サ イ レ ン ト 対 話 - Bibliothèque de l`école Camondo
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日 本 の 包 装 サ イ レ ン ト 対 話 Dialogues Muets emballages japonais ZOÉ BOULAIS Dialogues Muets emballages japonais ZOÉ BOULAIS Mémoire de 5ème année École CAMONDO Année 2014-2015 Chargée de mémoire : Manolita Filippi REMERCIEMENTS Je tiens à adresser mes remerciements aux personnes qui m’ont aidée dans la réalisation de ce mémoire. En premier lieu, je remercie Manolita Filippi, professeure à l’école Camondo, qui a su me guidée dans mon travail et m’a aidée à trouver des solutions pour avancer. Je tiens à remercier sincèrement Monsieur Toru Ito, vice président de l’association du packaging japonais et directeur de l’agence de design ESQUISSE, qui m’a accordée du temps pour m’expliquer la culture japonaise et m’a permis ainsi d’ouvrir mon projet. Je tiens à remercier sincèrement Monsieur Joan Larroumec, gérant du club privé Miwa, pavillon de la cérémonie du cadeau, qui m’a expliquée le savoirfaire japonais de l’origata. Un merci tout particulier à la famille Oomori, qui m’a accueilli et m’accueille encore si chaleureusement, et qui m’a expliquée avec sincérité l’histoire de l’emballage japonais. J’aimerai enfin remercier mes parents pour leur aide et leur soutien tout au long de ce travail. 5 SOMMAIRE 09. INTRODUCTION 15. S’APPRÉTER : VÊTEMENTS ET ACCESSOIRES 69. ORIGAMI • la matière papier et l’origami • la matière papier et l’imprimerie KIMONO ET FUROSHIKI • l’utilisation des tissus dans la culture japonaise ORIGATA • offrir des cadeaux, un cérémonial socialisant et engageant • les motifs et teintures • le kimono, un symbole fort • le furoshiki, l’emballage de tissu • les exemples de furoshiki, anciens et contemporains INRÔ • l’inrô, un accessoire ancestral masculin 43. • déclinaisons de l’utilisation de l’inrô SE RESTAURER : LES ARTS DE LA TABLE (S’)OFFRIR : UN CADEAU • les occasions pour offrir • la technique d’emballage de l’origata 92. CONCLUSION 94. BIBLIOGRAPHIE ET AUTRES... ITADAKIMASU (bon appétit) • le bentô-bakô, la boîte à mets traditionnelle • l’évolution de la matière du bentô-bakô • le bentô-bakô moderne, le Cup Noodle • le Cup Noodle laqué KANPAI ! (santé !) • le saké, liquide et contenants • exemples locaux de saké • initiative et rite autour du saké 6 7 INTRODUCTION Le Japon moderne, pays aux subtilités insoupçonnées, tire sa force d’un langage muet, d’une codification évidente aux yeux des Japonais. Ce jeu silencieux, inaccessible à la première lecture pour les étrangers, met en avant une culture traditionnelle riche, totalement intégrée au style de vie moderne japonais. M. Toru Ito, designer et co-président de l’association de packaging japonais 2, définie le style japonais comme « délicat, qui tourne autour du sujet ». « Il se trouve que dans ce pays (le Japon) l’empire des signifiants est si vaste, il excède à tel point que la parole, que l’échange des signes reste d’une richesse, d’une mobilité, d’une subtilité fascinante en dépit de l’opacité de la langue, parfois même grâce à cette opacité. « BARTHES Roland, L’empire des signes, 1 1. Barthes Roland. L’empire des signes. Collection Points Essais. Paris : édition Seuil, 2007, (première édition 1970) 157p., p.34 2. Entretien réalisé le 22 août 2014 à Tôkyô 3. T. Hall Edward. Comprendre les Japonais. Collection Essais, Edition Seuil, 1991, 217p. 4. Jolivet Muriel. La crise des modèles. Paris : édition Philippe Picquier. 9 septembre 2010, 320p., p.95 8 La vitesse de lecture à laquelle est décodée un message est très importante. Les individus peuvent être assimilés à des « messages lents ». Apprendre à les connaître et s’introduire dans leur intimité est particulièrement long. La structure fortement hiérarchique nippone crée une barrière supplémentaire à ce rapprochement. 3 Ce système de communication en dérange certain, comme Murakami Ryu, auteur de « Les Bébés de la consigne automatique » ou « love & pop », qui dénonce un grave problème de communication à tous les niveaux. « Nous appartenons à une société où on a toujours pensé qu’il était inutile de verbaliser ce qui allait de soi : beaucoup de choses passent par le nondit. On ne peut pas dire qu’on ait perdu un mode de communication pour la bonne raison qu’on n’en ait jamais eu ! ». 4 9 Pourtant, 50 à 90% des informations sont transmises à l’aide de moyens non-verbaux grâce aux objets, vêtements, gestes, posture… Les objets, les « messages rapides », sont des indicateurs de puissance et de statut, tandis que le comportement renseigne entre autre sur les sentiments et la disposition de l’interlocuteur. C’est ce qui rend l’Objet si puissant visuellement. de huit millions de déités -qui ressemblent plus à des concepts tels que l’âme ou la nature- à travers chaque objet, chaque chose. Bien plus qu’une simple matière, l’objet contient une « existence ». 6. charactère ancien tsutsumu Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon lance une campagne agressive d’échanges culturels en vue de reconquérir sa position antérieure dans la société internationale. Les Japonais veulent diffuser la culture nippone à d’autres parties du monde, tout en introduisant la vie occidentale dans la vie quotidienne japonaise. Leur capacité d’adaptation, leur mobilisation à répondre rapidement et efficacement au changement et l’acceptation des transformations inhérentes ont permis de moderniser l’industrie nippone de façon fulgurante. Le design est d’ores et déjà reconnu comme indispensable au processus de fabrication, malgré des faiblesses économiques. De nombreuses mesures sont prises par le gouvernement afin de promouvoir et de stimuler les designers, comme la création d’écoles de design dès 1950, ou encore la création de compétitions sponsorisées par des entreprises publiques et privées. Le redressement de l’économie et la politique stable instaurée par le parti démocrate libéral, permettent aux Japonais de jouir d’une liberté de temps et d’une certaine aisance financière. 5 10 Au début des années 1980, le pays nippon devient une société de consommation ou règne la surabondance, une société de consommation hystérique et ultra complexe. L’engouement pour la revalorisation des valeurs et matières traditionnelles se fait ressentir. Cette coexistence d’éléments de conception traditionnelle et moderne, vigoureusement soutenue par le grand public, est issue de l’univers du polythéisme, et de la classification culturelle 2 de l’animisme*. Les Japonais discernent la présence Les boîtes, les enveloppes, les emballages, objets qui passent de mains en mains doivent par leur simple existence exprimer le contenu et anticiper le dialogue, mais avant tout donner un abri à un objet rempli de vie. M. Toru Ito explique que la notion de l’emballage au Japon n’est pas anodine. En effet, le mot pour emballer, tsutsumu (包) 6, est dérivé du pictogramme chinois représentant le ventre d’une femme enceinte. La protection et la douceur maternelle sont indissociables. Contrairement à la conception occidentale donc, l’essentiel n’est pas ce qui se trouve à l’intérieur, mais plutôt une sorte d’harmonie entre le contenu et le contenant, l’un ne mangeant pas l’autre. A travers cet échange, les Japonais cherchent le respect et la gratitude du donateur. A travers une recherche orientée sur la forme, la matière, les motifs et la couleur, se posent les questions suivantes. Comment les techniques traditionnelles japonaises s’expriment à travers l’emballage contemporain ? Par quel moyen l’objet exprime-t-il ce qu’il renferme ? Comment l’objet emballé favorise-t-il le lien social ? 5. BERQUE Augustin. Dictionnaire de la civilisation japonaise. Paris : édition Hazan, 1994, 108p. J’ai choisi d’articuler mon propos selon le déroulement d’une cérémonie traditionnelle au Japon, le mariage. Les objets symbolisent des rituels marquant les différentes étapes de cet évènement. La première partie s’articule autour du vêtement traditionnel et de ses accessoires à travers la notion de s’apprêter. La seconde partie concerne les arts de la table grâce aux contenants alimentaires et saké afin de se restaurer. La troisième et dernière partie se rapporte à l’emballge cadeau et les conséquences de se don, à travers la notion de (s’)offrir. 11 23 Juillet 2013 16h22 La longue ascension du Mont Fuji durant la nuit fraîche du mois de juillet ne m’a pas empêchée d’apprécier la douceur du soleil levant. Après m’être assoupie dans le bus du retour et afin de pouvoir me détendre, je décide de m’arrêter, comme il est coutume de faire, au onsen d’Odaiba, île artificielle de Tôkyô. Les onsen, littéralement sources chaudes, sont des bains publics situés en extérieur et dont l’eau est issue de sources thermiques. Ces lieux proposent aussi des divertissements, de quoi s’y restaurer et voire même de s’y loger. Cet endroit si particulier à mes yeux, nommé Ooedo Onsen Monogatari « histoire au onsen d’Edo » (ancien nom de Tôkyô), s’inspire de la période du même nom. Tout a été pensé pour nous plonger dans cette période historique où le Japon était encore isolé du reste du monde. Avant de pouvoir pénétrer dans l’enceinte du bâtiment, on me demande de choisir parmi une dizaine de yukata (habit traditionnel léger), aux motifs et couleurs flamboyantes. Je dépose mes habits dans un casier prévu à cet effet, puis enfile le yukata et le noue sur le côté de façon plutôt incertaine. Je découvre à travers les portes coulissantes semi-transparentes la reconstitution d’une rue d’Edo en pleine effervescence. J’y aperçois des restaurants, des lanternes, des couleurs et lumières chaleureuses, des écritures calligraphiées abstraites mais aussi des stands traditionnels pour jouer au go ou pour pécher des poissons rouges à l’aide d’épuisettes dissolubles. L’opacité des paravents me laisse distinguer le mouvement d’une foule vêtue de couleurs vives, qui se disperse lentement dans les ruelles adjacentes. L’immersion est totale, et le temps me semble arrêté. S’APPRÊTER KIMONO ET FUROSHIKI L’UTILISATION DES TISSUS DANS LA CULTURE JAPONAISE L’enveloppement du corps, le découpage des espaces et l’emballage des objets suivent un langage commun. Les Japonais accordent le même soin à envelopper les objets qu’à recouvrir le corps d’un kimono, où à délimiter avec raffinement un espace d’habitation en utilisant des matériaux comme le tissu ou le bois nu. Dans tous les cas, le but est de sublimer esthétiquement la fonctionnalité, une démarche souvent empreinte de référence au sacré. Les rideaux et autres tissus suspendus de textures et d’épaisseurs variées, partitionnent l’habitat, composant des espaces privés dédiés aux rencontres intimes, ou laissent au contraire une vue libre et dégagée pour encourager les intrusions et la contemplation d’autrui. 14 Les tissus brodés de motifs décoratifs, le choix indiscutable de la combinaison des couleurs, et le nombre de couches successives évoquent non seulement le rang social, mais aussi l’humeur et la personnalité de celui qui les porte. La connexion avec la nature reste de plus très présente. Ainsi, toutes les décisions esthétiques suivent un code commun établi de tous, et participent au langage symbolique, aussi complexe que la poésie. Cela s’exprime par le choix 15 du papier sur lequel on écrit une lettre et la sélection du parfum qui l’accompagne, du choix des tissus et la façon dont ils sont pliés... Aucun détail n’est laissé au hasard, et c’est cela même qui définie au mieux l’esprit japonais. 