recherches sociologiques - Université catholique de Louvain

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recherches sociologiques - Université catholique de Louvain
RECHERCHES SOCIOLOGIQUES
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RECHERCHES SOCIOLOGIQUES
Volume V, numéro
2, décembre
1974
Sommaire
FAMILLE
ET
RAPPORTS
SOCIAUX
Pages
C.
PRESVELOU
Introduction
B.
149
CANIVET-GILSON
La parenté dans la vie sociale
G.
COLARD-DuTRY
L'affectation
d'une partie
jeunes familles
D.
153
du temps libre chez les
176
LEPORCQ
Les modèles familiaux comme stratégies
duction et de mobilité sociales .
de repro190
C. PRESVELOU
Consommation
et famille. Essai d'une analyse
sociologique de la participation des membres de la
famille aux décisions de consommation .
205
et M. MORMONT
La transformation
des relations entre l'école primaire et la famille dans une collectivité locale .
237
C. MOUGENOT
C. RICHIR-DuRIEUX
Les relations
psychanalytique
ACTUALITE
P.
DE BIE
G.
BUSINO
familiales
dans
la
vulgarisation
246
DE
VILFREDO
PARETO
Introduction
258
Aux origines du structuralisme
V. Pareto .
J.
génétique :
Méthodologie et épistémologie comparées
Durkheim, Vilfredo Pareto et Max Weber.
P.
262
FREUND
d'Emile
282
TOMMISSEN
Evolution ou révolution
dans la pensée de Pareto?
310
Ce cahier a pu être réalisé "grâceà l'aide financière du Centre de Recherche.
Sociologiques de l'Université Catholique de Louvain.
INTRODUCTION
par
Clio PRESVELOU
La famille constitue avec l'éducation, le travail, la propriété et la
religion l'une des institutions de base que toutes les sociétés ont produites et maintiennent pour répondre aux besoins de leur survie.
Institution normative par certains égards - les règles de mariage,
celles qui définissent les relations sexuelles, les droits et devoirs
envers les apparentés, pour ne citer que quelques-unes des règles
formelles qui la régissent - la famille est également un groupe social
dont la structure et l'organisation mais aussi les rapports explicites
ou cachés avec les autres institutions et groupes sociaux, sont déterminés en fonction de l'évolution historique et l'héritage culturel propres à chaque nation, ethnie, voire même continent.
Contestée précisément dans ses aspects normatifs, la famille est
également incorrectement connue par ceux-là même qui abordent l'analyse de ses nombreux aspects et composantes.
Ceci s'explique. Il est en effet difficile de prendre un recul suffisant
par rapport à un phénomène - la vie familiale - dont nous avons
tous une expérience vécue et dont le poids suit et façonne l'individu
au cours de toute son existence. En outre, cette insertion personnelle
interfère souvent pour dicter au chercheur ce qui, dans cette institution, lui paraît devoir être conservé ou au contraire rejeté.
A ces deux raisons qui obscurcissent souvent l'étude sociologique
de la famille s'en ajoute une troisième. Il s'agit de la position inconfortable dans laquelle la famille est placée par les autres institutions
sociales qui lui servent, indûment d'ailleurs, de protecteur, voire
même de tuteur.
Les faits passés et contemporains n'illustrent
que trop bien ce
propos. La famille du migrant, forcée à s'adapter dans le pays (ou
région) d'accueil au milieu de nombreuses difficultés et frustrations,
ou encore, la famille prolétarienne, rejetée dans les quartiers sordides
des grandes métropoles sont deux exemples de familles nucléaires
condamnées à survivre souvent en se réfugiant dans l'anomie, précisément parce que leurs intérêts vitaux ne sont nullement pris en
considération lorsque les décisions relatives au «progrès»
général
s'élaborent.
Mais même la famille dite «normale» est toute aussi absente des
décisions qui la concernent. Les spécialistes du marché et les publicistes se préoccupent peu de mettre sur le marché des produits dont
149
la qualité et le prix amélioreraient le niveau de vie et le style de vie
des familles. Ils cherchent à créer des besoins nouveaux ou à préciser
des besoins latents à partir de quoi les chances de commercialisation
du produit lancé sur le marché augmenteront.
Ou encore, les urbanistes et autres architectes du paysage urbain en décidant la rénovation ou la création d'un quartier se sont jusqu'à présent peu préoccupés des véritables besoins et aspirations des familles en matière
d'espace, d'environnement
tant physique qu'humain et d'infrastructures socio-pédagogiques et culturelles pour la prise en charge des
jeunes enfants et pour le développement socio-culturel des parents.
La famille est donc absente de toutes les décisions majeures politiques, économiques, juridiques et socio-pédagogiques, lesquelles pourtant la concernent en premier lieu puisqu'elles décident de son avenir
et de son destin. D'ailleurs, la prééminence qu'ont reçu dans nos
sociétés les notions comme celles d'intimité du couple ou de séparation
souhaitée d'avec les apparentés, véhiculées par tout un courant d'éducation, préparation
au mariage et d'aide au couple et à la famille
n'a fait qu'accentuer le retrait social de la famille. Atomisée par l'idéologie intimiste et fusioniste, la famille se réfugie dans l'appartement
« trois-pièces»
ou la maison uni-familiale, ce chez-soi confortable et
accueillant, où elle continue à reproduire des pratiques sans rapport
ni avec les demandes qui lui sont faites par les différentes instances
qui fixent son destin - l'école, le travail, la politique - ni avec
les demandes que lui adressent ses propres membres. Le paradoxe est
alors que la famille, définie comme l'institution-relais
entre l'individu
qu'elle met au monde et la société qui l'accueillera tôt ou tard, est
acculée à se transformer
au gré de pressions extérieures, à devenir
« une variable dépendante»
(le phénomène que l'on explique à partir
d'autres phénomènes considérés comme antérieurs ou plus importants,
par exemple, l'industrialisation
et l'urbanisation ou encore le droit) (1),
à acquérir un statut dérivé. D'institution
sociale de base nécessaire,
selon le discours normatif, à la survie de la société et à l'équilibre
de l'individu, la famille devient, dans les faits, une institution mineure
qu'il convient de protéger comme on protège toute personne ou groupe
ayant un statut dérivé : les enfants ou les femmes.
Ce bref aperçu des rapports asymétriques de la famille et ce qui
l'entoure explique en grande partie que les valeurs qu'elle cherche à
promouvoir sont mal perçues. Il s'agit cependant de valeurs sociales:
l'épanouissement individuel, la coopération et l'apprentissage
des responsabilités sociales.
Si l'on se situe au niveau des pratiques sociales, on sait que ces
valeurs existent ; mais on sait également que leur développement est
(1) Nous nous référons ici aux théories tendant à expliquer la diffusion
de la famille nucléaire à partir d'un facteur prédominant, telles «la loi de
la contraction de la famille s de E. Durkheim ou «la tendance de la
famille nucléaire structurellement
isolée» de T. Parsons.
150
fortement compromis par et dans une société qui encourage la compétitivité, l'agressivité et l'individualisme.
La manière selon laquelle ces valeurs sont vécues par les familles
appartenant aux différentes strates socio-professionnelles et les pratiques de concertation ou de distanciation en vigueur dans les négociations que la famille engage avec des institutions extra-familiales
constituent la toile de fond et le commun dénominateur des articles
de ce numéro spécial.
Les auteurs de ces articles n'ont pas reçu de consignes pour ajuster
leur point de vue à la visée générale du numéro. Il leur a été demandé
de développer, à partir de l'approche qui était la leur, un aspect particulier en rapport avec la famille. Il s'agissait d'une invitation à contribuer de manière personnelle excluant les présupposés d'« écoles» à
l'étude sociologique de la famille. Mais le large accord qui s'est dégagé
dans la mise en évidence du pouvoir (strates sociales) comme élément
différentiateur
des pratiques familiales en rapport avec l'une ou
l'autre des trois valeurs signalées plus haut et également dans la
perception des rapports sociaux asymétriques nous a paru une base
solide pour l'organisation des articles autour de ce double thème.
Les trois premiers articles ont pris comme point de départ de
l'observation, l'unité familiale. C'est à partir de là que leurs auteurs
analysent les différentes pratiques des familles. Il s'agit des relations
qu'entretiennent des jeunes familles avec leurs parents, de leur insertion dans la sphère culturelle et enfin du réseau plus large de leurs
relations.
L'activité de la consommation, laquelle naît des échanges entre la
famille et l'économie, constitue l'occasion d'analyser comment et dans
quelles circonstances les différents membres de la famille coopèrent
à la gestion du budget familial. L'article « Consommation et famille»
est consacré à cet aspect.
Dans «La famille et l'école », le champ d'observation n'est plus le
noyau familial comme tel; on y traite des échanges entre l'éducation
parentale et l'institution scolaire.
Enfin, s'appuyant sur des sources documentaires, un dernier article
analyse l'utilisation de la vulgarisation psychanalytique dans la propagation de certains modèles éducatifs.
Les auteurs des différents articles ont une ancienneté de recherche
fort variable. Certains sortent à peine de leurs études universitaires
- leur mémoire de licence constitue le matériau initial de leur article;
d'autres sont engagés dans la recherche depuis plus longtemps.
C'est l'originalité, croyons-nous, de ce numéro que d'avoir invité
des «chercheurs en herbe» à s'associer à leurs aînés et à fairs connaître à un public plus vaste le fruit de leurs réflexions resté souvent
inaccessible sous sa forme de document ronéotypé. Trois études présentées sous forme de mémoire de fin d'études sont incorporées dans
ce numéro thématique.
La mise au point d'un tel numéro est toujours une entreprise
collective. Nous tenons à remercier ici les différents auteurs des
151
articles qui ont bien voulu s'astreindre
à l'effort intellectuel exige
en vue d'une publication ainsi que le comité de rédaction de la revue
Recherches Sociologiques pour son travail compétent. Nos remerciements s'adressent plus spécialement à Mmes G. Colard et B. Canivet
et MM. J.-P. Frère et J. Lefèvre qui ont pris une part plus active
dans la préparation de ce numéro.
152
LA PARENTE
DANS
LA VIE SOCIALE
par
Bernadette
CANIVET-GILSON
Quoique fortement soumises à des normes culturelles
globales, les relations avec les parents font partie des
différents aspects de la vie sociale dans lesquels l'insertion des individus est inégale selon l'appartenance
sociale. Les aspirations d'une part, les possibilités concrètes d'autre part, varient en effet d'une strate sociale
à l'autre. C'est ce que tend à montrer cette étude réalisée
auprès de jeunes familles belges.
Dans les études sur la participation sociale (1), le contexte urbain
a été considéré sous deux angles différents. Le premier, plus ancien
et principalement théorique, accentuait le caractère impersonnel des
relations dans la communauté urbaine: découvrant l'extension numérique des affiliations à des groupements formels et de type «secondaire », il mettait en évidence le déclin du groupe de parenté. Le
second fait apparaître que, parallèlement à l'urbanisation,
des changements se sont produits au niveau des relations primaires, principalement au niveau des relations familiales. et que le schème des
réseaux de relations familiales s'est modifié parallèlement à un changement des rôles familiaux.
C'est dans cette optique que beaucoup de sociologues ont voulu
infirmer les théories avancées par T. Parsons sur la séparation des
familles nucléaires de l'ensemble du réseau familial et leur isolement
dans une société « impersonnelle ». C'est ainsi que beaucoup d'analyses
ont eu l'objectif commun de mesurer l'importance des différentes
formes de participation
sociale. Les récentes enquêtes relatives aux
liens maintenus avec la parenté ont montré avec évidence que ceux-ci
persistent de telle manière qu'on peut penser que la forme de famille
la plus répandue n'est pas la famille nucléaire isolée, mais plutôt
une sorte de famille élargie modifiée. Les études l'ont confirmé à
plusieurs reprises; il serait pal' conséquent superflu de revenir encore
sur ce point dans notre présente analyse.
(1) Les recherches en ce domaine ont été et restent multiples. Les premières remontent loin dans l'histoire de la sociologie. Au sujet de l'évolution historique et de la tendance actuelle, cfr. Edwards et Booth (1973 :
1-17) .
153
Le choix du contexte urbanisé s'explique dans notre étude par la
diversité sociale et culturelle qui le caractérise. Etant donné que,
comme nous l'indiquerons plus loin, nous allons nous centrer sur une
perspective d'analyse par groupes socio-professionnels, le milieu hétérogène de la ville offrant une multiplicité de contacts et de possibilités
d'ouverture à l'inconnu ou au méconnu nous paraît particulièrement
indiqué. En effet, nous comptons prendre en considération plusieurs
aspects de la vie sociale. En milieu rural ou moins urbanisé, les
activités sociales ou culturelles sont d'avance plus déterminées dans
leur genre : bien qu'ils puissent être nombreux, les contacts sociaux
ne varient guère dans leur contenu. Cette limitation de la gamme
possible des comportements vaut semble-t-il pour tous, quelque soit
le milieu social auquel on appartient car la participation est le plus
souvent communautaire. C'est en ce sens qu'on pourrait dire que les
chances de chacun ont tendance à se rapprocher. En milieu très urbanisé par contre, les conditions sont remplies pour que jouent au
maximum les mécanismes sociaux qui nous intéressent:
la diversité
culturelle est assurée, la multiplicité des choix possibles est grande.
Comment les groupes sociaux vont-ils se distinguer les uns des autres?
Combien existe-t-il de groupes réellement différents?
En quoi sont-ils
dissemblables? Où trouver l'origine et le sens de leurs distinctions?
Ce sont autant de questions auxquelles nous aimerions pouvoir
trouver des éléments de réponses. Un des éléments de réponses se
situera sans doute au niveau de la différenciation
en groupes socioprofessionnels: ceux-ci vont en effet probablement se distinguer dans
leurs formes de relations avec les parents, amis, voisins, dans leurs
formes de loisirs et d'affiliation
à des groupements. Une première
étape sera donc de synthétiser des différences. On essayera ensuite
d'interpréter
ces variations en termes de possibilités individuelles
plus ou moins grandes. Parmi les formes de vie sociale considérées,
certaines appartiennent
à un habitus social marqué, d'autres dépendent davantages de l'initiative personnelle ou des circonstances individuelles. Ainsi les relations avec la parenté sont peut-être celles parmi
les relations considérées qui sont les plus soumises à une norme culturelle impérative (qui osera dire qu'il n'aime pas ses parents?)
Par
contre, nul n'est réellement obligé d'avoir des amis, d'être affilié à
un groupement politique ou d'avoir des activités artistiques.
Parmi ces champs de liberté, il convient de faire ressortir la part
de contrainte (notamment contrainte
du groupe social particulier
auquel on appartient, si ce n'est la contrainte sociale globale) et par
ailleurs, à l'intérieur
des jeux de contrainte, il faut découvrir les
secteurs d'autonomie.
Sans doute les groupes sociaux n'ont-ils pas les mêmes possibilités
d'accès, ni non plus - et ceci est d'importance - les mêmes possibilités de retrait dans la vie sociale. En effet, certains contextes
socio-culturels obligent les gens à certaines formes de participation,
alors que dans d'autres contextes, la possibilité de renoncer à certains
liens ou engagements est plus grande. Certains ont hérité de leur
154
milieu d'origine, de leurs études, de leur position sur le marché du
travail et de leurs rencontres culturelles une multiplicité de références,
de comportements et de valeurs : ils ont été pris dans de nombreux
contextes situationnels
et en ont acquis une assez grande facilité
d'adaptation. D'autres au contraire vivent davantage dans un bain
culturel unique peu renouvelé parce que les moyens en font
défaut - et plus sécurisant sous sa forme traditionnelle;
ils sont
peut-être plus rétifs aux apports extérieurs, plus limités à des formes
de relations primaires et conditionnés par les facteurs écologiques du
mode de vie familiale.
Ces types idéaux ainsi proposés sont en quelque sorte des pôles
extrêmes entre lesquels s'échelonnent diverses formes d'insertion
sociale.
Cette interprétation,
même si elle ne sous-entend pas que certains
sont de bons sujets actifs dans la société alors que d'autres sont
des attardés culturels, n'en suppose pas moins que tous n'ont pas
eu la chance (2) de se trouver dans des circonstances favorables à
une participation sociale étendue et active. On raisonne donc comme
s'il était acquis pour tous que cette participation
est bien l'objectif
à atteindre. En fait, ce n'est acquis que pour une minorité de gens,
les intellectuels notamment.
Nous refusons de nous embarquer ici dans des interprétations
qui
dévalorisent certains groupes sociaux par rapport à d'autres dont les
scientifiques sont proches. Concrètement, nous ne voudrions pas considérer, comme le font certains auteurs américains (3), les gens de
classes inférieures comme de perpétuels adolescents, au sens où ils
ne font pas montre dans la vie sociale du comportement « rationnel»
et «intelligent»
(4) qui est requis pour une participation fructueuse
et harmonieuse aux systèmes politiques, économiques et sociaux. De
telles conclusions nous paraissent être l'expression exacte de la logique
d'une position dominante définie positivement face à d'autres qui se
trouvent privées de ce qu'elle détient et qu'elle a déjà défini comme
objectif social global. Les facultés de rationalité et d'intelligence sont
évidemment le privilège des personnes de milieu «non inférieur»
qui les ont bien intégrées puisqu'il s'agit précisément de leurs propres
modes d'expression, de leurs références et de leurs objectifs.
Notre souhait serait ici, dans un espace apolitique, de considérer des
données empiriques sous un éclairage multiforme, d'essayer d'accéder
à la compréhension des réalités distinctes que sont pour chaque
groupe social, les aspirations, les besoins et leurs modes de réalisation,
les objectifs enfin qu'il s'est précisé devant un éventail de choix différents dans chacun des cas.
(2) A entendre dans un sens probabiliste.
(3) Farber, par exemple dans Kinship and Glass, pp. 147-151.
(4) Ils n'ont même pas I'« intelligence» d'apprendre un peu plus longtemps avant de se marier, afin d'être plus mûrs et de pouvoir prendre un
engagement plus responsable (Far ber) .
155
Ce souhait est peut-être irréaliste. En effet, notre projet ambitieux
va subir à présent le choc - habituel - surgissant de son contraste
avec des données empiriques. Tout chercheur - le sociologue tout
particulièrement - connaît cet affrontement inévitable d'où jaillisent
d'ailleurs souvent les nouvelles perspectives de travail.
I. Les données empiriques utilisées
A. Description générale
L'ensemble des données est extrait d'une enquête réalisée en
1971 (5) dans quelques grandes communes urbaines francophones et
bilingues (6) du pays (N = 403).
Les caractéristiques
les plus importantes de l'échantillon sont les
suivantes:
les couples ont une durée de mariage qui ne dépasse pas
10 ans (X < 5 ans), sont âgés de 20 à 35 ans (X = 29 ans pour
les hommes et 27.5 pour les femmes), ont un enfant au moins (la
moyenne est de 1.8). Leur mode de vie est essentiellement imprégné
de l'ambiance urbaine puisque la plupart résidaient déjà en ville avant
leur mariage (86 %) et que presque tous y habitent depuis lors. Leur
mobilité géographique est relativement faible - donnée importante
dans une analyse des attaches sociales.
B. Variations
explicatives considérées
1. Les variables qui ont été prises en eonsiâération. sont de
deux ordres
Il s'agit, d'une part, d'une série de caractéristiques
liées aux situations individuelles ou strictement familiales, et d'autre part, de traits
davantage représentatifs
d'une appartenance sociale, économique et
culturelle.
a)
La situation personnelle ou familiale
la durée du mariage
le nombre d'enfants
l'exercice d'une profession
par la femme (7)
(5) L'enquête a été réalisée sous la direction de C. Presvelou et menée
grâce à l'appui financier du F.R.F.C. que nous tenons à remercier.
(6) Forest, Ixelles, Watermaal-Boitsfort,
Woluwé-St-Pierre,
Mons, Namur et Liège.
(7) Bien que liée à l'état économique du ménage, cette variable est considérée comme élément de situation personnelle parce que ce trait n'est
pas significatif d'une couche sociale, économique ou culturelle, mais intervient dans la caractérisation de la situation familiale propre à l'intéressé.
156
b) l'appartenance
1. l'origine
sociale, économique,
sociale:
culturelle
-
le dernier diplôme des parents de chaque
conjoint
- l'état de fortune des parents au moment
du mariage
- la profession du père de chaque conjoint
2. la situation socio-éeonomique :
- les revenus de chaque conjoint
- le total des revenus du ménage
- la strate socio professionnelle de chaque
conjoint
- l'estimation des difficultés budgétaires
3. le niveau d'instruction
:
le dernier diplôme de chaque conjoint.
2. Une variable particulière: la strate socio-professionnelle
Pour le regroupement des différentes professions, nous nous sommes inspirée de la classification mise au point par M. Versichelen
(1959)
-
-
-
-
niveau socio-professionnel
1 : comprend les fonctions supérieures
pour lesquelles un diplôme universitaire est requis, ainsi que les
professions libérales (= strate 7 dans notre analyse)
niveau socio-professionnel
II : comprend les activités impliquant
beaucoup de responsabilités, d'initiatives et de capacités personnelles, bien qu'un diplôme universitaire
ne soit pas absolument
requis (= strate 6)
niveau socio-professionnel
III : sont incluses ici toutes les activités
à caractère intellectuel qui ne peuvent pas rentrer dans le niveau II
(= strate 5)
niveau socio-professionnel
IVa : tous les agriculteurs, propriétaires
de leur terre ou non (= strate 4)
niveau socio-professionnel
l Yb : comprend toutes les professions
basées sur un travail manuel pour lequel un écolage est requis
(travail qualifié ou non) (= strate 3)
nioeau. socio-professionnel
V : sont incluses ici les activités pour
lesquelles aucun écolage spécial n'est requis et dont l'apprentissage
est assez facile et peut être effectué en peu de temps (= strate 2)
niveau socio-professiànmei
VI : comprend les activités basées sur
un travail manuel très simple et pour lequel aucune connaissance
professionnelle n'est pratiquement exigée (= strate 1).
C. Remarques sur les caractéristiques
de l'échantillon
Nous avons dit plus haut que les différentes strates socio-professionnelles avaient leur représentation
dans notre échantillon. Leur
répartition de fréquence est la suivante:
157
Strate
Tableau 1
socio-professionnelle
du mari
Strate 1 Strate 2 Strate 3 Strate 4 Strate 5 Strate 6 Strate 7
N.A.
%
30
7.5
113
28.3
13
3.3
119
29.8
60
15.0
64
16.0
Total
399
100.0
On peut constater que cette répartition ne correspond pas à celle de
la population globale du pays. En effet, celle-ci se caractérise par
un rapport différent strate inférieure / strate supérieure (9). Outre
que le milieu urbain sélectionné peut se distinguer quant à sa composition en groupes sociaux, le décalage résulte des critères utilisés
pour sélectionner l'échantillon. Les sujets en effet, devaient être
mariés, relativement jeunes et avoir déjà au moins un enfant. Or,
on sait par ailleurs (cf. Henryon et Lambrechts, 1968: 173-175)
que les individus de la couche inférieure de la population ont tendance
à se marier plus tôt que les autres, de même que l'intervalle entre
le mariage et la première naissance est plus réduit. Dès lors, nous
trouvons ici une légère sur-représentation
des ouvriers parallèlement
à une plus faible proportion des groupes supérieurs. C'est ainsi que
dans notre échantillon, l'âge varie dans le même sens que la strate
socio-professionnelle. C'est la raison pour laquelle, ne pouvant dissocier
l'effet de l'âge de celui de la strate socio-professionnelle, nous ne
prendrons jamais que cette dernière en considération (10).
Notons encore que dans les analyses qui suivent, les strates 3 et 4
ne seront pas prises en considération parce qu'insuffisamment
représentées (11).
II. Des relations de fait: la parenté
A. Famille et parenté:
notre interrogation
Le début de cet article traitait des contraintes auxquelles sont
soumis les individus et les groupes dans leurs différentes formes de
(9) Selon le recensement national de la population de 1961 par exemple
(le dernier qui soit publié), les chefs d'établissement, les personnes exerçant
une profession libérale et les employés cadres supérieurs (strates 6 et 7
dans notre analyse) représentent
seulement 23.5 % de la population
wallonne et 24.3 % de la population de l'arrondissement
de Bruxelles tandis que la catégorie des ouvriers (strate 1 et 2) est constituée respectivement par 45.9 % et 35.7 % des populations de ces régions. (Recensement
de la population, INS, tome 8, 1966, tableau 3 pp. 29-30).
(10) Pour une analyse plus approfondie de la manière selon laquelle
il faut comprendre cette caractéristique
de notre échantillon, nous renvoyons le lecteur à la publication complète des données qui paraîtra
au
courant de 1975.
(11) Remarquons qu'il est tout à fait normal que l'on ne trouve pas
158
vie sociale, contraintes de nature personnelle ou plus souvent sociale
qui diffèrent pour chaque groupe et dont tous n'ont pas la même
possibilité de se détacher.
Pour un individu, les apparentés constituent l'un de ces groupes
de personnes en fonction desquels les attentes de comportements semblent les plus marquées. D'une part, le besoin affectif de reconnaissance mutuelle et d'autre part, un certain sentiment d'obligation
morale paraissent être très répandus et la généralité de ces caractéristiques accentue la connotation déjà particulière de cette vie interpersonnelle. En effet, celle-ci est dès le départ marquée d'un sceau
spécifique puisqu'il s'agit de liens donnés d'avance.
Pour une grande part, cette forme de vie sociale n'est pas choisie:
les personnes au moins impliquées dans les relations sont
désignées par les liens du sang et la plupart du temps, la forme
elle-même de ces relations est déterminée en vertu de ces liens (cf.
Firth, Hubert et Forge, 1970).
La question ne se pose guère dans le contexte socio-culturel belge
d'entretenir
des relations avec toute personne de la parenté:
on
s'oriente vers un choix individuel des apparentés avec lesquelles on
garde un contact plus ou moins intense. Le plus souvent, ces orientations s'opèrent après le mariage (12) (avant celui-ci, les individus
sont en grande mesure impliqués dans les choix de leurs propres
parents;
on se marie tôt en Belgique et le mariage constitue pour
beaucoup la première grande accession à l'indépendance notamment
pour ce qui est des relations). Dans la plupart des cas, les parents
eux-mêmes et les frères et sœurs restent des sujets de choix privilégiés (13). Le sont-ils par obligation consciemment ou inconsciemment ressentie?
Le sont-ils par la force naturelle et affective des
choses? Le sont-ils par choix volontaire? Répondre à ces questions
suppose de savoir dans quelle mesure les gens peuvent réellement
se comporter autrement.
Cette possibilité diffère sans doute d'un cas à l'autre et d'une
strate à l'autre, de même que diffèrent les normes de base de chaque
strate sociale.
Ainsi, certains auteurs insistent sur l'extension au sein de la
classe moyenne d'une idéologie de l'indépendance des enfants qu'on
retrouverait beaucoup moins dans la classe inférieure par exemple
(ex. Firth, Hubert et Forge, 1970).
d'agriculteurs
dans notre échantillon (strate 4) étant donné son caractère
urbain.
(12) On établit alors une différence entre ce que certains appellent
une « family relation»
est une « relative relation»
selon qu'on continue
après l'acquisition du nouveau statut de « marié» à se considérer ou pas
comme membre de la famille d'orientation.
Du point de vue des parents
évidemment leurs enfants même mariés font toujours partie de la famille
et ne pourraient jamais être simplement considérés comme des apparentés (relatives)
(cf. Martinson,
1971: 204-205).
(13) Cf. notion de « priority kin» (Firth et Garîgue cités par Pid,
dington) différente de « choosen kin ».
159
Ce que tous les auteurs ont en tout cas constaté, c'est une différence
de comportements selon l'appartenance à des strates socio-professionnelles distinctes. Cette différence se marque tant dans l'éloignement
géographique par rapport aux parents que dans la fréquence des
contacts et la nature des liens avec ces derniers (14): les fils de
strate inférieure résident souvent à plus grande proximité de leurs
parents que les autres, l'aide matérielle des parents étant plus fréquente dans les autres couches sociales par exemple. Certains auteurs
ont même interprété théoriquement la parenté en termes différents
selon les couches sociales distinctes. Ainsi Farber (1971) laisse-t-il
entendre que prédomine dans les classes inférieures l'aspect domestique de la parenté (importance des services mutuels par exemple)
parallèlement à une diminution de l'aspect d'identification symbolique
qui lui, aurait toute son importance dans les classes moyennes ou
supérieures (position sociale dans la société - importance de l'héritage familial en termes de biens et d'apparentés par exemple). Les
résultats empiriques sont aussi souvent interprétés de manière à
mettre en évidence la compensation que peut représenter dans les
couches inférieures l'assurance d'une forte relation familiale face à
des conditions économiques et sociales difficiles ; la vie est par contre
plus aisée et la multiplicité des contacts plus grande pour les membres
d'une couche supérieure; elles rendent les individus moins dépendants
de leurs attaches familiales de base.
La mobilité peut également être source de différenciation. Dans la
classe moyenne par exemple, elle provoque une communauté d'intérêt
entre enfants et parents pour acquérir un statut social supérieur.
L'effort des parents investi dans le cadre de l'instruction permet de
rapprocher les deux générations au point de combler le fossé provoqué
par la différence de niveaux d'instruction (cfr. Pearlin, 1967 notamment).
Les habitudes sociales permettent également de distinguer les individus selon d'autres axes: ainsi par exemple la distinction entre
l'homme et la femme. On constate que les normes du milieu social
(particulièrement
marquées à ce sujet dans la classe inférieure)
« spécialisent» en quelque sorte la femme dans les affaires familiales
en même temps que celle-ci est en général, par la force des choses,
davantage dépendante de ses parents pour toutes sortes de services,
la garde des enfants par exemple. Certains auteurs (tel Komarovsky)
expliquent cette force du lien familial chez la fille par le type de
socialisation qu'elle a reçue pendant l'adolescence: peu d'occasions lui
ont été données d'avoir des contacts extérieurs.
La venue des enfants intervient pour beaucoup dans la configuration
des relations (cf. Rémy, 1967): elle entraîne incontestablement une
(14) C'est relativement à cet aspect que les différences sont les plus nettes. Cf. par exemple Both (1968), Remy (1967), Firth, Hubert et Forge
(1970) .
160
redéfinition ou modification du lien avec les parents (15). Par ailleurs,
un désir d'indépendance chez la jeune femme a probablement plus la
possibilité de se manifester dans la classe moyenne qu'à l'intérieur
des autres classes sociales. L'insertion de la femme dans la vie professionnelle est un élément supplémentaire qui lui permet peut-être de
se faire davantage d'amis à l'extérieur et qui peut entraîner une
diminution du caractère nécessaire du lien familial.
Chez l'homme aussi d'ailleurs, certaines variables socio-professionnelles interviennent qui entraînent un maintien plus ou moins intense
des liens avec les parents. Wilensky, par exemple, analyse l'importance du type de carrière à cet égard. Pearlin, de son côté, constate
que le système professionnel - bureaucratisé
et hiérarchisé d'une
part, plus rationnel et personnel d'autre part - joue lui aussi un
rôle important en la matière.
Ces différences de base ou de situation entre groupes et individus
sont, parmi d'autres encore, de nature à permettre ou à empêcher
la possibilité de «faire autrement », c'est-à-dire de se comporter, de
sentir les choses de manière différente de celle à laquelle le groupe
social d'origine ou le groupe ambiant actuel prédispose les gens.
Avant de présenter concrètement les termes de notre analyse empirique, nous voudrions encore faire deux remarques.
Il s'agit d'une part, d'une restriction. Les relations avec la parenté
ont été présentées comme des relations sous-tendues par certaines
notions d'obligations, de responsabilité et par des habitudes - voire
des contraintes - à caractère social. C'est dans un contexte social
que l'individu est inséré. Dès lors, une approche complète du phénomène devrait se situer dans cette même perspective. C'est pourquoi,
on peut regretter que les renseignements récoltés soient de nature
individuelle et ne puissent être complétés par d'autres ou tout simplement être insérés dans un ensemble; c'est ainsi que la relation
parents-enfants
mariés aurait été approchée de manière plus complète si les parents eux-mêmes avaient pu être contactés.
D'autre part, ces données permettent une approche avantageuse :
celle de la vie sociale sous ses différents aspects (famille, amis, voisins,
loisirs). Notre étude ne se limite donc pas à la parenté seule. En
effet, bien que cet article soit principalement consacré aux relations
avec les parents (père et mère), notre intention est plutôt de considérer ces dernières dans tout le contexte de la vie sociale, en comparaison ou en parallèle avec les autres aspects qui s'y ajoutent et
parfois même paraissent s'y opposer. Cette analyse plus globale sera
effectuée concrètement dans une publication ultérieure.
(15) Nous ne pouvons apprécier dans notre analyse empirique l'impact
réel de ce facteur puisque tous les couples se trouvent déjà dans une
situation de parents.
161
B.Comment abordons-nous cette réalité ?
Nous proposerons en un premier temps un bref tableau descriptif
de l'allure prise par ces liens, tableau que nous établirons sur base
des réponses des hommes et des femmes de notre échantillon aux
questions qui leur ont été posées relativement à leurs relations avec
leurs propres parents (17). Il comprendra différents aspects que l'on
peut mesurer empiriquement, à savoir la proximité géographique entre
parents et enfants, la fréquence des contacts , la nature des liens
entretenus (qualification subjective des relations, différentes formes
d'aide, dépendance) ainsi que les souhaits, attentes et aspirations en
la matière. Une comparaison sera brièvement opérée entre les réponses
des hommes et des femmes.
Enfin, en ce qui concerne les aspects pour lesquels une norme commune à l'ensemble n'a pu être dégagée, nous essayerons d'analyser
la variation des réponses en fonction de certaines circonstances individuelles ou de certaines caractéristiques
plus typiquement sociales
dont nous avons présenté la liste supra. Aux variables à caractère
personnel ou familial s'ajouteront deux variables plus spécifiques qui
peuvent influer sur la structure actuelle du lien parents-enfant.
C. Les liens parents-enfants mariés
1. Profil général
Sachant que les couples répondants résident tous en milieu urbain,
on pourrait s'attendre à ce que la proximité spatiale des parents soit
relativement variée, en tout cas moins homogène qu'elle ne l'est en
milieu rural. Or, il faut constater que parents et enfants mariés
habitent très souvent fort près les uns des autres. En effet, plus
des 2/3 des interviewés (70 % des hommes et 66 % de femmes)
habitent à proximité de leurs parents:
dans le même quartier ou
la même ville (rares sont ceux qui habitent dans la même maison).
Par ailleurs, seuls 12 % des hommes et 15 % des femmes sont éloignés
de plus de 50 kms. Dès lors - et ceci est peut-être spécifique à la
Belgique dans la mesure où le pays est peu étendu, et où la mobilité
géographique est faible - le lien des enfants mariés avec leurs
parents sera fortement déterminé par cette habitude sociale qui est
d'habiter après le mariage dans la même ville, voire le même quartier
que celui où on a vécu avant de se marier.
Pour compléter ce tableau, il convient de faire remarquer la forte
homogamie géographique (deux tiers environ habitaient le même
arrondissement au moment du mariage).
A propos de cette proximité actuelle des parents, il faut noter qu'il
(17) Les relations avec la belle-famille n'ont pas été considérées; notons
d'ailleurs que les données originales concernent chacun des parents séparément.
162
n'y a guère de différence entre les hommes et les femmes. Par ailleurs,
dans la moitié des cas environ (54.5 %), les parents du mari et de
la femme sont équidistants du couple.
La fréquence des contacts avec les parents ne peut en aucun cas
être considérée comme un indice de la qualité du lien unissant ces
derniers à leur enfant marié. A tout le moins cette variable peut-elle
éclairer les réponses à d'autres questions. Notons d'ailleurs que la
fréquence des contacts est fortement fonction de la distance géographique. Elle est par ailleurs très peu corrélée avec la façon dont
l'interviewé qualifie affectivement la relation (cf. infra): il s'agit
ici de deux dimensions tout-à-fait différentes d'un phénomène, voire
même de deux réalités distinctes.
Rencontrer fréquemment ses parents semble être une habitude
sociale très répandue (en grande partie liée à l'habitude de la proximité): les deux tiers voient leurs parents une ou deux fois par
semaine (15 % environ les voient même chaque jour) tandis qu'un
tiers environ les voient une ou plusieurs fois par mois.
I! n'y a pas de grande différence entre les réponses des hommes et
celles des femmes. Cela s'explique sans doute par l'équidistance fréquente des parents; par des habitudes communes également; probablement aussi est-ce explicable par une coutume qui serait de visiter
les parents «en couple»; autre facteur: le côtoiement fréquent des
parents lorsqu'on habite à grande proximité d'eux.
De même, la différence est minimale entre les réponses qui concernent le père et celles qui se rapportent à la mère.
La manière dont les répondants qualifient atiectwement la relation
en question ne diffère guère non plus selon qu'il s'agit du père ou
de la mère (différence de 3 à 5 % seulement chaque fois). De façon
générale, un comportement affectueux avec ses parents représente
la norme culturelle face à laquelle toutes les catégories sociales ont
sans doute à se situer. Pour la majorité des personnes, leurs relations
avec leurs parents peuvent être qualifiées d'« affectueuses
intimes» (18) (60 % environ des femmes et une proportion un peu
moindre des hommes). Beaucoup disent entretenir des relations à
caractère seulement amical alors qu'une minorité à ne pas négliger
(variant entre 10 et 5 % selon les cas) trouvent que la relation en
question n'a pas de connotation affective, ou même qu'elle est inexistante. Ainsi donc, même si dans quelques cas (et plus souvent chez
les femmes) la relation avec la mère est perçue comme affectivement
plus intense (19), dans la grande majorité des cas, un même modèle
de relation est vécu avec le père et avec la mère, et ce modèle est
évidemment conforme à la norme culturelle qui veut qu'on reste
(18) Les catégories de réponses étaient d'avance proposées aux enquêtés.
(19) Encore faudrait-il voir si la formulation de la question n'amène
pas les gens à oser plus souvent qualifier la relation à la mère comme
affectueuse intime» alors qu'ils préfèrent dire avoir avec le père des
liens amicaux (norme culturelle).
I(
2
163
attaché affectivement
à ses parents. Toutefois, la différence est
grande entre une relation «affectueuse
intime» et une relation
amicale (20). Nous verrons par la suite si cette différence est perçue
de la même manière par des individus appartenant
à des strates
sociales distinctes.
Pour préciser le genre et le contenu des relations que les interviewés entretiennent avec leurs parents, nous allons voir dans quelle
mesure les parents sont cités comme source de conseils en cas de
divers problèmes familiaux ou personnels et comme source d'aide,
par exemple en cas de maladie ou en cas de besoin pour la garde
des enfants.
Parmi les différentes personnes auxquelles les jeunes couples peuvent avoir recours en matière de conseils ou d'aide, et cela en dehors
de leur conjoint, les parents semblent avoir une place toute privilégiée:
c'est à eux que les interviewés disent se confier le plus. Ainsi, c'est
principalement dans le domaine de l'éducation des enfants ou pour
les problèmes posés par ceux-ci que les conseils parentaux sont le
plus souvent bienvenus. Les problèmes financiers et l'activité professionnelle sont aussi des sujets pour lesquels on demande souvent
conseil aux parents. Les problèmes spécifiques au couple ou à la
planification des naissances sont des sujets moins souvent abordés
avec les parents pour obtenir un avis éclairant de leur part (ce sont
d'ailleurs aussi des sujets sur lesquels les individus se confient très
peu en général). Quant à l'aide, ce sont évidemment les parents qui
sont le plus souvent sollicités, notamment en cas de maladie ou pour
la garde des enfants. La dépendance économique, quant à elle, semble
être minime. Seule une faible proportion (20 % environ) reçoit de
ses parents une aide sous forme matérielle.
La relation parents-enfants
mariés est donc bien une relation qui
s'impose dans la majorité des cas et qui supplante par son caractère
« naturel»
(ou plutôt culturel) toutes les autres, même celles avec
les amis dont l'importance est pourtant indéniable comme l'indiquent
les autres réponses à la question. Les données analysées ici montrent
que la distance qui sépare les parents de leurs enfants mariés n'est
pas en milieu urbain aussi grande qu'on pourrait l'imaginer.
Les individus ne semblent pas être mécontents de cette situation.
Le lien paraît être vécu dans la plupart des cas sans qu'il représente
un poids pour la jeune famille. En effet, 80 % environ (et même
parfois plus) des répondants se disent satisfaits et de la fréquence
des contacts et de la qualité des relations. Certains même souhaiteraient que cette fréquence soit plus grande ou que les relations soient
plus approfondies. Seule une minorité verrait d'un bon œil une dimi-
(20) Certains pourraient penser au contraire qu'une expression vaut
l'autre et que dès lors il n'y aurait pas de sens à insister sur cette différence. La corrélation que nous avons constaté entre les réponses à cette
question et celles relatives aux autres montre que la gradation supposée
existe réellement.
164
nution de la force du lien et de la fréquence des rencontres. Or, nos
analyses montrent que cette légère variation des souhaits en la
matière est peu liée à celle des degrés d'attachement ou de la fréquence des contacts.
Tout ceci concernait la relation telle qu'elle est vécue concrètement. Considérons à présent ce que les individus expriment de façon
rationnelle et synthétique à propos des choix qu'ils opèrent plus ou
moins consciemment dans leur vie courante. Cette question n'est pas
posée pour elle-même mais comme moyen de mesurer le décalage,
chez les répondants, entre le vécu et le dit. Il leur a été demandé
quelle était la relation qu'ils considéraient comme la plus importante
à l'heure actuelle pour un jeune couple.
Il est difficile de connaître la signification de cette question pour
les interviewés:
on peut pourtant supposer que la réponse exigeait
une référence à leur propre vie. Il paraît peu probable en effet, qu'ils
aient répondu in abstracto ou en principe indépendamment des satisfactions et difficultés qu'ils ont effectivement ressenties dans leur
propre vie de jeunes couples. Il convient de supposer d'autre part
qu'à côté de la référence à la vie concrète, intervient ici l'effet de
recul par rapport aux comportements qui, quoique vécus, ne sont
pas toujours consciemment voulus comme tels.
Il apparaît que ce sont les. relations avec les parents et les amis
qui sont les plus souvent considérées comme les plus importantes par
rapport aux autres formes de relation. Comment comprendre que
ces deux types de relation soient ensemble à l'avant-plan des réponses?
Une fois constatées, au niveau des comportements, la fréquence et
l'intensité des contacts avec les parents, on aurait pu s'attendre à
ce que soit plus élevé le nombre de ceux qui classent cette relation en
premier ou en deuxième lieu dans un ordre d'importance. Or, la
proportion de ceux qui classent les parents en premier lieu n'est pas
supérieure à 40 % (voir tableau 1 en annexe). Diverses interprétations
qu'il nous faudra approfondir trouvent place ici : ou bien les comportements ne rejoignent pas les opinions; ou bien la question n'atteint
pas son objectif ; ou bien la relation aux parents est tellement évidente dans le vécu qu'elle est classée «hors concours» par les personnes interrogées.
Une autre question d'ordre non comportemental fait référence à
un modèle idéal de relations que les individus peuvent imaginer en
dehors de tout contexte réel, du passé commun vécu avec les parents,
et de la proximité actuelle. Les réponses à ces questions semblent
indiquer que le plus grand nombre marque sa faveur pour une position
moyenne, s'accordant avec la norme sociale ambiante:
une relation
fréquente et intime, mais n'empiétant pas sur l'indépendance du
couple. Par ailleurs, une fraction étonne par ses options : celle qui
prônerait des relations fréquentes et très intimes impliquant même
certains sacrifices de la part du couple (grande disponibilité, dons de
temps, par exemple) (15 à 20 %). Le dernier quart de l'échantillon
165
se partage entre des relations fréquentes et marquées par un attachement affectif moindre (21).
