La séduction du communisme - l`Institut d`Histoire sociale

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LE TOTALITARISME ET SES ANTIDOTES
par Pierre Rigoulot*
La séduction du communisme
ARLER DE « SÉDUCTION » du communisme au
cours d’une réflexion qui s’attache non seulement au totalitarisme mais aussi à ses antidotes,
c’est d’emblée reconnaître que ceux-ci doivent être
particulièrement puissants. Nous ne sommes pas ici
devant un danger systématiquement inquiétant pour
le monde démocratique mais devant un danger qui,
souvent, n’est pas pris pour tel, un « danger
attrayant », en quelque sorte. Attrayant au point de
conduire ceux qu’il séduit à annuler ou à minimiser
Pierre Rigoulot,
les objections suggérées par la réalité. Une séduction
lors de la journée Souvarine.
– un charme, une liqueur forte, disait Furet – telle,
qu’elle empêchait de voir les camps soviétiques à Pierre Daix et à d’autres les morts
dues au Grand bond en avant ou à la Révolution culturelle, à haïr ceux qui les voyaient,
au contraire, et même à fournir les arguments qu’il fallait pour les clouer au pilori.
Dans son Passé d’une illusion, François Furet demandait comment le communisme, dont nous savons quel lot de souffrances il a provoqué, a pu susciter de tels
espoirs, de tels enthousiasmes, de telles passions, de tels trésors de dialectique pour le
défendre contre ses contradicteurs. Et cette séduction propre au communisme, qui
balayait les obstacles, réduisait l’apport des expériences négatives, rationalisait enfin,
sinon justifiait, les horreurs qui s’y attachent, de quelle nature était-elle? Comment
cerner l’obscur objet du désir ici à l’œuvre?
DR
P
La séduction: un fait historique récurrent
Notons d’abord que cette séduction est bien un fait d’expérience massif qui se répète
depuis la naissance du mouvement communiste et tout au long de son histoire. Avec
quelques dates fortes: 1921, 1936, 1945.
* Historien, directeur de l’Institut d’Histoire sociale, auteur de, notamment, Coucher de Soleil sur La Havane: La
Cuba de Castro 1959-2007, Flammarion, 2007.
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Au lendemain de la guerre de 1914-1918, on a vu se lever une vague d’enthousiasme révolutionnaire pour le communisme triomphant en Russie. Après la Seconde
Guerre mondiale, de même, des foules énormes rejoignirent le Parti communiste et
en firent le premier parti de France.
Sans doute objectera-t-on que la scission de Tours était aussi une sanction contre
un réformisme qui n’avait pas su éviter la guerre, puis qui l’avait même justifiée et
soutenue. Le pacifisme comptait pour beaucoup dans ces adhésions à la SFIC, la
Section française de l’Internationale communiste, en 1920-1921. On applaudissait la
formation d’un parti communiste parce que l’on ne voulait plus de guerre, ni de ces
dirigeants réformistes qui avaient encouragé les prolétaires à se battre alors que le
gouvernement russe, lui, avait signé la paix. On rejetait une société qui avait envoyé sa
jeunesse au massacre, pendant qu’une société, aussi juste et pacifique que l’autre était
injuste et belliciste, voyait le jour.
Sans doute, de même, à la Libération, le discours
patriotique et républicain du Parti communiste
français, son approbation de l’ordre et du travail, son
image positive dans le monde de la culture expliquent le courant d’adhésions de 1944-1946.
Mais dans les deux cas, en 1920 et en 1945, est-ce
vraiment le communisme qui séduisait ou ce qui
l’accompagnait, ce derrière quoi il s’avançait?
Le même problème se retrouve d’ailleurs aujourd’hui : est-ce vraiment le programme de la Ligue
communiste révolutionnaire qui fait dire à 53 % des
Olivier Besancenot.
Français qu’ils apprécient le rôle d’Olivier
Besancenot? Ou n’est-ce pas plutôt la contestation sans concession des discours et des
pratiques de nos dirigeants politiques par un jeune et sympathique facteur qui les
attire? Ou encore: est-ce vraiment l’intransigeant marxiste partisan de la lutte armée
que les adolescents aiment arborer sur leur tee-shirt et non une sorte de « sainte Mère
Teresa des Andes » dégoulinant d’amour pour l’humanité?
