Les « Adieux du Vieillard » comme anamorphose littéraire
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Les « Adieux du Vieillard » comme anamorphose littéraire
Pierre Hartmann Les « Adieux du Vieillard » comme anamorphose littéraire (Contribution à une lecture critique du Supplément au Voyage de Bougainville) In: Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, numéro 16, 1994. pp. 61-70. Abstract Pierre Hartmann: The " Old Man's Farewell " as a Literary Anamorphosis (Contribution to a Critical Reading of the Supplément au Voyage de Bougainville). Le Supplément au Voyage de Bougainville is generally considered to constitute Diderot's principle literary contribution to primitivist thought. However, a study of the two different states of the same text (the "old man's farewell") reveals a more subtle reflection, at the end of which the author, while reviving primitivist clichés, emphasises its artificial literary character and the fact that it is epistemologically untenable. For the speech put in the old man's mouth can only be that of enlightened philosophy. Diderot's subtle textual manipulation manages to make the reader realise that this substitution of speech is both a literary subterfuge and the only possible answer to an ethical necessity. As a literary anamorphosis, the old man's farewell is both a literary artifice designed to educate the reader and an introduction to a more refined reading technique. Citer ce document / Cite this document : Hartmann Pierre. Les « Adieux du Vieillard » comme anamorphose littéraire (Contribution à une lecture critique du Supplément au Voyage de Bougainville). In: Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, numéro 16, 1994. pp. 61-70. doi : 10.3406/rde.1994.1247 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rde_0769-0886_1994_num_16_1_1247 Pierre HARTMANN Les « Adieux du Vieillard » comme anamorphose littéraire (Contribution à une lecture critique du Supplément au Voyage de Bougainville) Peu de relations de voyage ont suscité d'aussi abondants comment aires littéraires que le Voyage autour du monde de Bougainville. C'est que l'ouvrage venait à son heure, qu'il était en quelque façon attendu, espéré de longue date, et qu'il devait en conséquence être reçu et lu conformément à cette attente. La découverte de Tahiti et la révélation des mœurs sexuelles de la « nouvelle Cythère » semblaient enfin apporter aux thèses primitivistes dont le siècle s'était repu l'irrécusable confi rmation du témoignage ethnologique. Aussi bien, achevant au début de l'année 1773 une première version de son Supplément au Voyage de Bougainville , Diderot ne fait-il qu'ajouter un commentaire de plus à une déjà longue liste d'écrits tombés peu ou prou dans le domaine public. Autant qu'un supplément au voyage, le texte de Diderot est un écrit supplémentaire s'ajoutant à la foisonnante littérature suscitée par la découverte de l'archipel polynésien. Le fait n'est pas indifférent. Qu'un écrivain de la stature de Diderot, parvenu au faîte de son art et accaparé par des tâches multiples, décide d'ajouter sa partie au concert général, voilà qui est de nature à faire surgir une interrogation quant aux visées d'une telle entreprise. Diderot prendrait-il la plume pour parler à l'unisson, et ne se proposerait-il que d'ajouter une voix supplémentaire à la vaste polyphonie de l'idéologie primitiviste ? Sans aucun doute, si l'on s'en tient à une lecture naïve et complaisante de son œuvre ; le Supplément a sa place assignée dans toute anthologie du primitivisme au siècle des Lumières. Dans l'abondante littérature critique qui lui est consacrée, se font pourtant entendre quelques voix discordantes, qui s'emploient le plus souvent à souligner les contraRecherches sur Diderot et sur V Encyclopédie, 16, avril 1994 62 PIERRE HARTMANN dictions de la société tahitienne, ou plutôt celles du discours que le philosophe lui fait tenir sur elle-même, par le truchement des porteparole qu'il lui prête. On a pu montrer, par exemple, ce que l'Entretien de l'aumônier et d'Orou avait de progressif et de concerté, Orou présentant d'abord