Ces derniers renseignements ne font qu'ajouter du poids aux questions qui ont été posées ci-dessus. Voyons à présent si c'est en se
distinguant selon certains axes à caractère situationnel ou à caractère
typiquement social que les individus occupent des positions distinctes
en ce qui concerne leur adhésion aux normes socio-culturelles relatives
aux rapports parents-enfants.
Nous n'analyserons ici que l'un ou
l'autre indicateur pour ne pas allonger le texte et nous évaluerons
successivement l'impact des caractéristiques liées à la situation individuelle et celui des traits sociaux, économiques ou culturels (voir
supra p. 6).
..
2. Variation individuelle ou variation sociale
La distance géographique entre les parents et leurs enfants mariés
ne semble varier que selon les caractéristiques
de type social ;
aucune circonstance individuelle telle la durée du mariage ne
paraît en effet intervenir comme élément différenciateur.
La
strate socio-professionnelle du mari est ici un facteur discriminant
(cf. tableau 2 en annexe): les couples qui habitent le plus près
(même maison ou même quartier) appartiennent
aux catégories
d'ouvriers (strates 1 et 2), les cadres supérieurs et membres de
profession libérale (strate 7) se caractérisent
par une grande
proximité également mais se limitant au contexte de la ville. C'est
dans les strates intermédiaires
(5 et 6) que les situations sont
les plus variées. Le niveau des revenus joue évidemment dans le
même sens. S'agit-il là de l'impact de nécessités professionnelles
différentes ou d'appartenance différenciée à un modèle culturel,
ou encore d'appartenance à des modèles culturels différents?
Rappelons encore la relativité de cette variation:
elle se produit à
l'intérieur d'une proximité généralisée.
Quant à la fréquence des contacts, fortement corrélée rappelons-le
à la proximité, elle ne varie guère dans son ensemble selon les
individus et les strates, mis à part le fait que les interviewés
sont d'origine urbaine et rurale. Dans les quelques cas d'origine
rurale on observe évidemment un plus grand écart géographique
avec les parents, ce qui conduit à réduire la possibilité de rencontres fréquentes. On fera le même raisonnement à propos des fils
et filles d'agriculteurs.
(21) Nous avons tenu à présenter séparément les différents indicateurs
se rapportant au lien parents-enfants
parce qu'il s'est avéré, au terme
d'une analyse factorielle que nous avons réalisée sur base de ces différents traits, que chaque indicateur représentait au fond une dimension
séparée des autres. Notre tentative de les réunir en un seul indice synthétique ayant échoué, force nous est de considérer chaque aspect comme
complémentaire des autres.
166
Cependant, au niveau des contacts journaliers des femmes avec
leurs parents, quelques différences se marquent selon l'appartenance
sociale ou culturelle: ces contacts sont plus fréquents dans les strates
socio-professionnelles
inférieures et pour les niveaux d'instruction
primaire et secondaire inférieur.
Une caractéristique
de nature personnelle est à remarquer ici :
il s'agit de l'aide accordée par les parents (qui semble indépendante
de l'état de fortune des parents et du niveau des revenus du jeune
ménage). Elle est positivement associée à la fréquence des contacts,
tout au moins quand on distingue les contacts journaliers des autres
(soit qu'elle constitue une dépendance obligeant à soutenir une certaine
cadence de visites, soit que son existence soit associée à une relation
forte entre parents et enfants).
La manière dont les interviewés qualifient la relation semble n'être
fonction que de leur situation proprement personnelle. D'un côté,
on constate que le caractère affectueux n'est pas corrélé avec le nombre
des enfants ni la durée du mariage. Mais par contre, et comme dans
le cas de la fréquence des contacts, l'aide accordée par les parents
intervient pour distinguer les réponses: la relation est plus souvent
dite affectueuse par ceux qui sont aidés. Une autre variable qui tient
à la situation personnelle des individus et qui joue ici en faveur
ou en défaveur du lien affectif, c'est évidemment l'entente entre les
parents (mesurée par la fréquence des disputes entre eux pendant
la jeunesse du sujet).
Pour les femmes, à ces deux traits différenciateurs,
s'ajoute le fait
que lorsqu'elles ne travaillent pas, elles qualifient plus souvent la
relation d'affectueuse intime que dans les autres cas, surtout celui
du travail à temps partiel (cf. tableau 3 en annexe). Or, nous avons
signalé plus haut que le fait que la femme exerce une profession
est considérée par nous ici comme un trait individuel, c'est-à-dire
comme caractérisant
simplement la situation personnelle et familiale
spécifique de l'interviewé.
Dès lors, et comme on ne constate pas de distinction entre niveaux
socio-économiques distincts, l'indicateur ici analysé varie principalement selon la situation personnelle et familiale.
Pour les hommes, le profil est tout à fait semblable. Aucune caractéristique sociale ou économique ne les distingue. Mais le fait que
leur épouse travaille ou ne travaille pas a un effet sur la façon dont
ils qualifient leur relation avec leurs propres parents. L'explication
pourrait être la suivante : dans les cas où la femme travaille (surtout
lorsqu'elle travaille à temps plein), il se pose des problèmes d'organisation matérielle de la vie (dépendance pour la garde des enfants,
manque de temps ... ) qui, de facto, ont une grande incidence sur la
qualité des relations, à quoi s'ajoutent souvent des conflits issus d'une
remise en question du modèle et du rôle de la mère, ainsi que de
l'organisation
familiale de la vie.
Tout se passe donc pour les hommes et les femmes comme si le
fond d'appartenance
sociale ne les distinguaient
pas sur le plan de
167
l'appréciation subjective de leur relation, comme si tous se situaient
face à une seule et même norme culturelle, qui est d'être affectivement
impliqués dans les liens familiaux. Seules des circonstances d'ordre
individuel ou proprement familial peuvent faire différer leurs
réponses.
Passons alors à un ordre différent de données : celui de la distance
évaluative sur une réalité vécue: l'importance consciemment accordée
à la relation.
Il semble que l'importance ainsi accordée soit aussi dépendante
de l'entente dans le couple parental, mais par ailleurs, elle n'est liée
à aucun autre trait individuel. Cette variable apparaît donc comme
pouvant exprimer un contenu cognitif dépendant en grande partie
du bain culturel et social.
C'est bien ce qu'on constate, surtout parmi les réponses des hommes:
la variation de Yoriçine sociale (diplôme du père), du niveau d'instruction, les différences entre strates socio-professionnelles et les
écarts importants de revenus ont un effet discriminatoire
important.
Ainsi, par exemple, lorsque le père n'a pas terminé que ses études
primaires, la relation est très souvent citée comme la plus importante,
alors que lorsqu'il a terminé ses études universitaires,
cette relation
n'est citée souvent qu'en troisième ou quatrième ordre (cf. tableaux 4
et 5 en annexe). De même, les individus qui exercent une profession
libérale ou se situent dans les cadres supérieurs ont tendance à prendre davantage de distance par rapport au lien en question.
III. Discussions et questions
Nous conclurons cet article en quatre points. Le premier a trait
à l'appréciation d'ensemble des données empiriques que nous avons
analysées. Le second concerne les instruments d'observation utilisés.
En un troisième temps, nous insisterons sur l'aspect sélectif et par
là limitatif de l'approche choisie. Enfin, nous parlerons brièvement
d'une autre perspective d'analyse de la parenté.
L'analyse des réponses aux différentes
questions relatives aux
relations avec les parents (distance, fréquence des contacts, qualité
et contenu des liens) nous fait conclure à une large extension d'un
modèle très positif. Ce modèle existe aussi bien au plan du vécu,
qu'au plan des représentations
mentales semble-t-il. Mais nous avons
également constaté qu'il existe des degrés différents d'adhésion à
cette norme que nous avons construite sur le réel: quelques tendances
à la distanciation (importance moins primordiale accordée à la relation
par exemple) voisinant dans notre échantillon avec quelques tendances
vers des attaches fortes et visibles (notamment par la très grande
proximité et le côtoiement). Remarquons d'ailleurs que les liens de
« distanciation»
et ceux « d'attachement»
sont aussi bien situés dans
le domaine descriptif concret (proximité géographique - fréquence
168
des contacts) que dans le domaine réflectif (importance accordée à la
relation).
Ainsi donc, malgré l'absence de très fortes divergences dans la relation avec les parents, il convient de mettre en évidence des variations
de comportements et d'opinions principalement associées à des variations de couches socio-économiques
ou culturelles. Sans doute, pouvons-nous interpréter ces variations en termes de possibilités différentes d'accès à la prise de distance vis-à-vis de la norme ambiante.
En ce sens, et schématiquement, on dira que les gens de la classe
supérieure ont davantage la possibilité de prendre distance par rapport aux parents parce qu'ils ont la possibilité d'avoir d'autres attaches
affectives. On constate en effet que, dans notre étude, le nombre
d'amis varie en fonction du niveau d'instruction et de la strate socioprofessionnelle (22). De même, le mode culturel de vie des strates
moyennes et supérieures amènent les individus à vivre de manière
plus détachée de certains enracinements de base, bien que ceux-ci
ne soient pas rejetés. Mais pour mesurer combien les « chances» (23)
culturelles et sociales ne sont pas identiques, et pour comprendre
également la signification relative de cette analyse, nous prions le
lecteur de se replacer dans tout le contexte de la vie sociale.
Nous ne voudrions pas terminer cette analyse sans mettre au jour
des limitations intrinsèques attribuables principalement à la nature
même des données auxquelles nous avons eu accès. En effet, les
questions telles qu'elles ont été posées, en étant préformées, plaçaient
sans aucun doute les personnes devant une contrainte de réponses
pour lesquelles elles n'étaient pas préparées. Le domaine sur lequel
elles ont été interrogées est avant tout de l'ordre du vécu et non pas
du cognitif ou du réflexif. Nous ne sommes dès lors pas autorisée
à attribuer aux réponses recueillies un sens qui les dépasse.
Une autre limitation intrinsèque de notre analyse est celle qui tient
au choix même d'une perspective d'analyse en sociologie. En prenant
au départ l'optique de différenciation des groupes, en termes de possibilités différentes de choix ou d'accès, nous avons opéré une sélection
dans le réel qui nous empêche dans la suite de prendre un autre
angle de vue. Pourtant, d'autres aspects de la même réalité pourraient
être soulignés, telle la spécificité de chaque appartenance sociale qui
conduit dans le domaine des relations à une spécificité de sens et
de réalité. En effet, la parenté par exemple ne peut avoir le même
contenu signifiant pour tous. L'utilisation
d'un même terme pour
désigner une réalité de chaque groupe est par elle-même évidemment
une opération «dénaturalisante»
(le commun dénominateur est une
construction scientifique et par là même ne peut respecter le réel
(22) L'analyse des relations avec les amis sera publiée ultérieurement.
Bien qu'elle aurait pu être logiquement insérée dans cet article, dans la
mesure où nous ne voulons pas isoler la parenté du reste de la vie sociale,
cette analyse supplémentaire aurait par trop allongé le texte présent.
(23) A comprendre dans un sens statistique et non pas dans un sens
positif.
169
dans sa complexité et ses spécificités). C'est ainsi qu'une même question, des mêmes mots relatifs au phénomène qui nous occupe seront
compris de manière différente. Mais tout ceci constitue un autre point
de vue sur le même réel.
Notre dernière conclusion comprendra une ouverture de perspective.
Le genre de données sur lesquelles l'analyse vient d'être faite semble
appartenir à la catégorie «expressive»
des faits sociaux. Selon la
typologie fonctionnaliste des formes de participation sociale, en effet,
il y aurait d'un côté des formes de participation à caractère « instrumental s , telle l'appartenance à un groupement politique ou idéologique
et d'un autre côté, des appartenances plus «expressives»
telles l'appartenance à un groupe d'apparentés ou à un réseau amical (24).
Le désavantage de cette vision intellectuelle est d'opérer des scissions artificielles dans la réalité. En effet. elle isole les uns des autres
des phénomènes qui participent
à un seul mouvement d'insertion
sociale. En effet, quoique, par exemple, l'amitié résulte de l'implication des individus dans une rencontre affective, il est des formes
d'amitié qui concourent grandement à la mobilité sociale, à l'acquisition de certaines positions politiques ou à la solution de quelque
problème professionnel ou financier : dans ces cas-là, où se trouve la
limite entre « fonction instrumentale»
et « fonction expressive» d'une
forme de participation sociale? Par ailleurs, les liens familiaux sont
dans de nombreux cas sous-tendus par d'autres points que des questions
spécifiquement privées comme celles du ménage, des relations affectives, de la santé ou de l'éducation par exemple. C'est principalement
cet aspect « privé» et « expressif» que nous avons atteint dans notre
analyse. Or, l'appartenance à un groupe familial comporte des traits
plus «instrumentaux»:
ainsi. elle est loin d'être étrangère
à la
possession ou à l'acquisition d'un statut social: elle intervient par
exemple dans l'acquisition d'avantages ou privilèges sortant de la
sphère de la vie privée pour peser dans la vie économique ou politique.
Le cas des héritages ou des fortunes de famille n'est pas le seul : il
y a aussi
des niveaux divers les interventions
de la famille dans
l'accession à certains degrés d'instruction ou de professionnalisation
;
il y a l'appui sur des positions de prestige ou de pouvoir d'où découlent des influences politiques et certaines facilités d'accès à l'utilisation ou à la détention d'un pouvoir quelconque.
Ceci ouvre de nouveaux horizons aux études empiriques et permet,
par contraste, de mieux situer la portée exacte de nos analyses.
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172
Tableau
Formes
Relation
citée
de relations
sans ordre de
priorité
sociales
seule ouen
1er lieu
1
importantes
en 2ème lieu
pour
un jeune
en 3e, 4e, 5e
ou 6e lieu
couple ("')
non mentionnée
S.R.
Total
Ma
Fe
Ma
Fe
Ma
Fe
Ma
Fe
Ma
Fe
Ma et Fe
Parents
2.0
3.0
36.2
41.9
20.3
23.1
23.2
15.7
17.6
15.5
0.7
100.0
Amis
4.0
3.0
36.2
33.7
20.1
18.9
22.0
28.1
16.9
15.6
0.7
100.0
et sœurs
1.5
2.2
9.7
9.7
26.1
29.3
26.5
26.0
32.5
32.0
0.7
100.0
Groupement ou
association
1.5
1.7
6.2
5.7
5.7
5.0
37.7
29.5
48.1
54.3
0.7
100.0
2.0
1.2
10.2
5.0
12.4
8.4
40.4
43.0
34.2
42.7
0.7
100.0
0.5
1.0
1.0
1.2
1.5
2.7
38.7
38.7
57.6
55.6
0.7
100.0
Frères
Compagnons
de
travail
Voisins
("') Pour la facilité,
403 cas.
de lecture
des tableaux,
nous n'indiquerons
que les pourcentages
relatifs
chaque fois à un total de
Tableau
Endroit
2
de résidence des parents du mari selon sa strate
socio-professionnelle (*)
strate
strate
1 et 2
5
strate
6
strate
7
Total
même quartier
39.7
24.6
24.4
20.8
64(29.1)
même ville
46.1
35.8
34.1
54.2
95(43.2)
dans les 50 kms
10.3
26.4
22.0
10.4
36(16.3)
plus loin en
Belgique ou à
l'étranger
3.9
13.2
19.5
14.6
25(11.4)
100.0
(=78)
100.0
(=53)
100.0
(=41)
100.0
(=48)
23.3
dl = 9
p<:.OI
Total
X2
=
220
(*) Les fréquences sont indiquées en pourcentages uniquement avec mention des totaux marginaux. Même procédure pour les tableaux ultérieurs.
Tableau 3
Qualification
par la femme de sa relation à son père en fonction du fait
qu'elle exerce ou non une profession
1 Total
Temps plein
Temps partiel
sans profes-
Relations affectueuses
intimes
59.2
32.4
66.4
154
(58.8)
Relations
35.9
64.9
28.7
96
(36.6)
4.9
2.7
4.9
12
(4.6)
100.0
(=103)
100.0
(=37)
100.0
(=122)
amicales
Relations formelles
ou autres
Pas de relations
Total
16.072
174
dl
=
4
p = .0028
262
Tableau
Importance
Importance
la relation
accordée
4
par le mari à la relation couple-parents
le dernier diplôme du père
dernier diplôme du père
second. second. supérieur
infér.
supér.
de
primaire
selon
Total
universit.
citée en
1er lieu
57.1
26.9
42.2
34.5
19.4
98
(38.6)
citée en
2ème lieu
16.9
25.4
20.0
13.8
27.8
53
(20.9)
citée plus
après
15.6
29.9
17.8
31.0
38.9
non citée
10.4
17.9
20.0
20.7
13.9
63
(24.8)
40
(15.7)
100.0
1 (=77)
100.0
(=67)
100.0
(=45(
100.0
(=29)
100.0
(=36)
Total
25.93
Importance
Importance de
la relation
dl
=
P
=
Tableau
5
12
.0110
accordée par le mari à la relation
selon son niveau d'instruction
primaire
254
dernier diplôme du père
second. second. supérieur
infér.
supér.
couple-parents
Total
universit.
citée en
1er lieu
46.2
50.0
50.9
26.2
22.9
99
(38.5)
citée en
2ème lieu
15.4
24.2
17.5
26.2
21.4
55
(21.4)
citée plus
après
23.1
16.1
15.8
35.7
32.9
non citée
15.4
9.7
15.8
11.9
22.9
63
(24.5)
40
(15.6)
100.0
(=62)
100.0
(=57)
100.0
(=42)
100.0
(=70)
Total
100.0
1 (=26)
24.24
dl
=
12
P
=
257
.0188
175
VAFFECTATION
D'UNE PARTIE DU TEMPS
CHEZ LES JEUNES FAMITLLES
LIBRE
par
Guillemine COLARD-DUTRY
Cette analyse a tenté de cerner les facteurs permettant de différencier la population étudiée (jeunes familles de milieu urbain) selon la manière d'occuper une
partie de son temps libre. Une série d'activités a été
proposée. Il en ressort que ce ne sont pas du tout des
éléments liés à la situation personnelle de l'individu
tels le nombre d'enfants ou la durée du mariage qui
sont discriminants. Par contre ce sont les facteurs liés
à la strate socio-professionnelle qui établissent des groupes à tendance similaire. D'autres distinctions sont apparues quand il a été tenu compte du sexe de l'individu.
Des observations traitées de mamere rigoureuse doivent pouvoir
servir de preuves ou d'appuis à des propositions théoriques de nature
diverse. Elles constituent autant d'outils indispensables à la connaissance sociologique.
Le fait d'affecter une partie de son temps «libre» à certaines
occupations plutôt qu'à d'autres et cela dans de jeunes familles de
milieu urbain est l'objet principal de l'analyse qui suit (1).
La sélection des secteurs d'occupations analysés implique un certain
point de vue. Il en sera traité dans la dernière partie de cet article.
La plupart de ces secteurs font partie des indicateurs utilisés traditionnellement dans les travaux sociologiques, pour mesurer le degré
de participation à la culture. Il s'agit surtout d'occupations qui mettent l'individu en relation avec le monde par l'intermédiaire des média
et de la lecture et qui traduisent donc une certaine participation à ce
qui est appelé la sphère culturelle. La fréquence des contacts avec les
amis, voisins et parents d'une part ainsi que la fréquentation
de
groupements plus ou moins formels sont généralement les indicateurs
complémentaires servant à évaluer cette participation.
Une analyse approfondie de tous ces aspects est entreprise dans le
cadre d'une problématique plus générale (Presvelou : 1970) (2).
(1) Ces observations peuvent s'ajouter à celles déjà fournies récemment
en Belgique dans deux ouvrages récents (Govaerts, 1969, Javeau, 1970).
(2) Les résultats de ces travaux seront publiés au courant de l'année
176
Le présent objet d'analyse a donc été isolé ici car il a été estimé
suffisamment intéressant en lui-même. Il fluctue en effet très significativement en fonction de la position de l'individu dans la société.
Il a été procédé systématiquement à la mise en liaison de cet objet
avec d'une part des caractéristiques ayant trait à la situation personnelle de l'acteur, tels le nombre d'enfants, la durée du mariage, l'estimation de l'aisance matérielle de la famille, l'éventuelle occupation
professionnelle de la femme. D'autre part avec des caractéristiques
indicatrices de l'origines sociale de la personne interrogée comme la
fortune des parents au moment du mariage, le niveau d'éducation et
la strate socio-professionnelle du père et enfin le niveau d'éducation
de la personne elle-même ainsi que son revenu et sa propre strate
socio-professionnelle.
De manière assez inattendue, l'affectation
d'une partie de son
temps libre n'est pas différente d'individu à individu si l'on ne tient
compte que des éléments propres à la situation familiale de la personne hormis le sexe. Ce dernier facteur ne différencie d'ailleurs pas
aussi fortement la population étudiée que ne le font les caractéristiques
liées à la position de la personne dans la société.
Or, si des différences significatives peuvent être décelées selon les
caractéristiques
prises en compte, ces différences ne peuvent être
expliquées qu'en référence à une théorie particulière faisant elle-même
partie d'un cadre global d'interprétation.
Il ressort de l'analyse des observations faites, que celles-ci pourraient fort bien étayer des propositions théoriques utilisant la notion
de pouvoir par exemple. L'individu des strates supérieures choisira
davantage des activités lui permettant de maintenir sa position dans
la hiérarchie sociale. Il s'orientera par exemple davantage vers la
lecture d'articles politiques parce qu'il est motivé pour le faire. Il sait
qu'il a certains moyens même limités d'intervention. Son réseau de
relations sociales peut l'y contraindre et l'on en arrive ainsi aux
notions de contrôle social, de groupe de référence ou à la notion d'intégration à la classe d'appartenance comme le fait Crozier (Crozier,
1965 : 185-203).
Par le fait que la strate socio-professionnelle du père différencie
l'ensemble de la population étudiée de la même façon que celle de la
personne interrogée, ces observations pourraient illustrer les théories
particulières sur la reproduction sociale comme il a été tenté dans un
article du même numéro (3).
Les notions de rôle et de contraintes liées aux rôles sont sans
aucun doute des concepts féconds pour expliquer les différences
apparues et dues au sexe de l'individu.
Ces perspectives sont loin d'être exhaustives. Elles ne sont évoquées
ici qu'à titre de pistes d'interprétation.
1975. Cette recherche est faite grâce au financement du Fonds National
de la Recherche Collective.
(3) Voir D. Leporc: « Les modèles familiaux comme stratégies de reproduction et de mobilité sociales».
177
1. Objet d'analyse
Les données examinées proviennent de l'enquête réalisée sous la
direction du Professeur C. Presvelou au Centre de Recherches Sociologiques de l'Université Catholique de Louvain. Les caractéristiques
de l'échantillon ont été données précédemment (4).
L'originalité de ces observations réside dans le fait que mari et
femme ont été interrogés séparément sur la question traitée. Il en
résulte la possibilité de comparer l'affectation
du temps libre entre
groupe d'hommes et groupe de femmes vivant dans un même milieu.
La question posée comprend trois parties. D'une part, il a été
demandé d'indiquer parmi différentes formes d'activités (proposées
dans la question) celles qui semblaient les plus importantes comme
moyen de participer à la culture. Aucune limitation n'était imposée.
La réponse est considérée dans le présent article comme étant l'opinion
de l'individu. D'autre part, l'interviewé avait à désigner les activités
auxquelles il consacrait un certain temps par semaine, ce qui est
analysé comme étant son comportement.
Enfin, il avait à rendre
compte de la moyenne hebdomadaire du nombre d'heures affectées à
cette activité, ce qui est intitulé «le temps moyen effectif ».
II. Comportement moyen chez l'homme et chez la femme
Plusieurs constatations se dégagent du tableau 1. Les secteurs de
loisirs qui remportent le plus de suffrages sont les occupations dites
«passives» (5), de type sédentaire telles l'audience de la radio-télévision et la lecture. Les activités exigeant un déplacement, un effort
de créativité, voire une participation
n'ont que peu d'adeptes. Ces
résultats corroborent ceux de nombreuses enquêtes traitant du sujet
(voir par ex. Dumazedier, J.: 1962, Anderson, N.: 1961).
Le pourcentage moyen chez les femmes se situe généralement endessous de 50 %. Seules l'audience de la radio-télévision et la lecture
de périodiques de mode et de divertissement donnent des pourcentages
de 65 % et de 62 % respectivement.
Les proportions de femmes consacrant du temps à ces occupations
sont dans l'ensemble nettement inférieures à celles des hommes. C'est
seulement en ce qui concerne la lecture des faits divers, des périodiques
de mode, des livres de littérature et de la pratique des arts plastiques
que la proportion de femmes est plus élevée.
Le sport est sous tous ses aspects du ressort masculin. La lecture
de ce qui se rapporte soit à la politique, soit à l'information et la
(4) Voir l'article précédent:
Canivet-Gilson B.: « La parenté dans la
vie sociale ».
(5) Tout dépend de l'attitude de l'individu face à ces occupations. Cet
aspect n'a pas été pris en considération dans la présente étude. Nous y
reviendrons.
178
formation est faite principalement par les hommes. Les écarts de
proportions entre hommes et femmes sont très élevés dans ces
domaines.
Tableau
1
Pourcentage moyen de personnes (N = 402) consacrant
leur temps hebdomadaire
aux activités mentionnées
Hommes
une partie
ci-dessous
de
Femmes
1. Lecture de la presse quotidienne
Rubrique sports
faits divers
politique
articles de fonds
50
39
53
53
20
41
27
30
2. Lecture de périodiques
Mode/ divertissements
Information/formation
28
63
62
46
3. Lecture livres
divertissement
information/formation
littérature
39
60
34
34
27
37
4. Audience radio-télévision
reportages/ émissions éducatives
journal parlé
musique, chansons, variétés
52
62
68
47
49
65
5. Pratique d'activités
sport
théâtre
musique
arts plastiques
36
7
14
2
15
7
11
5
16
18
10
32
17
10
4
5
6
28
14
9
19
5
7
5
6. Spectacles ou conférences
sportifs
conférences
soirées culturelles (ballet,
films/ divertissement
films à thème
théâtre
7. Fréquentation
cafés
8. Fréquentation
dancings
3
concert ... )
179
III. Facteurs discriminants
Aucun facteur de situation personnelle ne différencie les jeunes
familles dans l'une ou l'autre partie de la question posée. Qu'ils aient
deux ou six ans de mariage, un ou plus de trois enfants, que l'épouse
ait un travail rémunéré ou pas, leur comportement et leurs opinions
à l'égard des secteurs de loisir ne se différencient pas d'une manière
sensible. Ultérieurement, il apparaîtra cependant une différence dans
la durée du temps que la femme «active» consacre à ces différentes
occupations.
Par contre, la strate socio-professionnelle établit très nettement
des différences dans l'occupation du temps libre. Cet aspect sera
analysé dans les paragraphes suivants.
Les facteurs économiques tels le revenu du couple et la fortune
des parents au moment du mariage sont évidemment liés à la strate
socio-professionnelle. Cependant, lorsqu'on met ceux-ci en liaison avec
les réponses concernant l'affectation d'une partie du temps libre, ils
sont moins fortement discriminants que la strate socio-professionnelle
elle-même qui a été établie en tenant compte également du niveau
d'éducation. Ceci peut s'expliquer par le fait que plusieurs jeunes
familles ont des revenus élevés sans que n'y soit associé un niveau
d'études élevé. L'élévation des revenus correspondant à un niveau
d'études élevé ne se fait que progressivement au cours de la carrière
de l'individu.
Pour la simplicité de l'analyse présente, il sera tenu compte de
l'unique indicateur de la strate socio-professionnelle.
IV. Différences de comportement selon la strate socio-professionnelle dans les réponses des maris
Un critère de répartition entre les différentes activités est apparu
en mettant le pourcentage des personnes consacrant du temps aux
diverses formes de loisir en liaison avec les strates socio-professionnelles (6). Les mêmes variations statistiques correspondent à un même
type de loisir comme en témoignent les graphiques ci-annexés.
Un premier type de loisir pourrait être défini comme englobant
les occupations n'exigeant qu'un faible effort intellectuel, éloignées
de tout impact politique et ne contribuant pas directement au développement physique et intellectuel de la personne. Ce sont la lecture
de la rubrique sportive, des faits divers, des périodiques de mode, de
livres de divertissement, l'audience de programmes de variétés et de
chansons à la radio-télévision, l'assistance à des spectacles sportifs
et à des films de divertissement. Ces activités sont dénommées ici
(6) Nous avons distingué les strates socio-professionnelles en nous basant sur des critères utilisés par Versichelen. Pour plus de détails, voir
l'article précédent Canivet-Gilson B.: « La parenté dans la vie sociale».
180
« activités de divertissement pur ». Comme en témoignent les graphiques 1.1 à 1.7, les proportions de maris consacrant du temps à ces
activités diminuent quasiment par palier au fur et à mesure que
l'on passe d'une strate socio-professionnelle à une autre plus élevée.
La tendance est nette pour tous les secteurs d'activité hormis l'assistance à des films de divertissement où les pourcentages sont les plus
hauts dans les deux strates supérieures. Les graphiques sont établis
sur base de l'échantillon total (N = 402).
Graphi q ues 11 à 1.7 { Il}
Pourcentage de personnes consacrant une portie de leur temps hebdomadaire
aux activités
ci dessous (**)
70°;'
,..•."'
,.,.
50'10
~---\\
\
\
\
\
\
\
LO'lo
30'10
,,",\
20'10
,---"
~'Io "
\
'\
/
",
'\
6
2
5
Rubrique sportive
Journaux.
7 1
6
7
2
5
Faits divers Journaux
1
2
5
6
7 1
7
5
6
Mode divertissements
Divertissementslivres.
periodiques
50'10
30'10
20'10
10'10
567
n;
Spectacles sportifs.
continus·
pointillés
réponses des maris.
réponses des femmes
~rY~fé~mR~di~
,*}
En traits
En traits
".*} socio,
les chiffres 1.2.5.6.7
se réfèrent
professionnelles.
Films diwrtissement.
aux strates
181
Graphiques. ·2.8à 2.16 (,,)
de personnes consacranl
une parlie de leur lemps hebdomadaire
aux aclivi lés ci dessous 1•••1
PourcenlalJe
80%
t
10%
,,
,
,
60%
,,
,
,
1
1
1
1
50%
,
;,,'/
,""
,,
1
5
6
2
Rubrique politique
JOUrnaux
7
5
6
7
2
Formation/informa tion
périodiques
5
7
6
FormaliOf1/informallon
livres
10%
5
6
livres litléra 1ure
7
6
7
2
5
~eportages/m,.issions
éduco tive s radio/T.V.
5
6
parlé radio.TIl
2
Journal
~O%
300/.
5
à
1" 1 En traits
Il''')
182
6
th~me
continus':
réponses des maris.
En trails pointillés:
réponses des femmes.
Les chiffres 1,2,5,6,1 seréfèren.taux
strales
soc te, profe ssi onnelle S.
,
,,,,'
10%
7
25.
6
Articles de fond s
JClJrnaux
,
,
,,
/
/.
7
Conférences
Parallèlement à ce type de loisir s'est dessiné une autre caractéristique qui permet de distinguer les activités restantes. Ce sont celles
qui exigent un effort intellectuel ou mieux une motivation à faire
cet effort. Ce sont la lecture de la rubrique politique, des articles de
fonds de la presse quotidienne, de périodiques et de livres de formation
et d'information, de livres de littérature, l'écoute du journal parIé,
l'assistance à des conférences, des soirées culturelles ou des films à
thème. Comme l'indiquent les graphiques 2.8 à 2.16, les proportions
de maris consacrant du temps à ces activités augmentent sensiblement
dans les strates supérieures (strates 6 et 7). Il n'y a qu'une rubrique
« éducative» qui fasse exception, c'est celle de l'assistance aux émissions éducatives et reportages à la radio-télévision où le pourcentage
le plus important se situe dans la strate des employés subalternes
(strate 5) et où le pourcentage décroît de façon importante dans les
strates élevées pour rejoindre le niveau de la strate 1. Il semble donc
que les strates plus élevées continuent à témoigner un certain dédain
à l'égard de la télévision et cela même dans les jeunes familles. Ceci
n'est cependant pas vérifié dans les réponses des femmes.
Lorsqu'on s'intéresse au temps effectif,
c'est-à-dire au nombre
d'heures réellement consacrées à ces différentes activités, l'on constate
la même tendance. Même si un certain pourcentage de personnes des
strates supérieures affectent une partie de leur temps à des activités
de «divertissement pur », ce temps est de très loin moins important
que dans les strates inférieures (ce temps est réduit de plus de la
moitié si l'on compare la strate 1 et la strate 7. C'est-à-dire qu'il y a
14 heures de différence par semaine) et l'inverse. Comme nous l'indique le tableau 2, les strates intermédiaires
(5 et 6) ont cependant
un comportement à peu près identique à cet égard.
Tableau 2
Temps hebdomadaire (en heures) consacré à des activités de
divertissement «pur» (type A) et à des activités exigeant
un effort intellectuel (type B) - réponses des maris
Strate
1
Strate 2
Strate 5
Strate 6
Strate 7
Type A
26.00
21.30
16.30
17.00
12.00
Type B
18.15
21.45
24.00
22.15
25.45
Total
44.15
43.15
40.30
39.15
37.45
183
V. Différences de comportement selon la strate socio-professionnelle dans les réponses des femmes
C'est aussi dans les strates supérieures que les proportions de
femmes s'adonnant à des occupations exigeant un effort intellectuel
sont les plus importantes. Les tendances sont en général parallèles
à celles des hommes, mais les pourcentages sont dans presque tous
les cas moindres. Comme il se dégage clairement des graphiques 1.1
à 1.7, les pourcentages les plus élevés chez les femmes ne se situent
en général qu'entre les niveaux des strates des ouvriers et employés
subalternes (strates 2 et 5) dans les réponses des maris. La même tendance ne se retrouve cependant pas pour deux activités. Il s'agit d'une
part de la lecture de périodiques de mode. Celle-ci se fait surtout dans
les strates intermédiaires
(5 et 6) et le moins dans la strate la plus
élevée. Il s'agit d'autre part, de l'audience d'émissions éducatives et
de reportages qui augmente avec la strate socio-professionnelle alors
que la tendance inverse a été constatée chez les hommes. Il ressort
du tableau 3 représentant la moyenne du nombre d'heures consacrées
à ces occupations que le temps affecté aux activités de « divertissement
pur» est aussi fonction de la strate socio-professionnelle. C'est dans
les strates les moins élevées que ce temps est le plus important.
L'inverse est vrai pour les activités exigeant un effort intellectuel.
Il est à remarquer que dans la strate 2 (ouvrières qualifiées), la
moyenne totale du nombre d'heures déclarées est assez élevée et
dépasse même celle des hommes de la même strate alors que dans
toutes les autres strates, c'est nettement le phénomène inverse qui
est observé. Le temps déclaré par les femmes est dans toutes les
autres strates inférieur à celui donné par les hommes. Les écarts
les plus grands entre hommes et femmes se situent dans les strates
1 et 5 (environ 8 heures d'écart en moyenne). Il a été constaté par
ailleurs que le pourcentage de femmes qui consacrent du temps aux
activités analysées ne varie pas significativement
selon qu'elles travaillent ou pas (7). Mais, par contre, ce qui varie d'une manière
sensible, c'est la durée du temps affecté. Dans quasiment tous les
cas, la femme qui n'a pas de travail rémunéré consacre beaucoup
plus de temps que celle qui travaille. Il y a à peu près douze heures
par semaine de différence en faveur de la femme qui ne travaille
pas à l'extérieur.
VI. Ecarts entre opinions et comportements
Les opinions quant à l'importance des moyens qu'a l'individu de
participer à la culture se sont différenciées de façon analogue aux
(7) Cette analyse a été faite sur un sous-échantillon. Les femmes travaillant à temps partiel n'ont pas été prises en considération. N
159
pour les femmes exerçant une profession et N = 186 pour les femmes
n'exerçant pas de profession.
=
184
Tableau 3
Temps hebdomadaire (en heures) consacré à des activités de
divertissement pur (type A) et à des activités exigeant un effort
intellectuel (type B) • réponses des femmes
Strate
1
Strate
2
Strate
5
Strate
6
Strate
Type A
20.30
22.45
16.45
15.30
13.15
Type B
15.45
20.45
16.00
19.15
22.30
Total
36.15
43.30
32.45
34.45
35.45
7
réponses révélant les comportements (8). Ce sont tous les éléments
liés à la strate socio-professionnelle qui ont établi des différences
significatives parmi les individus.
Il est normal qu'un certain rapprochement se soit produit entre
la question se référant à l'opinion (ce qui est estimé important) et
la question de comportement (le temps qui est affecté à l'occupation).
Cela s'est vérifié généralement dans les réponses des maris. Il y a
pour chaque secteur d'activité analysé un pourcentage moindre de
personnes affectant du temps à une occupation (désignée cependant
comme importante) mais les tendances sont généralement parallèles.
Il est toutefois très intéressant de faire ressortir les écarts les plus
grands car ils sont révélateurs d'aspirations latentes non réalisées
et on peut supposer que c'est vers ces secteurs d'activité que s'orienteraient les individus si plus de temps libre ou d'autres conditions
d'existence leur étaient accordées.
Quelle que soit l'appartenance à une strate sociale ou à un sexe
particulier, c'est dans la fréquentation du cinéma que les écarts sont
les plus importants (surtout les films de divertissement où les écarts
sont de l'ordre de 30 à 40 %). Ceci est confirmé par le dépouillement
d'une autre question qui portait sur la forme de participation culturelle qui souffrait le plus de la condition de jeunes ménages avec
petits enfants. C'est de loin l'impossibilité d'assister au cinéma qui
est la plus regrettée.
Dans l'ensemble, les écarts entre opinions et comportements sont
plus grands dans les strates supérieures et beaucoup plus importants
chez la femme. Dans les réponses des maris, des écarts élevés se
(8) Rappelons ici la question posée: « Parmi les différentes formes de
participation à la culture signalées ci-dessous, quelles sont celles qui vous
semblent les plus importantea
»
î
185
sont révélés dans l'ordre d'importance pour l'assistance à des serrees
culturelles, à des conférences et les secteurs «actifs» tels la pratique
d'un sport, du théâtre, de la musique.
Chez la femme, après la fréquentation du cinéma, c'est la pratique
des sports où les aspirations sont latentes quelle que soit la strate
sociale.
Dans les strates supérieures, c'est quasiment dans tous les domaines que les écarts entre opinions et comportements sont significatifs.
VII. Quelques pistes d'interprétations
Avant de tenter des interprétations,
il semble utile de mettre en
évidence quelques questions qui ont surgi au cours de l'analyse.
La nomenclature des occupations proposée dans la question principale est celle dont on fait traditionnellement
usage pour évaluer
ce qui est appelé la participation sociale ou culturelle. Dans la plupart
des travaux, la définition de cette participation correspond implicitement aux indicateurs utilisés pour la mesurer sans que ceux-ci ne
soient justifiés expressément. Or, tout dépend de l'objectif poursuivi
dans l'analyse. Von est cependant forcé de constater que cet objectif
n'est souvent pas exprimé dans les travaux se servant de ce concept.
S'il s'agit seulement de savoir ce que l'individu fait pendant son
temps libre, une liste exhaustive des activités doit être établie.
Par contre, s'il s'agit d'évaluer un certain degré d'isolation ou de
participation
sociale, certains aspects doivent entrer en ligne de
compte. Il ne suffit pas de connaître numératioement les activités
que l'individu pratique ou ne pratique pas ou les groupes formels ou
informels auquel il appartient. La manière dont les intérêts et les
valeurs de l'individu sont engagées est un aspect trop souvent négligé.
En outre, il est essentiel de comprendre la signification que cette
participation ou non-participation
a pour lui. Il est tout aussi important de savoir dès le départ à quel niveau, l'on désire évaluer cette
participation. Par rapport à quoi et en vue de quoi désire-t-on mesurer
un degré d'intégration
de l'individu '! Comment la sphère culturelle
ou sociale est-elle définie et par qui est-elle définie '!
Il est certain par exemple que des activités telles les réunions
hebdomadaires des colombophiles ou des joueurs de carte permettent
à l'individu de participer à une vie sociale et probablement d'influencer des décisions concernant cette vie mais à un niveau précis.
Ces quelques questions font apparaître que ce concept sociologique
de participation sociale n'est pas un outil dont on peut se servir une
fois pour toutes. Il devrait à chaque fois être remis en «question ».
La finalité de son emploi devrait être clairement définie au préalable.
Pour en revenir à l'analyse proprement dite comment expliquer les
différences qui sont apparues, que ce soit en fonction de la strate
socio-professionnelle ou du sexe et d'autre part certains écarts obser-
186
vês entre opinions
et comportements dans l'affectation
du temps
libre?
Il a déjà été dit que cet objet d'analyse a été isolé et qu'il sera
replacé ultérieurement
dans une perspective d'analyse plus vaste.
Néanmoins, quelques réflexions peuvent être faites dès à présent.
Des contraintes peuvent intervenir du fait de la quantité du temps
que les époux et les épouses peuvent concacrer à ces diverses activités.
En effet, le temps « obligé e et par conséquent le temps «libre'> est
différent selon la profession et la situation familiale. Pourtant, selon
des études faites en Belgique sur les budgets-temps (Govaerts, 1969,
Javeau, 1970), ces disponibilités ne sont en moyenne pas tellement
différentes d'une catégorie sociale à une autre. L'écart entre les employés supérieurs qui jouissent du plus de temps libre et les techniciens qui en ont le moins (9) n'est que d'une heure par jour. Dès lors,
ce serait beaucoup plus les différences dues au sexe qui influeraient
sur la quantité du temps libre que les différences dues à la profession.
Même si ces limitations de temps libre pouvaient expliquer les
différences dans la durée du temps consacré aux activités de loisir,
elles ne sont certainement pas suffisantes pour expliquer les différences observées dans la partie opinion de la question.
Une hiérarchie des valeurs propre à chaque strate et sexe est apparue
clairement. C'est au niveau de la représentation de ce qui est important, nécessaire et contraignant que les différences se sont établies.
Chaque groupe ou chaque sexe semble avoir un modèle de référence
bien distinct et qui se transmet assez fidèlement comme le prouve
la liaison de ces modèles avec la strate socio-professionnelle du père
de l'interviewé.
Les données n'ont pas permis de savoir vers quels autres types
d'occupation s'orientent davantage les strates les moins élevées. En
8e référant à la littérature,
on peut cependant récolter quelques
indices. Dans l'étude de Kaes par exemple, il apparaît que chez les
ouvriers:
«L'étude des comportements montre la prédominance des
activités de préoccupation
(entretien
de la maison, jardinage
ou
bricolage), de nécessité (éducation des enfants), de délassement ou
d'évasion sur les activités d'information
ou de formation'>
(Kaes,
1962 : 82).
Govaerts de son côté constate qu'en ce qui concerne les femmes
mariées «actives'>:
«Du jeu d'équilibre que mènent les femmes
mariées pour opter entre le ménage et le loisir dans le cadre du temps
familial, le loisir sort souvent perdant. Au fur et à mesure que se
multiplient les rôles, la valeur proportionnelle
du temps familial
augmente aux dépens du temps libre s ,
C'est donc à la fois au niveau de la nécessité, mais surtout de
(9) Les indépendants ont nettement moins de temps libre (2 heures
d'écart journalier avec les employés supérieurs). Il n'en est pas fait mention dans l'article car cette strate n'est pas représentée dans l'analyse.
187
la représentation de ce qui est possible et important que s'établissent
les différences.
On a constaté que pour certaines activités de divertissement « pur »,
il n'y a guère de différences entre les strates sociales. L'homme de
la strate supérieure va même davantage au cinéma voir des films
de divertissement, mais un homme sur cinq seulement de la strate
la moins élevée lit au moins une fois par semaine une rubrique politique de la presse quotidienne. En d'autres mots, les différenciations
entre strates en ce qui concerne les activités de divertissement « pur»
sont moins prononcées que pour les activités exigeant une motivation
à faire un effort intellectuel.
