Diderot : Supplément au Voyage de Bougainville. En 1771

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Diderot : Supplément au Voyage de Bougainville. En 1771
Diderot : Supplément au Voyage de Bougainville.
En 1771, paraissait le Voyage autour du monde écrit par le navigateur Bougainville, qui venait, de
novembre 1766 à mars 1769, de faire un long périple au tour du monde. De son voyage il ramena un
Tahitien qu’il fit connaître au Tout-Paris de la politique et des lettres. Soucieux d’apporter un regard
critique à l’entreprise de Bougainville, Diderot trouva dans le récit du voyageur et dans les
témoignages du Tahitien l’occasion d’une double réflexion sur le problème politique et social de la
colonisation et sur la question morale et sociale de la liberté sexuelle. Il publie en 1772 un
Supplément au voyage de Bougainville. Le chapitre II met en scène un indigène qui s’adresse à
Bougainville et ses compagnons. Son discours oppose les « civilisés » au peuple tahitien.
société tahitienne
Paragraphe 1 : liberté du peuple à disposer de
lui-même.
Paragraphe 2 : pureté morale.
société européenne
Paragraphe 1 : droit d’appropriation d’un peuple
jugé inférieur.
Paragraphe 2 : corruption des mœurs.
Problématique : comment le discours de l’indigène permet-il ici de mettre en relief les méfaits de la
civilisation et l’éloge de la vie communautaire ?
Axe 1 : Les méfaits de la civilisation
Arg1 : la cruauté, la destruction, la violence
Critique du comportement des européens qui apparaissent comme une civilisation brutale et
destructrice
Emploi du vocabulaire de la violence, de la cruauté, de la destruction : « brigand, nuire,
fureurs, folles, féroce, haïr, égorger, sang, esclavage, vengé, vol, asservir, brute.. ».
Comparaison : « tu veux t’emparer comme de la brute ».
Dans son discours l’indigène met l’accent sur les méfaits de la colonisation européenne qui a
introduit le vice et la corruption dans le cœur des Tahitiens : « tu ne peux que nuire à notre
bonheur » (ligne 3). Plus précisément il donne à entendre l’opposition entre un idéal naturel où les
hommes vivent libres et insensibles à toutes formes de passions destructrices et un idéal prôné par
les peuples civilisés qui repose sur un esprit de conquête et d’appropriation du bien d’autrui.
Aux lignes 20 et 22 l’indigène rappelle les préjudices subis par son peuple en comparant son
comportement pacificateur à l’arrivée des colons à celui hostile des colons.
- Violences physiques (« jetés sur ta personne , exposés aux flèches»).
- Esclavage ( « t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ?).
Arg2 : l’immoralité
Les Européens ont un comportement malhonnête, contraignant, hypocrite, sans souci de tolérance ni
de respect de l’être humain dans sa manière de vivre et de penser.
Ligne 30 : « sommes- nous dignes de mépris… ? »
Comportement similaire avec les femmes : dans les sociétés européennes, l’accent est mis sur la
morale, notamment celle qui concerne l’union entre les sexes. Même si la liberté de mœurs régit la
via amoureuse des Tahitiens, les européens se comportent avec violence avec les indigènes.
Ironie du sort : la violence s’est exercée au sein des colons pour posséder les tahitiennes : « vous
vous êtes égorgés pour elles ».
Arg 3 : l’injustice
Le vieillard traite Bougainville de brigand pour avoir introduit à Tahiti le sens de la propriété. Le
vieillard rappelle que la distinction du tien et du mien était étrangère aux Tahitiens avant l’arrivée
des européens. En introduisant la notion de propriété, Bougainville et son équipage ont semé la
discorde et créé la servitude (ligne5 : « je ne sais quelle distinction du tien et du mien ») et la création
de besoins nouveaux et artificiels (« tes besoins factices » ligne 39.) faisant apparaître une hiérarchie
jusque-là inexistante.
Il utilise un exemple historique à la ligne 17 : il évoque la réaction violente des hommes de
Bougainville devant les vols commis par les indigènes.
Axe 2 : l’éloge de la vie naturelle
Construite en constant contrepoint de cette critique, se révèle une véritable célébration de la vie
naturelle, sans véritables contraintes sociales.
Arg1 : l’innocence et le bonheur
Ils sont clairement affirmés ( « nous sommes innocents, nous sommes heureux » lignes 2 et 3) et
rattachés à la nature ( « nous suivons le pur instinct de la nature » ligne 4 ). Cette innocence repose
sur l’absence de propriété (« ici tout est à tous », ligne 5) qui évite toutes les formes de rivalité et de
violence. L’absence de toute forme de propriété est signalée dans le texte à travers l’évocation
hypothétique d’une inversion des situations, les Tahitiens prenant possession du territoire des
Européens à la ligne 14. ( « Si un tahitien débarquait un jour …). L’idée d’innocence est également
exprimée à travers l’affirmation de l’honnêteté des mœurs (« nos mœurs sont plus sages et plus
honnêtes que les tiennes » ligne 27.) et à travers celle de l’ « ignorance » (ligne 28) qui est en réalité
une forme de sagesse.