à son interlocuteur une doctrine exotérique conforme à la doxa primitiviste (Tahiti comme lieu où règne le principe de plaisir), avant de dévoiler le «secret ésotérique» de la société poly nésienne (son économie sexuelle), laquelle contredit manifestement cette doxa1. Dans l'introduction à sa remarquable édition du texte, Etienne Tassin affirme quant à lui que, «d'un même mouvement, Diderot écarte le mythe d'une nature édénique rapportée par les navigateurs, et celui d'une nature juridique élaborée par les philo sophes»2. Juste quant au fond, l'assertion paraît d'abord paradoxale, tant il semble que Diderot ait eu à cœur, au moment où il s'engageait avec une conviction et une ardeur retrempées dans la longue aventure de sa collaboration à Y Histoire des deux Indes, de jouer à fond la carte du primitivisme, idéologie propice à une critique radicale du colonia lisme et des « établissements des Européens » dans les contrées nouvel lement découvertes. Témoignent à l'évidence de cette conviction et de cette ardeur la verve sacrilège de l'Entretien, et plus encore s'il est possible la sublime éloquence des Adieux du vieillard. Cependant, une lecture suspicieuse du texte diderotien, attentive non seulement aux contradictions logiques qu'il véhicule avec une feinte désinvolture, mais encore à sa facture et à son agencement, au subtil disparate de sa composition, une telle lecture, induite, suggérée et favorisée par les multiples signes de mise en garde que le texte ne cesse d'adresser au lecteur par-delà la cohérence factice de la fiction, révèle une écriture délibérément retorse et truquée, par le biais de laquelle l'auteur, tout en satisfaisant apparemment au nouveau conformisme philosophique en vigueur, se démarque sensiblement de ses collègues lecteurs de Bougainville, décevant insidieusement l'attente du lecteur pour faire entendre sa propre voix, et davantage encore pour tracer une voie praticable entre le sentimentalisme primitiviste et les exigences de la raison analytique. C'est dire qu'à l'instar des œuvres de la grande maturité de l'auteur, le Supplément au Voyage de Bougainville est un texte littéraire autant que philosophique, requérant de ce fait une lecture globale, apte à rendre compte non seulement du processus 1. E. Goichot et J.P. Schneider. «Les "Leçons de la nature". Une lecture de La Dispute et du Supplément au Voyage de Bougainville». Actes du colloque «Actualité et didactique des Lumières», Tunis, 1994 (sous presse). On se référera également à la judicieuse mise au point de G. Benrékassa dans «Dit et non-dit idéologique: à propos du Supplément au Voyage de Bougainville » , Le Concentrique et l'excentrique : marge des Lumières, Payot, 1980, pp. 213-224. 2. Diderot. Supplément au Voyage de Bougainville et autres œuvres morales. Textes choisis, présentés et commentés par Etienne Tassin. Agora, 1992. LES « ADIEUX DU VIEILLARD » 63 d'intellectualisation qui caractérise la littérature des Lumières, mais encore du processus inverse d'expérimentation littéraire de la pensée philosophique qui signe la marque particulière du dernier Diderot3. Il existe, on le sait, deux relations du voyage de Bougainville par Bougainville lui-même : une relation officielle, le Voyage autour du monde, composé à partir des notes plus secrètes d'un Journal de bord, non destiné à la publication, mais dont l'existence était notoire. Dans le Supplément au Voyage de Bougainville, Diderot ne laisse pas de jouer sur un doublon qui lui permet d'entretenir une constante équivoque quant à la nature de son propre texte : qu'est-ce au juste que ce «supplément» mentionné dans le dialogue introductif, et censé lever toute suspicion quant à la fidélité de la relation officielle (« vous n'auriez aucun doute sur la sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le Supplément de son Voyage» (p. 83))? Curieusement, cet écrit en quelque manière secret est d'abord un texte considéré dans sa matérialité la plus tangible, puisque c'est celui que le répondant de B peut découvrir, «là, sur cette table». Texte à la fois étonamment concret, et pourtant chargé de mystère, offert