Les strates supérieures participent plus à toute la gamme des
activités analysées que ne le font les strates inférieures.
Est-ce à dire que seule la sphère culturelle des strates supérieures
a été touchée par cette analyse? Il est possible que le contenu des
articles de fonds et politiques soit fait en fonction du schème normatif
d'une certaine classe sociale.
Cependant, et ceci est important à faire remarquer, si l'on considère le total du nombre d'heures consacrées aux diverses activités
évoquées ici, ce temps total est le moins élevé dans les strates supérieures. Les individus qui composent la strate la plus élevée ont dans
l'hypothèse d'un temps «libre» équivalent à celui des strates inférieures sept heures de plus pendant lesquelles ils font autre chose.
Il semble donc que l'on ait bien touché l'essentiel des occupations
des strates inférieures également. Il est opportun de souligner ici
que l'audience de la radio/télévision
(programme de variétés, chansons, musique) vient en premier lieu si l'on classe les activités selon
le temps que l'on y consacre dans les deux strates inférieures
(ce
temps moyen est de 8 h pour l'individu de la strate 1 contre moins
de 4 h pour l'individu de la strate la plus élevée.)
Les strates supérieures semblent donc disposer d'un plus large
éventail de conduites possibles que ce soit au niveau de la représentation ou au niveau du vécu. Les individus des strates inférieures
seraient davantages liés à certaines formes d'occupation.
Néanmoins, l'on a pu constater qu'hormis l'assistance à des conférences ou des soirées culturelles, toutes les autres activités sont pratiquées, ne fusse que par une petite minorité, quelle que soit la strate
socio-professionnelle.
Cette minorité se réduit parfois grandement quand il s'agit des
femmes. Bien qu'au niveau de la représentation des secteurs estimés
importants, elles aient souvent le même avis que leur mari, le pourcentage de celles qui peuvent consacrer du temps à ces activités est
faible. Il y a très certainement une tension qui apparaît chez les
femmes et qui pourrait être due à la place prépondérante du temps
« nécessité» dans leur vie quotidienne.
Il faudrait pouvoir faire l'étude de familles plus âgées pour savoir
si la condition de mère de jeunes enfants expliquerait au moins en
partie le retrait culturel qui a été observé.
188
Références
bibliographiques
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1961
CROZIER
Work and Leisure,
London, Routledge and Kegan Paul.
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DUMAZEDIER J.,
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Vers une civilisation
du loisir, Paris,
Ed. du Seuil.
DUMAZEDIER J. et RIPERT A.,
1'966
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Ed. du Seuil.
JAVEAU Cl.,
1970
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Sociologie, Université Libre de Bruxelles.
de l'Institut
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LARRUE J.,
1965
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La Haye, Mouton and Co.
toulousains,
Paris,
GOVAERTS F.,
1969
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Sociologie, Université Libre de Bruxelles.
de
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Les ouvriers
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Paris,
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PRESVELOU C.,
1970
Images and Counter-imaçes of young families : Concepts,
methodoloçu, Content analysis and paradigms (19-36) in
Images and counter-images of young families, Ed. C. Presvelou et P. de Bie, Louvain.
189
LES MODELES FAMILIAUX COMME STRATEGIES
DE REPRODUCTION ET DE MOBILITE SOCIALES (*)
par
Dominique LEPORCQ
L'étude de la variation des modèles familiaux selon
les catégories. sociales est abordée ici dans une optique
de transformation
sociale. Celle-ci aboutit en effet à
l'éclosion de nouveaux modèles familiaux. Ces derniers
émanent des groupes dominants de la société et sont
différemment accessibles et/ou souhaités par les différentes catégories sociales, d'une part, en fonction de
leur position dans la structure de classe et des stratégies qui y sont liées, dans un but de reproduction et/ou
de mobilité, d'autre part, en fonction des situations et
des sous-cultures propres à chaque catégorie sociale.
La Belgique, comme toute société occidentale, est une société stratifiée, dont les parties constitutives, classes ou groupes de statut,
forment une structure, c'est-à-dire « entretiennent des relations autres
que de simples juxtapositions et, en conséquence, manifestent des
propriétés qui résultent de leur appartenance à la totalité, ou plus
précisément, de leur position dans le système complet de relations
qui commande le sens de chaque relation particulière l> (Bourdieu,
1966 : 201). Ces propriétés « de position» peuvent être indépendantes
des propriétés de situation, davantage liées aux diverses conditions
d'existence, variant dans le temps et l'espace d'une société.
Cependant les caractéristiques
des catégories sociales dépendent
aussi de leur «poids fonctionnel» dans la structure sociale, proportionné à la contribution qu'ils y apportent (Bourdieu, 1966 : 210)
ou, en d'autres mots, de leur dominance en termes de signification
culturelle et d'implication dans les différents secteurs de la société
(Kënig, 1964 : 614). C'est par rapport aux groupes dominants et à
leur culture que tout groupe et tout élément culturel reçoit sa signification sociale et sa légitimité.
Toute société stratifiée tend à reproduire, c'est-à-dire à maintenir
dans le temps, sa structure de classe. Elle met donc en œuvre diffé(*) L'auteur a condensé ici la problématique globale détaillée dans son
mémoire de fin d'études. Les données utilisées proviennent d'une enquête
financée par le F.R.F.C.
190
rents mécanismes, au niveau global et au niveau de chaque catégorie
sociale, qui assurent le statu quo des positions qui sont héritées et
transmises intactes ou améliorées aux générations suivantes.
Dans cette perspective, la famille, en tant qu'institution,
remplit
entre autres la fonction de reproduction sociale. Une famille particulière, par le modèle familial qu'elle adopte, met en œuvre différentes
stratégies qui lui permettent de réaliser cette fonction.
Les modèles familiaux ne sont donc pas des ensembles de normes
rigides mais des moyens au service de stratégies de reproduction,
qui varient dans le sens d'une meilleur efficacité, selon les situations
dans lesquelles elles se développent et le type de position qu'elles
contribuent à maintenir ou à améliorer. Les premiers institutionnalistes avaient déjà souligné cet aspect de non-rigidité des formes de
l'institution dans leurs études historiques (Baschofen, Morgan, Tyler,
Durkheim), notamment en formulant la loi de contraction de la
famille (Durkheim, 1921).
Ainsi, les différentes catégories sociales adoptent des modèles familiaux différents
correspondant à leur situation et aux positions
occupées dans la structure de classe sociale. Ces modèles, appartenant
aux sous-cultures des catégories, sont légitimées par rapport aux
modèles et valeurs dominants, c'est-à-dire ceux des catégories sociales
dominantes.
Cependant, des modèles nouveaux apparaissent
(Becker et Hill,
1955 ; Burgess et Locke, 1960 ; ... ); comment et dans quels groupes
voient-ils le jour? Les sociétés modernes, sont, par définition «en
transformation ». Le développement, comme utilisation d'énergies
nouvelles fait partie de leur fonctionnement même (Touraine, 1969).
Cependant, ce type de changement - que pour plus de clarté nous
nommerons «transformation»
- ne met nullement en cause la structure sociale, le contrôle du développement restant toujours dans les
mains des groupes occupant les positions dominantes. La transformation (1) s'oppose donc au changement de structure, mais fait
plutôt référence à un changement des formes des différentes institutions, en tant qu'adaptation aux variations de situation amenées
par le développement.
Ainsi la notion de reproduction sociale, comme processus par lequel
une société tend à maintenir dans le temps sa structure de classe,
est parfaitement compatible avec une approche sociale de transformation, puisque la transformation
peut être nécessaire au fonctionnement, donc à la survie et à la reproduction d'une société et de
ses structures. Par exemple, la mobilité sociale ascendante paraît
structurellement nécessaire dans une société en développement, exigeant sans cesse des qualifications et savoirs nouveaux; mais, il
(1) Il est évident que les transformations sont abordées ici au niveau
de la structure de la société globale. Si nous nous plaçions au niveau de
la famille, il s'agirait alors d'un véritable changement structurel. (Presvelou, 1973: 89).
191
semble que le processus de mobilité sociale ne se déroule pas librement
et au hasard ainsi qu'en a conclu Bourdieu dans une étude de la
mobilité dans l'enseignement dont les résultats, nous semble-t-il, peuvent être étendus à toute mobilité sociale: «la mobilité contrôlée
d'une catégorie limitée d'individus soigneusement sélectionnés et
modifiés par et pour l'ascension individuelle, n'est pas incompatible
avec la permanence des structures et elle peut même contribuer, de
la seule manière concevable en des sociétés se réclamant d'idéaux
démocratiques, à la stabilité sociale et, par là, à la perpétuation de
la structure de classe» (Bourdieu (a), 1971 : 45 à 79).
De plus, il apparaît bien qu'une «translation
vers le haut s de
l'ensemble de la structure sociale (telle que le processus d'allongement
de la scolarité tend à l'opérer) n'entraîne pas pour autant la réduction
des inégalités sociales (Bourdieu (b), 1971). Il s'agit plus d'un changement général de situation, qui ne remet pas en cause les positions
et les rapports entre elles.
Reste à voir comment s'opère ce mécanisme de transformation.
Comme nous l'avons signalé plus haut, le contrôle du développement
appartient aux groupes dominants. De même, il semble qu'au niveau
culturel, la plupart des innovations proviennent des groupes les plus
élevés et/ou dominants. Le changement s'opère selon un processus
dialectique: l'antithèse (c'est-à-dire les éléments de contre-culture)
émane de certains groupes dominés, dont la situation se trouve le plus
en contradiction avec les modèles proposés mais qui disposent des
moyens suffisants pour se faire entendre dans la société et remettre
en cause les modèles existants. Le plus souvent ces groupes occupent
des positions relativement élevées, mais se trouvent mal à l'aise face
aux modèles anciens ; ainsi les « intellectuels» ou les groupes dont la
situation a subi le plus de transformation. Une fois opérée la synthèse
des modèles anciens et des contre-modèles proposés, les modèles nouveaux qui en sont issus, se diffusent dans les autres couches de la
société ; ils les atteignent plus ou moins lentement selon leur distance
sociale et culturelle par rapport aux couches innovatrices. Ce n'est
qu'une fois filtrés, sélectionnés, réinterprétés et reformulés à partir
de la culture propre à chaque groupe et en fonction de sa situation,
que les nouveaux éléments font partie de la culture du groupe (Boltanski, 1968).
L'apparition
de nouveaux modèles familiaux semble relever du
même processus : les modèles familiaux nouveaux émanent, selon le
processus dialectique exposé plus haut, des groupes dominants dont
la situation a changé et sont adoptés d'abord par les groupes, dont
la position, la culture et la situation sont les plus proches des leurs.
Ces modèles nouveaux apparaissent comme les formes familiales
les plus efficaces pour servir la reproduction et la mobilité de ces
groupes. Ceux-ci étant dominants, leurs modèles sont donc plus légitimes et plus valorisés dans la société globale que les modèles anciens
subsistant dans les autres catégories.
192
*.'"
La famille «progressiste»
apparaît dans notre étude comme favorable au changement, en rapport avec son temps, remettant en question
certaines traditions:
elle se caractérise,
au niveau endo-familial par
le partage des tâches, des décisions et des responsabilités,
l'égalité
des sexes, la tolérance et le libéralisme, au niveau extra-familial,
par
la souplesse, l'ouverture (par opposition à l'enfermement
et à la dépendance par rapport aux parents).
Le modèle nouveau, tel qu'il vient d'être caractérisé
est un «type
idéal» et ne se trouve donc pas à l'état pur dans la réalité; la plupart
des modèles familiaux se situent entre les deux pôles : «nouvea.u»
et «traditionnel»
et possèdent, en différentes
proportions
et dans
différents
domaines, des caractéristiques
nouvelles.
Le processus de changement des formes familiales sera abordé d'un
point de vue dialectique:
des contradictions
de la «thèse », système
en équilibre relatif, naît 1'« antithèse », proposant des contre-valeurs
et des contre-images,
s'opposant aux anciennes;
de nouveaux comportements se développent alors, «synthèse»
des modèles anciens et
des modèles neufs présentés par l'antithèse.
Nous avons décomposé le modèle familial en deux zones, l'une endofamiliale, la structure des rôles conjugaux, et l'autre, extra-familiale,
le réseau de relations sociales. En effet, ces deux aires tout en étant
indissociables,
d'une part, risquent d'être influencées différemment
par la situation, et, d'autre part contribuent au déploiement d'autres
types de stratégies
de reproduction ; ainsi par exemple, le domaine
endo-familial est-il primordial pour la socialisation des enfants alors
que le réseau de relations sociales joue un rôle déterminant
dans la
mobilité sociale et professionnelle.
De plus, afin de cerner à la fois l'aspect réel de l'adoption d'un
modèle et l'aspect idéologique, lié à la signification
sociale, la légitimité et la dominance, nous distinguerons
dans l'analyse du modèle
familial le modèle vécu de comportement
familial, d'une part, les
images et conceptions de l'autre.
Les comportements
sont définis comme des actes et attitudes selon
lesquels un sujet ou un groupe réagit à une situation donnée. Nous
distinguerons
deux niveaux dans cette notion de situation. D'abord
la situation au sens strict est celle en réponse à laquelle s'élaborent
les comportements:
jeunes couples mariés avec enfantes).
Les coordonnées de cette situation varient selon les catégories sociales, modifient le contenu même des rôles conjugaux et des relations sociales
et entraînent
donc des modèles vécus de comportement
différents.
Ensuite, au sens large, la situation comprend les diverses conditions
matérielles, économiques, dans une certaine mesure aussi intellectuelles
et culturelles, dont disposent les familles pour répondre à la situation
au sens strict.
Les images et conceptions, quant à elles, font référence à l'aspect
idéologique des modèles familiaux. Elles renvoient à une «conception
du monde» partagée par un groupe ou une collectivité. Plus diffuses
et moins cohérentes, que les comportements,
les images présentent
193
une plus grande fluidité, car elles sont moins liées aux situations ;
cependant elles orientent les comportements et sont influencées par
eux.
Ainsi, l'adoption de modèles familiaux différents selon les catégories
sociales s'explique par
les positions différentes occupées dans la hiérarchie sociale quï
déterminent des poids fonctionnels différents et entraînent diverses
stratégies de reproduction et de mobilité;
les sous-cultures propres à chaque catégorie, liées à leur position
et conditionnant l'accès aux modèles nouveaux;
- les situations,
et particulièrement
les diverses conditions matérielles, économiques dont disposent les familles pour remplir les
différentes fonctions qui leur sont attribuées.
Ainsi, de façon générale, nous pouvons formuler les hypothèses
suivantes: le modèle de famille progressiste sera adopté le plus dans
les catégories sociales moyennes et supérieures (catégories I, II, III)
et plus intensément
dans le «classe moyenne supérieure»
(catégorie II), considérée comme la catégorie dominante. De Plus, le modèle
progressiste
étant «dominant », donc le plus «légitime»
et le plus
« prestigieux », sera le modèle le plus affirmé
(au moins au niveau
des images) dans toutes les catégories sociales.
L'adoption d'un modèle plus ou moins progressiste
de famille est
fonction de la catégorie sociale à laquelle appartient la famille, et
qui se définit par une position dans la hiérarchie sociale et les
stratégies qui y sont liées, par un fonds culturel.
I. Présentation de l'échantillon
Pour vérifier ces hypothèses, nous avons utilisé une partie des
données d'une enquête faite au Centre de Recherches Sociologiques
de l'Université Catholique de Louvain (2).
A partir de l'échantillon initial, nous en avons construit un autre
comprenant 135 ménages, dans lesquels la femme n'exerce aucune
profession dont la rémunération
dépasse 2.000 F.B. Ces ménages
peuvent être rangés dans des catégories exclusives les unes des autres
tant du point de vue du statut socio-professionnel que de la mobilité
sociale.
Ces variables indiquent la position de l'individu dans la société.
En fonction de la première de ces variables, l'échantillon peut être
réparti selon 5 catégories qui correspondent à des positions plus ou
moins élevées dans la hiérarchie sociale.
De la sorte, 33 ménages peuvent être rangés dans la classe supérieure (I), 21 dans la classe moyenne supérieure (II), 37 dans la
(2) L'échantillon est présenté en détails dans B. Canivet-Gilson. « La
parenté dans la vie sociale».
194
classe moyenne (III), 29 dans la classe ouvrière (IV) et 15 dans
la classe inférieure (V).
En ce qui concerne la mobilité sociale, nous n'avons considéré que
la mobilité déjà réalisée, nous basant pour ce faire sur l'écart entre
la profession du fils par rapport à celle de son père en fin de carrière.
La répartition de l'échantillon en fonction de cette variable et de la
catégorie socio-professionnelle est présentée au tableau 1 et fait
ressortir que la mobilité fait partie d'une stratégie liée à la classe.
Tableau 1
Répartition des ménages selon le mobilité inter-générationnelle
réalisée par catégorie socio-professionnelle
(3)
Catégories sociales
Non mobiles
0/0
N
Mobiles
0/0
N
N
Total
0/0
cat 1
22
(77)
11
(33)
33
(100)
eat Il
4
(19)
17
(81)
21
(100)
eat III
11
(30)
26
(70)
37
(100)
cat IV
21
(72)
8
(28)
2'9
(100)
15
(100)
0
(50)
15
(100)
73
(54)
62
(46)
135
(100)
cat
TOTAL
V
D'autres variables sont liées à la situation sociale: l'orientation
intellectuelle de la participation culturelle, le niveau d'instruction et
le revenu.
Le tableau 2 présente la répartition de l'échantillon en fonction de
l'orientation intellectuelle de la participation culturelle. Celle-ci est
mesurée par le moyen d'un score qui tient compte à la fois de la
participation et de l'importance accordée à treize types d'activités (4).
(3) Exception faite de la catégorie V, dont la mobilité ascendante est
nulle, le test du X2 révèle une relation significative à 0,001 entre la catégorie sociale et la mobilité ascendante. Les catégories II et III sont
significativement plus mobiles que les autres.
(4) On trouvera, dans G. Colard-Dutry,
« L'affectation
d'une partie du
temps libre chez les jeunes familles», une analyse plus fouillée de cette
participation culturelle. Les données exploitées dans cet article concernent cependant la totalité de l'échantillon de la recherche « Jeunes familles ».
4
195
Par ailleurs, la répartition opérée au même tableau est faite en fonction de la classe sociale et permet de voir que les catégories supérieures
jouissent de la situation la plus favorable dans tous les domaines.
Tableau 2
Répartition des ménages selon la participation culturelle par catégorie
sociale
Catégories Sociales
Type de participation culturelle
Faible
Moyenne et forte
Total
N %
N %
N %
Cat 1
12
(36)
21
(64)
33
(100)
Cat II
9
(43)
12
(57)
21
(100)
Cat III
22
(59)
15
(41)
37
(100)
Cat IV
27
(93)
2
(7)
29
(100)
Cat V
14
(93)
1
(7)
15
(100)
Total
84
(62)
51
(38)
135
(100)
II. Analyse et résultats
L'analyse des données nous a permis de confirmer notre première
hypothèse de dominance du modèle progressiste : invités à qualifier
leur conception de vie familiale et conjugale, les personnes interrogées
ont privilégié le modèle progressiste. Bien que le phénomène soit
manifeste au niveau de toutes les catégories socio-professionnelles,
il s'affirme surtout au niveau de la classe moyenne supérieure (II).
Ceci étant posé, nous nous attarderons à préciser comment et sous
quels aspects le modèle progressiste est effectivement vécu dans les
catégories sociales.
Afin de cerner les différents aspects du modèle familial et leurs
rapports avec les propriétés liées aux catégories sociales, nous avons
décomposé le modèle familial en deux dimensions qui sont en interrelation : une dimension interne, la structure des rôles conjugaux,
une autre, externe, le réseau de relations sociales. Le modèle vécu
de comportement, comme les conceptions et les images seront analysés
à partir de ces deux dimensions, elles-mêmes décomposées en termes
opérationnels et en unités d'analyse.
196
A. La structure des rôles conjugaux et "accomplissement des
tâches familiales
La structure des rôles conjugaux est la façon dont les conjoints
s'organisent en se répartissent les tâches, responsabilités et décisions
pour accomplir les différentes fonctions nécessaires à la survie des
membres et à l'équilibre de l'unité familiale, la famille nucléaire. Bien
que la structure des rôles conjugaux s'étende sur un domaine plus
vaste que les tâches familiales, nous nous limiterons à l'analyse de
cet aspect formel.
Pour appréhender la structure des rôles à l'intérieur de la famille,
nous utiliserons une typologie qui distingue deux pôles, correspondant
aux types de familles traditionalistes
et progressistes, entre lesquels
peuvent s'établir une multiplicité de types intermédiaires:
-
d'une part, les rôles conjugaux sont strictement divisés, répartis
selon les sexes ; ainsi, il existe une aire masculine, composée de
rôles instrumentaux
et une aire féminine comprenant des rôles
expressifs
(cf l'analyse structuro-fonctionnaliste
de la famille
nucléaire:
Skolnick, 1941). Cette spécialisation s'accompagne soit
de l'autorité de l'un des deux conjoints, soit d'autonomie de chacun
des conjoints dans son aire propre;
d'autre part, la répartition des rôles est fluide ; ceux-ci ne sont
pas attribués de façon prescriptive
(De Bie, Dobbelaere et al,
1968); un grand nombre d'entre eux sont interchangeables
(Presvelou, 1970) et/ou joints (Touzard, 1967 ; Bott, 1968 : 53).
1.
Modèle vécu de comportement
Pour étudier l'aspect réel de la structure des rôles conjugaux,
nous avons examiné trois types de tâches familiales ; pour chacune
d'entre elles nous avons tenu compte à la fois de l'accomplissement
de la tâche et de l'autorité en ce qui la concerne.
1. Les tâches ménaçères sont davantage du ressort des femmes,
dans toutes les catégories socio-professionnelles.
C'est là le modèle
traditionna1iste, mais c'est aussi une réponse à la situation : dans les
ménages interviewés les femmes restent au foyer. Dans toutes les
catégories l'autorité, tout en étant du ressort de la femme, est nettement plus partagée que l'exécution de la tâche.
Cependant des différences apparaissent entre les catégories:
ainsi
dans les catégories inférieures (IV et V), la participation de l'homme,
quand elle existe, est forte du point de vue intensité (17,2 % dans IV
et 21,7 % dans V de participation
forte de l'homme, contre moins
de 13 % dans les trois autres catégories;
le X2 est significatif
à
0,001). C'est toutefois dans la catégorie V que la spécialisation stricte
des femmes est la plus élevée (71 %) alors qu'eUe est la plus faible
dam la catégorie II (52,4 %).
La forte participation de l'homme dans ce domaine peut être due
197
dans les catégories inférieures à une situation moins confortable
(moins d'appareils ménagers, moins d'aide).
2. La gestion du budget,' les résultats obtenus confirment ceux de
Pougeyrollas (1951), Touzard (1967 : 37-38) et Presvelou (1968 : 46).
Tableau 3
Conjoint gérant le budget selon la catégorie sociale
Cat. soc.
homme
femme
+ que
Conjoint gérant le budget
homme et femme
femme + que
à égalité
homme
N
0/0
N
0/0
N
Cat 1
11
33,3
16
48,5
Cat II
6
28,6
12
Cat III
5
13,2
Cat IV
5
Cat V
Total
Total
0/0
N
0/0
6
18,2
33
100
57,1
3
14,3
21
100
18
48,7
14
37,8
37
100
17,2
10
34,5
14
48,3
29
100
0
0
7
46,6
8
53,4
15
100
20
20
63
46,6
45
33,4
135
100
Dans les trois catégories supérieures, c'est un accomplissement
partagé que l'on rencontre le plus souvent (mode), particulièrement
dans la catégorie II. Dans les catégories 1 et II, lorsque ce modèle
n'est pas adopté, la gestion du budget apparaît plus du domaine de
l'homme que de la femme.
Dans les catégories IV et V, la gestion du budget est davantage
du ressort de la femme (et le plus souvent même de la femme seule).
La catégorie III suit ce modèle lorsque l'accomplissement n'est pas
partagé.
Ces différences sont significatives à 0,01 (X2 = 15,227, df = 4).
De même, dans la prise de décisions concernant le budget, l'aire
de spécialisation masculine est plus développée dans les catégories 1
et II (surtout la catégorie 1), contrairement
aux trois autres (X2
significatif à 0,05). Cependant dans toutes les catégories, c'est le
modèle d'autorité partagée qui est le plus adopté (57,8 %).
Les variations observées semblent liées à des différences de situation. En effet, la gestion du budget dépend de sa nature, variant selon
les revenus et les stratégies qu'ils permettent:
ainsi, en milieu popu198
laire, la presque totalité du budget doit être consacrée à des frais
ménagers, assurant principalement le maintien physique des membres
de la famille, alors que dans les catégories supérieures l'existence
de revenus plus élevés favorise l'apparition
de postes autres que
ménagers, donnant accès, par l'intermédiaire
de la consommation à
des pouvoirs économiques, sociaux, culturels plus grands et donc à
des positions plus élevées. Ainsi ces situations favorisent la reproduction de la structure sociale en limitant l'accès aux différents pouvoirs aux catégories en possédant déjà. Quant à la gestion du budget
c'est donc la personne la plus compétente et la plus disponible qui
s'en charge.
De plus, subsistent sans doute dans les catégories populaires des
modèles culturels plus anciens (datant d'un époque où les revenus
familiaux étaient très limités).
3. L'éducation des enfants est une tâche familiale particulièrement
importante
dans une optique de reproduction
sociale, puisque la
socialisation en est un élément essentiel. Les enfants des couples de
notre échantillon étant très jeunes, nous avons utilisé pour étudier
le comportement la variable «soins aux enfants ». Les résultats sont
semblables à ceux observés dans l'exécution des tâches ménagères :
spécialisation des femmes dans toutes les catégories ; pourcentages
les plus élevés d'accomplissement de la tâche par la femme seule, mais
aussi, pourcentages les plus élevés de participation forte en intensité
des hommes, dans les catégories IV et V (X2 significatif à 0,01).
Quant à l'éducation des enfants et l'autorité en ce qui la concerne,
elles sont nettement partagées (88,1 et 83,6 %), mais les pourcentages
de réponses, élevés dans les deux catégories supérieures diminuent
quand on descend dans la hiérarchie sociale, au profit surtout de
l'aire de spécialisation féminine. Bien que les X2 ne soient pas significatifs, il semble que l'éducation des enfants soit davantage du ressort
des femmes dans les catégories inférieures que dans les catégories
supérieures. Ces variations sont peut-être liées aux savoirs et conceptions nouvelles de l'importance du père dans la formation de la
personnalité et de l'enfant comme «être en développement»
(Ariès
1968), accessibles d'abord aux catégories dominantes.
2. Les conceptions et images
Les conceptions de la structure des rôles conjugaux ont été analysées
à partir des conceptions de l'éducation, particulièrement
l'aspect différentiel de l'éducation selon les sexes (préparation aux tâches ménagères et attitudes à l'égard des sorties) et la liberté accordée. Mais
dans aucune des variables étudiées, les différences ne sont significatives ; tout au plus des tendances légères sont décelées, ainsi les
2 catégories inférieures ont une attitude différentielle plus marquée
que les autres catégories, en ce qui concerne les sorties des enfants.
Ainsi, en ce qui concerne la structure des rôles conjugaux, ni les
199
comportements familiaux, ni les conceptions ne semblent confirmer
notre hypothèse d'adoption de modèle plus progressiste
dans les
catégories dominantes. Tout au plus nous pouvons observer, dans tous
les domaines, une tendance à un accomplissement ou un souci plus
partagé des tâches familiales dans la catégorie II, mais cette tendance
n'apparaît pas significative. Cependant, nous avons vu combien les
comportements en ce domaine sont tributaires
des situations en
réponse auxquelles, ou dans lesquelles, ils se développent.
B. Le réseau de relations sociales
La famille nucléaire, ou mieux, la famille « Individuée s (Bott,
1968: 101) est immergée dans un réseau de relations sociales, en
partie choisies (particulièrement
les amis), en partie reçues comme
allant de soi (parents, voisins, compagnons de travail. .. ). Les différents éléments de ce réseau forment un système:
ainsi plusieurs
études (Bott, 1968 ; Fougeyrollas 1951 : 95 ; Chombart de Lauwe,
1963: 87-88) mettent en évidence que l'importance de la relation
avec les amis est en corrélation négative avec celle des relations avec
la parenté, le voisinage, les compagnons de travail.
Les relations sociales sont à la fois nécessaires à la survie de l'unité
familiale et de ses membres, mais peuvent aussi favoriser le déploiement de certaines stratégies
de reproduction
(relations avec la
parenté) et/ou de mobilité (amis, relations d'affaires ... ). D'autre
part, les situations vécues par les familles risquent aussi d'influencer
les différents types de relations (possibilité de se déplacer, de s'absenter, connaissance de différents milieux).
Les formes de relations sociales seront analysées à la fois dans
leurs aspects quantitatifs
(nombre, fréquence) et dans leurs aspects
qualitatifs (contenu, caractère plus ou moins sélectif).
1. Modèle vécu de comportement !amüial
Chaque forme principale de relation familiale sera d'abord examinée
séparément, puis, dans l'importance relative qui lui est conférée par
rapport aux autres.
a) Les relations
avec les parents
Les relations d'aide s'établissent généralement dans le sens parentsjeunes familles et très peu dans l'autre sens.
La catégorie supérieure (I) reçoit le plus d'aide matérielle (dons;
dot au mariage). Les couples de cette catégorie reçoivent aussi une
aide importante sous forme de dépannage en cas de besoin.
La catégorie inférieure, au contraire, entretient le moins de relations d'aide matérielle:
elle reçoit peu d'aide sous forme de dons
de la part des parents et ne leur accorde pas d'aide. Mais c'est dans
cette catégorie que le plus de femmes ont reçu une dot au mariage
200
et que les couples font le plus appel aux parents en cas de dépannage.
Dans les trois catégories intermédiaires
les relations d'aide ne
diffèrent pas beaucoup et se situent dans une position intermédiaire
par rapport au comportement observé dans les catégories extrêmes.
Bien que la forme et le contenu de l'aide varient surtout en fonction
des situations, de l'aisance matérielle, à la fois des donneurs et des
receveurs, les types de relations qui se constituent ainsi exercent une
influence sur le développement de stratégies visant à «améliorer»
une position sociale. Ainsi le type d'aide développé dans la catégorie
inférieure (aide morale, conseils, dépannage, services) est nettement
plus personnel et met davantage en relation de dépendance que celui
de la catégorie supérieure plus formel, qui, tout en améliorant sa
situation, permet à la jeune famille des stratégies propres.
b) Les relations
avec les amis
C'est essentiellement de l'effet d'avoir ou non des amis, dans leur
nombre et dans leur nature, que des différences ont été remarquées
entre les catégories sociales. En général, plus d'hommes dans les
catégories supérieures ont des amis et plus ces amis sont nombreux,
par rapport aux catégories sociales plus basses. Alors que les «sources» d'amis sont plus diverses dans les trois catégories supérieures,
dans les catégories inférieures, les amis semblent plutôt «des gens
que la vie a poussé sur le même chemin », des voisins, des compagnons de travail.
Si l'on considère les amis comme possibilité d'ouverture, il semble,
qu'en ce domaine aussi, les comportements renforcent la position
sociale et les stratégies qui y sont liées : dans les catégories moyennes
et supérieures, elles servent et renforcent les stratégies de reproduction et de mobilité, alors que, dans les catégories inférieures les
limites des possibilités de relations amicales et une attitude moins
ouverte vis-à-vis de celles-ci, freinent la mobilité.
c) Les relations avec les voisins
Les catégories IV et V entretiennent plus de relations avec les
voisins (38 et 40 % des hommes ont une relation avec au moins un
voisin, contre 24 % de moyenne pour les trois autres catégories). De
même, elles entretiennent plus de relations informelles avec les voisins.
Ces tendances confirment celle trouvée au niveau d'une amitié plus
développée avec les voisins dans les catégories inférieures.
d) Importance
relative des différentes
formes de relations
sociales
Dans toutes les catégories les parents sont les plus sollicités, mais
nettement plus dans la catégorie V que dans les autres. De même le
recours aux amis arrive en deuxième position. Cependant, il diminue
201
Tableau 4
Catégories sociales et personne que l'homme consulte en premier lieu
au sujet des différents problèmes familiaux (pourcentages)
Cat
soc
Parents
Frères et
sœurs
Amis
Institut Autres
aide soc
1
40
6,9
19,5
2,8
II
44,5
8,5
16,3
III
39,9
9,6
12,4
IV
42,8
5,5
V
63,2
Total
43,7
Personne
Total
4,4
26,4
100
3,9
3,9
22,9
100
5
6,4
26,7
100
9,7
6,5
4,2
31,3
100
4,7
8,5
4,7
0
18,9
100
7,4
13,7
4,5
4,5
26,2
100
régulièrement quand on descend dans la hiérarchie sociale, en relation
avec l'importance croissante des parents.
Les catégories II et V se confient le plus, mais, alors que la catégorie V sollicite presque uniquement les parents, la catégorie II
semble trouver une aide plus diversifiée. Le test du X2 révèle des
différences significatives
(à 0,01).
2. Les conceptions et images
Les conjoints ont été interviewés au sujet de la forme de relations
sociales qui leur semblait la plus importante pour une jeune famille.
Pour 39,6 % des hommes, les relations avec les parents sont lès plus
importantes, pour 32 %, les amis. L'importance accordée à la relation
avec les parentes augmente quand on descend dans la hiérarchie
sociale, alors qu'au contraire l'importance accordée aux amis diminue.
Le test du X2 révèle à ce sujet une différence significative à 0,05 entre
les catégories sociales.
De même l'analyse révèle un pourcentage plus grand de familles
accordant une priorité aux relations avec les amis chez les hommes
ayant une participation culturelle à caractère intellectuelle moyenne
ou forte et chex ceux mobiles par rapport à leurs parents.
Cependant, si l'on compare les comportements aux conceptions, des
décalages apparaissent au niveau des relations sociales, surtout dans
les catégories moyennes et supérieures où les conceptions sont nettement plus progressistes que les comportements adoptés ; les couples
paraissent en fait plus dépendants des parents et sollicitent moins les
202
amis qu'ils ne le voudraient, particulièrement
dans la catégorie II.
Ces décalages s'expliquent sans doute par la situation vécue limitant
les possibilités de réalisation de certaines conceptions et aspirations.
Les hypothèses concernant l'adoption d'un modèle progressiste dans
les catégories moyennes et supérieures de la société se trouvent donc
en grande partie confirmées au niveau du réseau de relations sociales
tant en ce qui concerne les images et conceptions que les comportements.
Les relations amicales sont donc plus importantes quand on monte
dans la hiérarchie sociale, contrairement aux relations de voisinage.
Les catégories situées au bas de l'échelle sociale ont plus de relations
avec leurs parents et, globalement, en sont plus dépendantes au niveau
moral, affectif et au niveau de l'aide sous forme de dépannage. Mais,
au contraire, c'est la catégorie supérieure qui reçoit le plus d'aide
matérielle.
Conclusion
Les hypothèses se trouvent le plus sûrement confirmées dans le
domaine extra-familial,
le réseau de relations sociales des jeunes
familles. C'est peut-être sur ce domaine que les ménages peuvent
exercer le plus de pression, dès que leur situation leur permet une
certaine indépendance, d'où un certain choix. Ce domaine est peut-être
aussi plus important que le domaine en do-familial pour le déploiement
de stratégies de reproduction et de mobilité, dans les classes moyennes
et supérieures.
De plus, le domaine en do-familial apparaît dans toutes les catégories, fortement lié aux situations et les changements dans la structure des rôles font appel à des transformations
profondes dans les
conceptions et atteignent la personnalité des individus.
La mobilité sociale ascendante et l'ouverture intellectuelle sont en
relation positive avec les catégories sociales. Chaque fois que nous
avons fait intervenir ces variables dans l'analyse, elles sont apparues
aussi en relation positive avec l'adoption d'images progressistes, tant
au niveau d'une conception globale de la famille qu'au niveau des
domaines concrets envisagés, particulièrement
les relations sociales.
Cependant cette analyse reste incomplète : des tendances ont été
décelées, certaines sont apparues significatives, mais le plus souvent,
la petitesse de l'échantillon n'a pas permis l'utilisation du test X2.
De plus la difficulté de cerner et de mesurer des indicateurs de
« reproduction»
a grandement limité la portée de notre analyse empirique. Les données dont nous disposions n'ont pas été récoltées dans
notre optique.
Dans ce sens, notre travail ne peut constituer qu'une introduction
à la vérification des hypothèses selon lesquelles les modèles familiaux
adoptés font partie des institutions réalisant des stratégies de reproduction, conscientes ou non, qui assurent le maintien de la structure
de classe sociale.
203
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CONSOMMATION ET FAMILLE.
ESSAI D'UNE ANALYSE SOCIOLOGIQUE DE LA
PARTICIP ATION DES MEMBRES DE LA FAMILLE
AUX DECISIONS DE CONSOMMATION
par
Clio PRESVELOU
La famille est un « lieu privilégié» de consommation,
dont l'objectif est de satisfaire, avec des moyens financiers limités, les besoins (actuels et futurs) multiples et diversifiés de ses membres. Pour atteindre cette
finalité, les membres de la famille participent à un processus décisionnel que l'on peut décomposer en deux éléments intimement liés et interdépendants:
le pouvoir
de prendre les décisions et celui de les exécuter.
Après l'examen des modalités de partage des pouvoirs
économiques entre les conjoints, celui de la participation
des adolescents à ces pouvoirs domaine généralement négligé par la sociologie - est entrepris afin de
préciser dans queUes circonstances et sous queUes conditions se réalise cette participation.
1. La gestion des ressources familiales
Disons d'emblée que c'est principalement dans le cadre des sociétés
techniquement avancées que la notion de gestion du budget familial
en rapport avec le potentiel de ressources dont dispose la famille
a été étudié.
Dans la littérature traitant d'économie familiale et de consommation
abondent inventaires et classifications des ressources familiales. La
structure la plus couramment usitée est, sans doute celle qui se présente sous la forme d'une dichotomie, établissant la distinction entre
les ressources qui sont le fait de l'homme et les ressources nonhumaines.
Le graphique ci-dessous en est une représentation schématique qui
tient compte de la configuration globale du mode de fonctionnement
du groupe familial.
205
Graphique 1
Relations entre les ressources familiales, leur gestion et la prise de décision
Ressources familiales
1
1
Humaines
Non-humaines
\
1
Aptitudes et Attitudes Savoir Energie
qualifications
professionnelles
Temps
Argent
1
Biens
Equipements
mobiliers
collectifs
et immobiliers
(
Sont prises en considération
en vue de
1
LA GESTION
1
qui implique
t
LA PRISE DE DECISION
(Graphique inspiré par celui élaboré par Nickell et Dorsey (1967) mais
modifié de façon à mettre en relief les processus de prise de décision)
Les relations réciproques entre les ressources humaines et les ressources non-humaines, entre les valeurs et les objectifs (thèmes)
familiaux, tous éléments qui déterminent la gestion familiale sont
clairement perceptibles dans ce graphique. Il est cependant nécessaire
de faire remarquer que la représentation graphique ci-dessus (pas
plus que toute autre) n'indique ni l'importance différentielle de chaque composante des ressources familiales par rapport à leur gestion,
ni les associations particulières qui s'établissent de façon occasionnelle ou permanente entre les composantes d'une même catégorie
(par ex.: les aptitudes et le savoir) ou entre les composantes des
différentes catégories (par ex.: les attitudes et l'argent).
Nous examinerons ci-après certaines ressources propres à l'homme
en relation avec les théories qui ont été développées pour expliquer
le processus de décision au sein de la famille.
206
A. La gestion économique sur le plan domestique
La gestion du ménage qui est une opération relativement simple
dans les pays au stade pré-industriel
ou en voie de développement,
s'impose comme une activité de plus en plus complexe dans les pays
développés. Le progrès technologique, par l'introduction
de formes
nouvelles de production et de techniques d'exploitation du marché, tend
à développer au sein de la famille une prise de conscience nouvelle
quant à la manière de satisfaire ses besoins et d'exercer sa fonction
de consommation. L'augmentation
des revenus favorise l'accroissement des besoins et des aspirations. En d'autres mots, les revenus
actuels permettent de satisfaire un certain nombre de besoins tandis
que des revenus potentiels permettent d'en satisfaire d'autres par
le recours au crédit. Cette situation nouvelle est à l'origine d'une
tendance des jeunes foyers à opter pour des voies à la fois inattendues
et imprévisibles quant à la réalisation de certains objectifs (Presvelou, 1970: 65). Un nombre toujours croissant de familles dont
les revenus se situent au-dessus du minimum vital considèrent que
l'accession à un niveau de vie plus élevé est à leur portée, tant pour
eux que pour leur descendance. Il s'ensuit que dans nos sociétés techniciennes, la famille-type porte un intérêt accru tant à l'exploration
complète de tous les biens offerts sur le marché, qu'à la pleine satisfaction de ses besoins par le biais d'une consommation appropriée.
Elle tend en outre à modifier constamment la structure de sa consommation pour l'accorder à ses attentes et à ses aspirations
du
moment. C'est pourquoi la famille nucléaire contemporaine est devenue, au plan de la consommation, le «lieu privilégié» des activités
financières et économiques ainsi que l'unité de planification et ceci
parce qu'elle doit établir une hiérarchie dans les besoins de ses
membres et décider des priorités. Pour satisfaire ces exigences nouvelles, les membres de la famille se sentent de plus en plus motivés
quant à la participation aux responsabilités, corollaire de la consommation. Ils doivent participer et aux décisions relatives aux choix
des biens de consommation à acquérir et à la manière concrète de
dépenser les revenus familiaux.
Nous en arrivons de la sorte à découvrir deux processus de décision
dans le cadre de la famille Ca) les décisions qui ont trait au choix
des biens à acheter et (b) celles qui règlent effectivement la manière
de disposer des revenus familiaux. Ces deux processus de décision
constituent les mécanismes primordiaux
de la gestion économique
du foyer.
De nos jours ces deux processus de décision sont trop importants
et trop complexes pour être du ressort d'une seule personne. Ils ne
peuvent pas non plus être partagés par les deux partenaires conjugaux suivant des schémas liés à la tradition. Ce qui plus est, la plupart
des achats visent à satisfaire bien plus que les seuls besoins physiologiques; ils ont également une portée sociale que l'on ne saurait
sous-estimer. Comme nous le montrerons dans la seconde partie, les
207
prévisions et les dépenses d'habillement, par exemple, sont plus élevées
quand il s'agit d'adolescents que dans le cas d'adultes. L'adolescent
veut des vêtements bien particuliers qui, à ses yeux, expriment sa
personnalité. Pour les obtenir - surtout s'il dépend financièrement
de ses parents - il lui faudra prendre part aux processus de décision
dans la famille. De leur côté, les parents, conscients de la signification
sociale d'un certain nombre de dépenses destinées à leurs filles et fils
adolescents, sentent la nécessité d'associer ceux-ci à la gestion économique du ménage.
B. Le pouvoir de décision: aspects théoriques et réalités
L'exercice du pouvoir de décision pourrait être défini comme le
processus suivant lequel nous déterminons notre ligne de conduite,
en choisissant parmi un certain nombre d'alternatives,
qu'il s'agisse
de résoudre un problème ou de faire face à une situation. Parmi tous
les actes proposés en alternative, on ne pourra en choisir qu'un seul
qui sera en définitive posé concrètement. Ce choix définitif, ou délibération, a été décrit par John Dewey (1922 : 190-202) comme «la
répétition
(au niveau de notre imagination)
d'un mécanisme qui
verrait s'affronter les différentes lignes de conduite ... Une expérience
dont le but est de découvrir à quoi mènent effectivement les différentes lignes de conduite ». Il s'agit, en d'autres termes d'« un essai
expérimental (au niveau de l'imagination)
des différentes lignes de
conduite ».
