L`utilisation de la figure et l`œuvre de Manuel de Falla sous le
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L`utilisation de la figure et l`œuvre de Manuel de Falla sous le
L’utilisation de la figure et de l’œuvre de Manuel de Falla sous le premier et le deuxième Gouvernement Régulier de Franco Introduction : Le 30 janvier 1938, en pleine guerre civile, le Premier Gouvernement Régulier de Franco est créé1. Il procède à l’organisation et à la structuration économique, politique et idéologique du « Nouvel Etat ». La nouvelle organisation de l’Administration Centrale était constituée de onze « Départements Ministériels » dans lesquels était représenté chacun des courants politiques qui avaient rendu possible le coup d’état. Le travail à l’intérieur des différents « Départements » s’organisait à travers des « Services »2. Trois Départements allait s’occuper d’une façon ou d’une autre de la musique : le Ministère de la Vice-présidence et des Affaires Etrangères, le Ministère de l’Education Nationale et le Ministère de l’Intérieur. Au sein du Ministère de l’Intérieur3, dirigé par Serrano Suñer, la Phalange avait les pleins pouvoirs. La Phalange était une organisation politique espagnole d'extrême droite fondée le 29 octobre 1933 par José Antonio Primo de Rivera, fils de Miguel Primo de Rivera, ancien dictateur d'Espagne de 1923 à 1931. Parti inspiré du fascisme italien, il servait à consolider l’appareil idéologique, tâche réalisée par les services de « Presse et Propagande » puisque grâce à la Loi sur la Presse du 22 avril 1938, toute la production culturelle était contrôlée et dirigée par ce service. Concernant la vie musicale, la « Direction Générale de la Presse et de la Propagande » du Ministère de l’Intérieur menait une activité de sanction contre les œuvres musicales qui ne suivaient pas les directives esthétiques de la Phalange, ainsi qu’une politique d’épuration et d’interdiction des associations culturelles. À la tête du Ministère de l’Education fut nommé le monarchiste Pedro Sainz de Rodríguez qui s’entoura d’une équipe de catholiques de diverses tendances liées aux « Propagandistes » (Association Catholique Nationale de Propagandistes) et aux secteurs plus réactionnaires de l’ « Action Espagnole ». 1 Loi d’administration centrale de l’Etat, Gobierno del Estado, BOE 31 janvier 1938. Le Premier Gouvernement Régulier du franquisme est remplacé par le Décret du 9 août 1939, Jefatura del Estado, BOE 11 août, n° 223, qui nomme les Ministres du deuxième Gouvernement régulier. (8 août 1939-18 juillet 1945). 2 Equivalent aux « Directions Générales » d’aujourd’hui. 3 À partir d’août 1938 il fusionne avec le Ministère de l’Ordre Public et devient le « Ministerio de Governación ». 1 Ces différents départements, malgré les divergences idéologiques dues aux différentes positions politiques qu’ils représentaient, miseront sur la personne de Manuel de Falla, le compositeur espagnol le plus international du moment, afin de promouvoir et de valoriser les institutions culturelles de l’époque4. Falla Président de l’Institut d’Espagne : La nomination de Falla à la tête de l’Institut d’Espagne est un exemple de cette récupération politique. Pour saisir la portée de cette nomination il faut mettre en relief les tâches confiées à cette institution : la revalorisation intellectuelle du traditionalisme catholique imposée par les hommes de l’« Action Espagnole » de la Commission de Culture et de l’Enseignement. Cette revalorisation passait évidemment par la dévalorisation de la pensée politique libérale ou démocratique espagnole. Comme l’affirme Raúl Morodo, la nationalisation catholique de la culture signifiait le rejet de tous les mouvements intellectuels européens, considérés dès lors comme anti-espagnols, et postulait le retour