Éléments de réflexion autour de la culture numérique Claude Meyer

Transcription

Éléments de réflexion autour de la culture numérique Claude Meyer
Éléments de réflexion autour de la culture numérique
Claude Meyer
Depuis le début des années 1980, les ordinateurs, des
machines jadis coûteuses et complexes sont devenues PC,
personal computer, et se sont progressivement immiscées dans
nos vies.
Cela a été rendu possible parce que la logique « dure » de la
machine, des lignes de code pas très sexy, a été de plus en
plus enfouie sous des couches logicielles supplémentaires
donnant des interfaces de plus en plus conviviaux.
Cette convivialité est passée par une mise à distance de la
technique et le recours aux métaphores et aux métonymies qui,
avec les icônes, donnent à lire et à agir sur la machine.
La rhétorique est entrée dans le temple du calcul, privilégiant
une sémantique de la relation, passant d'une logique de code à
une logique de communication.
Cette logique de communication s’est concrétisée à partir du
milieu des années 1990 par la diffusion de l’architecture client
serveur et du protocole TCP/IP associés à l’hypertexte supporté
par le web.
Au début des années 2000, c’est le web 2.0. qui s’est imposé,
un web qui apparait plus comme une évolution du Web 1.0 vers
plus de simplicité et d'interactivité que comme une révolution
technologique. On peut même se demander si le web 2.0. n’est
pas finalement un business model ayant généré une plateforme polyvalente et dynamique, accessible partout et en
permanence, facilitant avec les réseaux sociaux la mise en
place d’une économie de la relation ?
En même temps, nous avons basculé d’une culture technique à
une culture plus vaste incluant les usages. Le web 2 et un web
Éléments de réflexion autour de la culture numérique-Claude Meyer
social sur lequel une partie non négligeable du contenu est
produit par les utilisateurs.
Aujourd’hui cette culture numérique ne semble plus faire
question tant la numérisation s’est déployée à une cadence
soutenue dans toute les sphères de l’activité humaine. Les
mises en garde prononcées par le vieil Heidegger lors de ses
conférences sur la technique nous semblent bien loin.
Rappelons que chez Heidegger, il ne faut pas entendre
« technique » comme «art de fabriquer des outils», mais
comme une manière de se représenter le monde. Pour
Heidegger, ce qui est dangereux dans l’avènement de la
technique, ce n’est pas tant l’usage que l’on en fait, que ce
qu’elle contient dans son essence.
L'essence de la technique, c’est la puissance d’arraisonnement,
« ar-raisonne » au sens où elle soumet à la raison, une raison
qui est d’abord celle de la science.
Notons aussi que pour Heidegger la technique la plus achevée
est la cybernétique que l’on peut considérer comme étant au
fondement de la culture numérique en donnant naissance au
cyberspace (contraction des termes Cybernétique et Espace),
qui désigne selon le Petit Robert, un « ensemble de données
numérisées constituant un univers d’information et un milieu de
communication, lié à l’interconnexion mondiale des
ordinateurs ». Le concept avait été explicité par William Gibson
dans son premier roman de science-fiction, Neuromancien paru
en 1984.
Aujourd’hui, nous ne remarquons même plus que parler de
culture numérique c’est recourir à un oxymoron bien
pythagoricien : comment le nombre peut-il faire culture ? Et
pourtant, le numérique postule un mode de penser, une thèse
sur le monde : tout ce qui existe est susceptible d’être réduit à
un calcul binaire pour être l’objet de simulations et d’actions
prédéterminées par un programme et conduire à un nouvel
ordre digital. Le format numérique ne constitue-t-il pas le
support natif de la musique ?
Lorsque l’on parle de culture numérique de quoi parle-t-on ?
Les tendances dans le monde du livre, de la musique vers la
2
dématérialisation des contenus ? Des pratiques culturelles
numériques personnelles et professionnelles ? Des
technologies matérielles comme les smartphones, les web TV ?
