir »
L’étudiant et le grand public ignorent en
soumise à sa propre nécessité intellectuelle
revanche des détails qui doivent être pris au
de vérité et de sérieux devant sa tâche ; 4°)
sérieux : 1°) dans ce discours, Heidegger ne
autre fait bien établi depuis et vérifiable
prononce jamais le nom de Hitler ; le public
(lire l’édition Fédier de la Correspondance de
non-averti ou déjà prévenu contre Heideg-
Heidegger avec Jaspers) : les félicitations du
ger par les polémiques, c’est-à-dire travaillé
libéral anti-nazi Jaspers à Heidegger !
par le soupçon, gobera aussi que Heidegger
glorifie le Führer dans ce discours, ce qui
Ce discours présenté comme un aveu
est purement et simplement faux, car il lui
consternant d’adhésion au nazisme est,
fixe un rôle destinal. Il est vrai que même
selon J-M. Palmier, dans la ligne de l’idée
des historiens respectables commettent
de science et de philosophie de l’oeuvre
cette erreur, par distraction, répétition de
antérieure de Heidegger et insiste sur
la vulgate anti-heideggerienne et oubli du
la responsabilité de chacun à son poste,
principe de vérification des sources ! 2°) s’il
dans la communauté. Que le texte puisse
prend en compte le fait que l’Allemagne et
être lu dans un sens nazi, du fait du con-
l’Université sont régis par le Führerprinzip,
texte et de ressemblances lexicales, soit :
il indique clairement que les Führer doivent
mais le grand spécialiste américain de
mériter leur fonction et que les Chefs politi-
Heidegger, W. Richardson, tout en recon-
ques doivent être guidés pour se hausser au
naissant cette possibilité, estime, comme
niveau de leur mission ; cette phrase sonne
J-M. Palmier, que le Discours du Rectorat est
comme une affirmation que même le Führer
un exposé très défendable d’une philoso-
du peuple et du Parti doit enraciner son
phie de l’éducation. Heidegger d’ailleurs
action, que celle-ci ne procède point de la
ne jugera jamais indécente sa réédition.
logique immanente à sa propre action ; 3°)
Peut-on dire que Heidegger y prend ses
Or c’est cette fonction qu’il assigne à l’Uni-
distances avec la tradition d’indépendance
54
académique (conception prussienne de
spécialiser méditent profondément la cohé-
Wilhelm von Humboldt) et d’apolitisme
rence des œuvres de l’esprit et leur rapport
libéral-conservateur ? Oui, si on veut dire
à la communauté historique à laquelle ils
que l’Université doit être, normativement,
appartiennent et qui leur paie leurs études!
téléologiquement, un vivier de la pensée
Il bouscule avec un sérieux moralisateur
pour affronter les tâches de l’État dans
qui agace une partie des étudiants, souvent
l’époque et que des recteurs insoucieux des
de jeunes bourgeois peu sérieux dans leurs
problèmes de la société et de l’État seraient
études, amateurs de bitures et de chan-
inacceptables dans la crise nationale ; non,
sons, il les place devant la responsabilité et
si on veut dire que l’éducation serait poli-
l’honneur d’étudier aux frais de l’État et du
tisée au sens vulgaire. Heidegger exalte le
peuple. Sans nier l’importance particulière
rôle de l’Université dans l’État nouveau,
du travail intellectuel, il replace l’étude sous
comme lieu privilégié de brassage des élites
le signe du travail comme capacité à savoir
intellectuelles sans considération de classes
s’y prendre avec son domaine d’action. Les
mais avec un sens du devoir envers sa com-
oisifs absentéistes, les étudiants sans cursus
munauté.
cohérent, n’ont pas leur place dans une
Cependant à lire ce texte, on comprend
université refondée. Commentant ce texte,
que Heidegger s’oppose à la politique poli-
Gérard Granel y a vu, comme le rappelle
ticienne dans l’Université (celle qui sévit
Edgar Morin dans Heidegger en France, un
depuis des lustres entre syndicats et partis
discours méritocratique de gauche!
pour recrutements et élections) et ne parle
E. Faye ne voit (chapitre 3, p. 102 et sui-
donc que de conscience politique de la place
vantes) que nazisme dans ce Discours, dont
de l’Université dans un État du peuple, place
il interprète systématiquement et dogma-
qui implique justement le plus haut sérieux
tiquement le moindre terme dans un sens
non-politicard dans le royaume de la science
nazi et notamment raciste et s’indigne (p.
et de la pensée. Heidegger place aussi son
512) que Hermann Heidegger, fils du phi-
rectorat sous le signe du Service au peuple.
losophe, ose dire que le discours de son
Il veut en finir avec les mauvaises tradi-
père n’était nullement national-socialiste
tions de corpos étudiantes plus attachées
en ce sens! Un fait : Karl Jaspers, existen-
aux beuveries , aux chants braillards et aux
tialiste, critique de la dérive utilitariste et
rites masculins, qu’au travail intellectuel;
consumériste de l’université, de sa transfor-
il veut aussi que les étudiants avant de se
mation en institut de formation scientifique
55
sans unité, proposant des cursus spécialisés
Devenant Führer dans l’Université de Frei-
coupés de tout enracinement philosophi-
burg, Heidegger montre dans ses discours
que sur le sens des sciences, leur genèse,
qu’il entend être à son échelle le chef de son
leur légitimité à dire « la vérité » et leur
institution, en relation consultative certes
destination, est très impressionné à la lec-
avec ses collègues. Mais le Führer a accepté
ture du texte. Lui qui déjà avait entendu
en maintenant l’autonomie des universi-
pis que pendre du prétendu contenu nazi
tés et en y établissant le Führerprinzip que
de ce texte (déjà les ragots), est enchanté
l’élu serait seul maître à bord pendant son
de ce qu’il découvre. Jaspers est en effet
mandat, sous les orientations fondamen-
favorable au recteur-patron puissant élu
tales du Reich. Or Heidegger dans ses
de l’université, à ce que l’époque appelle un
discours expose ce que sont pour la vie uni-
« Führer » : au moins à ce qu’il est permis
versitaire ces orientations, selon lui et ne
en 1933 de croire que sera un Führer dans
se soumet nullement en la matière à quel-
l’Allemagne nouvelle. Évidemment E. Faye,
que pression du NSDAP de la région. Et
lui, y voit un ralliement au Führerprinzip pris
les preuves sont là : Heidegger interprète
au sens strictement nazi de despotisme des
librement le sens du Mouvement national
petits chefs et de servilité absolue à Hitler !
et socialiste comme unité organique avec le
Or l’Obrigkeit (l’obéissance au supérieur
peuple. La démission signifiera justement
hiérarchique, l’ordre) n’est pas une valeur
que le principe du chef est bafoué par le
seulement nazie à cette époque, il suffit
NSDAP dans l’université. Sans nier une
de relire n’importe quelle bonne histoire
dimension de susceptibilité personnelle
culturelle de l’Allemagne. De ce discours
sans doute inévitable de la part d’un grand
souvent mentionné comme une tache sur la
professeur obligé de composer avec des SA,
toge de Heidegger mais peu lu, et que Hei-
il y a en jeu une conception élitiste de l’or-
degger revendique comme expression de sa
dre universitaire et de l’indépendance de
pensée constante concernant l’Université et
l’enseignement devant la propagande ; il y
son rapport avec la société occidentale, Jas-
a aussi l’éclaircissement des antagonismes
pers le félicite (le 23 août 1933) en disant
d’interprétation sur le socialisme national.
son admiration pour son « soubassement
Jamais à court de reprises éculées et douteu-
digne de foi » (nietzschéen et grec). Mais de
ses, E. Faye ose reprendre la bonne vieille
cela, E. Faye n’a cure. On croyait qu’il vou-
calomnie sur l’impiété et le parricide sym-
lait les faits !
bolique envers Husserl, auquel Heidegger
56
aurait interdit l’accès de la bibliothèque de
lettre de Mme Heidegger à Malvine Hus-
l’université. Heidegger aurait d’ailleurs pris
serl, épouse du vieux maître : « Si mon mari
ses distances avec Husserl à cette époque
devait faire passer sa philosophie par d’autres
pour ne pas se compromettre. La seule
chemins, il n’oubliera jamais cependant ce qu’il
chose que cette légende a de vrai est que
a gagné comme élève de votre époux, et aussi
Heidegger n’avait pas les moyens d’em-
bien ce qu’il lui doit pour son travail personnel.
pêcher les interdictions contre les Juifs de
Et tout ce que vous-même nous avez donné de
s’appliquer : ce que Faye traduit par l’« ap-
bonté et d’amitié pendant les dures années de
probation par Heidegger de la nouvelle législation
l’après-guerre, je ne l’oublierai jamais. J’ai beau-
antisémite » (p. 70). À supposer même qu’il
coup souffert de n’avoir pu vous exprimer cette
y ait du vrai, signalons qu’une écrasante
reconnaissance au cours de ces dernières années,
majorité de professeurs français ne se sont
quoique je n’aie jamais bien compris cet enche-
guère émus publiquement en 1940 que le
vêtrement de malentendus qu’ont mis entre nous
Statut des Juifs entraînât l’exclusion de l’en-
ceux-là même qui nous décevaient ensemble…
seignement supérieur et secondaire de
Nous avons été effrayé de lire dans les journaux
nombreux professeurs israélites ou d’ori-
le nom de votre fils. Nous espérons qu’il ne s’agit
gine juive. Selon E. Faye, nullement gêné
là dans l’excitation générale, que d’une usurpa-
des mesures humiliantes pour le retraité
tion de pouvoir d’un fonctionnaire subordonné
Husserl et encore moins pour les Juifs en
(…) » ( J-M. Palmier, Les Écrits politiques de
activité, Heidegger aurait écrit une petite
Heidegger, pp. 63-64). Voilà un texte d’une
lettre fuyante pour dire son regret des con-
singulière hypocrisie ou d’une grande hété-
séquences déplaisantes du droit nazi pour
rodoxie pour une fanatique nazie ! Les
les Husserl, victimes de ces lois sans consi-
Husserl, les « bons Juifs » des Heidegger ?
dération des sacrifices (deux fils tués) pour
Mais Elfriede Petri avait pour meilleures
la patrie en 1914-1918 : c’est-à-dire qu’à
amies dans sa jeunesse des Juives ! Des
tout le moins Heidegger serait un antisé-
Heidegger « nazis » qui reconnaissent en
mite modéré, partisan de la citoyenneté
1933 (Elfriede parle, tous le comprennent,
entière pour les Juifs ayant prouvé leur assi-
au nom de son mari) la dette philosophique
milation nationale (à propos, ce n’est pas
profonde envers le Juif Husserl ! Et ce n’est
la position du NSDAP ! même si Hitler
pas à usage privé, car si Heidegger a dû reti-
dans des cas très rares a accordé discrète-
rer sur exigence de son éditeur et de l’État
ment l’aryanisation d’honneur). Or voici la
la dédicace initiale à Husserl à la première
57
page de Sein und Zeit (ouvrage qui justement
ment vécu de la manière la plus retirée. Il n’avait
rompt loyalement avec la voie proprement
pas fait usage de la bibliothèque de l’université,
husserlienne de la phénoménologie trans-
même du temps de son enseignement. » (Publié
cendantale), il a maintenu un hommage en
dans la revue Critique, n°. 251, avril 1968, et
note sur un point capital.
cité dans J-M. Palmier, Les Écrits politiques
La sincérité de Mme Heidegger pour la
de Heidegger, L’Herne 1968, p. 62). Peut-on
gentillesse des Husserl ne peut être mise
être plus clair ? L’affaire qui devrait donc
en doute. Depuis Fédier et Palmier au
être close depuis 1968 au moins, ressurgit
moins, on sait et on peut lire en tous cas
chez Farias en 1987. Fédier en 1988 avait
que la fille de Husserl a démenti catégori-
remis les choses au point, mais lit-on la
quement une rupture des relations entre
défense, quand l’accusé est Heidegger ?
son père Edmund Husserl (prédécesseur
Pour les actes, les témoignages juifs de
et protecteur de Heidegger à Fribourg) et
la bienveillance de Heidegger abondent.
Heidegger qu’elle fût basée sur l’antisémi-
Certes de son Freiburg, Heidegger a une
tisme ou sur autre chose. Les Husserl n’ont
vision un peu provinciale des progrès
donc jamais remarqué l’antisémitisme
de l’antisémitisme d’État et semble s’en
supposé de Heidegger ! Comme la calom-
accommoder ou relativiser l’apartheid. On
nie poursuit son crapuleux chemin, en
pose une question : que pouvait-il faire
dépit des protestations les plus claires des
lors des rafles ? Heidegger ne fut, il le dit
témoins de l’époque, citons le texte de la
en 1966, pas un héros de la Résistance alle-
fille de Husserl à propos d’une interdiction
mande, qui d’ailleurs comporta d’anciens
d’accès à l’université et à sa bibliothèque
sympathisants du nazisme. Mais il encou-
adressée par Heidegger à Husserl: « L’in-
ragea et aida ses étudiants et assistants à
terdiction en cause se réfère probablement à une
fuir à l’étranger avec des bourses ou des
lettre-circulaire qui fut adressée aux membres
points de chute. Il vaut toujours mieux
juifs du corps enseignant. Que Monsieur Hei-
éviter de donner des leçons d’héroïsme, non
degger ait envoyé une interdiction personnelle
seulement quand, comme certains autre-
à mon père, c’est tout à fait improbable. Dans
fois, on a failli à donner l’exemple quand
mes nombreuses conversations avec mes parents,
il était temps, mais aussi quand comme de
je n’en ai jamais entendu parler. Mon père a
plus jeunes, on ne court soi-même aucun
pris sa retraite en 1928 et il n’a guère fréquenté
risque à juger le comportement des aînés
l’université depuis lors. Après 1933, il a évidem-
58
avec dégoût. Dans les deux cas, il y va de
du peuple et la race dure dans les conférences
la décence.
et discours des années 1933-1934 ». Ignorant
visiblement que le mot « race » a été très
En novembre 1933, Heidegger prononce
utilisé par de nombreux auteurs en des sens
un Appel aux étudiants allemands, où il
variables (ou sont-ce ses prochains livres
présente le « Führer » comme la voix de
de dénonciation morale anachronique, car
l’Allemagne nouvelle, sa réalité présente et
il estime en avoir fini avec Heidegger et
à venir, sa loi. Il tient à peu près le même
laisse aux historiens du nazisme le soin de
discours aux travailleurs de Fribourg aux-
finir « l’analyse »), et interdisant sous peine
quels la municipalité et l’État ont redonné
d’accusation de « révisionnisme » de l’envi-
du travail. Il les accueille dans une salle de
sager (on rit ensuite de lire Faye se moquer
l’Université, geste qu’il est facile de juger
du côté « pape » de Heidegger), Faye ne
démagogique aujourd’hui, mais qui ne l’est
voit dans l’idée de race (une existence corps
pas plus, disons, que la transformation des
et âme soumise à une idée et se donnant
amphithéâtres de mai 68 en agoras popu-
le corps et la santé pour l’incarner histo-
laires. À cette différence que Heidegger
riquement, en gros, « mens sana in corpore
n’organise pas de débat (ce n’est pas l’esprit
sano », qu’une apologie de la race aryenne
du temps) mais fait un discours sur le ser-
au sens biologique de Rosenberg. Aussi le
vice public de l’Université dans un peuple
scoutisme de philosophie dans la nature
solidaire. À tous, il explique, en se référant
genre Wandervogel de Heidegger avec ses
à la pensée de Jünger sur le « travailleur »,
étudiants devient un sinistre présage des
qu’ils sont comme individus et membres de
camps et la notion de sélection des élites
corporations distinctes, unis par la valeur
par l’épreuve de la volonté une annonce
et l’expérience du travail dans la construc-
du gazage ! Faye ignore ou veut ignorer
tion d’une société nationale et socialiste
ce que J-M. Palmier avait déjà signalé, il
allemande. Les textes sont disponibles en
y a quarante ans : l’existence au début du
français dans l’édition des Écrits politiques
nazisme et dans divers mouvements de
de Heidegger (NRF, Gallimard, 1996, édités
jeunesse de ce genre de classe de nature à
par François Fédier).
titre d’expérience romantique de libération.
La défense du travail et de la communauté
Il paraît que la santé chez Heidegger, qui
est caricaturée par E. Faye dans son incroya-
sort tout droit de la gymnastique du pla-
ble chapitre 3 « les camps de travail, la santé
tonisme de la République et des Lois, un lieu
59
commun de la pensée grecque, que juste-
ment), le soin d’en tirer les modalités
ment Heidegger étudie et admire, serait un
techniques de la politique hitlérienne. Ce
discours subliminal d’exaltation des SA et
thème du combat est grotesque : J-M. Pal-
de la Wehrmacht ! Un détail : depuis 1945,
mier avait déjà montré qu’une des phrases
aucun ouvrage sur l’histoire de la méde-
habituellement retenues contre Heidegger
cine allemande sous le Troisième Reich n’a
sur la philosophie comme combat sort de
jamais cité Heidegger comme une source
Platon, une citation de professeur qui con-
d’inspiration pour la politique de santé ou
naît, contrairement à Faye, ses classiques
l’eugénisme racial nazi.
et parle par citations sans toujours le dire,
Faye devrait avoir rencontré cela lors de ses
L’analyse du rectorat nous délecte ensuite
recherches sur l’humanisme.
d’exégèse tirée par les cheveux de modestes
circulaires standard de gestion des étu-
Dès 1933, Heidegger refuse pour la seconde
diants, où Heidegger sacrifie à la rhétorique
fois (il l’avait déjà fait sous la République
du sérieux de l’existence et des devoirs des
en 1930) le poste de professeur officiel du
étudiants dans la communauté nationale.
régime à l’Université de Berlin au nom de
Tout cela est assez risible. Le plus fort est
l’inspiration de la province. « Pourquoi nous
que Heidegger aurait alors mené un sémi-
restons en province », allocution radiodiffusée
naire hautement nazi sur Héraclite ! Ainsi
à destination de Berlin (traduite et éditée
il attribue à Heidegger une ontologie mili-
par Fédier), explique pourquoi Heidegger
tariste sur la base d’un commentaire d’un
décline l’offre : la « solitude » discrètement
fragment d’Héraclite, qui voit la nature
entourée de sa retraite campagnarde dans
comme la lutte entre des éléments et d’où
la Forêt Noire ; le rapport avec la paysan-
sort la parure de l’univers : du polémos
nerie des environs ; l’enracinement dans
jaillit le kosmos ! On mesure l’ineptie des
son pays natal (Heimat) offrent au penseur
déductions de Faye quand on lit que cette
les conditions les plus propices et même
circonstance signifie seulement que Hei-
indispensables au sérieux existentiel et à
degger utilise Héraclite pour mettre au
la sérénité de sa méditation. Pauvre Hei-
cœur de l’ontologie la plus élevée la justifi-
degger : on lui reprochera ensuite d’avoir
cation de la violence et de la guerre, laissant
manifesté ainsi son nazisme réactionnaire
à ses disciples, engagés dans des disciplines
provincialiste, mais qu’aurait-on dit s’il
« inférieures » et pratiques (droit, notam-
avait pris le poste de Berlin ?! Le nom de
60
Nicolai Hartmann, grand professeur de
déçu par ce poste et qui préfère se consa-
philosophie, un des grands noms du néo-
crer à son œuvre. Pour E. Faye, en revanche,
réalisme allemand de l’Entre-deux-guerre,
Heidegger a profité du rectorat pour mener
politiquement
libéral-conservateur, est
une politique de recrutement antisémite !
bien oublié : ce fut pourtant lui qui accepta
Comme si le fait de garder auprès de soi de
le poste.
jeunes assistants acceptables par les nazis
et proches de lui, nullement focalisés sur
Dès avril 1934, déçu de ses marges de
l’antisémitisme d’ailleurs, était une poli-
manœuvres,
démissionne.
tique antisémite en la matière. Comme si
S’étant voulu sans doute le Platon du
conseiller à des étudiants juifs de quitter le
nouveau chancelier du Reich, dans le but,
pays et aider les plus proches de lui à le faire
suivant l’expression d’Otto Pöggeler, de
était une politique antisémite. Aussitôt sa
« guider le guide » (den Führer führen),
démission connue, le professeur Heideg-
mais constatant l’indépendance impertur-
ger, l’ex-recteur « nazi », est attaqué par
bable et l’insensibilité du nazisme réel par
la philosophie la plus explicitement nazie
rapport à ses plaidoyers pour orienter le
de l’époque, comme un pédant obscur, un
« Mouvement » dans le sens de sa philoso-
moulin à paroles ésotériques, un homme
phie, perdant le goût d’une responsabilité
du passé inutile au national-socialisme, et
administrative sans véritable autonomie,
d’ailleurs suspect d’accointances person-
il prend congé et se consacre à son ensei-
nelles et spirituelles avec le judaïsme (la
gnement et à ses livres. D’après les rapports
méditation de Heidegger et ses analyses
du NSDAP (cités par E. Faye), le manque
patientes passent pour un genre d’hermé-
d’appétance pour les tâches « tactiques »
neutique rabbinique ou talmudique).
Heidegger
serait la cause de la démission. Façon de
dire que Heidegger ne quitte pas le Rectorat
Le rectorat servira à interpréter toute
par désaccord de fond. Que ce soit le motif
l’œuvre comme une préparation et un
officiel invoqué par Heidegger ou l’analyse
accomplissement du nazisme. En 1964, son
des services techniques du parti nazi, sur
rival de l’école de Francfort, Theodor W.
la base, peut-être, de critiques de collègues
Adorno publie contre lui un violent réqui-
plus zélés, c’est le départ libre d’un penseur
sitoire source de bien des livres ultérieurs
prêt à servir à des fonctions administratives
de polémique : Jargon de l’authenticité. L’ac-
et politiques s’il s’y sent indispensable, mais
cusation de nihilisme ontologique masqué
61
par l’emphase métaphysique est formulée
en 1966 à un journaliste en présence de
avec tout le talent rhétorique d’un auteur
témoins de confiance. Dans un entretien
qui pour le jargon, chez lui hégélien, ne
publié en 1976 après sa mort et accordé
le cède en rien à Heidegger. La chose est
au Spiegel, parlant de son engagement de
d’autant plus étrange qu’Adorno par bien
1933-34, il reconnaît avoir commis « une
des aspects (problème de l’objet de la phi-
grosse bêtise » ou « imbécillité » (« eine
losophie, nature théorique de la pensée,
grosse Dummheit »), ce qui peut s’actualiser
proximité avec les arts, critique virulente
en « belle connerie », mais Heidegger était
de la raison instrumentale bourgeoise et
bien élevé. Le terme n’est pas faible pour un
de sa version matérialiste-communiste) est
homme qu’on dit arrogant et correspond à
assez proche de son ennemi. Il faut le dire,
ses responsabilités réelles.
car on continue de citer Adorno contre
Heidegger : Adorno n’avait pas de leçons
à donner à son collègue et rival. On ne
Le Parti : Heidegger,
un bon « Parteigenosse » ?
parle pas ici des aspects peu reluisants du
Une des dimensions de « la grosse
manque de solidarité de l’école de Francfort
bêtise », que confesse Heidegger en 1966,
pour leur collègue (juif ) Benjamin, le plus
parce qu’on lui demande respectueusement
brillant du groupe ; il s’agit du comporte-
de s’exprimer à ce sujet, c’est l’adhésion au
ment d’Adorno comme intellectuel face au
NSDAP. Même si elle était incontournable
nazisme en 1933. Hannah Arendt d’abord
en mai 1933. On a vu pourquoi, dès lors
choquée des « nouvelles » sur le compor-
que Heidegger acceptait le Rectorat, chose
tement de Heidegger découvrira vite la
convenue avec ses collègues de l’Université.
pauvreté du dossier et n’en sera que plus
Quant au rapport avec le parti NSDAP, à
furieuse contre les calomniateurs. Or elle
l’activité dans le Parti, il faut bien y revenir
apprendra, chose confirmée apparemment,
rapidement car Farias, Ott et maintenant
qu’Adorno hésitait à quitter l’Allemagne en
E. Faye ont prétendu prouver avec l’adhé-
1933, espérant comme demi-juif échapper
sion au Parti dès l’instauration du régime,
à l’épuration.
un ralliement public à une idéologie sousjacente. Heidegger fut-il un enthousiaste
Il faut l’insistance de proches, des média-
du Parti ? Fut-il un bon « camarade de
tions patientes et une lettre respectueuse
Parti » ? Rien de mieux pour en juger que
pour convaincre Heidegger de s’expliquer
de rappeler quelques petits faits !