aux valeurs théologiques des XVIe et XVIIe siècles5. À travers le Décret du 1er janvier 1938, toutes les Académies allaient formées un seul et unique corps sous le nom d’Institut d’Espagne : « Reçoivent le nom d’Institut d’Espagne l’ensemble des Académiciens de l’Académie de la Langue Espagnole, de l’Académie d’Histoire, de l’Académie des Sciences Exactes, Physiques et Naturelles, de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, de l’Académie des Beaux Arts et de l’Académie de la Médecine. Ils sont réunis dans la Corporation Nationale au titre de "Sénat de la Culture Espagnole" »6. L’article n°8 de ce Décret nomma Manuel de Falla Président de l’Institut d’Espagne. De cette date à la publication de l’Ordre du 18 juin 1938 qui le libérera de son poste, la correspondance entre le compositeur et le Président de la Commission de Culture, José María 4 Analyser les raisons du prestige de Falla excède le cadre de ce communiqué. On se limitera à signaler que le succès de sa musique en Espagne et sa diffusion à l’étranger ainsi que ses liens avec des compositeurs comme Debussy, Ravel, Stravinsky et Dukas lui vaudront la nomination de « maître » par grand nombre de compositeurs espagnols de l’époque. 5 Raúl MORODO : Los orígenes ideológicos del franquismo : Acción Española, Madrid, Alianza Editorial, 1985, p. 143. 6 Décret du 1 janvier 1938 (Gobierno de España) (BOE 2 janvier, n° 438), Art° 1. 2 Pemán, fut très importante7. La majorité de ces échanges a lieu pendant la Guerre Civile, en particulier entre 1937 et 19388. À travers cette correspondance on peut voir le rôle d’intermédiaire que joue José María Pemán entre le compositeur et le Régime. Pemán et Falla, 1939 (Arch. M. de Falla) D’après ce que l’on peut déduire du télégramme envoyé à Pemán le 7 janvier 1938, le compositeur apprend sa nomination par la presse. Falla remercie de l’honneur qui lui est fait, mais la refuse de façon précise9. Quelques jours plus tard, le 18 janvier 1938, Falla réitère son refus alléguant son manque de compétences et définit sa nomination comme « accablante » : « Votre silence après mon télégramme du 6, ainsi que l’absence de toute communication relative à l’honorable – et accablante – nomination, me font confirmer l’espoir que j’avais mis dans votre amitié remplie de bonté, loyauté et compréhension, pour me trouver un remplaçant à ce poste10. Après Dieu, c’est dans vos mains que je continue à mettre ma confiance. Ceci vous fera voir combien je désire recevoir de vos nouvelles qui apaiseront mon inquiétude à assumer cette responsabilité de s’occuper d’un domaine qui m’est 7 Sánchez García détaille que dans l’intervalle de 12 ans – entre 1929 et 1941 – le compositeur écrit à Pémán trente-cinq lettres, une carte et neuf télégrammes. À son tour, Pemán lui envoie vingt lettres, une grande carte et quatre télégrammes. Voir Fernando SANCHEZ GARCIA : La correspondencia entre Manuel de Falla y José María Pemán (1929-1941), Cadiz, Caja de Ahorros de Jerez, 1988. 8 Une fois en Amérique, Falla écrit seulement deux lettres. 9 Télégramme du 6 janvier 1938. Fernando SANCHEZ GARCIA : op. cit., p. 48. 10 Falla suggère d’être remplacé par le Duc de Alba. 3 totalement étranger et dans lequel je ne pourrais pas avoir la plus petite intervention. »11 Pemán lui répond en affirmant que sa nomination avait été très bien accueillie par l’opinion publique et essaie de le calmer en lui disant que même s’il est Président de l’Institut, il ne doit pas se charger de quoi que ce soit. Le 26 janvier Falla écrit encore une longue lettre dans laquelle il signale l’absurdité de la situation puisqu’en fait il n’exerce pas réellement le poste de Président : « Grande est ma gratitude et ma satisfaction à l’annonce de la visite que le Bureau de l’Institut et vous envisagez