Des technologies logicielles comme les agrégateurs de
contenus, Netvibes ou Google reader, de la gestion dynamique
de contenu ? De nouveaux outils comme les outils
collaboratifs ? Des procédures ? Des normes ? Des pratiques
culturelles comme l’écriture collaborative ? Des pratiques
sociales au sein de communautés virtuelles ? Des biens
culturels ? De nouveaux supports comme les livres numériques
? Une novlangue où fleurissent les métaphore d’amour et
d’amitiés du genre : j’ai laïké (LOL !) la photo de mon pote ?
La vie dans la culture digitale est-elle une « no-life » dans un
espace d’interaction utopique, faite essentiellement de contacts
virtuels dont on maitrise les codes, ces codes qui seraient
constitutifs d’un « habitus informationnel » selon l’expression
de Laura Robinson ? Cet « habitus informationnel » ouvre-t-il
plutôt la voie à de nouvelles formes de sociabilités, une
nouvelle forme de présence ?
Si l’on retient la conception de l’anthropologie sociale qui définit
la culture comme «un ensemble complexe incluant les savoirs,
les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes, ainsi
que les autres capacités et habitudes acquises par l’Homme en
tant que membre d’une société », peut-on appliquer cette
définition à la culture numérique ?
En fait, cette définition qui est due à Edward Tylor mérite
quand même d’être actualisée, Tylor nous ayant quitté
en….1917. Nous pouvons y rajouter des technologies
intellectuelles, des institutions, des procédures et des normes,
des normes qui s’immiscent jusque dans l’enseignement et la
formation.
Si l’on retient cette définition actualisée de Tylor, alors sans
doute peut-on imaginer que l’on peut parler de culture
numérique.
Mais si l’on se réfère à une conception plus traditionnelle de la
culture, la conception humaniste qui, si l’on peut la faire
remonter à Aristote, s’est surtout développée à partir de la
3
Renaissance, le numérique usurpe le titre de culture puisque
nous venons de le voir, cette culture ne serait qu’une mise en
ordre plus efficace du monde, de sa rentabilisation dans tous
les domaines, y compris dans celui de l’esprit. Ne
professionnalise-t-on pas aujourd’hui la quasi totalité des
activités humaines jusqu’à la profession de malade chronique ?
Cette culture se construit sous nos yeux. Qu‘allons-nous ou
plutôt que vont-ils donc dans ce domaine transmettre aux
« générations futures »ces fameux membres de la génération Y
que l’on dit « digital native » ?
Les cultures participatives étudiées par Henry Jenkins avec
leurs activistes qu’ils soient « fans » ou « gamers » participentils de la transmission ? Transmet-on des connaissances, des
compétences, des savoir-faire, un héritage ? La culture
numérique possède-t-elle une valeur patrimoniale ? D’ailleurs
transmettre est-il si facile ? Ne faut-il faut pas compter avec
des héritiers qui évaluent, filtrent, transforment ou encore
rejettent l’héritage qui leur est proposé. Comment hériter sans
s’encombrer ?
Transmettre la culture numérique. Voilà peut être une question
complexe. Non seulement cette culture se met en place devant
nos yeux mais il semble que certaines de nos catégories a priori
soient impactées par cette culture. Comme par exemple
l’espace.
Aujourd’hui, bien des aspects de la numérisation du monde
nous semblent produire une désinscription territoriale par la
perte de tout ce qui constituait le « chez-soi » (traditions,
territoire, titres). Pour Heidegger le lieu était un enracinement
géographique, un « Da », inscrit dans un terroir (Heimat).
Mais ne s’agit-il pas là d’une vision du XIX siècle ? Le monde
contemporain invite à la mobilité et l’organisation de l’espace se
fonde sur les réseaux, les pôles et les flux, des réseaux qui se
croisent, qui s’ajustent, qui se superposent selon qu’ils sont
économiques, professionnels, familiaux…
4
Le monde numérique, lui, est globalisé et le lieu est le lien. En
suivant Christophe Genin, l’on pourrait dire en faisant de
l’ontologie peut être un peu facile que l’Être est la connexion, la
condition d’une co-présence et, par conséquent d’un temps
commun. C’est un « Dortsein », au sens où « Wer ist dort ? »
signifie « qui est au bout du fil ? ».