En ce qui concerne la vie économique de la famille, l'exercice du
pouvoir de décision constitue la démarche première dans le cadre de
la gestion des ressources. Cette notion n'est donc ni synonyme de
gestion, comme certains auteurs semblent le faire supposer (Simon,
1960 : Ch. 1) ni simplement une partie de ce processus tel qu'il est
défini dans l'ouvrage:
«Proeeeâinçe
of a Home Management Conference» (1964: 43, 102). Nous soutenons quant à nous que chaque
évènement d'ordre familial qui a trait à la réalisation d'un objectif
implique la considération de toutes les alternatives
et, par voie de
conséquences, l'exercice du pouvoir de décision. Dans cette perspective, et lorsqu'il concerne la vie économique de la famille, l'exercice
du pouvoir de décision précède la gestion. Toute une série d'auteurs
partagent cette prise de position (Nickell and Dorsey, 1967 : 66;
Gross and Crandall, 1963 : 63).
1.
Origines du pouvoir de décision sur le plan familial
Les conclusions de recherches étendues et interdisciplinaires
ainsi
que les publications traitant de la théorie du pouvoir de décision et
cela depuis le début des années cinquante (pour des recensions critiques, cfr. Ferber, 1963 : 49-53 ; Presvelou, 1968 : 40-43 ; Burk, 1968 :
5-7) illustrent à suffisance le manque d'unanimité au plan sémantique
autour de ce concept. Certains auteurs ont utilisé indifféremment
des
208
termes comme «pouvoir familial », «exercice du pouvoir de décision
au niveau de la famille» et «autorité familiale»
(Michel, 1967;
Safilios-Rothschild,
1967). D'autres ont bien établi une distinction
entre ces termes sur le plan théorique, mais pas dans la recherche
empirique (Blood and Wolfe, 1960; Wolfe, 1965), tandis que la
majorité des auteurs supposent une acception plus ou moins commune
des termes utilisés.
Il existe cependant une nette distinction que l'on ne peut pas perdre
de vue.
Le pouvoir. Dans le contexte de la famille, il s'agit (en théorie) de
la faculté que possède chaque membre de la famille de persuader un
autre membre d'adopter sa propre attitude et son propre comportement
lorsque tous deux sont confrontés avec la nécessité d'opérer un choix
parmi plusieurs alternatives.
L'autorité, elle, est cette part du pouvoir formel qui se trouve légitimée
par la tradition sociale et par la culture dominante.
Le pouvoir et l'autorité peuvent se trouver réunies entre les mains
d'une seule et même personne. Ceci est le modèle le plus répandu dans
les sociétés traditionnelles
dominées par la ségrégation des rôles
sociaux en fonction du sexe ; c'est l'homme qui détient à la fois et
le pouvoir de prendre des décisions et l'autorité de les imposer. En
revanche, dans les sociétés mobiles et pluriculturelles qui considèrent
les mutations sociales comme les éléments moteurs qui encouragent
un comportement novateur, la façon dont pouvoir et autorité sont
répartis entre les différents membres de la famille, favorise l'apparition de structures diversifiées du pouvoir de décision. Si on les
classe suivant un continuum, les différents types de structure que
l'on peut rencontrer, vont des plus autoritaires, en parfaite concordance avec les valeurs normativement établies des sociétés traditionnelles, aux plus tolérantes qui vont jusqu'au désaveu complet de
l'idéologie culturelle dominante. Comme nous allons le voir, ces structures influent différemment sur les processus du pouvoir de décision.
2. Eléments de structure du pouvoir de décision dans la famüle
Il a été dit plus haut que les pouvoirs économiques au plan de la
famille appartenaient aux deux types suivants: a) ceux qui ont trait
aux décisions relatives aux biens à acquérir et b) ceux qui règlent
la manière de disposer des revenus familiaux (Presvelou, 1968:
Ch. II : 35-52).
Les ouvrages de sociologie ne sont pas très explicites au sujet de
cette distinction. Les hommes de science considèrent les deux types
en question comme un seul et même aspect de la structure générale
de l'autorité au sein de la famille et ne les traitent que de manière
fort indirecte. Dans le cadre de notre étude, il nous suffira de
préciser les notions générales qui définissent ces pouvoirs économiques avant de décrire les schémas concrets suivant lesquels ils s'appliquent.
209
(a) Du point de vue théorique, le pouvoir de prendre des décisions
concernant les biens à acheter peut se définir comme la possibilité
(et la faculté) dont disposent les membres de la famille, de participer
par le canal de l'action directe, de l'opinion émise ou du conseil
suggéré, à l'élaboration des plans de dépense. L'exercice concret de
ce pouvoir est néanmoins limité par une série de facteurs que nous
détaillerons plus loin. Il est à noter ici que nous établissons une distinction entre les décisions prises par des individus qui sont «membres de la famille» et les décisions prises par des individus qui ne
vivent pas avec leur famille. Le fait d'être membre d'une famille
exerce une grande influence sur les options prises et de là sur le
comportement économique d'un particulier. A pourrait, par exemple,
préférer l'article X (une voiture) et B, l'article Y (un poste de télévision). Mais A et B, agissant de concert dans le cadre du couple
choisiront probablement un troisième article Z (machine à laver).
Les décisions des A et B portant sur le choix de biens de consommation sont donc déterminées différemment
suivant qu'ils vivent
seuls ou font nartie d'une famille nucléaire.
(b) Les modalités réglant la manière de disposer âes revenus
familiaux constituent le second type de pouvoir économique. Contraire-
ment à une opinion largement répandue, la manière de dépenser les
revenus de la famille, une fois que les décisions ont été prises, n'est
pas une simple tâche d'exécution. Le rôle essentiel de la personne
«qui tient les cordons de la bourse» est de satisfaire les besoins
illimités de chacun des membres de la famille, avec des ressources
qui, elles, sont limitées. Ce rôle implique donc le sens des responsabilités et l'autorité. Il exige également une grande sûreté de jugement.
Il a en effet été prouvé que « l'homo œconomicus » est une construction
mentale. Le comportement de l'acheteur est influencé par les habitudes et les modes, par la conscience d'appartenir à une classe socioprofessionnelle;
il est stimulé par les contacts sociaux ou réagit à
des motivations irrationnelles. Il est, dès lors, difficile d'évaluer l'impact des facteurs sociaux et psychologiques sur le processus en question. Dans une économie de marché, ce pouvoir économique, exercé
au sein de la famille, rencontre des difficultés supplémentaires, car,
dans la pratique, biens et services sont proposés en des quantités,
qualités et prix qui n'ont qu'un point commun, leur énorme diversité.
Le membre de la famille, responsable des achats, se trouve donc continuellement confronté avec des solutions présentant diverses alternatives. Sa tâche se complique encore car il (ou elle) doit tenir compte
des goûts et des préférences de chaque membre de la famille.
3. Structurations
du pouvoir de décision
Dans ce paragraphe,
nous examinerons comment le pouvoir
décision se trouve modifié par les variables suivantes :
a) l'autorité dans le ménage
210
de
b) le statut social, et
c) l'emploi rémunéré de l'épouse.
a) Contrôle des ressources familiales en fonction des tenants de
l'autorité
Plusieurs études récentes révèlent que l'on se trouve devant une
grande variété dans les structures de l'autorité, encore que toutes
tendent à montrer l'existence des tendances à la co-responsabilité en
même temps qu'une certaine prédominance féminine en matière de
gestion des revenus familiaux. D. M. Wolfe (1965) dans une enquête
sur les familles américaines a établi quatre types d'autorité familiale :
l'autorité masculine (type 1), l'autorité féminine (type II), l'autorité
syncrétique (c.-à-d. que l'autorité est répartie à parts égales entre les
époux - type III) et l'autorité à sphères autonomes (c.-à-d. que chaque
époux détient une fraction de l'autorité - type IV). D'après cet auteur,
la gestion du revenu familial est étroitement liée à la structure de
l'autorité car ces deux variables s'influencent mutuellement dans la
même direction:
le contrôle des ressources appartient à celui des
époux dont l'autorité prédomine. Le tableau 1 ne confirme que partiellement cette hypothèse.
Tableau
1
Tableau révélant celui des époux contrôlant les
ressources financières selon le type d'autorité
Epoux contrôlant
les ressources
financières
Le mari plus que
l'épouse
Prédominance
du mari
l
43%
Type d'autorité
Syncré,
Prédomitique
nance
de l'épouse
A sphères
autonomes
Total
Il
III
IV
18%
20%
20%
26%
Mari et épouse
à égalité
36
5
41
30
34
L'épouse plus que
le mari
21
77
39
50
40
Total
N
100 %
(166)
100 %
(22)
100 %
(201)
100 %
(267)
100 %
(656)
Source: Wolfe, 1965 : 5'93.
5
211
De fait, la relation entre la structure de l'autorité et celle de la
gestion des revenus de la famille apparaît directement dans les subdivisions 1 (autorité masculine) et II (autorité féminine). En outre,
l'incidence de l'autorité féminine et du contrôle des ressources par
l'épouse apparaît plus forte dans les catégories II, III et IV. Cette
structure traduit une situation de fait, à savoir la conformité à une
attitude socio-culturelle généralement admise qui veut que «la mère
ait plus à dire que le père dans la gestion du budget >.
La structure la plus révélatrice (parce qu'elle va à l'encontre des
normes généralement admises) est celle qui découle de la co-gestion
(type III). Quarante-et-un pour cent des familles interrogées ont
déclaré pratiquer le partage des responsabilités en ce qui concerne
la gestion économique du foyer. Même lorsque l'autorité est exercée
par l'homme (type 1), trente-six pour cent des épouses partagent les
responsabilités au plan économique. Cette tendance dénote un glissement dans la structure de la gestion économique du ménage: les
épouses, stimulées par une idéologie égalitaire et confrontées avec la
complexité toujours croissante de la gestion du foyer, tendent de plus
en plus à en partager les responsabilités.
b) Répartition des responsabilités
en fonction du statut social
économiques sur le plan du ménage
Des enquêtes, effectuées surtout aux Etats-Unis, révèlent que le
rôle de chaque conjoint dans la gestion économique du ménage est
fonction du statut social.
R. o. Blood et D. M. Wolfe (1960 : 24-35) ont mis en lumière trois
structures du processus de décision économique. La répartition la plus
égalitaire des rôles entre conjoints se retrouve parmi les familles
faisant partie des classes moyennes. Dans les familles appartenant
aux classes les plus élevées, le mari a tendance à prendre plus de
décisions que son épouse (même si celle-ci occupe un emploi rémunéré), alors que dans les milieux modestes, l'épouse a tendance à
dominer. D'autres études confirment ces résultats (Olsen, 1960;
Rainwater, Coleman and Handel, 1959). En France, P. Fougeyrollas
(1951) et A. Barrère (1958) ont démontré l'existence d'une structure
de comportement similaire.
Cette analogie qui ignore les barrières nationales et culturelles,
illustre la continuité d'une coutume qui s'est érigée en norme sociale
dans chacunes des classes concernées et dont l'origine remonte au
comportement social qui prévalait dans les premières années de l'ère
industrielle. A cette époque, les ressources étaient des plus modestes
parmi les familles appartenant à la classe ouvrière et les besoins
des membres de la famille étaient réduits au strict minimum, de
sorte que la gestion domestique était une tâche somme toute relativement simple. Le mari, d'un niveau d'instruction des plus faibles et
absorbé par son travail, remettait tous ses gains à son épouse qui
décidait dès lors des dépenses à effect.uer. La structure opposée, qui
212
attribuait, au sein des classes supérieures, la prédominance au mari,
s'explique par le fait que les intérêts financiers en jeu étaient très
importants, voire même considérables. Le mari, plus familiarisé avec
les transactions financières que son épouse, prenait sur lui la plupart
des décisions. Le train de maison, parmi les classes dominantes, était
donc régi comme une affaire commerciale en raison de l'importance
cie la domesticité et de la gamme étendue de besoins auxquels il pourvoyait.
c) L'emploi rémunere
domestique
de l'épouse
et la structuration
du pouvoir
Selon l'hypothèse qui prévaut le plus généralement, l'emploi rémunéré de l'épouse augmenterait
son relatif pouvoir de décision. La
recherche empirique traitant de l'interaction de ces deux variables
rend un tout autre de son cloche.
D'après une série d'études, le travail rémunéré de la mère n'a pas
la moindre influence sur la structure du processus de décision. R. O.
Blood et R. L. Hamblin (1958) dans leurs recherches concernant les
épouses (tant celles qui exercent un travail rémunéré que les autres)
et L. W. Hoffman (1960) dans une enquête indépendante auprès des
parents et des enfants, n'ont trouvé aucune différence significative
dans la structuration du pouvoir confronté au fait que la mère exerce
un travail rémunéré. R. Middleton et S. Putney (1960 : 608) ont, de
leur côté, de façon tout à fait inattendue, découvert que les ménages
où la mère exerce une activité professionnelle « adoptaient une attitude
bien plus patriarcale quant au processus de décision, que les ménages
où l'épouse n'exerce pas un emploi rémunéré, attitude en contradiction
flagrante avec les conclusions d'études antérieures ».
Une autre série d'études montre, quant à elle, que le pouvoir des
épouses sur le plan domestique est plus grand quand elles travaillent
au dehors que lorsqu'elles sont ménagères. D. Heer (1964) en testant
la double interaction chez l'épouse entre son statut de travail (ménagère par rapport à épouse salariée), la classe sociale à laquelle elle
appartient (classe ouvrière opposée à classe moyenne) et son influence
sur le processus de décision, a découvert que dans les deux classes
sociales parmi lesquelles il a investigué, l'épouse qui travaille au dehors
exerce une influence plus grande sur le contrôle des ressources familiales, que dans l'ensemble des familles appartenant
aux classes
moyennes.
Des résultats aussi contradictoires ne sont pas surprenants.
En
dehors de différences résultant de la representativité
de l'échantillon et des techniques de mesures appliquées, on ne peut pas sousestimer le fait que le travail rémunéré chez la femme mariée est
encore toujours un domaine d'investigations qui sensibilise les gens
et que les opinions émises quant à ses effets sur la dynamique endofamiliale, sont exprimées avec une bien plus forte dose de subjectivité
que ne le sont des opinions ayant trait à des domaines qui sensibilisent beaucoup moins.
213
II. Paradigme d'une analyse sociologique de la participation
dans les processus décisionnels économiques. Le cas des
adolescents
Dans tout ce qui précède, nous avons examiné de façon détaillée
à la fois le processus de décision dans le cadre restreint de la famille
en matière de consommation et le rôle des partenaires conjugaux.
Dans cette seconde partie, nous étudierons la participation
des
adolescents dans les processus décisionnels en matière de consommation et leurs rôles. Le raisonnement procèdera de manière quelque peu
différente par rapport à la première partie. Détaillant sous forme de
propositions les principaux facteurs qui influencent la participation et
les rôles des adolescents, nous verrons si ces propositions peuvent
être confirmées par les données actuellement disponibles. Voici les
propositions:
1) Au plus l'entretien (physiologique et culturel) de l'adolescent correspond à une part importante du budget familial, au plus les
parents auront tendance à l'associer aux décisions relatives aux
dépenses du ménage.
2) Pour autant que les dépenses revêtent une signification
sociale
pour l'adolescent, celui-ci voudra s'associer aux prises de décisions
familiales.
3) Meilleure sera la relation entre l'adolescent et ses parents, plus
l'adolescent sera disposé à partager les responsabilités familiales
et à participer aux processus décisionnels qui visent au bien-être
de la famille entière.
4) Au plus, certains systèmes sociaux extérieurs à la famille attribuent une valeur positive aux adolescents en tant que consommateurs, au plus, les parents tendront à associer ces derniers aux
processus de prise de décision.
L'examen des propositions 1 et 2 fait appel aux échelles d'unités de
consommation; l'examen des propositions 3 et 4 requiert des données
provenant d'autres sources.
PROPOSITION 1 :
Dans un certain nombre de pays, des études de consommation et
des enquêtes budgétaires ont été, et ceci depuis près d'un siècle,
utilisées afin de développer des échelles d'unités de consommation
dont le but est d'évaluer les besoins et/ou les dépenses réelles (1)
(1) « Les besoins» se mesurent à l'aide d'échelles normatives établies à priori sur base de considérations théoriques des besoins et/ou des
coûts individualisables (besoins alimentaires ou coûts des calories, besoins
de l'habitation, de l'habillement, etc ... ) aussi bien que sur base des besoins globaux. Les « dépenses» se mesurent à l'aide d'échelles économiques
établis à postériori
sur base des frais d'alimentation, d'habitation, etc ...
aussi bien que sur base de la dépense totale (Presvelou, 1'968 : ch. VIII
et IX).
214
d'enfants et d'adultes d'âge différent
(Presvelou, 1968: 123-162).
Les besoins et les dépenses des enfants et des adultes sont comparés
à ceux d'« adulte standard» ou «homme de référence» dont la consommation est prise comme égale à 1 (ou 100).
Les tableaux 2 et 3 montrent les valeurs allouées, entre 1900 et
1960, par un certain nombre d'échelles des besoins et des dépenses
alimentaires, aux enfants et aux adolescents d'âge différent, comparés
à 1'« homme de référence». Ces deux tableaux apportent une confirmation à la Proposition 1.
Tableau 2
Echelles des besoins alimentaires. Valeurs comparatives
adolescents et adultes (*)
Age
(1)
Atwater
(2)
Sherman,
Gillett
(E.u.)
1902
H
F
(E.u.)
1917
H
F
(4)
(3)
Lusk
œ.u)
1918
H
F
pour enfants,
(5)
(6)
Int'l Scale
of Rome
Standards Bigwood
of London
(Int'le)
1932
H
F
(Int'le) (Belgique)
1934
1939
H
F H
F
1 ans
.30
.35
.50
.20
.35
.25
5 ans
.40
.48 .46
.50
.40
.60
.60
10 ans
.60
.68 .60
.83
.70
.80
.70
11 ans
.60
.75 .63
.83
.70
.90
.75
12 ans
.70 .60
.83 .87
.83
.80
1.00
.80
.80
13 ans
.80.70
.90 .70
.83
.80
1.00
14 ans
.80 .70
.95 .73
1.00 .83
1.00 .80
1.00
.90 1.00
1.00 77
1.00 .83
1.00 .80
1.00
.90 1.00
1.02 .00
1.80 .83
1.00 .80
1.00
.90 1.00
15 ans
16 ans
.90 .80
.90 .80
homme de
référence 1.00
femme
adulte
.80
H = valeurs attribués
1.00
1.00
1.00
1.00
1.00
.83
.83
.80
1.00
.85
aux hommes;
F
valeurs attribués
aux Femmes
(*) Pour les références bibliographiques
et autres informations complémentaires sur la construction des échelles (1) à (8) voir C. Presvelou
(1968: 227-231) ; pour l'échelle (9) voir U.S. Department
of Agriculture, 1962 ; Table 9 : 13.
215
Tableau
2 (suite)
(7)
U.S. Dept.
of Agric.
(E.U.)
1939
(8)
Institut
d'Hygiène
Aliment.
(France)
1951
(9)
U.S. Dept.
of Agric.
(E.U.)
1962
1 ans
.30
.36
.57
5 ans
.50
.57
.84
10 ans
.80.70
.71
.94
11 ans
.83 .80
.71
.94
12 ans
.83 .80
.71
.94
13 ans
1.00 .80
.71
1.06 1.00
14 ans
1.00 .80
.71
1.06 1.00
15 ans
1.00 .80
1.21 1.14
1.06 1.00
16 ans
1.20 .83
1.21 1.14
1.25 1.01
1.00
1.00
1.00
.83
.86
1.00
Age
homme de
référence
femme
adulte
L'on peut constater que déjà en 1917, le coût des besoins alimentaires d'un adolescent de 15 ans atteignait le niveau des besoins d'un
adulte; un an plus tard, on considérait déjà 14 ans comme âge de
maturité. La tendance à avancer le niveau de maturité se poursuit
ensuite, et, en 1934, le « Standard de Londres» (échelle 5) fixe le
niveau adulte à 12 ans.
Trois échelles nutritionnelles (1 à 9) dont deux américaines et une
française, placent même les coûts des besoins alimentaires des adolescents au dessus du niveau de 1'« homme de référence ». Dans le
tableau 3 (échelles des dépenses alimentaires), cette tendance apparaît
de façon encore plus accentuée si l'on fait exception des échelles
européennes.
L'explication de l'accroissement du coût des besoins alimentaires
et les dépenses réelles pour les adolescents réside dans une meilleure
connaissance des régimes alimentaires adéquats et dans l'amélioration
du niveau de vie des familles. Ces frais, combinés avec ceux qu'entraîne
une scolarité obligatoire prolongée au-delà de l'âge de 16 ans et dans
la prolongation de la dépendance financière jusqu'à l'âge de 22 ans
(ou plus) pour un nombre sans cesse croissant d'étudiants universi216
Tableau
Echelles
des dépenses
Age
(10)
Sydenstricker, King
(E.U.)
1916
3
alimentaires.
Valeurs comparatives
adolescents et adultes (*)
(11)
Statist.
Reichsamt
(Allemagne)
1927-1928
(12)
(Autriche)
1934
(13)
U.S. Depart.
of Labor
(E.U.)
1935-1936
pour enfants,
(14)
Consumer
Purchases
(E.U.)
1936-1937
1 an
.30 .2'9
.50
.25
.60
.54
5 ans
.44 .43
.50
.50
.60
.65
.63
10 ans
.56 .52
.75
.66
.90
.95
.88
11 ans
.59 .54
.75
.70
.90
.98
.'90
12 ans
.64 .58
.75
.73
.90
1.03
.93
1.07
.97
13 ans
.6'9 .62
.75
.76
1.10
14 ans
.77 .66
.75
.80
1.10
1.12 1.01
15 ans
.84 .72
1.00 .90
.83 .80
1.10
1.12 1.01
16 ans
.89 .76
1.00 .09
.86 .80
1.10
1.14 1.01
17 ans
.94 .80
1.00 .90
.8'9 .80
1.10
1.14 1.01
18 ans
.97 .82
1.00 .90
.93 .83
1.10
1.14 1.01
1'9 ans
.98 .84
1.00 .90
.96 .83
1.10
1.14 1.01
20 ans
.99 .85
1.00 .90
.96 .83
1.00
1.00
.92
21 ans
1.00 .85
1.00 .90
1.00 .86
1.00
1.00
.92
1.00
1.00
1.00
1.00
1.00
.86
.90
.86
1.00
.92
homme de
référence
femme
adulte
(*) Pour les références bibliographiques
et autres informations
complémentaires sur la construction des échelles (10) à (17), voir C. Presvelou
(1968: 234-240). Pour l'échelle (18) voir Community Council of Greater
New-York, 1963 : table 40: 65.
217
Tableau
Age
(15)
HelIer
Committee
(E.U.)
1937
3 (suite)
(16)
Prais,
Houthakker
(Gde Bretagne)
1955
(17)
C.R.E.D.D.C.
(France)
1956
(18)
New York
Council
(E.U.)
1'963
1 an
.76
.52
.36
.55
5 ans
.75
.57
.47
.55
10 ans
.93
.71
.47
.75
11 ans
.93
.71
.47
.75
12 ans
.93
.71
.47
1.01
.'99
13 ans
.93
.71
.47
1.01
.99
14 ans
1.23 1.00
.81 .65
.47
1.01
.99
15 ans
1.23 1.00
.81 .65
.66
1.01
.9'9
16 ans
1.23 1.00
.81 .65
1.27 1.11
17 ans
1.23 1.00
.81 .65
1.27 1.11
18 ans
1.23 1.00
1.00 .88
1.27 1.11
19 ans
1.00
.90
1.00 .88
1.27 1.11
20 ans
1.00
.90
1.00 .88
21 ans
1.00
.'90
1.00 .88
homme de
référence
femme
adulte
1.05
1.05
1.00
1.00
1.00
.90
.88
.77
87
.87
1.00*
.87
(*) Pour un homme âgé entre 35 et 54 ans.
taires dans les pays développés, augmentent considérablement le coût
d'entretien des jeunes. Pour une proportion croissante de familles à
revenu modeste, ces dépenses sont inélastiques étant donné l'importance de l'éducation scolaire pour l'avenir social des enfants. Les
décisions à prendre en ce qui concerne ces lourds investissements
dans le futur poussent les parents à les discuter avec leurs enfants
et par conséquent à associer ceux-ci à la gestion des ressources familiales.
218
PROPOSITION 2 :
Alors que pour un seuil de consommation donné, certaines dépenses,
telles l'alimentation, le logement ou les soins de santé, passent pour
nécessaires au niveau de vie de la famille et à la santé de ses membres,
certaines autres, telles les vêtements, et l'argent de poche ont une
signification symbolique et revêtent comme telles une grande importance aux yeux des adolescents. Il ressort d'une enquête française
effectuée en 1963 que les dépenses d'habillement des adolescents sont
sensiblement plus élevées que celles de tout autre groupe d'âge. Le
tableau 4 compare les dépenses d'habillement, sexes séparés, des jeunes
âgés de 14 à 20 ans, à celles de l'adulte moyen, sexes séparés.
Les jeunes gens dépensent plus en habillement que les jeunes filles,
et ces dernières dépensent encore 50 % en plus que ne le font, en
moyenne, toutes les femmes françaises.
Tableau"
Coût approximatif
de l'habillement.
en FF
accroissement
Garçons de 14 à 20 ans
703
127
moyenne pour tous les hommes
548
100
filles de 14 à 20 ans
671
149
moyenne pour toutes les femmes
451
100
Source : Desabie, 1965 : tableau 10.
Une enquête similaire effectuée aux Etats-Unis et commentée par
Ann Erickson (1968) a montré que les dépenses d'habillement sont
les plus élevées dans les groupes d'âge de 6 à 11 et 12 à 15 ans.
Mais contrairement à ce qui se passe en France, les jeunes filles (et
les femmes) américaines dépensent plus en habillement que les jeunes
gens (et les hommes). De plus, et ceci vaut pour toutes les familles,
y compris les plus aisées, ce sont les pères d'enfants de moins de
18 ans qui dépensent le moins pour leurs propres vêtements.
On ne peut évidemment perdre de vue que ces dépenses d'habillement très élevées correspondent à la rapidité de croissance des adolescents. Mais elles sont, en outre, inévitables par suite de la fonction
sociale primordiale que les vêtements remplissent pour l'adolescent.
Ils sont un symbole de statut, une façon d'appartenir au groupe des
pairs (Nutall, 1970) et d'affirmer sa personnalité et sa liberté. C'est
pourquoi le vêtement occupe une place importante dans l'échelle des
219
nécessités des jeunes. On peut en conclure que l'adolescent exercera
une forte pression sur ses parents afin que ceux-ci satisfassent ses
besoins et aspirations en matière d'habillement (2). Cette pression
sera d'autant plus forte que la prolongation de la scolarisation, dans
les pays développés, maintient le jeune dans une longue dépendance
financière vis-à-vis des parents. L'adolescent se voit, ainsi, obligé,
s'il veut satisfaire ses besoins sociaux, de prendre part aux processus
décisionnels familiaux portant sur la consommation. Ce qui précède
confirme la Proposition 2.
PROPOSITION 3 :
La littérature traitant des rôles sociaux et familiaux des adolescents
a produit ces dernières années des résultats largement contradictoires.
Les interprétations concernant la jeunesse, diamétralement opposées,
suggérées par Parsons à deux moments différents (1942 et 1962) en
sont un bon exemple. Elles sont dues non seulement à la perception du
phénomène qui peut varier de chercheur à chercheur, mais également
au changement considérable qu'a connu (et connaît encore) la culture
des jeunes dans les sociétés occidentales. Les enquêtes sociologiques
effectuées dans plusieurs pays s'entendent, toutefois, sur le fait qu'en
règle générale, les adolescents qui ne sont pas en rupture culturelle,
apprécient leur foyer et les relations qu'ils ont avec leurs parents.
Evans, analysant les résultats d'une enquête menée en 1960 auprès
des adolescents (garçons et filles) anglais, note avec satisfaction que
«le fait le plus réconfortant qui émerge est que tant d'entre eux
passent un bon nombre d'heures dans leur foyer» (Evans, 1960 : 15).
Dans la même enquête, 1.583 (82,5 %) des garçons et filles déclarent
qu'ils aiment leur mère et 1.298 (67,7 %) qu'ils aiment leur père.
La réponse la plus typique est: « je les honore et j'ai confiance en eux,
je leur suis sincèrement reconnaissant de ce qu'ils font pour moi...
d'être les meilleurs parents que je puisse souhaiter»
(Evans, 1960 :
5-6). Willmott, dans son étude sur les adolescents de Bethnal Green
a trouvé que ces adolescents jouissaient de la «compréhension»
de
leurs deux parents. Les proportions varient avec l'âge et naturellement,
d'après le sexe du parent en cause (Willmott, 1969 : 66-68).
Mille six cents garçons et filles belges âgés de 16 à 24 ans exprimaient en 1961, des sentiments semblables vis-à-vis de leurs parents :
55 % de ces jeunes déclarent être en excellents ou bons termes avec
leur père, tandis que 66 % affirment avoir ces mêmes bons rapports
avec leur mère (Inst. de Sociologie Solvay, 1961, tables 37, 38).
D'Hoogh et Mayer (1964 : 49) qui commentent l'enquête, notent que
«la valeur positive de l'attachement filial est évident, quel que soit
le sexe du répondant ». Une autre enquête belge, menée en 1963-1964,
par R. Courtois parmi deux mille trois cents garçons et filles de
l'enseignement secondaire catholique, montre que 80 % de l'échantillon
passe quatre semaines de vacances d'été avec les parents, tandis qu'un
adolescent sur quatre passe l'intégralité
de ses vacances avec ses
parents : «ici donc on trouve un de ces faits concrets qui montrent
220
l'importance des valeurs familiales dans notre société contemporaine
malgré une certaine évidence du contraire ». (Courtois, 1963 : 192).
Une étude plus récente effectuée par J. Piel (1968 : 239-246) confirme
ces résultats.
Des données à caractère plus économique, il ressort que les adolescents partagent les responsabilités économiques du foyer avec leurs
parents. Or un tel partage ne pourrait avoir lieu si les relations
parents-enfants
étaient distendues. Selon T. B. Johannis et Rollins
(Johannis, 1957 : 15-16 ; Johannis et Rollins, 1960 : 58-60) les adolescents prennent part aux décisions économiques relatives à l'achat
d'objets les concernant (tels que vêtements) ou destinés à l'environnement familial (mobilier, biens durables, voiture ou encore vacances
familiales). Lors d'une autre enquête, les mêmes auteurs (1959:
70-74) découvraient que les garçons citaient trois domaines dans
lesquels leurs propres décisions revêtaient même un caractère plus
important que celles de leurs parents. Les filles participent plus que
les garçons aux décisions économiques ayant traits à l'aménagement
intérieur du foyer et influencent leurs parents dans le choix d'objets
de décoration (Printer's
Ink Staff, 1965 : 214).
La participation
de l'adolescent dans le management économique
du foyer varie également en fonction d'autres facteurs : le milieu
écologique, la classe sociale, le degré d'instruction
du jeune comparé
à celui de ses parents, sa contribution personnelle aux ressources
familiales et du travail rémunéré de la mère ; elle varie aussi de
famille à famille (Presvelou, 1968 : 60-63).
L'influence des jeunes est enfin plus directe par le fait qu'ils sont
des vecteurs de changements dans le style de vie familiale. De leurs
contacts avec des milieux non-familiaux
(l'école, les mouvements de
jeunesse, etc ... ) ils apportent des idées neuves dans le foyer et y
introduisent une gamme de nouveaux produits, des suggestions nouvelles concernant les loisirs, le mobilier, la façon de se vêtir ou de
recevoir les amis. L'influence de la fille qui maintient un contact
plus serré avec le foyer, est pratiquement
continue dans tous ces
domaines.
Les données disponibles nous permettent
donc de confirmer la
proposition 3.
PROPOSITION 4 :
Quoiqu'il soit inexact d'attribuer
l'invention de l'adolescence à
J. J. Rousseau - car la civilisation grecque et la civilisation romaine
réservent à l'adolescence une place de choix - il est néanmoins hors
de doute que L'Emile (publié en 1762) a attiré l'attention sur l'adolescence en tant que période distincte de l'existence.
Et quoique l'adolescence ait été jusqu'alors le privilège d'une classe
sociale (Marrou, 1965 ; Mulhern, 1958), à partir de ce moment là,
(2) On peut supposer que l'attraction toujours croissante que la mode
vestimentaire exerce sur les jeunes accentuera encore cette tendance.
221
la notion s'élargit pour inclure tout individu entre 10 et 20 ans,
quelle que soit son éducation ou sa classe sociale.
Les sociologues et psychologues contemporains ont apporté une
contribution tout à la fois en définissant l'adolescence en termes de
statut social impliquant «une position dans la société ou dans un
groupe» (Bierstedt, 1963 : 262) et en le distinguant (arbitraitement
d'ailleurs) du point de vue comportement social, entre l'enfant et
l'adulte.
Hollingshead (1949 : 6) résume cette tendance lorsqu'il écrit:
« ... l'adolescence est la période de la vie d'un individu (garçon
ou fille) où la société dont il fait partie cesse de le considérer comme un enfant et ne lui accorde pas l'entièreté du
statut, des rôles et fonctions de l'adulte ».
Cette opinion contraste avec celle adoptée par les spécialistes en
marketing et surtout avec les publicitaires. Ces derniers ont, dès
les années 50 contribué à bâtir et à diffuser dans nos sociétés l'image
de l'adolescent consommateur mûr et responsable.
« ... La fille «teenager»
de nos jours est jeune femme adulte
dont l'attitude lui donne largement cinq ans de plus qu'au
« teenager» des générations précédentes» (Haupt, 1958 : 92).
Les économistes se sont aperçus les premiers du pouvoir d'achat
grandissant de l'adolescent et de sa demande pour les biens de consommation (Abrams, 1961).
Toute nouvelle découverte ou la mode dans les arts, les loisirs, les
vêtements, ou l'architecture adopte le style «jeune ». De telles créations sont conçues en vue d'attirer les adolescents qui, pionniers,
influencent les habitudes d'achat de la famille. D'enquêtes faites
aux Etats-Unis et en Europe, il ressort que les adolescents ont un
très grand pouvoir d'achat (Printers' Ink Staff, 1965 : 214 ; Abrams,
1961 ; Zarka, 1966 ; Missoffe, 1967 : 46-47 ; Camblain, 1966 ; Lisle,
1965: 56-72), qu'ils sont plus orientés vers la dépense que vers
l'épargne (Katona, 1951 : 105; Lisle, 1965) et qu'ils sont attirés
par la consommation qui accroche le regard (Riesman et Roseborough,
1961 : 143-182).
Ainsi, grâce aux apports de la sociologie, de la psychologie et de
l'économie le profil de l'adolescent en tant que consommateur averti
et puissant se répand tandis que sa participation aux processus relatifs à la gestion des ressources familiales s'affermit.
Nous avons présenté un modèle théorique pour l'analyse sociologique
de la consommation de la famille nucléaire et en avons testé son
pouvoir d'explication. Ce modèle, qui est basé sur la constatation que
la famille est le lieu privilégié de consommation, résulte de la juxtaposition de deux approches.
1) L'approche socio-culturelle qui étudie le comportement des divers
membres de la famille et les rôles qu'ils remplissent par rapport
aux deux processus de prise de décisions et de disposition effective
des ressources familiales, et
2) L'approche socio-économique qui, en puisant ses informations dans
222
les enquêtes budgétaires, revèle les pratiques sociales des groupes
familiaux dans la réalisation d'une consommation commune.
La participation des adolescents aux décisions familiales relatives
aux dépenses a été testée à l'aide de quatre propositions tendant à
préciser dans quelles circonstances et sous quelles conditions se réalise
cette participation.
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22-
LA TRANSFORMATION
DES RELATIONS
ENTRE L'ECOLE PRIMAIRE ET LA FAMILLE
DANS UNE COLLECTIVITE LOCALE
par
Catherine MOUGENOT et Marc MORMONT(*)
L'observation des transformations sociales et culturelles d'un village permet de mettre en évidence quelques-uns des mécanismes par lesquels se transforment
les relations entre les familles et l'école primaire de
ce village.
Cette analyse met en avant quelques transformations
sociales qui touchent aussi bien aux relations internes
des habitants qu'à leurs relations avec l'extérieur, à la
composition de la population de ce village qu'à l'évolution des caractéristiques culturelles des habitants.
Ces diverses transformations, qui se combinent d'ailleurs entre elles, ont des effets multiples sur les relations entre les maîtres et les parents. On analyse ici
trois types particuliers d'effets: transformation des demandes pédagogiques, modification de la position sociale
de l'instituteur et enfin changements qui affectent les
modes de contrôle social.
A travers l'étude des transformations sociales et culturelles d'une
société locale, on peut saisir la manière dont se transforment les
relations entre l'école primaire et la famille, en explicitant les mécanismes sociologiques par lesquels s'opèrent à la fois un déplacement
de la demande des familles, i.e. de leur demande pédagogique, et une
modification de la position structurale de l'agent scolaire, l'instituteur.
On a pu montrer par ailleurs (Mougenot-Mormont, 1974) comment
les modifications de la structure sociale, répercutées au niveau du
système d'enseignement par la transformation
de la structure du
public fréquentant l'école, pouvaient constituer une explication de
l'évolution du contenu des ouvrages d'éducation adressés aux parents
des enfants en âge d'école primaire.
Avant d'entamer l'analyse, il convient de présenter brièvement les
(*) Titulaires de mandats de recherche, à la Fondation Universitaire
Luxembourgeoise, Arlon.
6
227
traits caractéristiques
de la population étudiée, afin de situer les
observations faites. La population du village de R. est composée aux
%, par des ouvriers, le reste étant constitué de quelques agriculteurs,
d'employés, petits commerçants et de quelques cadres moyens et supérieurs. Plus de la moitié de cette population est née au village (56,5 %),
et c'est aussi parmi celle-ci que l'on peut situer le plus grand nombre
d'ouvriers ayant exercé auparavant une activité agricole à temps
partiel. La disparition de ces ouvriers paysans produite par l'abandon
de l'activité agricole est relativement récente, bien que l'on n'en
retrouve aujourd'hui que peu.
La majorité de cette population exerce son activité professionnelle
à l'extérieur du village, principalement dans la région industrielle
proche qu'elle soit de type ancien (région lorraine), ou plus moderne
(Grand-Duché de Luxembourg).
Ces quelques éléments suffisent à introduire l'exposé au cours
duquel on ajoutera les données utiles à l'explication. Remarquons simplement que le village dans son ensemble a conservé son aspect de
village rural:
les maisons ont gardé leurs annexes anciennement
attribuées à l'activité agricole, écuries, granges ... Et elles sont toujours disposées en village-rue, forme typique du village gaumais.
L'analyse qui suit repose sur plusieurs types de données qui ont
été recueillies au cours de la première phase d'une recherche en cours.
En premier lieu, on a pu, grâce aux registres de population et autres
archives communales, reconstituer l'histoire de la morphologie sociale
de cette collectivité locale (1). En second lieu, une enquête menée
auprès d'un certain nombre de familles a permis d'obtenir des données
partielles en ce qui concerne la situation socio-professionnelle, le
cursus scolaire des enfants, la composition de la famille étendue et
des habitudes de consommation et de loisirs. Enfin, un certain nombre d'interviews ont été menées principalement chez les employés,
cadres, et ouvriers nés au village, de même qu'auprès des instituteurs
actuels et précédents.
L'essai d'explication des transformations
des relations entre l'école
et les familles repose lui-même sur une analyse plus complète des
transformations
sociales et culturelles du village, analyse qu'on ne
peut reprendre ici dans sa totalité, mais qui justifie la présentation
du texte qui suit sous la forme de deux types de situations différentes.
Dès lors, l'explication procède d'une espèce de schéma expérimental
puisqu'après avoir passé en revue la situation des rapports entre
école et famille dans la société locale passée, on présentera les transformations sociales et les modifications qu'elles entraînent sur un
certain nombre de variables sociologiques. Les variations de celles-ci
sont justement de nature à expliquer les attitudes observées tant chez
(1) Ceci a été facilité par le fait que l'unité administrative - la commune - correspond précisément à l'unité géographique d'habitat.
La commune de R. comprend un seul village de forme assez concentrée,
sans hameaux ni maisons dispersées.
228
les agents du système scolaire que chez les parents d'enfants fréquentant l'école, ainsi que les changements qui s'y opèrent.
(Cette présentation met donc davantage l'accent sur le type d'explication proposée que sur l'analyse complète du cas).
1. L'école primaire et l'instituteur
dans le passé
A. L'instituteur et l'école
La majorité de la population de la collectivité locale étudiée étant
composée jusqu'il y a peu d'agriculteurs, d'ouvriers-paysans
et d'ouvriers, la distance culturelle qui sépare l'instituteur de cette position
lui confère un prestige certain. En effet, en raison de l'homogénéité
sociale caractérisant la population, renforcée notamment par l'immigration faible du moins jusqu'à une date récente, l'instituteur occupe
au sein du village une position sociale forte. Son prestige n'est pas
un simple effet «idéologique» mais tient aussi à la fonction sociale
remplie par cet acteur tant à l'intérieur du village, que vis-à-vis de
l'extérieur. Son capital culturel le conduit à occuper une position de
médiateur social. C'est à lui que s'adressent les villageois pour toute
une série de démarches officielles, formalités administratives...
qui
nécessitent une certaine maîtrise et du langage et des institutions
avec lesquelles les habitants doivent avoir des relations. Son capital
culturel tire donc sa force de sa rareté, du fait de l'homogénéité
culturelle de la population et aussi de son efficacité pratique pour
les habitants. A l'intérieur même du village, c'est fréquemment que
dans le passé il cumulait sa fonction d'enseignant avec le poste de
secrétaire communal.
Corrélativement l'école primaire jouit d'une situation privilégiée
dans cette collectivité locale. Elle est en effet presque la seule institution «culturelle» du village, elle est la seule aussi que connaissent
bien les villageois, et celle qu'ils fréquentent tous. Elle remplit d'ailleurs le rôle qu'ils attendent d'elle: leur apprendre et apprendre à
leurs enfants de quoi «se débrouiller» dans la vie, c'est-à-dire savoir
lire, compter et connaître quelques rudiments de géographie et d'histoire nationale. Ce bagage élémentaire répond en fait bien aux attentes des villageois, dans la mesure où ce sont choses utiles dans leur
vie quotidienne, où savoir lire, écrire et compter sont des capacités
dont ils peuvent vérifier la valeur chaque jour. Comme, dans le passé
du moins, l'école primaire du village constitue le seul cursus scolaire
de la plus grande partie des habitants, les fonctions pratiques qu'elle
remplit pour eux lui confèrent une grande importance.
Cette importance de l'école primaire est encore renforcée par le
monopole culturel et aussi spatial dont elle dispose, monopole dont
jouit aussi l'instituteur.
Celui-ci constitue en effet le seul agent
désigné comme compétent pour instruire et éduquer l'enfant. Monopole
spatial aussi en ce sens que l'isolement de la collectivité locale, le poids
229
des distances sociales et physiques rendent impossible et inconcevable
pour les parents d'envoyer leurs enfants à l'école ailleurs que dans le
village. Une telle pratique, qui commence à se développer aujourd'hui,
est d'ailleurs jugée négativement par les villageois. Envoyer son
enfant à l'école primaire de la ville, ou dans un village voisin est
ressenti comme une sorte de trahison, de désolidarisation à l'égard
du groupe local, une menace à l'égard de l'école. Si cela est évalué
comme menace à l'égard de tous, c'est bien qu'il existe un attachement
à l'école et à l'instituteur:
ce sentiment, qui vient redoubler la force
de l'école et la position de l'instituteur,
est lui-même un signe de
l'importance de l'école dans la vie quotidienne des villageois.