Les communistes ont toujours été conscients du caractère partiellement réussi de
leur séduction, donc de la nécessité d’une certaine pédagogie, et ils ont proposé des
étapes, dont ils assuraient discrètement le succès pour passer ensuite à une étape ultérieure, laissant là, séduites mais abandonnées, les foules qui leur avaient donné un aval
partiel. C’est le FLN du Sud Vietnam attirant à lui des millions de soutiens pour
demander le départ des troupes américaines, disparaissant comme par enchantement
au profit du Parti Populaire révolutionnaire, nom provisoire d’une extension du Parti
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communiste vietnamien. Adieu Mme Binh chargée de
séduire les tenants de la justice et de l’indépendance.
Bonjour, la réunification sous la coupe de Hanoï, bonjour
les camps de rééducation, bonjour les boat-people…
DR
Le communisme
et ses diverses facettes publiques
La question de la séduction du communisme est donc
moins simple qu’il n’y paraît, et cela d’autant moins que
ces illusions ne concernent pas seulement des convaincus satisfaits qu’on leur propose
une réalité confirmant leurs propres conceptions politiques. Le communisme se
montre aussi capable de séduire des non-communistes – et qui le resteront. Édouard
Herriot ne voit pas la famine en Ukraine et Simone de Beauvoir « sait » que les casernes
cubaines sont transformées en école.
Sans doute, peut-on voir dans ces mensonges moins l’effet d’une séduction du
communisme qu’une habile présentation favorable de la réalité par les services de
propagande. Mais le montage n’aurait pas été si efficace si ceux qu’on appelle les
« compagnons de route » n’avaient pas été désireux d’aller dans le sens souhaité, non
d’approbation du communisme lui-même mais de tel ou tel de ses aspects (l’enseignement, l’ordre social) sur fond de refus de leur propre système (jugé impérialiste, dictatorial ou simplement réactionnaire).
C’est sur cette séduction limitée, mais bien instrumentalisée que les communistes
ont pu bâtir, à la manière de leurs fronts unis évoqués plus haut, tout un système
d’« organisations de masse »: on aimait la « vie saine et joyeuse de l’URSS » et l’on adhérait aux Amis de l’Union soviétique. On était séduit par la politique pacifique du camp
socialiste, et l’on adhérait au Mouvement de la Paix, etc.
Édouard Herriot.
La séduction du communisme lui-même, maîtrisant la science historique
Mais le communisme, c’est autre chose que certaines de ses vitrines et les aspirations
qu’elles font naître. C’est pourquoi les pacifistes entrés précipitamment dans la jeune
SFIC la quittent peu à peu. Frossard, son éphémère secrétaire général, revient à la vieille
maison socialiste en 1923. Et la SFIO, amputée des deux tiers de ses adhérents en 20-21,
dépasse en nombre d’adhérents le parti communiste quelques années plus tard.
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Quant à ceux qui ont adhéré à la Libération pour soutenir un parti plus démocratique que les autres, ils apprendront rapidement que la démocratie n’est que le
masque de la dictature du capital. Un bon nombre de militants s’en iront, remplacés
en partie par d’autre, plus attirés par le nouveau visage combattant et sectaire que se
donne le Parti communiste au paroxysme de la guerre froide.
Nouveaux militants pour un nouveau type de séduction. Alors, qu’est-ce qui
séduit ? L’une ou l’autre de ces phases sinusoïdales ? La légalité d’une opposition
responsable ou au contraire la radicalité d’un affrontement classe contre classe?
N’est-ce pas plutôt l’une et l’autre ? – car si le turn over est important dans le
mouvement communiste français, tout le monde ne quitte pas l’organisation à
chacun de ses tournants. N’est-ce pas alors le fait d’aller de l’un à l’autre – je veux dire
le fait de passer d’une ligne à l’autre, sur décision d’une direction clairvoyante, avec
un discours de justifications aussi « solide » que l’était le précédent, avant le tournant
à 90°, qui séduit?
La séduction est donc plutôt à chercher de ce côté: du côté du savoir, et même du
courage à changer son discours. La séduction du communisme viendrait de ce que,
quel que soit le discours qui l’habille, il prétend reposer sur l’analyse des faits – la
fameuse « analyse concrète d’une situation concrète » chère à Lénine, armée de la
boussole infaillible de la science historique: le marxisme-léninisme. La séduction du
communisme viendrait donc de ce qu’il offre un statut de connaissance supposée, de
participation à un club élitiste rassemblant ceux qui savent quel est l’avenir du monde.