7 LES MOTIFS ET TEINTURES Les techniques traditionnelles de teinture et de tissage ont survécu jusqu’à nos jours grâce à des travaux de grandes qualités. Pendant plus de dix siècles, l’artisanat de la teinture et du tissage s’est perpétué sans que les formes originelles initiales ne soient modifiées par les fluctuations des modes auxquelles, selon les époques, il s’est prêté. C’est ce que l’on peut appeler la force de la tradition. Elle est parvenue jusqu’à l’époque actuelle en s’enrichissant constamment d’éléments nouveaux. Telle est l’originalité de cet artisanat. 16 C’est à l’époque Yayoi (300 av. JC - 300 ap. JC) qu’avec l’apparition de l’agriculture se répand l’usage de filer les textiles et de tisser la toile. A l’époque Kofun (IIIe-VIe), des fibres végétales provenant de plantes ligneuses et herbacées, ainsi que des soieries, des tissus sergés et des brocards ont été découverts. Il apparaît donc qu’à la faveur des échanges avec la péninsule coréenne et le continent chinois, de nouvelles techniques de teintures et de tissage avaient, dès cette époque été introduites au Japon. Puis au VIIe, l’importation des Sui et des Tang chinois, de magnifiques tissus teints vont favoriser l’essor très rapide de l’artisanat dans ce domaine. Plusieurs techniques de coloration voient le jour : le shiborizome où certaines parties du tissu, isolées au moyen de noeuds, échappent au bain de teinture et produisent ainsi des motifs décoratifs blancs, le hasamizome («teintures à points pincés») et la teinture à la cire. De plus, les tissus imprimés nommés suri-e sont issus d’un procédé qui consiste à faire pénétrer les couleurs dans le tissu à l’aide de pochoirs à motifs. La broderie a elle aussi déjà fait son 7. MENEGAZZO Rossella. Wa : the essence of japanese design. Edition Phaidon Press, 2014, 288p. pp. 215-219 Kimono aux motifs paulownia et phoenix. Période Edo (18ème siècle) Porté par Tokugawa Muneharu. Tokogawa Art Museum Kimono au motif Nuihaku Période Edo (17ème siècle) Tokugawa Art Museum 17 apparition. L’époque de Nara (710-794) dévoile ainsi un éventail quasi complet de toutes les techniques de base employées au Japon, techniques qui atteignent dès lors le niveau le plus élevé au monde. Le Japon de l’époque Heian (794-1185) se dégage de l’influence de la Chine et développe sa propre culture. Ce processus est marqué, en particulier dans la société aristocratique de la cour, par les nouvelles habitudes vestimentaires. 8 LE KIMONO, UN SYMBOLE FORT Kimono au arabesques et motif de gourde Période Edo (17ème siècle) Tokugawa Art Museum 8. BERQUE Augustin. op. cit. p.365 Kimono teint à la hasamizome Période Edo (18ème siècle) Tokugawa Art Museum 18 Le kimono (着物), littéralement «chose que l’on porte sur soi», devient un habit de choix pendant la période Heian. Il est soumis à un code rigide de l’étiquette, et distingue ceux qui vivent «au dessus des nuages», c’est à dire les membres de la cour, de ceux du peuple. La soie (kinu), une fibre naturelle adorée pour son éclat, son élasticité et sa légèreté, est teintée de façon traditionnelle, cousue et brodée à la main d’or, d’argent ou de ficelles colorées, et peinte, toujours à la main, de motifs de saisons, de lieux de littérature, ou d’autres symboles de bon augure afin de marquer les occasions spéciales. Certains décors sont privilégiés comme le premier bourgeon du prunier ou la floraison épanouie des cerisiers au printemps, le flamboiement des feuilles d’érable à l’automne ou bien les reflets de la lune sur un paysage hivernal. Tous ces ornements aux codes bien précis prennent leurs racines du monde de la nature. On peut y voir un embellissement de la forme du corps. Les jûnihitoe, portés par les femmes de la cour, et aujourd’hui encore lors de mariage impériaux et de cérémonies d’intronisation, consistent à superposer douze couches (comme son nom l’indique), de dimensions variables. La couleur de chacune des couches est soigneusement choisie pour le plaisir esthétique que leur combinaison produit au niveau des manches et du cou, lignes sensuelles et érotiques, pouvant être comparables à celles du décolleté occidental. Tandis que les hommes enfilent un large et long pantalon retroussé de façon à 19 ne jamais toucher le sol. Le kimono estompe les lignes du corps à travers les étoffes et les couleurs. Comme l’explique Roland Barthes, ce n’est pas la voix (avec laquelle nous identifions les «droits» de la personne) qui communique [...], c’est tout le corps (les yeux, le sourire, la mèche, le geste, le vêtement) qui entretient une sorte de babil auquel la parfaite domination des codes ôte tout caractère régressif, infantile.» 9 A travers les siècles, le kimono se simplifie, jusqu’à atteindre sa forme actuelle, un habit constitué de longues pièces rectangulaires ou carrés cousus ensemble. Le côté gauche du tissu chevauche le droit. La ceinture (obi) quant à elle est attachée à l’arrière de façon élaborée en fonction des occasions et du statut social et ferme le kimono. La longueur des manches varie elle aussi en fonction de l’âge. Conjointement, les préférences pour les combinaisons de couleurs et les arrangements décoratifs ont évolué. Répartis de façon plus ou moins équitable sur le vêtement, ils se condensent principalement au niveau des épaules, des manches et du bas de l’habit, laissant la partie destinée à l’obi sans ornementations. Avec des références toujours aussi présentes liées à la nature, les saisons, ou les contes, le kimono devient un espace picturale, comparable aux boîtes laquées 10 ou autres objets en céramique. Ces dialogues et échanges entre la littérature et les arts visuels et décoratifs impliquent indéniablement la connaissance de la matière et de la technique. Les nombreux seigneurs conviés utilisent alors ce tissu au blason de leur famille pour éviter de mélanger leurs kimonos et autres effets personnels. Ce terme se généralise à l’époque d’Edo (1603-1868) avec l’usage plus régulier des bains publics (onsen) permettant de ne pas mélanger ses affaires mais aussi de s’essuyer les pieds à la sortie du bain. Cependant, l’emballage par le tissu trouve son origine bien avant, à l’époque Nara (710-794) sous le simple nom de tsutsumu. Il était utilisé pour garder des objets de valeur comme les objets du trésor impérial de Shoso-in au temple Todai-ji à Nara. Dessins de motifs de kimono Période Meiji Tokugawa Art Museum 9. BARTHES Roland. op. cit p.54 10. Laque : notion abordée partie «se restaurer» p.47 LE FUROSHIKI, L’EMBALLAGE DE TISSU Le furoshiki est un morceau de tissu carré qui s’enroule et se noue autour d’objets, et permet d’envelopper les possessions les plus diverses. 24 L’appellation furoshiki, littéralement bain (furo) et étaler (shiki), désignant à la fois le tissu et la technique d’emballage, apparait à l’époque Muromachi (13361573), lorsque le shogun 11 Ashikaga Yoshimitsu fait construire un grand bain dans sa résidence à Kyoto. 11. Chef militaire qui exerçait le véritable pouvoir au Japon du Moyen Age au XIXe siècle 12. Mottainai : sentiment de gaspillage, expression que l’on peut traduire par «quel gâchis» Le succès du furoshiki est en parti dû à sa facilité et sa rapidité d’utilisation pour emballer les effets personnels mais aussi se déplacer rapidement lors de pèlerinages ou en temps de guerre pour éviter les pillages. Les Japonais ont d’autant plus appris à réagir dans l’immédiateté, en raisons des nombreuses catastrophes naturelles, et à vivre dans le provisoire ; ils vivent dans l’immédiateté. Les marchands eux aussi tirent profit de cette technique pour transporter les marchandises et les mettre en valeur auprès de leur clientèle. Ils s’en servent aussi comme support publicitaire, rendu possible grâce aux nombreuses techniques de teintures. Utilisé à profusion au Japon Edo, cet indispensable accessoire de kimono n’a pas résisté à la modernité et encore moins à l’invasion du costume occidental dès la seconde guerre mondiale. De plus, le furoshiki tombe en désuétude avec la généralisation des sacs plastiques et papiers. Depuis une vingtaine d’années en revanche, le Ministère de l’Environnement japonais a remis au goût du jour ce morceau de tissu, et prône le développement de ce geste écologique pour lutter contre la surconsommation des emballages plastiques. Il s’inscrit parfaitement dans la politique des 3R (réduire, réutiliser, recycler), proche du mouvement mottainai 12 qui lutte entre autre pour une meilleure utilisation des ressources la terre. 25 EXEMPLES DES FUROSHIKI Le furoshiki se trouve en plusieurs tailles, et les différentes façons de le nouer dépendent de ce qu’on y emballe. Deux caractéristiques approuvées par le grand public japonais ont permis la création de nombreuses variantes. D’une part, chaque préfecture a développé sa propre technique et l’identité régionale reste très présente chez les Japonais. Les cérémonies et objets de cérémonie ponctuent d’autre part les étapes importantes de la vie. A Kyushu par exemple, il existe une variante appelée minofuroshiki qui constitue une partie importante du trousseau des femmes, utilisé lors de rites de passage de vie. • L’UTILISATION ANCIENNE DU FUROSHIKI 26 Les trousseaux de mariage comme dot se généralise à l’époque d’Edo dans la première moitié du XVIIIème siècle. Il contient le nécessaire de toilettes et de maquillage, des objets pour la cérémonie de l’encens, des écritoires et ustensiles pour la table (des bols, assiettes), et quelques meubles pour leur rangement. Chaque élément reprend le même thème décoratif. Le nombre total d’objets et la richesse du décor sont des éléments révélateurs de fortune de la famille commanditaire. Constitué de trois morceaux cousus ensemble, le minofuroshiki porte l’inscription du nom de la maison de naissance de la femme. Il est offert après le mariage, symbolisant le lien indestructible entre les familles. Le minofuroshiki est utilisé pour envelopper les boîtes destinées à être envoyé à la mariée, qu’elle réutilisera lorsqu’elle reviendra visiter ca famille. De ce fait, ce tissu fait parti des objets les plus précieux à posséder. Dans les familles les plus pauvres, le trousseau de la mariée est envoyé au fur et à mesure après l’union, et le minofuroshiki enveloppe finalement la dernière cargaison. Il est par la suite déposé sur le cercueil de la défunte, et garder de génération en génération en souvenir du lien fort qui unie les deux familles. Des traditions similaires existent aussi d’en d’autres Dessins des types de noeuds furoshiki © Zoé Boulais 27 13. “Paris Tokyo Paris 18971997. Shisedo la beauté”. Paris : Connaissance des Arts, 1997, 66p., p.47 Projet Tôkyô Komon par Moeno Suzuki, 2013 <http://www.kisode.com/> préfectures, comme à Saga, Fukuoka ou encore Nagasaki, où le furoshiki porte le nom de yomeirifuroshiki. 