62
Heidegger adhère en mai 1933. Remplaçant
naissait lorsqu’il adhéra, puisque nombreux
Möllendorf, un social-démocrate engagé,
sont les témoins de ses cours qui dirent leur
Heidegger est élu par ses collègues en
étonnement ! Ce petit fait donne à penser
raison de son apolitisme, qui le rend accep-
que Heidegger a ou bien très bien caché
table par les nazis. Mais Être et temps et sa
son jeu (thèse ancienne des anti-heideg-
polémique avec la philosophie universitaire
geriens), ou bien pris une décision risquée,
libérale, son côté nietzschéen, non-confor-
mais pas que les cours, séminaires et livres
miste, non-bourgeois, son patriotisme, lui
de Heidegger indiquaient une sensibi-
donne un profil crédible. Ce que E. Faye,
lité pro-nazie, comme E. Faye tente de le
roi trop peu caché de l’amalgame, appelle
prouver, ce qui d’ailleurs implique que les
perfidement son « radicalisme ». « Plût au
meilleurs étudiants de Heidegger, y com-
Ciel » qu’une telle qualité intellectuelle et
pris sa maîtresse Hannah Arendt (juive),
proprement philosophique (rappelons que
ne comprenaient rien à sa pensée profonde.
E. Cassirer veut débattre publiquement
Pour les vrais spécialistes de Heidegger, son
avec Heidegger, pas avec Spengler !) pût
œuvre publiée ni ses cours ne donnaient
se manifester dans l’œuvre d’E. Faye. Hei-
aucune indication claire à ce sujet, même
degger est donc plus choisi et élu comme
si on y sentait une distance avec la philo-
Recteur parce qu’il est à cette époque plus
sophie libérale, basée sur le néo-kantisme
présentable qu’un social-démocrate, même
transcendantal. Mais cela annonçait-il une
si, chose qu’E. Faye ignore (dans le sens
adhésion au NSDAP ? La philosophie
qu’on voudra), un ministre de l’instruc-
libérale d’ailleurs n’empêcha pas certains de
tion social-démocrate de Prusse en 1930, a
ses membres de rallier le régime. Rappelons
demandé au vilain proto-nazi Heidegger de
inversement qu’un nietzschéen vitaliste,
venir enseigner à l’Université de Berlin, ville
élève de Driesch, comme Ernst Jünger
rouge, bastion de la gauche. Mais pour pro-
refusa avec dédain toutes les propositions
téger l’Université de Fribourg, Heidegger
d’adhérer au NSDAP avant et après 1933.
doit en 1933 adhérer, ce qui est d’ailleurs
Pour Farias, Heidegger était proche du
exigé des nouveaux recteurs dans le cadre
NSDAP depuis le début des années
de la Gleichschaltung. Quant aux idées politi-
trente. Pour E. Faye, il est sympathisant
ques de Heidegger avant 1933 ?
discret mais résolu du NSDAP depuis la
Malgré les procureurs rétrospectifs et
crise de 1929 ou le début des années 30.
autres enquêteurs policiers, nul ne les con-
En fait, on sait seulement que sa femme
63
Elfriede Petri est une sympathisante décla-
de village, comme une bonne nazie, une
rée par le témoignage du premier mari de
nazie « fanatique » jusqu’au bout, par Farias
Hannah Arendt, le philosophe Günther
et Faye le jeune pour avoir participé à des
Anders, qui se souvenait de l’invitation
œuvres de secours pendant la guerre ! Pour
« déplacée » à adhérer au NSDAP que lui
montrer la bêtise des constructions d’E.
fit ingénument l’épouse de son professeur
Faye, signalons que l’inscription obligatoire
pendant une randonnée en Forêt Noire.
des enfants Heidegger dans les jeunesses
Laissons ici l’hypothèse d’une exagération
hitlériennes est prise pour un signe qui ne
d’Anders, amoureux jaloux d’Arendt (eh
trompe pas ! Quant à Hermann Heidegger,
oui, ça peut compter pour la Stimmung du
fils encore vivant de Martin Heidegger et
Dasein !) : Anders très critique plus tard
« encore plus nazi que son père de son propre
sur la philosophie selon lui transcendante
aveu », dixit Faye le jeune, il est accusé de
de Heidegger (sa critique ressemble à celle
néo-nazisme ou de révisionnisme pour
d’Adorno) est d’ailleurs assez proche de
avoir publié des articles nullement apolo-
Heidegger, dont il fut l’étudiant, pour la
gétiques ou idéologiques dans des revues
critique socio-politique de la modernité et
de l’armée ou d’histoire militaire (c’est un
de la technique. Comme quoi Heidegger a
officier de carrière).
une œuvre sans doute plus profonde que ne
Un des trucs fondamentaux pour paralyser
le laisse accroire E. Faye. Revenons à Mme
l’adversaire et impressionner les badauds,
Heidegger : peut-on sérieusement inférer
consiste à user de mots magiques, comptant
de la sympathie affichée de Mme Heideg-
bien que la honte d’avouer son ignorance
ger pour les Jeunesses hitlériennes, qu’elle
ou la paresse de vérifier fera concéder l’ar-
voit naïvement comme une forme de scou-
gument (et tout est bon à prendre ici).
tisme (du genre des romantiques naturistes
Jamais à court de cartes dans sa manche, E.
Wandervögel) mobilisant la jeunesse sur des
Faye mentionne donc à l’étonnement géné-
principes « sains » de sport (les Heidegger
ral l’adhésion de Heidegger à la « méthode
valorisent le sport et un rapport incarné au
Boxheimer », allusion à un plan de réaction
corps, au monde) et de communauté (elle
brutale de la NSDAP en cas de coup d’État
tient ces propos au retour d’une randonnée
communiste : il s’agissait d’une planification
de ski de fond), que son mari était exac-
par les nazis de la liquidation systématique
tement dans ces sentiments. Pauvre Mme
des dirigeants « rouges » , prévue minu-
Heidegger, considérée, sur la base de ragots
tieusement par le juriste nazi Best en 1931
64
et révélée en novembre de cette année par
groupes spartakistes et de leurs dirigeants
une perquisition de la police à Boxheimer
(Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht à
Hof, en Hesse, suite à une dénonciation
Berlin, Kurt Eisner à Munich, etc) ! Le
d’ex-député régional nazi sanctionné par
ministre de la guerre SPD Noske déclara
son parti. L’affaire fit grand bruit dans la
alors qu’il serait le « chien sanglant » exigé
presse. Dans ces circonstances, Heidegger
par les événements, et on le félicita de son
aurait confié à un intime dans son chalet de
sens du devoir dans ces circonstances tra-
Todnauberg à Noël 1931 que dans certai-
giques. Il ne s’agit pas d’approuver quelque
nes circonstances, il fallait savoir recourir à
nazisme ici ou d’adhérer aux pensées sup-
ce genre de méthode ! Admettons généreu-
posées de Heidegger, mais de mettre les
sement (unus testis, nullus testis) que la source
choses en contexte et de demander une
soit fiable, l’argument semble porter assez
loyauté minimale dans la critique : le pour-
court à y réfléchir quelques instants. Indé-
rissement de la vie politique de Weimar
pendamment du nazisme des auteurs de la
(stable et relativement acceptée entre 1924
méthode, qui d’ailleurs est un nazisme du
et 1929 seulement) remonte à sa naissance.
programme de 1920, la méthode consiste en
En fait, le vrai scandale de Boxheimer, c’est
effet à réagir violemment à la violence d’un
que la NSDAP pense profiter de la crise
coup d’État (illégal par hypothèse). Con-
pour prendre le pouvoir ! Mais ce qu’on
naît-on beaucoup d’États (à quoi sert donc
ne sait pas et qui ici devrait importer, c’est
l’article 16 sur les pleins pouvoirs présiden-
si Heidegger cautionne la NSDAP ou la
tiels de la Constitution française ?) ou de
méthode de réaction énergique de l’État
responsables politiques appelés « hommes
et/ou des partis nationaux énergiques pour
d’État » qui n’envisagent pas l’élimination
stopper une révolution bolchevique. Un
de leurs opposants « radicaux » (comme
détail encore !
diraient certains) en cas de révolution
violente de leurs ennemis ? Mieux : le pre-
Heidegger aurait dit à Bultmann avoir voté
mier exemple est celui que nous offre, en
en 1932 pour le NSDAP, certes. Hermann
1919, le très démocratique SPD ! Ce parti
Heidegger dit que son père a voté pour un
récemment arrivé au pouvoir (suite à une
parti régionaliste viticulteur en 1933. Pour-
révolution bien entendu légitime) confia
quoi pas ? N’est-il pas permis de changer de
aux corps francs et à la Reichswehr (armée
vote, notamment en voyant les tendances de
impériale) la liquidation physiques des
l’électorat ? N’est-ce pas un comportement
65
répandu et d’ailleurs parfois compréhen-
Or il n’adhère pas non plus au Parti avant
sible et raisonnable ? E. Faye en déduit au
mai 1933, soit le moment de son élection
contraire « qu’il est permis de se demander
comme recteur, quand il peut difficile-
si » (sic) Hermann Heidegger ne serait pas
ment faire autrement et que ses collègues
révisionniste et ne cacherait la vérité sur le
comptent sur lui pour limiter l’intrusion
nazisme de son père : façon de répondre en
du NSDAP dans l’université. Mais de
se cachant derrière la prétérition. Heideg-
tout cela, E. Faye n’en a cure. Un chercheur
ger avait le secret de son vote, notamment
talentueux, on vous dit.
en 1932 et 1933, mais Heidegger n’avait
guère de considération pour le régime de
L’attitude de Heidegger à l’égard de la
Weimar et souhaite une révolution de
NSDAP pendant le Troisième Reich enfin
l’« être-allemand tout entier ». Il a dit cepen-
éclaircie ? Il s’agit, nous dit E. Faye, de faire
dant dans les années 1960-1970 à F. Fédier,
parler les archives de temps de guerre du
qui le questionnait explicitement à ce sujet,
NSDAP. Sur-interprétant des fiches fina-
n’avoir pas voté pour le NSDAP en 1933.
lement peu précises sur l’essentiel, Faye
Cachotterie de nazi honteux ? Seules choses
prétend en tirer d’authentiques preuves
établies : Heidegger ne signe pas la pétition
sur la fidélité intérieure au Parti et con-
des intellectuels de mars 1933 en faveur de
fond d’ailleurs en passant a) les convictions
Hitler (alors chancelier depuis deux mois)
privées supposées de Heidegger avec le mes-
et du NSDAP pour les élections de l’in-
sage de la pensée d’universitaire, et b) cette
cendie du Reichstag, alors que nombre de
pensée de l’œuvre (toujours disponible)
ses collègues le font: un geste tout de même
avec son appréciation comme membre du
extraordinaire dans le contexte de pres-
Parti par les services du NSDAP. Ensuite
sion d’État sur les milieux académiques,
c’est faire crédit au Parti. Mais E. Faye sait
puisqu’il s’agit d’obtenir la bénédiction des
seulement montrer ce que le Parti « per-
élites culturelles par le chantage « Hitler
çoit » (p. 524) de « la distance politique » de
ou le chaos » (la menace communiste !); or
Heidegger ! Le fait que Heidegger ne par-
si Heidegger avait été sympathisant voire
ticipe jamais à aucun travail de cellule dans
partisan hypocrite, n’aurait-il pas manifesté
le cadre du NSDAP réel après le Rectorat
alors son appartenance de cœur ? D’autant
montre assez l’idée qu’il se fait bien vite
que l’anticommunisme semble avoir été
du parti auquel il a adhéré par pari. Tout
une constante de ses convictions politiques.
cela est certainement plus important que la
66
fiche qui montre qu’il était abonné au Völk-
du NSDAP signale que Heidegger ne fait
ische Beobachter, bulletin officiel du Parti. Or
guère de zèle dans ses donations ! Faye ne
ce journal était répugnant, dit courageuse-
voit que le « oui » à la question sur le « Est-il
ment E. Faye. C’est ce qui s’appelle passer à
un généreux donateur ? », sans voir la réserve :
côté du problème. Comme si un observa-
« ça pourrait être mieux ! ». Or, on pourrait
teur du politique, de surcroît en dictature,
aussi bien se demander, sans « révisionnis-
devait cesser de lire les mauvaises nouvel-
me philo-nazi» (mais du révisionnisme sur
les et l’idéologie de l’adversaire ! Comme
le travail d’E. Faye, certainement) si c’est
s’il pouvait se dispenser de renouveler son
par ladrerie ou par manque de conviction
abonnement, en restant membre du Parti !
que Heidegger ne débourse pas plus. Doc-
Il faudrait expliquer à Emmanuel Faye
teur Faye ne doute jamais, lui : donner à la
qu’il aurait été absurde de résilier cet abon-
NSDAP, c’est toujours trop ! Bien sûr …
nement, si répugnant en soit le contenu,
A ce sujet, on lit aussi que le NSDAP, peu
tout en restant officiellement membre du
intéressé par le détail de la pensée heideg-
Parti. En se couvrant, Heidegger couvrait
gerienne, relativisait les critiques contre
sa famille. Farias a souligné, c’est un de ses
Heidegger de collègues philosophes bien
« apports documentaires », que Heidegger
plus zélés que lui, sachant que des dis-
avait payé ses cotisations jusqu’en 1945.
putes théoriques doublées d’animosités
La belle affaire ! Question : imagine-t-on
personnelles les opposaient. Que le Parti
en 1934, alors que Hitler devient Führer
ait estimé que Heidegger était « fiable
et chef d’État du Reich, de démissionner
politiquement » pendant la guerre signi-
du Parti ? et de garder en même temps son
fie-t-il pour nous que Heidegger était
poste d’universitaire ? Faye va plus loin :
partisan des camps d’extermination ? Cela
Heidegger apparaît comme un donateur
signifie seulement que Heidegger était
du Parti ! Imagine-t-on un professeur ordi-
tenu pour un « intellectuel » prestigieux,
naire d’Université membre du Parti ne pas
qui n’encourageait pas clairement ses étu-
l’être ? Dans une société en crise, imagine-t-
diants à l’insoumission et qui restait un
on que le Parti aurait vu d’un bon œil qu’un
patriote, un critique radical du marxisme,
membre plutôt aisé du Parti se dispensât
du communisme et du matérialisme libé-
de montrer l’exemple ? Et concevrait-il que
ral anglo-saxon, consacrait ses cours à des
cette mesquinerie ou ce refus exprimât la
gloires nationales comme Hölderlin et
fidélité au Parti sans sacrifice ? Or, la fiche
Nietzsche ou à de vieux textes grecs. Les
67
accusations de subversion de certains col-
exemple Le Monde en publiant le compte-
lègues laissaient les services du Parti froids.
rendu élogieux de son livre, présentent
C’est peut-être de quoi Heidegger voulut
d’un Heidegger au milieu d’une brochette
demander pardon à Jaspers en lui disant
de dignitaires universitaires nazis, frappera
sa honte dans une lettre fameuse d’après-
les imaginations ignorantes comme une
guerre.
preuve accablante, alors que dans n’im-
Cette adhésion doit donc être interprétée,
porte quelle dictature, il est impossible à
si on y tient, avec sérieux. Comme le fait
un fonctionnaire de ne pas être un jour pris
remarquer Fédier, en devenant Recteur
en cliché avec des collègues qu’on n’a pas
dans le cadre du Führerprinzip, Heideg-
choisis. La tête grincheuse de Heidegger en
ger devient la seule autorité légale dans
dit long sur son embarras (c’est en tous cas
l’université et peut espérer faire admettre
une possibilité herméneutique), mais on y
sa rénovation nationale et sociale et son
verra peut-être un signe de plus et éclatant
national-socialisme aux étudiants SA et au
de sa cruauté, de son arrogance et d’une
parti régional ! Si on lit alors le Discours du
misanthropie nazie ! Ne doit-on pas rappe-
Rectorat, qui ne mentionne jamais le nom
ler en face de cela qu’il ne se montre jamais
de Hitler, comme une affirmation d’une
à aucune réunion de cellule du parti nazi
autre autonomie de l’université dans le
de toute la durée du Troisième Reich. Que
cadre de l’État nouveau, comme une sorte
vaut le fait, dès lors, qu’il ait dû payer ses
de retournement à son profit du système
cotisations d’adhérents dans un système où
d’autorité, on peut y voir l’expression d’un
l’adhésion était irréversible de facto ?
rapport de force et d’un jeu habile de cana-
L’adhésion semble donc s’expliquer par
lisation du nazisme du Parti en espérant
des raisons d’opportunisme politique (pas
une entente avec le ministère et le Führer
du carriérisme, ni de l’enthousiasme naïf )
suprême. Si comme il le dit, Heidegger n’a
et par un pari risqué : Heidegger semble
pas voté pour le NSDAP en 1933, il a pu
accorder au socialisme national du NSDAP
espérer un rééquilibrage des tendances du
le bénéfice du doute, mais traduit l’idéal
Parti dans le sens de ses thèses à condition
général communautaire, social et national,
de pouvoir comme recteur et professeur et
dans des termes issus de sa pensée, en se
de l’intérieur du Parti (même s’il n’y siège
posant en théoricien post-républicain de
jamais jusqu’en 1945). La photographie
la communauté allemande. Victor Farias a
que perfidement E. Faye et d’autres, par
essayé de prouver la thèse d’une adhésion
68
de cœur au moins à une première phase du
internes et des tendances du parti nazi c’est
nazisme en faisant de Heidegger un sym-
de confondre sympathie pour la révolu-
pathisant des SA, de l’aile sociale, qui aurait
tion nationale et sociale, avec adhésion à ce
quitté le Rectorat déçu de l’affaiblissement
qu’en fait le NSDAP. Le fait que Heideg-
de la SA peu avant la nuit des Longs Cou-
ger ne participe jamais à aucun travail de
teaux. En fait, si Heidegger doit ménager
cellule dans le cadre du NSDAP réel après
la SA comme institution en 1933-34, on
le Rectorat montre assez l’idée qu’il se fait
sait qu’il refuse son intervention dans les
bien vite du Parti.
nominations et contrôle les prises de paro-
On peut déplorer l’adhésion au Parti, l’ap-
les des SA dans les amphithéâtres. À la
parent soutien au nazisme de 1933-1934
même époque, il donne la parole pendant
puis la fidélité de Heidegger à son État
la journée politique de l’université à von
dans une époque, où d’autres refusèrent
Weiszäcker, venu parler en bien de l’œuvre
tout rapprochement, et d’autres, assez
du Juif Freud ! Quant à la Nuit des Longs
rares, résistèrent au risque de leurs vies,
Couteaux, il aurait fallu être sans cœur ni
à condition de s’interdire les raccourcis
cervelle pour ne pas être horrifié et ébranlé
et encore plus encore les trucages histori-
du massacre des SA, quoi qu’on ait pensé
ques. S’il est sûr qu’il fut en quelque façon
de leurs débordements. Thomas Mann et
« nazi », au moins en 1933-34, reste à savoir
Ernst Jünger aussi ont été horrifiés de ce
quelle sorte de nazi il fut. Qui prétend tra-
massacre des SA. La question est de savoir
vailler sur « Heidegger et le nazisme » doit
ce qui motive l’horreur ! Le dévoilement
s’astreindre à une compréhension de la
du cynisme et de la cruauté de Hitler, prêt
« situation » dans sa complexité et situer
à trahir ses plus anciens partisans et une
l’attitude de l’individu dans un contexte
partie de son parti, pour durer ? Le meur-
qui croise l’événement socio-politique,
tre de centaines de « camarades de Parti » ?
son interprétation de ces événements, la
La liquidation de l’armée populaire socia-
connaissance de ses convictions profondes
liste des SA, prélude à une soumission au
et la prise en compte de son « éthique de
capitalisme et aux élites traditionnelles ?
responsabilité » pour reprendre un terme
Le calcul pour obtenir le ralliement de l’ar-
de Max Weber. Les moralisateurs rétros-
mée à la mort de Hindenburg, est évident
pectifs qui traitant le réel à l’aune de leur
à cette date. Le défaut des interprétations
ignorance des faits, s’épargnent la compré-
de Heidegger dans le cadre des combats
hension de la difficulté des choix tragiques
69
d’une époque tragique (époque qui faisait
troqué le marxisme classique et la lutte des
choisir à d’autres, le camp stalinien en
classes (certes encore mentionnés officielle-
pleine activité goulagienne) au nom d’un
ment) pour la « nouvelle rationalité » qui
simplisme enfantin, doivent être rappe-
fait confiance à la technique et à l’État de
lés à la décence. Que cela choque ou non
droit libéral pour créer le socialisme démo-
les maîtres censeurs, Heidegger mérite un
cratiquement. Finalement le SPD dans
minimum d’empathie de qui veut parler de
ses débats les plus théoriques oscille entre
ses engagements. C’est la base de l’hermé-
Cercle de Vienne néo-positiviste dans son
neutique de la justice.
progressisme abstrait émancipateur et
néo-kantisme du sujet. En route vers la
Mais au fait, où Heidegger pouvait-il
révision doctrinale officielle du congrès
trouver la synthèse d’un espoir de renou-
de Bad Godesberg. Pourquoi pas ? Mais
vellement
d’audace
Heidegger n’est pas de cette école et pense
historique devant la crise de l’époque ? La
que cette voie est une impasse. Le Centre
solution politiquement correcte de notre
catholique clérical ? La droite militaire pré-
temps : la SPD démocratique. On a vu le
sidentielle qui soutient Hindenburg? E.
sang qu’elle avait sur les mains depuis 1919
Faye mentionne un propos privé qu’aurait
pour les délicats. Or ce parti officiellement
tenu Heidegger au début des années trente :
marxiste et internationaliste (même s’il
le chancelier conservateur autoritaire Brü-
n’est plus guère ni l’un ni l’autre en pratique
ning ne serait pas l’homme de la situation,
depuis 1914 au moins) n’a ni majorité viable
aurait-il dit (E. Faye, p.54). Façon de dire
à l’appui depuis 1930 (la coalition centriste
sa préférence pour Hitler. Or, les historiens
de Weimar est en pleine déliquescence et
savent que Brüning a objectivement pré-
n’a plus de majorité, tandis qu’une alliance
paré la voie à Hitler, puisqu’il a légiféré par
avec le parti communiste lui est interdite
ordonnances, substituant officiellement
pour plusieurs raisons) et incarne de facto
(avec le soutien du constitutionnaliste Carl
le statu quo et l’impuissance. Lire à ce sujet
Schmitt) la dictature présidentielle au fonc-
de l’Américain William Sheridan Allen,
tionnement régulier semi-parlementaire
Une petite ville nazie 1930-1935 (10/18,traduc-
de la république ! On se demande même
tion française Robert Laffont 1967, de The Nazi
aujourd’hui si la droite autoritaire alle-
seizure of Power 1965). Sur le plan philoso-
mande n’a pas choisi alors, peut-être avec le
phique, la social-démocratie allemande a
soutien discret de Brüning, sûrement sous
politico-social
et
70
le gouvernement von Papen, de légitimer
en gésine, porteur de projets novateurs plus
la NSDAP (incontournable depuis 1930
audacieux et d’ailleurs en partie indéter-
pour former un gouvernement de droite
minés. Même s’il n’avait pas voté pour lui
nationale à base parlementaire) comme
en 1933, Heidegger pouvait imaginer une
futur parti de coalition en tolérant ou en
coopération conditionnelle une fois Hitler
encourageant les désordres de rue et en
au pouvoir.