de me faire. Cette visite et tout ce qui est en rapport sont un honneur que je ne mérite pas. Les circonstances m’obligent à insister sur tout ce que je m’étais permis de vous exprimer dans mon télégramme et dans ma dernière lettre. Ce n’est pas que je veuille fuir le poids moral et matériel de la responsabilité qu’endure l’acceptation du poste. Je sais parfaitement qu’en ces moments si graves que l’on vit, tout Espagnol digne de ce nom doit toujours être prêt à servir efficacement la patrie. Mais ma situation est très compliquée. Aux yeux de tout le monde j’occupe la Présidence de l’Institut et par conséquent il me revient non seulement la responsabilité du poste, mais aussi, toutes celles qui sont liées plus au moins directement à ce poste. À cause de ma totale impossibilité à remplir ces fonctions, je l’exerce seulement de façon nominale. Et quoique dans votre lettre vous sembliez prendre en compte cette circonstance, la situation me torture tellement qu’elle met en péril ma guérison à peine commencée. »12 Vu l’état d’angoisse de Falla, Pemán entreprend les démarches nécessaires et le tient informé du déroulement des gestions de sa substitution. La dernière lettre de Falla à ce sujet date du 20 mai 1938 : « J’attends toujours les nouvelles de la substitution définitive que, avec tant de bonté, vous m’aviez annoncée comme immédiate. Je commence à avoir peur que, comme les précédentes fois, la question soit oubliée. C’est pour cela que je vous prie vivement de ne pas laisser tomber et que grâce à votre précieuse influence, 11 12 Fernando SANCHEZ GARCIA : op. cit., p. 49. Ibid., p. 49-50. 4 vous fassiez tout pour résoudre le problème. Ma santé le demande urgemment. Je vous fais pleinement confiance. »13 Il est clair que la nomination de Manuel de Falla n’incluait pas d’exigences réelles pour le poste. Le travail à réaliser à la tête de la Présidence de l’institution ne fut jamais défini. Sa nomination cherchait d’un côté à utiliser le prestige de Don Manuel pour remonter le rang de l’Institut d’Espagne, et d’un autre côté l’effet de propagande internationale que pouvait fournir sa présence. Six mois et demi furent nécessaires pour que le Ministère de l’Education Nationale trouve une issue « honorable » pour les deux parties : formellement Manuel de Falla ne fut pas révoqué. Les fonctions directives passèrent au Vice-président : « Le Décret du 1er janvier de l’année actuelle attribua la Présidence de ce Sénat de la culture de la Patrie qui est l’Institut d’Espagne à l’imminente figure nationale de D. Manuel de Falla. Des raisons de santé empêchent l’illustre Président d’exercer les fonctions directives avec l’assiduité et les scrupules qu’il désire. En même temps, d’inévitables soucis, inhérents au poste occupé, prennent du temps à son activité essentielle. Activité que, pour l’intérêt de l’art de la Patrie, ce Ministère veut à tout prix sauvegarder. À cause de tout cela, et à l’égard des souhaits de l’Excellentissime D. Manuel de Falla, ce Ministère a décidé : De libérer de toute fonction directive annexe au poste de Président de l’Institut d’Espagne l’Excellentissime D. Manuel de Falla, jusqu’à ce que, une fois sa santé rétablie, il estime convenable de reprendre ses fonctions. Entre-temps, toutes ses attributions sont conférées au Vice-président de l’Institut d’Espagne. »14 Comme on peut le constater, la pression qu’exerça le gouvernement franquiste sur Manuel de Falla en pleine guerre civile fut intense et insistante. Sa nomination à l’Institut d’Espagne ne fut pas un fait isolé. Dans l’après-guerre, on le nomma à d’autres postes : Membre du Conseil de l’Hispanité (1941), Membre du C.S.I.C.15 (1940), Président Honoraire du Patronat Marcelino Menéndez y Pelayo (1940) et Conseiller Honoraire du C.S.I.C (1944) notamment. 