13 • L’UTILISATION MODERNE DU FUROSHIKI La liberté des designers s’exprime surtout à travers les couleurs et les motifs des tissus anciens. Faisant partie intégrante de l’habit traditionnel, le designer Moeno Suzuki, retravaille de façon moderne les motifs de kimono de la période d’Edo, représentatif du quotidien. Les différentes façons de pliées sont mises en avant par le choix du motif et des couleurs vives. Les motifs repris sont des symboles forts de cette période des shoguns. Le furoshiki bleu, au motif seigaha, est composé de vagues stylisées, vagues de l’océan bleu de forme circulaire concentrique. Il tire son nom des costumes utilisés pour le bugaku (danse traditionnelle) et des courtes pièces musicales. Cette stylisation nous rappelle aisément le symbole «wifi», représentatif d’un Japon moderne, classé deuxième mondial du plus gros consommateur d’internet. Ce mélange original permet de garder un pied à terre dans les traditions, entre le temple bouddhiste et la Tôkyô Tower. Le pluvier (un oiseau du littoral qui vol en groupe, qui effleure gracieusement les vagues et qui se laisse guider par les rivières) est un motif récurant présent sur les vêtements, la vaisselle, le mobilier mais illustre aussi les parchemins. Le motif hexagonal inspiré des feuilles de chanvre, se répète comme des étoiles. Composés de lignes horizontales, verticales et diagonales, ces feuilles toujours organisées en groupe composent une image. 28 Pour le projet Architexture lancé en 2006, six architectes, dont Kengo Kuma, accoutumés à dessiner des volumes, ont créé des tissus qui s’apprécient en 3D. Pour les Japonais, la séparation entre arts 29 majeurs (peinture, sculpture, dessin) et arts mineurs (art décoratif) n’existe pas, l’art doit être présent dans chaque objet. Rohukei Inoue retourne à ses origines pour créer un emballage destiné à la série du thé vert Poésie Zen. Cette enveloppe hybride, en papier washi 14, décliné dans des tons sourds, est noué à la façon furoshiki. Les étiquettes semblent avoir été calligraphiées au pinceau et à l’encre et rappelle les peintures zen en rouleaux que l’on accroche au mur pour la cérémonie du thé. Cette application pour les détails continue à être une particularité de design contemporain et souligne l’humilité des Japonais face au matériau brut à travers toutes les étapes de transformation. Même si le furoshiki ne laisse pas deviner l’objet emballé, le raffinement du nœud, l’excentricité et la grande variation de motifs imaginée par les designers et les artisans locaux permet au furoshiki d’être un achat de premier choix à ramener comme souvenir. 30 Projet Poésie Zen par Rokuhein Inoue, 1988 MENEGAZZO Rossella. op. cit. Projet Architexture par Kazuyo Sejima, Yui Tezuka, Hiroshi Naito, 2006 <http://www.kisode.com/> 14 washi : notion abordée partie «s’offrir» p.69 31 S’APPRÊTER INRÔ et n’est pratiquement pas ouvragé. Ce n’est que bien tardivement, à l’époque d’Edo que s’est développé un style de décoration propre au Japon. L’intérieur est traité de façon sobre, juste laquée avec quelques marques dorées, l’artiste utilisant généralement la partie extérieure comme surface d’expression. Les artistes travaillent dès lors avec toutes les ressources de la ciselure, et utilisent des matériaux beaucoup plus diversifiés : du bois dur noble tel le cerisier ou santal, de l’ivoire d’éléphant, de sanglier ou de cachalot, du bambou, du métal, de la porcelaine. Les scènes représentées sont significatives de la vie quotidienne nippone, et se traduisent par des représentations graphiques allant du moustique à l’éléphant, du pin au cèdre, des ruisseaux aux océans, des courtisans aux guerriers, des jouets aux armes ... Cet accessoire très prisé, permet à chacun d’exprimer son statut social ainsi que son goût pour les arts mineurs. L’INRÔ, UN ACCESSOIRE ANCESTRAL MASCULIN Contrairement au vêtement occidental, l’habit traditionnel japonais, le kimono, ne comporte aucunes poches et ne permet pas d’emporter avec soi des objets. Les hommes prennent ainsi l’habitude de transporter leurs effets personnels (tabac, bourse ou médicaments) pendus à la taille grâce à une cordelette fixée au obi. Les femmes quant à elles, préfèrent le sac à main. Ces objets pendus portent l’appellation générale de sagemono. Pour ne pas que l’objet glisse ou tombe, une breloque appelée netsuke est fixée à l’extrémité du cordon devenant lui aussi un objet utilitaire indispensable à l’habit. Il portait autrefois le nom d’obibasami («pince de ceinture») ou encore obikake («pendentif de ceinture»). 15 32 Ce nouvel objet apparaît à l’époque de Muromachi, et est utilisé initialement pour retenir l’inrô, boîte qui contenait à l’origine les sceaux personnels à cacheter ainsi que la cire vermillon. Les inrô (印籠), littéralement «panier de cachets», changent peu à peu de vocation, et deviennent spécialement utilisés pour la pharmacie. Cet accessoire d’usage courant au Japon dès la période Temmon (1532-1554) est fabriqué à partir de matériaux naturels, comme le fragment de corail, dent ou corne d’animal ou en morceau de bois, 15. BERQUE Augustin. op. cit. p.204 Ils sont compartimentés en plusieurs parties emboitables les unes dans les autres. Le nombre de composants peut varier de un à sept, toujours surmonté du couvercle, et sont maintenus par une cordelette qui coulisse dans des canaux situés de part et d’autres des compartiments. Les plus beaux inrô sont eux mêmes rangés dans un étui, généralement en laque unie, qui peut être découpé sur l’une de ses faces permettant ainsi d’entrapercevoir l’inrô. De cette façon, les chocs entre eux évitent d’endommager les contenants. Les Japonais apprécient ce jeu de transparence, de voir et être vu, d’intrusion furtive dans l’intimité. Deux familles de laqueur se sont distinguées par la production de pièces remarquables : les descendants de Kajikawa Hikobei et ceux de Koma Kyui. Après deux siècles d’isolement, le Japon s’ouvre au monde occidental à la suite du forcement du blocus japonais par le commodore Perry en 1853. Les traités et échanges commerciaux se multiplient. A mesure que le Japon assimile avidement la civilisation occidentale, les costumes européens (vêtements avec poches- se généralisent, la cigarette remplace le 33 tabac pour la pipe. L’utilisation des inrô, dont le sort est intimement lié au kimono perd sa raison d’être et finit par décroître. De son côté, l’Europe et la France découvrent la civilisation japonaise et un nouvel art de vivre. . Les européens utilisent les estampes d’ukiyo-e comme du papier d’emballage bas prix pour les articles importés du Japon comme les céramiques ou laques. 34 A partir de l’ère Meiji (1868-1912), le netsuke et l’inrô sont considérés par les Japonais comme un ouvrage d’artisanat miniature, un article de bimbeloterie, sans grande valeur. Cependant, ce sont de véritables objets d’art qui prennent leurs racines dans la vie quotidienne de l’époque d’Edo. La fabrication exige un sens raffiné de la beauté et une technique artisanale d’une grande minutie. A présent au Japon, ces objets miniatures sont enfin reconnus comme des œuvres artistiques faisant appel aux techniques les plus élaborées de l’histoire de l’art. Inrō avec un oiseau posé sur un mûrier en fleur. Artiste Koma Yasutada, Période Edo Inrō avec un poan et des fleurs. Artiste Koma Yasutada, Période Edo Inrō avec un beateau rempli de trésors. Artiste Kajikawa Bunryûsai (1751-1817), Période Edo (19ème siècle) Inrō avec des feuilles de vignes. Artiste Masanari Shiomi (1647-1722), Période Edo (18ème siècle) DÉCLINAISONS DE L’UTILISATION DE L’INRO • PAR SHISEIDO Un jeune entrepreneur, Yushi Fukuhara fonde en 1872 une modeste -mais première- pharmacie nommée Shiseido de style occidental, au cœur du quartier le plus élégant de la capitale, Ginza. Il profite de l’ouverture du Japon pour visiter l’Europe, et notamment l’Exposition Universelle de Paris en 1900. Il rapporte dès lors tout ce qu’il l’a impressionné et fusionne la méthode de gestion à la japonaise, basée sur le confucianisme, et la nouvelle technologie à l’occidentale. Il profite de la rapide expansion économique pour lancer ses propres productions. Ainsi voit-on sortir de ses laboratoires le dentifrice sanitaire Fukuhara, des lotions faciales ou encore les premières crèmes japonaises. Les produits de beauté prennent par la suite le pas sur la pharmacie. Un département de création voit le jour en 1916, et est chargé de concevoir des affiches, publicités et 35 agencement de boutiques. C’est à son fils que l’on doit le logo de Shiseido, le camélia stylisé hanatsubaki. A travers les supports de marque et de publicité, Shiseido s’est dessiné une interprétation japonaise de l’art décoratif des années 1920, un art qui avait luimême subit des influences japonisantes, et multiplient les arabesques qui resteront longtemps l’essentiel de sa signature. Le parfum, élément constitutif de l’espace féminin, évoque un lieu, une atmosphère, une humeur. Les vêtements et les cheveux en sont les premiers véhicules. Pour un retour aux sources d’inspiration traditionnelle, Shiseido inspiré par l’étroite relation entre le parfum et le kimono, crée le flacon et l’emballage Zen influencés par le décor d’un laque conservé dans le temple Kodai. 16 Le parfum solide contenu dans un inrô, va encore plus loin dans sa référence à l’art japonais ancien. On y retrouve le compartiment unique et son couvercle, la cordelette nouée par le dessous ainsi que le netsuke ici représenté par une sphère rouge au motif de tiges. Les motifs sur le inrô, comparable à la stylisation de l’époque Edo, représentent un décor des sept plantes symbolisant l’automne, parmi lesquels on retrouve le chrysanthème. Malgré que le matériau traditionnel ait été remplacé par des équivalents plus modernes en plastique, l’essence même du design traditionnel reste présente, et respecte ses origines. Contrairement à d’autres emballages, un soin tout particulier est accordé aux produits cosmétiques, car ils incarnent la beauté bien sûr, mais aussi car ils restent plus longtemps sur l’étagère. 16. “Paris Tokyo Paris 18971997. Shisedo la beauté”. op. cit. Flacon et emballage Zen, Shiseido, 1970. “Paris Tokyo Paris 1897-1997. Shisedo la beauté”. op. cit. Parfum Snow Fairy, 1934 Parfums Magnolia, 1920 Shiseido. “Paris Tokyo Paris 1897-1997. Shisedo la beauté”. op. cit. • PAR YAMAZAKI MARIKO 36 De façon plus moderne et un peu plus éloignée, Yamazaki Mariko s’inspire de l’ouverture spécifique du inrô pour son emballage de bonbons sucrés Tokoyo Hanamame. La cordelette rouge, simplifiée, et apparente à chaque étape de l’ouverture du paquet, permet de dévoiler ce qui se cache à l’intérieur. Le couvercle, élément fort de cet emballage, placé 37 au niveau supérieur tel un netsuke représente un hexagone, forme traditionnelle de feuille de chanvre. Ce motif souvent assemblé les uns aux autres, crée dans ce cas une frise interminable, que l’acheteur associe aussi à la marque. Pour un design global, le logo, traité par le même principe, exprime les différentes strates regroupées par le fil rouge. Une des règles fondamentales du formalisme japonais consiste à mettre en scène chacun des éléments de l’objet. Juxtaposés, ils ne sont jamais fondus dans l’unité d’une composition. Chacun semble être traité indépendamment avant d’être réuni aux autres. Il ne s’agit pas de répondre à un ordre rationnel mais d’inventer des tensions nées de la maîtrise intuitive du ma, notion japonaise pour l’espace, les formes, les couleurs et les matières. Le séisme provoqué par la révolution industrielle n’a pas coupé le Japon de ses racines, mais cherche une cohabitation entre le mode de vie industriel et les traditions. Comme pour la peinture, les éléments sont juxtaposés et respectent l’espace qui les sépare. Même si le inrô n’est plus aujourd’hui un produit réservé à l’homme, son accroche et plus particulièrement son système d’ouverture ont su être valorisés différemment mais toujours en lien avec la tradition ancestrale. En effet, cette boite anciennement destinée à contenir diverses objets s’inspire encore aujourd’hui de la période d’Edo par l’évocation de l’univers de l’habit. 