Une approche eschatologique
Il y a plus car, comme par hasard, la « science historique » marxiste confirme une
vision eschatologique et messianique de type judéo-chrétien, dans laquelle le prolétariat, donc son parti, sera victorieux in fine, s’abolissant en tant que classe après une
période de dictature. Le marxisme, c’est une histoire qui se finit bien, une histoire qui
consacre la clairvoyance des communistes en assurant la pleine réalisation d’une
humanité nouvelle, l’ancienne ayant été détruite sans remords, inutile obstacle au
progrès de l’histoire. Dans cette conception dé-moralisée, nul remords n’est de mise.
« L’histoire m’absoudra », lance Castro devant ses juges. Est moral ce qui sert la révolution, avait déjà dit Lénine. C’est le communisme qu’on vise, naturellement, non les
incarnations institutionnelles du moment, dont on reconnaît du bout des lèvres
qu’elles sont encore insuffisantes. La séduction exercée par l’horizon communiste est
d’ailleurs si forte qu’elle empêche de voir la gravité des dysfonctionnements des insti-
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tutions qui s’en réclament, les crimes des États qui disent lutter pour y parvenir. La
misère n’y est pas perçue, sinon comme provisoire, les camps niés ou métamorphosés
en centres de rééducation honorables, les injustices couvertes.
À quoi Claude Lefort objectait, dans La Complication, qu’il existe chez chacun d’entre
nous un réel désir de totalitarisme comme tel et que les moyens mis en place pour
parvenir à ce stade, notamment l’institution du Parti léniniste, comportent une forte
charge séductrice. Il n’y a donc pas seulement aveuglement sur la nature de l’État totalitaire – société de transition vers le communisme. On tire de l’institution totalitaire un
véritable bénéfice: l’appétit de puissance acquise par le « nous » que modèle l’État totalitaire est à la fois satisfaisant comme disparition du moi et comme opposition aux autres,
à l’Ennemi. Et ce n’est donc pas tant d’une idée communiste fascinante qu’il s’agit que
d’un discours que tient sur elle le Parti, d’une organisation militaire et de la puissance
qui s’en dégage dans le cadre d’un affrontement perçu de manière obsidionale.
Un héroïsme sûr de vaincre
Résumons les quelques éléments de la séduction exercée par le communisme que
nous avons relevés:
1. la lutte pour parvenir à ce qui est annoncé en vérité – l’avènement du communisme – comporte toute une héroïsation de la vie, dont l’essence est la lutte. Celle-ci est
génératrice de bénéfices secondaires importants tirés des moyens employés pour la
mener, notamment le parti de type léniniste, une organisation réunissant les représentants les plus conscients de l’humanité, ceux qui connaissent (et accélèrent) l’évolution
de l’Histoire;
2. ce qui séduit encore, ce sont les promesses des fruits du communisme – réalisation
de soi de l’homme, relations non conflictuelles avec autrui, satisfaction des besoins,
etc. Ce que l’on sait de source sûre – scientifique – est aussi une promesse de Bien.
Le Vrai et le Bien coïncident donc et ils supposent la lutte de chacun d’entre nous
pour être atteints (c’est le charme prométhéen, celui de la responsabilité de l’individu
dans l’histoire) tout en étant assuré du succès: l’Histoire peut être ralentie et interrompue un temps dans sa marche en avant. Mais l’avènement du communisme est
nécessaire. Engels à Marx, 26 septembre 1856: « Il y aura cette fois un dies iræ tel qu’on
n’aura jamais rien vu de pareil : toute l’industrie européenne sera fichue, tous les
marchés seront encombrés, toutes les classes possédantes seront en déconfiture, la
bourgeoisie en faillite complète, la guerre et la dépravation s’étaleront partout. Je crois,
moi aussi, que tout cela s’accomplira en 1857 »;
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3. autre miracle: ce qui est promis est un avenir radieux pour l’ensemble de l’humanité. Voilà qui apporte la touche universaliste par laquelle habituellement on oppose
le communisme au fascisme ou au nazisme pour qui le salut est réservé à une tranche
nationale ou ethnique d’humanité.
