L. A. (DS) = D. DIDEROT, Supplément au voyage de Bougainville
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L. A. (DS) = D. DIDEROT, Supplément au voyage de Bougainville
L. A. (DS) = D. DIDEROT, Supplément au voyage de Bougainville Plan du développement + CCL I : Le vieillard tahitien fait le procès du Français Bougainville, chef de « brigands » 1) La violence barbare des Européens est dénoncée Bougainville est mis en accusation par le vieillard qui s'adresse directement à lui en le nommant « chef des brigands » (lig 1) (brigandage = vol avec violence) • Le champ lexical de la violence occupe une place importante dans son discours : on peut relever les termes « fureur » et « féroce » (lig 5) → les allitérations en [f] et en [r] renforcent l'effet de brutalité, « égorger », « haïr » (l.7) sont des verbes qui ont pour objectif d'impressionner l'auditoire . L'orateur emploie aussi l'image « cette lame de métal » l.11 pour évoquer les armes des Européens, par métonymie. Cette image contraste avec le caractère pacifique des Tahitiens. • Il utilise aussi un euphémisme ou une hyperbole « teinte de votre sang », l.15/16 pour évoquer les violences faites aux femmes : image crue. • Enfin la gradation rythmique du groupe ternaire de la lig x « sommes nous jetés sur ta personne ? Avons nous pillé ton vaisseau ? T'avons nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? » insiste bien sur les exactions des Européens, de manière détournée. => Le paradoxe : les Européens traitent les autres de barbares, mais ils le sont davantage. 2) Leur malhonnêteté et leurs abus sont mis en évidence Les Européens ont essayé de corrompre les Tahitiens, ils effacent leur « caractère » (lig 4), leur identité et leur liberté de penser (verbe « effacer » = métaphore qui peut choquer le lecteur) • L'orateur emploie le verbe « prêcher » aux connotations religieuses pour évoquer les conversions forcées au sens large : les Européens imposent leurs idées, sans respecter la culture locale (contrairement aux autochtones : lig 18) : on les convertit ainsi aux pratiques européennes comme la propriété que ne connaissaient pas les Tahitiens avant leur arrivée. • Les Européens ont également corrompu les femmes tahitiennes (plusieurs lignes pour insister sur ce fléau). • Ils ont l'intention de réduire les Tahitiens en esclavage : « tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage » (lig 9) → le vieillard nie la supériorité des Européens, de Bougainville : « ni ange ni démon » ( question oratoire ironique : Bougainville est remis à sa place, il n'est qu'un homme, tout comme celui qui parle) • Pourtant, les Européens considèrent les Tahitiens comme des animaux : « celui dont tu veux t'emparer comme de la brute » (comparaison et hyperbole) ; ils traitent les Tahitiens avec « mépris » (l.20), => Deuxième paradoxe, ces chrétiens ne traitent pas les Tahitiens comme des frères (l. 14-15) mais comme des êtres inférieurs. II : L'éloge de la vie naturelle des Tahitiens permet au vieillard de mieux dénoncer les défauts des Européens 1) Liberté, innocence, bonheur : telles sont les valeurs défendues par les Tahitiens Le vieillard n’emploie pas « je » mais « nous » => sa culture n’est pas individualiste ; la vie tahitienne est communautaire, pacifique et harmonieuse • Le vieillard souligne leurs vertus « nous sommes innocents, nous sommes heureux » (lig 2) = parallélisme, anaphore et termes à connotations mélioratives mettent en valeur ces éléments qui semblent liés (-> ils sont heureux car innocents) • A la ligne 18, il insiste plus nettement encore en ordonnant à Bougainville : « Laissenous nos mœurs ; elles sont plus sages et honnêtes que les tiennes » (comparatif de supériorité + groupe binaire) • 3e élément : « Nous sommes libres » (lig 8) : ils ne connaissant pas la propriété, et les Français veulent prendre leurs terres et les réduire à l’esclavage => actes révoltants « ce pays appartient aux habitants de Tahiti » ≠ « ce pays est à toi ! Et pourquoi ? » • Toutes ces vertus ont été injustement détruites par les Européens : « tu ne peux que nuire à notre bonheur » (lig 3) : négation exceptive qui met en avant le danger. Avec ses questions oratoires, le vieillard menace même les envahisseurs : lui et son peuple peuvent prendre les armes pour défendre leurs libertés -> « Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? » (lig 15) 2) Le vieillard revendique