13 Ibidem, p. 52. Ordre du 18 juin 1938 (M°. Ed. Nal.) (BOE 23 juin, n. 175). 15 Consejo Superior de Investigaciones Científicas (Conseil Supérieur de Recherches Scientifiques). 14 5 Les refus des postes proposés par le régime franquiste et son départ en Argentine furent plutôt motivés par des raisons de santé16. Falla ne se prononça jamais en faveur du camp républicain ou du camp franquiste17. Les sentiments politiques de Falla, s’il en eut, furent plutôt royalistes. L’œuvre de Falla vue par le franquisme : L’utilisation de la figure de Manuel de Falla peut s’étendre à son œuvre qui est alors évaluée d’après les nouvelles directives idéologiques de l’époque. Les écrits des responsables de la politique musicale du franquisme témoignent de cette évaluation. Dans un article de la revue de la Phalange Vértice, le guitariste Regino Sainz de la Maza sublime le travail créatif de Falla. Selon Sainz de la Maza, les aspirations du compositeur sont : « élever la musique espagnole aux plus hauts sommets de la création » et atteindre la renaissance de la musique espagnole rêvée par Felipe Pedrell et initiée par Isaac Albéniz et Enrique Granados. Sa figure et son travail égalent la perfection spirituelle des musiciens, des poètes et des saints du passé impérial espagnol. Autant d’exemples sublimes de notre race : « Explorateur d’itinéraires musicaux d’Espagne, le génie de la race s’exprime en lui avec des attributs propres, avec le caractère qui marque les créations d’un Vitoria18, d’un San Juan de la Cruz, d’un Cervantes. Avec la même grandeur, la même austérité et une force expressive identique »19. Dans un autre article de la même revue, Federico Sopeña fait de Falla un modèle, alors que celui-ci est déjà parti pour l’Argentine20 : « […] il est un modèle, quelqu’un à qui prêter serment dans cette lutte pour la sérénité que nous nous sommes imposée, […] Quand dans notre travail de service, 16 À ceux-ci il faut ajouter le drame de la guerre civile et la mort de García Lorca qui le plongent dans une profonde dépression. Federico García Lorca fut arrêté et fusillé par les phalangistes le 19 août 1936 à Viznar, Grenade. 17 Ami proche du poète Federico García Lorca, Falla avait aussi des connaissances parmi les phalangistes. 18 Francisco de Vitoria (v. 1480-1546) Né vers 1480 dans la ville de Vitoria, Francisco de Vitoria est un moine catholique dominicain (ordre des prêcheurs, O.P., fondé par Domingo de Guzman, v. 1170-1221, ayant pour mission de lutter idéologiquement contre les hérésies). Il fait ses études à Paris, puis y devient Maître avant de rejoindre l'Université de Salamanque, la plus célèbre de l'époque. Il est aujourd'hui considéré comme l'un des fondateurs du droit international. Son ouvrage principal en la matière est le Relectiones morales, recueil de cours donnés à Salamanque (1696). 19 Regino SAINZ DE LA MAZA : « Manuel de Falla », Vértice, n° 21, avril 1939. 20 Le 18 octobre 1939 à bord du Neptunia Falla arrive à Buenos Aires. 6 croyance et enseignement nous trouvons une personne libre de toute souillure, […] l’hommage réchauffe nos gorges et dirige nos jours »21. Pour Sopeña, la raison du magistère de Falla s’appuie sur le fait que le compositeur est « libre de toute souillure ». Il ne précise pas si la souillure est politique, religieuse ou professionnelle. Il est vrai que l’article insiste spécialement sur la religiosité de Falla. Il le compare même avec d’autres personnes qu’il se garde pourtant bien de citer : « Manuel de Falla croit en Dieu. Les cinq ou six noms qui dès les débuts du siècle avaient enthousiasmé les lectures des jeunes, ne croyaient pas en Dieu. Falla fut le seul à croire et cependant il nous laissa l’angoisse et la tristesse de ne pas avoir trouvé le réconfort. Falla est catholique. C’est pour