38 Projet Tokoyo Hanamame par vYamazaki Mariko S.N. New Traditional Japanese Design. Tôkyô : BNN, 2013, 176p., p.71 39 13 Juillet 2013 10h06 Comme tous les mois à cette même période, Tokie Oomori –mon hôte mais avant tout mon amie- visite ses parents à Kiso (préfecture de Nagano). C’est tout naturellement qu’elle me propose de l’accompagner, ce que j’accepte de bon cœur. Nous voici à la gare d’une station tokyoïte, prêtes à prendre le shinkansen (train express japonais) direction Kiso pour un voyage d’un peu plus de trois heures. Arrivées en avance comme tout bon Japonais, je remarque avec stupéfaction que les trains –équivalents des TGV- s’arrêtent sur le quai à seulement deux minutes d’intervalles. Les personnes qui montent et qui descendent ne se croisent jamais, chacun respecte l’autre et le chemin qui lui est tout tracé. Je sens, à travers ses flux de va-et-vient, une douce odeur de riz qui me dirige vers un petit stand, à l’apparence plutôt vétuste, posé là sur le quai comme si de rien n’était. Dans l’étroite vitrine est entreposé de façon très organisée une multitude d’aliments : des légumes frits, du riz au sésame, des nouilles au Sarrazin, de la viande grillée… Ces mets artificiels de cire sont à s’y méprendre et allèchent tous les passants sans aucune difficulté. Je me laisse aussitôt tenter par l’expérience, et c’est avec enthousiasme que je ressors avec ma boîte bien garnie pour seulement 550 ¥ (moins de quatre euros). Les panneaux s’allument, Tokie m’interpelle, le train entre en gare. SE RESTAURER ITADAKIMASU (BON APPÉTIT !) LE BENTÔ-BAKO, LA BOÎTE À METS TRADITIONNELLE 1. Entretien avec M. Joan Larroumec, gérant du club privé Miwa, pavillon de la cérémonie du cadeau, réalisé le 24 septembre 2014, Paris, France. 42 De nombreux contenants alimentaires sont utilisés par les Japonais - furoshiki, feuilles de bambou, sac en cuir, enveloppe et panier en paille tissée, seau en bois - bien avant l’apparition de boîtes spécialement créés à cet effet. Même si l’origine du bentô-bako («boîte à repas compartimentée», bentô ne faisant allusion qu’au contenu) reste floue, les historiens s’attachent à croire qu’elle fut inventée pendant la fin de la période Kamakura (1185-1333) lors de pique-nique. Le riz (hoshi-ii), aliment courant de l’époque, est par la suite réhydraté grâce à de l’eau bouillante transportés tout deux dans un petit sac. Peu après, le bois devient un matériau de choix car il préserve l’humidité du riz. Comme l’explique Joan Larroumec 1, les Japonais privilégient l’association de certains matériaux, comme la pierre pour les couteaux, le cyprès qui parfume le riz... Les nombreux périples des classes moyennes émergentes à l’époque d’Edo (1603-1867) engendrent un grand intérêt pour ces boîtes de transport, qui deviennent dès lors une surface d’expression et de raffinement. L’aristocratie japonaise n’hésite pas à se procurer des boîtes laquées, incrustées de matériaux précieux comme l’or ou l’argent et ornées de nacre. Les 43 divertissements comme le théâtre, ou regarder l’éclosion des sakura («fleurs de cerisier») créent de nouvelles opportunités de repas à l’extérieur. Le makuno-uchi bentô-bako par exemple s’apprécie au théâtre Nô 2 ou Kabuki 3. Les aliments privilégiés restent les onigiri («boule de riz»), pouces de bambou, champignons, fruits de mer... La religion bouddhiste introduit ultérieurement le bentôbako à toutes les cérémonies, sacrées ou laïques. A l’ouverture de la ligne ferroviaire japonaise en 1885, qui relieUtsunomiya (préfecture Tochigi) au quartier tokyoïte uppé Ueno, apparaît le premier bentô-bako de gare, le ekiben. Les tentations sont multiples car chaque gare vend la spécialité de sa région et ne coûte que quelques centimes. Comme le ressent Roland Barthes, «la gare japonaise est traversée de mille trajets fonctionnels, du voyage à l’achat, du vêtement à la nourriture : un train peut déboucher dans un rayon de chaussures. Vouée au commerce, au passage, au départ et cependant tenue dans un bâtiment unique, la gare (est-ce d’ailleurs ainsi qu’il faut appeler ce nouveau complexe?) est nettoyée de ce caractère sacré qui marque ordinairement les grands repères de nos villes : cathédrales, églises, mairies, monuments historiques.» 4 Depuis toujours, le bentô-bako symbolise le statut social. Les mères préparent chaque matin le bentô pour leur enfants qui ne bénéficient que très rarement de cantine, tandis que les maris passent au konbini («supérette ouverte 7j/7 et 24h/24) ou prennent leur repas à emporter. Cet emballage, aux qualités conservatrices reconnues et facile à transporter, fait partie d’un mode de vie réglée comme du papier à musique. L’EVOLUTION DE LA MATIÈRE DU BENTÔ-BAKO •LE BOIS 44 L’association du bois au bentô-bako n’est pas anodine. En effet, le Japon, pays au climat chaud et humide, 2. héritier des formes les plus anciennes du théâtre japonais, il trouve son origine dans les fêtes religieuses célébrées dans les campagnes, afin d’égayer les divinités, et ce faisant, s’assurer de leur bienveillance pour les récoltes. 3. forme épique du théâtre japonais traditionnel. Centré sur un jeu d’acteur à la fois spectaculaire et codifié, il se distingue par le maquillage élaboré et l’abondance de dispositifs scéniques. 4. BARTHES Roland. op. cit. p. 55 5. Aujourd’hui tout bâtiment moderne doit être démoli après 50 ans, et reconstruit selon les dernières lois antisismiques est particulièrement propice au développement des arbres. Leur croissance rapide permet aux Japonais d’exploiter cette ressource comme combustible, et pour développer tout types d’objets. En outre, le rythme des saisons permet de distinguer le bois initial ou «bois de printemps» du bois final ou «bois d’automne», qui expriment la beauté des veines du bois, veinure droite et irrégulière. Cet aspect naturel, et cette sensation au toucher sont des qualités bien accordées au goût des Japonais, et qui est de nos jours, encore très fortement apprécié. Les nombreuses catastrophes naturelles font du bois le matériau qui convient le mieux à ce pays en perpétuelle construction/reconstruction. 5 L’utilisation des objets en bois au Japon remonte à l’époque Jômon (8000 av J.C. - 300 av J.C.), et indique que les techniques de travail du bois à l’aide d’instruments en pierre étaient largement développées. C’est à partir de l’époque Yayoi (300 av J.C. - 300 ap J.C.) que les objets en bois se multiplient de façon remarquable. Les communautés villageoises s’installent sur les terres humides, du fait des débuts de la riziculture, et contribuent donc à cette profusion d’objets : ustensiles culinaires, outils agricoles, armes, métiers à tisser... Ce qui retient l’attention est l’ingéniosité avec laquelle le bois est employé en fonction de sa provenance en tenant compte de sa dureté, de sa résistance aux chocs, de la qualité de sa coupe. Il faudra attendre l’époque Kofun (IIIe-VIe) pour voir apparaître les techniques de menuiserie. Les nombreux échanges avec la péninsule coréenne à propos des procédés chinois permettent aux Japonais d’améliorer et d’affiner rapidement leurs techniques. Avec l’introduction du bouddhisme vers la moitié du VIème siècle, des temples se construisent sur toute l’archipel, entrainant ainsi la création d’objets de cultes. Les Japonais maîtrisant les techniques de menuiserie, de cintrage, d’évidage, s’attèlent aux procédés de décorations : marqueterie de bois, incrustation de lamelles d’ivoire, de burgau, d’écailles de tortue, de jade, placage d’or et d’argent, peinture à 45 l’huile, laquage. L’EVOLUTION DE LA MATIÈRE DU BENTÔ-BAKO •LA LAQUE Les laques se développent à l’époque de Heian (794-1185), et la plupart des objets en bois sont dès lors laqués. L’élaboration d’objets raffinés dans le style Ôchô, autre nom de cette période, devient très populaire. La laque (urushi), qui s’applique sur tous matériaux (bois, céramiques, métal, textile...) couvre densément et équitablement toute surface. La laque, nom donné au liquide -à bien différencier de «le» laque qui fait référence à l’objet- est extraite de la sève du rhus vernifica, qui une fois sèche devient imperméable et inaltérable. Elle était originellement utilisée pour renforcer et protéger un objet ou une pièce de sculpture, mais est reconnue plus tard pour sa fonction décoratrice. Bentô-bako en bois laqué au motif noshi Période Edo (18ème siècle) MENEGAZZO Rossella. op. cit. Bentô-bako en bois laqué façon maki-e avec perles incrustées Période Edo, 1698 MENEGAZZO Rossella. op. cit. 46 6. MENEGAZZO Rossella. op. cit. pp.20-25 La laque a naturellement une couleur brune, mais il est coutume d’y ajouter des pigments rouge ou noir. Cette matière, issue d’un processus long et méticuleux s’applique couche par couche, est toujours appréciée par les Japonais pour les ustensiles de cuisines, bols et plateaux, bentô-bako, petites pièces de mobilier, et set d’articles de décoration comme les peignes et épingles à cheveux. Cette technique est aussi utilisée pour embellir les équipements militaires des samourai, épées, selle à cheval, étriers, masque ou bouclier. A cette époque prédomine la technique décorative du maki-e, consistant à saupoudrer d’or, d’argent ou à incruster de perles les motifs en laque avant qu’ils ne sèchent. L’âge d’or du maki-e coïncide avec la période de mutation durant laquelle le Japon, se dégageant de l’influence chinoise, élabore sa propre culture. 6 Cette technique fréquemment employée, se diversifie tous au long des époques à venir, et reste une technique de premier choix. Le kamakura-bori par exemple, est une technique représentative de l’époque Kamakura qui consiste à graver des motifs 47 floraux sur un enduit de laque recouvrant un support en bois. Les laques negoro de l’époque de Muromachi (1336-1573), sont obtenues grâce à la superposition d’une laque rouge et d’une laque noire. Le ponçage fait apparaître par endroit sous forme de taches, de stries ou de motifs décoratifs la couleur noire. Atteignant sa plus grande forme de raffinement à la période d’Edo. L’amélioration de la situation économique des citadins favorise les laques à l’usage courant. Comme pour toutes spécificités artisanales, chaque région de l’archipel développe sa propre technique de laque, qui persiste encore aujourd’hui. L’artisanat provincial prospère grâce aux mesures de protection et d’encouragement des industries locales. Ce bentôbako de quatre compartiments, en laque et aux décors de noshi, déborde d’un lyrisme proprement japonais. Le noshi empaquetait autrefois des cadeaux de célébrations à l’aide de bande d’ormeaux (mollusque) séchés. Il fut remplacé par la suite par des bandes de papiers colorés synonymes de bon augure. Ces objets utilitaires accèdent au statut de création artistique par la poésie de la matière et les implications spirituelles du décor. L’EVOLUTION DE LA MATIÈRE DU BENTÔ-BAKO .MAGEWAPPA (BOIS CINTRE) Projet Magewappa par Shunji Kurimuri 1977 MENEGAZZO Rossella. op. cit. 48 Projet Shiraki Tsukushi Bentô par Yoshinobu Shibata. 