Arg2 : la liberté et la tolérance
L’affirmation de la liberté se fait de manière catégorique (« nous sommes libres », ligne 10.). Elle se
révèle dans le refus et le dégoût de l’esclavage ( « notre futur esclavage » ligne 10) et dans la volonté
et la capacité de lutter pour cette liberté. Il s’agit de la liberté reconnue comme valeur fondamentale
chez les Tahitiens mais aussi il s’agit de la liberté des autres, également reconnue et respectée. La
certitude que le respect de la liberté pour soi est aussi respect de la liberté d’autrui conduit à
l’expression de la tolérance. Toutes les questions des lignes 23 et suivantes montrent que les
tahitiens se sont montrés accueillants et respectueux ( « nous avons respecté notre image en toi »
ligne 26) vis-à-vis du navigateur. Le vieillard rappelle que les tahitiens ont été tolérants à l’arrivée
des colons ( ligne 23) à travers une série de questions oratoires qui évoque tout ce qui aurait pu être
fait en matière de refus et de défense, et qui n’a pas été fait.
Arg 3 : la simplicité d’une existence naturelle
Il faut remarquer l’insistance sur une vie simple, limitée aux besoins les plus immédiats : avoir à
manger lorsque l’on a faim et de quoi se vêtir lorsque l’on a froid (lignes 31 -32).
L’absence de superflu est souligné à plusieurs reprises ( lignes 33 et suivantes) mettant en valeur
l’aspect simple et authentique d’une vie qui ne connaît ni les entraves ni les contraintes de la société
civilisée. Eloge de la vie sauvage parfois considérée comme « barbare » mais reposant sur des valeurs
réellement humanistes. Les expressions « biens imaginaires », « besoins factices », « vertus
chimériques » désignent l’élan de conquête des colons qui ne savent à l’instar des indigènes se
contenter de ce qui est simplement nécessaire.
Axe 3 : un discours persuasif
Le discours de Bougainville est éloquent dans la mesure où il est construit de manière à convaincre
Bougainville –et le lecteur des méfaits de la colonisation.
Arg1 : le discours : une argumentation directe
Le texte est à la fois familier et oratoire, spontané et construit, d’un rythme varié toujours efficace.
Le discours direct est souligné par les signes de ponctuation ( deux points et guillemets à la ligne 1) et
les verbes d’affirmation pour introduire le discours : « s’adressant », « ajouta ».
Le nom « Bougainville » signale qui est l’interlocuteur du vieillard. On remarque le passage du « tu »
qui représente Bougainville au « vous » qui représente les Occidentaux. Le vieillard utilise souvent le
pronom « nous » car il se situe dans la communauté des Tahitiens.
A la ligne 11 , Orou est sans doute l’interprète présent lors de l’échange.
L’alternance des pronoms personnels « nous »/ « tu » amène à un constat positif de la vie des
Tahitiens qui s’oppose à un constat négatif chez les Occidentaux ; la coordination « et » marque ici
une opposition.
Les jeux d’interaction soulignés par les pronoms personnels, les parallélismes donnent du rythme au
discours : « nous sommes innocents / nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre
bonheur » (ligne 2) ; « nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes
son caractère » (ligne 4).
Arg 2 : Une éloquence persuasive
Le jeu des hypothèses inversées : le vieillard imagine que les interlocuteurs se trouvent dans une
situation inversée : « Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes… » pour faire comprendre ce
qu’il y a d’inacceptable dans le comportement des colonisateurs.
La syntaxe crée des rapprochements et des oppositions :
- Chiasme ( lignes 7 et 8) : « elles…tes » / « tu …leurs ».
- Opposition « libres » et « esclavage » lignes 9 et 11 repris aux lignes 19 et 20 ; « ignorance »
et « lumières » lignes 28 et 29. Les fausses « lumières » de la civilisation ont conduit au pire
colonialisme ! Opposition entre « méprisables bagatelles » et « vol de toute une contrée »
lignes 17 et 19
- Parallélismes : « ce pays est à nous » / « ce pays appartient aux Tahitiens » lignes 13 et 15 ;
« quel droit as-tu sur lui qu’il n’est pas sur toi » Ligne 19.
Le recours aux questions oratoires sont autant d’interpellations attirant l’attention sur les
comportements condamnables des colonisateurs ou généreux des Tahitiens.
Registre polémique :
Phrases exclamatives.
Hyperboles : « tu souffrirais la mort » ligne 20 / « fureurs inconnues » ligne 7 / « féroce » ligne 8,
« vous vous êtes égorgés ».
Impératifs : « laisse nous nos mœurs » ligne 27 / « va dans ta contrée t’agiter »
Conclusion :
Le vieillard adopte un ton assuré qui dénote une longue observation et une longue
observation et une longue réflexion avant la prise de parole. Faisant appel à l’imagination, à
l’évidence, utilisant une sorte de démonstration par l’absurde ( les hypothèses
inacceptables), il mène un discours assuré, sans hésitation, sans hésitation sur la valeur de
ses croyances. Le ton passionné souligne à quel point il est certain du bien-fondé de la cause
qu’il défend. La critique porte sur une société prônant la loi du plus fort. Le discours du vieux
Tahitien est un message philosophique appelant au respect d’autrui, à la tolérance et à la
célébration de la vie naturelle.

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