B. L'exercice du monopole pédagogique
Pour saisir la manière dont se déroulent les relations entre la
famille et l'école, entre les parents et les maîtres, il ne suffit pas de
décrire la situation de l'école et la position sociale de l'instituteur. Il
faut aussi expliciter la manière dont s'exercent l'activité pédagogique
et l'ensemble des pratiques éducatives dans la collectivité locale. Particulièrement, la relation du maître à l'enfant n'est pas indépendante
de celle qui unit le maître et les parents, et de celle qui unit les villageois entre eux.
Dans une collectivité locale de dimension restreinte, de niveau social
homogène, l'école et l'instituteur
exercent leur activité proprement
pédagogique à l'intérieur d'une continuité sociale et spatiale.
1. L'instituteur et le contrôle social
Si son capital culturel lui donne une valeur particulière dans le
village, l'instituteur
se trouve aussi empêché de manifester trop sa
supériorité, et ne dispose en fait pas d'un pouvoir illimité. En effet,
il est soumis à plusieurs contraintes. S'il est en effet le médiateur
social privilégié, il est par là même au service de tous, mais cette
position de confident et d'intermédiaire,
il ne peut l'exercer qu'à
condition de faire preuve de beaucoup de discrétion et de s'abstenir
de toute intervention dans les affaires internes de la collectivité.
Plus loin même, il lui est implicitement demandé de ne pas intervenir dans les querelles et divisions du village, et même de ne pas
manifester par ses fréquentations
quelque option.
« Quand je suis arrivé ici, au début, je jouais aux cartes avec
les catholiques, cela n'a pas plu et le bourgmestre d'alors m'a
fait savoir que je devais surveiller mes fréquentations ».
(instituteur retraité du village et résidant toujours au village)
Corrélatif du. contrôle social qui s'exerce sur l'instituteur, l'autorité
et l'importance de celui-ci sont renforcées par ces mêmes mécanismes.
L'école et l'instituteur
exercent leur activité à travers le système.
230
Ainsi l'interconnaissance, la circulation de l'information dans le village, si elles empêchent toute attitude partiale de l'instituteur
dans
les affaires du village, lui permettent aussi de renforcer son action,
ses jugements, ses sanctions de tout le poids de la rumeur publique.
«J'entends même des fois discuter les gosses. Parce que moi,
si je dis quelque chose de travers à l'école, ne vous en faites pas,
c'est vite su, hein. On me le dira directement quoi. .. »
(instituteur en fonction)
2. La demande des parents
La continuité entre l'institution scolaire, ici l'école primaire, et les
habitants du village n'est pas seulement assurée par les mécanismes
de contrôle social, mais aussi par le type d'attente des habitants à
l'égard de l'école. L'homogénéité sociale et culturelle d'une population
ouvrière et agricole dont l'horizon social et scolaire est limité, la perméabilité entre la famille et le voisinage, assurent une continuité entre
l'éducation dispensée dans ces deux groupes et à l'école. Gelle-ci n'est
pas seulement un lieu d'instruction élémentaire, même si les villageois
ont beaucoup d'intérêt pour les apprentissages scolaires fondamentaux.
En effet, outre qu'elle ne prépare guère à d'autres études et donc
qu'elle n'est pas jugée en fonction de la réussite scolaire, elle est
appelée à étendre son action pédagogique au-delà de l'enseignement
pur. L'importance que prend aux yeux d'une telle population le respect des règles morales, d'obéissance (2), amène l'instituteur et l'école
à jouer autant un rôle d'éducation morale que de simple enseignement (3).
Cette demande implicite des villageois à l'égard de l'école s'exprime
de plusieurs manières. Ainsi était-il fréquent de voir l'instituteur
semoncer les enfants pour des actes commis en-dehors de l'école,
pour des querelles d'enfants, ou pour des manques de respect. De
telles interventions se faisaient avec l'assentiment des parents. Aussi,
plutôt que d'éducation morale on devrait d'ailleurs parler ici d'éducation globale, car il s'agit ici de l'intégration
globale de l'enfant
au mode de vie, aux usages locaux, aux règles de voisinage.
A nouveau on trouve ici l'action simultanée de l'instituteur et des
(2) Ce primat à l'éducation que l'on pourrait qualifier de «globale»
sur l'instruction au sens strict, trouve sa place logique dans le type d'éthos
que développent d'une façon générale les classes populaires pour qui le
scolaire demeure une réalité inférieure par rapport à la vie quotidienne.
Il faut également brièvement rappeler le lien étroit existant entre les
conditions de vie de ces classes et leur éthos. Ce sont en effet ces conditions
qui déterminent l'appartenance de ses membres à une communauté. Cette
appartenance implique en fonction des contraintes matérielles et temporelles une valorisation forte du cercle familial et de l'environnement local.
(3) On a pu constater par ailleurs (Mougenot - Mormont, 1974) combien
l'instituteur était préparé à ce rôle d'éducateur moral des classes populaires.
231
villageois : le premier jouit pour intervenir et sanctionner de l'appui
de la raison publique, mais il doit pour intervenir, limiter son intervention à sanctionner la faute et il ne peut jamais prendre parti entre
deux familles dont les enfants se querellent.
Le mode de sanction lui-même est en affinité avec les mesures du
village puisque comme d'autres l'ont rapporté (Wylie, 1968, 111), la
sanction la plus courante à l'école est de faire honte à l'enfant,
c'est-à-dire de rapporter son comportement à l'ensemble du village,
sanction qui suppose interconnaissance,
visibilité et circulation de
l'information.
3. La continuité sociale et l'éducation
C'est à l'intérieur de ce système que se déroulent les relations entre
les parents et les maîtres, et si on parle de continuité sociale de
l'éducation, c'est en ce sens que l'éducation de l'enfant s'effectue par
l'action conjuguée de l'école, de la famille et de l'ensemble des habitants eux-mêmes.
Ainsi n'est-il pas étonnant de voir que les relations entre parents
et maîtres n'avaient rien d'officiel ni d'organisé. C'est à l'occasion
de rencontres fortuites, sur le chemin, que ces interactions ont lieu.
Les questions des parents se limitent le plus souvent à: «comment
ça va à l'école avec le petit? », question qui concerne autant le comportement global de l'enfant que son travail proprement scolaire (4).
« Ah oui ben les parents, ils avaient une confiance totale dans
l'instituteur.
On se ramenait avec une punition à là baraque,
on en avait une deuxième à la maison, ça il n'y avait pas de
problème. Ah oui, ça ... ça c'est certain ».
(ouvrier, 42 ans, 2 enfants)
Le voisinage, la rue, les environs immédiats du village forment
un espace concret où se réalise aussi l'éducation dans la mesure où
s'y exerce un contrôle social sur l'enfant, sur le groupe des enfants,
contrôle qui est assuré par l'ensemble des voisins, par la rumeur
publique et par la visibilité de chacun. Un indice de ceci peut être
trouvé dans le fait qu'aujourd'hui
encore dans certains quartiers
homogènes socialement, ce jeu des enfants reste sous le contrôle de
chaque famille. En plus de la sécurité physique des enfants, c'est
de la sécurité morale ou mieux sociale que parle cette mère quand
elle dit:
(4) La distinction même entre travail scolaire et comportement moral
n'était peut-être pas constituée, en ce sens que la faiblesse du travail était
toujours vue soit comme faiblesse naturelle et comme telle excusée, soit
comme paresse, fainéantise, c'est-à-dire faute morale à l'égard de la valeur
du travail, laquelle constitue dans l'éthos populaire (et aussi paysan) une
exigence objective autant qu'une valeur.
232
«J'aime mieux R., c'est un beau petit village, c'est plus calme
pour les enfants;
ici je peux les voir, les laisser jouer dans
la rue là ; je n'oserais pas faire ça à H. (village voisin où elle
a résidé un an après son mariage), ni nulle part ailleurs s ,
(femme d'ouvrier, 31 ans, trois enfants, 7 ans, 6 ans et 3 ans)
II. La transformation des demandes pédagogiques
Parce que l'ensemble des transformations
sociales et culturelles qui
affectent le village forment un système, c'est-à-dire que l'action de
chacune d'elle réagit sur chacune des autres, il est difficile de présenter de manière simple la façon dont ces transformations
exercent
des effets sur les relations entre parents et maîtres, entre école et
famille. On présentera ici trois transformations
principales qui touchent directement à la manière dont fonctionnent ces relations, en
les situant à l'intérieur des autres transformations, mais sans pouvoir
toujours situer les multiples liaisons qui s'établissent entre toutes.
On entend par demande pédagogique les attentes explicites et implicites des parents à l'égard de l'école, c'est-à-dire à l'égard de l'action
du maître sur leurs enfants. Cette demande pédagogique se transforme donc en fonction de l'avenir souhaité pour l'enfant, et en
fonction des références culturelles qui orientent les parents dans
leur choix.
A. Avenir social objectif et attentes
des parents
Il importe dès le départ de distinguer la mobilité sociale des acteurs,
en tant que déplacement d'un individu dans la structure sociale, aussi
bien d'une éventuelle aspiration à la mobilité que des phénomènes
qui affectent la structure sociale dans son ensemble. Celle-ci peut en
effet se modifier de telle manière que, sans mobilité d'un acteur, la
position de celui-ci se trouve modifiée. Inversement, certaines modifications affectent la structure sociale sans que pour autant la mobilité
d'un individu le conduise à occuper une position différente, notamment si les autres positions sociales se sont déplacées au même moment
et proportionnellement.
Ainsi, la croissance des effectifs dans l'enseignement secondaire
au cours des dernières décennies a eu pour conséquence d'accroître
considérablement les chances objectives des enfants de milieu populaire d'accomplir un cursus scolaire plus long. Mais cet accroissement
était corrélatif d'un accroissement comparable des chances pour les
différentes couches sociales d'accomplir des cursus scolaires plus
élevés ; on ne peut inférer de cet accroissement une mobilité sociale
réelle (5). En l'occurence, il s'agirait plutôt d'une translation vers
(5) Pour des données relatives à ce raisonnement cfr. Mougenot Mormont, 1974.
233
le haut de la structure des chances de scolarité pour les différentes
couches sociales. Un tel phénomène a pour conséquence que la mobilité
sociale apparente des acteurs ne constitue finalement qu'un ajustement de leur position dans la structure sociale.
On pourrait bien sûr effectuer le même raisonnement en ce qui
concerne l'accroissement des revenus qui, s'il se conforme à cette
logique, implique des comportements apparents
(Bourdieu, 1966)
qui ne constituent finalement que le déplacement vers le haut de
positions demeurant semblables.
1. L'avenir objectif des enfants
A mesure que l'école secondaire s'ouvre aux enfants des classes
populaires, et que donc ceux-ci commencent à prolonger leur scolarité
à la ville, l'école primaire locale perd son caractère exclusif: désormais elle ne constitue plus qu'une étape, la première, dans un cursus
scolaire qui sera probablement plus long, et se poursuivra à la ville.
Un tel phénomène semble provoquer chez les parents une nouvelle
attente pédagogique, dans la mesure où ils ne se satisfont plus des
acquis élémentaires de l'école, mais exigent implicitement que l'école
primaire prépare l'enfant à poursuivre des études postérieures. On
peut percevoir l'apparition de cette demande dans la manière (6)
dont est maintenant vue l'école primaire du passé: Mme N. (ouvrier,
62 ans, deux enfants, l'un ouvrier, l'autre instituteur)
décrit l'école
primaire qu'elle a connu «comme principalement occupée à l'étude
de la bible (qui servait de livre de lecture) et du catéchisme»:
« Notre livre de lecture, monsieur, c'était la bible. C'était une
leçon de bible. On avait une fois par semaine le livre de lecture
qu'on nous donnait mais qu'on ramassait après. On ne l'a
jamais eu dans notre cartable, le livre de lecture. Vous vous
rendez compte? C'est pas croyable, mais c'était comme ça.
Alors ensuite, c'était le catéchisme, oui le catéchisme qui
durait quelquefois jusqu'à la récréation de dix heures. Alors
vite vite on mettait un problème au tableau, qu'on travaillait
toute la classe ensemble, et puis quand on rentrait on le mettait
au propre sur son cahier avec la date du jour, quoi.
Alors après la récréation, un jour, c'était la géographie (c'était
le samedi ça) l'histoire ou la lecture, mais la lecture toujours
retombée dans la bible, bien sûr; alors vous voyez, c'était fort
limité.
Il y avait beaucoup de familles; après l'école, comme ça, on
(6) Il ne s'agit en aucun cas de prendre pour argent comptant cette
description, mais de saisir que la perception de cette école ancienne (satisfaisante à l'époque) est maintenant lue négativement parce que les parents
pressentent la nécessité de préparer l'enfant à autre chose, c'est-à-dire
à l'école secondaire ...
234
faisait travailler les enfants, n'est-ce pas, dans nos campagnes,
avec les parents, ou soit en apprentissage quelque part. Oui,
pour gagner un petit peu, parce que l'argent était clairsemé
comme on peut dire, hein ».
2. Diversification sociale, perception des chances et des nécessités
Si la chance objective de réaliser une mobilité même apparente
détermine de nouvelles demandes, il reste que de la chance objective
à l'attitude nouvelle qui en résulte, il y a des modifications indispensables. Si cette chance existe, il faut que l'auteur la perçoive d'abord
et convertisse ensuite cette perception en exigence concrète, même
implicite. Ces phénomènes ne sont possibles que par des expériences
sociales concrètes, c'est-à-dire l'apparition de certains faits nouveaux
dans la manière de vie des acteurs.
On peut voir dans la diversification sociale de la collectivité locale
une condition suffisante de perception par les habitants des chances
de voir leurs enfants accéder à l'école secondaire, et repérer ce mécanisme dans la manière dont les habitants décrivent les enfants qui
ont réussi. Ce sont à la fois de nouveaux habitants du village, de
niveau social supérieur, par leur exemple, et les instituteurs par leurs
encouragements qui ont poussé quelques enfants à « faire des études» ;
et désormais ces réussites sont devenues exemplaires. Ainsi l'instituteur retraité décrit avec fierté les quelques réussites universitaires
obtenues, de même un habitant du village se plaît à citer tous ces
jeunes qui ont atteint ce niveau supérieur.
C'est aussi semble-t-il pour les ouvriers, au travers de leurs conditions de travail, que se produit une perception de la nécessité d'une
«bonne instruction ».
«Je vois tous les jeunes maintenant, qui viennent (à l'usine)
malgré qu'ils ont leur métier, vous savez qu'on leur fait encore
continuer des cours à l'usine? Il Y a beaucoup plus. Dans le
temps, il n'y avait que la pratique qui existait. Que maintenant
il y a la théorie. Mais la théorie est dure maintenant. Moi, je
vous dis, si je vous disais que moi qui ai 62 ans, pour monter
d'un grade à l'usine voilà deux mois, j'ai passé des examens ...
A 62 ans. A un an de la retraite. Enfin je l'ai fait parce que
c'est pour la retraite quoi... Elle sera un peu meilleure quoi.»
(ouvrier, 62 ans, un enfant) (7)
(7) Par ailleurs tout se passe comme s'il existait une sorte de stratégie
patronale pour convaincre ces ouvriers (sidérurgie lorraine) de l'importance
de l'instruction : il y a peu encore les ouvriers qui faisaient preuve de la
réussite scolaire de leurs enfants recevaient une prime sur leur salaire.
Ici on voit un ouvrier âgé passer un examen à moitié factice. «< Bien sûr
mes supérieurs, ils savent tout de même' bien qu'une personne comme moi,
235
B. Les demandes pédagogiques
Ge que, dans le langage courant, on peut appeler l'importance croissante de l'instruction
et de la formation scolaire,et
qui, pour les
couches populaires renvoie directement à la valeur sociale et économique du diplôme (« je veux dire que celui qui veut gagner un peu
sa vie, il faut quand même qu'il ait une instruction. Et ça ne fait
que du bien l'instruction. Voilà!»
(idem) entraîne de la part des
parents des attitudes nouvelles à l'égard du maître, et de l'école
primaire.
Ce qui se modifie c'est leur demande par rapport à l'école. Leur
demande d'éducation morale, ou d'intégration globale au village, tend
à se rétrécir au profit d'une démarche strictement scolaire de réussite, de bonne formation et d'une préparation à un enseignement futur.
Ce sont d'abord les relations entre les parents et les maîtres qui
passent d'une confiance à une surveillance plus exigeante (8). Certains parents prétendent à un certain contrôle, d'autres n'hésitent
pas à rendre visite à l'instituteur pour le questionner. Principalement
ils ne lui laissent plus le monopole du jugement en ce qui concerne
des décisions comme celles du redoublement ou de l'orientation des
enfants. Cette attitude nouvelle est bien perçue par l'instituteur.
«On me demandera mon avis: qu'est-ce que vous
Si j'ai un élève et que, à la fin de l'année, je trouve
va pas bien, je ne dirai jamais qu'il faut le faire
, dis : voilà mon avis, vous voyez ses résultats aussi,
juger comme moi aussi
(instituteur
en pensez?
que cela ne
doubler. Je
vous pouvez
».
en fonction, 27 ans)
Cette reconnaissance implicite du pouvoir des parents contraste
nettement avec la manière dont se déroulent les rencontres occasionnelles et que regrette l'ancien instituteur,
rappelant avec fierté que,
sur toute sa carrière, une seule mère est venue « rouspéter» chez lui.
Par ailleurs, des réunions de parents sont maintenant régulièrement
organisées par les maîtres qui se mettent ainsi en position de conseiller plus que de maître souverain.
III. Transformation
de la position de l'instituteur
Même si on considérait comme stable dans le temps la position de
l'instituteur
dans la société globale, il resterait qu'une bonne partie
surtout qu'il n'y a plus qu'un an ou deux avant la retraite, qu'ils ne vont
quand "même pasnous faite passer jrnexamen très dur»).
(8) Ceci ne signifie pas pour autant que se constitue, parallèlement à la
demande pédagogique, une compétence réelle des parents sous l'action du
maître, compétence qui exigerait sans doute d'autres expériences sociales
que celles qui conduisent à la demande diffuse et implicite de c bonne
instruction ,.
236
des raisons' pour lesquelles elle était forte dans le village sont maintenant inexistantes.
Ceci, en fonction des transformations
sociales qui
affectent le village, c'est-à-dire qui affectent la position des villageois
dans le champ social et culturel.
A. La réduction des distances culturelles
A vec les media, les moyens de transport,
la scolarité des jeunes,
le travail de la femme, la distance culturelle entre l'intérieur
(le
village) et l'extérieur
(la société globale) tend à diminuer, de même
que par ailleurs la distance culturelle entre l'instituteur
et la moyenne
des habitants décroît, ne fût-ce que par la diversification
sociale de
la population du village.
Particulièrement
le rôle de médiateur social rempli jadis par l'instituteur tend à se réduire à néant et il n'y a plus que quelques vieux
qui s'adressent
encore à lui pour les aider à écrire une lettre ou
répondre à une formalité administrative.
« Maintenant
les gens savent mieux se débrouiller. Bon quand
il faut écrire une lettre, ils savent quand même un peu. Alors
on ne va plus tellement chez l'instituteur.
. .. Maintenant
il y
aurait peut-être le bourgmestre (9), il fait des permanences,
mais dans l'ensemble les gens se débrouillent ».
(ouvrier-contremaître,
45 ans, 2 enfants)
B. La disparition du monopole culturel et spatial
Ces mêmes phénomènes contribuent
aussi à réduire le monopole
culturel et spatial dont jouissent à la fois l'école primaire et l'instituteur dans leur fonction d'instruction
et d'éducation.
Outre les attentes nouvelles développées par les parents en matière
scolaire, c'est aussi la possibilité de recours à d'autres spécialistes
qui apparaît. Dans le domaine proprement scolaire, l'école du village
n'est plus la seule possible et les parents ont l'occasion de placer
leur enfant ailleurs : la sanction morale habituellement
réservée à ce
genre de pratique semble disparaître
au moins pour les femmes, qui
ont un emploi et pour qui c'est une contrainte.
Mais c'est aussi une possibilité de choix, i.e. la possibilité pour
les parents d'exercer une menace implicite sur l'instituteur
dont
l'emploi est lié au nombre d'élèves de sa classe ; d'un instituteur
qui
a quitté son poste au village, un de ses amis raconte :
(9) Remarquons que c'est un cadre moyen dans une entreprise moderne
et qu'outre sa profession il occupe une position sociale à l'extérieur autrement forte que l'instituteur. Tout se passe aussi comme si le médiateur
social nécessaire devait occuper une position plus haute pour être reconnu
comme efficace.
237
«II m'avait dit: tu ne peux pas t'imaginer comme les gens
viennent rouspéter dès qu'il y a une sanction contre leur fils,
contre leur fille. Donc sans savoir si c'était fondé ou pas, tout
de suite il y a une vive réaction dans le chef de certains, pas
tout le monde hein, mais enfin j'en ai eu un certain nombre».
(professeur, 30 ans, 2 enfants)
«A l'heure actuelle, je ne voudrais plus être instituteur. Ça
devient un métier de marchand de loques. Maintenant on vient
nous les chercher sous tous les prétextes ... Si on rouspète maintenant, si on dit un mot à l'enfant, les parents n'hésitent pas,
ils vont à H. ou ailleurs ... :.
(instituteur retraité)
c.
Position et perception de soi
Si le seul à ne pas tenir ce langage, est l'instituteur
en fonction,
alors que ceux qui par dégoût ou en raison de leur âge ont quitté
ce poste insistent tant sur cette logique de «chantage»
qui tend à
s'installer, c'est sans doute d'une part qu'il refuse de reconnaître cette
situation devant l'enquêteur, et d'autre part, qu'il doit à sa position
et à son trajet particulier de ne pas s'exagérer ce phénomène.
Son trajet est en effet celui d'un individu issu d'une famille
paysanne du village. Il a, par ses études, atteint le niveau social le
plus haut de sa famille dont il représente en quelque sorte le fleuron
social. Par ailleurs, il a occupé pendant sa jeunesse une position
importante au sein des organisations sportives du village, ce qui l'a
finalement fait aboutir au poste de secrétaire du syndicat d'initiative.
Son trajet constitue donc pour lui une mobilité réelle, qui même
affaiblie par l'évolution du village, ne peut être perçue comme telle
par lui au même titre que les instituteurs
plus anciens qui ayant
connu le prestige ancien de l'instituteur
perçoivent aujourd'kui la
position comme celle d'un «marchand de loques» (10).
D. Mode de perception de l'instituteur
par les habitants
Inversement on pourrait saisir dans la manière dont les habitants
du village parlent de l'instituteur
la transformation
de sa position
sociale. Les termes employés pour parler de lui, le mode même de
relation qui semble s'établir avec lui, et aussi le contraste de ce
langage avec celui qui. était utilisé pour parler des anciens instituteurs,
offrent des indicateurs du déplacement auquel sa position est soumise
dans le champ des positions sociales du village.
(10) Cette analyse ne peut être poursuivre ici de manière exhaustive,
car elle impliquerait la comparaison systématique de plusieurs trajets
sociaux au sein d'une même profession et des manières différentes dont
les individus définissent leur propre fonction et position.
238
L'instituteur
du passé, quand il est évoqué, est décrit non pas tellement au travers de termes qui désignent son métier, sa fonction professionnelle, bref son activité pédagogique, mais plutôt selon des
termes qui renvoient à sa position sociale, à son personnage dans le
village. L'instituteur
était respecté, il était serviable, il était un personnage important aux côtés du bourgmestre, du curé.
Outre que les habitants eux-mêmes soulignent la différence entre
l'instituteur du temps passé, et ceux qui sont actuellement en fonction,
on peut aussi observer dans la manière dont ils parlent de ceux-ci
l'absence des propos décrits plus haut. Eventuellement, il s'y substituent des appréciations plus «techniques»
ou se situant à un niveau
de relations sociales moins hiérarchisées.
«Les instituteurs,
maintenant
ce n'est plus le même genre.
D'abord ils sont plus jeunes que ceux de notre temps. Ils sont
du village, alors moi je les connais comme... ils sont du même
âge que moi quoi.»
(épouse d'ouvrier, 26 ans, 3 enfants)
«Vous savez, il y a quand même une évolution qui s'est faite
et tout le monde est quand même ... enfin on ne peut pas dire
tout le monde, mais 50 à 60 % de la population sont vraiment ...
se débrouillent carrément, alors on ne fait plus de différence,
on vit sur le même pied ».
(ouvrier contremaître, 45 ans, quatre enfants)
L'instituteur ne se distingue plus, n'est plus distingué par les habitants comme personnage exceptionnel, comme un statut particulier.
(« Avant c'était tout, c'était le Bon Dieu, maintenant on n'y regarde
plus tellement»).
« Oh il n'y a pas de difficultés, il n'y a pas de problèmes, les
enfants à l'école ça va bien alors il ne dit rien. (. .. )
Non, où il y aura des difficultés, c'est si un enfant accroche,
s'il y a un problème, si à la maison on ne s'en occupe pas, si
l'instituteur
ne fait rien. On sait bien, y a des endroits où il
faut s'y prendre d'une autre façon ... »
IV. Les transformations
des relations parents-maîtres
Avant même de décrire l'impact des transformations
survenues
dans le contenu des demandes pédagogiques, et sur la position sociale
de l'instituteur
dans ses relations école - famille, il faut expliciter
brièvement les transformations
qui affectent l'ensemble des relations
sociales locales. On ne peut en effet séparer les relations entre parents
et maîtres, pas plus qu'on ne peut dissocier le rapport école - famille
de l'évolution de la famille et de l'école.
239
A. Transfonnations sociales et fonnes de sociabilité
Il ne s'agit pas ici de faire l'analyse entière des transformations
sociales du village en tant que transformations
des modes de groupements et de relations des habitants, mais simplement de montrer
comment certaines modifications à ce niveau viennent perturber la
continuité sociale à l'intêrleur de laquelle s'effectuait l'éducation de
l'enfant.
1. Migration et intégration locale
L'accélération des processus migratoires qui sont observables constitue un premier élément venant rompre cette continuité. Ceci se
réalise dans la mesure où c'est non seulement l'arrivée de nouvelles
familles, mais surtout la rotation plus rapide d'une partie de la population qui crée ainsi à côté de la population stable, un groupe important de «provisoires ».
Outre ce fait qui implique qu'une part des habitants actuels de R.
ne s'intègrent pas à long terme au sein du village, il faut ajouter
que ces familles tendent souvent à développer un rapport différent
avec leur voisinage. Certains ont déjà montré (Litwak et Szelenyi,
1969) quelques-unes des caractéristiques
de ces nouvelles formes de
sociabilité qui tendent à apparaître
corrélativement
à la mobilité
géographique (et aussi sociale).
Ce qui apparaît en effet à la suite de cette mobilité accrue, ce
n'est pas la disparition de relations de voisinage qui serait une sorte
d'atomisation sociale, mais plutôt un resserrement autour du noyau
familial et la réduction du voisinage à une fonction d'aide immédiate.
C'est donc surtout en ce qui nous concerne, la dissolution de la communauté locale comme englobante, c'est-à-dire exerçant des effets sur
l'ensemble de la vie quotidienne de l'individu ou de la famille. On
passe, pour employer un autre langage (Mogey, 1964), d'une communauté fermée à une communauté ouverte, où les liens s'établissent
non seulement sur base de la proximité mais aussi par des processus
de sélection par affinités.
On peut voir comme indice de ceci que, lorsqu'on pose la question
de savoir comment s'intègrent les étrangers au village, les habitants
citent toujours quelques cas exemplaires et rares de gens qui se sont
en effet intégrés, mais ne parlent guère de l'ensemble des autres qui
sont en effet les «véritables étrangers »,
2. Les étrangers
Or on repère à d'autres moments ce terme d'« étrangers» qui, dans
la bouche des habitants de souche, désigne justement cette frange de
familles qui vivent un peu en marge et dont les comportements irritent
ou déçoivent.
240
«Avant il y avait des élèves intelligents. Maintenant c'est mitigé,
il y a les étrangers, le niveau n'est pas aussi bon, ce sont des
gens qui déménagent beaucoup. Avant on connaissait tous les
parents, ils disaient toujours les défauts de leurs enfants. Maintenant les gens ont la T.V., ils vont dormir tard, on ne fait
plus grand-chose».
(instituteur retraité)
Si cette catégorie de familles semble bien pour une bonne part
former une couche sociale d'un niveau plus bas que la moyenne des
habitants, ils sont en tout cas désignés négativement:
leurs enfants
sont moins intelligents, ils rouspètent facilement, on ne les voit pas,
ils restent chez eux.
3. Diversité sociale et diversité culturelle
Mais la diversification sociale et culturelle n'est pas seulement le
fait de ces étrangers souvent évoqués, c'est aussi le fait d'autres
groupes sociaux, et c'est aussi la diversité croissante entre les jeunes,
qui vont à l'école, et les adultes.
Aller à l'école à la ville, c'est échapper au village, non seulement
durant la plus grande partie du temps, mais c'est aussi adopter des
comportements qui heurtent, c'est aussi être moins soumis à ses
parents.
Il y a aussi l'exemple des quelques membres des couches supérieures
ou moyennes qui donnent l'exemple de l'isolement, d'une vie apparemment recluse et digne, bref, de gens qui ne se mêlent pas aux
autres et ne donnent ainsi aucune prise au contrôle social.
«Quand vous voyez passer ces gens-là, ils ne disent rien. Ils
ne sortent pas ces gens-là. Ils ne vont pas dans un bal populaire,
et ainsi de suite, comme ça se fait. .. Ces gens-là, ils restent chez
eux. Ils fréquentent les gens de leur ... chose, quoi par exemple.
On sent que ... moi je trouve que leur vie c'est ,beaucoup mieux
comme ça, quoi, ces gens-là».
(ouvrier, 62 ans, un enfant universitaire)
On ne peut ici allonger la liste des indications qui laissent penser
que la diversification sociale et culturelle contribue à réduire les 'liens
de voisinage et à détruire l'espèce de continuité sociale par laquelle
les comportements de chacun, des adultes et des enfants, étaient continuellement sous le contrôle conjugué des parents, des habitants et de
l'instituteur.
B. Les relations entre les acteurs en présence
Décrire les nouvelles relations entre les parents et les maîtres, c'est
en fait décrire l'ensemble des interactions entre parents, enfants et
instituteur et essayer de, percevoir les manières dont elles sont vécues.
241
1. Les enfants au village et à l'école
On peut se demander si la description souvent négative que font
les habitants des comportements des enfants au village ne relève pas
de la relation différente qu'ils ont avec eux plutôt que de réelles
différences dans leurs comportements. Dès lors cette description
négative serait plutôt l'effet de l'absence de contrôle social que l'apparition d'une sorte de délinquance enfantine.
«Moi je vois les miens, ils sont à l'école à M., hein pour des
raisons ... pratiques, et ils ne se passe pratiquement pas de jours
qu'ils ne se tapent dessus. Moi je dis, c'est pas possible, ou
bien les miens sont méchants ( ... ) puis j'ai posé des questions
et c'est tout le monde pareil. Ils se battent tout le temps. »
(ouvrier, 40 ans, deux enfants)
«Quand j'étais à l'école on avait plus de respect. Maintenant
quand j'entends les plus grands parler avec lui (l'instituteur),
on n'aurait jamais osé. Les enfants n'ont plus la crainte qu'on
avait.
Et puis il y a les étrangers qui sont moins ...
- Oh et puis on avait peur d'une correction; plus maintenant
sinon les parents vont réclamer, ça fait des incidents ...
(ouvrier, 36 ans, trois enfants et son épouse)
«Il Y avait deux instituteurs, hein, il y en avait un, il était
sévère avec eux, hou ! Un qui faisait une bêtise dans le village,
je vous garantis, c'était marqué, hein. Maintenant il n'ose plus
rien dire hein, il n'ose plus avec un enfant ».
(ouvrier, 62 ans, déjà cité)
On pourrait accumuler d'autres citations pour montrer combien ce
qui est toujours sous-jacent à cette prétendue délinquance enfantine,
c'est l'absence ressentie des moyens de contrôle social, par la disparition des relations de voisînage:
ceci est souvent décrit par les
habitants comme «soutien des parents aux impertinences des enfants» (11). Et on voit aussi bien que l'instituteur
est atteint du
même phénomène : on ne le voit plus punir l'enfant pour un acte
commis en-dehors de l'école, pas plus semble-t-il qu'un enfant n'est
souvent puni une seconde fois à la maison pour une faute commise à
l'école.
(11) On pourrait aussi bien faire l'hypothèse que ce qui tend aujourd'hui
comme «impertinence»
ou «délit» aurait pu être considéré
naguère comme «farce» ou «blague» parce qu'auparavant tout le village
en était informé et en riait tout en étant assuré par là même que certaines
sanctions seraient prises et que certaines limites seraient respectées.
à apparaître
242
2. Les relations entre les parents et les maitree
On a surtout saisi ici la transformation
de la collectivité locale et
son impact sur les relations entre école et famille à travers les
modalités du contrôle social qui s'exerce entre les différents acteurs.
On pourrait dans le même sens, comme on l'a fait pour la demande
pédagogique, l'analyser à travers les références culturelles, qui se
modifient elles aussi.
Le problème, fréquemment évoqué lui aussi par les interviewés,
du châtiment corporel peut servir à résumer la description des relations actuelles entre la famille et l'école. Si on admet à titre d'hypothèse que la permission d'infliger un châtiment corporel à un enfant
(une «correction », une «râclée », une «volée») est d'autant plus
probable que l'on entretient avec les parents une relation étroite et
proche (ce qui peut se vérifier dans l'étendue de ce droit selon le
lien de parenté), on peut considérer que la restriction progressive
de ce droit à l'instituteur constitue un indicateur utile de l'évolution
des relations entre les parents et l'instituteur.
Tout se passe en effet comme si, à mesure que les liens de relations
étendues dans le village se dissolvent, que la position sociale de l'instituteur se réduit à sa fonction technique, ce droit cessait de lui être
reconnu: c'est la disparition d'une sorte de parenté symbolique consentie auparavant par les familles villageoises à l'instituteur
doté
d'ailleurs d'autres attributs paternels. (débonnaire, médiateur, digne
de confiance, autoritaire ... )
Désormais en effet, le châtiment corporel n'est plus autorisé:
et
les parents d'arguer d'une loi dont la connaissance est l'indice suffisant de la pénétration de la culture urbaine, et dont le rappel montre
bien l'attitude nouvelle des parents à l'égard de l'instituteur.
S'il est toléré par les parents ou par quelques-uns d'entre eux c'est
à l'expresse condition d'être limité et de ne pas causer de préjudice
à l'enfant dont la santé physique est devenue un souci premier des
parents.
« Ce n'est pas que je suis contre les corrections, mais par exemple l'instituteur lui tirait souvent le bout de l'oreille comme ça.
(geste) Et puis le petit avait mal l'oreille et elle coulait souvent.
Alors j'ai été lui dire, si vous voulez, donnez-lui une fessée. Il
m'a dit que j'avais bien fait de lui dire; les parents n'ont plus
le même genre avec l'instituteur ... »
(ouvrier, 30 ans, déjà cité)
On peut même voir dans la fréquence avec laquelle les châtiments
corporels sont évoqués, - explicitement ou incidemment - un indice
d'une situation en transformation.
Ce n'est que dans le cas où on
passe d'une situation où ils étaient permis, voire normaux, à une
autre où ils ne le sont plus que le problème peut se poser : au moment
où on passe d'une norme à une autre, il est en effet plus probable
7
243
que la norme fasse problème puisque la norme est à établir et puisque
se heurtent deux conceptions qui sont d'habitude également implicites
et vécues comme «allant de soi ~.
Conclusion
La transformation des relations entre l'école primaire et la famille,
analysée ici dans le cadre d'une collectivité locale, ne peut se comprendre qu'à l'intérieur de l'ensemble des transformations sociales et
culturelles qui affectent tant le village dans son ensemble que les
individus qui sont en jeu dans ces relations. Ce qui est en effet en
cause c'est à la fois la position des acteurs - parents et maîtres -,
l'enjeu social qui constitue l'enseignement primaire, et l'ensemble des
actes par lesquels se réalise l'éducation des enfants.
Dans les limites de cet article, on a privilégié trois types d'effets
pertinents : la fonction de l'instituteur
dans le village, la demande
pédagogique des parents et les modalités du contrôle social local. On
pourrait aussi analyser la manière dont les mêmes transformations
conduisent à des rapports nouveaux avec l'enfant. L'éthos et les formes
de sociabilité se modifient et transforment en conséquence la relation
à l'enfant et ce qui lui est transmis est aussi différent (Ariès, 1971 :
329 ; Ford et al., 1967).
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245
LES RELATIONS FAMILIALES DANS LA
VULGARISATION
PSYCHANALYTIQUE
par
Cécile RICHIR-DURIEUX
La littérature vulgarisant la psychanalyse qui traite
de la famille et plus particulièrement
de la relation
parents-enfants comporte, d'après cet auteur, des distortions importantes par rapport à la théorie freudienne.
Ces discordances sont mises en relation avec l'image
sociale du père pour montrer, par cet exemple précis,
combien cette littérature
conduit à utiliser - à récupérer même la théorie freudienne au profit d'une
image conservatrice, socialement acceptable de l'éducation et des relations familiales.
Cette étude aura pour objet une certaine image de la famille, au
sens d'une représentation
symptomatique, selon nous, de la culture
occidentale actuelle.
De quelle image s'agit-il et quelles sont les données qui nous ont
permis de la dégager? Au départ, une constatation s'impose: c'est
l'importance croissante d'une littérature consacrée à la vulgarisation
de la psychanalyse, et orientée vers l'étude de la famille, le décodage
des relations parents - enfants ou les conseils en matière d'éducation (1). Nous assistons à la «diffusion» progressive d'une image
de la famille, au sens de la divulgation d'une symbolique culturelle.
Cette symbolique extrait ses concepts de la théorie psychanalytique.
Les questions qui se posent alors, d'un point de vue sociologique,
sont les suivantes :
Comment la théorie psychanalytique s'insère-t-elle dans les schémas culturels dominants ? Le recours à la psychanalyse témoigne
en effet de sa fonction dans notre système culturel.
- Quelle est la fonction sociale exercée par la vulgarisation de la
psychanalyse? De quel ordre social ce discours est-il l'expression
symbolique ?
Nous ne pouvons développer ici ces questions trop vastes, mais
(1) Pour une vérification empirique de cette efflorescence d'articles
imprégnés par la psychanalyse, nous nous permettons de renvoyer à notre
étude: Durieux, 1973-1974.
246
l'analyse qui suit les éclaire sous un angle particulier et leur donne
un support concret; c'est pourquoi nous les proposons comme pistes
de réflexion.
1. Délimitation de la problématique
Etant donné le caractère restreint de la présente étude, il convient
de bien définir son champ d'investigation.
Du discours étudié nous
ne retiendrons que les éléments les plus significatifs quant à l'image
des relCLtions endo-familiales. Nous envisagerons donc les caractéristiques relationnelles qui apparaissent dans la vulgarisation psychanalytique comme une reformulation, une relecture, des concepts théoriques originaires (à savoir l'école freudienne).
Quel rôle ce discours attribue-t-il aux différents éléments d'une
relation? Institue-t-il certains types de rapports familiaux?
Le but visé est bien de mettre au jour la portée symbolique de ces
rapports en tant qu'instruments d'une image sociale de la famille.
II. Méthode d'investigation
Pour dégager la signification du discours de vulgarisation, nous
procéderons par étapes ; dans le cas que nous traitons ici, il semble
en effet que la spécificité du discours ne puisse apparaître clairement
que si l'on parvient à le situer par rapport à deux référents fondamentaux:
- d'une part la perspective psychanalytique de la structure familiale ;
- d'autre part l'image sociale de la famille d'aujourd'hui. Ces deux
variables agissent vis-à-vis du discours étudié en tant que coordonnées qui le situent dans notre système socio-culturel et en
expliquent les traits spécifiques, d'une part sous forme de déviations ou de correspondances par rapport à la théorie inspiratrice,
d'autre part sous forme d'expression d'une symbolique sociale.
III. Analyse des relations familiales
A. La relation de l'enfant au père dans la théorie freudienne
Chez Freud, le rôle du père vis-à-vis de l'enfant s'exerce au moment
de la phase œdipienne ; ce rôle est donc très limité dans le temps,
mais il n'en est pas moins très important quant au développement
du psychisme de l'enfant.
Le père joue un rôle structurant parce qu'il intervient comme agent
principal dans la constitution du Surmoi de l'enfant. Ce Surmoi,
défini classiquement comme l'héritier
du complexe d'Oedipe, se
constitue par l'intériorisation
des critiques et interdits parentaux.
247
Au sens strict, le processus chez l'enfant consiste à transformer son
investissement sur ses parents en identification à ceux-ci et à intérioriser l'interdit (Laplanche et Pontalis, 1973 : 472). Par la voie
de l'identification réussie, le complexe d'Oedipe se résout en réalisant
ses principales fonctions. II assure, selon Freud, et l'interdit de l'inceste, et le primat du phallus. Le complexe a donc un caractère fondateur pour tout être humain, puisque de sa résolution dépendent et
l'orientation de son désir, et la structuration de sa personnalité.
Selon Lacan, le complexe lie inséparablement le désir à la loi, parce
qu'il fait intervenir une instance interdictrice. Ce qui nous permet
de dire que cette instance est incarnée par le père, c'est que l'Oedipe
ne nous paraît pas définir seulement la manière dont l'enfant se situe
dans le triangle (au plan psychologique), mais aussi la manière dont
il est situé (au plan idéologique). Chez Freud en effet, le complexe
d'Oedipe a son pendant dans le complexe de castration, contrepoids
nécessaire, pourrait-on dire, à l'équilibre de l'enfant. Or ce stade
nouveau est centré autour du seul phallus, «qui, en tant que symbole,
devient le critère majeur de différenciation
des êtres humains>
(Laplanche et Pontalis, 1973 : 311). Chaque être humain qui assume
son sexe au sortir de l'Oedipe doit, selon Freud, reconnaître cette
valeur symbolique du phallus. Mais comme signifiant de quoi ? Laplanche et Pontalis se refusent prudemment à le déterminer (Ibid.:
312). En fait ce symbole de virilité est connoté par Freud comme
symbole de pouvoir. Le «mythe> de la phylogenèse est significatif
à cet égard. Dans le désir du fils d'évincer son père transparaît une
volonté de puissance manifeste. Au stade oedipien en outre, il n'y
aurait pour l'un et l'autre sexe qu'un seul organe sexuel, le phallus.
II en résulte une « notion .• (plus ou moins consciente) de l'opposition
masculin-féminin qui ne peut correspondre qu'à une glorification de
la virilité (2). II y a, sous-jacent à l'œuvre de Freud, ce mythe du
père tout-puissant et porteur de la loi.
B. La relation au père dans une perspective sociologique
Cette perspective idéologique de la puissance paternelle a son correspondant dans une certaine lecture sociologique de la réalité familiale. Nous la retrouvons en effet chez Parsons, dans un article
comme Age and Sez in the U.S. social structure (Parsons:
1942), où
il transpose à la famille sa théorie des petits groupes.
La structuration hiérarchique des rôles familiaux est fondamentale
pour Parsons, car elle assure la cohésion et l'équilibre de la structure
familiale.
Parsons réserve au père la fonction «instrumentale >, source de
prestige grâce aux relations entretenues avec l'extérieur. De par ces
performances le père remplit en outre une fonction de « leadership >.
(2) Cette suprématie masculine apparaît également chez d'autres auteurs
de l'école freudienne, notamment chez Hélène Deutsch.
248
Selon la théorie des petits groupes, ce leadership n'est possible que
dans l'acceptation par tous les membres d'un consensus sur les valeurs.