2003 Collectif, Wa l’harmonie au quotidien. op. cit. Puis la culture japonaise se particularise, se spécifie et fait preuve d’avancées originales. La beauté des courbes, des surfaces convexes et autre coins arrondis séduisent le peuple. Magewappa est une technique artisanale traditionnelle originaire de la ville Odate (préfecture d’Akita) datant de la période d’Edo. Cette région est particulièrement connue pour sa production de cèdres. Depuis près de quatre-cent ans les Japonais, très poches de la nature, plantent et replantent des cèdres, désherbent, élaguent, et ce chaque année afin de préserver cette qualité de vie saine et l’environnement pour les générations futures. Même si quatre-cent jeunes arbres ont été plantés, moins de trente ont été utilisés pour la manufacture. Afin de ne produire que des objets de 49 LE BENTÔ-BAKO MODERNE, LE CUPNOODLE qualité fait-main, les arbres avec des noeuds ou avec une mauvaise coloration ne sont pas utilisés. Cette technique consiste à faire bouillir les copeaux de bois pour pouvoir les plier. Le bois cintré est alors façonné avec de l’écorce foncé, généralement de cerisier. Comme il n’y a pas de couche de vernis, ces objets ne peuvent pas rester longtemps dans l’eau. Cependant sa légèreté et sa préservation des goûts en fait un objet de premier choix. 50 Les bentô-bako de Yoshimasa Shibata et de la Japan Craftwork Corporation (artisans locaux) sont la preuve incontestable du regain de popularité pour le savoir-faire traditionnel et local, malgré la tentation des produits industriels. Cet usage quotidien combine qualité et robustesse. Yoshimasa Shibata met en avant l’expérience produite par cette technique, qui n’inclut pas seulement le toucher et la vue, mais aussi le goût et l’odeur. L’utilisation de ces sens met en relation le contenant et contenu, l’objet et l’espace qui l’entoure, l’objet et l’utilisateur. Les produits de la Japan Craftwork Corporation ont reçu des nombreux prix, notamment le «Good Design Award» décerné par le Ministère japonais de l’Industrie et des Echanges Internationaux qui cherche à promouvoir le savoirfaire nippon. 7 Dessin inspiré du musée Cup Noodle à Yokohama © Zoé Boulais 7. Odate Crafts Co., Ltd. Magewappa [en ligne] Disponible sur <www.magewappa.co.jp> Après la Seconde Guerre mondiale, le Japon lance une campagne agressive d’échanges culturels afin de reconquérir sa position antérieure dans la société internationale. La culture occidentale s’impose, mais le Japon trouve tout de même sa place à travers se nouveau style de vie. Ce double échange représente parfaitement la mentalité de Momofuku Ando, inventeur des nouilles instantanées. A cette époque, le Japon manque de vivres, et se procurer de la nourriture devient difficile. En reprenant les idées génératrices du bentô-bako (portion individuelle facile à transporter) Momofuku Ando, qui voie sa femme frire des tenpura (beignets), a l’idée d’utiliser la friture comme moyen de conserver les nouilles. Après plusieurs réajustements, il sort en 1958 les Chicken Ramen (nouilles instantanées au goût poulet). Son produit -fris, séché et vendu dans des petits sachets plastiques - fait de son entreprise Nissin Foods une firme colossale. De séjour aux Etats-Unis en 1966, il se confronte à un mur. En effet, ses Chicken Ramen, qui doivent être consommés dans un bol d’eau bouillante avec des baguettes ne correspondent pas aux habitudes occidentales. Pour pouvoir atteindre un public plus large, et après de nombreuses discussions avec ses homologues américains, il décide d’utiliser la forme d’une tasse, 51 8. d’après ma visite du musée CupNoodle à Yokohama le 24 août 2014 qui fait office d’emballage mais aussi de plats. Manger directement dans le contenant est en effet la dernière idée génératrice du bentô-bako. La difficulté était de trouver un moyen inratable et rapide pour incorporer les nouilles sèches dans son emballage. La solution ingénieuse de Momofuku Ando a été d’introduire les nouilles par le haut. 8 Baptisé simplement Cup Noodle en 1971, la révolution culinaire est en marche. Le progrès technique mécanique engendre une production industrielle importante, et le succès est immédiat. L’invention de ce produit n’est pas à prendre à la légère, car il révolutionna tout un mode de vie et une façon de consommer rapidement dans le monde entier. Les nouilles instantanées font partie du quotidien japonais, et les emballages prévus à cet effet font preuves d’une ingéniosité remarquable. Une particularité du musée de Cup Noodle à Yokohama est la personnalisation des emballages. Il est possible, après avoir acheter préalablement un emballage « vierge », de dessiner sur la « cup » que l’on viendra remplir nous même d’ingrédients divers choisis par nos soins, selon le procédé de Momofuku Ando. Il a bien compris que comme aujourd’hui l’identité de l’individu gagne de plus en plus d’importance, il devient nécessaire d’étudier à quel point les emballages sont capables de s’adapter à l’individualité du consommateur. LE CUPNOODLE LAQUÉ 52 9. Nendo. Disponible sur <http://www.nendo.jp/> A travers plusieurs projets pour la boutique souvenir du musée Cup Noodle à Yokohama, Oki Sato - alias Nendo, designer japonais mondialement reconnudécide de faire redécouvrir cet emballage que chacun d’entre nous a eu au moins une fois dans ses mains. Pour le projet Urushi (laque)9 Oki Sato travaille en collaboration avec des artisans laqueurs, qui recouvrent directement de laque les contenants originaux comme cela est le cas pour les bols en bois. Les signes distinctifs de la technique maki-e s’y retrouvent : laque noire ou rouge pour la tasse et le 53 doré pour les liserés, rappelant les incrustations d’or et d’argent de l’époque. Ce retour aux origines et cette inspiration d’une technique traditionnelle fait de cet objet si banal un objet de valeur culturelle. Sa fonction première, c’est à dire contenir les nouilles, n’est pas entravée. Ce design né d’une culture hybride fait preuve d’un niveau de sophistication, de sensibilité et de cohésion surprenante. Projet Urushi par Nendo, 2011. <http://www.nendo.jp/> 54 55 KANPAI ! (SANTÉ !) SE RESTAURER LE SAKÉ, LIQUIDES ET CONTENANTS Le terme sake est un terme générique utilisé au Japon pour désigner les boissons alcoolisées incluant le vin, la bière et le whisky. L’alcool de riz japonais est en fait appelé nihon-shu (littéralement alcool japonais) ou sei-shu. 56 Le riz, grain à partir duquel est fabriqué le saké, est cultivé en Chine depuis plus de 7000 ans. A partir de l’époque Yayoi la culture du riz devient courante au Japon. Les plus anciens écrits concernant le saké japonais apparaissent dans des livres d’histoires chinois du troisième siècle. Ils expliquent que les Japonais ont pris l’habitude de se réunir en buvant du saké pour pleurer les morts. Issus d’une technique innovante chinoise -grâce à une saccharisation par les moisissures-, le Japon développe par la suite ses propres techniques encore utilisées aujourd’hui. Historiquement, le saké est étroitement lié à l’agriculture et aux rituels shintoïstes. A la fin de période Kamakura, les sanctuaires shintoïstes et temples bouddhistes commencent à développer eux même leur propres techniques de brassage. Cette boisson, accompagnée de denrées alimentaires issues de l’agriculture, sert d’offrandes pour s’accorder Estampe The Strong Oi Pouring Sake par Katsushika Hokusai. 1835 Exposition Hokusai au Grand Palais 57 les bienfaisances des déités. Les innovations en menuiserie de la période Muromachi (1336-1576) permettent la fabrication de grandes cuves de 1500L, facilitant la fabrication massive du saké. Ainsi née une production à part entière de spécialistes non affiliés aux temples ou sanctuaires. La conservation de cet alcool évolue au fil des époques et les premiers tonneaux voient le jour sous la période d’Edo. Appelé komodaru, ces tonneaux en bois de cèdre de taille unique permettent d’obtenir trois capacités différentes grâce à un système de faux-fond réduisant la hauteur de moitié ou trois-quarts. Recouverts de pailles de riz et de motifs traditionnels, ils sont taillés comme les occidentaux sabrent le champagne. Sous l’ère Meiji (1868-1912), la forme des bouteilles de bière importées suite au forcement du blocus japonais par le commodore Perry inspire un nouveau format pour le conditionnement du saké. Les premières bouteilles de saké en verre de 1.8L font aussi leur apparition. Elles mettent en avant un nouveau mode de vie, une nouvelle façon de consommer adapter à une vie sédentaire. 58 Grâce aux progrès fulgurants de l’industrie durant cette époque, de nouvelles techniques importées comme le verre moulé ou étiré sont introduites. Les Japonais se sont en effet intéressé tardivement à cette matière. D’après Augustin Berque, «cela tient peut-être à la perception esthétique des Japonais, différente de celle qui a cours en Occident, où le verre est considéré comme une pierre précieuse artificielle. Il est fort possible, en effet, que la nature froide du verre n’ait pas correspondu au penchant des Japonais pour les objets doux et agréable au toucher».10 Les Japonais, adeptes du utsushi (tradition de la copie), assimilent à l’époque d’Edo les techniques et fabrications du verre importé de Chine et d’Europe. Appelé biidoro ou encore gyaman, le verre devient une matière très prisée représentative de la culture occidentale récemment introduite. En 1676, Nagasaki devient la première ville fabricante du verre, dont l’usage se répand par la suite dans la vie quotidienne. D’autres grandes villes de l’archipel comme Osaka et Kyôto approfondissent la technique, et plus particulièrement Edo (actuel Tôkyô) qui perfectionne la gravure. La diversification du style de vie pendant ses années a provoqué un changement considérable de l’emballage saké, même si quelques Japonais perpétuent les rituels. 11. 