laissant les SA incarner une sorte de police
spontanée du peuple. Laissons ces débats à
La loyauté oblige à dire que le nazisme de
l’historien. Je renvoie le lecteur, entre autres
1934-1938 (avant l’évidence de sa volonté
titres, au livre récent de Dirk Blasius, Wei-
de guerre d’expansion), voire de 1941
mars Ende. Bürgerkrieg und Politik 1930-1933
(avant le début de la Solution finale et
(éd. Vandenhoek & Ruprecht, à Göttingen
des politiques d’extermination de masse)
2005). Ce qui est clair : la dictature Brü-
n’inspirait pas l’horreur qu’il suscite rétros-
ning portait en elle le principe dictatorial
pectivement, bien que les lois raciales de
et de l’aveu de tous les témoins, facilita la
Nuremberg (1935) aient été déjà promul-
légitimation de celle de Hitler. Quant à
guées (les nazis y voyaient une application
Brüning, sa politique d’endiguement du
à l’allemandes des lois religieuses juives
nazisme, sans base populaire, socialement
de séparation des Juifs eux-mêmes d’avec
conservatrice et économiquement anti-
les Goyims et se seraient « dits » eux aussi
sociale, échoua. Que Heidegger ait compris
sionistes) et que le Führer régnât en chef
la nécessité de cet échec et osé envisager
absolu. Thomas Mann hésita à rentrer en
une révolution avec la NSDAP, qu’il ait
Allemagne pendant les premiers mois de
en tous cas repéré en « weberien » le cha-
1933 et évita d’attaquer de front le nouveau
risme de Hitler et sa capacité à incarner le
gouvernement pour obtenir l’autorisation
renouveau politique et les efforts de recons-
de rentrer et de publier, afin de ne pas
truction de l’État allemand ne choque pas
perdre son public (il fallut la haine des
tant que cela, même de la part d’un philoso-
nazis, l’autodafé public de ses livres et la
phe, si on se replace dans la désorientation
pression de ses enfants pour qu’il coupât
de la bourgeoisie allemande et la possibilité
définitivement les ponts avec l’Allemagne,
d’une guerre civile. Le NSDAP avec ses
le pays de sa langue), tandis que les émigrés
graves défauts pouvait dans cette époque
expérimentaient le déclassement et l’iso-
troublée apparaître comme un mouvement
lement culturel de l’apatride. On lira à ce
71
sujet l’excellent Weimar en exil de J-M. Pal-
du moins elle n’avaient pas le caractère cri-
mier, admirateur de Heidegger et d’Adorno
minel que nous y voyons rétrospectivement
et l’une des bêtes noires d’E. Faye.
aujourd’hui. C’est pourquoi il est ridicule et
Le nazisme ne révéla son projet que
malhonnête de moquer, comme fit en 1996
progressivement. L’adhésion au national-
un certain Blain dans le magazine com-
socialisme change de sens avec le temps, et
mercial « littéraire » Lire, la traduction par
selon le degré d’implication et de conscience
François Fédier de « Nazionalsozialismus »
de chacun. Il était possible de sympathiser
par « socialisme national » dans les dis-
quelques années avec le nouveau régime
cours et écrits de 1933-1935 de Heidegger !
sans être ce que nous appelons aujourd’hui
Il s’agit, sans nier l’adhésion au NSDAP, de
un « nazi ». A preuve, l’interprétation posi-
redonner au mot un peu de son sens appa-
tive de l’élection de Hitler aussi bien par
rent pour les gens de l’époque et d’éviter les
Léon Blum en 1933 (obsédé par la crainte
anachronismes ! Comme l’a souligné main-
du militarisme de l’aristocratie prussienne)
tes fois Karl Kraus, l’arrogance de certains
que par André Breton en 1936 (fasciné par
journalistes n’a d’égale que leur bêtise et
la brutalité non-conformiste de la diplo-
leur ignorance. Mais il est temps à présent
matie de ces nouveaux venus sur la scène
de parler du sens du socialisme national.
internationale). Une partie des polémiques
du nazisme par les actions de sa politique.
Le national-socialisme
et « le Mouvement » du
socialisme national
Il ne s’agit pas de nier la part de violence
Heidegger ne se rallie jamais au nazisme
originaire du national-socialisme ni son
au sens où nous l’entendons. En un sens, la
antisémitisme virulent ; il s’agit de recon-
question triviale sur le nazisme de Heideg-
naître la place qu’ils avaient en 1933 et la
ger est dérisoire et déplacée, non parce que
relativisation que beaucoup pratiquaient
le sujet serait tabou, mais parce que ce mot
(y compris les organisations juives de la
de nazi, comme l’a dit François Fédier nous
république de Weimar, et l’ensemble des
dispense de penser ce que signifie au juste
démocraties occidentales) dans le contexte
« nazi » pour celui qui adhère à un degré
de chaos économique et de menace de
ou à un autre, à une forme ou sous une
guerre civile de 1933. Une adhésion au Parti
autre au « nazisme ». Pour le dire avec J-M.
et à sa rhétorique étaient alors concevables,
Palmier : « Bien plus, la question tradition-
contre « Heidegger nazi » nie ces données,
nie l’historicité du déploiement de la vérité
72
nelle : « Heidegger fut-il nazi ? » ne recevra ici
cette question comme toutes les questions
aucune réponse. Une telle formulation n’a pour
du politique avec le principe suivant : les
nous aucun sens. Ce qui est interrogé ici, ce n’est
positions politiques modernes sont basées
pas seulement la réalité historique de l’adhésion
sur des conceptions philosophiques qui
de Heidegger au parti nazi, qui ne fut qu’une
demandent réexamen. Ainsi : que signi-
simple formalité qu’il dût accomplir comme rec-
fie « droits de l’homme » ? Le libéralisme
teur allemand, mais le sens qu’il a reconnu au
politique a été justement critiqué par Carl
mouvement national-socialiste ouvrier allemand,
Schmitt comme une critique de l’État et
dans la problématique qu’il ouvre avec Sein und
de la communauté plus que comme une
Zeit. » (Les Écrits politiques de Heidegger, p.
politique. Le libéralisme préfère l’individu
9). En fait, Heidegger adhère au Parti dans
et l’exalte, faisant de l’État un moindre mal
l’espoir qu’il se hisse au niveau du Mou-
et une police entre individus. Cette politi-
vement historique qu’il doit être. Il y a un
que négative qui se veut protectrice peut
mélange de projection des attentes et d’exi-
aller jusqu’à mettre en danger l’existence
gence normative.
collective, par exemple face à la furie des
phénomènes économiques. Le libéralisme,
Qu’est alors sur le plan politique et histori-
nominalisme individualiste anglo-saxon, lie
que le national-socialisme ? Le Mouvement
économie et politique dans un refus de la
concret qui doit animer et véhiculer dans la
soumission de l’individu sauf aux effets de
communauté l’idéal communautaire d’exis-
masse des actions individuelles condition-
tence allemande face aux choix de société
nées. Est-ce là la seule forme de la liberté ?
français et anglo-saxon ou russe. La poli-
On peut laisser aux partisans de ce système
tique n’est pas une gestion technique de
le droit à cette expérience. Mais la culture
relations atomiques entre masses statisti-
allemande est, en 1919-1932, une éthique
ques d’individus sur la place commune du
collective. Schmitt (qui d’ailleurs n’est
marché, mais l’affirmation de la volonté
pas Heidegger), nommerait cela un choix
d’un peuple de faire corps comme peuple.
« irrationnel ». Mais cet « irrationnel » qui
Les auteurs qui ont vu cela chez Heideg-
ne l’est peut-être pas plus que son contraire
ger ont souligné la tendance totalitaire
est un droit. Et après tout, rien n’empêche
de ce discours, qui ne ferait pas de place
l’individualiste conséquent d’émigrer. Le
d’emblée à l’individu et nierait les droits
libéralisme dans ses excès individualistes
de l’homme. Heidegger prend en charge
(s’il n’est pas une hypocrisie) comprend
73
un mécanisme de dominos d’universali-
et politique (en tant que monde de la dis-
sation culpabilisante de son modèle et un
cussion dans la communauté de langue et
dépouillement de l’État. La preuve que
de valeurs de vies communes) est la nation,
cette pensée a pu s’accorder à une forme de
on sera donc « national-socialiste ». Dire
démocratie, plutôt sociale, est administrée
comme le journaliste Blain dans son compte-
par le ralliement d’Armin Mohler à la Cin-
rendu de Lire de 1996 que la traduction
quième République. Disons que Heidegger
par F. Fédier des discours de 1933-1934
est au moins conscient du caractère problé-
relève de la mauvaise foi et que F. Fédier
matique de l’idéal « social » libéral. Cela n’a
joue avec les mots en traduisant « nazio-
rien à voir avec un rejet de droits limités
nal-sozialistisch » par « socialiste national »
mais réels et respectés des individus dans
alors qu’on dirait « national-socialiste » ou
leur peuple, dans la mesure où il s’agit de
« nazi » pour tout autre écrit de l’époque,
décisions qui leur incombent évidemment
c’est refuser de comprendre que le projet de
(choix privés, affectifs) et s’accordent sans
cette édition est de rappeler ce que disent
mal avec l’ordre commun. Finalement le
ces mots : « national » et « socialiste » en
national-socialisme est le Mouvement qui
même temps, pour un Allemand en 1933 !
doit dire et effectuer la relativisation de l’in-
Ce n’est pas truquer les textes, mais rappe-
dividualisme bourgeois du dix-neuvième
ler ce qu’il y a à la fois d’indétermination
siècle.
et donc de possibilité pour un philosophe
La référence sincère et assumée en 1966 à
de rêver son national-socialisme (pour faire
la révolution nationale et sociale indique la
plaisir à M. Blain). Dans son entretien au
voie, celle d’un dépassement du socialisme
Spiegel en 1966, Heidegger rappelle que
révolutionnaire (principe de la lutte des
Friedrich Naumann, théologien et pen-
classes, basé sur le matérialisme historique)
seur politique allemand, concepteur de la
et d’un symétrique libéral de société de clas-
Mitteleuropa, se voulait aussi socialiste. Il y
ses, il était socialiste. Et cela ne représentait
a eu en Allemagne un socialisme autori-
nullement une contradiction avec l’idée de
taire, un socialisme national, parfois aussi
communauté : n’est-ce pas l’idée même du
un socialisme chrétien évangélique. Faut-il
socialisme à l’origine : la solidarité entre
rappeler qu’une partie des comploteurs de
les membres de la communauté (la Com-
1944 étaient sociaux-démocrates, que le
mune). Si on considère que la communauté
conservateur nationaliste Goerdeler, favo-
naturelle sur le plan linguistique, culturelle
rable à Hitler en 1933-1936, devait former
74
un gouvernement post-nazi d’union natio-
Cette politique, les manuels le disent à
nale après le coup d’État comprenant des
propos de Tönnies, n’est pas démocratique,
sociaux-démocrates ? Stauffenberg et ses
elle privilégie le tout et la solidarité sur la
amis avaient noué des liens avec l’oppo-
liberté individuelle. Soit. Mais elle n’est pas
sition socialiste anti-communiste autour
nécessairement raciste ni violente, car elle
d’un projet de communauté chrétienne,
demande à l’individu qu’elle éduque à ses
nationale et socialisante (sans négation de
devoirs de concevoir la légitimité du pou-
la propriété privée).
voir d’État et du collectif qu’il représente
Quant à une politique de Heidegger, thème
dans des domaines où seul un formalisme
encore en friche, on peut en esquisser des
abstrait libéral verra un terrain illimité de
soucis fondamentaux : sur le plan interna-
décision purement individuelle. En un sens,
tional, le principe du respect des peuples,
la réponse de Heidegger au marxisme, c’est
des nations, la vraie paix comme leur coexis-
la critique de l’opposition marxisme/libé-
tence pacifique, paraphrasant De Gaulle
ralisme comme les deux faces d’une même
sur l’Europe, l’idée que les peuples doivent
« société », d’une même mentalité, à quoi il
garder leur identité pour se comprendre
oppose une vraie spiritualité existentielle.
sans universel abstrait artificiel, sur la base
Le rapprochement avec le groupe Esprit en
de l’idée que l’Europe est un continent
France, le christianisme en moins, serait
spirituel fait de peuples historiques en rela-
peut-être le plus parlant. Et même quant
tion, mais différenciés culturellement ; sur
au christianisme, il faudrait s’entendre
un plan intérieur, l’idée d’une communauté
sur l’éthique terrestre référée à l’Être, à la
unie autour des valeurs vécues, existentiel-
vérité du monde (avant d’être une question
les de travail, de solidarité communautaire,
logique) et à l’Être-avec comme structures
de répartition des fonctions selon les com-
vécues proches de l’éthique spirituelle du
pétences de chacun sans discrimination de
christianisme. (Le rapport avec les grands
naissance ; l’idée aussi d’un État puissant
théologiens de son temps et son influence
et efficace pour contrôler la marche de la
sur des auteurs comme Rahner sont par-
modernité sans réduire le peuple à du pro-
lants à cet égard).
létariat exploité ou à une société de classes
opposées (en un sens Heidegger hérite
Quand il aura thématisé la technique, Hei-
de la distinction du sociologue Ferdinand
degger dira dans l’entretien de 1966, qu’il
Tönnies société/communauté et l’assume).
attendait du Mouvement la prise en charge
75
des défis du règne de la Technique. Il l’avait
nazis. L’attente de Heidegger vient de la
d’ailleurs déjà formulé dans L’Introduction
résistance de la base nazie à un monde
à la Métaphysique de 1935, texte qui devait
dominé par les processus impersonnels de
scandaliser les bien-pensants et prouve
la technique sous ses diverses formes et de
selon les détracteurs la persistance du
la croyance que l’État autoritaire à l’échelle
nazisme de Heidegger, puisqu’il republie le
du problème peut seul réguler, décider, à la
texte en 1953 : « la vérité interne et la gran-
mesure des puissances en cause.
deur de ce mouvement (c’est-à-dire la rencontre,
la correspondance entre la technique déterminée
J-M. Palmier dès 1968 avait fourni aux lec-
planétairement et l’homme moderne »). C’est ce
teurs français et francophones les clés et cité
que dans son livre Les Écrits politiques de Hei-
les passages clairement critiques du nazisme
degger (L’Herne, Paris, 1968), J-M. Palmier a
réel à l’égard de l’épique, qui montrent que
appelé « le sens historial du Mouvement ».
la grandeur est ce à quoi le Mouvement
Si Heidegger attend de Hitler l’arbitrage
réel n’atteint, hélas, pas ! Comme on l’a dit,
sur le sens du Mouvement au début du
Heidegger enseigne et écrit de 1934 à 1945.
Troisième Reich, s’il compte sur son propre
Il enseigne notamment dans des cercles
rayonnement pour influer sur le Führer et
restreints et en séminaire. Il y développe
peut-être sur le Parti ou des éléments du
une réflexion sur l’échec de son rectorat et
Parti, il n’en reste pas moins qu’il maintient
l’évolution du Mouvement (basée sur son
une interprétation de ce que le Mouvement
ontologie fondamentale). Dans Introduction
pouvait être, aurait dû être pour répondre
à la Métaphysique, il célèbre le sens véritable
aux défis de l’époque : un point de départ
du Mouvement national-socialiste, mais
iconoclaste et novateur pour une nouvelle
c’est lui assigner un télos, une destination
pensée socio-politique du rapport au « Pro-
qui dépasse sa réalité décevante. Heidegger
grès » et à la Nature. Depuis sa lecture du
se pose en maître autorisé pour le Parti et
Travailleur (1932) d’Ernst Jünger (alors
l’orientation de la Révolution allemande.
vitaliste néo-nietzschéen, en qui Heideg-
Mais les documents sont formels : Heideg-
ger voit le disciple génial et comme l’avatar
ger n’est plus considéré comme un possible
de la pensée nitezschéenne passée par les
principal philosophe du régime. D’ailleurs il
crises du temps), la Technique devient cen-
donne à ses étudiants et à ses auditeurs une
trale dans sa réflexion, et non, précisément,
vision originale des auteurs que le régime
avec l’enthousiasme naïf des dirigeants
souhaite voir étudier : Hegel ou Nietzsche.
76
De plus en plus, Heidegger va voir le Mou-
(article 4) de limiter les droits des Juifs dans
vement comme un aspect de la domination
la société et de les exclure de la politique, de
de la Technique, avec sa vision instrumen-
la justice et de l’administration : « seuls les
tale et matérialiste de l’homme, avec son
citoyens bénéficient des droits civiques. Pour être
Nihilisme. Ce fait était loin d’être acquis
citoyen, il faut être de sang allemand, la confes-
en 1933, car le programme explicite du
sion importe peu. Aucun Juif ne peut donc être
NSDAP et sa campagne de 1932-1933 ne
citoyen. ». Si l’on se choque de l’espoir mis
faisaient guère de part qu’à une économie
dans un parti antisémite, on doit au moins
nationale, à l’homme concret au centre de
prendre en considération le dévoilement
l’économie au sein de son peuple, à l’État
progressif de la criminalité de ce racisme et
protecteur. Il y avait une aile sociale du
son caractère assez « modeste » en 1933-35
NSDAP avec les frères Strasser, Goebbels
voire 1933-1938, avant la Nuit de Cristal,
au début de son parcours, la SA, ce qui ne
en le comparant avec l’antisémitisme euro-
signifie pas que Heidegger ait sympathisé au
péen et notamment avec celui dominant
point d’idéaliser la SA, comme Farias le dit.
d’Europe centrale et orientale.
Il est en revanche probable que la Nuit des
Le livre (absent de la bibliographie d’Em-
Longs Couteaux signifia pour Heidegger
manuel Faye) de Marcel Conche Heidegger
entre autres choses, l’élimination violente,
par gros temps, (Cahiers de l’Egaré, 2004) un
cynique, du national-socialisme vraiment
de nos principaux philosophes vivants, qui
populaire et social, si critiquable ait-il été
sait ce qu’il doit à l’influence de Heidegger
sur d’autres plans (populisme démagogique,
mais le critique à l’occasion sans polémique
racisme). Or on sait de sources nombreuses
tapageuse, résume bien les choses : Hei-
et sûres que Heidegger ne mettra jamais la
degger a eu « son » nazisme en partie
main à l’exécution d’aucune mesure antisé-
imaginaire, un pari sur l’évolution du Mou-
mite dans l’Université et entretiendra toute
vement qui pour lui portait une part de
sa vie d’excellents relations avec des indi-
réponse pratique et idéologique aux défis
vidus « juifs » au regard des conceptions
de l’époque. Mais il s’en est écarté de plus
nazies. Il faut ajouter ce point capital, de
en plus, en faisant la critique radicale mais
1930 à 1933 pour gagner les élections, le
philosophique dans ses cours, au point que
NSDAP fut extrêmement discret sur son
nombre de témoins ont dit leur embarras
antisémitisme. Le programme officiel du
devant les messages codés du professeur
NSDAP de 1920 prévoyait « seulement »
dans un contexte de répression et d’es-
77
pionnage. Conche et d’autres avaient déjà
de théoriser sur le rôle d’un guide suprême
pointé les graves défauts de méthode et
dans un État. Il ne s’agit pas de fuir la ques-
les distorsions factuelles inadmissibles du
tion du sens de cette ambiguïté. Ce qui est
livre de Farias Heidegger et le nazisme (1987),
clair, c’est que Heidegger n’est nullement
qui instruisait à charge contre Heidegger
gêné de parler d’un « Führer », du poste
en sur-interprétant dans un sens hitlérien
de Guide, de Chef (de l’État et du Peuple),
tout ce qui pouvait être ambigu dans ses
car il n’a jamais été démocrate. Par ailleurs,
paroles, ses écrits et ses actes, en refusant
on ne sait rien de sentiments monarchistes
à sa prudence les circonstances atténuantes
(improbables) le concernant. Heidegger
du contexte politique (Farias a pourtant fui
n’est pas opposé à un gouvernement de dic-
la dictature Pinochet !) et surtout du con-
tature (on hésite à dire « au sens romain »,
texte de l’œuvre elle-même. Mais ce qu’on
vu le rapport de Heidegger aux concepts
n’arrivait pas à prouver, c’était le racisme et
romains) ou si on préfère à un gouverne-
le biologisme de Heidegger, un point fon-
ment personnel de leader charismatique au
damental du nazisme réel.
sens weberien.
« Admiration » de
Heidegger pour Hitler ?
Qui est le « Führer » ?