au regard comme à la saisie, mais se dérobant néanmoins dans une énigmatique et curieuse rétention : A. - Est-ce que vous ne me le confiriez [sic] pas ? B. - Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez (p. 82). Texte assez public donc pour pouvoir être parcouru à deux, mais trop secret pour pouvoir être confié, c'est-à-dire abandonné à une lecture solitaire. Texte qui se dérobe à l'intimité d'une lecture réflexive au moment même où il s'étale au regard, et qui ne peut de ce fait qu'être l'objet d'un dialogue sur le vif, à savoir ce même Dialogue entre A et B qui sert de sous-titre à l'œuvre de Diderot, dialogue lui-même étroit ementlimité dans le temps, et aussi par le temps (en attendant que le brouillard se lève!). De fait, l'équivoque initiale débouche sur un procédé qui sera baptisé, bien plus tard, et à partir de Gide, procédé de mise en abîme. Ce qui est ainsi mis en abîme dans l'œuvre, c'est évidemment l'œuvre elle-même, dans son existence à la fois incertaine et têtue. Car ce «Supplément», qui est «là, sur cette table», et que l'interlocuteur du lecteur de Bougainville est invité à découvrir, qu'est-ce d'autre que le texte même que Diderot offre simultanément au regard 3. Le noyau central du Supplément est constitué de deux séquences mettant directement en scène et en position de discours des protagonistes indigènes : la séquence des Adieux du vieillard (seconde partie de l'œuvre) et celle de l'Entretien de l'aumônier et d'Orou (troisième et quatrième parties). A la différence de la plupart des exégètes, on a choisi de concentrer l'analyse sur la première de ces deux séquences, étant entendu que tant les procédures d'analyse mises en œuvre que les conclusions générales auxquelles nous pensons avoir abouti valent également, mutatis mutandis, pour la seconde séquence et, a fortiori, pour l'ensemble de l'œuvre. 64 PIERRE HARTMANN de son lecteur, dans un court-circuit saisissant qui projette dans le temps subjectif d'une lecture solitaire la temporalité objective d'une lecture dialogique et instantanée: «Tenez, tenez. Lisez. Passez ce préambule qui ne signifie rien, et allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'île à nos voyageurs » ? Un «préambule qui ne signifie rien», voilà qui semble qualifier en effet la première section du texte diderotien, le Jugement du Voyage de Bougainville, conversation inepte à propos du temps qu'il fera. Ce jugement sur le jugement (nouvelle mise en abîme!), doit lui-même être suspecté : qu'est-ce encore que ce préambule qui revendique haute ment son insignifiance pour nous mener droit à l'essentiel ? Qu'est-ce que ce texte qui se congédie lui-même pour aboutir à des adieux ? En aucune façon, on s'en doute, un texte qui ne signifie rien. Bien plutôt un préambule qui signale une difficulté, qui en marque la place au moment même où il prétend l'éluder. Un brouillard dont on ne sait encore s'il est destiné à persister ou à « traverser l'éponge » et à se dissiper, un texte brumeux chargé peut-être d'enrober la violente clarté du discours qui lui fait suite, car il est des clartés aveuglantes, et qui demandent pour être exactement perçues l'interposition d'un filtre protecteur. Que ce brouillard porte d'abord sur Yidentité même du texte proposé, sur celui de son auteur (supplément de Bougainville ou Supplément à Bougainville?), qu'il jette donc la suspicion sur le sujet de l'écriture, voilà qui, loin d'être fortuit, introduit d'emblée cette irritante question qui ne cessera de tarauder le lecteur avisé, question opacifiée une première fois par l'anonymat des interlocuteurs du dialogue : qui parle dans le Supplément, qui prononce ces Adieux du vieillard qu'il nous donne à entendre ? Pour recevoir un début de résolution, la question demande un détour. S'il existe deux textes de Bougainville dont Diderot joue avec dextérité, il existe aussi deux textes de Diderot. Plus précisément, deux versions de ces Adieux du vieillard auxquels ce «préambule qui ne signifie rien» est chargé de nous introduire. La première de ces versions est incluse dans un compte rendu de l'ouvrage de Bougainville