10. BERQUE Augustin. op. cit. p.501 Je me permets de faire brièvement la comparaison entre l’évolution du contenant du saké et de la sauce soja. La sauce soja été autrefois conservée dans de grandes bouteilles d’1.8L puis été transvaser dans des récipients plus petits pour disposer sur la table. Kenji Ekuan révolutionne les habitudes en dessinant en 1961 le flacon en verre de 150mL Kikkoman 11, qui peut être posé directement sur la table. Il réduit la bouteille à sa forme essentielle, critiquée à l’époque pour son apparence non-finie. Comme la bouteille du saké, le style de vie sédentaire à influencer l’usage et donc par conséquent la taille des contenants alimentaires : plus petits pour se transporter plus facilement. Le respect de la nature et donc par conséquent le recyclage est une notion importante que le gouvernement japonais n’hésite pas à promouvoir comme on a pu le voir pour les furoshiki. Les parties des objets sont pensées détachables, avec peu de plastique, comme le bouchon Kikkoman aux deux trous pour ne pas éclabousser. Les produits issus de la production de masse, simples, sobres et élégants n’ont pas disparu bien au contraire. Les changements incroyables dû à la modernité, style de vie contemporain, les changements d’espaces de vie et d’introduction aux technologies, qui dans un sens a apporté des changements de formes et de matériaux, favorisent ceux qui sont pratiques, utiles, faciles à utiliser et facile à nettoyer. EXEMPLES LOCAUX DE SAKÉ Chaque région a son propre style de vie, ses propres matsuri (cérémonie shintoïste). Refléter sa culture locale à travers les objets de grande distribution est donc primordial. Le gouvernement 59 japonais prend d’ailleurs des mesures dans ce sens afin de promouvoir les industries locales. Les entreprises qui ont recourt à des services de designer notamment pour travailler dans un lieu de production en province bénéficient d’une aide financière. Le producteur de saké Fukinishi, fondé il y a deux cent ans mise sur des produits naturels, et des méthodes de production traditionnelles. Afin de s’attirer de nouveaux clients sans pour autant rebuter les anciens, il fait appel en 1993 à Issay Kitagawa. Président de l’imprimerie Graph Co. Ltd fondée en 1932, ce designer et graphiste est reconnu pour la simplicité et le bas coût de ses réalisations. «Reduce to the max» (réduire au maximum) est son mot d’ordre, parfois le mieux étant l’ennemi du bien. L’enjeu est de taille car l’étiquette, le logo et les papiers à en-tête doivent à la fois symboliser la tradition mais aussi le modernisme de l’entreprise, et bien entendu stimuler les ventes. Le logo associe tel un rébus le nom de l’entreprise et des symboles forts pour les Japonais. Le symbole, au centre représente un grain de riz -produit de base du saké- combiné à l’hiragana fu qui établit le lien avec la distillerie Fukunishi. Il est important de savoir que l’écriture japonaise est une combinaison de caractères chinois appelé kanji ayant une double lecture, et de deux systèmes syllabiques : les hiragana et les katakana spécialement utilisés pour des mots d’origines étrangères ou tout ce qui n’a pas ses origines au Japon. Dans un effort de préservation de la culture, cette particularité sert également à distinguer les origines des créations. Cela permet de conserver l’identité nippone tout en respectant l’origine des produits. Comme me l’explique Toru Ito lors de notre entretien 12, le kanji s’envisage comme une image ou une idée, ce qui rend la lecture beaucoup plus visuelle et facile à interpréter. Les occidentaux lisent pour comprendre, tandis que les Japonais regardent pour comprendre. 60 Les Japonais sont plus sensibles aux images, ce qui fait de chaque élément graphique un symbole fort. La 12. M. Ito op. cit. Projet Fukinishiji par Issay Kitagawa, 1993. Collectif, Wa l’harmonie au quotidien . op. cit. 61 conception graphique est donc capitale pour donner un aspect local ou non au produit. Il est intéressant de voir que le logo s’associe aussi bien sur les tonneaux, contenants phare de la période Edo que sur sa représentation moderne la bouteille en verre. traditions, Kichii Kishimoto Shoten débute en 2012 un nouveau projet intitulé Komobalto. Treize designers et artistes japonais ont créé les motifs des tonneaux mais aussi des tenugui (serviette en coton servant à toutes occasions) qui l’accompagnent. Même si leur fonction première n’est plus de contenir le liquide, la référence au matsuri reste dominante. Utilisés pour s’asseoir lors de la cérémonie kagami biraki, pour décorer ou pour offrir, Komobalto joue un rôle didactique et familiarise les Japonais aux symboles traditionnels. Projet Komobalto pour Kichii Kishimoto Shoten 2012 <http://jpdesign.org/> RITE ET INITIATIVE AUTOUR DU CONTENANT À SAKÉ 62 De nombreuses fêtes et rites de passages japonais sont accompagnés d’un verre de saké. Le 11 janvier, le masturi kagami biraki (littéralement «ouvrir le miroir») permet d’exposer aux fidèles la «lumière» des déités (kami) contenue dans les tonneaux ou autres artefacts. Ces réceptacles sont en effet cachés de la vue du public le reste de l’année. Il est coutume de se réunir en famille pour boire du saké appelé shishu (nouveau saké) le matin du jour de l’an (o-seibo). Divers rites incluant le saké sont associées aux passages des saisons, éléments primordiaux surtout dans ce qui est comestible. En effet, chaque moment de l’année est associé à des symboles forts. Au printemps, les Japonais se désaltèrent devant les cerisiers en fleurs (sakura) tandis qu’à l’automne ils placent des pétales de chrysanthèmes dans les coupes de saké et boivent en admirant la lune. Les sakana (mets d’accompagnement) varient eux aussi en fonction des saisons. Afin de perpétuer ces 13. Nendo. Disponible sur <http://www.nendo.jp/> Anchor Coffee et Sekinoichi, entreprises situées respectivement à Kesennuma et à Ichinoseki, sont spécialisées dans le saké et la bière. Elles collaborent en 2013 avec Nendo pour leur projet caritatif de Beer Bottle Sekinoichi. Ces deux villes ont été détruites après le tremblement de terre et tsunami de 2011, et ce projet permet de collecter des fonds pour venir en aide aux personnes sinistrées. Pour éviter les surcoûts de production, des bouteilles déjà existantes on été réutilisées, couvertes de graines de café collé à la main. Elles sont suffisamment simples pour garder l’identité de la marque, et aussi uniques car la disposition des motifs placés à la main varie entre chacune d’entre elle. 13 Dans cette même lignée des motifs collés, Higuchi 63 14. Entretien réalisé le 22 août 2014 à Tôkyô Projet Umeshu par Higuchi Kentaro <http://suisei-suisei.com/> Kentaro propose son vin de Umeshu. Le motif de la prune ume, élément traditionnel représentatif de l’hiver, a été réduit à sa plus simple forme, ne laissant transparaître que l’essentiel 14. L’unique et principal motif exprime sans ambiguïté le contenu à tous Japonais imprégnés de cette culture visuelle. Il n’est donc pas nécessaire d’en rajouter plus, l’emballage se suffit à lui-même. Aujourd’hui, les éléments principaux qui définissent l’alcool japonais sont les motifs liés aux contenants, mais aussi les kanji, hiragana et katakana. Le peuple se sédentarise, les portions et formes s’adaptent à ce nouveau mode de vie. Les motifs et autres systèmes d’écriture explicitent le contenu. Projet Coffee Beer par Nendo, 2013 <http://www.nendo.jp/> 64 65 5 Août 2013 7h35 Après deux mois chez Tokie et son mari, mon départ pour Paris approche. J’entrepose soigneusement dans ma valise tous les souvenirs que j’ai pu accumuler jusqu’à présent, tous ce qu’on a pu m’offrir. C’est avec nostalgie que je range le livre « when B-side become A-side » et le mouchoir en coton bleu que Jo Nagasaka –mon maître de stagem’a offert avant mon départ Tokie m’appelle et me demande de la rejoindre dans le salon. Je lui remets un livre sur les vins français soigneusement emballé par la vendeuse, acheté la veille pour la remercier de son accueil si chaleureux. Gênée et émue, elle pose le paquet encore dans son sac sur le canapé. Je n’aurai donc jamais la chance de savoir si ce cadeau lui a plu. A côté d’elle se trouvent deux sacs bien remplis. J’y trouve des gâteaux aux haricots rouges, cinq boîtes de différents thés verts, du café, du riz, des reposes baguettes et un album où elle a entreposé toutes les photos prises lors de mon séjour. Elle a pris soin de les emballer convenablement, et surtout de choisir des aliments synonymes de bon augure. Le soin apporté à chaques cadeaux, par leur emballage papier, par leurs couleurs ou par leur valeur symbolique me touche énormément. Grâce à cet échange finalement peu anodin, nous nous sommes liées d’amitié. (S’)OFFRIR ORIGAMI LA MATIÈRE PAPIER ET L’ORIGAMI L’origami, le pliage de papier carré sans découpage ni collage, n’est pas une technique spécifique aux cadeaux, mais permet de mieux appréhender la technique origata. Je m’autorise donc à aborder ce sujet dans cette partie. Le papier japonais, appelé communément washi, le kanji « wa » signifiant « Japon » et le kanji « shi » voulant dire « papier » (se lisant aussi kami ou gami). Ce terme générique s’applique à tout papier fait main sur le territoire nippon, excluant ainsi toute production étrangère. Cette matière est reconnue et appréciée au Japon comme en Occident pour ses propriétés physiques telles que sa densité, sa transparence, son opacité, ses couleurs subtiles et sa texture profonde. Réunies, elles expriment l’essence de l’esthétique japonaise, et définissent certaines caractéristiques de l’art, du design et de l’architecture japonaise. Inventé en Chine, le papier ainsi que sa technique de fabrication sont introduits au Japon en 610 par un moine coréen d’après ce qu’en rapporte la première histoire 69 officielle, et utilisé pour écrire les sutras. A cette même époque, des bandes de papier coupées et pliées ornent les autels des sanctuaires lors des fêtes, ce sont les prémices de l’origami. 1 Symbole de beauté et de pureté, le papier blanc s’utilise comme offrandes pour les huit millions de déités. Ainsi lors de cérémonies de purification shintoïstes, mille grues pouvaient être pliées pour porter bonheur aux malades et personnes âgées. De part sa nouveauté et sa symbolique religieuse, le washi est considéré comme précieux et onéreux, et s’offre généralement comme cadeau de mariage. Pour cette occasion, il est courant de sceller les flacons de saké par un papier en forme de papillon. Pour fabriquer du papier, la Chine utilisait à l’origine un mélange de diverses fibres végétales ainsi que des morceaux de tissus et de filets de pèche. Après de nombreux essais de fabrication, trois plantes originaires de l’archipel ont été sélectionnées spécifiquement pour le washi. Le kôzo (mûrier) donne un papier « robuste et vigoureux » (selon l’expression de Yanagi Soetsu*), mistumata (arbuste edgeworthia papyrifera) permet d’obtenir un papier velouté, absorbant et « raffiné comme une femme de la cour », et ganpi (arbuste wikstroemia sikokiana) donne un papier racé « noble comme une princesse ». 2 70 Le washi définie un sens de l’espace qui joue sur la limite floue de l’intérieur et l’extérieur, la relation entre être-humain et leur environnement, et s’exprime à travers les parois, rideaux et barrières de toutes les formes et de toutes les tailles. Ainsi les shoji (parois mobiles) séparent les espaces intérieurs des vérandas extérieures. Composées de carrés de papier blanc 1. Berque Augustin. op. cit. p.317 2. Berque Augustin. op. cit. p.328 Projet Ori Folder par Katsuya Iwamoto et Yuki Kumagai MENEGAZZO Rossella. op. cit. Projet Ori Bourse Kaishi par Origata Design Institute < http://origata.com/> 71 doux au toucher, elles laissent transparaître une fois fermée, une lumière filtrée qui pénètre jusqu’au fond de la pièce. Dès l’époque de Nara, la vocation du washi change, et s’utilise désormais pour la cour impériale, l’administration gouvernementale et les activités littéraires de l’aristocratie. Ce matériau est donc toujours considéré comme luxueux. Ce n’est qu’au XIIIème siècle que la technique de fabrication du papier atteint l’Europe, soit 600 ans après la production japonaise. Le papier se banalise, et son usage se généralise et imprègne la vie quotidienne quelque soit le statut social dès l’époque Edo. La technique origami s’envisage donc peu à peu comme un divertissement et est destinée plus particulièrement aux enfants. L’importance du washi est telle qu’elle devient la deuxième source de revenu pour l’autorité féodale après le riz. Le papier est cité avec le riz, le saké et le sel comme nécessités quotidiennes pendant l’air de Kyôhô (1717-1735). 