L’idéal communiste
Revel, sans entrer dans une réflexion sur l’institution communiste, soulignait, comme
Lefort, les bénéfices de la plongée dans le « nous », fût-il opprimant, et ajoutait que dans
toute société démocratique, il existe une proportion non négligeable d’hommes et de
femmes qui haïssent la liberté et sont séduits par le communisme qui leur offre, justement, la tyrannie à laquelle ils aspirent. L’aspiration à vivre dans un système tyrannique,
soit pour participer soi-même à l’exercice de cette tyrannie soit, plus étrangement, pour
la subir, est une cause sans laquelle seraient inexplicables l’avènement et la durée de
régimes totalitaires dans des pays qui comptent parmi les plus civilisés[1].
En quoi l’image du militant communiste, tout de désintéressement, se ternit. Les
bénéfices secondaires de cette sainteté laïque toute entière tournée vers un avenir
auquel on accède par des étapes et des moyens parfois regrettables, ne sont pas négligeables. Ces bénéfices tiennent au fait que le communisme donne l’illusion de savoir
ce que les autres ne savent pas, forge un « nous » roboratif détenteur de toute la légitimité nécessaire pour s’opposer à « eux », les adversaires qu’il faut éliminer pour
accéder à l’humanité nouvelle. La générosité militante, c’est d’abord pour… les militants, pour les membres de la famille communiste. Il s’agit d’une générosité à portée
ciblée. Les exclus stigmatisés comme traîtres ou comme renégats en savent quelque
chose. La oumma n’a pas un sens seulement religieux.
Où le beau discours universaliste mis en avant par Furet pour distinguer la séduction
du communisme et celle du fascisme et en montrer la supériorité, mérite d’être affiné.
Les coulisses de l’idéal
On cite souvent ce passage de La généalogie de la morale, où Nietzsche invite à
plonger notre regard dans l’officine où se fabrique l’idéal, une officine qui sent, dit-il,
le mensonge à plein nez. Eh bien, voyons les dessous de l’idéal communiste et deman1. Commentaire, n° 81.
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dons-nous s’ils ne seraient pas au cœur de la
séduction qui émane de lui.
La lutte pour le fameux idéal présente des
désagréments, mais le communisme propose des
compensations séduisantes. Sans doute, le militant
perd-il quelque chose de sa vie douillette antérieure. S’engager, c’est risquer, c’est « brûler ses
vaisseaux » comme l’écrit François George. Au
plaisir de larguer les amarres « s’ajoute la jouissance masochiste de se perdre, de se détruire
comme […] objet appartenant à cette altérité
qu’on rejette, qu’on peut appeler famille ou bourgeoise », mais tout cela est peu et même rien au
prix de ce qu’on gagne: « une nouvelle naissance,
un être nouveau. Je suis désormais le fils de Marx
Nietzsche, en 1882.
et de Staline, et j’ai des frères sur toute la terre »[2].
Me voilà fort désormais, ou intégré à la force: « Je suis le parti, le Prolétariat international: au lieu d’un moi étique, je peux prononcer un nous planétaire » [idem].
Cette protection, cette solidarité permettent de haïr en toute légitimité.
Emmanuel Le Roy Ladurie, évoquant son passage au Parti communiste, donne de la
haine froide à l’œuvre chez le militant un témoignage subtil: la haine, reconnaît-il,
était présente sous la forme d’une sorte de dessiccation des sentiments de compassion. Il eut le courage de nier qu’il fut un cœur pur confronté ensuite à la découverte
des horreurs staliniennes: « Mon attachement fanatique ne s’expliquait pas malgré les
horreurs mais, partiellement du moins, à cause d’elles. Nous avions pour le sang versé
le goût abstrait que professèrent les petits-bourgeois jacobins ».
La haine de soi est intimement liée à cette haine des autres. Qui dira en effet la
haine de soi que suppose chez un militant la volonté de se trouver toujours en situation de lutte, d’affrontement, de menace et la décision de toujours repousser à plus
tard le plaisir de vivre dans le monde tel qu’il est?