Son allocation présente donc, selon Parsons, un «problème d'intégration du système », mais «il ne s'agit pas là d'une différence de
pouvoir» ... Il remarque pourtant que, dans cette optique, la stabilité
de la famille dépend du support apporté par la mère à ce leadership
paternel!
Cette perspective fonctionnelle par rapport à l'ordre social traditionnel ne permet pas d'envisager les situations de conflit. En outre
la reconnaissance de l'autorité du père suppose que la mère réprime
ses tendances régressives vis-à-vis de ses enfants, par un équilibre de
frustrations et de gratifications.
Dans cette perspective fonctionnaliste
la signification
du tabou
de l'inceste est la suivante:
en excluant les enfants des relations
sexuelles autorisées, il renforce la cohésion du couple en faisant de
l'érotisme le «symbole de leur coalition» en tant que leadership. Le
tabou est fonctionnel puisqu'il maintient l'axe de pouvoir entre les
générations, et permet aux parents de remplir correctement leur
rôle: assurer le développement de l'enfant (Parsons, 1954 : 250-257).
Parsons entend bien sûr par là que les parents peuvent exercer leur
fonction de socialisation i.e. d'apprentissage
de rôles conformes aux
valeurs établies. Le père représente cet ordre social, d'où son autorité.
Selon Parsons, le rôle paternel, sanctionné par les normes sociales,
correspond aux exigences de l'ordre social établi. Les rôles seraient
en parfaite harmonie aussi bien avec les valeurs sociales qu'avec les
«besoins naturels» des individus. Bien qu'il recourt à Freud pour
étayer sa théorie des rôles familiaux, Parsons ne peut enlever à celle-ci
Bon caractère d'hypothèse non-vérifiée pas plus qu'il ne peut voiler
ses fondements idéologiques.
Il nous semble plus exact de dire que les normes subsistent pour
autant que les rationalisations qui les sous-tendent offrent encore un
semblant de légitimité. A l'opposé d'une théorie du consensus, cette
perspective permet de penser les conflits et le changement. Qu'en
est-il aujourd'hui de la légitimité des rôles traditionnels, fondés sur
- la complémentarité selon le sexe et la «nature»
- le partage des pouvoirs vis-à-vis des enfants
- l'inégalité quant à la valorisation sociale des fonctions dites féminines et masculines ?
Au départ de cette analyse sociologique il importe de noter le renversement qui s'est produit dans la hiérarchie des fonctions familiales.
La fonction éducative est sans cesse réaffirmée, tandis que celle de
e status giving » est en nette régression. Mais surtout la famille n'est
plus, au plan économique autant que culturel, la «cellule de base»
de la société. Dès lors sa légitimité au plan des valeurs n'en a-t-elle
pas perdu son fondement?
Selon Bourdieu en effet, une institution ne peut assurer sa légitimité que par un voilement de l'arbitraire
culturel qui la fonde;
et cette «méconnaissance»
n'est possible que par la reconnaissance
d'une relative autonomie de l'institution.
249
Dans cette perspective théorique, la famille est amenée aujourd'hui,
de par l'évolution de sa position sociale et l'instabilité qui en découle,
à justifier sa raison d'être par la référence à des valeurs relativement
spécifiques. Ainsi par exemple cette «bonne entente s dont Parsons
faisait un postulat, nous y verrions bien plus une nécessité au plan
de l'image que la famille doit donner d'elle-même. Dans cette image
comme dans certaines valeurs affectives et éducatives on peut - nous
le verrons
- déceler différents éléments d'un nouveau discours
légitimateur de la famille, où l'intimité est maximale. Pour exister en
tant qu'institution la famille doit jouir d'une autorité reconnue comme
légitime, ce qui, grâce à une apparence d'autonomie, assure son maintien. D'autre part la famille dépend étroitement de la structure sociale
globale.
Une perspective sociologique, aussi brièvement esquissée qu'elle
soit, ne peut étudier un aspect de la famille sans la replacer dans
son contexte social. Ce contexte - qui est celui d'une réalité en changement a un retentissement
énorme sur l'institution
familiale
actuelle: crise des valeurs, crise généralisée de l'autorité, autant de
phénomènes qui se répercutent au sein de la famille et s'y manifestent
à titre de symptômes d'une instabilité bien plus radicale. Cette dépendance, une littérature sociologique considérable s'est attachée à en
étudier les divers aspects. En ce qui nous concerne, c'est le statut
social du père qui a surtout retenu notre attention. L'évolution et le
déclin de la figure sociale du père a été analysée avec force et rigueur
par Mitscherlich, ou avec une sorte d'énergie du désespoir chez
Mendel. Il apparaît clairement que le conditionnement
idéologique
impose de nos jours une redéfinition de la fonction paternelle. Cette
dernière se fondait autrefois sur l'autorité reconnue au père de par
les fonctions sociales dont il avait le monopole. Une telle image a
perdu ses assises sociales. C'est pourquoi la relation au père présente
pour nous un intérêt tout particulier, du fait qu'elle est remise en
cause et davantage sujette à changement que la relation à la mère.
Nous nous proposons donc de mesurer l'instrumentalisation
de la
psychanalyse, au sens d'une utilisation des concepts théoriques au
profit d'une image sociale du père. Nous avons étudié plus haut la
place du père dans la théorie freudienne. L'examen sociologique des
facteurs susceptibles d'engendrer une restructuration
du discours
familial doit nous permettre d'analyser maintenant les déviations qui
accompagnent la divulgation des thèses freudiennes concernant le
père. En effet les ouvrages de vulgarisation traitant de la famille
sont comme un «reflet»
de cette réalité puisqu'ils la transcrivent
en une image conforme au système de valeurs et au code culturel
qu'ils expriment à un moment donné.
Notons que dans la pensée freudienne la prépondérance du père sur
la mère (dans l'avènement de la conscience morale) n'est pas explicitement marquée. Mais de la suprématie du phallus, notée ci-dessus,
à celle de la personne du père, il n'y a qu'un pas ; et un pas sans doute
250
trop facile à franchir. C'est ce que nous allons voir en abordant
maintenant la vulgarisation psychanalytique.
Au premier abord, le lien avec la théorie inspiratrice apparaît très
étroit. Nous citerons deux aspects essentiels de cette concordance. Mais
ce qui retiendra surtout notre attention, ce sont les déplacements
d'accents, les déformations de sens par rapport aux concepts premiers,
et la progression dans cette évolution.
C. Le «métier de père» dans la vulgarisation
1. Eléments
psychanalytique
de concordance avec la théorie freudienne
a. Le rôle du père est structurant : la psychanalyse en effet met en
évidence l'identification au père (pour le garçon) ou l'amour qu'il
suscite (chez la fille) ; ces processus interviennent, selon la théorie,
dans la constitution de l'Idéal du Moi, instance constitutive du
sujet; dans la vulgarisation, ces mêmes processus doivent favoriser une bonne « adaptation sociale" et la « maturation affective»
du sujet... Ici déjà apparaît une déformation propre aux ouvrages
de vulgarisation.
b. L'intervention du père dans la relation oedipienne a un caractère
sublimant: le père a pour rôle spécifique de couper l'enfant de sa
relation archaïque avec sa mère en orientant ses désirs vers d'autres investissements d'objets.
Dans le même sens Corman affirme que «élever» des enfants
signifie précisément:
«les aider à transférer
la force première
de leurs pulsions sauvages sur un plan plus élevé" (Corman, 1973 :
251-257). Et comment atteindre ce but? Corman poursuit que «le
dressage moral fait place à l'auto-punition
dès l'apparition
du
surmoi :Ii, dont l'origine correspond à l'Oedipe. On voit que l'Oedipe
joue un rôle essentiel dans cette problématique freudienne du
déplacement des pulsions sexuelles.
Mais il faut noter que si, chez Freud, le père symbolise l'Inderdit,
à travers le tabou de l'inceste, les ouvrages de vulgarisation le
présente en outre comme «prestigieux », «force psychologique
pour la mère» elle-même (Mauco, 1967 : 58-59), et comme étant
- lui seul - à l'origine du Surmoi infantile. Ainsi l'image paternelle se ramène à ce stéréotype d'une force disciplinante qui permet
la maîtrise des désirs.
Partant d'une similitude de perspective, nous voici donc amenés à
constater une surcharge de sens par rapport à la théorie, au niveau
d'une accentuation du rôle moralisateur du père. Cette importance
du père - présentée dans la vulgarisation «comme une découverte
récente de la psychologie"
(Le Ligueur, juin 1971) - y fait
réellement figure de stéréotype, ce qui éclaire la portée légitimatrice
du discours vis-à-vis de la traditionnelle fonction de « socialisation»
par la famille.
251
2. Déviations par rapport à la théorie freudienne
à. Le père est un agent moralisateur:
cette spécification idéologique
garde en fait l'apparence d'une vérité scientifique, car elle ressort
d'une mise en évidence des fonctions du Surmoi et de l'Idéal du
Moi, au mépris de celles du ÇA et de son univers libidinal.
b. La notion d'autorité est introduite:
cette notion sociologique est
légitimée successivement par deux données présentes chez Freud :
- avant 1968 : l'autorité paternelle se justifie par le primat du
phallus. On trouve chez This par exemple, de véritables hymnes
à la gloire du phallus, associés à des phrases comme celle-ci : «le
père détient la puissance, fait la loi et donne un sens à la vie ~
(This, 1960 : 166) et Mauco affirme que «la vigueur de l'image
paternelle doit représenter une force psychologique pour la mère
et les enfants'> (Mauco, 1967 : 58).
- en 1970, autorité et supériorité de l'homme sont légitimées par
la notion de virilité: la ségrégation des rôles parentaux est justifiée
comme allant de soi en raison de la spécificité des natures viriles
ou féminines. Dès lors les prérogatives du père apparaissent comme
« naturelles '>. Cette notion de nature virile aura la vie dure ...
mais comme on le verra elle subit aujourd'hui une subtile adaptation (cfr point e.).
c. Le personnage du père est une figure sociale: c'est aussi un cliché
fréquent dans la vulgarisation - soit que le père représente le
jalon primordial vers la vie sociale, en tant que représentant
de
l'ordre social ;
- soit parce que le père sépare l'enfant
relation avec sa mère.
du circuit fermé de la
d. Le père comme séparateur et régulateur par rapport au désir.
Nous avons vu l'importance donnée par Freud au stade Oedipien.
Cela correspond à une mise en avant du rôle de la sexualité dans
le processus de développement. Cet aspect a été estompé aussi
longtemps que les auteurs ont privilégié la figure sociale du père.
C'est un fait récent que de voir reconnaître, par Muldworf notamment, que c'est comme «représentant
du sexe masculin ~ - et
donc bien plus par sa réalité physique que par sa présence morale
ou institutionnelle - que le père permet à l'individu «d'assumer
psychologiquement
et affectivement
les caractéristiques
de son
sexe ~.
Néanmoins derrière la. proximité apparente subsiste une opposition
marquée d'avec la pensée freudienne. Car la e sexualité » qui est
en cause ici n'a rien à voir avec la notion freudienne de sexualité:
Freud n'entendait-il pas par là une pulsion originelle constitutive
du moi (en tant qu'objet d'amour pour le ça)? Or les auteurs
étudiés voient dans cette sexualité une «faculté d'aimer ~ qu'il
1
252
importe avant tout de canaliser vers l'extérieur ou de sublimer.
La sexualité n'est plus le moteur du développement mais elle en
est seulement l'enjeu. Si Freud reconnaissait comme nécessaire ce
rôle de régulation, il le concevait cependant comme non-maîtrisable dans le chef des parents, tandis que Corman voit l'enfant se
hausser «au niveau du parent estimé pour sa valeur et pour sa
force, et qui constitue de ce fait un modèle »... (Corman, 1973 :
73).
e. Adaptation du modèle traditionnel:
les ouvrages qui traitent de la
famille révèlent « à contrario» la crise actuelle des rôles parentaux
en ce sens qu'ils élaborent une savante adaptation du modèle traditionnel aux nouvelles conditions de vie familiales. Ainsi face au
discrédit de l'autorité, ils s'attachent à redéfinir la spécificité du
rôle du père : celui-ci reste le champion des règles morales et d'une
sexualité maîtrisée, mais par d'autres moyens : l'interaction psychique et affective remplace la relation d'autorité!
L'analyse qui précède donne au métier de père un caractère bien
conservateur. Il est certain pourtant que les prérogatives e naturelies» du père sont niées aujourd'hui, et que son rôle social ne
peut plus légitimer son autorité de chef de famille. Muldworf
reconnaît tout cela. Il va cependant défendre la conformité de
l'attitud-e paternelle envers l'enfant avec la figure sociale du père
distant et autoritaire, en justifiant cette perspective conservatrice
à bien des égards par sa soi-disant correspondance, non plus avec
la nature virile du père, mais avec les besoins de l'enfant mis en
lumière par la psychanalyse. Par un déplacement de la nature des
causes, la répartition des rôles est maintenue sur base des «nécessités constitutives»
de l'enfant, cet être fondamentalement sexué
et en devenir.
La notion d'", interdit de l'inceste» avait fait place à celle de «loi
morale» (cfr point a.); à la notion de nature ensuite s'est substituée celle de «nécessités l'psychologiques. Cette évolution n'est
sans doute pas étrangère au remplacement des notions explicitement morales par des concepts psychologiques: c'est ainsi que l'on
est passé, pour régler sa conduite, du critère de la norme à celui
du normal. La normalité, ce concept dont Freud se méfiait tant,
a acquis non seulement droit de cité mais même droit de suzeraineté
dans notre univers socio-culturel (3). De telles déformations par
rapport à la science psychanalytique sont significatives d'une situation de fait. Pour comprendre cette évolution, nous jugeons nécessaire d'explorer quelque peu cette relation aux faits.
(3) Cette situation est dénoncée avec virulence par D. Cooper dans Mort
de la; fOJmille, 1973.
253
Conclusions interprétatives
Nous avons étudié divers ouvrages de vulgarisation. Ceux-ci constituent un discours sur la famille qui selon nous légitime un type
conservateur de conduites familiales. Mais pour mesurer sa portée
idéologique, il faut rechercher dans quelle mesure le contenu transmis
est influencé par les impératifs de la situation au moment considéré.
Il faut donc se référer ici à l'évolution de l'image sociale du père,
qui est corrélative d'une crise de l'autorité et de la famille.
1. Cette évolution, nous ne pouvons que la stigmatiser très brièvement ici, par le relevé de deux faits saillants:
a. la perte de légitimité des valeurs traditionnelles,
b. consécutivement une perte d'autorité et de légitimité du père
en tant que représentant
de ces valeurs.
2. Une étude plus approfondie nous a permis de conclure, sur base de
cette situation de fait, à une double carence au niveau symbolique
a. la nécessité d'élaborer un « langage» capable d'assurer la défense
des valeurs,
b. la nécessité de redéfinir le rôle du père.
Et c'est le discours inspiré par la psychanalyse qui semble bien
remplir cette double fonction. D'une part, la psychanalyse reprend
en main les valeurs : il ne s'agit plus de se conformer à certaines
dimensions de bien et de mal, en référence à un quelconque absolu.
Il s'agit bien plutôt de rester fidèle à sa nature ... tout en maîtrisant
les tendances instinctives, contraires aux potentialités
vraiment
humaines!
«L'être humain devient ce qu'il est... Et l'éducation
manque à son rôle quand elle paralyse au lieu d'épanouir (Corman,
1973 : 13). Ce «( deviens ce que tu es» rappelle la fameuse sentence
de Freud : «Là où ÇA est, JE dois advenir. Ce « devenir homme :.
est bien décrit comme une maturation progressive.
Mais l'élément propre au discours de vulgarisation
est de rendre
les -parents responsables de cette maturation. Cette responsabilité
parentale peut être source d'une nouvelle forme de culpabilité dans
certaines catégories sociales qui ne peuvent appréhender les principes éducatifs que comme un discours moral (Boltansky, 1969 :
121-125). Devant le caractère subtil et complexe des règles, les
parents éprouvent un sentiment d'impuissance coupable.
Comme le note Schelsky, «la psychologie est en train d'assumer
presque toutes les fonctions et les tâches dont les ordres institutionnels, en perte de vitesse, ne peuvent plus se charger. Nous
voudrions définir ce phénomène comme la conventionalisation
de
l'âme par la vulgarisation de la psychologie» (Schelsky, 1966 : 200).
Cette fonction de conventionalisation
l'emporte en effet sur la
valeur scientifique lorsque les moyens de connaissance de son moi
et de celui de l'autre deviennent autant de rituels prescrits comme
conditions de la «réusite» sexuelle ou conjugale, et instaurent une
254
-
nouvelle distanciation dans l'expression de la sexualité, qui éveille
à son égard de nouvelles craintes et culpabilités.
d'autre part, beaucoup d'ouvrages s'attachent à définir le rôle du
père, pour lui rendre une légitimité conforme à l'évolution des
valeurs. En s'inspirant de la psychanalyse, ils démystifient le père,
puisqu'ils en font le simple complément de la mère dans la régulation des «forces sexuelles et instinctives ~. Cette définition axée
sur la seule réalité «physique» du père répond sans aucun doute
au besoin d'adaptation de l'image du père à la démocratisation des
relations familiales.
Si on insiste enfin sur ce fait indéniable que le rôle paternel décrit
ci-dessus est présenté dans la vulgarisation d'une manière exclusivement positive, on peut conclure que ce discours contribue à renforcer
la structure triangulaire,
mais aussi hiérarchique,
interdépendante
mais surtout dépendante, de la famille nucléaire.
Vu le caractère limité de cette étude, il nous est impossible de
présenter ici l'image de la relation à la mère (4).
Notre but est de montrer, à travers l'un ou l'autre trait saillant
du discours actuel sur la famille, en quoi le recours à la psychanalyse
permet et réalise une savante adaptation du modèle familial traditionnel.
C'est en ce sens que la vulgarisation psychanalytique nous paraît
être - « a contrario» en quelque sorte - un excellent révélateur de
la crise de la famille et de la remise en question des rôles parentaux.
Le discours moral échappe à l'emprise des organes qui en étaient
autrefois dépositaires. La famille ne voit donc plus son existence légitimée par ce discours moral. Or on constate, comme le note De Coster
(1965 : 58) que beaucoup de jeunes couples des classes aisées se
réfèrent aujourd'hui à la littérature psychanalytique. Ce fait prouve
selon lui l'insécurité des parents. Par ailleurs leur responsabilité
implique une certaine connaissance
«théorique»:
t out s'apprend,
surtout ce qui est naturel, peut-on lire dans le Ligueur, qui s'adresse
lui, aux classes moyennes. C'est que la famille tend à rechercher une
légitimité mieux en accord avec le code culturel. Ainsi le recours au
prestige de la science correspond, selon nous, à une situation de changement où l'instabilité des principes, des modèles normatifs suscite
le besoin d'un cadre de référence légitimé, et donc «sûr ».
Dès lors, nous l'avons vu, il y a loin de la théorie freudienne à sa
vulgarisation. Cette récupération au profit d'une image socialement
acceptable des relations familiales, nous en proposerons, pour conclure,
une synthèse: en étudiant la récupération opérée dans les termes de
la normalité et de l'amour.
(4) Celle-ci n'est pas sans intérêt néanmoins quand on voit que la vulgarisation, en accentuant le facteur relation, confère à la dyade mèreenfant une intensité dramatique bien plus poussée encore que chez Freud
et empreint ce drame intimiste d'un érotisme à fleur de peau qui est un
élément caractéristique du discours, i.e. à la fois nouveau et essentiel.
255
1. Le concept de normal
Repris à la science psychanalytique, il est revêtu dans la vulgarisation d'une signification
morale qui lui confère une importance
capitale : il représente en effet l'idéal moral d'une vie «équilibrée,
heureuse » et qui s'épanche dans un «altruisme spontané).
L'être
normal a intégré ses différentes tendances en tenant compte des
exigences du milieu, de telle sorte qu'il est suffisamment
«adapté
à sa condition» pour être « à l'aise dans la civilisation ». Cette expression de B. This révèle toute la distance prise par rapport à Freud.
Pour être heureux il faut s'adapter aux exigences de la société! Dès
lors cette question reste sans réponse : «Que faire de ceux qui ne
sont pas coulés dans le moule commun s Cette interprétation
du
concept revient donc à nier l'affirmation de Freud selon laquelle tout
homme est malade.
L'étude de ce terme de normal révèle le lien établi entre santé
mentale et « salut s au niveau de la morale sociale. Cette notion de
salut est liée à une valorisation d'attitudes conformistes de même
qu'à un véritable «pari» en faveur de la relation humaine. Ainsi,
il la version freudienne de l'amour libidinal, désir d'un autre désir,
s'oppose ici la mise en avant d'un schéma mental inverse: celui de
l'être qui, parce qu'il a été aimé, devient à son tour e spontanément »
capable d'aimer. L'être normal doit être capable de s'ouvrir aux autres,
dans la sublimation de ses tendances narcissiques.
î
2. La notion d'amour
L'affectivité est donc explicitement reconnue comme valeur. Tous
les auteurs étudiés chantent les louanges de l'amour ... , perspective
bien éloignée de celle de Freud pour qui «l'enfer, c'est les autres ,.
Selon le canevas freudien, les parents sont bien les pôles attractifs
du triangle oedipien, mais en tant que supports inconscients du développement. L'accent est mis sur les mécanismes en profondeur, non
maîtrisables. Freud s'intéresse dès lors aux vicissitudes de la libido,
non à l'éducation. Pour lui l'enfant est sujet de son développement.
Dans la vulgarisation par contre, les relations familiales sont décortiquées sous tous leurs aspects psycho-sociaux, comme étant le moteur
réel du développement. D'où l'accent mis sur la fonction parentale
de sécurisation psychique et affective. Insister sur la vie relationnelle
du sujet conduit à minimiser le rôle des fantasmes individuels au
profit d'une définition prétendument scientifique d'attitudes parentales bonnes et mauvaises. Le discours de vulgarisation manifeste bien
sa volonté de manipuler la situation familiale réelle, niant ainsi explicitement la sentence de Freud:
«Elevez vos enfants comme vous voudrez, de toute façon ce sera
mal! ,
256
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257
INTRODUCTION
par
Pierre de BlE
Parmi les savants dont les travaux se situent aux confins du 19"
et du 20e siècle, Vilfredo Pareto est sans doute celui dont l'œuvre
sociologique a suscité le moins de disciples dans les pays de langue
française.
Curieux destin, s'il est vrai que tous les grands problèmes qui ont
passionné les spécialistes des sciences sociales des débuts de la société
industrielle sont au cœur de ses préoccupations et bien plus, décrits
et expliqués d'une manière souvent stimulante et, sous bien des aspects,
originale. Par l'ampleur et le caractère systématique de ses analyses
l'œuvre de Pareto reste une des contributions les plus importantes
à l'établissement d'une théorie générale en sociologie.
Certaines critiques ne portent que sur un aspect limité et, quoique
contestables, elles ne doivent plus retenir l'attention de nos jours.
Quelques spécialistes ont interprété l'œuvre de Pareto comme une
réponse libérale ou bourgeoise aux explications et aux solutions proposées par K. Marx et on en est même arrivé à étiqueter Pareto
comme le « Karl Marx de la bourgeoisie). Ce genre de simplification
n'est pas neuf dans l'histoire des idées sociales et politiques. On sait
que l'œuvre de M. Weber, par exemple, n'a pu éviter un reproche
semblable.
Mais il est d'autres critiques, à première vue plus fondamentales.
Plusieurs savants ont adressé à la théorie sociologique de Pareto le
reproche d'être trop générale;
l'explication proposée resterait abstraite et générique. Voulant établir un modèle général de fonctionnement de toute société, Pareto aurait ignoré ce qui différencie
spécifiquement une société concrète d'une autre. Et, à ce niveau de
généralité, les hypothèses formulées correspondraient, après des analyses complexes et sophistiquées, aux énoncés de bon sens auxquels
conduit l'expérience de la vie quotidienne. Formuler ce reproche, c'est
oublier d'abord que le niveau d'analyse a été volontairement choisi
par Pareto conformément à sa méthode d'approximations successives
où l'on écarte consciemment une série d'aspects particuliers afin
d'augmenter la rigueur de l'analyse, quitte à ajouter progressivement,
lors des analyses ultérieures, des éléments nouveaux. Le cheminement
intellectuel suivi est celui d'une complication progressive. Quant à
l'affirmation
que les hypothèses formulées correspondraient
aux
258
énoncés de bons sens, il n'y a là, en vérité, nulle matière à critique.
Si la science confirme ce que le bon sens affirme, c'est par d'autres
voies et tout à l'honneur du bon sens. On ne peut postuler qu'un
éloignement par rapport à ce qui apparaît exact au sens commun soit
une garantie de vérité scientifique.
Mais ce qui a fait le plus problème pour les interprètes de formation
rationaliste, c'est le pessimisme fondamental qu'affiche Pareto lorsqu'il affirme que la raison ne joue qu'un rôle limité sur le plan de
l'action humaine et que sa part dans l'action sociale et historique
demeure réduite. Toute l'œuvre sociologique parétienne semble n'être
qu'une suite de variations sur ce thème. Les hommes ne sont pas
motivés à l'action par la raison mais par les sentiments. L'analyse
historique des conduites humaines montre qu'il faut prendre la prédominance des actions non-logiques comme point de départ de l'étude
du fonctionnement général de la société. Cette prédominance signifiet-elle que la raison n'intervient pas systématiquement dans la conduite
des hommes? Pareto lui reconnaît en toute hypothèse un rôle de
couverture, les hommes aimant donner à leurs actes des justifications
qui servent à voiler leurs sentiments et leurs attitudes. C'est toute
la théorie des résidus et des dérivations, thèmes qui risquent de demeurer longtemps encore motifs de scandale et pierre d'achoppement pour
ceux qui abordent l'œuvre de notre auteur.
Tout en étant convaincu que les jugements de valeur, croyances,
normes éthiques, ou idéologies, en un mot tout ce qu'il appelle les
éléments non-logiques, sont les fondements pratiques de la conduite
humaine, Pareto a essayé de formuler une théorie scientifique dont
les présupposés épistémologiques et méthodologiques sont ceux de la
tradition néo-positiviste et nominaliste.
Son mérite est d'avoir affirmé la possibilité d'une étude méthodique des éléments non rationnels de la conduite humaine et d'avoir
montré, comme M. Weber, qu'une théorie sociologique générale ne
peut se passer d'un paradigme de l'action sous peine de nier le point
de vue de l'acteur.
Le manque d'adéquation que l'observateur repère entre les objectifs
qu'un acteur social se propose et les moyens que ce même acteur
emploie pour les atteindre paraît à Pareto un trait caractéristique et
récurrent de la conduite sociale.
L'intérêt de sa contribution est d'affirmer,
en rupture avec la
tradition des idéologues français d'une part, avec l'école marxiste
d'autre part, que l'opposition entre les éléments rationnels et les éléments non-rationnels de la conduite humaine ne peut être résolue
d'une manière durable, cela non seulement parce que les moyens
adéquats pour atteindre un but font souvent défaut, mais surtout
parce que les objectifs que les hommes se proposent sont foncièrement
contradictoires.
Son analyse du fonctionnement de la société montre que utilité
sociale et efficacité sociale sont des exigences antinomiques et que
l'équilibre général d'une société n'est que la combinaison précaire des
8
259
multiples objectifs hétérogènes des groupes et des individus autour
d'une croyance prédominante. Tout particulièrement
cet équilibre
semble suivre la forme d'une mouvement ondulatoire selon le type de
fondement qui assure l'accès au pouvoir de l'élite gouvernementale et
selon le type des rapports qui s'instaurent
entre gouvernants et
gouvernés.
Vouloir analyser le fonctionnement de la société en espérant pouvoir
ainsi le maîtriser paraît à Pareto une attitude non valable du point
de vue scientifique. Il y a chez lui une éthique de la recherche scientifique qui sépare la connaissance de l'action. Croire que la science
puisse résoudre les problèmes que les hommes rencontrent en société
paraît à Pareto une attitude religieuse qui, si elle peut motiver à
faire de la recherche scientifique, ne permettra que rarement de
répondre aux besoins fondamentaux que les hommes éprouvent dans
leur vie quotidienne. La science ne pourra jamais apprendre aux
hommes comment ils doivent vivre, ni davantage comment résoudre
les contradictions et les oppositions d'une manière qui satisfasse tous
les membres d'une société.
Ce sont là des éléments de réponse à quelques-unes des interrogations que Pareto posait il y a déjà cinquante ans.
Il faut avouer que l'évolution des sciences sociales n'a pas réussi
à proposer des réponses définitives. Les rapports entre science et
action, entre science et idéologie, entre croissance économique et
croissance sociale, entre dirigeants et dirigés, restent et risquent de
rester longtemps encore des thèmes de débat non seulement parmi
les scientifiques, mais surtout parmi les acteurs sociaux. Il est dès
lors important de proposer à notre public les opinions et les suggestions de Pareto, surtout parce que, à part quelques rares travaux
ou références (1), son œuvre est presque ignorée en Belgique.
En octobre 1973, lors du Congrès international organisé à Rome
par l'Accademia dei Lincei en honneur de Vilfredo Pareto, à l'occasion
du cinquantenaire de sa mort, plusieurs spécialistes ont été contactés.
Certains d'eux, parmi les plus éminents, ont accepté de donner à
l'initiative non seulement leur soutien moral, mais également une
part précieuse de leur temps.
Ce numéro est le résultat de ce travail collectif.
Les articles de MM. G. Busino, J. Freund et P. Tommissen présentent, de manière originale, les lignes générales de la sociologie de
Pareto, ainsi que ses implications épistémologiques et méthodologiques.
Les articles de MM. S. Finer et C. Mongardini offrent, de leur
(1) Cf. par exemple Pierre de Bie, « Limitation de l'observation externe
en sociologie», Bulletin de l'Institut de Recherches économiques et sociales,
Louvain, 1946, XII, fasc. 7 : 621-648.
Jean Haesaert, Soeioloçie générale, Ed. Erasme, Bruxelles, 1956 : 202,
237, 242.
A notre connaissance, le seul belge qui se soit intéressé de façon systématique à l'œuvre du Pareto est Piet Tommissen.
260
côté, une esquisse de la fécondité et de l'intérêt actuel de la théorie
paretienne.
Enfin, il apparaissait
désirable de mettre en évidence de quelle
manière la sociologie de Pareto avait influencé l'évolution de la
recherche sociale dans quelques pays. Les études de MM. G. Palomba,
V. Tarascio et G. Eisermann répondent à ce souci.
Il va de soi que chacun des articles ici publiés n'est pas exclusivement intéressant par rapport à la grille de présentation
que nous
venons d'exposer. Chacun d'eux a une autonomie de perspective et
d'analyse qui lui est propre. Et si un accord d'ensemble sur l'œuvre
de Pareto se dessine parmi ces spécialistes, plusieurs désaccords
mineurs persistent entre eux.
Pareto en effet n'a pas fini de provoquer des discussions. Les
passions, si vives, qu'il a engendrées il y a peu de temps encore
étonnent la génération des jeunes chercheurs, qui n'ont pas vécu les
années de la guerre. Quoiqu'il en soit, il est certain que pour avoir
provoqué de si dures batailles verbales, Pareto a dû toucher à l'essentiel dans beaucoup de domaines.
Qu'il nous soit permis de finir cette courte introduction en remerciant tous les chercheurs qui ont bien voulu contribuer à ce numéro
et tout particulièrement
MM. Piet Tommissen, Giuseppe P. Torrisi
et Marc Beckers pour le zèle et la compétence dont ils ont fait preuve
tout au long de ce travail. Sans eux, ce numéro n'aurait pu être
réalisé.
L'équipe de Recherches Sociologiques peut, de même, être assurée
de la reconnaissance de tous les parétologues pour avoir permis qu'une
telle entreprise soit réalisée en Belgique.
NOTE DE LA REDACTION
En raison du nombre limité de pages dont nous
disposons, nous avons été contraints de scinder les
articles recueillis à propos de l'analyse des œuvres
de PARETO en plusieurs parties.
La suite de ces articles sera publiée dans nos
prochains numéros. Nous espérons que le lecteur n'y
verra pas trop d'inconvénients.
Dès à présent nous tenons à l'informer qu'un
ouvrage hors série, regroupant toutes ces études,
sera disponible des la fin de la parution de la série
complète.
261
AUX
ORIGINES
DU STRUCTURALISME
V. PARETO (*)
GENETIQUE:
par
Giovanni BUSINO
Pareto est sans doute, de tous les sociologues classiques, celui qui est le plus contesté dans la sociologie
contemporaine. Les lectures de son œuvre sont nombreuses et disparates, et certaines d'entre elles ont manqué
l'histoire de la sociologie. De Parsons à Aron, de Schumpeter à Perelman on nous a montré les apories de la
systématisation paretienne, mais également son utilité
pour la construction de la théorie. Ici, tout en affichant
une lecture actuelle de l'œuvre de Pareto, on a voulu
suggérer que beaucoup de problèmes posés par Pareto
demeurent encore aujourd'hui ouverts. Est-ce que la voie
indiquée par Pareto est une bonne voie? Peut-être pas.
Mais son expérience, ses déboires, ses tentatives, assurément oui.
1. Une lecture actuelle
« Nous sommes riches de sociologies humanitaires, comme presque
toutes celles qui se publient maintenant. Nous ne manquons pas de
sociologies métaphysiques et parmi elles, il faut ranger toutes les
positivistes et toutes les humanitaires. Nous avons un certain nombre
de sociologies chrétiennes, catholiques ou autres. Qu'on nous permette,
sans vouloir faire tort à toutes ces estimables sociologies, d'en exposer
ici une exclusivement expérimentale comme la chimie, la physique et
d'autres sciences du même genre» (Pareto, 1968 : § 6).
Qu'est-ce que cette «sociologie exclusivement expérimentale»
que
Pareto, ayant abandonné les études d'économie pure, commence patiemment et lentement à construire, avec entêtement et persévérance,
morceau par morceau, tantôt en hésitant tantôt en chancelant, et
pourtant toujours confiant dans la validité intrinsèque de son projet?
(*) Ce texte a été présenté le 18 octobre 1973 à l'Académie des sciences
de l'URSS et le 26 janvier 1974 au Colloque organisé par l'Université de
Tokyo à l'occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Vilfredo
Pareto.
262
La force de persévérance et l'espoir de réussite lui viennent des résultats obtenus en économie pure. L'élaboration d'un modèle pour l'étude
des mécanismes économiques lui a révélé les avantages de la méthode,
mais ses limites aussi. Expliquer,
comprendre
et surtout prévoir
sont des activités incertaines,
peu sûres, de toute façon longues et
périlleuses. Les résultats ne sont ni immédiats, ni univoques. Dans la
voie de la science, on procède par petits pas, par approximations
successives. La science économique, construction
abstraite,
langue
artificielle, nous aide à réaliser une première approximation
vers la
compréhension des conduites humaines et vers les conditions par lesquelles ces conduites se composent ou s'opposent.
Cette première
approximation
est rudimentaire,
peut-être aussi partielle. Il faut aller
plus loin, réaliser d'autres approximations.
Donc l'économie pure laisse
le pas à l'économie appliquée et celle-ci à la sociologie. Derrière le bon
sens et la prudence des approximations
successives, de la science
comme tâtonnement
et rectification
perpétuelle,
il y a, désormais
on le sait, un présupposé clairement énoncé dès le bédut de son activité
intellectuelle à Florence, ville en quête de raisons politiques et culturelles pour survivre. Le présupposé est celui que la science est recherche approximative
et assez appauvrie de réalités-vérités,
qui toutefois
ne seront jamais reconstruites
ou retraduites
intégralement.
Cependant, seules ces vérités peuvent nous aider à voir clair dans la nuit
de nos comportements, cal' elles seules, en présupposant la combinaison
des moyens en vue d'une fin, nous offrent les seuls instruments
afin de rationaliser
éventuellement
nos conduites. La science n'étant
ni une reconstruction-restitution
de la société, ni un pur reflet de
celle-ci, ni une copie plus ou moins impressionniste
du réel, mais
bien une activité par laquelle ou en vertu de laquelle l'homme essaie
d'expliquer
les raisons de son propre agir ou les connexions des
événements, Pareto doit élaborer un langage abstrait
grâce auquel
il peut construire des objets scientifiques.
L'activité scientifique est
donc d'édification
d'un univers simplifié, extrait artificiellement
de
J'univers concret, et sur lequel le savant travaillera.
Comment construire ces objets? De Marx à Weber, et de de Saussure à Lévi-Strauss,
l'interrogation
est toujours la même. Les réponses, il est vrai, varient, même si elles ont quelque chose en commun.
C'est la théorie qui donne de la cohérence et de la consistance aux
faits, c'est la théorie qui donne vie aux évènements, aux relations
entre les phénomènes, c'est elle en bref qui construit l'objet scientifique. Lévi-Strauss
dira à propos d'une catégorie particulière
de ces
objets, dans ce merveilleux livre qu'est Tristes Tropiques: «à la suite
de Rousseau, et sous une forme décisive, Marx a enseigné que la
science sociale ne se bâtit pas plus sur le plan des événements que la
physique à partir des données de la sensibilité:
le but est de construire
un modèle, d'étudier ses propriétés et les différentes manières dont il
réagit au laboratoire, pour appliquer ensuite ces observations
à l'interprétation
de ce qui se passe empiriquement»
(Lêvî-Srauss,
1966 :
44) et un sociologue plus jeune, P. Bourdieu, ajoutera:
«Ainsi c'est
263
à son pouvoir de rupture et à son pouvoir de généralisation,
les deux
étant inséparables,
que l'on reconnaît le modèle théorique: épure
formelle des relations entre les relations qui définissent
les objets
construits,
il peut être transposé à des ordres de réalité phénoménalement très différents et suggérer par analogie des nouvelles analogies, principes de nouvelles constructions
d'objets»
(Bourdieu, 1973 :
79).
Pareto ne dit rien de plus que ce qui se trouve dans les livres
les plus courants de sociologie. Sa seule particularité
est que sa
conception de la théorie est plus ambigüe que celle des six ou sept
en vogue dans les sciences sociales d'aujourd'hui.
Relisons-la dans
une formulation
succincte:
«on trouve, dans une théorie, des parties descriptives, des affirmations
axiomatiques, l'intervention
d'êtres
concrets ou abstraits,
réels ou imaginaires.
Tout cela constitue en
quelque sorte les matériaux
de cette théorie. On y trouve aussi
des raisonnements
logiques ou pseudo-logiques,
un appel aux sentiments, des développements
pathétiques,
l'intervention
d'éléments
éthiques, religieux, etc. Tout cela donne en somme la façon dont on
met en œuvre les matériaux,
pour construire l'édifice qu'on appelle
une théorie»
(Pareto, 1968: § 12). Cette méta-théorie,
cette conception de la science fonde et conditionne toute la recherche parétienne. La méthode logico-expérimentale
en est le noyau central. C'est
par cette méthode qu'on repère les variables abstraites,
qu'on établit
les interdépendances,
qu'on obtient les vérités expérimentales.
c Nous
nous mouvons, - écrit Pareto -, dans un champ restreint;
dans
celui de l'expérience et de l'observation, sans nier qu'il y en ait d'autres, mais avec la volonté bien arrêtée de ne pas nous en occuper ici.
Notre but est de découvrir des théories qui représentent
les faits de
l'expérience
et de l'observation...
car loin de nier l'utilité sociale
d'autres théories, nous croyons même qu'elles peuvent être très profitables ». Toutefois «associer l'utilité sociale d'une théorie à sa vérité
expérimentale
est justement
un de ces principes à priori que nous
repoussons»
(Pareto, 1968 : § 71 et § 72).
L'expérience, l'observation sont-elles donc des qualités ontologiques
de l'être? La première n'est-elle pas une action et une construction
progressive, une structuration
graduelle de nos opérations par la voie
d'assimilation
et d'accomodation ? La seconde ne consiste-t-elle
pas
à considérer les choses telles qu'elles sont, à en découvrir les propriétés, à les coordonner, à les reproduire mentalement,
donc à être
un sujet socialisé? Alors, dans ces cas, on ne peut pas faire abstraction
des conditionnements
sociaux, du particularisme
des points de vue,
des différences culturelles et de classe, en bref du fait que ni l'expérience ni l'observation
ne sont adiaphores et qu'elles ne fournissent
jamais des images eidétiques.
Pareto accepte sans perplexité les produits de l'expérience et de
l'observation,
il leur confie même avec une naïveté étonnante le bien
fondé et la consistance de ses élaborations.
264
1. La construction de l'objet
Au commencement de toute chose, il y a l'action ; l'ensemble des
actions constituent la trame de ce que nous appelons communément
la société humaine. L'action est un comportement orienté vers des
objectifs, elle est un développement unique à travers des situations
multiples, elle est un effort, une dépense d'énergies impliquant au
moins un motif. L'action est l'unité de base de toute recherche. Comment la décrire dans toutes ses interdépendances
complexes? En
élaborant une théorie susceptible de construire et de décrire l'action
comme objet-système, l'approche parétienne est assez semblable à
celle des structuralistes
d'aujourd'hui qui, comme' l'a démontré finement R. Boudon, déduisent de la théorie les propriétés de l'objetsystème. (Boudon, 1968 : 79-85).
L'exemple le plus connu de Pareto précurseur du structuralisme nous
est fourni par ses recherches sur la distribution des revenus dans
les sociétés d'hier et d'aujourd'hui.
(Busino, 1974: 305).
Comment la richesse, ou plus précisément les revenus se répartissent-ils parmi les divers groupes sociaux de sociétés différentes ?
L'observation montre, au delà de différences particulières et de contingences exceptionnelles, que la répartition n'est pas gouvernée par
le hasard ou par les accidents historiques propres à tel ou tel groupe
humain. Une théorie appropriée unit les nombreuses observations
empiriques (essentiellement les statistiques fiscales) et déduit ensuite
les caractéristiques profondes de l'objet-système. En d'autres termes,
la théorie, en donnant de l'unité à des matériaux disparates, rend
compte de la stratification
économique et de là tire par déduction le
pourquoi de tel phénomène. Dans le cas de la distribution ou répartition des revenus, Pareto constate que, dans tout société, à toute
époque, le phénomène prend la forme d'une toupie renversée, et
cela indépendamment
des conditions économiques et sociales les
plus diverses. La théorie présuppose que cette forme ne dépend pas
du hasard;
si par contre, il en était ainsi, la forme devrait être
semblable à la courbe des probabilités ou des erreurs. Or, la courbe
de la répartition est assez différente de celle des probabilités, bien
connue des statisticiens sous le nom de courbe des erreurs. Pareto
en conclut que la forme de la toupie est déterminée par des forces
fondamentalement
indépendantes,
réglementées
presque certainement par une loi universelle. Les pauvres occupent la partie inférieure, arrondie, de la toupie renversée, tandis que les riches occupent
la partie supérieure, pointue. L'augmentation des bas revenus et donc
une diminution des inégalités ne peuvent se vérifier, soit isolément
soit cumulativement, que si le total des revenus ne croît pas plus
vite que l'augmentation de la population. Ni l'accroissement général
de la richesse ni l'accroissement du nombre des personnes qui ne
possèdent rien n'impliquent nécessairement ni une augmentation ni une
diminution de la richesse globale de la société. Ceci montre, selon
265
Pareto, que l'inégalité des fortunes et la diminution du paupérisme
sont deux choses bien distinctes. (Pareto, 1965b : 43-48).
La structure de l'objet scientifique construit et appelé courbe des
revenus, n'est donc rien d'autre qu'une description fondée sur une
théorie, de laquelle on déduit également qu'une distribution différente
de la richesse peut élargir la base de la toupie, en restreindre le
sommet, mais pas du tout éliminer les rapports d'inégalité, qui demeurent fondamentalement stables dans le temps. L'inégalité ne dépendrait pas. donc de l'organisation économique de la société, mais plutôt
de facteurs naturels, qui fixeraient une fois pour toutes la constance
de l'ordre social. Le modèle construit par Pareto est une structure.