que Diderot rédigea vers la fin de l'année 1771, et qu'il adressa à Grimm en vue de sa publication dans la Correspondance littéraire. La seconde version est celle contenue dans la deuxième section du Supplément, version remaniée à partir du texte original, que Diderot avait redemandé à Grimm avant qu'il ne fût publié. La comparaison de ces deux textes est instructive. Dans la version originale des Adieux, Diderot s'adresse directement à Bougainville («Ah! monsieur Bougainville, éloignez votre vaisseau des rives de ces innocents et fortunés Tahitiens... »4) ; 4. Le texte le plus accessible de cette première version est celui procuré par Etienne Tassin, dans l'excellent dossier joint à l'édition mentionnée plus haut. LES « ADIEUX DU VIEILLARD » 65 par voie de conséquence, les Tahitiens sont eux-mêmes objectivés dans un discours à la troisième personne, jusques et y compris ce «père respectable de cette famille nombreuse» qui deviendra l'éloquent vieillard du Supplément. Dans cette dernière œuvre, c'est en revanche le vieillard qui prendra directement la parole, Diderot s'obligeant de la sorte à un intéressant travail de transposition stylistique. Le texte du Supplément se présente comme une amplification du compte rendu, qui se trouve augmenté sensiblement de moitié. De l'une à l'autre version, la disposition des séquences subit quelques modifications notables. Ainsi, par exemple, la péroraison du texte originel («Pleurez, malheureux Tahitiens... ») sert d'exorde au discours du vieillard, le désordre savamment agencé de la prose diderotienne permettant par ailleurs un nombre non négligeable de déplacements et de permutations dont il n'est pas assuré qu'ils soient tous significatifs. La plupart des modifications paraissent cependant dictées par des impératifs stylistiques aisément identifiables. Ainsi, par souci de la couleur locale, Tahiti devient Otahiti, tandis que les Tahitiens se muent en Otahitiens. Par souci de réalisme psychologique, le crucifix et le poignard du texte princeps sont appelés « morceau de bois » et « fer » par le vieux Tahitien, procédé par ailleurs familier aux lecteurs des Lettres persanes ou des contes voltairiens. Par une attention soutenue portée aux problèmes épistémologiques relatifs à l'expérience, et donc au voca bulaire nécessairement limités des indigènes (mais on reviendra sur ce point crucial), les «fureurs de l'amour et de la jalousie» importées par les Européens s'imprécisent en «fureurs inconnues», le discours du vieillard devenant de la sorte moins directement intelligible que ne l'était l'apostrophe du publiciste. Pour des motifs analogues, certaines expressions, particulièrement heureuses, sont condamnées à disparaître ; ainsi de la qualification du colonialisme comme d'un « hobbisme » non plus intra-social, mais exercé « de nation à nation ». Disparaît également un distinguo dont on voit bien le sens dans la bouche d'un Européen éclairé, mais qui paraîtrait incongru dans celle d'un Polynésien («com mercez avec eux... mais ne les enchaînez pas»). Il était en revanche naturel que le vieillard s'étendît plus longuement sur la description des mœurs et de l'économie sexuelle tahitiennes, celle-là seulement évoquée dans le compte rendu. Naturel aussi que le représentant des Tahitiens dénonçât avec une insistance accrue les conséquences biolo giques et démographiques du contact avec les Européens («Tu as infecté notre sang» est une expression vigoureuse, absente du texte originel). Enfin, la visée manifestement pathétique du discours du vieillard conduit Diderot à développer une alternative effectivement effroyable, qu'il eût peut-être été malséant d'imputer tout de go au célèbre explorateur (le massacre prophylactique des infectés pour prévenir une contamination générale). 