cela qu’il est ce qu’aucun d’eux ne fut : modeste. Il a cru dans l’inspiration de Dieu et sa technique est un travail sanctifié. […] Falla croit en Dieu : première et constante raison pour notre panégyrique »22. Pour Federcio Sopeña la communauté de croyances religieuses est fondamentale au moment de choisir le modèle à suivre. On pouvait penser que ces propos relèvent d’un point de vue individuel. On doit cependant tenir compte que pour l’idéologie du régime, le catholicisme était inhérent à la race. La grande ferveur catholique du compositeur fut un socle du processus de sa sanctification. Son idéalisation est symptomatique de la période franquiste où tout maître ou modèle devait être imprégné de la mystique espagnole qui, au Siècle d’Or, avait produit selon eux les meilleurs artistes espagnols. Cette tendance sera menée jusqu’au paroxysme dans les récits biographiques de la vie de Falla. Citons par exemple un article de Melchior de Almagro San Martín paru dans le journal ABC en 1944. L’auteur décrit le compositeur dans le restaurant Chartier, avenue de la Grande-Armée à Paris en 1912 : « De petite taille, avec son costume noir très usagé mais d’une netteté absolue, que complétait une cravate également noire, il avait l’air d’un moine. […] En sortant du restaurant, il distribua, comme chaque jour, aux moineaux et aux merles tremblant de froid dans la neige les miettes de pain prises sur son propre repas. Alors, entouré des oiseaux qui sautillaient en pépiant et se disputant les moindres miettes, son visage jusque-là impassible s’éclaira d’un sourire irradiant 21 22 Federico SOPEÑA : « Homenaje a Falla. Invocación de su presencia », Vértice, núm. 49, octobre de 1941. Federico SOPEÑA, op. cit. 7 une lumière ineffable […]. En ces instants il exprimait la même douceur que reflètent certains saints peints par le divin Fra Angelico. Il me sembla que le poverino de Assisi revivait de nos jours. Et en quelques années, ce saint allait se révéler un des plus grands compositeurs du monde. »23 Ce portrait de Manuel de Falla nécessite quelques corrections. Tout d’abord, il y a de fortes chances que le pain chez Chartier était servi à volonté. Falla n’aurait donc pas soustrait sa part pour les oiseaux. Ensuite, Almagro San Martín confond Fra Angelico avec Giotto. (Giotto : François d'Assise donnant son manteau à un pauvre, Basilique supérieure de Saint François à Assise) Grâce aux œuvres de Falla, les responsables de la politique culturelle du franquisme trouveront la possibilité de parler à nouveau de l’existence d’une « école espagnole » musicale. Federico Sopeña affirme que « depuis les années de Cabezón et Victoria, on n’a pas pu parler d’« école espagnole » puisque, selon l’auteur « la musique espagnole était "déréglée", elle était un domaine pittoresque et déséquilibré et elle était occasion de tourisme, paradoxe et extravagance pour le monde ». Falla apporterait tous les éléments nécessaires pour créer cette « école » dont le but est « la profondeur et l’expression universelle ». Pour Sopeña « après Le Retable de Maître Pierre, après le Concerto, il n’y a pas de doute. »24 Ces deux œuvres seraient la confirmation de la « renaissance » d’une école espagnole musicale. 23 24 Melchior de ALMAGRO SAN MARTIN. Article paru dans l’ABC de Madrid le 6 août 1944. Federico SOPEÑA : op. cit. 8 Le Retable de Maître Pierre et le Tricorne : Regino Sáinz de la Maza se réfère au Tricorne comme un « nouveau pas sur le chemin de l’unité d’Espagne ». Sans utiliser le terme « nationalisme », il fait appel à la musique par son pouvoir unificateur et la met au service de l’idéal franquiste de « España, Una, Grande y Libre ». Pour cela, il ne manque pas de faire référence au Siècle d’Or : « Le destin que nos grands polyphonistes religieux de la cour