3 72 La mécanisation des rendements et l’assimilation de méthodes industrielles occidentale au début de l’ère Meiji ont réduit considérablement la production artisanale alors à son apogée. Des cent milles ateliers d’alors, il en reste moins de six cent en 1983. La détermination du Japon à sauvegarder le papier est claire ; le Ministère de la Culture entreprend dès lors une politique de subvention afin de maintenir et promouvoir les techniques traditionnelles, classées « bien culturel important ». De plus, le Ministère japonais récompense ses maîtres du papier qu’il considère comme les « coffres forts » d’une culture à sauvegarder, la plus grande reconnaissance pour ses artisans étant le statut 4. M. Joan Larroumec op. cit. 3.Idem de ningen kokuhô (trésor national vivant). 4 Il n’en existe qu’un seul par génération, ce qui en fait un titre particulièrement prestigieux. Les paysans de leur côté assurent une production pour répondre aux besoins immédiats et locaux, tandis que les artisans fournissent du papier de haute qualité pour des usages précis comme la restauration de peinture, ou des papiers destinés à la décoration. De son côté, le maître Yoshizawa Akira invente des milliers de figures destinées à l’origami, inspirées notamment de figures traditionnelles, et se répand dès lors à travers toute le Japon et même l’Occident. Les artistes et designers japonais s’approprient cette technique et ce matériau si accessible pour laisser libre cours à leur imagination. Ainsi certaines recherches contemporaines s’éloignent parfois de la forme traditionnelle en utilisant par exemple plusieurs feuilles, ou un rectangle au lieu d’un carré, ou en mouillant le papier. Un papier washi a d’ailleurs été spécialement conçu pour cet usage : il est généralement mince, très résistant, gardant bien le pli et présentant deux faces de couleurs différentes. Cette technique développe le soin, la patience, l’imagination et la représentation en trois dimensions. LA MATIÈRE PAPIER ET L’IMPRIMERIE Le boom graphique japonais a débuté à la deuxième moitié du XXème siècle. Les Jeux Olympiques de 1964 à Tôkyô ont permis aux Japonais de prouver au monde entier leurs compétences en matières de technologie et de design graphique. Cet évènement a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire contemporaine 73 Projet Work-B Kaishi par Keiko Hirohashi, 1981 SHIGERU Uchida. op. cit. 74 Projet Work-G Kaishi par Keiko Hirohashi, 1981 SHIGERU Uchida. op. cit. 75 du pays. Les Jeux Olympiques ont en effet été déterminants, et Yusaku Kamekura (1915-1997)4 a conquis le monde avec les affiches créées pour cette occasion. La technologie d’impression de haute qualité a lui aussi contribué à diffuser le design nippon sur la scène internationale.5 Tradition et nouveauté ne sont pas en conflit, la tradition devient en effet une source d’inspiration inépuisable. Keiko Hirohashi, designer d’avant garde, travaille beaucoup sur la notion de l’emballage imprimé, et plus particulièrement à travers l’origami. Elle compare d’ailleurs cette technique au morceau de tissu du kimono, qui après avoir servi à habiller le corps, redevient un carré facile à ranger. 6 Son projet de 1981, intitulé work-G, issu lui même d’une série plutôt exhaustive, crée un multi-emballage à partir d’une unique feuille coupée de fentes. Le motif léger mais imposant évoque la surface de la mer, grâce à deux tailles de points qui rappellent le mouvement des vagues. L’illusion d’optique crée par cette mise en volume reflète bien toutes les qualités de l’origami. 4. Ancien Président de l’association des arts graphiques japonais (JAGDA) 5. WIEDEMANN Julius. Asian Graphics Now 2. Taschen, 2010, 432 p. le minéral) sont des habitacles du divin. Les Japonais ont toujours eu l’habitude de le modeler, plier, nouer et ficeler avec un soin et un respect immense, en accord avec le style et les besoins des espaces. Ses propriétés tactiles continuent donc d’être un élément clé aujourd’hui encore. 6. AKIZUKI Shigeru. Boxes by four. Tôkyô : édition Rikoyu-Sha, 1982, 221p. Le design d’objet et les expérimentations sur le papier offre un nombre infini de possibilités, se questionnant sur des problématiques actuelles telles que le recyclage et la durabilité. Son apparence fragile n’a pas entravé sa fonction décorative. Plus récemment, les recherches et les avancées technologiques ont fait du papier un matériau révélant sa structure et sa polyvalence à travers des objets fonctionnels. 76 Le washi constitue un matériau de premier choix et a toujours été en étroite relation avec le spirituel au Japon, où toutes les « créations » de la nature (l’humain, l’animal, le végétal ou 77 ORIGATA (S’)OFFRIR OFFRIR DES CADEAUX, UN CÉRÉMONIAL SOCIALISANT ET ENGAGEANT « Pour offrir un cadeau, je m’aplatis, courbé jusqu’à l’incrustation, et pour me répondre, mon partenaire en fait autant : une même ligne basse, celle du sol, joint l’offrant, le recevant et l’enjeu du protocole, boîte qui peut être le contient rien – ou si peu de chose. [...] Le salut peut être ici soustrait à toute humiliation ou à toute vanité, parce qu’à la lettre il ne salue personne ; il n’est pas le signe d’une communication surveillée, condescendante et précautionneuse.» 1 78 Offrir un cadeau (o-miyage, littéralement « produit de la terre ») au Japon s’inscrit dans système complexe d’échanges : recevoir conduit à effectuer immédiatement un cadeau en retour, ou permet de maintenir et consolider de bonnes relations sur le long terme. Le réseau très dense des obligations forme la trame du tissu social et relationnel japonais. Le moindre échange créé donc un lien indissoluble. Cet entrelacement de liens formels est parfois si emmêlé que les Japonais eux-mêmes en perdent le fil. Comme Estampe Les Sept Divinités du Bonheur sur la Nef aux Trésors. Katsushika Hokusai. vers 1785-1787 Exposition Hokusai au Grand Palais 1. Barthes Roland. op. cit. p.89 79 l’exprime le sociologue G. Simmel, « l’équilibre social et la cohésion ne pourraient exister sans réciprocité de service et de contre service ». La société nippone dite « communautaire » fournit un terrain propice aux rituels de réciprocité. Cette relation si particulière s’articule autour de deux concepts, le on et le giri. 2 Le on combine le don d’un bienfait et l’obligation qu’elle engendre, il représente donc un crédit social pour le bienfaiteur, et une dette sociale, perte de liberté pour le bénéficiaire qui devra forcément lui rendre l’appareil. Recevoir on quand on ne s’y attend pas entraine de la part du bénéficiaire un sentiment de gêne. Par conséquent le bienfaiteur qui endosse la responsabilité de donner on s’efforce de toujours minorer la valeur de son don, quelque soit la valeur monétaire de l’objet emballé. Un présent dont émane la prétention fait diminuer la valeur de l’objet. L’étiquette japonaise requiert par conséquent de ne pas ouvrir le cadeau en présence du donateur afin de ne mettre personne mal à l’aise. Cela explique entre autre la modestie légendaire des Japonais. Giri quant à lui fait référence à l’obligation dont le bénéficiaire doit par la suite s’acquitter envers le bienfaiteur. LES OCCASIONS POUR OFFRIR • LES ÉVÉNEMENTS CALENDAIRES 80 Personne n’imaginerait arriver les mains vides, ou avec un emballage tortueux. Le cadeau règle la vie quotidienne, et est rythmé par un nombre infini d’échange de cadeaux. Deux dates majeures orchestrent le calendrier : à la fin d’année (o-seibo) et au milieu d’été, vers le 15 juillet (o-chugen), dates féodales où il était traditionnellement coutume de faire des offrandes aux esprits des ancêtres. O-chugen, période des bonus et des primes, est un moment comparable à l’affairement de Noël en Occident. Des étages entiers des grands magasins sont réservées à cette lourde obligation sociale. Les bénéficiaires sont souvent d’un statut social supérieur (professeur, médecin…). Plus une relation perdure , plus l’obligation qui en découle s’accroit. 2. LAGANE Jean. Le langage des cadeaux au Japon : une médiation symbolique. Communication et langages, 2005, 146p., pp.115-128 Lors des matsuri tels que la présentation des enfants à la divinité locale à trois, cinq et sept ans, ou encore les cérémonies de majorité à l’âge de soixante dix sept ans, quatre-ving huit ans, les déités reçoivent régulièrement des offrandes. Il est aussi de tradition de recevoir des cadeaux lors des trois principaux rites de passages (tokiuri). A la naissance, on reçoit du riz coloré rouge, tandis qu’au mariage et au décès on offre du riz et du saké. 3. BERQUE Augustin. op. cit. La Saint-Valentin, d’introduction récente, montre bien que toutes nouvelles occasions est sujettes à offrir et renforcer le lien social. Importée semble-t-il par un chocolatier 3, les femmes uniquement offrent du chocolat à leur cher et tendre, bien emballé évidemment, qui leur rendent l’appareil un mois après lors du « white day » (jour du blanc). L’ingéniosité et la polyvalence des designers japonais à produire un nombre sans fin de variations de formes de cœurs pour ces deux fêtes sont remarquables. • LE VOYAGE, LA SÉPARATION L’échange de cadeaux est aussi étroitement lié aux voyages personnels, voire professionnels. Le Senbutsu (présent de séparation), très souvent matérialisé par de l’argent liquide, exprime le 81 regret occasionné par la séparation provisoire. Cette somme sert aussi à offrir des souvenirs en retour. Les Japonais en voyage à l’étranger ou dans une autre préfecture nippone, ont une réputation d’acheteurs invétérés, car il est espéré qu’ils reviennent avec des cadeaux pour leur famille, amis et collègues. Ce cadeau permet d’amorcer une médiation de retour en guise de réparation de son absence. Ils choisissent généralement des produits fastueusement emballés et qui portent le nom d’une marque prestigieuse. En effet cette fascination pour le visuel est une réalité, et la consommation donne le sentiment d’exister. La nouvelle génération tire son identité des vêtements qu’ils portent, des boutiques qu’ils fréquentent. 