66 PIERRE HARTMANN Quoique ce relevé sommaire n'ait aucune prétention à l'exhaustivité, il permet d'affirmer qu'un tel toilettage stylistique n'affecte pas fonda mentalement l'économie générale du texte princeps. Loin d'altérer de façon déterminante la vertueuse dénonciation de l'intellectuel européen, les griefs du Tahitien semblent se calquer sur celle-ci, pour en épouser avec passablement de fidélité le mouvement d'ensemble et le lexique. Voilà qui n'est pas sans poser problème. Mieux : voilà qui n'est pas sans poser le problème selon nous cardinal soulevé par le texte même des Adieux, et plus avant, du Supplément au Voyage, celui que nous avons commencé d'identifier plus haut : lorsque le vieillard prend la parole, qui parle dans cette voix étrange, qui dit les maux de la tribu ? A qui verrait dans cette interrogation un raffinement superfétatoire de l'exégèse, à qui douterait qu'elle soit posée par le texte même du Supplément, il convient de répondre avec et contre Diderot (i.e. en percevant sa souveraine ironie): «Tenez, lisez. Surtout ne passez pas ce préambule qui signifie beaucoup, gardez- vous d'aller droit aux Adieux ». C'est en effet dans l'ultime séquence de ce même préambule, séquence qui précède immédiatement l'ironique exhortation à le passer tout entier, que Diderot pose avec toute la clarté souhaitable la question épistémologique fondamentale, celle qui tout à la fois sollicite et informe l'écriture expérimentale du Supplément : A. - O Aotourou, que tu seras content de revoir [...] tes compat riotes ! Que leur diras-tu de nous ? B. - Peu de choses et qu'ils ne croiront pas. A. - Pourquoi peu de choses ? B. - Parce qu'il en a peu conçues et qu'il ne trouvera dans sa langue aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées [...] B. - La vie sauvage est si simple, et nos sociétés sont des machines si compliquées. L'Otahitien touche à l'origine du monde et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le sépare de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui naît à l'homme décrépit. Il n'entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n'y voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses qui ne peuvent qu'exciter le mépris d'un être en qui le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments (p. 83). Ainsi donc, selon B (ce premier lecteur de Bougainville dans lequel nous identifions sans peine l'auteur du Supplément), un indigène débarqué en Europe et transformé en observateur de fait des mœurs européennes s'avérerait incapable, à son retour, de rendre compte de son expérience à ses co-insulaires. Et cela, notons-le bien, non seulement pour la raison de bon sens que ceux-ci, n'ayant pas partagé son expérience, se trouveraient dans l'incapacité de la comprendre ; mais pour la raison essentielle que ce voyageur ne disposerait pas lui-même des mots, des idées, de l'outillage conceptuel, de la structura- LES « ADIEUX DU VIEILLARD » 67 tion mentale indispensables à l'appréhension de cette forme absolue de l'altérité que constitue une civilisation plus évoluée que la sienne. C'est qu'en effet un Tahitien n'est pas un Persan. Montesquieu n'a pu accomplir la révolution sociologique que lui prête à juste titre Roger Caillois que par le choix qu'il sut faire d'un regard éloigné, mais non radicalement autre ; celui d'un regard formé par une autre civilisation, non pas celui d'un regard situé en amont de toute civilisation. Et puisqu'il est ici question de la qualité et de la formation d'un regard, remarquons d'abord que la question épistémologique soulevée par le préambule des Adieux n'est autre que celle déjà posée par Diderot dans sa première grande enquête philosophique, la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient. De même qu'il paraît douteux qu'un aveugle dessillé puisse distinguer à vue le cube et la boule qu'il a maniés, de même il est douteux qu'un primitif mis soudainement au contact de la civilisation pût rien entendre aux usages et lois de ces «machines compliquées» que sont devenues nos sociétés. Dans la continuité de la longue et passionnante enquête épistémologique menée par Diderot, Aotourou, c'est Saunderson affublé d'un pagne et transporté des brumes de Cambridge au soleil polynésien. La question qui nous sollicite présentement est donc la suivante : à quoi rime cette évocation apparemment déplacée de la singulière aventure du Tahitien nomade explorateur de l'ancien monde? Dou blement