Comme l’a justement dit Marcel Conche
dans son livre Heidegger par gros temps, un
homme raisonnable peut, au moins dans
certaines circonstances, choisir le régime
Les textes de 1933-1934 mentionnent plu-
autoritaire. L’Allemagne de 1933 se trouve
sieurs fois « le Führer » et on y a vu une
à bien des égards (vaincue et humiliée
allégeance inconditionnelle à Hitler, une
depuis 1918, ruinée depuis 1929, divisée
croyance typiquement nazie au Führer-
politiquement en 1932) dans une crise
prinzip. Qu’en est-il de l’admiration de
comparable à celle qui a amené au pou-
Heidegger pour le « Führer » en 1933-
voir, par le vote des chambres républicaines
1934 ?
françaises (élues par le Front populaire)
le Maréchal Pétain en 1940 (avec l’assen-
Il faudrait d’abord revenir prudemment
timent spirituel de tant d’intellectuels
sur ce lieu-commun du culte du Führer.
républicains de gauche, comme Gide, le
D’abord les textes : Heidegger parle sou-
philosophe Alain, Emmanuel Berl, Ber-
vent du Führer sans le nommer, ce qui
trand de Jouvenel) et en 1958 Charles de
peut être une façon pour un philosophe
Gaulle, qui comme Hitler « reçurent » le
78
pouvoir dans une sorte d’abdication de la
Schmitt, qui voyant dans la Constitution
légalité républicaine précédente ! Partout
de Weimar la solution à la dégénérescence
en Europe (Pologne de Pilsudski et de ses
de la démocratie (il écrit sur La Situation de
successeurs, Hongrie de l’Amiral Horty,
la démocratie parlementaire) fait du président
etc), et même aux États-Unis se donnant
élu au suffrage universel « le défenseur de la
à F. D. Roosevelt à plusieurs élections pour
constitution », autorisé à gouverner autori-
qu’il bouscule la Constitution ou son inter-
tairement au nom du peuple. Rappelons
prétation classique ; et l’Amérique latine
que c’est la base de la Cinquième républi-
secouée par des coups d’État ou des phéno-
que et que le conservateur-révolutionnaire
mènes populistes comme le péronisme ; et
Armin Mohler, admirateur de Schmitt,
en Asie avec Tchang Kaï Chek en Chine et
se dira « gaulliste allemand » au début de
le gouvernement militaire japonais à partir
la République plébiscitaire gaulliste (il lui
de 1936. Les années trente sont du fait de la
consacrera un ouvrage). Que Mohler se
Crise économique mondiale l’épreuve de la
soit déclaré finalement «fasciste» (à ce qui
démocratie parlementaire et le moment de
s’écrit) à la fin de sa vie montrerait seule-
la légitimation de la Dictature (l’historien
ment que le thème de la dictature à base
marxiste anglais Eric Hobsbawm le montre
populaire et à programme social étati-
parfaitement dans les premiers chapitres de
que englobait bien des courants et restait
son livre : L’Âge des extrêmes. Le court XXe
ambigu. D’où la mauvaise surprise (pour le
siècle, édit. Complexe, 2002,) ! Ce phénomène
naïf, si on veut) de l’évolution totalitaire et
des dictatures ou du renforcement et de la
de plus en plus raciste du nazisme en 1934,
prédominance de l’exécutif avec l’accord du
après la mort de Hindenburg.
peuple a été analysé avec un grand sérieux
Il est vrai que jusqu’à la fin de sa vie, comme
par des historiens proches de l’Action
dans l’entretien au magazine ouest-allemand
française comme Bainville, des républi-
Der Spiegel de 1966, Heidegger ne cache pas
cains conservateurs comme André Tardieu
son scepticisme sur la capacité de la démo-
(ancien collaborateur de Clemenceau ! lire
cratie à affronter avec succès les défis de la
à son sujet le livre de François Monnet,
modernité déchaînée par la libération des
Refaire la république), Giraudoux (Pleins pou-
forces conjuguées de la technique, de l’ère
voirs), l’écrivain-philosophe Jules Romains
des masses, de l’économisme, du principe
applaudi par Daladier en 1938 pour Le Dic-
des souverainetés nationales, de la rivalité
tateur ; et en Allemagne par le juriste Carl
des blocs politiques. Dans cet entretien,
79
Heidegger maintient avec franchise qu’il ne
jugement d’expérience et de théorie sur la
croit pas à l’efficacité de la démocratie dans
démocratie comme fin de l’Histoire.
l’âge de la domination technique planétaire
(Écrits politiques, pp. 256-257). Il maintient
Cela dit, qu’en est-il du rapport à Hitler ?
les termes de ses analyses de 1933, en expli-
Est-il l’incarnation du Dictateur accom-
quant qu’elles ne sont pas comprises, ce qui
pli ? Dans certains textes de circonstances,
a donné lieu à des commentaires en passant
comme les Discours de 1933-1934, il semble
indignés. On tronque la phrase qui indique
moins facile de faire le distinguo entre le
que le national-socialisme avait pris au
Führer et son incarnation. Il semble acquis
début la bonne direction en omettant de
que Heidegger a été impressionné les pre-
dire que Heidegger finit cette même phrase
mières années du nouveau régime par la
en incriminant l’indigence intellectuelle des
capacité de Hitler à se présenter en homme
dirigeants du Troisième Reich. Un fond
du destin, inspirateur et dirigeant suprême
politique anti-démocrate et anti-parlemen-
de son peuple dans une époque de crise de
taire, une conception du service d’État (la
l’État et de la nation. On est très loin, si on
tradition prussienne et depuis Bismarck
relit le dossier, des accusations de Faye et
« allemande ») prédisposaient Heideg-
Farias.
ger à se rallier au Führerprinzip comme à
À vrai dire, même en 1937, peu après les
un retour à l’ordre allemand wilhelmien
jeux olympiques de Berlin, Hitler jouissait
d’avant 1914-1918, en ce qu’il comportait
d’une image positive à l’étranger ! Rappe-
de principe d’ordre vital pour le peuple :
lons avec l’historien belge Georges Goriely
on reviendra sur cette communauté de
(1933 : Hitler prend le pouvoir, Édit. Com-
vue avec Carl Schmitt, mais signalons tout
plexe) à propos de la fascination exercée
de suite que d’autres juristes s’élevaient
par Hitler (cet homme, dit Heidegger,
contre le libéralisme parlementaire et le
qui en changeant le destin de l’Allemagne
régime des partis comme Erich Voegelin
change celui du monde, en provoquant
en Autriche. Il est donc trop facile de rame-
partout l’étonnement et en retenant l’at-
ner cette distance par rapport aux idéaux
tention) que les démocrates de l’étranger,
démocratiques libéraux de Weimar à un
sauf les communistes et une partie des
conditionnement socio-culturel de conser-
socialistes, virent généralement en Hitler
vatisme provincial d’Allemagne catholique
un mal nécessaire, un rempart contre la
du sud. Heidegger pense son temps et a un
révolution communiste voire un exemple
80
de révolution pacifique et une expérience
commentaires favorables vinrent de gens
de socialisme national capable de sauver le
qui s’enfoncèrent ensuite dans le fascisme.
peuple allemand de la crise de 1929, dont
Blum en témoigne, et si lui se « ressaisit »
nous n’imaginons même plus le carac-
dès 1934 et pousse vers la sortie ses élé-
tère dévastateur pour l’Allemagne. Même
ments hétérodoxes « fascisants », avant
Léon Blum en 1932 chef de la SFIO, qui
de décider la stratégie de Front populaire
va bientôt en 1933 faire exclure les « néo-
contre le fascisme en février 1934, souve-
socialistes » Déat et Marquet pour leur
nons-nous que le libéral Lloyd George vint
trop grande compréhension à l’égard du fas-
rendre visite à Hitler à Berchtesgaden en
cisme, salue dans un article publié dans Le
1936, en sortit très impressionné et vanta ce
Populaire le soutien des masses allemandes
« nouveau George Washington » ! Jusqu’à
au « petit peintre viennois » (l’année 1932
Munich au moins (septembre 1938), une
voit les nazis à leur apogée « légale » aux
majorité de conservateurs tories considérait
législatives et Hitler porté au seconde tour
Hitler comme un interlocuteur décent, un
de la présidentielle), comme une victoire
gentleman patriote et convenable et un allié
populaire contre l’arrogance de classe de la
possible contre Staline : Hitler n’avait-il pas
bourgeoisie allemande et l’obscurantisme
étalé son anglophilie depuis Mein Kampf ?
réactionnaire du conservatisme militaro-
N’était-il pas avant tout anti-commu-
prussien ; de même firent les Breton et les
niste? C’est ce qu’expliquera Chamberlain
surréalistes non-communistes, ainsi Dali,
en 1939 en disant sa déception. D’ailleurs
cas le plus connu de la fascination devant
rares étaient les politiques et les observa-
Hitler et bientôt pour Franco. Pour beau-
teurs occidentaux à voir clair dans le jeu
coup, comme le roi d’Angleterre Edouard
de Hitler avant 1938. (Ces faits méritent
VIII en 1936, Hitler était le Mussolini qu’il
d’être rappelés, alors que l’Europe actuelle
fallait à l’Allemagne et une source d’inspi-
se complaît dans une pseudo-mémoire de
ration dans la lutte contre la misère de
victime du pacte germano-soviétique.)
masse, alors que Travaillistes et Conserva-
Nous savons que Heidegger n’a jamais
teurs échouent devant la Crise ! Après son
rencontré Hitler. Seul Emmanuel Faye
abdication, le duc de Windsor garda son
imagine qu’il a pu lui servir de « nègre »
admiration pour Hitler et le nazisme jus-
et qu’il aurait gravité autour du cercle de
qu’à la déclaration de guerre, et sans doute
Goebbels, n’en a aucune preuve et se livre à
même après. Mais ne croyons pas que les
une spéculation assez perfide. Renouvelant
81
les exercices de son père J.P. Faye, pseudo-
du Führer et d’avance en 1933-35 à celles
spécialiste de la langue totalitaire et nazie,
exterminationnistes prises personnelle-
il passe de ressemblances rhétoriques, lexi-
ment par Hitler en 1941-42 est ridicule:
cales d’époque, qui ne prouvent rien, pour
comme si Heidegger avait fréquenté Hitler
imaginer une relation impure, alors que la
dans l’intimité ! Même si on admet que
banalisation d’un jargon oratoire et journa-
Heidegger avait lu Mein Kampf, ce gros
listique völkisch est justement un fait établi.
livre indigeste qui n’annonce pas clairement
Jamais Hitler n’aurait eu besoin de qui-
de liquidation des Juifs, même si la haine
conque pour écrire ses discours et surtout
s’y étale et si une fameuse phrase (fameuse
pas d’un philosophe. Cette thèse ridicule
pour nous, rétrospectivement) parle des
repose uniquement sur l’accolement des
gaz de la guerre comme expérience que
attentes de Heidegger (ses projections, si
les juifs fauteurs de conflits mériteraient.
on veut sur le Mouvement et Hitler, son
Rappelons que le programme officiel de la
désir probable de devenir le philosophe ins-
NSDAP prévoyait « seulement » de limi-
pirateur du nazisme au pouvoir) avec une
ter les droits des Juifs dans la société et de
rhétorique qui peut extérieurement paraî-
les exclure de la politique, de la justice et de
tre identique.
l’administration et que selon tous les obser-
Dire, comme E. Faye, que Heidegger était
vateurs, la NSDAP pendant les élections
stricto sensu « hitlérien », au sens d’un degré
de 1930 à 1932, se montra extrêmement
suprême en nazisme et suggérer par glis-
discrète, par calcul, sur l’anti-sémitisme:
sement insensible qu’il adhérait au pire
pour se rendre plus fréquentable et plus
du nazisme dès l’origine, revient à ignorer
crédible comme parti de gouvernement.
que Heidegger était «hitlérien» en 1933-34
Osons le paradoxe : si Heidegger a misé
en un sens aussi limité qu’il fut « natio-
sur Hitler en 1933-1934, c’est qu’il a cru à
nal-socialiste » : Heidegger attendait de
sa capacité à transcender la NSDAP et à
Hitler, en tant que chef et inspirateur du
devenir le grand homme d’État providen-
Mouvement, la redéfinition spirituelle du
tiel (d’où la rhétorique un peu religieuse
socialisme national, comme il pariait sur
des discours) : en un sens, Heidegger atten-
l’évolution, sous son égide, de toute la base
dait de Hitler la redéfinition spirituelle du
hétérogène et souvent vulgaire du Parti.
socialisme national, comme il pariait sur
Sous-entendre par « hitlérien » qu’il adhé-
l’évolution du Parti. Au lieu de faire de
rait inconditionnellement aux décisions
Heidegger un hitlérien de 1942 dès 1933,
82
mieux vaudrait se demander si Hitler n’ap-
Hitler, Heidegger répondit que la culture
paraissait pas comme un nouveau Bismarck
ne comptait plus dans ces circonstances,
modifié par les circonstances et d’ailleurs
« regardez ses mains ! ». Mais cette phrase
« démocratisé ». Rappelons encore que
sur les « mains » ne signifie aucunement
Bismarck arrive au pouvoir en 1862 par une
une divinisation de l’homme Hitler de
sorte de coup d’État et instaure un gouver-
la part de Heidegger : le corps du Führer
nement autoritaire. Si on voit cet aspect des
n’est ni l’incarnation de Dieu ni « le corps
choses, nettement moins anachronique que
sacré du Roi » au sens du médiéviste Kan-
le soupçon principiel d’hitlérisme intégral
torowicz. C’est le commentateur François
et fusionnel, on mesure la partialité de la
Fédier, lecteur attentif de Tolstoï, qui a vu
plupart des polémiques contre Heideg-
l’origine et le sens de cette phrase, que Jas-
ger. Dans la conception « décisionniste »
pers (« individu » angoissé par les masses)
de Carl Schmitt, que Heidegger semble
entendit comme un signe de délire féti-
faire sienne à cette époque, le chef d’État
chiste, de régression infra-philosophique.
populaire est le responsable des grandes
Heidegger parle d’ailleurs de Hitler, car
directions, des impulsions principales. Il
comme la majorité des Allemands, il distin-
n’est pas qu’un prince hégélien qui met les
gue le Führer de ses ministres et du Parti.
point sur les i des décisions de son adminis-
Les « belles mains » de Hitler désignent
tration technocratique gestionnaire, il est le
de façon métaphorique l’action du grand
comptable des décisions essentielles, qui
homme ! Souvenons-nous de l’expression
délègue ensuite l’exécution dans une admi-
de Péguy : « Kant a les mains blanches » c’est-
nistration responsable devant l’autorité.
à-dire pures, « mais il n’a pas de mains ». A
l’époque où Heidegger prononça cette allu-
Jaspers, utilisé contre Heidegger par toutes
sion un peu sibylline à la thèse tolstoïenne,
les polémiques, rapporte que lors de ce
réactualisée par la thèse de Weber sur le
qui devait être leur dernier entretien du
leader charismatique, celle du défenseur
Troisième Reich, en 1933, Heidegger
autoritaire de la constitution de Carl Sch-
aurait accueilli sa phrase « on se croirait en
mitt, il parlait du sens de la décision et de
1914 » avec un sourire d’acquiescement :
l’action de Hitler dans les premiers jours
le malentendu était total. Mais quand Jas-
du régime. Hitler n’avait sans doute pas
pers objecta que le pays ne pourrait être
tout à fait « les mains blanches » (Heideg-
gouverné par un homme aussi inculte que
ger semble ne jamais avoir lu Péguy), mais
83
ses mains n’étaient pas (pas encore) trop
ou ses discours (Hegel ne dit-il pas que la
sales à l’automne 1933 et il agissait.
vérité de l’intention c’est l’action !), il en
découle le droit et le devoir de juger le chef
Les Discours de cette époque du Rectorat
sur ce que font ses mains.
témoignent sans doute d’une volonté naïve
ou risquée, légitimiste et optimiste de célé-
Pour comprendre pourquoi Heidegger
brer l’unité du peuple autour de son Chef,
pouvait mettre un espoir dans le gouverne-
mais très répandue dans ces circonstances.
ment du Troisième Reich, il faut rappeler
Qu’on pense à la glorification du Maré-
sans anachronisme le bilan des premières
chal Pétain en 1940 ou celle de de Gaulle
années de ce gouvernement. Heidegger
en 1958. Cette confiance peut nous poser
était soucieux du bien-être du peuple (das
problème : nous prouvant, au-delà du cas
Volk), dans une conception sans doute
Heidegger, qu’un « philosophe » ou un
élitiste de la société, de type grec ou aris-
grand intellectuel peut se tromper grave-
totélicien, mais qui défendait le droit pour
ment dans ses jugements sur les hommes et
chaque membre de la communauté natio-
la politique. La pensée rationnelle devrait
nale à une place selon ses talents propres
surtout nous mettre en face de ce fait
et son travail. Encore fallait-il donner
inquiétant, anthropologique et politique :
aux gens la possibilité de travailler. Or
la capacité d’un génie de la communication
Hitler réduisit spectaculairement le chô-
à se faire adorer des masses pour réaliser
mage en rendant confiance au pays. Son
une politique criminelle. Heidegger fut loin
État, social de nom, redonna du travail
de tomber seul dans le panneau du cha-
au peuple comme aux jeunes diplômés au
risme de Hitler : le « Führer » envoûtait
chômage, désespérés par la crise. Dirigés
les foules et hypnotisait ses auditoires. La
par des anciens combattants, des soldats,
fascination Hitler a peut-être marché un
des hommes venus du peuple, dirigé par
moment sur Heidegger, le philosophe en
un Führer venu de la petite bourgeoisie,
tous cas a fait un pari sur Hitler et a vu en
cet État apparaissait moins « classiste »
lui une chance de renouveau radical ! Mais
dans la sélection des nouvelles élites : Hei-
ne perdons pas de vue ce que cette phrase
degger était fils de tonnelier sacristain et
signifie à long terme et à un niveau philoso-
souhaitait une société méritocratique plus
phico-politique : que c’est l’action qui juge
égalitaire. Il ne voulait pas la simple restau-
la valeur d’un chef, plus que ses intentions
ration de la société d’ordres héréditaires et
84
de classes de 1914 et cela le distingue de la
et à venir » appelle les étudiants à voter le
droite nationaliste monarchiste des Junkers
retrait de la SDN impuissante et injuste
(aristocratie terrienne légitimée en caste
née des traités de Versailles, et que les dis-
militariste). Sur ces points, le nouveau
cours pacifiques de Hitler à cette époque,
régime lui paraissait une voie proprement
demandant l’égalité de traitement pour
« allemande » (ni individualiste bourgeoise
l’Allemagne, suscitèrent l’admiration des
à la française ni égalitariste communiste) de
démocrates et d’autres philosophes (notam-
communauté organique proche des thèses
ment de gauche : le radical-socialiste Alain,
de Fichte et Hegel. E. Faye sur-interprète
le néo-socialiste Marcel Déat, etc.). Ce
donc la notion de Volk et le sens de l’adjectif
contexte systématiquement « omis » par
völkisch, en les ramenant au sens racial nazi,
les polémistes change beaucoup de choses
alors que ces notions ont une longue his-
dans l’interprétation ; il devient au moins
toire dans le romantisme allemand auquel
beaucoup plus douteux que Heidegger ait
Heidegger se rattache ici.
été un fanatique du nazisme comme mou-
Ses succès sur le plan international appa-
vement nationaliste revanchard.
raissaient comme « miraculeux » Le chef
Tout cela créé le mythe de son « génie »,
charismatique
incarna
mythe dans lequel Hitler lui-même
donc un moment pour Heidegger aussi,
s’enferma. Le chef charismatique « provi-
l’idée d’un État hiérarchisé, autoritaire,
dentiel » était adoré par son peuple comme
respecté à l’extérieur (les vainqueurs de
le prouvent les plébiscites de Hitler (les
1918 lui accordèrent ce qu’ils n’avaient pas
référendums et l’élection du président
donné à la république de Weimar et durent
par le peuple sont interdits en RFA par la
accepter la fin du Diktat de Versailles).
Grundgesetz – la loi fondamentale - depuis
L’immense majorité des Allemands célébra
cette époque, comme en France de 1871 à
le « génie » de Hitler sur la scène interna-
1958 pour les mêmes raisons), et même s’ils
tionale, comme Goebbels dans son journal
sont sujets à caution, du fait des moyens
après chaque coup de bluff réussi devant
de pression et de propagande du régime :
les ministres des démocraties occidentales.
les voyageurs étrangers notent l’hystérie et
François Fédier rappelle opportunément
l’enthousiasme de beaucoup d’Allemands.
« providentiel »
que le discours aux étudiants où se trouve
la phrase « scandaleuse » sur le Führer
voie/voix de l’Allemagne, « sa loi présente
85
Après l’engagement,
le dégagement ?
Ou l’entêtement nazi ?
1935-1945 ? … 1976 ?
fort mauvais national-socialiste et ce, dès
Le rectorat Heidegger aura duré un an. La
certe et déçoit le NSDAP.
première année du gouvernement Hitler,
Même à l’étranger, si des rumeurs courent,
un gouvernement de coalition du NSDAP
surtout chez ceux qui détestent son genre
et des nationaux-allemands (des conser-
de philosophie « irrationaliste » et typi-
vateurs), sous la présidence du Maréchal
quement allemande (obscure), on ne le cite
von Hindenburg, garant de la continuité
jamais comme un théoricien du nazisme.
républicaine et de la Constitution. Hitler
On critique seulement son romantisme
est à cette époque seulement Chancelier
ésotérique, son goût des origines, de l’en-
du Reich avec plein pouvoir de son cabi-
racinement allemand, son mépris des sujets
net pour quatre ans, révocables et sous le
modernes, bref on y voit un esprit un peu
contrôle du Président du Reich. Il conti-
« Blut und Boden ». En même temps, au
nue de partager sa vie entre enseignement
Congrès Descartes de 1937, Emile Bréhier,
« en bas » et retraite méditative « en haut »
nullement suspect de sympathie pour le
pendant tout le Troisième Reich. Que Hei-
nazisme, s’étonne de l’absence de Heidegger
degger n’ait pas été un résistant au sens
dans la délégation allemande envoyée à la
où le furent les Scholl et les membres de
Sorbonne. O. Scheid, agrégé et germaniste
la Rose blanche décapités en février 1943
français, dans son livre de 1936 L’Esprit du
ou les comploteurs de juillet 1944 (cercle
IIIème Reich (Perrin), parle des fondateurs
Goerdeler et amis de Stauffenberg), c’est
de la NSDAP (Drexler, Dietrich, etc.)
assez clair. Que le nom de résistant ait été
et étudie devant son public français Mein
galvaudé en Allemagne comme en France
Kampf, la pensée de Rosenberg, celle de
après 1945, également. Mais si on étudie le
Goebbels, l’anthropologie sociale et raciste
parcours de Heidegger comme sujet alle-
d’Eugen Fischer. Heidegger en 1936 ? Il
mand, professeur et penseur de 1933 et
faut croire qu’il a été bien discret. Quand
1945, il faut considérer la possibilité qu’il
de 1934-1935 à la veille de la guerre, le
n’ait pas été le « nazi typique » voire un
professeur Edmond Vermeil, éminent ger-
1933 !
Point capital : Heidegger n’est pas longtemps considéré comme un « philosophe
nazi ». Sa démission du Rectorat décon-
maniste, démocrate anti-raciste, critique
86
sévère du pangermanisme, fait ses leçons
doute au sujet du biologisme du « philoso-
sur la Révolution allemande dans l’amphi-
phe » majeur du Reich. Les procès-verbaux
théâtre de la Sorbonne et en publie (1937,
de ces mêmes entretiens avec les accusés
1939) les cours pour le grand public cultivé,
du procès de Nuremberg montrent aussi
recueillant la critique admirative de la revue
que les seuls philosophes allemands cités
Esprit, il parle de Thomas Mann, de Spen-
sont Fichte et Hegel ! Quant à Eichmann,
gler, de Keyserling, de Jünger, de Rathenau,
il invoquera Kant (cf. Hannah Arendt,
de Hitler et d’idéologues nazis patentés
Eichmann à Jérusalem ou la banalité du mal) !
(Darré, Ley, Goebbels, etc): de Heidegger,
point de Heidegger. Heidegger ne mérite
point! Je renvoie le lecteur à cet ouvrage
pas le titre de philosophe nazi ou d’ins-
encore très instructif (Doctrinaires de la
piration du nazisme réel pour ses chefs !
Révolution allemande 1918-1938 , NEL 1948)
Evidemment, pour E. Faye, c’est seulement
et il ne le rajoute point à la liste lors des
un effet de la jalousie mutuelle des philo-
rééditions (1948). On y trouve en revanche
sophes nazis. Etrange philosophe nazi que
Alfred Rosenberg, le «philosophe» ger-
personne dans «son parti» ne tient pour un
mano-balte («Allemand-ethnique») auteur
idéologue digne d’attention!
du Mythe du Vingtième Siècle, bible avec Mein
Kampf de l’idéologie du Troisième Reich.