Dans la culture numérique, le temps et l’espace ne sont pas des
dimensions disjointes mais corrélatives modifiant notre
construction de la réalité, une réalité qui devient parfois
augmentée ou virtuelle. Allons-nous transmettre une
modification de ces catégories ? C’est là toute la question
des interactions culturelles dans les métavers.
Espace, temps, cette culture interpelle aussi notre identité ou
plutôt nos identités. Combien de webcams, de blogs dévoilent
l’intimité de personnes livrées à l’indiscrétion planétaire. En
poussant plus loin notre interrogation, nous pouvons nous
demander comment dans la « présence » numérique se fait la
construction de l'intersubjectivité et que dire des identités
numériques? Jamais exister n’a été aussi proche de son
étymologie : se tenir hors de soi (ex-stase) dans l’appréhension
de l’autre alors que nous confions notre mémoire à nos
smartphones qui deviennent de plus en plus des « Digital Live
assistant ».
Comme Saint-Denis, nous avons notre tête devant nous, nous
externalisons certaines fonctions cognitives donnant corps à la
vision prémonitoire de Leroi-Gourhan. Cette mémoire, nous la
confions à des machines qui se métissent, qui s’hybrident : le
téléphone devient télévision et la montre fait téléphone et
organizer. La « social TV » vise à donner une dimension
audiovisuelle aux médias sociaux et une dimension sociale aux
médias audiovisuels.
Ne serons-nous pas bientôt accompagnés d’automates
intelligents présents dans l'environnement, des sortes
d’avatars avec lesquels nous partagerions une cognition
hybride, sociale, biologique et artificielle dans un
environnement pervasif ?
5
Que dire des technologies de contrôle et des technologies de
surveillance que nous acceptons dans une relative indifférence?
Alex Türk, lorsqu’il était président de la CNIL semblait bien seul
à stigmatiser l’avènement d’une société de surveillance. Est-ce
parce que nous passons insidieusement du web social à la
« post-privacy »? En d’autres termes, le respect de la vie privée
est-il encore d’actualité à une époque où les réseaux sont de
plus en plus intrusifs ? Comment d’ailleurs demander à un État
de protéger les données de ses citoyens alors que lui-même
aspire à en collecter de plus en plus pour soi-disant lutter
contre le terrorisme par exemple ? N’y-a-t-il pas en germe de
nouveaux totalitarismes jadis dénoncés par Hannah Arendt
dans Les Origines du totalitarisme ?
Reste une dernière question : culture numérique et culture
scolaire portent-elles les mêmes valeurs ? Beaucoup de point
semblent séparer l’école qui est globalement un milieu protégé
de l’univers numérique qui expose les jeunes à des dangers
multiples notamment au niveau du sexe. La culture numérique
juxtapose les informations dans un désordre vertigineux alors
que l’école s’efforce de les ordonner. L’environnement
numérique usuel pousse à la consommation alors que l’école a
toujours pris ses distances par rapport aux activités
commerciales et à la publicité. Sur le net, le buzz est roi alors
que l’école est plutôt discrète. Le numérique est d’abord utilisé
pour des besoins récréatifs. Alors que l’école est
supposéeencourager le travail. Les savoirs scolaires sont
inscrits dans une logique de « certitude » alors que certains
savoirs sur internet prêtent à caution.
Alors, cette culture doit-elle être enseignée à l’école et si oui,
doit-elle faire l’objet d’enseignements spécifiques ? Doit-on
réfléchir au développement des technologies de l'information et
de la communication spécifiques à l'Enseignement les fameuses
TICE
Peut-on même aller jusqu’à imaginer que le numérique appelle
à une modification sensible des pratiques pédagogiques comme
Seymour Papert, l’avait suggéré au début des années 1980
pour bousculer l’enseignement traditionnel avec le langage
Logo ? Dans « Par-delà le bien et le mal » Friedrich Nietzsche
6
nous disait que « nos penseurs académiques sont inoffensifs,
leurs pensées croissent paisiblement dans la tradition ».!
En fait, cette culture numérique proche de ce que les anglosaxons appellent « digital literacy » se développe largement en
dehors de l’école par des apprentissages informels, de
l’autodidaxie. Que dire de l'éducation à distance, de l’e-learning
?
7

Documents pareils