déplacée, du texte au préambule, mais aussi du fait qu'il s'agit ici d'un déplacement du regard qui semble inverser la problé matique centrale du Supplément, celle de l'arrivée des Européens à Tahiti et des conséquences durables de leur bref séjour? Quelle est la fonction du rappel liminaire et de la théorisation rapide de ce voyage inversé, sinon de pointer le paradoxe central qui constitue en aporie logique le texte même du Supplément: celui d'un discours chargé de dénoncer une société qui touche à la vieillesse du monde, émis du lieu d'une société qui touche à son origine, celui d'une parole enfantine à laquelle est dévolue la tâche de démasquer l'homme décrépit ? Reporté du préambule aux Adieux, ce paradoxe sonne de la façon suivante : si un Tahitien ayant parcouru l'Europe s'avère nécessairement incapable — d'une incapacité non seulement psychologiquement, mais épistémologiquement fondée — de concevoir la civilisation européenne, s'il ne peut trouver dans sa langue « aucun terme correspondant », a fortiori un Tahitien resté sédentaire ne pourra ni concevoir cet autre monde, ni trouver en sa langue aucun terme pour en dénoncer la logique impér ialiste et déculturante. Voilà qui permet en fin de mieux comprendre la signification de cet insignifiant préambule. Par un effet de brouillage qui participe d'une stratégie textuelle concertée, Diderot invite son lecteur à aller «droit aux Adieux» au moment même où il lui ménage un détour qui a valeur de mise en garde. 68 PIERRE HARTMANN Dès lors, l'objet de cette mise en garde ne saurait nous échapper: le préambule dénonce la séquence des Adieux comme un texte truqué, un artefact et un trompe-l'œil, une parole à strictement parler impro nonçable. A la question « qui parle dans cette voix étrange ? », Diderot nous incite à répondre : une voix nécessairement familière, celle du philosophe éclairé, une voix qui ne saurait émaner de Tailleurs, d'un en deçà de la civilisation, mais ne peut surgir que du centre même du monde qu'elle condamne. Nul victime désignée ne peut dire les maux de la tribu, seul peut le faire celui qui participe de la civilisation qui les cause. Nul ne peut comprendre, et a fortiori dénoncer le pouvoir mortifère de la civilisation, sinon celui qui en est issu. La voix protes tataire de l'indigène voué à la dépossession est une impossibilité logique, son texte, nécessairement un mythe, un mythe de la philosophie éclairée. Mais, nous dit encore le Supplément, ce mythe est un mythe nécessaire, un récit qu'il est du devoir du philosophe de reconstituer, une fable dans laquelle il est urgent de donner («Est-ce que vous donneriez dans la fable d'Otahiti?» questionne pertinement A). Sans doute les Adieux du vieillard n'ont-ils jamais pu avoir lieu, sans doute sont-ils un texte à proprement parler inouï — mais qu'il est d'autant plus urgent de faire entendre. Le préambule du Supplément nous indique par conséquent que le texte qui va suivre est un artefact nécessaire, la transposition dans la bouche à jamais muette de l'indigène dépossédé du texte même de la philosophie qui lui est réflexivement sympathique tout en lui étant essentiellement étrangère. Au-delà de toute analyse étroitement stylistique, voilà donc quelle nous semble être, dans toute sa portée philosophique, la question posée par l'existence des deux versions des Adieux du vieillard : dans l'un et l'autre cas, Diderot se voit confronté (s'affronte de lui-même) à la tâche épistémologiquement insoluble, esthétiquement ardue mais éthiquement impérieuse qui sera celle qui occupera, avec sa collaboration à V Histoire des deux Indes, une part non négligeable de ses dernières années : celle consistant à apprécier dans son exacte teneur historique et morale l'un des événements majeurs de son temps, celui de la rencontre et de la confrontation des civilisations européenne et indigène. Que penser du processus de colonisation qui s'amorce dans les lointains îlots polynésiens? Comment évaluer l'incidence d'une culture supé rieurement équipée sur des cultures qui semblent proches encore de la nature ? Comment imaginer le destin de ces cultures