Reste à invoquer des pseudo-indices
Toute histoire de la philosophie sous le
comme le fait que Heidegger ne quitte pas
Troisième Reich montre clairement que
le Reich. Non-juif, Heidegger n’a aucun
Rosenberg exerce ce magistère en raison
besoin vital de fuir (certains Juifs, les
de son Mythe du Vingtième siècle (livre que
anciens combattants par exemple, restè-
Hitler n’avait peut-être pas complètement
rent d’ailleurs en assurant le pouvoir nazi
lu, mais qui, d’après ce qu’il en avait lu en
de leur dévouement à la patrie et de leur
le feuilletant, lui semblait seul exposer la
fidélité au gouvernement) ; patriote (il
doctrine nazie correcte avec Mein Kampf)
se dit « national » dans un sens pacifique
et que son racisme est l’idéologie officielle
mais pas « nationaliste »), d’esprit com-
du Parti et de l’État ! Quand on lit les dis-
munautaire et social, il continue d’adhérer
cussions de Rosenberg avec le psychiatre
sincèrement au principe d’une refondation
américain Goldensohn, dans Les Entretiens
« nationale et socialiste » non-marxiste
de Nuremberg (traduction française et 1ère
voire anti-marxiste. Et puis, sa vie est d’en-
édition, Flammarion, 2005), on n’a aucun
seigner la philosophie. défaut sans doute
87
très intellectuel de l’intellectuel tout à son
Crime de patriotisme : déjà en 1934, Hei-
œuvre historique dans sa «tour d’ivoire».
degger dit « la guerre n’a pas encore pris
N’ayant pas fui entre 1933 et 1939, il doit
fin » (E. Faye, p. 134-135), signifiant que
bien rester en Allemagne pendant la guerre
l’état fixé par Versailles en 1918 n’est pas
… et la politique d’extermination, quand
le destin éternel de l’Allemagne. Faye est
l’Europe entière est soit occupée, soit pro-
très choqué d’un patriotisme qui était très
allemande.
répandu chez les intellectuels entre 1914
Mais quel travail occupe donc Heidegger
et 1918. On sait d’ailleurs que les intel-
alors ? Pour E. Faye, Heidegger n’a quitté
lectuels de droite allemande n’avait pas
le Rectorat que par paresse ou ennui, est
digéré la défaite. Mais E. Faye ignore que
resté lié à ses lieutenants profondément
la majorité du peuple allemand n’a jamais
nazis, dont Wolf, et continue de théoriser
accepté l’imputation à la seule Allemagne
le racisme de combat. Il prétend nous révé-
des responsabilités pour la déclaration de
ler cette sombre page de la vraie histoire de
guerre de 1914-1918. Le mouvement socia-
Heidegger, qui n’appartient pas d’ailleurs,
liste n’avait-il pas proposé très vite une paix
dit-il, à la vraie philosophie ! Avant Emma-
blanche entre les puissances capitalistes,
nuel Faye, on avait tenté de pointer des
certes pour sauver la vie des paysans et des
traces ou des tendances antisémites dans
ouvriers servant de chair à canon, mais aussi
les écrits. Désormais c’est d’une furie raciste
estimant les responsabilités partagées? On
et exterminationniste qu’il faudrait parler,
peut relire d’ailleurs à ce sujet les positions
à lire les chapitres sur cette période. Hei-
de plusieurs autorités social-démocrates
degger pense la sélection raciale, de concert
européennes (le Géorgien Tseretelli, l’Alle-
avec Carl Schmitt et divers noms de l’eugé-
mand Kautsky ou l’Autrichien Otto Bauer
nisme nazi ! Avec Schmitt et Bäumler
par exemple) jugeant iniques le Diktat des
(nazi nietzschéen, qu’on croyait éloigné de
Alliés. Un inquisiteur humaniste aussi exi-
Heidegger, mais qui aurait été très proche
geant qu’E. Faye devrait aussi savoir que
de lui), il travaille pour légitimer la Shoah
Bergson en qui il exalte (à la fin de son pavé)
dans l’espace vital allemand au service de la
le vrai humaniste alla plaider l’entrée en
volonté de puissance allemande : l’obses-
guerre des États-Unis auprès de la France
sion de la guerre chez Heidegger. Faye veut
pendant la Première Guerre mondiale et
nous offrir des preuves dans le texte mais il
écrivit des textes contre la philosophie alle-
ne comprend rien aux textes qu’il cite !
mande qui ne l’honorent pas.
88
De même, il est ridicule de reprocher à
fils d’Allemagne, idéaliste, prêt au sacrifice,
Heidegger d’avoir fait pendant le Recto-
n’a donc, même en 1933, aucun caractère
rat un hommage au héros des nazis, Leo
clairement nazi.
Schlageter, en le présentant en modèle de
Comme Heidegger voit dans la guerre
l’engagement patriote pour la jeunesse,
un des possibles, une des situation-limite
car Schlageter n’était pas nazi, mais offi-
de l’existence nationale et un moment de
cier chrétien, engagé dans les corps francs
vérité sur l’adhésion des citoyens à leur
nationalistes certes, mais pour empêcher
État, une forme tragique de résolution des
la révolution bolchévique en Allemagne
conflits de souverainetés (Hegel), quand
(la SPD était alors preneuse!) puis dans la
Heidegger indique que la motorisation de
Ruhr, avec la complicité tacite du gouver-
la Wehrmacht est un événement métaphy-
nement légal du Reich de Weimar, pour
sique, Faye croit y voir une exaltation du
mener des actions anti-françaises (du
militarisme expansionniste au moment où
«terrorisme») lors de l’occupation par les
l’armée allemande commet des atrocités sur
troupes de Poincaré en 1923 de ce bassin
certains fronts (toujours l’amalgame), alors
industriel vital pour l’économie allemande.
que cette expression frappante et pédagogi-
Or l’autorité militaire française demanda à
que doit être comprise dans le cadre d’une
Poincaré la grâce de cet homme d’honneur,
pensée de l’actualisation dans la réalité his-
très courageux. Rappelons qu’il fut fusillé à
torique d’inventions rendues possibles par
genoux, pour l’humilier et lui dénier le titre
le parachèvement de la « métaphysiques »
de combattant régulier ! Rappelons que le
dans l’étance de la Technique (c’est préci-
porte-parole de l’Internationale léniniste
sément toute la méditation qui commence
Radek rendit hommage à Schlageter. Sur
après le Rectorat). Il est difficile de croire
cette question, je renvoie ceux qui lisent
qu’un maître de conférences en philoso-
l’allemand au beau livre (encore un grand
phie formée en France et qui se plaint de
livre à traduire) de Hannsjoachim Koch,
l’hégémonie de l’école heideggerienne dans
Der deutsche Bürgerkrieg. Eine Geschichte der
l’enseignement français puisse ignorer
deutschen und österreichischen Freikorps (La
l’importance centrale de la pensée de la
guerre civile allemande: une histoire des corps
technique et de l’essence de la technique
francs allemands et autrichiens) édition Antaios
chez Heidegger. S’il ne la connaît pas, on
2002. Que Heidegger ait donc salué (E.
renvoie E. Faye aux célèbres Essais et confé-
Faye, pp. 108, 130 et 495) en Schlageter un
rences et particulièrement à « Die Frage nach
89
der Technik » (La question de la Technique).
Ce qui face au déploiement de la technique
au vingtième siècle, repose la question du
Un mauvais pédagogue ?
Un lecteur nul de Hegel ?
sens de l’engagement de Heidegger, de
Mais au fond, pourquoi s’émeut-on du
ses motivations authentiques bien com-
procès Heidegger ? Ce pseudo-philosophe
prises et des raisons de son éloignement
a été mystérieusement sur-estimé depuis
du nazisme. Pour la compréhension de la
soixante ans en France ! Heidegger est ainsi
position de Heidegger sur le nazisme et
tellement irrationaliste qu’il déforme à sa
du lien que le philosophe établit entre sa
guise les auteurs. On l’a vu : nombre des
distance et l’effectivité du Troisième Reich,
accusations et des interprétations déliran-
mieux vaut lire Silvio Vietta Heidegger cri-
tes de Faye2 sont basées sur des ignorances
tique du national-socialisme et de la technique
fort inquiétantes de la part d’un enseignant
que le « livre » d’E. Faye. Toutefois E. Faye
de philosophie de notre époque. Que dire
d’un côté se sert rapidement de Vietta
quand il s’agit de l’auteur d’un livre consacré,
pour introduire du doute sur la datation
paraît-il, à la compréhension de Heidegger !
de certains textes et suggérer des réécritu-
Or, notre talentueux auteur ne manquant
res tardives de textes infâmes de l’époque
décidément jamais de toupet, c’est E. Faye
hitlérienne après 1945, de l’autre, il signale
qui donne à Heidegger des leçons de péda-
perfidement que l’excellent livre de S.
gogie, de sérieux académique et d’attention
Vietta a été traduit et édité (à qui la faute,
au sens des textes et des oeuvres! Se basant
si c’en est une ? il faudrait plutôt lui rendre
sur des notes de cours, il prétend prouver
grâce de faire son travail avec déontologie !)
que Heidegger était un mauvais profes-
par un éditeur d’extrême-droite (Pardès).
seur, qui ne comprenait rien à certains de
Quant à nous, c’est souvent chez de petites
ses sujets de cours, par exemple sur la dia-
maisons honnêtes, que la publicité, le com-
lectique chez Hegel ! Ici il s’agit d’un pur
merce de masse et les publicistes à la mode
mensonge ou si on préfère d’une grossière
tentent d’asphyxier, que nous avons trouvé
exagération à partir de quelques notes.
les plus nobles manifestations du courage
Tous les témoignages de ses meilleurs étu-
de publier et de la conscience profession-
diants, Gadamer, Biemel, Hannah Arendt,
nelle de l’authentique éditeur.
Elisabeth Blochmann, même Karl Löwith
et plus tard les membres du séminaire du
Thor, s’opposent à cette assertion de Faye.
90
Ces étudiants exemplaires, dont la plupart
allemand) mette Hegel à son programme
firent une brillante carrière universitaire
pour en actualiser la pensée. (Sous l’in-
ultérieurement, reconnaissent tous l’extra-
fluence de la Lebensphilosophie, de Dilthey
ordinaire talent pédagogique dont les cours
et en partie du néo-kantien Rickert, Hei-
et les séminaires était l’exercice même de la
degger prétendait pendant la Première
pensée la plus rassemblée, se donnant dans
Guerre mondiale « fluidifier » la pensée
son propre mouvement en public. Et même
des grands auteurs du passé pour les rendre
en admettant que ce cours sur Hegel ait été
visiblement actuels, en faire nos contem-
réellement bâclé, ne savons-nous pas qu’on
porains.) Ainsi fallait-il interroger Hegel
ne peut juger un professeur sur ses « jours
comme une source du décisionnisme (voir
sans » ? Je me demande si les cours de M.
Kervégan sur Schmitt). Ce que Faye, en
Faye sont toujours admirés de ses étu-
gros ignorant, appelle confondre politique
diants! C’est d’ailleurs sans importance au
et philosophie !
regard de l’enjeu pour l’Histoire de la phi-
Mais n’est-ce pas Hegel lui-même qui vou-
losophie et de son enseignement, en France
lait faire de sa pensée la théorie de l’État
ou dans le monde.
organique conscient de porter un Volksgeist
Heidegger ignorait si peu la pensée de
et d’incarner un intérêt national jusque
Hegel qu’il la travaillait depuis presque
dans la guerre ? Hegel n’accepta-t-il pas
vingt ans au moment des séminaires incri-
consciemment le poste de professeur offi-
minés ! Il avait critiqué « le système du
ciel à l’université de Berlin ? D’éminents
catholicisme » (le thomisme officiel) à la fin
historiens (comme Eric Weil) ont certes
de la Première Guerre mondiale pour son
critiqué les raccourcis de la polémique
manque de thématisation de l’historicité
anti-hégélienne (Dr Faye s’inscrit dans une
et son accès simpliste à la Philosophia peren-
longue tradition de publicistes polémiques)
nis. La notion cardinale pour Heidegger à
sur l’État hégélien et sa politique totalitaire,
cette époque est l’effectivité, qui va donner
proto-nazie ou proto-stalinienne. Il n’em-
lieu chez lui à la « facticité » de l’existence
pêche, Hegel n’était pas un démocrate ni un
finie du Dasein. Faye semble même ne pas
libéral parlementariste et sa pensée a bien
comprendre qu’un philosophe soucieux
une dimension « totalisante » au sens où
de l’historicité et de l’action de l’État dans
l’État est pour lui le plus haut niveau d’or-
le présent toujours déterminé (de 1918 à
ganisation socio-politique humaine (il ne
1945, un présent de crise pour le peuple
croit pas à un État mondial), d’où sa légi-
91
timation relative et tragique de la guerre,
raciste que l’idéologue du régime, Alfred
nécessaire entre communautés réelles for-
Rosenberg, promeut, pendant que Goeb-
cément opposées sur leurs intérêts vitaux
bels en est la voix « populaire ». Heidegger,
à certains moments. Une application de
qui avait écrit à Jaspers, pour le féliciter
l’idée de finitude (de la terre, des ressour-
de son travail sur Nietzsche, et s’accorder
ces, des avantages géostratégiques, etc.) à la
avec lui sur la réfutation du « grossier bio-
politique. Le Führer devenait logiquement
logisme », parfois présent chez Nietzsche
le prince hégélien, incarnation physique du
(une impasse de sa pensée), mais réducteur
symbole de l’intérêt et de l’unité nationale
(Nietzsche lui-même cherche une autre
sous l’État (forme historique modulable) et
voie et son philosémitisme, sa francophilie,
en vertu de l’imprédictibilité de l’Histoire,
son goût du monde latin, etc. montrent un
l’homme de la décision concrète en situa-
refus du nationalisme allemand raciste et
tion. Si Heidegger n’est pas aussi étatiste
xénophobe). Cette méditation avec Nietzs-
que les « fascistes », sa pensée à cet égard
che et contre lui (habitude heideggerienne,
se rapproche de celle d’un philosophe
comme il le montre dans Être et temps, où
actualiste comme Gentile, un des meilleurs
il pense avec et contre Dilthey, un dépas-
connaisseurs de Hegel et de Marx (ex-dis-
sement de son historicisme relativiste de
ciple du libéral Croce) et un (assez bon)
Lebensphilosophie) est au départ d’une expli-
ministre laïque de l’instruction de Mus-
cation avec soi-même et avec les tâches de
solini, que même Lénine admirait pour sa
la pensée pour Heidegger et notamment
puissance philosophique.
d’une problématisation de l’essence de la
Les cours et les séminaires de Heidegger
technique. A la même époque, il manifeste
après le Rectorat, notamment pendant
une hostilité croissante envers le régime,
son travail sur Nietzsche à partir de 1936,
envers sa politique utilitariste et pragmati-
montrent une hostilité à la récupération
que soumise au prestige de la technique et
nazie du « dernier philosophe allemand »,
de la conception du monde naturaliste qui
comme il l’appelle. Cette récupération,
fait fusionner darwinisme (social), matéria-
il l’impute à Alfred Bäumler, professeur
lisme ontologique et politique de formation
d’histoire de la philosophie allemande
spécialisée à court terme (au mépris des
dont il recommande à l’occasion tel ou tel
humanités): le nihilisme ! L’Université est
texte, philosophe lui-même et membre
sacrifiée, elle qui certes allait mal avant
de la NSDAP, qui se rallie au biologisme
1933, ayant perdu ses repères fondateurs et
92
son sens, celui d’être le lieu vivant de l’unité
Dasein, à une anthropologie. Il ne s’agit
du savoir avant la division des disciplines,
nullement de dire que penser consiste à se
grâce à la philosophie, pensée problémati-
livrer au sentiment, mais d’indiquer, ce qui
sante de l’originaire et des fondements.
est évident, que l’homme tire sa motivation
Le nihilisme suite : Contre
Descartes et le sujet ?
de l’Être-au-monde qui le détermine sur
des modes affectifs et que l’angoisse de son
être (Sorge, souci pour soi-même) l’éveille
Autre exemple de l’ambiance nazie de cette
au sens de sa finitude et du monde. Si une
pensée démoniaque : Heidegger serait anti-
pensée raisonnable et rigoureuse se fait
humaniste et ennemi du « sujet » libre, de
jour, c’est par suite de motivations « irra-
l’individu exerçant rationnellement son
tionnelles », émotionnelles. On y reviendra.
jugement, n’aurait rien compris à Descartes,
La « raison » telle qu’elle est théorisée et
qui est le héros de l’auteur. On reconnaît
normée, est une construction moderne,
le lieu-commun des néo-cartésiens, néo-
artificielle. L’homme n’est pas un sujet pur
kantiens et « rationalistes » depuis 1945.
abstrait, mais un vivant d’une vie qui est
Le dernier usage avant Faye se trouve chez
ouverture à l’Être dans le questionnement
Ferry et Renaut dans La pensée 68, ouvrage
sur le fait d’être ainsi et non autrement :
dirigé contre les heideggeriens français,
car, pour Heidegger, « le questionnement
principalement contre Derrida et Bau-
est la (seule forme possible de) piété de la
drillard. Paradoxe : Faye soucieux du sujet,
pensée ».
ne cesse de réduire Heidegger à un épi-
On peut discuter Heidegger, même juger
phénomène de la Substance «nazisme » :
son rapport à la pensée française insuffi-
quand ça parle en Allemagne de 1933 à
sant ; il a pourtant lu de près Descartes, La
1945, Heidegger a frappé ou son incons-
Fontaine (opposé au mécanisme), Ravais-
cient s’est trahi.
son et Bergson. De grands absents, certes,
On s’indigne d’abord que la pensée com-
Montaigne, Rousseau, Voltaire, Comte.
mence selon Heidegger dans l’humeur
Soit. Mais il se focalise sur de grands
(Die Stimmung), plus précisément dans
« moments » de l’Histoire occidentale et
une disposition à la fois de l’esprit et de
nul ne mettra en cause la prééminence à ce
l’« âme », méconnaissant que d’autres ont
titre de Descartes. Sa vision de Descartes
parlé du cœur et du sentiment. Cette idée
en métaphysicien de la physique de Gali-
de Heidegger est liée à son analytique du
lée (l’Être devient une étendue calculable
93
qui relève des mathématiques ou de l’esprit
sujet, et auteur du fameux L’Existentialisme
qui la conçoit adéquatement, adaequatio rei
est un humanisme (1945) – auquel Heideg-
et intellectus) est difficilement contestable et
ger répond partiellement avec sa Lettre sur
rejoint la pensée de Husserl, le fondateur
l’humanisme, se méfiait des idéalisations de
de la phénoménologie et le maître « juif »
la liberté du sujet comme de l’anhistoricité
de Heidegger ! Quant à la critique du sujet
d’un spiritualisme néo-cartésien.
cartésien, elle traverse la philosophie depuis
Oui, mais Descartes, ce n’est pas seulement
Descartes ! Le romantisme allemand est-il
la France et la liberté intérieure ou la raison,
« nazi » ? Il faudrait dépasser les lieux-com-
c’est aussi la libération de l’homme par la
muns à l’emporte pièce du genre « Descartes
science et la technique, ce que Heidegger
c’est la France » (et donc la liberté). (Avec
ne saurait supporter ! Preuve de nazisme,
tout le respect dû à un grand professeur
Heidegger aurait selon E. Faye exalté la
spiritualiste – que nous admirons tou-
technique tant que le nazisme triomphait
jours - comme Ferdinand Alquié, et dont
et serait tombé dans l’obscurantisme anti-
les leçons de Sorbonne donnent d’ailleurs
technique à partir des défaites de Hitler !
sur le rapport à Galilée raison à Husserl et
Or tout lecteur sérieux sait que Heidegger
Heidegger, la philosophie n’est pas vouée à
a critiqué la Technique dès ses cours sur
revenir à Descartes.) Et surtout, si utile que
Nietzsche, dès la fin du Rectorat, avant la
puisse être la compréhension de Descartes,
guerre et qu’il a toujours essayé de conce-
c’est manquer d’ambition pour la philoso-
voir un rapport équilibré à la nature sans
phie que la réduire à la répétition érudite
rejet de la science et de la technique, en
des positions cartésiennes comme si elles
soulignant l’origine cartésienne (sur le plan
ne posaient pas un certain nombre de pro-
métaphysique) du projet de domination
blèmes. Heidegger fait violence aux textes
absolue de la nature. Que ce projet soit
parce qu’il les soumet à son Eros propre qui
illusoire et dangereux est aujourd’hui une
est l’appel de la question de l’Être. Cette
banalité !
violence interprétative, herméneutique n’a
L’obscurantisme dans la peau ? Le goût de
rien à voir avec une déformation gratuite de
l’archaïque et du barbare ? Quant au fait
Descartes, un symptôme de nihilisme dés-
que Heidegger se complaise dans la pensée
humanisant ou un dénigrement nationaliste
obscure des présocratiques, refusant le
anti-français. Même Sartre, plus cartésien
soleil de la raison platonicienne, autre vieux
que Heidegger quant à l’autonomie du
procès caricatural, la vérité est qu’il cherche
94
à comprendre comment naissent la philo-
En 1945, Heidegger est soumis à une enquête
sophie et la tradition occidentale avec leur
et suspendu, où semble-t-il, des réactions
recherche de l’origine absolue des choses
de survie de collègues inquiets pour leur
(accuse ultime, fondement) et leur pente
propre dossier lui valent des accusations
au systématisme. Pour Heidegger, le fond
mensongères. Jaspers un moment troublé
de l’être est abyssal. Sa conception histori-
rend un rapport défavorable à Heidegger,
ciste de la métaphysique (qui a joué un rôle
sans mesure d’ailleurs avec les accusations
dans l’histoire ultérieure de la philosophie
ultérieures : il s’agit presque d’une condam-
et des révolutions cognitives) s’allie à une
nation de philosophe concernant ce qu’il
méditation encore ignorante de son but
voit comme l’obscurité enthousiasmante
(« Chemins qui ne mènent nulle part » ou
et dangereuse de la pensée de Heidegger.