du XVe siècle avaient imprimé à la musique espagnole, s’accomplit dans cette œuvre et l’on continue la glorieuse tradition interrompue ». À travers le folklore imaginaire et stylisé utilisé par Falla, Regino Sáinz de la Maza fait du compositeur la quintessence de l’Espagne : « La Castille le réclamait déjà. La Castille gardait son secret musical dans un sommeil de quatre siècles. Il fallait la réveiller, déchiffrer son âme sonore ».25 Le Retable de Maître Pierre et le Tricorne seront pour le franquisme l’exemple du nationalisme de Manuel de Falla. Un exemple parmi d’autres de l’utilisation du folklore est la Danse du meunier du Tricorne : Pour le solo du premier danseur Falla composa une farruca, une danse flamenco. Le prélude du cor (a) est relayé par un solo du cor anglais (b) qui orne celui-ci et lui confère un aspect plus flamenco. (a) (b) La danse commence avec le motif rythmique des cordes. Le hautbois joue un second thème centré autour de son noyau mélodique, résumé en une quarte : mi-la. 25 Regino SAINZ DE LA MAZA : op. cit. 9 Cette phrase du hautbois, ornée et développée, sert de strophes à la copla, strophes alternées avec le motif de la farruca entendu aux cordes. La danse s’accélère pour s’arrêter net sur une cambrure rythmique finale. Le Concerto pour Clavecin : Pièce écrite pour un instrument lié au répertoire du passé, le Concerto pour clavecin est présenté comme la montée au ciel du compositeur : « Après avoir composée cette oeuvre Falla aspire au ciel. Il a serré le cilice de sa muse, il l’a dépouillé de tout le superflu, de l’accidentel, et nous a donné dans le Concerto pour clavecin l’image nue et pure de la Castille, sa résonance ancestrale, austère et mystique. »26 Falla jouant son Concerto pour clavecin, flûte, hautbois clarinette, violon et violoncelle (Arch. M. de Falla) La valeur morale du compositeur est liée à la valeur esthétique de son œuvre : pour Sainz de la Maza la pureté et la clarté de la forme du Concerto confirment que Falla est un saint qui peut aspirer au ciel. Effectivement, le premier et troisième mouvement du Concerto suivent un plan formel très classique, constitué d’une exposition, d’un développement et d’une réexposition. Le retour à la forme classique sera un souci majeur des responsables de la politique musicale sous le franquisme. Dans un article qui cherchait à convaincre la droite traditionnelle de la convenance de rattacher l’art et la politique, Federico Sopeña signalait que le retour à la forme était à la base du commandement phalangiste : 26 Regino SAINZ DE LA MAZA : op. cit., 10 « […] Il ne peut pas y avoir de doute que le commandement essentiel est celui d’avoir une volonté de forme. Toutes les références à l’architecture classique convergent vers le retour à la forme. La doctrine phalangiste n’est pas fondée à la légère. Elle ne doit pas non plus tourner le dos aux suggestions des autres champs. Il advint que les personnes les plus remarquables aient prôné aussi, face aux dernières conséquences dissolvantes du poème symphonique post-romantique et de l’impressionnisme, le retour à la pureté, au rythme et à la clarté. La jeune génération doit triompher avec la forme stricte qui dépouille l’inspiration, et mettre en évidence l’existence ou l’absence de la véritable musicalité. Le triomphe du classicisme et non du formalisme, de la forme objective sans formule. Surmonter la difficulté et aller vers la robustesse constructive. »27 Le deuxième mouvement, lento, exprime le goût de Falla pour les modes anciens des maîtres de la polyphonie et des auteurs des villancicos. L’inscription à la fin du mouvement : « A. Dom MCMXXVI. In Festo Corporis Christi » imprègne de mysticisme cette musique. Il s’ouvre par une vaste cadence du clavecin, dans le style des préludes non mesurés : Suit le thème modal qui va être présenté sous divers aspects : en canon triple à la seconde, puis en canon à la quarte (mode de fa). Le thème revient en do sur un accord de Mi au clavecin ; suit une réexposition en augmentation qui aboutit à la présentation (à la flûte, au hautbois et à la clarinette) du thème en fa. Une réexposition reprend textuellement le premier canon avant une conclusion en fa majeur. L’ensemble du mouvement présente une juxtaposition des tons d’ut et de mi majeurs. Musique de la répétition, de la réitération qui revient plusieurs fois à son point de départ. 27 Federico SOPEÑA : « Misión y tarea de la Orquesta Nacional » [Editorial], Ritmo, n° 137, août 1940, p. 3. 11 Composition prise dans la mouvance du retour à Bach instauré par Stravinsky dès 1922-1924 avec le Concerto pour piano et orchestre d’harmonie, c’est à travers ce rattachement aux anciens polyphonistes espagnols que Sainz de la Maza reconnaît une résonance ancestrale. L’Atlantide : Une troisième pièce se joindra au corpus « d’œuvres choisies » par le franquisme, l’Atlantide. Falla travaillera à ce projet jusqu’à la fin de sa vie, sans pouvoir l’achever28. Le sujet de l’oeuvre était largement connu29. Pour servir de base à sa « cantate scénique », Falla choisit le poème catalan de Jacinto Verdaguer (1845-1902), l’Atlantide. Le poème est constitué de douze chants : une introduction qui narre une bataille navale au large des côtes lusitaniennes et la façon dont un jeune Génois, le futur Christophe Colomb, échappa au carnage, et une conclusion qui raconte la découverte des Amériques par Colomb, encadrent dix chants où les éléments sont étroitement mêlés dans l’imaginaire poétique aux mythes platoniciens. Le thème du peuple englouti par les éléments est utilisé par Verdaguer d’une manière lyrique et épique : il mêle la découverte des Amériques par Christophe Colomb avec le mythe. Ces Amériques sont en fait l’Atlantide, ce continent rayé de la carte, qui est revenu au monde sous la forme d’un éden. Malgré la méconnaissance totale du résultat sonore de l’œuvre, les références à l’Atlantide se trouveront dans les articles des gens comme Regino Sainz de la Maza, José María Pemán ou Federico Sopeña. Regino Sainz de la Maza attend avec impatience la création de l’Atlantide : « L’épique manquait dans l’œuvre de Falla. Dans cette épopée, l’Espagne transcendera en des cycles lointains. Le mythe de la terre submergée deviendra 28 L’Atlantide est composée de 1926 à 1947. Cette « Cantate scénique » inachevée en un prologue et trois parties sera complétée par Ernesto Halffter. 29 En 1926 le quotidien madrilène El Sol publie des extraits traduits en castillan. 12 réalité. Et sur l’abîme bleu des eaux, la voix éternelle d’Espagne se lèvera. »30 Pour Federico Sopeña aussi, l’Atlantide est une apothéose religieuse vers l’ « Hispanité » située aux débuts des temps, pleine de mélodie, en opposition avec la « païenne » Symphonie de Psaumes de Stravinsky : « Cette Bible prise dans les machines des fugues abstraites, glaça nos âmes. A cause de la froideur, l’anguleux et le lancinant de l’œuvre, la tristesse était très grande. […] On était assommé par la douleur de l’adieu de Falla : la musique restait sans halo mélodique, sans éclat de lune. Falla était dans un silence glorifié et lointain. […] Falla va aussi couronner l’un de nos mots les plus joyeux : Hispanité. On veut que ce soit d’ici, depuis la « Nouvelle Espagne », que l’on lance la grande apothéose de la première musique – par beauté et perfection – du monde. Qu’il en soit ainsi. »31 José María Pemán à son tour, défini l’Atlantide comme « beaucoup plus qu’un poème d’exaltation hispanique, puisqu’il a l’ambition de chanter le triomphe du "cosmos" sur le "chaos", le triomphe de l’ordre rationnel et spirituel