une vie simple, naturelle, proche de la nature « Nous suivons le pur instinct de la nature » (lig 3) indique que le texte s’inscrit dans la tradition du mythe du bon sauvage qui remonte à Platon : plus l’homme vit proche de la nature plus il est pur et heureux ; la société avec ses règles et ses contraintes, nous éloigne de cette innocence première = lois naturelles plus justes selon Diderot. Ils se contentent du « nécessaire » et ne sont donc pas constamment en quête de plus que ce dont ils ont besoin pour vivre : « nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus » (contrairement à nous Européens) « tes inutiles lumières » ligne 19 ; ils préfèrent être ignorants et sages que savants et malheureux parce qu’ils ne savent pas où est le vrai bonheur (ailleurs que dans les biens matériels) Le vieillard dresse ainsi un portrait négatif de l'homme des Lumières : malheureux, car toujours en conflit, en guerre, et toujours frustré à cause de ses « besoins superflus ». Ici Diderot semble plus proche des thèses de Rousseau que de celles de Voltaire (Rousseau pense que la propriété est la source du malheur des hommes ; Voltaire défend le progrès, le luxe et le confort des sociétés européennes) III : L'éloquence persuasive de l'orateur, porte-parole du philosophe 1) Les hypothèses inversées, une habile stratégie argumentative Le lecteur français peut ainsi se mettre à la place des Tahitiens : • l'orateur pose des questions rhétoriques, dont la réponse est évidente (lig 16 et suiv .) = efficacité de son raisonnement logique • Il compare le comportement des Européens (« brigands ») avec celui des Tahitiens : il a recours à notre imagination pour montrer l'absurdité de ces violences injustifiables. • Il met en avant des paradoxes : les Européens ne voudraient pas que les Tahitiens se comportent comme ils le font => parallélisme et antithèse : « pas esclave » ≠ « nous asservir » (lig 13-14) => ce raisonnement logique souligne le bon sens du vieillard qui pourrait être le porte-parole du philosophe des Lumières 2) La fermeté du ton et l'autorité d'un chef. Dans ce long discours, le vieillard ne se laisse pas interrompre par celui qu’il accuse, et qui se trouve donc réduit au silence. • La ponctuation est expressive, avec des exclamatives, des interrogations oratoires = un discours lyrique et polémique (il nous persuade par les émotions) • Les phrases impératives soulignent l’autorité du chef des Tahitiens qui ne se laisse pas impressionner par les Européens : « Écarte promptement ton vaisseau » l. 16 ; « Laisse-nous nos mœurs » • Des effets d'accumulations de questions, d'exemples, et le recours aux généralisations comme « tout est à tous » mettent en évidence la fermeté du ton de ce vieillard qui est sûr de lui ; Le vieillard semble ne plus rien avoir à perdre et se montre prêt à tout pour défendre son peuple, y compris à mourir comme on peut le voir encore dans la suite de son discours (nous n’avons ici qu’un extrait). Conclusion : ① Ce long discours est bel et bien un réquisitoire puisqu'il fait le procès de la colonisation de Tahiti par les Européens. Diderot a mis en scène un personnage de fiction, il s'agit donc d'une argumentation indirecte, et ce discours est nettement polémique. Le personnage n’est-il pas, d’ailleurs, le porte-parole du philosophe des Lumières qui critique ici les incohérences de sa propre civilisation ? Quoi qu’il en soit, le vieux chef Tahitien maîtrise parfaitement la langue française et l'art oratoire et ses mots deviennent des armes pour défendre son peuple, sa culture, et sa liberté. ② Diderot n’est pas le premier écrivain français à s’attaquer à la colonisation : l’humaniste Montaigne a en effet dès le XVIe siècle écrit des propos très virulents contre les Conquistadors Espagnols dans deux chapitres de ses Essais, « Des Coches » et « Des Cannibales ». Lui aussi insiste sur le fait que les Européens ne respectent pas les préceptes de leur religion puisqu’ils asservissent et massacrent des peuples innocents afin de s’enrichir, oubliant donc que les hommes sont frères. Selon lui, les plus barbares ne sont pas les étrangers, mais ceux qui veulent les dominer par la violence. Au XXe siècle, le poète martiniquais Aimé Césaire a quant à lui directement défendu les peuples asservis et opprimés dans son Discours sur le colonialisme (1950), un texte si polémique qu’il n’a pas pu le prononcer en public à l’époque.