« de traverse » en quête de la lumière d’une
Ce dernier est obligé de se faire conféren-
clairière, die Lichtung) portée par un souci
cier un moment et ne réintègre l’université
de dépassement du « nihilisme » (la dispa-
(avec le soutien de Jaspers un peu revenu de
rition du sacré).
ses sentiments de 1945) que pour être mis
La preuve par les vacances
à la retraite (tout de même comme professeur honoraire en 1951). C’est le début de
Pour E. Faye Heidegger est un si bon ser-
sa célébrité en France.
viteur du régime qu’en 1943 il a droit à des
En Allemagne, où il donne des conféren-
vacances en Alsace (Faye suppose aussitôt
ces aujourd’hui fameuses et canoniques,
qu’il y a rencontré un de ses anciens étu-
il est suspect et sent le soufre. C’est que
diants devenu logiquement nazi !) et qu’on
Heidegger, s’il reconnaît avoir commis
donne du papier à l’éditeur pour publier ses
une grave erreur de jugement (Irrtum) en
livres. Le régime aux abois a surtout besoin
1933, s’il s’excuse auprès de Jaspers en 1950
de lui pour le Volkssturm, la levée en masse
(cherchant à renouer avec lui) pour avoir
orchestrée par Goebbels. Or les professeurs
contribué directement ou indirectement
sont souvent dispensés de ce service mili-
à la mise en place du nazisme la première
taire et civil exceptionnel pour les jeunes
année, un régime qu’il rejette avec horreur,
et les vieux. Et c’est parce qu’on l’estime le
ne consent pas à se reconnaître coupable de
plus inutile des professeurs en 1944 qu’il est
quoi que ce soit depuis 1934 et rejette les
mobilisé pour la « levée en masse » comme
accusations formulées contre lui en 1945
terrassier !
par des collègues qui eurent gain de cause
95
auprès de la commission d’épuration. Il
Heidegger priverait les morts de la Shoah
refuse encore plus de faire de sa philosophie
une seconde fois de leur statut d’humain
une pensée intrinsèquement nazie ou ambi-
et leur dénierait le respect élémentaire dû
guë par rapport aux horreurs du nazisme,
aux assassinés (preuve d’un antisémitisme
qu’il a qualifiées de nihilistes ! N’étant pas
indécrottable, le retour du refoulé nazi bien
audible dans le contexte de pression et
sûr) dans un texte où Heidegger avec un
d’accusations explicites ou implicites de
pathos pudique signale que les morts des
l’époque, il préfère se consacrer à son tra-
chambres à gaz ont été privés d’une mort
vail pour ses lecteurs et au dialogue avec
humaine parce que traités en matériel pour
des auditeurs respectueux. C’est ce qu’on
usines à cadavres ! Et quand Heidegger,
appellera (l’expression est du très médio-
dans cette conférence fameuse sur la con-
cre analyste R. Minder) de l’extérieur « le
ception instrumentale de la Technique
silence de Heidegger » : non seulement coupa-
(La Question de la technique, dans Essais et
ble d’engagement en 1933, mais incapable
conférences, TEL Gallimard) et son essence
de repentance en 1945. Façon de suggérer
d’Arraisonnement général appuyée sur la
le lâche embarras et la fuite devant une
pensée du physicien Heisenberg, déplore
terrible responsabilité passée, preuve sup-
le saccage de la nature et pointe, dans sa
plémentaire donc du nazisme d’autrefois,
conférence de Brême Le Dispositif de 1949,
signe peut-être d’une incapacité à lui faire
entre autres phénomènes de perte du sens
face et à mettre profondément en question
de notre humanité l’agriculture industrielle
les bases du nazisme dans sa pensée. Hei-
(qui traite l’animal et le végétal en pur
degger a la fierté et la dignité de son travail
stock de ressources consommables) à côté
et n’accepte pas d’être l’accusé préféré, le
des camps de la mort qui se multiplient
bouc-émissaire de la « culture allemande ».
dans le monde au vingtième siècle, on
Mais pour E. Faye, ce fameux « silence »
peut rejeter cette analyse mais non comme
arrogant ou gêné qui n’a jamais existé que
Faye, en dénonçant une relativisation de
pour les imprécateurs qu’il continue, tra-
la prétendue responsabilité personnelle de
duit une obstination de nazi incurable. Le
Heidegger dans l’extermination.
comble est atteint quand Faye accuse Hei-
E. Faye met aussi en cause l’indécence de
degger de persévérer par la dénégation de
cette comparaison, qui relativise l’exter-
ce qui s’est passé (le Négationnisme main-
mination des hommes, et cela prouverait
tenant !), et qu’il va jusqu’à affirmer que
un coupable manque de compassion et de
96
sens de la valeur de l’humain, typique du
donc ose ces comparaisons? Eric Voegelin
nazisme. Il est donc impossible morale-
(1901-1985), émigré autrichien, anti-nazi
ment et intellectuellement, si on comprend
échappé de peu à la Gestapo en 1938 après
bien, de comparer Auschwitz à quoi que ce
l’Anschluss, un des grands philosophes
soit, sinon peut-être à d’autres génocides.
politiques américains du vingtième siècle
Le crime de Heidegger serait de mettre en
avec Leo Strauss. (Monika Puhl, Eric Voe-
cause la dégradation spirituelle profonde de
gelin in Baton Rouge, Wilhelm Fink Verlag
notre rapport à la nature et au vivant comme
2005, p.113).
un phénomène lié et porteur de graves
Or si on se choque ou si on feint de se cho-
crises, déjà visibles. Or … un autre philoso-
quer de ces comparaisons, a-t-on essayer
phe, Américain, écrit le 14 juillet 1953 ceci:
d‘entrer dans la pensée de Heidegger, au
«Des miles et des miles de villas luxueuses
lieu de le juger à l’aune de dogmes exté-
construites avec l’argent qui a été gagné
rieurs qui limiteraient la réflexion? Car
de la destruction culturelle. On peut voir
Heidegger n’a nié aucun fait, il a pensé
comment un monde périt: un racket apoca-
des phénomènes nouveaux dans le cadre
lyptique qui peut seulement être comparé
d’une interprétation globale, certes peu
à Auschwitz.» Et de quoi parle-t-il donc
rassurante, du sens de l’époque, qui mas-
ce dangereux relativiste? Du saccage de la
sacre l’humanité «en progrès» à coups de
côte californienne par l’urbanisation igno-
guerres mondiales rapprochées, de géno-
ble de Los Angeles («a dreadful city»), de
cides, d’abattages en masse du vivant, raye
la spéculation foncière et immobilière des
des villes à coups de bombes incendiaires
promoteurs et du mauvais goût architectu-
ou atomiques, soumet toute vie à la science
ral et esthétique des célébrités du cinéma
sans soumettre l’homme à la sagesse. «Mais
(Hollywood, Beverley Hills), de la culture
il est une question qui n’arrive jamais trop tard:
de masse abrutissante de «loisirs» (un
c’est celle qui demande si nous prenons expressé-
thème du «réactionnaire» Etienne Gilson
ment conscience de nous-mêmes comme de ceux
aussi) et de l’extinction des Indiens de Cali-
dont le faire et le non-faire sont partout, d’une
fornie (thème de Lévi-Strauss à propos des
manière ouverte ou cachée, pro-voqués par l’Ar-
génocides discrets des indigènes autochto-
raisonnement». (La Question de la Technique,
nes dans la démocratique Australie, «alliée»
TEL, p.32). Visiblement, avec E. Faye et ses
membre du Commonwealth, signataire de
amis, la route reste longue avant un com-
la Charte de l’Atlantique en 1941). Qui
97
mencement de questionnement sérieux sur
Plus profondément, cette question nous
les maladies de la «raison».
ramène à la matrice des engagements et des
A force d’interdire les questions gênantes
« dégagements » (Heidegger sait se retirer
qui défient l’opinion (celles qui condui-
des fonctions officielles, de toute activité
sirent peut-être Socrate à un procès en
liée au Parti, dès 1934, puis de plus en plus
«perversion intellectuelle et morale et à la
dans l’exil intérieur et dans un enseigne-
mort), il se pourrait que nous avancions très
ment critique).
«démocratiquement» vers des désastres
Ce qui est étrange, c’est que la pensée poli-
que nous aurons mérités, «collectivement»,
tique de Heidegger commence à apparaître
en tolérant cet étranglement de la philo-
plus clairement aux esprits attentifs et que
sophie. «Le désert avance» (Nietzsche).
même des dictionnaires de philosophie
Mais au fait, on croyait qu’on avait vaincu
savent en donner des esquisses au public
les totalitarismes pour imposer le respect
étudiant. D’abord la matrice philosophique
scrupuleux de la liberté de penser!
fondamentale liée à Être et temps (cf. le texte
Politique de Heidegger
essentiel, oublié de E. Faye, comme tant
d’autres, de Jean-Édouard André, Heidegger
Il ne s’agit pas en critiquant les très graves
et la Liberté. Le projet politique de « Sein und
déformations d’E. Faye d’exclure des études
Zeit », L’Harmattan, 2001). Si l’engagement
la pensée politique de Heidegger ou de
de 1933 a un rapport avec ce livre, c’est qu’il
nier qu’elle s’est identifiée à un socialisme
pose les questions et indique des orienta-
national pendant les années trente. Mais
tions qui rendent possible un engagement
étudier « le national-socialisme de Heideg-
actif, prudent, pour une réforme profonde
ger » entre 1933 et 1945 (et il y a lieu de
de la culture, de l’enseignement et de la
l’étudier), c’est d’abord revenir aux textes,
philosophie en Allemagne, sur fond de sens
les replacer dans le contexte double de
de la communauté historique de destin (les
l’époque et de l’œuvre, ressaisir le sens et
peuples).
les intentions, même si on peut se poser la
La pensée de Heidegger est d’abord une
question de l’impact du ralliement appa-
étude historico-critique de l’ontologie. Ses
rent, même s’il fut très court et partiel. Il
adversaires (ceux d’une grandeur historique
faut surtout se poser la question du rôle de
certaine, avec qui et contre qui il pense) sont
cette expérience dans l’évolution de Hei-
les représentants de la Modernité : moder-
degger, sur la base de ce que dit l’œuvre.
nité cartésienne du subjectivisme d’abord,
98
qui malgré le blocage « psycho-historique »
tème. Certes il partage avec Kierkegaard
dans le réalisme et le dualisme chez Des-
l’insistance sur la liberté, mais cette liberté
cartes, mène logiquement, pour le lecteur
se détache complètement de la question de
rétrospectif, au déploiement des possibles
l’être chez le théologien protestant danois
de l’empirisme et du rationalisme et de là
et sur la prédestination divine; c’est pour-
à la synthèse du Sujet transcendantal de
quoi quand Heidegger est invité à parler de
Kant. Descartes n’arrive pas à penser les
Kierkegaard au colloque de l’UNESCO, il
conséquences ultimes de son recentrement
étonne (et choque un peu) l’assistance en
sur le Cogito subjectif (d’un sujet non-indi-
ne prononçant jamais le nom du héros de
viduel, sujet de la science, par la méthode),
la journée. Non pour bafouer la mémoire
mais bouleverse tout l’équilibre de la sco-
du penseur, mais parce qu’il n’a rien à dire
lastique dès longtemps en crise (il suffit de
de Kierkegaard qui ne soit le rappel de sa
lire le De Regno de Thomas d’Aquin pour
différence avec lui, malgré sa réputation
s’en rendre compte) et ouvre une nouvelle
d’existentialiste. La liberté est elle-même
époque de la pensée : le Moderne. Il ne
une liberté pour la vocation à la question
peut pas penser le monde du sujet comme
de l’être. Aussi préfère-t-il méditer sur
un monde de phénomènes relatifs bloquant
Schelling et son traité sur l’essence de la
l’accès à une ontologie grecque (Dieu lui
liberté humaine. La critique marxiste y a
sert facilement de caution de vérité pour
vu une preuve du caractère réactionnaire
les sens).
de Heidegger, héritier nihiliste athée du
Autre «adversaire» : l’Idéalisme allemand,
catholique conservateur Schelling, héros
né des problèmes du kantisme.
Pour
de l’idéalisme clérical monarchiste de l’Uni-
Heidegger, Hegel est l’héritier de la méta-
versité de Munich, appelé à Berlin en 1832
physique. Mais son système est un leurre
pour succéder à Hegel et stopper la conta-
dévastateur, une forme du nihilisme en ce
gion de l’idéalisme révolutionnaire. Mais
qu’il prépare la réduction de l’humanité en
cette vision est prisonnière d’une coupure
élément inclus dans le tout moniste d’une
historique (droite-gauche) discutable pour
substance. En ce sens, la critique est proche
juger de l’intérêt de Schelling! Engels fut
de celle de Kierkegaard. Mais si Heidegger
un auditeur attentif et respectueux de ce
refuse de se présenter et de se laisser pré-
grand professeur et grand penseur. Il vit
senter en kierkegaardien, c’est qu’il ne se
dans Schelling un critique pertinent du
focalise pas sur l’individu opposé au sys-
déterminisme hégélien. Que Marx et lui
99
soient tombés dans le matérialisme natu-
cours par rapport au déploiement réel de
raliste est une autre affaire, qui ne suscite
l’être, empirique et historique. Ce faisant,
de Heidegger que l’analyse historique et
Heidegger revient par-delà l’idéalisme à la
un jugement défavorable. Ce que Schel-
pensée grecque avant les systèmes: Platon
ling incarne, c’est l’idée d’une philosophie
et Aristote-phénoménologue, et de là aux
de la nature qui englobe et dépasse la cou-
anté-socratiques qui ne sont nullement des
pure sujet/objet et décrire, d’une façon
poètes vaticinants ou des anthropoïdes de
quasi-phénoménologique, sans nécessité
la culture (comme un évolutionnisme naïf
dialectique pseudo-scientifique (un mon-
le croit), mais des penseurs autehntiques
tage rétrospectif qui impressionne les naïfs),
libres des éléments idéologiques de notre
le processus encore ouvert de déploiement
culture et antérieurs aux premiers pos-
de l’être. Schelling est resté pré-scientifi-
tulats métaphysiques grecs «classiques».
que pour Hegel et Marx (il n’explique pas
Aussi la non-science, la philosophie est
l’Histoire), c’est son mérite pour Heideg-
d’une radicalité et d’une pauvreté en savoir
ger! Mais qu’appelle-t-on la «science»? Car
dogmatique égales. On voit ce que Hei-
de l’idéalisme allemand, Heidegger garde
degger retire de son interprétation du sens
l’idée que la philosophie est vouée à sa
de l’Idéalisme allemand: un fourvoiement
manière à la science ou plutôt à un statut de
systématique dogmatique et une possi-
savoir suprême. Ce savoir absolu de Hegel
bilité encore entr’ouverte seulement, de
n’est pas la dialectique! C’est la science
redonner à la philosophie comme pensée
avant toute science, l’ontologie, la métaphy-
la prééminence dans l’ordre du savoir, non
sique refondée qui n’est pas un système de
parce qu’elle serait plus «scientifique» que
plus (Fichte, Hegel), ni un simple discours
les sciences naturelles modernes (Galilée et
transcendantal stérile (Kant), mais la com-
Newton), mais parce qu’elle serait la phi-
préhension historico-critique et méditative
losophie comme dignité de la pensée et
de l’ouvert (de ce qui bloque la clôture de
tâche de la mémoire de l’être, sans réponse-
systèmes). Ce que Kant avait vu en cas-
slogan (l’être c’est x ou y, la substance
sant le cercle de tout système par la liberté.
individuelle, la forme, la volonté, le Moi etc
Cette compréhension historico-critique n’a
les déclinaisons des réponses «possibles»,
pas la norme du vrai système, puisqu’elle
impossiblement, et fausses). Que la phi-
est inaccessible, elle est basée sur l’idée de
losophie en cela soit le sol (Grund) et un
la phénoménologie d’une mesure des dis-
abîme (Ab-grund) comme docte ignorance,
100
sens des limites de la pensée finie, voilà qui
devenir une école de plus, avec ses options
en fait la discipline qui doit organiser l’uni-
arbitraires, alors qu’elle est une idée et une
versité, revenue à elle-même.
méthode ouverte (sa critique de l’article
Des métaphysiques peu convaincantes de
Phénoménologie de Husserl à l’Encyclopé-
l’Idéalisme allemand, de la non-scienti-
dia Britannica). Il faut selon son expression
ficité des systèmes, qui d’ailleurs s’ouvre,
«dépasser la métaphysique» et seuls ceux qui,
comme chez Schelling, en discours her-
s’en tenant à des parentés lexicales avec la
méneutique (au moment où Kierkegaard
méditation religieuse ou avec le quiétisme
et Nietzsche arrivent avec leurs critiques
de Mme Guyon et de Fénelon, confon-
des systèmes), naît logiquement le néo-
dent la pensée de Heidegger avec une fuite
kantisme qui réduit la philosophie à une
mystique dans une nouvelle métaphysique
critique des ontologies et à une épisté-
dogmatique de l’Etre-Dieu, croient que le
mologie. La philosophie est ramenée à sa
projet de Heidegger est de faire avaler à la
fonction de méta-science, autant dire un
post-modernité une aliénation bigote.
discours redondant, inutile pour la science
La pensée de Heidegger va se construire
active, qui se passe totalement des autorisa-
sur des références critiques et des ten-
tions d’une philosophie d’ailleurs prompte
tatives ratées, pour en extraire le noyau,
à cautionner les révolutions scientifiques
les éléments fondateurs, pour faire avec
qu’elle n’invente pas. Cette philosophie
Nietzsche, Dilthey, Scheler, Husserl ce
assiste au déploiement des sciences et fait
que les présocratiques furent pour Platon
ingurgiter rétrospectivement au « sujet
et Aristote à l’aube d’une nouvelle époque.
transcendantal » les nouveautés imprévues.
Il faut penser durement, sur la ligne de
A quoi Heidegger avec Nietzsche objecte
crête, la vérité sans nier l’historicité radi-
que ce sujet transcendental non-empirique,
cale de l’humain. C’est bien parce qu’il est
non-individuel prenant conscience de lui-
historique que l’homme cherche et déploie
même dans la métaphysique (l’héritier du
dans le temps des discours liés les uns aux
Noûs, intellect agent d’Aristote) n’existe pas,
autres dans le sens du décours du temps
qu’il ne se connaît pas, que c’est une fiction
historique, et enchaînés dans des relations
de philosophe soucieux de maintenir un
logico-conceptuelles.
niveau d’éternité face à l’historique. Cette
d’une herméneutique, ce n’est pas d’abord
critique est adressée à Husserl et à la phé-
une science de la nature, car la physique
noménologie, qui pour Heidegger risque de
et la biologie en expliqueront l’écume, les
101
L’Histoire
relève
conditions (opposition célèbre de Dil-
de Heidegger devant son mari, et à qui Lévi-
they entre sciences de la nature causales et
nas sur le tard se croira obligé de dire ses
sciences humaines relevant de la « compré-
regrets d’avoir préféré Heidegger à Davos).
hension »).
Il ne s’agit pas de nier l’empreinte de son
Mais l’angle de Heidegger est différent de
enfance et de sa jeunesse catholiques méri-
celui de Dilthey et de son vitalisme. Pour
dionale de Souabe, de ses relations affectives
suivre l’histoire de façon cohérente, il faut
avec l’Église, qui a protégé ses premières
une clé et cette clé n’est pas l’instinct de vie
études et orienté ses lectures d’étudiant. Il
du biologisme, ni la science pure, mais le
y a une Stimmung : mais qui n’en a pas ?! (Le
souci de l’existence qui se relie fondamen-
réductionnisme nous guette !) Stimmung de
talement à la question de l’Être en général
son attachement profond de boursier, si on
(du monde, des hommes, du soi). Bref,
veut, à sa terre, à ses origines. Or Heideg-
Heidegger prend au sérieux « les grandes
ger rompra avec l’Église et sa philosophie,
questions éternelles », même s’il insiste sur
comme il restera toute sa vie un provincial
leur déploiement historique. Il y a bien sûr,
fier de ses racines. Des néo-barrésiens y
biographiquement, un conditionnement
verraient une expression de ressentiment
culturel à cette originalité de Heidegger, qui
à l’égard des élites bourgeoises de l’Alle-
explique que passé par le néo-kantisme de
magne industrielle du Nord, qui le mènera
Rickert, la phénoménologie transcendan-
vers un existentialisme athée anticlérical.
tale de Husserl, il échappe à leur influence ;
Les marxistes y décèleront le terreau d’un
mais il n’y échappe que parce qu’il les a réin-
basculement dans le fascisme, par manque
terprétés personnellement, dans une lutte
d’expérience de l’économie urbaine et des
intérieure d’une tension incroyable, avec le
rapports de classe, par peur de l’autre,
manque d’humour qui le caractérise et qui
l’ouvrier. Certains se moqueront de sa phi-
le fera passer pour un rustre paysan dans
losophie rurale ou agrarienne. Limiter la
les cercles mondains (comme par exemple
pensée de Heidegger à un jargon réaction-
la femme d’Ernst Cassirer, Tony, qui fera
naire pseudo-poétique, sentimental et vide,
courir sur Heidegger la rumeur sans preu-
fuyant les problèmes dans un nihilisme
ves de son antisémitisme de ressentiment
(Lukács), c’est confondre l’expression d’une
– une pure interprétation socio-psychologi-
sensibilité à un monde d’origines en dispa-
que de bourgeoise un peu condescendante
rition avec le déploiement philosophique
et peut-être vexée du manque de déférence
d’une pensée. Confronté aux cours de Hei-
102
degger, ces analyses sociologiques (Lukács,
Cette méditation l’amène à revenir sur
Bourdieu) s’avèrent insuffisantes (elles n’ex-
les grandes lignes de la métaphysique,
pliquent pas l’originalité réelle et inouïe de
comme plus haute culture, déploiement
sa pensée, son génie qui fait l’admiration de
de la plus haute intellectualité et du plus
Husserl par exemple ou de Cassirer avant
grand sérieux de l’Occident (et pour lui,
et pendant leur débat à Davos) et bien vite
l’Occident, c’est cette aventure spirituelle
diffamatoires.
née en Grèce, et non l’Occident raciste des
Venu de la théologie néo-scolastique
idéologues nazis). La pensée de Hegel reste
catholique, du néo-thomisme et du néo-
liée fondamentalement à la pensée grecque
aristotélisme, élève de l’archevêque Conrad
quant au temps et à l’Être : certes la moder-
Gröber (qui soutiendra le concordat avec
nité pense le temps avec le christianisme
Hitler en 1933 avant de dénoncer l’antisé-
comme un ouvert et c’est son intérêt (Hei-
mitisme d’État), lecteur de Brentano, il est
degger est très intéressé par les débats de la
habité par la pensée de l’Être qui, depuis
théologie protestante, de Bultmann), mais
Kant et encore plus avec le néo-kantisme,
l’expérience du temps, de son dévoilement
est devenue tabou, nulle et non avenue,
progressif ou brutal et de son imprévisibilité
exclue de la philosophie sérieuse. Il affron-
est bien vite niée par des distinctions grec-
tera bientôt le positivisme logique qui se
ques commodes : qui relativisent l’étant,
moquera d’Être et temps en disant que l’Être
le réel et passent à un sur-réel intemporel
est une question absurde, de poète, de théo-
qui, chez Hegel, a eu la bonté d’envelop-
logien mystique. L’originalité de Heidegger
per toute l’Histoire jusqu’à 1820 avant de
est d’ailleurs qu’il ne nie pas l’inaccessibilité
rentrer à la maison. Comme le dira White-
de la réponse sur le sens de l’Être, mais qu’il
head, l’Occident écrit des notes au bas des
déclare que cette question fut, est et reste
pages de Platon. Or le temps est le prénom
essentielle à la pensée, comme en témoi-
de l’Être, car le temps est forme de ce qui
gne sa présence même fantomatique dans
se donne (Seiende) : la pensée du temps est
le langage, lieu de la pensée et que la nier
donc capitale.
est folie. Contre le positivisme, Heidegger
Logiquement la philosophie ne peut donc
dira que la question insoluble peut avoir
jamais récapituler une totalité absente,
un sens vécu et maintenir l’ouverture de la
mais seulement son époque (idée du jeune
pensée à son autre, sans réduire cette ques-
Hegel). Elle est un savoir, central, essentiel,
tion à celle de la liberté du sujet.
mais pas une Science ou la Science abso-
103
lue. Même Husserl à ce sujet se trompe, qui
l’Être, construit de façon dualiste suivant le
redéploie les thèses de Leibniz (monadolo-
clivage sujet(actif )/objet(passif ), qui livre
gie) à la fin de son parcours pour « boucler
le monde à la technique comme volonté
finalement » le réel en discours. Face à lui,
de puissance humaine animée d’une hybris
Heidegger met les points sur les i : l’homme
dominatrice irresponsable et aveugle à ce
est Dasein, pas sujet pur face à un objet.
qu’est une vie humaine. Au service d’un
La pensée du Politique est basée sur ces
homme oublieux de sa vérité, la techni-
prémisses : c’est d’abord une prise de recul
que le punit en devenant « marteau sans
sur les bases de la politique moderne ! Hei-
maître » (Char).
degger avant de s’engager a commencé à
C’est le processus du Nihilisme. Qui,
réfléchir à ces questions et pense pourvoir
comme l’essence de la Technique n’est rien
aider à leur éclaircissement herméneuti-
de technique, n’est rien de ce qu’il paraît
que ; puis à partir de 1934, se donne pour
être. Emprunté à Nietzsche, ce terme dési-
tâche de penser le politique sereinement
gne au-delà des phénomènes que nous nous
dans une approche globale de l’histoire
accordons à repousser comme «nihilistes»
de la question du sens de l’Être. Il remet
l’essence active en marche de la modernité,
même en cause son idée de Dasein de 1927,
cette condescendante.
y voyant des éléments de sujet transcen-
Tel est le destin d’une rationalité avant tout
dantal.
instrumentale. Or on peut retracer une
Quelles sont les questions fondamentale
généalogie jusqu’à Platon et Aristote (père
d’une critique et d’une re-fondation de
des distinctions fondamentales de la science
la politique selon Heidegger ? Pour une
qu’il pose, la logique) de la transformation
introduction, je renvoie le lecteur à l’article
du Logos grec originaire, post-mythique
« Heidegger » de l’Encyclopédie Blackwell,
et déjà pensif, en puissance d’arrangement
dans l’édition française publiée chez Hatier
systémique à destination pratique. Ce que
en 1989 ou mieux à A Heidegger Dictionary
Heidegger, pour se défaire des pièges de
de Michael Inwood (Blackwell, 1999). Cri-
la rhétorique moderne, appelle, avec une
tique du subjectivisme moderne et de son
certaine vérité historique, « la raison »
corollaire politique du contractualisme qui,
elle-même, qui serait plus calculante
au nom de la liberté, défont la commu-
(vouée à la techno-science) que pensante.
nauté, Heidegger est amené à incriminer
Il n’appelle pas à la déraison et critique ce
un type de rapport existentiel et mental à
partage rationalisme étroit/irrationalisme
104
en demandant où se trouve le fondement
Que peut, que doit faire le penseur, qui
de cette dichotomie, sinon dans le dualisme
déploie la philosophie (quête du sens et
en question. Mais en nommant «raison»
de la sagesse, comme savoir suprême cons-
l’ennemie de la pensée attentive à l’être et
cient de sa pauvreté)? D’abord penser, ce
en pointant la destination calculante de la
qui, malgré les urgentistes de l’Histoire en
raison, il refuse de se payer de mots et de
dérive, n’est jamais superflu. Non seulement
distinguer sans cesse une bonne Raison
pour la joie de la pensée «gratuite», même
d’abus de la raison calculante: il y a bien un
sur le Titanic coulant. S’il est trop tard …
rapport profond entre ces «deux raisons»,
Mais aussi il est absurde de croire qu’un sur-
si on peut dire. Dire que la raison est l’en-
croît d’activisme va nous guérir des maux
nemie de la pensée vraie, c’est (avec un brin
de l’activisme lui-même! Esprit technique
de provocation aux rationalistes) obliger,
et activisme brouillon ou méthodique sans
au-delà du scandale, les plus intelligents
intelligence du sens, pseudo-philosophie
à dépasser les tabous du rationalisme et à
superficielle des valeurs, engluée dans
s’interroger historiquement et philosophi-
l’individualisme anarchique comme folie
quement sur les réalisations historiques de
totalitaire étatiste et raciale, cette fuite en
cette raison tellement encensée, sans trier
avant nous mène sûrement à la catastro-
l’Histoire pour «sauver l’essentiel». Car
phe. Parce que jamais la pensée n’aura été
dans cette façon sélective de faire, que l’oc-
prise au sérieux. En fait, nous ne savons pas
cident rationaliste croit rationnelle et qui
quoi faire! Pourquoi faire n’importe quoi,
est surtout aveuglante et rassurante, on se
ce bricolage? Parer au plus pressé? Gérer les
dispense de penser la genèse des crises de
crises une par une? Soit. Mais il y a peut-
civilisation planétaire.