sur la monstruosité des forces naturelles. »32 Le mythe de l’Hispanité (l’idéal hispanique, la race hispanique, le chevalier chrétien) sera utilisé par le franquisme comme arme dialectique afin de relancer l’interprétation catholico-traditionaliste de l’histoire. L’empire espagnol, sa « conquête », sa colonisation, sa désintégration, furent utilisés pour établir une idéologie qui ne cherchait pas seulement à expliquer le passé, mais aussi à élaborer le chemin du futur de l’Espagne et de l’Amérique Latine. Même sans l’avoir jamais entendu33 l’Atlantide était déjà l’icône musicale de la « Nouvelle Espagne ». 30 Regino SAINZ DE LA MAZA : op. cit. Federico SOPEÑA : op. cit. 32 José María PEMAN Y PEMARTIN : « Argumento de Atlántida », folleto-programa, Madrid, Dirección General de Bellas Artes, 1961, p. 33 dans Fernando SANCHEZ GARCIA, op. cit., p. 41. 33 La première version réalisée par Ernesto Halffter entre 1956 et 1961 fut créée le 24 novembre 1961 au Théâtre du Liceo de Barcelone. La seconde version (de concert) réalisée à partir de 1970 fut créée le 9 septembre 1976 au Kunsthaus de Lucerne. 31 13 Conclusion : Sous la république, la dictature et aujourd’hui, la démocratie, la place de Manuel de Falla a toujours été la même : celle du plus grand compositeur espagnol du XXe siècle. Malgré leur nature contradictoire, aucun de ces régimes n’a remis en cause le statut du compositeur. Et pourtant leurs intérêts et leur conception du rôle social de la musique nous semblent fort différents. Nous avons essayé de démontrer que le régime franquiste était loin d’être sourd. Simplement il écoutait ce qui l’intéressait. Federico Sopeña, José María Pemán et Regino Sainz de la Maza, remarquèrent dans la musique de Falla des éléments qui correspondaient aux souhaits de l’idéologie franquiste. Du coup, ils n’évoquèrent pas les caractéristiques polytonales de la musique de Falla, les liens de Falla avec la France et avec des compositeurs étrangers, et personne ne fit référence à la langue dans laquelle l’Atlantide est écrite34. La vision qui établit le Franquisme de la musique de Falla entraîne une simplification de son œuvre qui sera montrée comme le chemin à suivre aux compositeurs espagnols. On peut penser que les effets politiques greffés sur Manuel de Falla n'ont rien à voir avec sa musique. Et que justement, le fait que Falla soit encore aujourd’hui le plus grand compositeur espagnol du XXe siècle, la « quintessence musicale de l’Espagne », est la preuve que sa musique sort non seulement saine et sauve mais aussi victorieuse de toutes ces appropriations. C’est peut-être en cela qui réside le pouvoir de la musique : dans le fait qu’elle n’a pas été affectée par l’instrumentalisation du pouvoir politique franquiste. Mais on peut aussi s’interroger sur la disponibilité de sa musique à « être perçue comme… », surtout dans le cas de l’Atlantide. Peut-être qu’en réalisant son vieux rêve de créer à partir du poème de Verdaguer « une musique d’un esprit religieux sans être liturgique »35, Falla la rend propice à être chargée sémantiquement pour qu’elle devienne un symbole des essences inaltérables de la race hispanique et ouvre en grand la porte à une éventuelle appropriation politique de l’oeuvre. © Igor Contreras 34 Le poème est en Catalan. Est-il permis de penser que dans le poème de Verdaguer le peuple englouti pourrait être le peuple Catalan ? 35 Enrique FRANCO : « L’Atlantide », pochette du disque 5 65997 2 « Manuel de Falla : Atlántida / El sombrero de tres picos », 1996, EMI Records Ltd. 14 BIBLIOGRAPHIE Archives et catalogues : Archivo Manuel de Falla. Archivo de la Revista Musical Ilustrada Ritmo. ARANZADI, Nuevo Diccionario de Legislación, Madrid, Editorial Aranzadi, 1977. 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