Quant aux autres, le bon militant a parfaitement intégré « la division de l’humanité en deux groupes et jugé qu’il y avait des hommes et des classes condamnés par
l’histoire et dont la destruction ne pouvait être ni empêchée ni même regrettée
puisque tel était le prix que l’humanité devait payer pour se renouveler ».
2. François George, Pour un ultime hommage au camarade Staline, Seuil, 1983, p. 89.
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Jeannine Verdès-Leroux cite Isaiah Berlin qui avait une formule simple pour
décrire l’état d’esprit des militants désireux d’assurer le salut du prolétariat : « Le
chemin qui mène aux portes du paradis sera nécessairement jonché de cadavres ». Et
Jeannine Verdès-Leroux de conclure : « La séduction du marxisme et du communisme vient de cette liberté donnée aux pulsions meurtrières en les habillant de
nécessité, de scientificité et de morale ».
Si la légitimité de porter le glaive dans le flanc de l’humanité ancienne est acquise,
elle se conforte de la valeur du but final. Le communisme fournit une justification au
libre cours à des pulsions meurtrières, mais donne aussi en même temps l’espoir
d’échapper à la mort, en tant que partie intégrante de l’humanité nouvelle. On trouve
une réflexion intéressante sur ce point chez Georges Duby, qu’on sollicite en général
assez peu sur la question du communisme: « Le fantasme est dans l’espérance que ce
qui est sénescence naturelle, corruption dans le monde sublunaire, puisse être vaincu
par autre chose… ». Cette espérance, ce désir forcené, affirment à la fois que l’histoire
a une signification – ça ne peut pas être absurde – et que le sens qu’elle a, le mouvement qui l’entraîne, la conduit vers un but; que le vecteur est orienté, d’une manière
ascendante, vers le retour au paradis ou vers une étape meilleure, dans un progrès
continu. L’humanité vue comme un pèlerinage. Nous sommes prisonniers de ce
schéma culturel, raffermis par des siècles de réflexion sur les grands textes du christianisme et vivifiés par l’expérience concrète de la croissance séculaire de la civilisation
occidentale ».
En somme, « il y a dans la pensée marxiste récupération de tous les fantasmes du
christianisme, le même manichéisme : et cette exaltation, cette sublimation de la
matière […] répond au même désir que l’exaltation chrétienne du spirituel. C’est ce
qui fait son extrême puissance, celle de toute utopie qui libère de l’angoisse de
vieillir ».
« Tout en fin de course, renchérit Guy Lardreau dans un style très représentatif des
lendemains de Mai 1968: la force du marxisme, ce n’est pas de donner à penser, c’est
de donner à jouir, c’est qu’il dit aux gens: Votre histoire va se finir bien… Les hommes
sont dans la merde, ils souffrent de partout, ils crèvent, ils sont malades, leur sexe
déconne, etc. et on leur dit: ne vous inquiétez pas, à la fin ce sera bien. Le film est triste,
mais il a une bonne fin. On donne du sens là où il n’y en a pas pour faire en sorte que
les hommes tolèrent l’intolérable ». C’est-à-dire leur mort – leur mort à eux.
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Quand la séduction ne fonctionne plus
Duby terminait sur une pointe d’inquiétude: « On peut se demander, à un moment
où il semble que ce qui était porteur dans notre culture, concrètement, de cet espoir
commence à fléchir, le christianisme, le marxisme, ce qui va bien pouvoir les
remplacer »[3].
La séduction ne fonctionne en effet plus de la même façon. Mais a-t-elle disparu
pour autant?
L’URSS, la superpuissance soviétique, n’existe plus, c’est vrai. Il y avait une indéniable relation entre la puissance de l’URSS et sa séduction. Alain Besançon, dans un
article remarquable du numéro du trentenaire de Commentaire, lâche : « il a suffi
que le communisme disparaisse ou se décompose pour qu’on s’aperçoive qu’il existait tout autrement qu’on l’imaginait ». Le lien entre puissance étatique de l’URSS et
l’analyse favorable qu’on en fait est tel qu’elle commença à perdre son pouvoir de
séduction précisément au moment même où elle s’affaiblit. C’est alors, et alors
seulement, qu’on vit en Occident, en France en particulier, se lever des cohortes
pour défendre les droits de l’homme, soutenir les dissidents et condamner vigoureuse le pouvoir soviétique. C’est aussi quand elle-même reconnut ses failles – par
exemple les crimes de Staline mis en cause lors du XXe congrès – que l’on s’autorisa
largement en Occident la critique, voire la dénonciation de l’URSS.