être lieu de (re-)mettre en question les
La pensée méditante, plus proche de la
fondements de notre existence planétaire.
poésie, par son orientation phénoménolo-
Comment? Avec la philosophie, par elle et
gique et réflexive, détachée de tout autre
en elle d’abord. Et le premier geste politique
souci que l’humanité comme Être-au-
et professionnel de Heidegger, on ne peut
monde, la philosophie dans la sérénité, telle
plus sérieusement, consiste à continuer de
est la voie de Heidegger après le fourvoie-
penser. Que peut-on demander d’autre à
ment du Rectorat, qui lui montre à quel
un philosophe digne de ce nom, en tant
point les meilleures intentions sont sources
que citoyen-philosophe (et pas en tant que
de danger dans l’activisme moderne.
mon voisin de palier avec qui je partage des
105
intérêts matériels triviaux sans doute, qui
l’université est là, dans une reprise intense
peuvent avoir leur petite importance hic
des fins des activités humaines, il a essayé
et nunc)? De faire son métier. Dein Beruf
jusqu’à la mort et par le legs de son œuvre
ist dein Ruf: ta profession c’est ta vocation!
de l’incarner. Or le Nihilisme comme
dit Luther. Avec Platon, Heidegger fait des
dérive instrumentale absurde, mépris des
philosophes, non des rois, mais les gar-
humanités en leur vocation humanisante, a
diens de la république, usant de leur don
envahi l’université.
intellectuel, de leur anamnèse de la ques-
Il est hors de question de développer ici
tion de l’être pour offrir à la communauté
cette esquisse. On veut simplement indi-
leur part de savoir. Ce que Heidegger assi-
quer ici que cette pensée est très éloignée
gnait à l’Université (ce qu’a répété Gérard
des caricatures et des calomnies d’E. Faye
Granel dans De l’Université): la mission de
que lui et ses maîtres entretiennent.
3. Sabbat des sorcières et inquisition
On attend donc toujours les preuves des
nas, Arendt ou Derrida inspirer notre
accusations gravissimes de Faye, au-delà de
jugement, par leurs dettes avouées et leurs
ses interprétations, de ses promesses et de
usages de sa pensée ? Faye semble ignorer
ses hypothèses éculées. Pourtant E. Faye
que Jaspers lui-même (marié à une Juive, en
s’estime assez informé pour exiger le retrait
froid avec Heidegger et critique de certains
des œuvres de Heidegger des bibliothèques
aspects de sa pensée) demanda peu après
de philosophie ! Heidegger contamine-
la guerre le retour dans l’enseignement de
rait les jeunes esprits et devrait être rangé
ce philosophe « indispensable à l’univer-
dans la documentation sur la propagande
sité allemande ! » Il faut noter l’absence de
nazie. On croit rêver, car sans lui, com-
grands noms dans la bibliographie : sont-ils
bien de grandes œuvres du vingtième siècle
nazis ou imbéciles les Biemel, Wahl, Haar,
seraient-elles incompréhensibles, en tout ou
Grondin, Granel, Vattimo, Birault, et tant
partie ? Au lieu du « juge Faye », ne doit-on
d’autres parmi ses commentateurs (Koyré)
pas laisser les vrais philosophes créateurs
et ses traducteurs ? N’aurait-on pas eu
de notre temps comme Sartre, Merleau-
besoin de leurs lumières ? Leurs travaux
Ponty, Reiner Schürmann et parmi eux
prouvent qu’il est absurde de réduire la
nombre de penseurs « juifs » comme Lévi-
106
pensée de Heidegger à sa période de proxi-
ves que les montages de l’accusation et si
mité avec le nazisme.
on en demande de vraies, on ne fera qu’ag-
Il est vrai que le jeune Dr Faye, et c’est fort
graver le cas de l’accusé et celui des avocats
inquiétant, accuse de « révisionnisme »
avec. De deux choses l’une : ou l’œuvre de
(après le bluff et le montage, le terrorisme
Heidegger est distincte du nazisme et sti-
intellectuel) les défenseurs de Heideg-
mulante pour la pensée, et il est absurde d’en
ger, qui osèrent contredire les procès en
priver les étudiants (qui doivent apprendre
crypto-nazisme que sont les « scandales
à penser) et de la qualifier de nazie ; ou elle
Heidegger ». Comme le dossier lui paraît
est intrinsèquement nazie et les universités
sans doute finalement mince, après des
sont remplies de nazis, de crypto- et para-
centaines de pages de suggestions et de sol-
nazis ou d’imbéciles ! E. Faye prétend que
licitations des textes connus, E. Faye se voit
l’oeuvre publiée est le fruit d’une autocen-
obligé d’incriminer également des passages
sure après 1945 ; or il est étrange que les
mystérieux et tronqués, dit-il, par les édi-
intellectuels qui jugèrent le cas Heidegger
teurs des œuvres complètes après 1945...
en 1945 pour la dénazification n’aient pas
C’est la faute à Hermann Heidegger et aux
connus les fameux documents (qui devai-
responsables de l’édition des œuvres du
ent être accessibles), mais si on envisage
danger public qu’est Heidegger. Comme on
cette hypothèse, les œuvres révisées depuis
le sait, le négationnisme et le révisionnisme
1945 ne sont donc plus nazies et c’est pour-
avancent masqués ! Et subrepticement l’in-
tant ce que leur reproche encore Faye ! On
fluence perverse fait son œuvre, surtout
ne comprend pas pourquoi, si ces archives
quand, même prévenu par E. Faye, vous
avaient été aussi compromettantes Hei-
ne la voyez pas. On est en pleine démono-
degger ne les eût pas fait disparaître de ses
logie ! La sorcière se reconnaît à ce qu’on
archives. Naïveté ou opération concertée de
n’a rien trouvé contre elle, si ce n’est des
démolition/diffamation mise en scène par
bouts de ficelles et quelques textes qu’on ne
Faye après le ratage de Farias ?
comprend pas ! Défendre Heidegger témoi-
Le livre se termine par une définition
gnerait d’une fascination pour le nazisme
moralisante de l’espace de la philosophie,
ou y mènerait, et produirait une collusion
qui feint d’ignorer qu’on fait rarement de la
objective ou effective avec le négationnisme
bonne philosophie en étalant ses bons sen-
de la Shoah ! La boucle est bouclée, celle du
timents et sa vertu outragée. A ce compte,
cercle vicieux : on n’aura pas d’autres preu-
il faudrait retirer des bibliothèques l’œuvre
107
de Hobbes, en qui on peut voir le chantre
tions et d’éventuelles responsabilités qui
du totalitarisme ! Signalons que le politolo-
demanderaient prudence et loyauté.
gue antinazi Franz Neumann intitula son
Il faut s’interroger sur ces scandales à
étude de l’État nazi Behemoth (1942), qui est
répétition. Il y va de la salubrité de la vie
aussi un titre de Hobbes ! (Bizarrement Y-
intellectuelle dans les démocraties. Si de
Ch. Zarka autrefois spécialiste de Hobbes
tels livres paraissent avec la bénédiction
qui n’en demanda jamais l’interdiction et
d’éditeurs, de comités de lectures et d’une
publie aujourd’hui contre Schmitt, bénéfi-
partie de la presse, si leur autorité est rapi-
ciant des mêmes pages de promotion dans
dement établie dans une partie du monde
la presse, est signalé en bibliographie par E.
qui prétend « représenter la culture », il
Faye ! Il y a des coïncidences).
y a quelque chose de pourri au Royaume
La question est derechef : pourquoi traiter
de France. Soyons juste, même si cela ne
précisément Heidegger en sorcière démas-
nous console guère : ces phénomènes affec-
quée ? Au-delà d’une stratégie personnelle
tent l’Occident « libéral » en général ! En
ou collective de promotion, il y a sans doute
s’interrogeant à ce sujet, dans Heidegger :
un contexte idéologique. La clé de tout cela
anatomie d’un scandale, François Fédier avait
se trouve probablement dans la lecture
compris immédiatement l’angle d’approche
même qu’Emmanuel Faye, après son père,
que méritent ces pseudo-livres de pseudo-
veut nous interdire.
révélations.
Petite phénoménologie
du scandale
Le cas Heidegger présente des analogies
frappantes avec les autres scandales provoqués dans le champ de la philosophie.
Malheur à celui par qui le scan-
La parution simultanée ou rapprochée
dale arrive, dit la Bible. L’éthique biblique
d’ouvrages, constituant un dossier dont
considère que le scandale est le fait le plus
l’unité est suggérée par les titres, sous-titres
souvent du méchant déguisé en bon. Sche-
et couvertures médiatiques, et dont les
ler disait : l’homme du ressentiment. Loin
éléments soudain par hasard prendraient
d’apporter la compréhension et la sérénité
sens en s’éclairant mutuellement. L’organi-
du jugement, le scandale en effet n’apporte
sation immédiate d’un débat médiatique,
que bruit et fureur et haines. Le scandale
où des « spécialistes » parfois très frais,
n’est pas la mise en cause argumentée, c’est
encore inconnus la veille (on n’a jamais lu
le déballage tapageur et caricatural de ques-
quoi que ce soit de V. Farias ou d’E. Faye
108
sur Heidegger avant l’« événement »), pré-
et inculture profonde (les petits-bourgeois
tendent à l’autorité sur le sujet, en vertu
prétentieux de la société de consommation
même du livre qu’il s’agirait d’évaluer,
« culturelle »). Entre eux, les naïfs qu’il
mais que leur éditeur et la promotion cri-
s’agit de maintenir dans leur ignorance et
tique (de complaisance ?) ont seuls rendus
les ignoramus auto-satisfaits qui confondent
« incontournables ». Ces critiques, notons
culture et pages culturelles des journaux
ce fait, ne sont généralement pas du tout
ou des stands de librairies. On devine ici la
des connaisseurs compétents de la pensée
complicité de la fainéantise intellectuelle et
qu’ils massacrent à longueur de pages avec
la complaisance de la flatterie : « je m’adresse
assurance et jubilation. Ils sont simple-
à toi, donc tu es capable de comprendre ! Tu me
ment « critiques », détenteurs officiels de
comprends, donc tu as tout compris à ce pen-
la « critique » dans le monde de la presse.
seur qui te dépasse et te demanderait des mois
La phénoménologie de l’art contemporain
et des années de pratique ! » Triste miroir de
nous l’apprend : faire de « l’art », « être
la médiocrité.
artiste » aujourd’hui, c’est avoir l’argent
d’ouvrir une boutique « d’art » dans les
Mais comme dit certain, il n’y a relation
beaux quartiers ou de bénéficier par rela-
des deux que par un truchement. Et ce
tions et réseaux de commandes publiques
tiers est double. Il y a d’abord le terrain
et de mécénats d’entreprise et faire parler
de l’idéologie partagée, qui sert de matrice
de soi dans les médias qui couvrent ondes
aux haines communes qui servent à baliser,
et kiosques.
symboliquement l’espace de la « pensée »
Les arguments des auteurs (encore appau-
normale, saine, rassurante et à le sacrali-
vris par leurs échos journalistiques : simples
ser avec les gloires qui nous renvoient « en
répétitions des « thèses » ponctuées d’excla-
mieux » notre image de « belle époque ».
mations indignées) sont pauvres, illogiques
Marais fétide des idées, ce terrain produit
parfois jusque dans la forme, mais surtout
opérations médiatiques et regroupements
non-fondés sur le plan documentaire et, à
d’écrivaillons de même acabit. Tout cela
la réflexion, ridicules et diffamatoires. Ce
avec sa part de ressentiment pour ce qui
qui frappe, c’est qu’ils n’ont pas lu sérieu-
la dépasse et l’humilie (la vengeance du
sement l’auteur considéré et s’adressent à
« système », si on peut dire). Heidegger
des gens qui ne l’ont pas davantage lu par
qui subissait cabales sur cabales voyait dans
jeunesse (pour les étudiants) ou par paresse
cette psychologie de petits intellectuels à
109
la mode une forme typique et particuliè-
démocratie pluraliste et contradictoire (on
rement navrante de l’« inauthenticité » de
finit par se demander si ce n’est pas la vraie !
la vie sociale et de l’aliénation de l’« indi-
précisément parce qu’elle réfute sa théorie
vidu » conformiste. Autre forme du tiers
idéaliste) qui tombe si bien sous la catégo-
utile, autre élément du dispositif : c’est le
rie du « bavardage » confortable et un peu
bouc-émissaire dans le scandale, le faire-
inquiétant (« Gerede ») de la mauvaise-foi
valoir qui nous unit par la répulsion qu’il
et de l’inauthenticité sociale. En d’autres
suscite, en raison de ce qu’il symbolise.
temps, Habermas (qui écrivit La technique
Heidegger pensait aussi provoquer l’an-
et la science comme idéologie) ne prenait pas
goisse de l’époque en imposant le doute sur
les spectacles de la société réelle pour l’idéal
sa vérité profonde et mériter à ce titre les
normatif de la communication authenti-
attaques des idéologues du système. Et il
que, sans cesse bafouée, n’allait pas y voir
n’y a pas de doute : Heidegger a bien des
la confirmation de ses constructions sur
titres à la haine, car il n’était pas un admira-
le dialogue et la discussion rationnelle et
teur déclaré de notre époque. Sur bien des
savait le dire. Autres temps …
points, son mépris égalait celui du grand
écrivain juif viennois Karl Kraus.
Contribution à une
Généalogie du scandale
L’opinion est donc préparée. L’opinion
Les Faye père et fils semblent avoir cons-
visée n’est autre que celles des étudiants et
titué une PME pseudo-philosophique de
des professeurs, des lecteurs de la presse
la diffamation anti-heideggerienne. (Veut-
nationale
institutionnelle.
on la bibliographie avec titres et dates de
Les « intellectuels organiques » sont venus
publication des Faye sur «Heidegger est le
« témoigner » avec leur « expertise » uni-
nazisme»? On rirait un peu. C’est la caution
verselle en « idées ». Suivant des modes
solidaire en os à ronger). En soi, la chose est
publicitaires, on « crée » l’événement pour
sans intérêt. Notre époque n’a pas inventé
ensuite prétendre le refléter. Quant aux
le népotisme et le « dynastisme » intellec-
lecteurs sérieux, ils ne sont convoqués sur
tuel, ni le mercato-« intellectuel », mais
la scène démocratique de la communi-
l’enfoncement du monde occidental dans
cation que s’ils viennent abonder dans le
le capitalisme marchand généralisé à toutes
sens voulu. Ils appellent ça un débat. Mais
les activités humaines, favorise, dans tous
ce n’est qu’un cas de figure de la pseudo-
les secteurs de la vie sociale, par une sorte
« sérieuse »,
110
de darwinisme social, la perversion de ce
lateur, de l’occident) dans le monde scolaire
que les idéologues rêveurs ou les cyniques
et universitaire. Marx ? Depuis la fin de la
prétendent protéger sous la distinction
Guerre froide, chez nos activistes culturels
d’autant plus dogmatique qu’inconsistante
il tombe en désuétude ! Nos frissons sont
à la pratique entre « économie de marché »
dorénavant moins « anticommunistes ».
et « société de marché ». Ainsi la culture
Quant à Kierkegaard ? Qui s’en soucie dans
est-elle marchandise, pour peu qu’elle soit
le commerce ? Celui-ci définit toujours des
vendeuse et vendable ! (Ou bien elle crève:
objectifs crédibles au terme d’une étude
par asphyxie! Voire le destin de l’archéo-
d’impact et de marché. Il s’agit de maxi-
logie. La culture «gratuite» ne paie pas,
miser le rapport gain-effet, ou si on veut
pourquoi la financer, que … Diable! ).
le retour sur investissement financier, mais
Une philosophie-spectacle s’installe donc
aussi dans ce cas symbolique et politique.
logiquement, qui ne peut vivre que d’événements et de communication publicitaire
Il faut réaliser que le succès de Heideg-
à la mesure de ses ambitions économiques.
ger en fait la cible désignée, fatale, logique
de « dénicheurs de scandales ». Comme
Avant Heidegger et toujours périodi-
l’hystérie législative en pleine inflation sur
quement, de Lukács pendant sa phase
la défense des droits crée des accusations
stalinienne à nos mols néo-kantiens de
extraordinaires et des procès grotesques,
médias et autres vendeurs de livres « huma-
généralement montés de toutes pièces (la
nistes » distingués, il y avait « la faute à
nature a horreur du vide), le pseudo-libé-
Nietzsche » (pour la guerre, le militarisme
ralisme « droits-de-l’hommiste » légitime
prussien, le nazisme, le racisme eugéniste,
une opération bien-pensante et « morale »
etc.). Nietzsche fait encore un peu les frais
contre un salaud livré en pâture aux igno-
du procédé (on croit utile parfois de se
rants. Scoops et surenchères sont liés à la
grouper pour nous expliquer doctement
célébrité de l’accusé. Pour se faire gloire de
«Pourquoi nous ne sommes pas nietzs-
son bon combat, l’accusateur doit faire dans
chéens» - la vanité n’a pas de limite), mais
le sensationnalisme et jeter de la boue à la
il a moins d’aura désormais que Heidegger
figure de qui le dépasse. Triste confirmation
(malgré l’hommage que ce dernier lui rend
que nous sommes généralement des nains
en faisant de lui le dernier métaphysicien,
sur les épaules de géants.
méconnu parce que dangereusement révé-
111
Car on ne peut s’empêcher de penser
raison, la distance de la renommée interna-
qu’Heidegger est une bonne affaire pour le
tionale dans les universités et les librairies.
racolage de l’édition. Attaquez donc Nico-
Heidegger conjugue pour un usage scan-
laï Hartmann ! Lui qui a accepté d’aller
daleux les avantages d’un engagement
enseigner à la place de Heidegger à Berlin !
politique satanisé par tout le simplisme de
Très anti-bolchevique aussi, ce Balte fier,
notre éducation, le romanesque de sa bio-
naturalisé Allemand ! Il est vrai qu’il s’est
graphie de philosophe paysan parvenu et
« excusé » de son nazisme. Depuis lors, il
amant de son étudiante, de surcroît juive
a été récupéré par Lukács comme un néo-
et elle-même starisée, et enfin le mystère
hégélien/néo-aristotélicien et un adversaire
détestable d’une pensée fière et difficile,
« réaliste » décidé du subjectivisme idéaliste,
sujettes à « traductions » pathétiques et
bref un bourgeois proche du matérialisme
croustillantes par des professionnels. « Le
marxiste-léniniste avec sa métaphysique
commerce des idées » a aussitôt fait son
naturaliste, inspirée de Feuerbach, empilant
choix. D’instinct les auteurs et les éditeurs
les couches ontiques, les strates de l’Être
se comprennent. Ils appellent ça réagir à
(physico-chimique, animé, spirituel-histo-
l’urgence!
rique). Qu’on nous comprenne bien : nous
n’appelons pas à la chasse au Hartmann.