Au delà de la représentation manifeste du directement observable
(les riches et les pauvres dans une société), il révèle un ordre latent
déductible indirectement.
2. Forme et fond
Les phénomènes sociaux se présentent, pour Pareto, selon des formes changeants, manifestées par les idéologies, les coutumes, les
représentations collectives, etc., etc., en bref par les systèmes symboliques. Par contre, le fond est relévé exclusivement de manière
déductive par l'analyse théorique, qui, à travers l'étude des relations,
montre la signification de cet ordre rationnel latent. Par exemple, les
doctrines sur la répartition de la richesse sont la forme changeante
du phénomène. Le fond est constitué par la structure de la répartition : celle-ci montre que les sociétés sont hétérogènes et que l'inégalité est le trait constant de tout ordre social quelqu'il soit.
La forme et le fond constituent, d'un autre point de vue, l'aspect
subjectif et l'aspect objectif à travers lequel les phénomènes se présentent: l'aspect subjectif est la forme par laquelle l'esprit humain
se représente les phénomènes, représentation souvent déformée, tandis
que l'aspect objectif est le fait réel, constant, non changeant.
Les phénomènes sont une trame d'actions humaines et de relations
entre ces actions. Les phénomènes sociaux sont les conduites humaines.
C'est de ces unités fondamentales très complexes et compliquées qu'il
faut partir pour expliquer la production de la société, conçue comme
un système d'actions interdépendantes, dont l'analyse doit révéler les
uniformités. Une première constatation montre que les actions sociales
peuvent être distinguées en deux grandes catégories:
les actions
logiques qui «sont au moins dans leur partie principale, le résultat
d'un raisonnement»
et les actions non-logiques qui «proviennent
principalement
d'un certain état psychique:
sentiments, subconscience, etc.» (pareto, 1968 : § 161).
3. Actions logiques et actions non-logiques
Les actions logiques sont celles qui utilisent des moyens appropriés
au but et unissent logiquement les moyens au but; les actions non266
logiques sont celles où la connexion logique entre moyens et buts
est inexistante. Pour qu'une action soit effectivement logique, il ne
suffit pas qu'il y ait une connexion, pour l'acteur, entre l'action et
le but; il faut que cette connexion existe aussi pour «ceux qui ont
des connaissances plus étendues» (Pareto, 1968: § 150). Dans ce
cas, l'action est logique soit objectivement (le tiers ayant des connaissances étendues) soit subjectivement (la personne agissant). Les
premières se servent du matériel expérimental et de faits objectifs
établis et unis entre eux par des raisonnements rigoureux;
elles
fournissent
des objets scientifiques à des disciplines sectorielles
comme l'économie, l'histoire, etc., etc., où les critères de la vérité
empirique et de la validité logique prédominent. Les secondes, de loin
les plus nombreuses, ont une grande importance dans la vie sociale
et circulent presque toujours plus ou moins colorées de logique. Ces
actions non-logiques sont généralement un «tas d'absurdités»
(Pareto, 1968: § 445), elles reflètent l'arbitraire
et le changeant des
manières de penser et d'agir des hommes, le poids coercitif du milieu,
aussi bien que la présence en chacun de nous de préjugés, de croyances, de valeurs, en somme d'éthos. La socialisation intègre tout cela
en des systèmes symboliques très stables et souvent même institutionnalisés : dans les deux cas, l'action est cristallisée en des structures significatives intersubjectivement objectives. Cela, en effet, rend
possible l'étude analytique de n'importe quel acte humain et donne
même à la sociologie un point fort d'accostage, ni exclusivement extérieur, ni essentiellement intérieur. La sociologie récente appelle cela
habitus, «systèmes de dispositions durables, structures structurées,
prédisposées à fonctionner comme structures structurantes,
c'est-àdire en tant que principe de génération et de structuration de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement'
réglées'
et ' régulières' sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles,
objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente
des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les
atteindre et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le
produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre»
(Bourdieu,
1972 : 175). De son côté, Pareto remarque: « Les actions non-logiques
sont généralement considérées au point de vue logique par ceux qui
les accomplissent ou par ceux qui en traitent, qui en font la théorie.
De là, la nécessité d'une opération de prime importance pour notre
étude, laquelle tend à lever ces voiles et à retrouver les choses qu'ils
dissimulaient. C'est aussi contraire à beaucoup de théories qui s'arrêtent aux voiles, non tenus pour tels, mais pris pour la partie fondamentale des actions. Nous devrons examiner ces théories; parce que
si nous les trouvions vraies - c'est-à-dire d'accord avec l'expérience
-'- nous devrions prendre une tout autre voie que celle qu'ils conviendrait de suivre, si nous reconnaissions que la partie fondamentale
est au contraire la chose voilée» (Pareto, 1968 : § 249). Et le même
Pareto ajoute juste après: « La vérité expérimentale d'une théorie
et son utilité sociale sont des choses différentes»
(Pareto, 1968 :
267
§ 249). En analysant et en comparant les raisonnements et les développements logiques ajoutés aux actions non-logiques, Pareto retrouve
la face latente et la face manifeste. La première est stable, la seconde
est variable. La première est pré-donnée, elle fuit toute explication
empirique et peut être seulement conceptualisée par le biais de déductions du système-structure
symbolique, tandis que la seconde est
fonction des contingences et est toujours observable empiriquement.
La face constante et latente est appelée résidus ; la face manifeste et
variable, par contre, est appelée dérivations.
4. Résidus et dérivations
Les résidus ne sont ni les instincts, ni les sentiments, ni les inclinations biologiques. Ils n'existent pas, ils sont des structures avec des
significations
symboliques. Déterminer ce qui correspond effectivement à cet état psychique, c'est une tâche de la psychologie: «Dans
notre étude, nous partons de cet état de fait, sans vouloir remonter
plus haut» (Pareto, 1968: § 161). Ici aussi nous retrouvons des
anticipations, devenues aujourd'hui usuelles, de l'analyse stsucturelle.
Le concept de résidu dépasse l'approche subjective car il réussit à
englober l'intention et la symbolisation de l'intention. De cette façon,
«les sentiments, la subconscience, etc. », s'étant transfigurés
en des
rapports symboliques, deviennent des objets intelligibles et compréhensibles donc accessibles. Les dérivations sont le produit de l'expérience concrète, bien que par la médiation de techniques argumentatives : elles fournissent les biais par lesquels devient aisé le rétablissement, l'intégrité d'un tout, d'un ensemble. De même elles nous
fournissent des argumentations
susceptibles d'expliquer notre agir.
Elles précèdent les sentiments, et néanmoins contribuent à les renforcer:
«Les résidus, répète souvent Pareto, sont des manifestations de sentiments. Les dérivations comprennent des raisonnements logiques, des sophismes, des manifestations
de sentiments
employées pour dériver;
elles sont une manifestation
du besoin de
raisonner qu'éprouve l'homme. Si ce besoin n'était satisfait que par
les raisonnements logico-expérimentaux,
il n'y aurait pas de dérivations et à leur place, on aurait des théories logico-expérimentales.
Mais le besoin de raisonnement de l'homme trouve à se satisfaire de
beaucoup d'autres manières:
par des raisonnements
pseudo-expérimentaux, par des paroles qui excitent les sentiments, par des discours
vains et inconsistants ; ainsi naissent les dérivations. Elles font défaut
aux deux extrêmes : d'une part pour les actions instinctives, d'autre
part, pour les sciences rigoureusement
logico-expérîmentales.
On les
rencontre dans les cas intermédiaires»
(Pareto, ·1968 : § 1401).
Une tendance exagérée à simplifier, un goût prononcé pour la
polémique qu'un tempérament passionnel peut expliquer mais point
légitimer, poussent Pareto à élaborer une typologie et une classification des résidus et à la présenter avec une audace et un talent qui
déconcertent. Cet hypersensible, cet homme aux passions sans affection, ce solitaire sans tendresse, fait et défait, sans interruption.
268
des typologies et des classifications, sans ce préoccuper ni de l'ordre,
ni de la cohérence des constructions théoriques. Aucune trace d'ordre
dans les quelques dix mille pages écrites en presque cinquante ans
d'activité intellectuelle. Il disserte des choses qui l'intriguent quand
il veut et comme il lui plaît, sans se préoccuper ni de l'économie de
l'œuvre, ni de l'organisation des diverses parties. Ainsi le lecteur peu
averti suit des fausses pistes avec la même constance que celle employée pour les bonnes que d'ailleurs il entrevoit très rarement. Et
il ne trouve pas d'aide quand il veut voir plus clair dans le matériel
brut et déconcertant qu'on lui prodigue à pleines mains.
Les résidus constituent six classes, décomposées en six genres:
a) l'instinct des combinaisons; b) la persistance des agrégats; c) le
besoin de manifester ses sentiments pour des actes extérieurs;
d) les
résidus en rapport avec la sociabilité; e) l'intégrité de l'individu et
de ses dépendances ; f) le résidu sexuel. Ces genres varient au cours
des étapes du développement social, cependant les variations se compensent toujours, de sorte que les classes restent toujours constantes.
Par ailleurs, ces classes, tout en étant exceptionnellement hétérogènes,
contiennent les éléments indispensables pour assurer la constance de
l'ensemble et cela malgré les variations de détail. L'affinité génétique
entre les tendances affectives ou intellectuelles, recensées en une
même catégorie, n'est pas prouvée. La constance des résidus est présupposée pour obtenir une espèce d'infrastructure
susceptible de fonder la causalité de l'action. Mais celle-ci n'est pas réalisable régulièrement à partir du moment où certains résidus sont des normes
ou des valeurs cristallisées, des produits historiques d'interactions.
Il ne fait pas de doute donc que le problème des rapports entre la
causalité des conduites et les implications des représentations
reste
irrésolu dans la sociologie de Pareto.
Les discours, les théories pseudo-scientifiques,
les idéologies en
général (et Pareto considère tel tout le normatif également) ne sont
qu'un simple reflet des intérêts réels, reflet qui est dénommé, comme
on l'a dit, dérivations. «Les hommes se laissent persuader surtout
par les sentiments (résidus); par conséquent, nous pouvons prévoir,
ce qui d'ailleurs est confirmé par l'expérience, que les dérivations
tireront leur force, non pas de considérations logico-expérimentales,
ou du moins pas exclusivement de ces considérations, mais bien des
sentiments. Dans les dérivées, le noyau principal est constitué par
un résidu ou par un certain nombre de résidus. Autour de ce noyau
viennent se grouper d'autres résidus secondaires. Cet agrégat est créé
par une force puissante, et quand il a été créé, il est maintenu uni
par cette force, qui est le besoin de développements logiques ou
pseudo-logiques qu'éprouve l'homme, besoin qui se manifeste par les
résidus du genre (I-E). C'est ensuite de ces résidus avec l'aide d'autres
résidus du genre. C'est ensuite de ces résidus avec l'aide d'autres
encore, que les dérivations tirent en général leur origine ~ (Pareto,
1968 : § 1397). Comme les résidus, les dérivations aussi sont rangées
en classes et en genres. Les classes sont au nombre de quatre: a) af269
firmation ; b) autorité;
c) accord avec des sentiments ou avec des
principes;
d) preuves verbales.
Les dérivations sont fondées sur le langage. Celui-ci donne substance
et apparence à toute chose, lui confère ordre et grandeur, lui fixe
un sens. En d'autres mots, le langage est tout : par le biais du langage, les résidus révèlent la rationalité sociale, la logique des sentiments, la structure des actions et les lois relatives d'organisation
et
d'équilibre. Nous ne sommes pas loin de certaines approches d'aujourd'hui et il n'est pas différent le rôle que Jacques Lacan confie
au langage dans la structuration
du subconscient. La rationalité
sociale revélée par la logique des sentiments ouvrira le chemin à la
« nouvelle réthorique» et aux récentes théories de l'argumentation.
5. Propriétés des résidus et des dérivations
Donc les résidus et les dérivations font connaître les manifestations
de certaines forces qui œuvrent sur la forme que prend la société.
Comment ces agrégats œuvrent-ils ? Si leur rapport avec la réalité
est arbitraire, où la fonction de ces systèmes symboliques s'enracinet-elle ? En d'autres mots, comme le dit Pareto « En quel rapport cette
action est-elle avec l'utilité sociale?»
(Pareto, 1968 : § 1687).
L'analyse de Pareto me paraît confuse et chaotique. II examine
d'abord, pour la partie statique, la répartition des résidus dans une
société donnée et dans les diverses strates de cette même société.
Ensuite, pour la partie dynamique, il étudie comment les résidus
varient dans le temps, soit qu'ils changent chez les individus d'une
même strate sociale, soit que le changement s'opère à cause du mélange
des strates sociales entre elles, sans omettre l'étude suivant laquelle
chacun de ces phénomènes se passe et comment il agit. La propagation des résidus et des dérivations se fait par imitation ou à cause
d'autres circonstances qui œuvrent sur la collectivité. Nous ne pouvons pas dire que Pareto élabore une véritable théorie de la diffusion
et de la communication sociale, cependant l'étude des processus de
propagation met en évidence l'existence d'un troisième élément: les
intérêts. «Les individus et les collectivités sont poussés par l'instinct
et par la raison à s'approprier les biens matériels utiles, ou seulement
agréables à la vie, ainsi qu'à rechercher de la considération et des
honneurs. On peut donner le nom d'intérêts à l'ensemble de ces tendances. Cet ensemble joue un très grand rôle dans la détermination
de l'équilibre social» (Pareto, 1968 : § 2009).
Conditions d'intelligibilité de l'action, dépourvus d'existence objective, liés entre eux par la mutuelle dépendance ou causalité multiple,
les résidus, les dérivations et les intérêts, facteurs nécessaires de
l'équilibre, ne peuvent toutefois jamais être saisis dans leur intégralité. La méthode est-elle donc inutile? Pareto répond sans hésitation:
«non, parce que nous en tirons notamment deux grands
avantages:
1) il donne à notre esprit une image des phénomènes,
image que nous ne pourrions obtenir d'aucune autre façon ... 2) il
270
nous indique la voie que nous devons suivre pour éviter les erreurs
du procédé et pour nous rapprocher
de la réalité ... 3) enfin, la
notion, même imparfaite,
de la mutuelle dépendance, nous engage»
et nous aide à éviter la méthode basée sur une seule structure causale.
Et grâce à la méthode imparfaite de la causalité multiple, nous savons
justement
«que les résidus étaient beaucoup plus constants que les
dérivations ; c'est pourquoi nous avons pu considérer qu'ils étaient
en partie la cause des dérivations, mais sans oublier l'action secondaire des dérivations, qui peuvent être parfois la ca·use des résidus ... »
(pareto, 1968 : § 1732). En d'autres termes, il s'agit d'un système
de relations, presque une matrice de perceptions et d'appréciations
grâce à laquelle on fait la médiation entre les structures
objectives
intériorisées
et les conduites individuelles.
Cette matrice varie de
société à société, d'une classe sociale à l'autre, d'un groupe culturel
à un autre. Pourquoi ? Et quelle est sa composition dans les différents
cas?
6. L'équilibre social
La société est composée par différents
éléments interdépendants:
le sol, le climat, la faune, la flore, les actions des autres sociétés sur
elle, l'histoire, la race, les résidus, les dérivations, les intérêts. Pareto
précise opportunément:
«en tout cas, que le nombre des éléments que
nous considérons soit petit, soit grand, nous supposons qu'ils constituent un système...
Ce système change de forme et de caractère
avec le temps ; et quand nous nommons le système social, nous entendons ce système considéré aussi bien en un moment déterminé, que
dans les transformations
successives qu'il subit en un espace de
temps déterminé»
(Pareto, 1968: § 2066). Société, donc, en tant
qu'ensemble symbolique complet, à l'intérieur
duquel chaque unité
contribue à former le tout et qui peut être analysé si nous fixons
l'état où nous voulons considérer le système social. Or «il change à
chaque instant ». (Pareto, 1968 : § 2069).
Pour étudier les phénomènes dynamiques, il faut maintenir inchangée, dans des structures déterminées, la variable temps. On analysera
ensuite le changement de l'état Xl au temps tl et de l'état X2 au
temps t2 ••• et ainsi de suite de l'état Xn au temps T n, «L'état
X
que nous considérons est semblable à celui d'un fleuve, les états Xl'
X2 ••• sont semblables à celui de ce fleuve, chaque jour, par exemple.
Le fleuve n'est pas immobile; il coule et toute modification, si petite
soit-elle, qu'on apporte à sa forme et à son cours, est la cause d'une
réaction qui tend à rétablir l'état primitif»
(Pareto, 1968 : § 2071).
L'état X est tel «que si l'on y introduisait
artificiellement
quelque
modification différente de celle qu'il subit en réalité, aussitôt se produirait une réaction qui tendrait à le ramener à l'état réel. Ainsi,
l'état X est rigoureusement
défini»
(Pareto,
1968: 2058). C'est
l'état d'un phénomène déterminé par les conditions qui l'ont engendré,
c'est en bref un processus de changement non casuel, non simplement
271
stochastique. Le point où la régulation atteint un état d'équilibre est
défini par le moyen d'un ensemble d'égalités simples qui coïncident
seulement d'une manière momentanée avec un système d'opérations
réversibles. Ici aussi le système se base sur la substitution des égalités
et sur l'entière conservation du tout. Du moment que les formes
supérieures d'implication, c'est-à-dire les normes morales et juridiques,
n'ont aucun poids sur l'équilibre social, si ce n'est qu'à titre de véhicules de sentiments instinctifs, Pareto doit postuler, en définitive, la
simultanéité des actions et des effets, l'exclusion de l'effet des prévisions individuelles et collectives, la réciprocité et la réversibilité
des liens entre tous les facteurs de l'équilibre, et même la continuité
des grandeurs et l'unicité des solutions. L'accent doit, par conséquent
être mis sur les relations d'interdépendance.
Evidemment, nous ne
trouvons dans l'œuvre de Pareto aucune préoccupation pour les fins
ultimes qui ne sont pas déterminables. Malgré cela, la question du
changement qui s'introduit dans l'évolution reste légitime. Si l'on
écarte, comme le fait Pareto, les finalités extérieures, on ne peut
exclure la réduction de la finalité à la conscience de l'équilibration.
Pareto élude la problématique, mais on peut affirmer avec Jean
Piaget que cela est faisable. Equilibration
ne signifie pas marche
obligatoire vers l'homogène, mais plutôt coordination entre des tendances différenciées, coordination qui produira un système de transformation. Nous savons que ces systèmes de transformation
peuvent
être parfaitement
mobiles, parfaitement
différenciés, et en même
temps permanents, c'est-à-dire actifs dans le temps.
Hétérogène à cause des éléments qui déterminent l'état d'équilibre,
en mouvement ondulatoire sous l'aspect dynamique, le système social
est ainsi caractérisé par une dimension synchronique et une dimension
diachronique. Forme et fond, aspect latent et aspect manifeste, aspect
subjectif et aspect objectif, vérité et utilité, intention et signification,
statique et dynamique, voilà désormais au point tous les éléments
de la mécanique analytique compliquée de Pareto.
7. Hétérogénéité sociale
La société est la résultante d'éléments divers et disparates, de
forces concurrantes ou antagonistes, c'est le lieu des conflits et des
accrochages. L'équilibre y est continuellement précaire. Cela est dû
au fait que la société n'est pas homogène; elle est composée de
groupes différents et antagonistes, à cause de l'âge, du sexe, de la
force physique, de la santé, etc. Les individus et les groupes, pour
obtenir le maintien ou la réalisation d'un but ou pour satisfaire un
besoin réel ou hypothétique, se servent opportunément des circonstances externes, des sentiments, des intérêts et même des dérivations
comme moyen de propagande. «Les raisonnements lcgieo-expérimentaux ont une grande valeur, lorsque le but est donné et que l'on
cherche les moyens propres à l'atteindre. Par conséquent, ils sont
employés avec succès dans les arts et métiers, en agriculture, dans
272
l'industrie, dans le commerce. Ainsi, à côté de nombreuses sciences
techniques, on a pu constituer une science générale des intérêts,
l'économie, qui suppose ces raisonnements employés exclusivement
dans certaines branches de l'activité humaine. Ces raisonnements
trouvent aussi leur application à la guerre, et ont donné naissance
à la stratégie et à d'autres sciences semblables. Ils pourraient aussi
s'appliquer à la science du gouvernement;
mais jusqu'à présent, ils
ont été employés comme arts individuels de gouverner, plutôt que
pour constituer une science abstraite;
cela parce que le but n'est pas
déterminé ou que, s'il est déterminé, on ne veut pas le dévoiler. En
général, pour ces motifs et pour d'autres, les raisonnements logicoexpérimentaux ont joué un rôle effacé dans l'organisation
de la
société. Il n'y a pas encore de théories scientifiques en cette matière,
et pour tout ce qui s'y rattache, les hommes sont mus beaucoup plus
par les sentiments que par les raisonnements. Un certain nombre de
personnes savent tirer profit de cette circonstance et s'en servir pour
satisfaire leurs intérêts ... » (pareto, 1968 : § 2146).
Ce qu'un individu ou un groupe estime profitable ou concevable
pour se procurer ceci ou cela, peut-il être dit utile? Existe-t-il une
utilité valable pour l'individu et une autre pour la société? Si les
utilités individuelIes sont disparates, l'utilité colIective peut-elle être
homogène? Pareto est catégorique : «Pour avoir une idée plus précise, il est nécessaire d'énoncer les normes, en partie arbitraires, qu'on
entend suivre pour déterminer les entités que l'on veut définir. L'économie pure a pu le faire : elle a choisi une norme unique, soit la
satisfaction de l'individu, et a établi qu'il est l'unique juge de cette
satisfaction. C'est ainsi qu'on a défini l'utilité économique ou ophêlimité. Mais si nous nous posons le problème, très simple aussi, de
rechercher ce qui est le plus profitable à l'individu, abstraction faite
de son jugement, aussitôt apparaît la nécessité d'une norme, qui est
arbitraire ~ (Pareto, 1968 : § 2110). Si les utilités étaient homogènes,
et si on pouvait donc les comparer et les sommer, nous n'aurions
aucune difficulté. Malheureusement «les utilités des divers individus
sont des quantités hétérogènes, et parler d'une somme de ces quantités
n'a aucun sens; il n'yen a pas: on ne peut l'envisager. Si l'on veut
avoir une somme qui soit en rapport avec les utilités des divers individus, il est nécessaire de trouver tout d'abord un moyen de faire
dépendre ces utilités de quantités homogènes, que l'on pourra ensuite
additionner»
(Pareto, 1968 : § 2137). Opposition des utilités, opposition des intérêts, division de la société : des valeurs divergentes
entraînent des divergences de buts. Voilà le fondement de l'hétérogénéité, voilà pourquoi les effets significatifs,
intentionnels et non
évidents des actions ne produisent pas nécessairement une rationalité
sociétale.
«De là nous devons conclure, non pas qu'il est impossible de
résoudre des problèmes qui considèrent en même temps différentes
utilités hétérogènes, mais bien que, pour traiter de ces utilités hétérogènes, il faut admettre quelque hypothèse qui les rende compara273
bles. Lorsque cette hypothèse fait défaut, ce qui arrive très souvent,
traiter de ces problèmes est absolument vain; c'est simplement une
dérivation dont on recouvre certains sentiments, sur lesquels seuls,
par conséquent, nous devrons fixer notre attention, sans trop nous
soucier de leur enveloppe» (Pareto, 1968 : § 2137).
Tout rend donc la société hétérogène. Il est impossible de parler
d'une rationalité intrinsèque de la société. Pourtant, il est possible
de donner une explication rationnelle de la non-rationalité sociale.
Pouvons-nous dire que l'hétérogénéité,
la division de la société,
les divergences de valeurs seront un jour surmontés? Pareto répond
sans équivoque : non. «N'en déplaise aux humanitaires et aux positivistes, une société déterminée exclusivement par la raison n'existe
pas et ne peut exister ; et cela, non parce que les préjugés des hommes les empêchent de suivre les enseignements de la raison, mais
parce que les données du problèmes que l'on veut résoudre par le
raisonnement lcgico-expêrimental font défaut. Ici apparaît de nouveau l'indétermination
de la notion d'utilité... Les notions que les
différents individus ont au sujet de ce qui est bien pour eux-mêmes
ou pour autrui sont essentiellement hétérogènes, et il n'y a pas moyen
de les réduire à l'unité» (Pareto, 1968 : § 2143).
8. Mouvement ondulatoire et événements historiques
Dans la mesure où les résidus se transforment
lentement, les
sociétés aussi changent:
«par conséquent, en somme, l'opinion qui
attribue une part toujours plus grande à la raison dans l'activité
humaine, n'est pas erronée, elle est au contraire d'accord avec les
faits. Mais cette proposition est indéfinie comme toutes celles que
la littérature substitue aux théorèmes de la science ; elle donne facilement lieu à plusieurs erreurs ... » (Pareto, 1968 : § 2313). Ce progrès se fait en suivant un mouvement ondulatoire ou rythmique. Les
oscillations ou rythmes ont une ampleur, une durée et une intensité
diverses. «En réalité, les oscillations des diverses parties du phénomène social sont en rapport de mutuelle dépendance à l'égal de ces
parties mêmes : elles sont simplement des manifestations des changements de ces parties. Si l'on tient à se servir du terme fallacieux de
cause, on peut dire que la période descendante est la cause de la
période ascendante qui la suit, et vice-versa. Mais il faut entendre
cela uniquement en ce sens que la période ascendante est indisolublement unie à la période descendante qui la précède, et vice-versa;
donc en général, que les différentes périodes sont seulement des manifestations d'un seul et unique état de choses et que l'observation nous
les montre se succédant les unes aux autres, de telle sorte que suivre
cette succession est une uniformité expérimentale. Il existe divers
genres de ces oscillations, selon le temps où elles se produisent. Ce
temps peut être très court, court, long, très long. Ainsi que nous
l'avons déjà remarqué, les oscillations très courtes sont habituellement accidentelles, en ce sens qu'elles manifestent des forces peu
274
durables ; celles qui se produisent en un temps assez long manifestent
habituellement des forces assez durables. Etant donné que nous connaissons mal des temps très reculés, et vu l'impossibilité où nous
sommes de prévoir l'avenir, les oscillations très longues peuvent perdre le caractère d'oscillation, et apparaître comme manifestant
un
cours qui se dirige toujours dans la même direction» (Pareto, 1968 :
§ 2338). Quand un phénomène atteint sa plus forte intensité, c'est
l'oscillation en sens contraire qui est en général proche. D'où l'impossibilité d'expliquer les phénomènes sociaux en employant une causalité simplement linéaire ou un déterminisme plus ou moins rigide.
Qu'on prenne le cas des révolutions politiques, sociales, religieuses.
Elles sont justes, bonnes, nécessaires pour les uns; injustes, mauvaises, inutiles pour les autres. «Du point de vue scientifique cela
n'a pas de sens. Une proposition scientifique est vraie ou est fausse,
elle ne peut en outre satisfaire à une autre condition ... » (Pareto,
1965a, l : 2). «La science ne s'occupe que de constater les rapports
des choses, des phénomènes, et de découvrir les uniformités que présentent ces rapports»
(Pareto, 1965a, l : 2).
Une de ces uniformités est par exemple celle concernant la circulation des élites.
9. Elites et circulation des élites
Les sociétés ne sont pas homogènes. Elles sont divisées en groupes
et classes assez hétérogènes, mais la séparation n'est pas absolue. Il
existe à l'intérieur des groupes et des classes et entre les groupes et
les classes une circulation intense, verticale et horizontale. Les groupes
et les classes sont en conflit et il ne fait pas de doute que la lutte
des classes est un élément déterminant dans la vie des sociétés. Il
existe également une lutte à l'intérieur des groupes et des classes
pour obtenir l'hégémonie sur ces groupes et sur ces classes. La partie
du groupe ou de la classe qui essaie de s'assurer l'hégémonie sur son
propre groupe ou sur sa propre classe, ou aussi sur tous les groupes
et sur toutes les classes de la société, est appelée élite. Il n'y a donc
pas d'incompatibilité entre la théorie de la lutte de classe et la théorie
des élites. Cette dernière prétend être une généralisation de la première.
Pour Pareto, à l'intérieur d'une classe comme à l'intérieur de la
société, il y a des personnes qui manifestent
de grandes capacités
dans les branches respectives de l'activité sociale. L'ensemble de ces
gens-ci sont regroupés en une classe à laquelle on donne le nom d'élite.
Mis à part «ceux qui, directement ou indirectement, jouent un rôle
notable dans le gouvernement [et qui] constitueront l'élite gouvernementale, le reste formera l'élite non-gouvernementale»
(Pareto,
1968 : § 2032). «Nous avons donc deux couches dans la population:
1) la couche inférieure, la classe étrangère à l'élite; nous ne recherchons pas, pour le moment, l'influence qu'elle peut exercer dans le
gouvernement;
2) la couche supérieure, l'élite, qui se divise en deux:
9
275
a) l'élite gouvernementale; b) l'élite non-gouvernementale»
(Pareto,
1968 : § 2034). Ailleurs Pareto clarifie mieux ce schéma analytique :
«le moins que nous puissions faire est de diviser la société en deux
couches: une couche supérieure, dont font habituellement partie les
gouvernants, et une couche inférieure, dont font partie les gouvernés»
(Pareto, 1968 : § 2047).
Cette stratification de la société, corroborée aussi par la théorie de
la distribution de la richesse, est fondée sur la nature des hommes,
elle n'est pas le produit de forces économiques ou de capacités organisationnelles spéciales. En bref, l'inégalité (car au fond, on ne parle
que de cela) entre les hommes est déterminée par la possession de
qualités psychologiques. Ces qualités personnelles font de sorte que
certains hommes cherchent et obtiennent l'hégémonie et que d'autres
doivent nécessairement la subir. Que le rôle de commandement
revienne toujours à une minorité est pour Pareto une banalité que
même les institutions représentatives n'arrivent pas à détruire. Le
seul vrai problème est celui qui part de l'uniformité historique du
processus de constitution, de formation, de transformation,
de mort
et de substitution de cette minorité. L'étude de cet acteur historique,
de sa circulation, de sa rotation et de ses successions constitue le
point focal dans l'étude du système social.
Qu'est-ce que l'élite? Quels caractères et quelles qualités la distinguent-ils?
Comment se forme-t-elle?
Comment dégénère-t-elle?
Quelles fonctions remplit-elle?
Pour Pareto «ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité» (Pareto, 1968 : § 2031) composent
l'élite. Ces indices montrent l'existence de certaines capacités dans
l'exercice et dans la pratique de n'importe quelle activité humaine.
Les capacités sont pour Pareto la disposition naturelle de l'individu
à exceller dans une activité déterminée. Cette disposition naturelle,
qu'aujourd'hui
les sciences sociales appellent attitudes, est donnée
essentiellement par l'hérédité. Or, en faisant abstraction du fait que
rien n'a prouvé jusqu'à présent l'existence de dons naturels, on ne
peut nier que la supériorité fournie par la possession des «capacités»
est telle en raison du fait que certaines normes sociales la valorisent.
Ce n'est pas l'existence de certaines «capacités»
qui détermine la
supériorité, mais bien le fait qu'un groupe social décide de valoriser
telle ou telle capacité. Pourquoi d'autre part, le groupe choisit certaines valeurs à la place d'autres, c'est un fait qu'on explique aisément en examinant les mécanismes de reproduction du groupe luimême. La supériorité, ou plutôt l'excellence de certaines attitudes est
aussi un fait social. C'est la constatation d'un certain niveau mesuré
selon des standards variables de groupe à groupe, d'époque à époque.
Contrairement à ce que croit Pareto, les « capacités» humaines n'existent pas dans la nature à l'état de déterminismes aveugles. Elles sont
le produit d'interactions sociales, le résultat d'opérations, d'activités
d'inculcation, d'intériorisation,
de socialisation de toutes sortes. La
« capacité» parétienne est une acquisition sociale, conditionnée par
276
l'origine sociale, par les types plus ou moins différenciés de socialisation ; elle s'acquiert et se pratique d'ailleurs selon la condition de
classe et la position de classe. Même les capacités les plus valorisées
peuvent, d'autre part, ne pas déterminer l'acquisition et l'exercice du
pouvoir. D'autres facteurs interviennent, outre la capacité, ou en alternance avec elle, qui sont susceptibles de permettre l'accès à l'élité.
Lesquels? Pareto parle parfois du poids de l'origine sociale et de
la technique de la corruption comme moyen d'accès ou de maintien
dans l'élite d'individus non e capables s ; cependant, il croit que la
condition normale est la «capacité personnelle s.
Les élites peuvent subsister et persister à condition qu'elles se
renouvellent continuellement, qu'elles éliminent les éléments dégénérés,
que, selon certaines proportions, elles acceptent en leur sein les éléments nouveaux. La circulation entre la couche inférieure et la couche
supérieure - la mobilité - doit être surtout verticale, ascendante
mais aussi descendante. «Actuellement,
dans nos sociétés, l'apport
de nouveaux éléments, indispensables à l'élite pour subsister, vient
des classes inférieures et principalement des classes rurales» (Pareto,
1965a, I : 12). Et Pareto ajoute plus loin: «le phénomène des nouvelles élites qui, par un mouvement incessant de circulation, surgissent des couches inférieures de la société, montent dans les couches
supérieures, s'y épanouissent et ensuite, tombent en décadence, sont
anéanties, disparaissent, est un des principaux de l'histoire et il est
indispensable d'en tenir compte pour comprendre les grands mouvements sociaux» (Pareto, 1965a, I : 15), «le mouvement de circulation ... est le plus souvent voilé par plusieurs faits
comme il est en
général assez lent ... L'observateur contemporain
n'aperçoit que les
circonstances accidentelles. Il voit des rivalités de castes, l'oppression
d'un tyran, des soulèvements populaires, des revendications libérales,
des aristocraties, des théocraties, des ochlocraties ... » (Pareto, 1965a,
1: 34). Il n'y a donc pas circulation quand il y a assimilation
ou cooptation pure et simple. La circulation se «produit précisément quand des éléments étrangers à l'élite viennent a en faire partie,
y apportant leurs opinions, leurs caractères, leurs vertus, leurs préjugés. Mais si, au contraire, ces personnes changent leur manière
d'être, et d'ennemis deviennent alliés et serviteurs, on a un cas entièrement différent, dans lequel la circulation fait défaut s (Pareto,
1968 : § 2482).
Circulation est donc synonyme d'équilibre.
La loi qui gouverne la continuité est la constitution des élites et
est soumise à une espèce d'anaklasis.
On lit dans le Traité de
sociologie générale:
«Les aristocraties ne durent pas. Quelles qu'en
soient les causes, il est incontestable qu'après un certain temps, elles
disparaissent.
L'histoire est un cimetière d'aristocraties...
Ce n'est
pas seulement quant au nombre que certaines aristocraties
sont en
décadence, c'est aussi quant à la qualité, en ce sens que l'énergie y
diminue, et que se modifient les proportions des résidus qui leur servirent à s'emparer du pouvoir et à le conserver ... La classe gouver-
277
nante est entretenue, non seulement en nombre, mais ce qui importe
davantage, en qualité, par les familles qui viennent des classes inférieures, qui lui apportent l'énergie et les proportions de résidus nécessaires à son maintien au pouvoir. Elle est tenue en bon état par la
perte de ses membres les plus déchus» (Pareto, 1968 : §§ 2053 et
2054). Les élites peuvent disparaître pour diverses raisons, qu'on peut
réduire à trois: 1) Destruction biologique; 2) Changement des attitudes psychologiques;
3) Décadence.
La destruction biologique frappe les aristocraties
d'origine militaire, qui subissent des décimations notables sur les champs de bataille.
Le changement des attitudes psychologiques est dû à l'affaiblissement
des mobiles culturels, qui met les élites à la merci d'autres mobiles.
Parfois cette élite, en proie au désespoir, fait recours à la violence;
parfois, par contre, elle supporte, elle se plie comme une brindille
au vent. Dans les deux cas, elle est incapable de réaliser des programmes, d'élaborer des projets d'avenir. La décadence dérive du fait
que les rôles et les statuts des individus dépendent largement de
l'origine sociale. Malheureusement,
rien n'assure que les fils soient
aussi capables que les pères et qu'il y ait une harmonie entre les
dons personnels et les positions sociales. Par conséquent, il est possible que dans les élites se trouvent des individus incapables, qui
déchaînent le processus de décadence.
Dans ces conditions comment maintenir la stabilité et la continuité
sociales ? Il n'y a que deux moyens, dit toujours Pareto, moyens qui
peuvent être utilisés simultanément ou alternativement.
En éliminant
ceux qui contestent et ceux qui risquent de mettre en danger l'ordre
social et l'existence d'élite, et/ou en absorbant les éléments de la
classe gouvernée qui peuvent être utiles ou utilisables. Ce processus
d'endosmose, par lequel des éléments de la classe gouvernée viennent
faire partie de l'aristocratie
du pouvoir, est appelé «le phénomène
de la circulation sociale ». Il faut absolument qu'à l'intérieur d'un
système social, il y ait cette circulation. L'élite capable est celle qui
montre de l'habileté et de la capacité d'invention pour se renouveler
et se rajeunir continuellement. Il peut arriver que la contre-élite se
serve, pour éliminer les adversaires au pouvoir, du mécontement des
classes gouvernées ou aussi de l'intervention étrangère. La classe au
pouvoir doit alors se défendre. Quels moyens employer? Pareto parle
de ruse et de force, et aussi d'un certain consensus passif de la part
de la classe gouvernée. Par ruse, il faut entendre la connaissance,
la diplomatie, la stratégie, l'utilisation correcte de tous les biens symboliques ; par force, il faut entendre non la violence légale exclusivement, mais aussi et davantage la force d'âme, la dévotion à la communauté, le culte de l'idéal, l'esprit de sacrifice. La ruse sera classifiée parmi les résidus de l'instinct des combinaisons tandis que la
force parmi ceux de la persistance des agrégats.
278
10. Types de systèmes sociaux
Un ordre social « ouvert », une société non « bloquée », est le produit
d'un équilibre entre le résidu de l'instinct des combinaisons et le résidu
de la persistance des agrégats;
entre l'innovation, la découverte et
l'invention d'une part, la conformité aux normes, aux valeurs, aux
éthos sociaux, aux idéaux traditionnels d'autre part. Les régimes
sont caractérisés avant tout par la psychologie des élites. Les différences historiques qui caractérisent les régimes n'ont pas de poids,
pour Pareto, face à ce trait essentiel de l'ordre social.
En bref, la distribution des résidus parmi les individus et parmi les
classes sociales est à l'origine des types de systèmes sociaux: un
type où prévaut un instinct des combinaisons fort, avec un nombre
élevé de spéculateurs, d'entrepreneurs, de réformateurs, d'inventeurs
et d'ambitieux capables des entreprises les plus dangereuses ; et un
type où l'on rencontre une forte concentration du résidu de la persistance des agrégats, avec une prédominance de rentiers, d'individus
pour lesquels le passé est un bien présent et qui veulent que rien ne
change.
Les spéculateurs prévalent d'habitude plus facilement par la tromperie, par la ruse et par d'autres manipulations, mais n'arrivent
jamais à maintenir un contrôle prolongé de la situation. Ils sont
évincés par les rentiers qui à leur tour sont chassés du pouvoir par
les spéculateurs. C'est le mouvement perpétuel.
Pareto croit qu'avec l'augmentation de la sécurité individuelle et
collective, avec l'accroissement du bien-être, avec la persistance de la
coexistence entre les peuples, l'esprit d'entreprise s'éteint, la hardiesse militaire s'affaiblit et les gouvernements sont toujours plus
réticents à employer la force. Parallèlement, dans la classe gouvernée,
se sont infiltrées et se sont établies des valeurs et des normes qui
suffisent à faire chanceler les modèles culturels traditionnels. L'autorité est ébranlée; la rébellion devient possible. L'enthousiasme religieux avec lequel la nouvelle situation est vécue par les masses, combinée au déchaînement de nouvelles cupidités, tend à s'imposer par
la force. L'ancien équilibre social est remplacé par un nouvel équilibre,
en substituant par la force une classe à une autre. La circulation
sociale d'un côté retarde la catastrophe en appelant de nouveaux
éléments à renforcer l'équipe de la classe gouvernementale, mais de
l'autre côté elle hâte cette catastrophe par la désertion d'autres dirigeants qui se mettent à la tête du mouvement révolutionnaire. Séparation inévitable entre gouvernents et gouvernés? Précarité de tous
les mécanismes qui voudraient s'interposer dans cette séparation ?
Inéluctabilité de la dégénérescence de toutes les classes dirigeantes?
La réponse de Pareto est nette. La vie sociale et politique est cyclique.
Le changement social est inévitable, mais il s'agit d'un changement
d'un type particulier. Il est en effet dû à une alternance sans fin
de minorités, qui ne visent, au delà de tout, qu'à commander. Changement de minorités, donc changement de forme non point changement
279
de la structure du pouvoir, donc changement de substance. Une seule
réalité est éternelle : la vie politique et sociale a une stratification
élémentaire et fondamentale, celle des dominants et des dominés.
Elle est oligarchique par essence et tous les moyens sont valables
pour que l'élite puisse réaliser ses buts. Ni la démocratie, ni le
socialisme, ni le libéralisme, ni le conservatisme ne peuvent réaliser
ce qu'ils promettent.
Les politiciens promettent toujours un changement total et radical.
Leur action peut être utile, mais elle n'est pas en rapport avec la
fin qu'ils se proposent. Aussitôt qu'ils ont conquis le pouvoir, ils
créent une société qui n'a rien à voir avec celle qu'ils promettaient.
Dès lors que la vie est un enfer, que la cruauté est nécessaire et éternelle, que nous sommes victimes de nos illusions et de nos mythes,
que nous tournons dans le vide, à quoi bon la sociologie ? Mieux :
une sociologie est-elle possible, à qui s'adresserait-elle, à qui serviraitelle? Seulement aux sociologues, et peut-être à tous ceux qui accepteraient de communiquer et de s'entendre?
II. Une sociologie de la sociologie
Lue, étudiée, commentée, traduite dans presque toutes les langues
cultivées, quelle est la signification de l'œuvre de Pareto pour nous,
hommes d'aujourd'hui?
Faut-il en faire fructifier l'héritage ou faut-il l'abandonner à la
poussière des bibliothèques ou aux manies joyeuses et inoffensives
des historiens des sciences sociales ? Si nous ne croyons pas que les
sciences sociales soient des sciences salvatrices, celles en somme qui
donneront finalement le bonheur aux hommes qui l'ont recherché
jusqu'à présent vainement, si nous sommes persuadés qu'aucune
science sociale ne résoudra jamais nos angoisses et nos doutes, si nous
sommes cependant convaincus que la sociologie est un moyen pour
rendre les relations sociales intelligibles et si l'on est convaincu que
la communication scientifique nous montre comment l'homme croit,
agit et produit pour répondre aux questions sur l'organisation et les
conditions de vie en société et sur la destinée existentielle, alors
l'œuvre de Pareto est utile, très utile en ces temps de craintes et
d'agitation.
Pas d'illusion sur la vérité et l'objectivité, pas de
désespoir. Elle nous aide à voir comment et pourquoi nous produisons
certaines connaissances, comment nous les posons comme fondement
de notre agir, comment nous les utilisons pour vivifier nos espoirs
et nos projets. Elle nous montre également leurs limites et leur pauvreté. Produites par des normes particulières, profitables pour notre
vie, elles ne sont ni éternelles, ni absolues. Des sagesses indispensables que la science tend à rendre intelligibles. Toutefois, l'intelligibilité est toujours relative. La sociologie nous aide, comme critique
constante de toutes les formes de production de connaissance, à comprendre comment l'étude de la société est un moyen extraordinairement
280
efficace pour mobiliser des énergies, pour susciter du consentement,
pour justifier, expliquer, rationaliser l'agir social.
De ce point de vue l'œuvre de Pareto est une œuvre actuelle et
utile.