Sans doute n’a-t-on pas attendu l’effondrement de l’URSS pour commencer à se
détourner du communisme. En France, la violente répression en Hongrie, l’intervention de 1968 à Prague, l’invasion de l’Afghanistan de la fin 1979 ont contribué à
faire baisser le crédit du communisme ou plutôt de l’URSS. Ces comportements
ressemblaient trop à ceux qu’on reprochait aux puissances coloniales occidentales
ou aux États-Unis pour ne pas nuire au rêve et aux promesses attachées jusqu’ici à
l’URSS. Je ne veux pas négliger le travail de fourmi de ceux qui tentaient de faire
connaître contre vents et marées la vérité sur l’Union soviétique, de Victor
Kravchenko et David Rousset à Soljenitsyne et Vladimir Boukovski en passant par le
Comité pour la défense de la culture, les travaux minutieux de Boris Souvarine et de
Branko Lazitch. On vient nous dire aujourd’hui que la CIA les aidait, ou le patronat,
comme si cela dévalorisait leurs œuvres alors que cela me semble surtout valoriser
celle du patronat et – une fois n’est pas coutume – celle de la CIA !
Ensuite, il faut insister sur les mutations de cet espoir communiste. Si le comportement de l’URSS a, finalement, contribué à faire baisser d’intensité le pouvoir de
3. Georges Duby, Guy Lardreau, Dialogues, Flammarion, 1980, p. 150.
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l’illusion, le relais a été pris par le tiers-monde. L’URSS avait perdu peu à peu son statut
d’objet d’adulation, de générateur d’illusions. Mais son histoire glorieuse jouait son
rôle et à défaut de pouvoir de séduction, elle avait un pouvoir de culpabilisation. Il ne
s’agissait pas de l’attaquer car elle s’opposait encore et toujours à l’impérialisme. L’antianticommunisme fonctionne encore bien. Remarquons enfin que si l’enthousiasme a
baissé, le communisme reste respecté. Les facettes dont nous parlions, ces aspects
avantageux ou respectables du communisme sont encore proposées à notre admiration. Le 25 janvier 2006, les parlementaires du Conseil de l’Europe entamèrent un
débat sur les crimes du communisme. Par 99 voix contre 42 et 12 abstentions, une
résolution condamnant les violations des droits de l’homme commises par ces régimes
fut adoptée. Cependant, la recommandation invitant les États membres à sensibiliser
leur opinion publique fut repoussée, car elle exigeait la majorité des deux tiers. Pour
les opposants à ce texte, le stalinisme était en cause, et non le communisme, il fallait se
souvenir de la lutte antifasciste des communistes, de leur lutte antifranquiste, etc.
Pour ce qui est de l’enthousiasme pour l’illusion communiste, on alla chercher
dans les années 1960 du côté de la Chine de la révolution culturelle ou de la révolution castriste. L’URSS s’effaçait et faisait place à un système totalitaire et l’on retrouve
dans l’engouement pour la Chine et Cuba les mêmes ingrédients qui favorisèrent
l’adhésion au communisme des décennies auparavant: division amis/ennemis, légitimité de la lutte armée et des sentiments qui peuvent donner à celle-ci de l’efficace:
la culture de la mort (de l’autre) et espérance en un monde meilleur dans lequel on
poursuivra sa vie. « Qu’importe où nous surprendra la mort. Qu’elle soit la bienvenue pourvu que notre cri de guerre soit entendu, qu’une autre main se tende pour
empoigner nos armes » dit Guevara. Autres ingrédients de la séduction retrouvés: la
vie meilleure après une victoire qui justifiait tous les sacrifices et les violences visant
à détruire les obstacles à la naissance de l’humanité nouvelle. Guevara vantait « la
haine intransigeante de l’ennemi qui pousse au delà des limites naturelles l’être
humain et en fait une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer ».
Le communisme et la mort
On le voit, la séduction du communisme tient d’un certain rapport à la mort et à sa
dénégation. Les révolutionnaires du tiers-monde comme les communistes léninostaliniens mentaient sur le monde qu’ils combattaient, le décrivant plus noir que de
raison et répétaient qu’avec eux, et grâce aux moyens radicaux impitoyables qu’ils
utilisaient, l’avenir serait beau.