Mais le pire est que s’y mêle aussi, parfois,
Nous demandons un peu de cohérence. E.
ce goût du scandale (Einstein ou Kojève
Faye et cie nous objecteront que l’urgence
travaillaient-ils pour le KGB ?) et des révé-
commande, qu’ils agissent d’abord contre
lations sur quelque vie secrète (parfois
ce qui menace : l’influence pernicieuse
simplement privée !) pleine de mystères
de la bête immonde Heidegger ! Et voici
insolubles enfin dévoilés ; ce plaisir enfantin
donc des révélations pour E. Faye. Selon
des cours d’écoles et des rêves de se donner
Hannah Arendt, Adorno, si sévère pour
les petites peurs dont on raffole pour se dis-
Heidegger, aurait été tenté par le ralliement
penser des vrais problèmes plus arides mais
au nazisme en 1933. (Cela pourrait servir
plus profonds de l’âge adulte, n’aide guère
un jour, si d’aventure l’École de Francfort
la compréhension de l’œuvre qui fait l’inté-
retrouvait quelque prestige). Mais Heideg-
rêt des grands hommes. Avant que l’édition
ger ? Il n’en fera jamais assez et d’ailleurs
américaine et les news magazines n’en fas-
peu importe, il leur faut sa peau. Entre les
sent un sous-genre du thriller policier, le
deux philosophes allemands, à tort ou à
thriller historico-intellectuel et politique,
112
portant la chose à son apogée, ce goût des
gent et la vaine gloire n’ont décidément pas
légendes s’était déjà manifesté comme une
d’odeur.
forme de substitut de compensation à la
Si répugnantes soient-elles, les prétendues
compréhension dans le peuple ; à l’ère du
« affaires Heidegger » mettent surtout
« grand public cultivé», la scolarisation a
en jeu l’idéologie (latente ou explicite) du
posé assez de fondations dans la mémoire
système qui rend possible et nécessaire le
et l’imaginaire prêtes à emploi commercial,
scandale. Heidegger lui-même reprenant
au prix d’une préparation psycho-publici-
sa notion de Gestell (« arraisonnement
taire adaptée. La clochette de Pavlov !
du disponible », « dispositif » sociétal et
Il y a là un double détournement. Le
mental sous-culturel, si on veut) attribuait
« succès de librairie » emprunte à la gloire
à ses détracteurs le rôle de révélateurs de
utilisée (qu’il parasite sans scrupule) son
l’angoisse collective devant les provoca-
prestige gratis sans lui donner la chance
tions tranquilles de sa pensée. Se plaçant
d’une écoute sérieuse. Mais c’est encore
lui-même sous le signe de la « sérénité »,
bénin, car le plus vil est possible, forme
Heidegger refusait d’abandonner et de
dégradée de ces enfantillages sans effet sur
laisser invalider sa méditation sur l’essence
la vie culturelle, le plaisir malsain chez les
de la Technique. Les attaques répétées à
ignorants et les médiocres de la démolition
ce sujet de la gorgone polémique, qui veut
pour le plaisir, celui de la vengeance devant
faire de cette pensée à la fois une menace
ce qui dépasse et humilie leur intelligence.
obscurantiste contre le progrès et un voile
sur la culpabilité nazie, incitent à penser
Le vrai scandale Heidegger, si on y réflé-
que Heidegger voyait juste. Les analyses de
chit, c’est que le public soit périodiquement
P. Sloterdijk (Règles pour le parc humain, et La
abusé sur l’histoire de Heidegger et sur le
Domestication de l’Être, Paris, 2000) depuis
sens de sa pensée. On prend vraiment les
lors sur l’eugénisme rampant, la cham-
gens pour des imbéciles sous prétexte qu’ils
bre à gaz (à effets de serre et cancers) de
n’y connaissent rien. Une sorte d’abus de
la terre polluée, le zoo humain, le dressage
faiblesse. Mais l’autre face de ce scandale
des hommes ont montré que notre époque,
contre l’esprit, c’est que des universitaires,
dans ses fonctions médiatico-idéologiques,
avec l’aide de maisons d’éditions réputées,
expriment un refus de poser sérieusement
s’associent dans de telles opérations. L’ar-
et radicalement les questions gravissimes
de l’instrumentation généralisée du vivant
113
(celles soulevées par l’ingénierie génétique),
justement en lumière la dérive de la raison
jusqu’à l’humain, et de la destruction de la
avec son idéal mathématique puis physico-
vie humaine.
mathématique de maîtrise de l’empirique
et pointe la condition biface de l’humain
Car ce qui est en cause dans la pensée
(corps/esprit : une distinction déjà porteuse
heideggerienne après le « tournant » de
de la mobilisation du corps, – cf. Foucault
sa pensée (die Kehre), c’est l’essence (non-
–, et radicalisée sur le plan conceptuel par
technique) de la Technique, le fait, selon
son homogénéisation avec « l’étendue » de
Heidegger, que la Technique précède la
la nature matérielle chez Descartes). Si on
science même si la technique la suit chro-
traite par le mépris ou le silence (« le com-
nologiquement (voir « Die Frage nach der
plot du silence ») des anti-heideggeriens
Technik »). L’essence de la Technique con-
proches de sa pensée quant à l’avenir de
siste donc à mettre à disposition sous forme
l’humanité sous le règne technicien comme
consommable et instrumentale tout l’étant.
Günther Anders (sauf quand il critique
Heidegger parle ici d’« Arraisonnement »,
Heidegger bien sûr) ou Adorno (voir à ce
jouant sur l’idée d’une raison moderne
sujet les pages de Rüdiger Safranski, op. cit.)
dangereusement « instrumentale » et capa-
ou chez J. Ellul, tandis qu’on ramène toute la
ble sans le voir et malgré ses affirmations
pensée heideggerienne au nazisme, n’y a-t-il
« éthiques » de mobiliser l’humain lui-
pas lieu de s’interroger sur l’existence d’une
même comme matière première, comme
stratégie de discrédit sur ce qui unit tous
matériau, « le plus précieux », disait sans
ces plumitifs producteurs de l’ordure sensa-
rire Staline qui déportait en masses quan-
tionnaliste ? Le scandale Heidegger comme
tifiables dans ses camps de « travail » ces
complot du « Dispositif » ? Seuls ceux qui
stocks d’énergie convertible, les bipèdes
feignent d’ignorer les collusions avérées et
humains, pour construire la puissance
l’idéologie dominante de « l’Occident déve-
industrielle et militaire de la « première
loppé » ridiculiseront cette hypothèse. Les
patrie des travailleurs ». En effet, du point
mêmes manifesteront une fois encore leur
de vue du Gestell-Arraisonnement, nos
ignorance crasse en oubliant que bien avant
machines animées (Aristote) sont inter-
Heidegger, et en France, Rimbaud, inspiré
changeables à moindre coût et souvent
de Baudelaire vilipendant la ville à l’âge
plus « adaptables » que le mécanique ou
industriel, attribuera à la poésie moderne la
le robotique déterminés. Heidegger met
tâche d’en faire la critique en se moquant
114
de la poésie subjective et sentimentale de
textes sur l’essence de la technique, le
Théodore de Banville :
nazisme a seulement perverti la techni-
« Voilà ! C’est le siècle d’enfer !
que, qui en elle-même et par essence serait
Et les poteaux télégraphiques » (cf. Ce
bonne (par hypothèse) ou du moins tant
que l’on dit au poète à propos des fleurs).
que l’usage en est moral (l’instrument
On feint alors de s’indigner que Heidegger
comme moyen neutre en lui-même), c’est
mélange les sujets en présentant le nazisme
bien que contrairement à Heidegger, le
comme d’abord une question « techni-
nazisme accepte le déploiement de l’es-
que », qu’il « réduise » le nazisme avec
sence de la technique sans les réserves de
ses horreurs contre l’homme à une hybris
Heidegger ; il y a donc une difficulté sur le
technicienne. Preuve selon E. Faye que
« nazisme » de Heidegger ici. Et il faut être
Heidegger n’aurait rien compris à l’essence
un gros benêt pour gober les explications
du nazisme ou plutôt qu’il n’en verrait tou-
fumeuses de Faye ici, qui ne voit qu’oppor-
jours pas la véritable horreur, parce qu’il en
tunisme carriériste et inconséquences dans
partagerait foncièrement le racisme. Il s’en
la thématisation heideggerienne de l’es-
tiendrait, nous dit-on, de façon obscène et
sence de la Technique.
peut-être cynique, aux outils du nazisme,
Mais, dira l’accusation, ce point est secon-
qui est un esprit nihiliste de haine raciale et
daire et le nazisme est dans le racisme et
de meurtre. Le nazisme « utiliserait » des
l’antisémitisme avant tout et le seul fait de
outils neutres, la technique, qu’il perverti-
tout ramener à l’essence de la technique
rait, en faisant un usage criminel. Heidegger
en ce domaine constitue un révisionnisme
discréditerait la technique elle-même pour
voire un négationnisme. La pensée de
minimiser le nazisme (simple épiphéno-
Heidegger en profiterait pour dédouaner
mène de la Technique mortifère créée par
son auteur de toute responsabilité morale
la civilisation moderne) et ce faisant salirait
dans l’Histoire, puisque tout émanerait du
à la fois le progrès scientifique, médical,
processus technique. Cette attaque contre
etc. de visée humaniste. Ce qui prouverait
la pensée de la technique montre déjà que
derechef son obscurantisme réactionnaire
nous est difficilement acceptable l’idée d’un
dangereux au mieux, son adhésion entêtée
danger toujours tapi et méconnu (l’idylle du
au noyau (raciste) du projet au pire.
Progrès) et même d’une pente pour ainsi
Remarquons au passage que, si comme
dire « naturelle » de la rationalité moderne
disent les anti-heideggeriens furieux des
et de la technique à la mise en danger de
115
ce qui fait l’humanité de l’homme, même
(les vieux ! les malades, les bébés inutiles
dans la pauvreté et l’arriération techni-
ou anormaux, etc., en bref, l’eugénisme
que (notre vision d’une Histoire évolutive
qui se prépare dans certains laboratoires
mono-linéaire, notre condescendance pour
richement sponsorisés et qui commence en
les sauvages « retardés » et le « passé » ridi-
Chine avec le commerce officiel des organes
culement et sauvagement moyenâgeux).
prélevés par vivisections sur les prisonniers
N’est-il pas évident que la Technique met
condamnés à mort), et même alors conver-
en jeu à des échelles difficilement contrôla-
tibles en graisse et savon. Cette pensée du
bles des équilibres biotiques fondamentaux,
nihilisme du matérialisme raciste porté à
sans parler des effets moraux de dérespon-
ses conséquences ultimes manque absolu-
sabilisation des grands systèmes. Comme
ment dans les brûlots anti-heideggeriens.
si les monismes substantialistes de la
Elle rendrait bien entendu sa pensée moins
grande métaphysiques s’étaient réalisés
« obscène » et plus inquiétante. Parce que
(comme certaines utopies) dans l’angoisse
pour « le reste », le nazisme se réduirait à
de catastrophes planétaires dont quelques
presque une modalité franchement dicta-
« accidents » récents nous montrent la
toriale de la gestion du « zoo humain » et
possibilité essentielle. On peut discuter
ne se distinguerait d’un avenir possible de
le pathos heideggerien, le ramener à une
nos sociétés que par le degré (même pas par
mode des années 1930-1970, si on veut,
la publicité, car le nazisme était psycholo-
mais quelle « mode » intellectuelle sera la
gue et discret à sa manière) de réalisation
plus risible dans vingt ans de la sienne ou
et à un mythe raciste. Or, si on prend au
de la nôtre ?
sérieux (et pourquoi non ?) le fait connu
que le nazisme a d’abord chassé les Juifs
Pour en revenir au nazisme, si l’analyse hei-
(voie des pressions poussant à l’émigration)
deggerienne peut sembler ne pas en épuiser
avant de décider de les liquider physique-
l’essence, il est indéniable qu’il implique par
ment en masse, en temps de guerre, on est
rapport à l’essence de la technique un projet
amené à se demander (au moins à titre
de mobilisation totale du matériel et de l’hu-
d’hypothèse, car on ne réécrira pas l’His-
main, humain lui-même utilitaire (l’homme
toire) si le nazisme n’a pas été autant un
« fin en soi » et jamais seulement moyen
projet de mobilisation totale de la nature
de Kant devient élément de la race définie
et de l’homme considéré comme élément
en termes naturalistes) et donc liquidable
de la nature pour la compétition « darwi-
116
nienne » (Darwin était un des héros de
science ont créé, que sauvera-t-elle ? Et il ne
Hitler, évolutionnisme à partir du « singe »
suffit pas de s’indigner d’on-ne-sait quelle
mis à part) des peuples dans l’exploitation
prétendue volonté de négation de l’extermi-
de la terre. Cela ne constitue aucunement
nation des Juifs d’Europe chez Heidegger
une minimisation du fait de l’extermi-
pour clore ce que cette pensée a ouvert. Et
nation, qui s’en trouve éclairé comme un
qui n’a rien à voir avec l’introduction mili-
possible de toute politique de bio-pouvoir.
tante du nazisme dans la philosophie, mais
Que Hitler liquide des « races », tandis que
relève de la pensée du sens actuel des possi-
d’autres Etats élimineront des peuples (les
bles reprises du nazisme pour nous.
Boers d’Afrique du sud, les Arméniens,
Mais veut-on LIRE Heidegger ? Et sinon
les Tasmaniens, presque les Aborigènes)
pourquoi tant de mauvaise foi ? Tant
ou des groupes de populations (les homo-
d’acharnement de petits intellectuels
sexuels, les asociaux, etc.), pour telles ou
médiocres (souvent ignorants du B-A-BA
telles raisons mythiques et pseudo-scien-
de l’œuvre) immédiatement édités et spon-
tifiques, avec la caution d’institutions
sorisés ?
émettrices de discours « vrais » légitimés
grande différence pour l’essence et est-ce
L’Allemagne a-t-elle droit
à des penseurs?
autre chose que la logique générale d’une
C’est l’autre question politique des pseudo-
techno-science sans repères mise au service
scandales. Certains trouvent en France que
de communautés sans pensée de l’humanité
les penseurs allemands monopolisent la
de l’homme ? Voilà pourquoi Heidegger
parole de la philosophie. Admettons : si
doutant de la capacité des discours ency-
c’est le cas, « la faute » à l’admiration des
clopédiques néo-kantiens sur la culture du
Français. Mais cette admiration ne va pas à
passé et ses figures (un beau musée) ou la
tous les penseurs allemands et ceux qui peu-
raison réflexive de sujets scientistes déta-
vent être cités ont quelque titre à l’attention
chés de l’enracinement dans la condition
et ont souvent reconnu une dette envers la
de Dasein, maintient le sens du danger gra-
pensée française (Descartes, Rousseau,
vissime d’un aveuglement cultivé et affairé
Bergson), estimant, c’est de bonne guerre,
(« l’oubli de l’oubli ») de la cité scientifique.
l’avoir dépassée. Mais que n’a-t-on entendu
Quant à la philosophie réduite à une épis-
d’auteurs (français, anglo-saxons, etc.) peu
témologie bavarde de ce que les génies de la
sérieux sur Fichte, Hegel et la généalogie du
par les autorités de l’époque, cela fait-il une
117
totalitarisme, du nazisme ? L’antisémitisme
comme nos plus hautes autorités avec cin-
supposé de Luther (en fait un « anti-
quante ans de retard en font publiquement
judaïsme » chrétien banal, qui comme tout
l’aveu et bien sûr la repentance), de trahir
anti-judaïsme tranche avec l’antisémitisme
nos promesses d’autonomie en échange du
raciste sur un point crucial : son refus de
sang versé dans les tranchées ou à verser
« naturaliser » le judaïsme et sa capacité à
(ah ! notre grand Georges Mandel repous-
accepter le converti sincère) aux podromes
sant en 1940 encore le terme d’une possible
du nazisme sous prétexte que Hitler s’en
égalisation des conditions juridiques, en
est réclamé pour rallier les luthériens ! A
appelant les sujets de l’Empire à se faire
ce compte, pourquoi ne pas voir en Luther
tuer pour la métropole civilisatrice !) ou
l’inspirateur de Noske en 1919 contre
de nous donner en 1958 à de Gaulle dans
les spartakistes, puisque le Réformateur
des conditions douteuses est édifiant. Il
a appelé les princes féodaux à massacrer
faudra un jour écrire l’histoire du vrai libé-
gaiement les paysans révoltés en 1525 (lire
ralisme occidental, sans se payer de mots
La Guerre des paysans d’Engels) comme « le
et se réfugier dans des valeurs appliquées
chien sanglant », Noske, fit de même en
avec opportunisme (Ah oui, le réalisme! La
appelant les corps francs à massacrer les
prudence!).
gueux rouges de la lutte des classes !
Comment expliquer autrement cette
Heidegger ne paie-t-il pas, lors des affaires
obsession du nazisme et cette déferlante
montées contre lui, une sorte de complexe
de la culpabilisation contre la culture alle-
de certains milieux français ou anglo-
mande ? Je penche pour la psychologie de
saxons, dont le scandale serait depuis
compensation. Mais du côté anglo-saxon,
1945 l’expression privilégiée dans la sphère
il y a sans doute la grande frousse devant la
philosophique? Ou plutôt, depuis 1870,
puissance mondiale allemande entre 1870
depuis 1940 pour la France, depuis l’humi-
et 1945, dont la politique d’Appeasement
liation planétaire de la puissance française ?
(1938-39) fut la manifestation. Les efforts
C’est une hypothèse de psycho-histoire
pour faire de la RFA (un gros potentiel) un
de longue durée, que nous proposons aux
caniche de l’américanisation et de l’OTAN
chercheurs indépendants. Que Heidegger
dès 1947 sont bien connus. Or, en ce qu’il
n’ait pas eu le droit de tenter le nazisme
pense la crise des années trente comme
en 1933 quand nous avions celui de garder
lieu d’un événement mondial décisif et
nos colonies (par le massacre à l’occasion,
révélateur, il ne se laisse pas impressionner
118
par le démocratisme de guerre froide ou le
démolir la pensée d’origine allemande aux
socialisme réel soviétique. Heidegger est
États-unis et d’user du relais classique de
un symbole de résistance à ce phénomène
l’édition anglaise et d’un écho en Angleterre
de neutralisation intellectuelle de la pensée
pour susciter la contagion en Europe. Or le
allemande et d’enracinement dans une
cas Wolin est éclairant sur l’enjeu pour la
pensée européenne, voire extrême-orientale
philosophie européenne : Heidegger est un
à la fin de son parcours, contre une certaine
verrou dans une stratégie des dominos.
modernité tranquille qu’incarne l’Améri-
Il faudrait étudier cela sans tabou : le révi-
que (American Way, American Dream et …
sionnisme ou le négationnisme de pans
Hiroshima, mon Docteur Fol’amour).
entiers de la culture allemande et de sa
Qu’est-ce donc qui nous vaut en même
pensée politique en particulier de Luther
temps cette tentative d’hallali en France,
à Hitler (jouant le rôle de télos et d’essence
en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis
révélée) et Heidegger (la bouche de Hitler,
qu’illustrent par exemple la publication du
dans ce scénario) par une historiographie
démonologique Revolutionary Saints: Heideg-
idéologique dont le projet serait de main-
ger, National Socialism, and Antinomian Politics
tenir ce pays dans une mémoire perverse
de Christopher Rickey (2003), ou Heideg-
par un travail de sape continu de sa culture
ger’s Children: Hannah Arendt, Karl Lowith,
propre. Il ne s’agit pas d’idéaliser la vision
Hans Jonas, and Herbert Marcuse de Richard
nationaliste de cette culture par elle-même,
Wolin (toujours en 2003, auteur qui péti-
mais de s’interroger sur la dépréciation
tionne en juillet 2005 pour E. Faye) ? Sinon
excessive et le réductionnisme culpabilisa-
la volonté de discréditer à travers Heidegger
teur qui font suite à 1945. Si cela se révélait
la pensée philosophique allemande (consi-
exact et trouvait son apogée sur la pensée
dérée comme forme de résurgence déguisée
politique, faudrait-il y voir un hasard ?
d’une mystique millénariste luthérienne
Cette volonté de racialiser toute pensée
projetée sur un Hitler prophète national du
politique du peuple chez les Allemands ou
peuple élu – c’est la thèse de Rickey) ou de
de la nation (Gobineau et Maurras étaient
ruiner toute médiation entre le marxisme
Français, je crois et Chamberlain - Anglais)
critique ou le marxo-freudisme et la phéno-
signifie de toute évidence, au-delà de l’argu-
ménologie existentiale de Heidegger ? Il est
ment officiel d’une défense de l’universalisme
bien clair en feuilletant Wolin par exemple
et des droits de l’homme quelle que soit sa
que l’enjeu de la polémique, c’est pour lui de
race, un dénigrement de la pensée natio-
119
nale elle-même comme entachée à un degré
et les monuments officiels de l’État) de la
variable de virtualité raciste. Or ce discours
culpabilité collective pour la Shoah le point
qui impute à l’unité culturelle et axiologique
archimédien de la conscience allemande
d’un peuple (avec ses choix culturels pro-
depuis 1945.
pres) une connotation raciste et perverse,
criminogène ne porte-t-elle pas la dilution
Il y aurait lieu de s’interroger à cette occasion
des États-nations comme communautés de
sur l’instrumentation de l’extermination
valeurs et de culture commune, au profit de
massive des Juifs par la « solution finale »
vagues structures juridiques, susceptibles de
pour imposer en démocratie, au nom même
fusion et coalescence progressive, de zones
de la démocratie (théoriquement libérale,
de libre-échange et de « démocratie » tech-
pluraliste, etc.), une doxa unique dans tous
nocratique, à rituel électoral parlementaire
les lieux de parole publique et même dans
dualiste et procédural entre bonnet-blanc
le sanctuaire de la pensée philosophique.
et blanc-bonnet. Tout le projet d’un certain
Ramener l’œuvre de Heidegger en dépit
« libéralisme » économiste (souvent très
de tout à sa proximité avec une partie (la
peu libéral quant à la liberté d’expression
moins nocive) du nazisme, c’est le moyen
de son opposition réelle, même en écono-
rêvé de ne jamais entrer en discussion sur ce
mie, où il cache une volonté d’hégémonie
que dit vraiment cette pensée de et à notre
des puissances commerciales de l’époque)
présent. L’accusation d’antisémitisme, l’exa-
et cosmopolite-marchand qui est tout le
men permanent, obsessionnel, unilatéral de
contraire de l’exigence intransigeante de
ce qui pourrait de l’antisémitisme supposé
la liberté d’expression d’un vieux libéra-
de Heidegger et jamais démontré avoir con-
lisme politique. Qu’un ancien compagnon
tribué en quelque façon à la solution finale,
de route du nazisme comme Carl Schmitt
c’est une façon de faire diversion, avec un
ait formulé cette idée de culpabilisation
thème dont bien sûr on n’osera jamais - à
permanente de l’Allemagne le premier ne
moins, denrée rare, d’être courageux - vous
suffit pas à écarter cette hypothèse. Pas
reprocher d’abuser, mais aussi de sidérer le
plus qu’il ne suffit de calomnier l’écrivain
public par la référence aux dogmes les plus
de gauche Martin Walser quand il retrouve
sacrés de notre éducation. Car ce qui est en
cette idée bien plus tard devant la volonté
jeu plus radicalement encore, croyons-nous,
de faire (dans l’éducation, les discours poli-
c’est la volonté délibérée d’en finir avec cer-
tiques, l’actualité médiatique orchestrée
taines formes de la pensée libre.
120
La stratégie euro-américaine
des dominos
Troie inconscients de Heidegger et donc du
Le cas Wolin est éclairant sur l’enjeu pour
et préférant la mauvaise foi à l’abandon pur
la philosophie européenne : Heidegger est
et simple de ce qu’ils ont retenu du nihi-
un verrou dans une stratégie des dominos.
liste allemand. Et en un sens, Arendt avec
Son dernier livre est dirigé contre les dis-
son mauvais livre sur le Totalitarisme, a
ciples plus ou moins fidèles de Heidegger,
préparé ensuite ce retournement contre
du seul fait qu’ils furent finalement recon-
elle des sciences politiques « chiennes de
naissants à leur maître de l’apprentissage à
garde de la sainte démocratie-priez-pour-
son contact de la pensée, y compris pour
nous », parce que ses derniers livres sont
se retourner contre lui (sur les origines du
clairement influencés par la pensée heideg-
choix conservateur-national anti-marxiste
gerienne (cf., Condition de l’Homme moderne,
de 1933, en particulier). Au terme de l’opé-
Calman-Lévy, Paris, 1961) ; tandis que
ration de diffamation anti-heideggerienne,
Löwith, avant de contribuer aux hommages
ils deviennent les nouvelles victimes (logi-
des disciples et des fils prodigues « au plus
ques) du soupçon de collusion, du délit de
grand philosophe allemand depuis Hegel »
proximité, de révisionnisme ou d’affinités
(dixit Löwith), avait nourri dans son sein,
soit totalitaires, soit « radicales ». L’attaque
si on peut dire, une nichée d’idéologues
de Wolin n’étonne que ceux qui n’antici-
« démocrates » opportunistes, moins culti-
pent jamais les événements de l’actualité,
vés et moins scrupuleux que lui.
que tous les signes précurseurs permettent
Interdit des penseurs de tradition alle-
à l’observateur réfléchi de voir programmés
mande
de longue main. Que ces auteurs soient
permanente, discrédit de toute tradition
des Juifs émigrés et farouchement anti-
continentale européenne extérieure aux
nazis, qu’ils aient défendu l’idéal d’une
cadres du libéralisme individualiste nihi-
démocratie authentique en Amérique,
liste, les deux hypothèses ont en commun
que Marcuse ait tenu en 1947 des propos
une instrumentation de la culture à des
négatifs (sur lesquels il revint) sur Heideg-
fins stratégiques propres à l’immédiateté de
ger, peu importe. Ils deviennent bientôt,
notre temps. 
nazisme ; au pire ses complices, conscients
de quelque faille originaire de leur pensée
par
du seul fait d’avoir admiré leur maître, au
mieux les pions manipulés, les chevaux de
121
culpabilisation
politique