4 4. JOLIVET Muriel. op. cit. Afin d’anticiper toutes les éventualités, les boutiques dans les aéroports ou autres arrêts comme les gares et les ports proposent des denrées locales bien emballées prévus pour satisfaire tous les bénéficiaires potentiels. Cette fastidieuse tradition est donc souvent facilitée par les grandes marques. Les dépenses occasionnées pour les cadeaux sont considérables : l’Institut de recherches sur le tourisme et les produits touristiques dévoile que le marché des o-miyage représentait 2500 milliards de yens, soit 23 milliards d’euros en 2012. LA TECHNIQUE D’EMBALLAGE DE L’ORIGATA 82 L’origata est une technique traditionnelle ancestrale d’emballage cadeaux, théorisée dans un manuel de protocole par la famille Ogasawara, sous l’époque Muromachi. Sa véritable origine reste cependant floue, mais est associée dit- Pages de l’ouvrage référence, l’Hoketsuki (emballages et nœuds) par Sadatake Ise 1764 83 on, à un rituel pratiqué au Grand Sanctuaire d’Ise, où les prêtres offraient il y a 1300 ans des ormeaux (coquillages) aux déités, pour signifier leur gratitude envers les bienfaits de la nature. « Saigu », fille de l’Empereur, emballait ces coquillages à la façon origata, afin de les purifier de la vie terrestre et symboliser la sincérité de ses sentiments. Ces règles très strictes deviennent dès la période d’Edo le privilège de la famille du shogun, et restent secrètes jusqu’à ce que le trente-deuxième chef du clan Ogasawara décide de rendre public le manuel de protocole. Keishosai Ogasawara, héritière du clan, assure aujourd’hui la direction au sein du club privé parisien Miwa. 5 Joan Larroumec a pris le temps de m’expliquer sa passion pour cette technique aux codes si particulier. L’essentiel est de valoriser le temps passé pour l’autre, car créer un paquet cadeau est particulièrement long et fastidieux. « C’est dans l’enveloppe que semble s’investir le travail de la confection (du faire) » 6. L’emballage origata s’articule autour de quatre éléments forts, qui apportent chacun une information supplémentaire sur le contenu ou la relation entre les protagonistes : le papier, le pliage, les cordelettes et le nœud. 84 Le danshi (catégorie de papier washi issus du nord du Japon) est un papier biologique fait main et produit à partir de troncs d’arbres qui, une fois torsadée, servent aussi à la fabrication des cordelettes. Il est considéré comme le matériau le plus approprié pour emballer et présenter un cadeau. Miwa pousse le concept de l’emballage japonais jusqu’au bout, et importe son danshi directement du Japon, chez le ningen kokuhô (trésor national vivant) actuel. Plus le papier est épais, plus le cadeau est fragile. Le papier plié, appelé ori, indique le contenu du paquet. Le pliage à la façon noshi est privilégié. Il est aussi courant de faire apparaître des grues sur l’emballage pour les anniversaires décennaux dès l’âge de 60 ans. 5. Miwa. Pavillon de la cérémonie du cadeau [en ligne] Disponible sur <http:// www.miwa.net/> 6. Barthes Roland. op. cit. 7. M. Joan Larroumec op. cit. Les cordelettes, appelée mizuhiki, communiquent sur la magnificence du cadeau et l’importance de l’événement, à travers leurs couleurs et leur nombre. La combinaison par paire des couleurs rouge et blanche, rouge et dorée, noire et blanche, ou dorée et blanche est synonyme d’évènements positifs, de bon augure, tandis que l’association négative du rouge et noir, commémore les deuils par exemple, et peuvent être associés de motifs de fleur de lotus. Toujours en nombre impair –cinq, sept, neuf –, elles se nouent autour du danshi et expriment la relation entre le donneur et le receveur. Si le nœud s’ouvre facilement, c’est que l’on veut que l’événement se reproduise. Un simple nœud pour des évènements qui dans une vie ne doivent pas se reproduire (mariage, maladie…) sera indénouable. Le receveur est obligé de couper le nœud grâce à une paire de ciseaux. Le nœud peut aussi se resserrer lorsqu’on essaye de l’ouvrir, et signifie que l’on veut approfondir les liens. La peinture des cordelettes s’abime et s’enlève lorsque l’on dénoue, et peut de se fait être comparé aux sceaux occidentaux qui assurait le secret. 7 Cet emballage éphémère détruit instantanément, transmet donc une image, une idée. Cette association offrent une combinatoire hautement codifiée, et instaure un dialogue évident entre les deux protagonistes. Une personne avertie peut deviner aisément ce que contient l’emballage juste en regardant sa forme. 85 86 Projet Toraya Hashitsutsumi Origata Design Institute Projet Assortiment Origata Origata Design Institute Projet Assortiment Origata Origata Design Institute Projet Célébration Origata Design Institute Projet Facture enveloppée Origata Design Insitute Projet Célébration Origata Design Insitute Projet Origata Fumika Origata Design Insitute Projet Toraya Poti Origata Design Insitute 87 Suite à la laïcisation croissante de la société, l’échange de cadeaux inscrit dans un processus de mutation sociétale face à la mondialisation détient de moins en moins de signification spirituelles ou magiques. La complexité de la vie citadine moderne encourage l’individualisme. L’Origata Design Institute 7, créé en 2002, se veut en rupture avec cette individualité constante. Elle est la seule agence japonaise actuelle à mettre en avant le savoir-faire de cette technique. Elle a su moderniser et adapter à l’agitation quotidienne à travers l’emballage d’objets, mais aussi de nombreuses expositions et publication de livres. Les lignes pures du papier plié, rehaussées subtilement par des couleurs vives subliment les commodités journalières telles les baguettes, lait, sucre, sel, saké, biscuits. Chaque denrée, même prosaïque, est dressée comme un cadeau. Même une boîte de conserve est enroulée de papier décoratif, et noué d’un ruban. Le sel de bain, produit souvent offert, de Haruhara Tomoko reprend les codes spécifiques aux cadeaux Les deux cordelettes rouge et blanche rappellent les éléments forts indispensables pour offrir. Cette association de couleurs est appelée kohaku, « ko » pour le rouge, et « haku » pour le blanc. Elles viennent compléter astucieusement le dessin du lapin, lui aussi synonyme de bon augure. Les Japonais, décodant ces signes évocateurs, seront donc plus à même d’acheter ce produit pour offrir. 8 88 Ce concept de redevabilité a servi de ciment entre une société insulaire féodale et sa modernisation tout en renforçant les liens familiaux solidaires. L’influence des différents 7. Collectif, Wa l’harmonie au quotidien. op. cit. Projet Hare Hiro no Shio par Nagakuraya S.N. Sweet Package Design. op. cit. 8. S.N. New Traditional Japanese Design. Tôkyô : BNN, 2013, 176p. 89 paramètres sociaux entre bienfaiteurs et bénéficiaires détermine le contexte de leurs échanges. Les frissons et la curiosité lorsqu’on déballe un bel emballage couche après couche sont des moments de joie que le Japon n’a pas oublié. Le choix du cadeau est aussi important que son emballage, et se choisissent en fonction de l’occasion. L’emballage doit répondre à de nombreuses exigences, comme notamment ne pas cacher l’objet et le laisser deviner par transparence. Il doit respecter son contenu et le mettre en valeur sans l’écraser. La qualité du papier, la forme et les couleurs sont des critères déterminants. Faire un papier cadeau ne se limite donc pas seulement à entourer l’objet, mais plutôt à réaliser un pliage en fonction de la forme de l’objet et de la personne à qui il est destiné. Il apparaît clairement que l’échange de cadeaux fonctionne d’avantage comme une validation sociale des relations interindividuelles que comme un simple spéculation sur les valeurs économiques des présents échangés. 90 91 CONCLUSION Dans un environnement insulaire sans contact direct avec l’étranger, la créativité nippone attache une grande importance à ce qu’un objet soit indispensable à la vie quotidienne. Les japonais cherchent à intégrer l’objet dans son milieu, ou en familiarisant l’utilisateur à son usage et provoquer la sympathie. L’emballage facilite le transport, protège de l’environnement extérieur mais contient un objet rempli de vie. Chaque objet ainsi créer est travaillé dans le détail, dans le souci de la matière, quelque soit sa durée de vie et son importance monétaire. 92 Afin de ne pas oublier cette culture si riche et d’assimiler ses codes sans erreurs, de nouvelles formes de collaboration entre designers et artisans apparaissent, soutenues vigoureusement par le gouvernement nippon. Ils donnent un nouveau souffle et un style plus contemporain grâce à des associations audacieuses de couleurs et des stylisations de motifs (furoshiki), mais trouvent aussi de nouvelles utilités liées à mode de vie sédentaire. Les décors ne sont pas banals et explicitent le contenu grâce à un code d’images très parlant : les écritures permettent d’identifier la provenance et les motifs exprime le goût (saké fukinishi). De façon plus subtile, les emballages peuvent retranscrire des univers de fêtes, des ambiances d’époque traditionnelle qui sont des sources d’inspiration inépuisables pour les designers. Cela se fait en respectant le matériau, et ce à chaque étape de transformations, mettant en avant le savoir-faire local et artisanal. Certains emballages comme les magewappa marqués par les phénomènes naturels caractéristiques de la région sont des qualités très appréciées. L’objet manufacturé doit se suffire à lui-même, et doit manifester une certaine indépendance pour « mener une vie autonome » après être vidé de son contenu et avoir rempli ses fonctions informative. L’innovation de ces vingt dernières années a créé un lien fort entre l’artisanat et les expérimentations technologiques, comportant des avancées sur les matériaux pour économiser les ressources naturelles et sur les méthodes de conception comme les nouveaux procédés d’imprimerie. La réutilisation des matières brutes n’est cependant pas lésée. L’importance accordée à redonner vie aux objets désuets est étroitement liée au processus de l’emballage (lors de rituels notamment), car il confie lui aussi une valeur symbolique à l’objet en plus de sa fonction primaire. Le gouvernement n’hésite pas à intervenir dans ce sens, et s’inscrit dans la politique des (réduire, réutiliser, recycler). On se rend pourtant compte que le lien entre l’emballage et le bénéficiaire n’est pas un geste anodin, et demande à être déchiffré. Dans le cadre d’un échange de cadeau, qui n’est pas occasionnel comme en Occident, est une obligation mutuelle hautement codifiée extrêmement contraignante et engageante. A travers la globalisation, les Japonais ont su intégrer la culture mondiale tout en gardant leurs fondamentaux immuables et identitaire, et mettent en avant aujourd’hui une culture hybride. L’établissement de codes existe aussi en Occident mais de façon beaucoup moins marqué. C’est donc aux designers de mettre en avant ces codes implicites. 93 BIBLIOGRAPHIE BERQUE Augustin. Dictionnaire de la civilisation japonaise. Paris : édition Hazan, 1994, 538p. MARTYNE Perrot. Le cadeau de noël : Histoire d’une invention. Editions Autrement, Collections Leçons de choses, 2013, 170p. SUGAWARA Makoto. The Buddha and the bento : Japanese culture and cuisine. Tôkyô : The East Publications, 1994, 100p. SOCIOLOGIE BARTHES Roland. L’empire des signes. Collection Points Essais. Paris : édition Seuil, 2007 (1ère édition 1970), 157p. JOLIVET Muriel. La crise des modèles. Paris : édition Philippe Picquier. 9 septembre 2010, 320p. TOBIN Joseph. La grande aventure de Pikachu. Paris : édition Pix’N Love, novembre 2013, 416p. LAGANE Jean. Le langage des cadeaux au Japon : une médiation symbolique. Communication et langages, 2005, 146p., pp.115-128 T. HALL Edward. Comprendre les Japonais. Collection Essais, Edition Seuil, 1991, 217p. ART GRAPHIQUE S.N. 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