autarciques mises soudainement au contact de la civilisation ? Ces questions ne sont pas neuves en Europe depuis Montaigne, et ne le sont certes pas pour le directeur de V Encyclopédie5 . Ce qui est neuf en revanche, c'est la 5. Pour une approche de cette question, on lira l'article de F. Fido, «L'Amérique et les indiens des philosophes ». Actes du colloque « Actualité et didactique des Lumières », LES « ADIEUX DU VIEILLARD » 69 conscience à laquelle parvient Diderot de l'extraordinaire complexité du problème, en dehors même de tout jugement moral. Du point de vue épistémologique, voilà comment se pose la question : est-il possible de comprendre de l'intérieur la logique des sociétés primitives? (question qui est à la fois la pierre d'achoppement, le défi et la raison d'être de l'entreprise ethnologique, question que Diderot abordera avec une exceptionnelle lucidité dans les troisième et quatrième parties du Supplément, en dévoilant, au-delà du mythe primitiviste, la complexe économie sexuelle des Tahitiens). Au point de vue esthétique, la question se traduit comme suit : quelle forme litt éraire donner à l'intelligence du processus de colonisation et d'acculturat ion, dès lors qu'il ne s'agit plus simplement, point acquis, de sa dénonc iation politique, mais d'une tentative faite en vue de restituer à la civilisation menacée la parole qui lui est brutalement soustraite ? Comment rendre compte d'un processus de déculturation et d'accul turation que l'on pressent catastrophique en des termes qui ne parti cipent pas eux-mêmes à cette soustraction de parole qui, autant que l'effroyable soustraction physique, concourt à l'anéantissement de ces sociétés? (question à laquelle, Victor Segalen donnera une réponse superbement aléatoire dans les Immémoriaux, cet autre chef-d'œuvre littéraire suscité par la société tahitienne). A cet ensemble de questions, nous savons désormais, et Diderot pressentait avant nous, qu'il n'y a pas de réponse assurée, ni seulement satisfaisante. Les deux états successifs d'un même texte — les Adieux du vieillard — nous permettent simple mentd'appréhender, pour ainsi dire sur le vif, la question surgissant à la conscience de l'écrivain, avec la résolution esthétique qu'il parvient provisoirement à lui donner. La version définitive des Adieux du vieillard est donc une façon de palimpseste qui ne recouvre pas une parole plus ancienne (primitive), mais la parole de toutes la plus actuelle, celle de la contestation philo sophique de la culture occidentale, à l'aube des révolutions atlantiques. Palimpseste bâtard, le texte des Adieux peut en revanche se lire comme une véritable anamorphose. On sait que la caractéristique d'une anamorphose est d'offrir une double prise à la vue, de sorte que ce qui se présente à l'œil est passible de deux types de perception, selon l'accommodation du regard. Ainsi, dans le célèbre tableau des Ambass adeurs d'Holbein, le regard naïf ne perçoit qu'un disque dont l'étrangeté recèle pourtant une vertu incitative, si bien que le regard, éduqué par cette même vertu, découvre dans la banalité simplement incongrue de l'accessoire, l'inquiétante étrangeté qui rappelle à chacun la vanité des choses humaines. De même, l'anamorphose littéraire du texte diderotien offre une double prise à la lecture. Une lecture naïve, candidement induite par l'exhortation à passer le préambule, nous convie à entendre dans la harangue du vieillard la voix de l'homme 70 PIERRE HARTMANN primitif défendant son mode de vie et son droit à l'existence. Inver sement, la familiarité consonnante de cette voix réputée étrangère conduit le lecteur éduqué par une déjà longue tradition littéraire à découvrir, dans cette harangue, la répétition d'un texte ressassé, chargé de rappeler à tout Européen le pouvoir mortifère de sa propre civil isation. De même que l'anamorphose picturale est à la fois trompel'œil et révélation, tentative d'égarement et éducation du regard, de même l'anamorphose littéraire conçue par Diderot est tout à la fois dispositif leurrant et propédeutique à une lecture affinée. Pierre Hartmann Université de Strasbourg