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Au fond, le communisme et ses avatars révolutionnaires et tiers-mondistes tiendraient leur succès de ce qu’ils favorisent des tendances meurtrières, des prétentions à
la domination tout en les justifiant de la plus belle manière. L’idéologie communiste
fournit une approche confortable de la mort de l’autre et même de la sienne propre
puisqu’elle la gomme d’une certaine manière: vivre pour la Cause, tendu vers le futur,
persuadé que la connaissance du passé justifie l’entreprise. Le communisme est une
idéologie de légèreté face au fait de la mort individuelle, comme l’a justement expliqué
Jeannine Verdès-Leroux dans la Foi des vaincus[4]. Elle habille noblement une incapacité largement répandue chez les êtres humains, à « vivre au présent et à prendre conscience du caractère éphémère de la vie ». Le bonheur d’exister échappe aux révolutionnaires. Mais si leur discours entraîne tant de gens, c’est que ceux-ci éprouvent les
mêmes difficultés et admirent la noblesse de l’habillage qu’on leur propose.
Mon désir, ma vie et ma mort gommés et réintégrés dans une fantasmagorie religieuse, tels nous apparaissent les fondamentaux du totalitarisme – et pas seulement du
communisme.
Ce schéma semble fidèle à la pensée de Marx dont le projet de libération de
l’homme de ses chaînes passe par le dépouillement de l’individu de toute caractéristique propre, de tout quant à soi, et sa transformation en élément totalement dé-privatisé du Tout, échappant à toute détermination, à toute finitude, à toute séparation (je
renvoie, après André Sénik qui l’a maintes fois commentée – et notamment dans un
débat avec Stéphane Courtois pour Histoire & Liberté – à La Question juive de Marx)[5].
Cela correspond-il à une aspiration fusionnelle indéracinable? À la nostalgie de
l’absolu? On peut le craindre et admettre alors que le totalitarisme, sous ses diverses
formes a, de ce point de vue encore, de beaux jours devant lui. La Foi des vaincus de
Jeannine Verdès-Leroux se termine précisément ainsi: « Le marxisme, en embellissant
les pires pulsions (tuer et laisser tuer) a de beaux jours devant lui ».
Les antidotes
Quels antidotes proposer alors? Du travail, du travail et encore du travail. Il en faut
pour dévoiler les liens entre les facettes séduisantes du communisme (l’égalité entre
les hommes, la paix, etc.) et les « fondamentaux » du communisme tels qu’on peut
les mettre à jour par l’analyse théorique et l’étude de l’histoire.
4. Fayard, 2005.
5. Histoire & Liberté, n° 27, p. 11: « De Marx à Lénine ».
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HISTOIRE & LIBERTÉ
Il en faut encore pour dévoiler les schémas traditionnels derrière les paillettes
nouvelles. C’est que le langage communiste est fatigué en quelque sorte d’avoir trop
servi, d’avoir été trop pris en flagrant délit de mensonge. Il y a aussi une usure due à
l’usage récurrent d’une langue de bois qui reflète la marque de fabrique du
marxisme-léninisme. Un peu d’écologie, quelques glissements sémantiques
(« empire » en lieu et place d’« impérialisme » par exemple, « néo-libéralisme » pour
« capitalisme », les « pauvres » au lieu des « prolétaires »), etc. Voilà qui donne un
coup de jeune aux mots usés.
La mise à jour des mécanismes psychologiques du militantisme communiste et
plus généralement révolutionnaire semble une entreprise seulement commencée.
Démonter les ressorts du séducteur devrait prévenir des dangers de sa séduction.
Le rappel de l’histoire du communisme et notamment des différents types de
victimes qu’il provoque serait également très utile. La rendre plus présente, et plus
précise, c’est rendre ses critiques plus légitimes et plus scandaleux aussi les boucliers
qu’on lève pour éviter aux critiques d’atteindre leur cible.
Tâche d’actualité puisque le Conseil de l’Europe est resté au milieu du gué en
votant, on l’a vu, une résolution rendant hommage aux victimes du communisme
mais n’atteignant pas la majorité suffisante pour donner à cette résolution le moyen
d’être appliquée.
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AUTOMNE 2008