En nous montrant comme nous sommes réellement, en nous aidant
à prendre conscience du système de relations sous-jacentes aux conduites humaines, en nous indiquant les modes par lesquels nous produisons les connaissances et notre être au monde, Pareto nous montre
que le doute et la critique nous aideront à être authentiquement libres.
Du doute et de la critique, bien entendu, aussi à propos de nos propres
croyances et de nos propres raisonnements. Du doute et de la critique
aussi vis-à-vis de la sociologie et de toute théorie de la connaissance
du social. Toutes utiles, aucune vraie et définitive.
Pour celui qui recherche des certitudes, c'est peu; pour celui qui
veut quand même faire son métier d'homme, c'est suffisant pour
retrousser ses manches et se mettre au travail.
Références
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Traité de socioloçie génémle, Ed. Droz, Genève.
281
METHODOLOGIE ET EPISTEMOLOGIE
COMPAREES D'EMILE DURKHEIM.
VILFREDO PARETO ET MAX WEBER
par
Julien FREUND (*)
L'objet de cet article est de proposer une comparaison
de l'épistémologie et de la méthodologie de trois penseurs
qui sont considérés parmi les pères de la sociologie.
Son intérêt est de montrer que les problèmes théoriques rencontrés par Durkheim, Pareto et Weber sont
encore débattus par les sociologues d'aujourd'hui
et
qu'on est loin de trouver des solutions définitives.
Par ailleurs, l'auteur montre qu'une approche visant
à concilier l'œuvre des trois sociologues - comme celle
de T. Parsons notamment - sous-estime l'originalité de
chacun d'eux et appauvrit la richesse de contenu de leurs
œuvres respectives.
Au niveau de l'épistémologie la comparaison aborde
les points suivants:
la construction des concepts, la
discussion sur le fait et la valeur, le rapport de la
théorie et de la pratique.
Au niveau méthodologique enfin, l'auteur met en
lumière les innovations techniques et théoriques que les
trois penseurs ont introduit dans la sociologie.
Selon toute vraisemblance aucun de ces trois auteurs n'a eu de
contact personnel avec l'autre. Il est vrai qu'à l'époque où ils vivaient,
les occasions de rencontre, telles les colloques et les congrès, étaient
bien plus rares que de nos jours. Ont-ils eu une connaissance réciproque de leurs œuvres?
Il est arrivé à Pareto de citer l'une ou
l'autre fois Durkheim, il a également publié dans la collection qu'il
dirigeait la première traduction en italien d'un texte de Weber. On
peut croire que grâce à Robert Michels il y a eu un contact au moins
indirect entre eux. Par contre si on peut supposer que Weber et
Durkheim ne s'ignoraient pas, il est probable que l'un n'a guère lu
les écrits de l'autre. Même si les documents inédits devaient apporter
(*) Dédié à Piet Tommissen.
282
des éléments nouveaux, on peut néanmoins s'étonner que ces trois
auteurs, qui ont dominé la sociologie dans leur pays respectif au
début de ce siècle, soient demeurés aussi étrangers l'un à l'autre.
Ils furent tous les trois des figures de proue de la sociologie, au
moment où elle s'est constituée comme science qualifiée, tant par la
nature de ses recherches que par la place qu'elle prenait dans l'univers
des sciences et dans le cursus des études universitaires. Ils n'ont donc
pas créé la sociologie. On pratiquait depuis toujours des recherches
de ce type, sans les désigner de sociologiques, et en ce sens on peut
classer Aristote, Bodin, Montesquieu, Saint-Simon ou Marx parmi les
sociologues. Une fois que le terme même de sociologie eut été inventé
par A. Comte, il désignait beaucoup plus un ensemble convergent de
recherches qu'une science particulière, ayant un statut défini. Weber,
Durkheim et Pareto ont largement contribué à lui donner ce statut
et à en faire une science autonome, ayant un domaine d'études circonscrit et des méthodes propres. En tout cas, c'est grâce à eux qu'elle
s'est définitivement imposée comme une discipline dont on ne saurait
plus nier l'intérêt, la légitimité ni la spécificité. Ils ont été les initiateurs d'une pratique scientifique reconnue universellement aujourd'hui.
Aucun des trois n'était un sociologue de formation:
Durkheim était
philosophe d'origine, Weber juriste et économiste, Pareto ingénieur
et économiste, mais ils ont senti en même temps la nécessité de la
nouvelle orientation
sociologique et, par leurs œuvres, ils en ont
assuré le crédit dans la communauté des savants. Autrement dit, il
n'y a pas eu un Galilée de la sociologie, mais plusieurs, et ils furent
immédiatement contemporains.
Leurs travaux innovateurs
ont été déterminants
pour fixer la
méthodologie de la sociologie, bien qu'elle ait fait par la suite l'objet
de corrections, d'affinements et de redressements, mais aussi les trois
auteurs ont consacré une partie importante de leur œuvre à une
réflexion sur les méthodes qu'ils inauguraient.
Au surplus, cette
réflexion s'est faite dans le contexte de la science de leurs temps, par
conséquent à un certain moment du développement de l'épistémologie,
caractérisée par les grandes découvertes du début du siècle en mathématiques, en physique et en biologie. Par conséquent leur épistémologie est tributaire pour une bonne part de la philosophie qui prédominait à leur époque. On aurait cependant tort de croire qu'elle
serait caduque à cause de ce conditionnement
contingent, car leur
réflexion le dépasse, parce qu'elle porte aussi sur la scientificité
pour ainsi dire intemporelle de la sociologie.
J. - Convergences et divergences épistémologiques
L'épistémologie respective des trois se réclame consciemment ou
inconsciemment de la théorie kantienne de la connaissance, voire
néo-kantienne chez Max Weber. Celui-ci reconnaîtra d'ailleurs explicitement l'héritage de Kant, dont l'épistémologie moderne chercherait
283
à exploiter «jusqu'au bout l'idée fondamentale»
(Weber, 1965 : 205).
Durkheim, élève de Boutroux, est moins formel, tout simplement
parce que la théorie kantienne de la connaissance allait pour lui presque de soi comme pour beaucoup d'autres philosophes français de
son temps. Il n'y a que Pareto qui semble à première vue ne pas
accepter cette autorité puisque, chaque fois qu'il parle de Kant, il
le fait avec une certaine ironie dédaigneuse. A regarder de près, on
constate que ses allusions visent uniquement la philosophie morale du
penseur de Kënigsberg, en particulier la notion d'impératif catégorique, et non le théoricien de la Critique de la Raison pure. De fait,
Pareto est des trois auteurs celui dont la culture philosophique était
la moins éduquée. Toutefois, à le lire, on constate qu'il accepte l'épistémologie courante de son époque, comme en témoignent plusieurs
passages du Traité de sociologie générale, par exemple le suivant
qui comporte une référence implicite à Kant:
«Toutes nos propositions, y compris celles de pure logique, doivent être entendues avec
la restriction : dans les limites du temps et de l'expérience à nous
connus» (Pareto, 1968 : § 69). Le fond commun est donc le même,
sauf qu'ils le reconnaissent plus ou moins directement.
Chacun infléchit cependant cette base épistémologique commune
dans un sens parfois différent:
Weber insiste davantage sur les
aspects formalistes de la connaissance, Durkheim est plus positiviste
et Pareto plus nominaliste (Weber, 1951 : 21 ; Durkheim, 1968 : 2 ;
1951: 117; Pareto, 1968: § 64). Toutefois, ils refusent tous les trois
l'idée d'une science absolue et ils affirment non seulement la nécessité
de relativiser les propositions scientifiques les unes par rapport aux
autres, mais ils reconnaissent également l'importance d'un certain
relativisme en matière de vérité scientifique. A cet égard, ils sont
en accord avec le renouvellement de l'épistémologie qui s'est fait à
leur époque et qui a permis de prendre plus clairement conscience
de la nature et des caractéristiques
de la science. Néanmoins, plutôt
que d'analyser une fois de plus ce qu'ils entendaient chacun par la
notion de science, il me semble plus utile de sélectionner quelques
points précis qui ont fait l'objet de vifs débats à leur époque et qui
n'ont pas encore trouvé de solution satisfaisante
de nos jours. La
manière dont ils ont abordé eux-mêmes ces questions peut, de ce fait,
contribuer à nourrir les discussions qui continuent à diviser la république des sociologues.
1. - La construction scientifique
La science est l'œuvre des savants, ce qui veut dire qu'elle n'est
pas une simple copie du réel, mais une construction et même une
reconstruction du réel, selon des catégories élaborées par le savant,
les conditions d'intelligibilité ne se trouvant pas dans le réel lui-même,
mais dans cette reconstruction. D'où l'importance du sujet ou de la
conscience dans le travail scientifique, avec possibilité d'irruption
d'une subjectivité inévitable, qu'il faudra cependant contrôler pour
284
ne pas verser dans le pur subjectivisme (1). A partir de cette idée
de la constitution de la science, les uns comme Weber et Durkheim
insistent de préférence sur la perpétuelle correction des acquis au
cours des générations successives de savants, les autres, en particulier
Pareto, mais aussi Weber, sur la nécessité de confronter sans cesse
les résultats, pour réduire par ce moyen les effets de la subjectivité
personnelle (2). L'intervention du sujet explique la sélection que le
savant opère parmi les données, estimant que les unes sont importantes
et les autres négligeables, mais aussi les relations et les corrélations
qu'il établit entre les phénomènes étudiés. Ces thèmes sont suffisamment connus et nous pouvons nous dispenser de les commenter
une nouvelle fois. Par contre, nous voudrions approfondir les positions
respectives des trois auteurs à propos de trois questions qui ne cessent de soulever des contestations:
d'une part la construction des
concepts, de l'autre la discussion sur le fait et la valeur, enfin le
rapport de la théorie et de la pratique.
a) La construction conceptuelle
La réalité est, certes, directement observable, mais ce que l'on
constate ainsi n'est pas immédiatement compréhensible, ni explicable.
La science est née de la curiosité qui cherche à rendre intelligible
ce qu'on observe, ce qui veut dire qu'elle présuppose, comme dit
Durkheim, «le sentiment d'une ignorance» (Durkheim, 1950 : XV).
Que signifie cette volonté de dépasser ce qui est immédiatement
(1) « La connaissance dans l'ordre de la science et de la culture telle
que nous l'entendons est donc liée à des présuppositions
« subjectives»
pour autant qu'elle s'occupe uniquement des éléments de la réalité qui ont
un quelconque rapport - si indirect soit-il - avec des événements auxquels nous attribuons une signification culturelle»
(Weber, 1965: 169),
ou un peu plus loin, «la validité objective de tout savoir empirique a
pour fondement et n'a d'autre fondement que le suivant:
la réalité donnée est ordonnée selon des catégories qui sont subjectives en ce sens spécifique qu'elles constituent la présupposition
de notre savoir»,
(Weber,
1965: 211). Bien que moins explicite, Durkheim reconnaît toute l'importance de la représentation
en ces matières:
« Est chose tout objet de
connaissance qui n'est pas naturellement
compénétrable à l'intelligence,
tout ce dont nous ne pouvons nous faire une notion adéquate par un
simple procédé d'analyse mentale»
(Durkheim, 1950: XII-XIII). De son
côté, Pareto écrit:
cc Nous n'établissons
aucun dogme, comme prémisse
de notre étude, et l'exposé de nos principes n'est qu'une indication de
la voie que nous voulons suivre, parmi les nombreuses qu'on pourrait
choisir» (Pareto, 1968: § 5).
(2) « Il est bien clair, dit Durkheim, que nos formules sont destinées
à être reformées dans l'avenir. Résumé d'une pratique personnelle et
forcément restreinte, elles devront nécessairement
évoluer à mesure que
l'on acquerra une expérience plus étendue et plus approfondie de la réalité sociale» (Durkheim, 1950 : XI-XII). Max Weber estime de son côté
que tout travail scientifique est condamné à. être revu, amélioré et dépassé au cours du temps. (Weber, 1959 : 70-71). En ce qui concerne Pareto, voir le § 4 du Traité de sociologie.
285
donné à notre appréhension?
Trouver les raisons ou causes des
phénomènes ou des événements, donc déceler, derrière ce qui est
manifeste, le latent. Aussi toute science rompt-elle avec ce qu'on
appelle la connaissance commune, limitée à ce qu'on perçoit directement. Son rôle est, comme le dit encore Durkheim, de nous faire
«voir les choses autrement qu'elles n'apparaissent
au vulgaire;
car
l'objet de toute science est de faire des découvertes et toute découverte
déconcerte plus ou moins les opinions reçues» (Durkheim, 1950 : VII).
Dans le même sens Pareto nous invite à nous méfier des «illusions
du langage» et Weber des termes «imprécis»
du vocabulaire courant, non pensés clairement. Si les trois auteurs sont d'accord sur
cette « intentionalité»
de la science et sur la nécessité de construire
ses propres concepts pour répondre à son but, ils désignent cependant
autrement cet ordre du latent, mais surtout ils divergent sur sa
nature épistémologique. Il en résulte qu'ils donnent aussi une autre
validité à leurs constructions conceptuelles. Weber appelle ce latent
« motif », Pareto «résidu»
et Durkheim, plus cartésien, «formes
élémentaires»
ou «simples» ou encore «primitives ».
Si Pareto insiste dans divers passages sur le caractère hypothétique ou seulement heuristique de la notion de résidu et lui refuse
toute réalité psychologique, il en est d'autres où il tend à substantialiser la notion en en faisant une constante de la nature humaine,
ou en la confondant avec le sentiment ou l'instinct, en dépit de certaines précautions, par exemple lorsqu'il y voit des « manifestations»
du sentiment ou de l'instinct. Ce qui est certain, c'est que, malgré
ces ambiguïtés, le résidu n'est pas un fait observable;
il s'agit
d'un concept construit spécialement pour rendre compte de la complexité du réel (Freund, 1974 : 82-83). Durkheim au contraire voit
dans les formes élémentaires un fondement réel, des «éléments permanents qui constituent ce qu'il y a d'éternel et d'humain dans la
religion; ils sont tout le contenu objectif de l'idée qu'on exprime
quand on parle de la religion en général» (Durkheim, 1968 : 6-7).
Certes, ce qu'il appelle primitif n'est pas à confondre avec une origine
radicale ou un commencement absolu, néanmoins il s'agit d'éléments
simples que l'on retrouverait dans toute religion, une fois qu'on l'a
dépouillée des apports complexes acquis au cours du développement
historique. «Toutes les fois donc qu'on entreprend d'expliquer une
chose humaine, prise à un moment déterminé du temps qu'il
s'agisse d'une croyance religieuse, d'une règle morale, d'un précepte
juridique, d'une technique esthétique, d'un régime économique - il
faut commencer par remonter jusqu'à sa forme la plus primitive
et la plus simple, chercher à rendre compte des caractères par lesquels
elle se définit à cette période de son existence, puis faire voir comment elle s'est peu à peu développée et compliquée, comment elle est
devenue ce qu'elle. est au moment considéré» (Durkheim, 1968 : 4-5).
En conséquence, la forme élémentaire, qui constitue le latent par
delà les apparences, n'est pas «un concept logique, un pur possible,
construit par les seules forces de l'esprit. Ce qu'il nous faut trouver,
286
c'est une réalité concrète que, seule, l'observation historique et ethnographique peut nous révéler» (Durkheim, 1968 : 5 et 11). Le latent
n'a rien d'hypothétique, il est ce qu'il y de plus simple qu'on peut
observer scientifiquement.
Ce que Weber appelle motif n'est pas un fait empiriquement constatable, ni une constante au sens du résidu de Pareto. Il est la raison
ou l'ensemble des raisons latentes supposées auxquelles nous imputons,
à la suite d'une interprétation,
les agissements humains. Aussi Weber
refuse-t-il de lui donner la valeur d'une explication ultime ou d'une
détermination en dernière analyse, au sens où certains économistes
voulaient expliquer l'activité économique uniquement par l'instinct
d'acquisition et d'autres croyaient pouvoir réduire toutes les activités
humaines à des manifestations
du principe économique. Sans doute
la notion de motif a pris une signification psychologique, mais celle-ci
n'est pas exclusive, car les considérations
psychologiques n'entrent
en ligne de compte dans l'appréciation d'un événement ou d'un phénomène qu'au même titre que d'autres, suivant la nature de la recherche.
Ce qui est important pour comprendre la position de Weber, c'est
que le latent est un problème d'imputation
et non de détermination
définitive. La notion de motif a donc une valeur hypothétique, non
point parce qu'il serait posé arbitrairement
par le savant, mais parce
que l'appréciation
éduquée par les recherches, les connaissances et
l'expérience humaine générale, a des chances d'être la plus pertinente
possible, ou comme dit Weber, la plus adéquate. Il faut souligner ici
la prudence épistémologique du sociologue, illustrée entre autres par
le texte suivant:
«Un comportement individuel semblable quant à
son développement extérieur et à son résultat peut dépendre de constellations de motifs les plus diverses, dont la plus évidente du point
de vue de la compréhension n'est pas toujours celle qui se trouvait
effectivement en jeu. La «compréhension»
d'une relation demande
toujours à être contrôlée, autant que possible, par les autres méthodes
ordinaires de l'imputation
causale avant qu'une interprétation,
si
évidente soit-elle, ne devienne une «explication»
compréhensible
(Weber, 1965: 327). Cela revient à dire qu'il y a toujours un
décalage entre l'interprétation
du savant, si solide et si fondée soitelle scientifiquement,
et le cours réel des choses. Non seulement ce
décalage ne saurait être supprimé totalement, mais il est impossible
du point de vue scientifique de faire coïncider absolument les deux
termes de l'intercurrence : le cours réel et le cours construit par le
chercheur. Pour bien comprendre la conception de Weber, il faut,
ainsi qu'il l'a fait lui-même dans ses Etudes critiques de logique des
sciences, faire correspondre la « recherche des motifs» et la « catégorie
de possibilité objective », même si la plupart de ses commentateurs
s'obstinent à négliger ce dernier point, pourtant essentiel de son
épistémologie. La catégorie de possibilité objective a justement pour
rôle de mettre en évidence le motif probable d'une action, étant donné
l'impossibilité de la reproduire intégralement telle qu'elle s'est déroulée en fait. En effet, vouloir rendre compte intégralement d'un événe287
ment, dans son déroulement, dans ses motifs ou ses conséquences,
cela constitue une tâche «non seulement impossible en fait, mais
des événements, pour nous demander ensuite si, après cette sorte de
absurde en principe» (Weber, 1965 : 298). Tout ce qu'on peut faire,
c'est, au prix de certaines abstractions qui définissent le procédé
de la possibilité objective, «modifier en pensée, dans un sens déterminé, un ou plusieurs composants causatifs incontestés du cours
modification des conditions du devenir, nous «aurions pu nous attendre» au même résultat (dans les points essentiels) ou bien à un
autre et lequel» (Weber, 1965 : 230). Pour Weber, par conséquent,
le latent reste toujours putatif.
Cette divergence dans l'explication scientifique «en profondeur »,
suivant l'expression consacrée aujourd'hui, conditionne la construction
conceptuelle préconisée par les trois auteurs. On peut la caractériser
de la manière suivante : Durkheim est attaché à une construction par
simple représentation, Pareto cherche un équilbre et Weber y intègre
l'utopie.
Selon Durkheim, la réalité sociale, qui constitue une réalité sui
generis, agirait de façon coercitive non seulement sur les consciences
individuelles, mais aussi sur la recherche du sociologue. Reprenant
la distinction entre l'intérieur et l'extérieur, il insiste sur le fait que
la science considère les choses du dehors, y compris les idées et les
représentations:
«L'idée que nous nous faisons des pratiques collectives, de ce qu'elles sont ou de ce qu'elles doivent être, est un facteur
de leur développement. Mais cette idée elle-même est un fait qui,
pour être convenablement déterminé, doit, lui aussi, être étudié du
dehors» (Durkheim, 1950: XV). Il veut dire par là que le fait
social est une représentation collective, ayant une réalité spécifique
et autonome, mais aussi qu'il est objectif par lui-même : mon «principe fondamental :., dit-il, est « la réalité objective des faits sociaux»
(Durkheim, 1950 : XXIII et 3). Il en résulte que le sociologue doit
se sentir « en présence de faits dont les lois sont aussi insoupçonnées
que pouvaient l'être celles de la vie» (Durkheim, 1950 : XIV). Du
moment que l'objectivité est dans le fait social, elle n'est pas seulement dans la représentation
collective, mais elle détermine aussi
l'objectivité de la recherche qui doit se soumettre à cette objectivité
externe, le travail du savant consistant principalement dans l'élimination des préjugés, des pré-notions et du dogmatisme de la pensée
vulgaire et dans l'élaboration de concepts aptes à saisir le développement des faits sociaux. On peut regretter que Durkheim n'ait pas
élaboré davantage la théorie de la connaissance qui sert de fondement
à sa construction conceptuelle. Les indications qu'il fournit semblent
s'orienter vers une sorte d'idéalisme empirique, ainsi que le laissent
supposer quelques rares textes. «Une sensation, écrit-il, est d'autant
plus objective que l'objet auquel elle se rapporte a plus de fixité;
car la condition de toute objectivité, c'est l'existence d'un point de
repère, constant et identique, auquel la représentation
!)eut être
rapportée et qui permet d'éliminer tout ce qu'elle a de variable, partant
288
de subjectif» (Durkheim, 1950 : 44). On pourrait s'étonner de cette
confusion entre variabilité et subjectivité si précisément on oubliait
que l'objectivité est, à son, avis, dans l'objet et non dans le rapport
du sujet connaissant à l'objet, car, dit-il, pour qu'une définition par
exemple soit objective « il faut évidemment qu'elle exprime les phénomènes en fonction, non d'une idée de l'esprit, mais de propriétés qui
leur sont inhérentes. Il faut qu'elle les caractérise par un élément
intégrant de leur nature, non par leur conformité à une notion plus
ou moins idéale» (Durkheim, 1950 : 34-35).
Si Pareto raisonne en termes d'équilibre, c'est parce que sa théorie
de la connaissance a pour fondement non la représentation, mais la
notion de modèle. On peut même dire qu'il fut, avec sa conception
de l'économie pure, un des précurseurs de la théorie du modèle, dont
on connaît la fortune actuelle. A son avis, on s'engage dans un processus sans issue et sans bénéfice lorsqu'on cherche à analyser les
diverses manifestations
sociales, car non seulement ces manifestations sont indéfinies, de sorte qu'on ne parviendra jamais au bout,
mais elles sont également hétérogènes, ce qui veut dire qu'on pourrait
tout au plus accumuler des monographies extrêmement disparates
entre elles. La science exige une rigueur et une précision que cette
chasse perpétuelle aux faits singuliers ne saurait satisfaire. Si l'on
veut dominer la diversité infinie du réel il faut d'abord reconnaître
l'hétérogénéité des faits sociaux, c'est-à-dire reconnaître la spécificité
du fait économique, celle du fait politique ou religieux; il faut ensuite
construire un modèle de chacune de ces activités à partir de la relation
fondamentale qui leur donne naissance, par exemple la satisfaction
des besoins dans le cas de l'économie ou la distinction du supérieur
et de l'inférieur dans le cas de la politique ; enfin il faut élaborer
la théorie pure de ces activités en les considérant uniquement sous
l'angle de leur relation fondamentale, sans l'intervention
d'autres
facteurs. C'est ainsi que l'économie pure «étudie l'homo oeconomicus
qui est guidé uniquement par le désir d'obtenir le maximum d'utilité
avec un minimum d'effort»
(Busino, 1968: 27). Pareto reconnaît
que les difficultés de construire de tels modèles et théories pures
varient d'une activité à l'autre:
l'économie par exemple s'y prête
plus aisément que la politique. Cependant toute science doit y tendre,
parce qu'il s'agit de la condition d'intelligibilité
des mécanismes de
chaque activité et de leur équilibre dans la société, malgré l'hétérogénéité de leurs buts et de leurs moyens. Il a également conscience
du décalage entre la théorie et la pratique, puisqu'il admet qu'il y a
peu de chances de pouvoir «tirer la solution pratique exclusivement
des théories de l'économie pure» (Pareto, 1966b : 168) - d'ailleurs,
à ses yeux, la science n'a pas à fournir de recettes. Néanmoins, ces
constructions ne sont pas inutiles, car elles nous aident à comprendre
des notions comme celles d'échange, de capital, de loyer, etc ... , quelles
fonctions elles remplissent, d'autant plus qu'en général on se contente
d'en avoir une idée vague pour les condamner ou les exalter en vertu
de jugements moraux ou idéologiques, sans se demander si elles sont
289
nécessaires ou non au fonctionnement de l'économie (Pareto, 1966b :
116). La construction conceptuelle a donc pour tâche, en élaborant
scientifiquement des modèles ou théories pures, de corriger les déficiences et les corruptions des représentations
individuelles ou collectives, soumises à la pression des croyances, des idéologies, des intérêts
et des aspirations immédiates et aveugles.
Weber est le seul des trois à avoir explicité clairement sa propre
conception de la construction conceptuelle, mais également celui qui
apporte une véritable réflexion épistémologique sur la signification
et la validité d'une telle construction en général. La construction conceptuelle qui lui est propre est celle de l'idéaltype qu'il définit comme
une utopie. On commettrait cependant un contre-sens si l'on prenait
cette dernière notion dans le sens actuellement courant d'anticipation
quelconque, qu'elle soit fantaisiste ou imaginaire, prospective ou anticipatrice. Il me semble qu'il faut la considérer dans sons sens primitif
de tableau idéal qui, selon Weber, opère une sélection dans la totalité
du réel pour ne retenir que des éléments déterminés et qui par conséquent en néglige d'autres (Weber, 1965 : 180). Elle accentue la pureté
utopique jusqu'à constituer, par gradation des éléments choisis dans
le réel, «un cosmos non contradictoire de relations pensées» (Weber,
1965 : 180). Le rôle de l'idéaltype est de réunir des caractéristiques
diffuses de phénomènes donnés isolément (par exemple l'artisanat
en France, en Italie, en Allemagne, à l'époque du Moyen Age) en un
tableau de pensée cohérent et homogène de l'artisanat médiéval pour
pouvoir, en retour, déterminer si tel type d'artisanat ou l'artisanat
d'une ville quelconque, à une époque donnée, répond ou non à cette
construction, s'en écarte ou non, sur quels points et de quelle manière.
A ce titre la construction intellectuelle sert à guider l'élaboration des
hypothèses, à fixer des concepts clairs et univoques, à préciser leur
signification par rapport à des concepts analogues, utilisés pour comprendre un autre type d'économie, par exemple celle du capitalisme
moderne. Il est évident que ces idéaltypes n'ont de valeur que si les
présuppositions qui servent de base à la construction sont pertinentes
ou non. Cette théorie de l'idéaltype étant bien connue, il ne me semble
pas besoin de la commenter autrement, sauf pour insister sur son
caractère utopique, que Weber résume de la manière suivante: «Pour
démêler les relations causales réelles, nous en construisons d'irréelles»
(Weber, 1965 : 319). C'est, en effet, l'une des caractêrtstiques
de
l'utopie, de sélectionner dans la réalité certains éléments déterminés,
de les accentuer par gradation jusqu'à l'irréalité, afin de mettre ainsi
mieux en évidence, par contraste, les structures de la société réelle.
Ce qui sépare Weder des utopistes ordinaires, c'est que l'idéaltype
évite toute appréciation morale, la construction qu'il élabore n'ayant
aucun caractère idéal au sens d'un devoir-être ou d'un modèle exemplaire. Il s'agit donc d'un simple moyen de connaissance qui, selon
son propre aveu, est une application de la catégorie de possibilité
objective (Weber, 1965 : 183, 175). Son seul but est donc cognitif:
290
contribuer à dépasser les confusions lorsque nous étudions la nature
et la signification des individualités historiques ou sociologiques.
On ne saurait cependant dire que l'idéaltype de Weber serait épistémologiquement supérieur à la représentation
de Durkheim ou au
modèle Pareto, le seul critère de validité étant chaque fois leur fécondité pour la recherche. Ce qu'il faut cependant souligner, c'est que
Weber est le seul des trois qui ait essayé de déterminer les limites
et la signification de la construction conceptuelle du point de vue
d'une théorie générale de la connaissance, et non point par simples
allusions. En aucun cas elle ne saurait être une «copie» du réel au
sens où un concept pourrait embrasser la totalité du contenu de la
réalité qu'il désigne: elle peut être plus ou moins «adéquate»
à son
objet, mais non lui correspondre en tout point ou être strictement
son équivalent. On ne peut même pas dire que les éléments « simples»
qu'elle réussit à dégager seraient identiques à ce qui serait simple
dans le réel, car la notion de simplicité est elle-même une construction.
II subsistera donc toujours un décalage entre le cours réel des choses
et la description ou l'analyse que nous en faisons, du fait que celles-ci
constituent par nature des procédés idéels. Aussi la validité de toute
construction conceptuelle est-elle nécessairement «relative et problématique» (Weber, 1965 : 191). Deux raisons essentielles expliquent
ces limites de leur validité. D'une part il n'existe pas de construction
conceptuelle sans présuppositions,
qui constituent la part inévitable
de subjectivité qu'introduit le savant. La science étant elle-même une
construction conceptuelle, il ne saurait non plus y avoir de «science
sans présuppositions»
(Freund, 1973a). D'autre part, par sa nature
même, tout concept figure le réel, c'est-à-dire qu'il n'est qu'une représentation finie et limitée non seulement de l'infinie réalité, mais aussi
de l'objet qu'il appréhende, dont le contenu réel est infini intensivement. II n'existe donc pas de concept qui serait absolument coextensif
à son objet, de sorte que même la somme de tous les concepts possibles
ne saurait être coextensive à la réalité dans sa totalité et son intégralité. Aucune science ni la somme de toutes les sciences ne seront
en mesure d'épuiser le réel.
b) Le fait et la valeur
Par présupposition
il ne faut pas seulement entendre les conditions
de Kant,
mais aussi les références subjectives, souvent personnelles ou idéologiques qui, dans les sciences humaines ou sociales tout particulièrement, orientent consciemment ou non l'investigation
du savant. Ce
sont ces options qu'on a appelé à la suite du post-kantisme ou du
néo-kantisme les valeurs. Elles signifient qu'en plus de la subjectivité
transcendentale,
d'autres éléments interviennent
qui dépendent des
choix particuliers du savant, du fait qu'il décide d'étudier tel problème
plutôt qu'un autre, dans l'esprit du capitalisme ou de socialisme, du
progrès ou de la décadence, etc. Il n'y a pas de doute que le fait d'être
a priori de la connaissance, au sens de la transcendentalité
10
291
athée ou religieux, libéral ou libertaire, collectiviste ou individualiste,
conditionne d'emblée la sélection des phénomènes et aussi leur interprétation. Sans doute faut-il mettre au crédit de la critique idéologique, aujourd'hui courante, la mise en évidence de ce principe épistémologique, bien que les Idéologues soient les premiers à le contester
du fait qu'ils considèrent la question sous l'angle politique de l'ami
et de l'ennemi. Le résultat en est qu'on a sombré dans une sorte de
délire de la subjectivité, que Pareto, Durkheim et Weber ont essayé
de prévenir par des voies différentes. Tous les trois reconnaissent
cependant les difficultés de la procédure qui doit conduire à l'objectivité et ils les situent également dans l'intrusion des valeurs et de
l'idéologie dans la démarche du savant (3).
On peut même constater qu'ils parlent parfois le même langage,
en particulier lorsqu'ils estiment que la tâche du savant consiste à
«voir la réalité des faits» (4). La formule est pourtant équivoque
parce que la notion de fait est ambiguë: ils l'entendent tantôt comme
le donné qui serait par lui-même objectif, auquel il faudrait comparer
la construction intellectuelle pour éprouver sa validité objective (5),
tantôt comme le résultat de l'activité scientifique. Autrement dit, le
fait est-il ce dont la science part ou bien ce à quoi elle aboutit? Il
n'y a pas de doute qu'ils font tous les trois plus ou moins explicitement la distinction, mais il leur arrive encore plus fréquemment de
glisser sans précaution d'un sens à l'autre et de ternir ainsi la rigueur
de leurs raisonnements. C'est cependant chez Weber que la confusion
porte le moins à conséquence, parce qu'il intègre l'évaluation dans
la démarche du chercheur, tandis que Durkheim et Pareto ont plutôt
tendance à l'exclure. Cette différence tient sans doute au fait qu'ils
se font une idée différente de la valeur et du même coup de la relation
entre fait et valeur.
Pour Durkheim et Pareto les faits doivent être considérés et traités
comme des «choses» (Durkheim, 1950 : 27 ; Pareto, 1968 : § 119),
ce qui exclut la prise en compte des valeurs dans la démarche scientifique. Sans doute Pareto reconnaît-il l'importance déterminante des
valeurs, sous forme d'intérêts, de sentiments, d'idéologies et de résidus, dans la conduite ordinaire des hommes et dans leurs actions - il
admet même que «les phénomènes sociaux sont principalement déterminés par les sentiments et les intérêts, et seulement d'une manière
très secondaire par des raisonnements logiques et expérimentaux»
(3) En ce qui concerne l'idéologie chez Durkheim (Durkheim, 1950:
20, 29, 49). Sur l'idéologie chez Pareto, voir Bobbio (1968) et Tommissen
(1973). Sur l'idéologie chez Weber (Freund, 1973b).
(4) La formule est de Weber (Weber, 1965 : 131). On en trouve d'autres analogues chez les deux autres auteurs.
(5) C'est ainsi que Weber parle souvent de « la comparaison entre
l'idéal type et les faits» (par exemple Weber, 1965 : 198), Durkheim d'un
« critère objectif inhérent aux faits eux-mêmes» (Durkheim, 1950: 49)
et Pareto de vérification par les faits (par exemple Pareto, 1968 : § 61).
Voir également (Pareto, 1966b : 240).
292
(Pareto, 1966c : 309) - mais il les expulse radicalement de l'investigation scientifique, qu'ils ne pourraient que troubler et fausser. La
méthode scientifique procède d'une façon purement logique et expérimentale, elle renonce en conséquence à toute appréciation et à tout
jugement de valeur: «Nous raisonnons exclusivement sur les choses
et non sur les sentiments que leurs noms éveillent en nous. Ces sentiments nous les étudions comme de simples faits extérieurs»
(Pareto,
1968: § 69). Dans le compte rendu qu'il a fait du Suicide de
Durkheim, il reproche à celui-ci de n'avoir pas toujours suivi ses
propres règles, parce qu'il étudie les faits non tels qu'ils se passent,
mais tels qu'ils devraient à son avis se passer (Pareto, 1966c : 123).
Durkheim de son côté a tendance à confondre valeur et idéal (Durkheim, 1951 : 139), et par elle-même, la science écarte l'idéal parce
qu'elle n'examine que des choses et qu'elle étudie celles-ci « de dehors ».
Si l'idéal ou la valeur ont leur raison d'être comme norme d'orientation dans la vie pratique, ils ne peuvent cependant intervenir dans
la science que comme des «faits»
à étudier au même titre qu'une
représentation
collective. La sociologie, dit-il, «ne traite de l'idéal
que pour en faire la science. Non pas qu'elle entreprenne de le construire ; tout au contraire, elle le prend comme une donnée, comme
un objet d'études, et elle essaie de l'analyser et de l'expliquer. Dans
la faculté d'idéal elle voit une faculté naturelle, dont elle cherche
les causes et les conditions»
(Durkheim, 1951 : 141).
Tout autre est le point de vue de Weber, peut-être parce qu'il n'entend pas uniquement par valeur l'idéal ou la norme de vie pratique,
mais le résultat d'une évaluation quelconque. Comme telle, elle intervient aussi dans la démarche scientifique, dans la mesure où le savant
n'accumule pas simplement des faits, mais les interprête en établissant
entre eux des relations diverses de causalité, de finalité, de correspondance, de subordination, etc. Autrement dit, le fait scientifique
n'est pas une chose, et comme tel scientifiquement
préformé, mais
il est le résultat d'une évaluation par interprétation,
les valeurs
constituant des présuppositions qui orientent la recherche. En vertu
de quoi considérons-nous un fait comme plus important qu'un autre,
plus typique, plus caractéristique
ou encore plus significatif?
Ces
valorisations ne sont pas inscrites dans les faits comme si elles
étaient des qualités qui leur seraient inhérentes;
elles ne dépendent
pas non plus du jugement de valeur du sujet, au sens où il pourrait
leur attribuer ces caractères en vertu de prises de position personnelles, non scientifiques, d'ordre politique, moral, religieux ou autre.
Pour Weber l'objectivité n'est pas donnée dans l'objet, elle ne dépend
pas non plus du seul sujet, mais elle est dans l'acte de connaître qui
s'efforce de saisir de la façon la plus cohérente et la plus complète
possible un fait en rapport avec d'autres faits, à partir de points
de vue déterminés. C'est ce qu'il appelle le rapport aux valeurs. Cette
notion n'a rien de commun avec le jugement de valeur qui apprécie
ou déprécie, approuve ou désapprouve ; elle indique que l'analyse ne
vaut que dans les limites du point de vue choisi ou dans les limites
293
des valeurs auxquelles on rapporte l'objet étudié. Un problème qui
est significatif en économie du point de vue de l'échange peut donc
ne pas l'être si on le rapporte à la notion de distribution;
celui qui
est significatif du point de vue religieux peut ne pas l'être du point
de vue économique ou politique. La catégorie du rapport aux valeurs
implique donc qu'on peut penser un objet sous divers rapports aux
valeurs possibles ou, comme dit Weber, elle présuppose «la faculté
de changer' de point de vue' à l'égard de l'objet» (Weber, 1965 :
282). Je peux par exemple prendre comme rapport aux valeurs le
socialisme ou l'anarchisme (Weber, 1965 : 411) et mettre par là en
évidence des relations dans la société dont on ne soupçonnait pas
jusqu'alors l'importance. Cependant si je considère que seul le rapport
de valeurs au socialisme est valable ou qu'il vaut uniformément et
indistinctement pour n'importe quel objet, le rapport aux valeurs se
dégrade alors en un jugement de valeur partisan, c'est-à-dire une
appréciation qui n'a plus rien de scientifique. Autrement dit, un objet
n'est significatif ou important que dans les limites du point de vue
choisi ou des valeurs auxquelles on le rapporte; il ne l'est pas universellement à tous les points de vue possibles.
La grande différence entre l'épistémologie wébérienne et celle de
Pareto et de Durkheim réside en ce qu'il intègre la valeur dans
l'appréciation scientifique des faits. En ce sens un fait, comme la
culture par exemple, n'est pas une simple chose, mais une valeur :
« Le concept de culture est un concept de valeur. La réalité empirique
est culture à nos yeux parce que et tant que nous la rapportons à
des idées de valeur, elle embrasse les éléments de la réalité et exclusivement cette sorte d'éléments qui acquièrent une signification pour
nous par ce rapport aux valeurs» (Weber, 1965: 159). C'est en
considérant cette signification du rapport aux valeurs qu'il faut comprendre une autre notion wébérienne, dont nous reparlerons plus
loin, dans le paragraphe consacré à la méthodologie: celle de neutralité axiologique. Contrairement à certaines mésinterprétations
courantes, cette neutralité ne signifie pas que Weber refuse de prendre
en compte les valeurs dans la démarche scientifique. Au contraire !
C'est justement parce qu'il les intègre dans l'appréhension des objets
qu'il importe que le savant ne discrédite pas le rapport aux valeurs
en jugement de valeur, l'évaluation objective dans certaines limites
dans une pure appréciation subjective sans limites.
2. - Connaissance et métaphysique
Comme toutes les épistémologies qui se réfèrent directement ou
indirectement à la théorie kantienne de la connaissance, surtout lorsqu'elles se réclament aussi du positivisme, celles de Pareto, Weber et
Durkheim manifestent une grande méfiance à l'égard de la métaphysique. C'est Pareto qui porte les jugements les plus durs. Il voit
pratiquement en elle l'image de l'anti-science. En effet, elle part de
certitudes a priori, tandis qu'on parvient à la vérité scienfiqiue après
294
de longues recherches ; ses concepts ne correspondent à rien de réel,
aussi y voit-il le type d'une discipline où triomphent les raisonnements
pseudo-logiques. Weber est plus prudent, et tout compte fait, il lui
reconnaît même une certaine légitimité dans son ordre, mais il récuse
son désir de totalité et d'unicité qui ne peut que gâter le souci de
la différenciation propre à l'esprit scientifique. Durkheim est soupçonneux à l'égard de son caractère spéculatif et de sa méthode qui
essaie de comprendre le fond des êtres de l'intérieur, alors que la
science considère les choses «du dehors », comme «détachés des
sujets conscients qui se les représentent»
(Pareto, 1968 : §§ 22, 490,
582 ; Weber, 1965: 173 ; Durkheim, 1950 : XIV, 28).
Au fond, ils estiment que la métaphysique n'est pas une connaissance véritable, bien qu'elle manifeste la prétention d'être une science.
C'est donc en analysant l'idée qu'ils se font de la science qu'on arrive
à mieux comprendre leur relative hostilité à la métaphysique.
a) La science est une connaissance de relations et qui opère avec
des relations, de sotte qu'elle ne saurait prétendre à une connaissance
substantielle des choses ou des êtres. Pareto par exemple estime qu'elle
ne saurait établir que des uniformités, c'est-à-dire des rapports plus
ou moins constants entre les faits, auxquels on ne saurait même pas
attribuer la valeur de lois nécessaires. L'idée d'approfondir les choses
pour saisir leur « essence» est de ce fait étrangère à la science. Pour
Weber la construction conceptuelle et tout particulièrement
l'idéaltype n'a qu'une validité formelle et par conséquent ne saurait prétendre à la validité empirique. Ce fut précisément l'erreur de Marx
d'avoir donné une telle validité empirique aux concepts principaux
de son système et de les avoir ainsi transformé en « idées» métaphysiques. La position de Durkheim sur ce point est sans doute la plus
nette, dans la mesure où il croit que ces rapports permettent d'établir
de véritables lois (pareto, 1968 : §§ 19, 69, 97, 114 ; Weber, 1965 :
200 ; Durkheim, 1950 : 79).
b) La science est une connaissance partielle de la réalité qui procède par approximations successives, de sorte qu'il y a peu de chances
qu'une science puisse un jour être définitivement achevée. Sur ce
point leur avis est unanime. «Il faut aborder le règne social par les
endroits où il offre le plus de prise à l'investigation scientifique, dit
Durkheim. C'est seulement ensuite qu'il sera possible de pousser plus
loin la recherche et, par des travaux d'approche progressifs, d'enserrer peu à peu cette réalité fuyante dont l'esprit humain ne pourra
jamais, peut-être, se saisir complètement» (Durkheim, 1950: 46).
Pareto lui fait écho : «Toutes nos recherches sont donc contingentes,
relatives,et donnent des résultats qui ne sont que plus ou moins probables, tout au plus très probables ... Nous procédons par approximations successives» (Pareto, 1968 : § 69). Dans les sciences, déclare
de son côté Weber «notre destin, mais encore notre but à nous tous
est de nous voir un jour dépassés. Nous ne pouvons accomplir un travail sans espérer en même temps que d'autres iront plus loin que
nous. En principe ce progrès se prolonge à l'infini» (Weber, 1959 :
295
76). Dans ces conditions il est peu vraisemblable que l'on parvienne à
une vision totalisante des choses comme semble le supposer la métaphysique.
Malgré les précautions prises et malgré les justifications,
qu'ils
fondent sur la nature du travail scientifique, ils n'ont cependant pas
réussi à éviter toute référence à la métaphysique. Quand on considère
les fondements de leurs épistémologie, on constate qu'ils impliquent
un choix métaphysique. Pareto croit par exemple à une relative identité de la nature humaine dans le temps, au point que les choses
changent dans leurs formes sans modification du fond (Pareto, 1965 :
138). C'est également adopter une attitude métaphysique que de faire
de l'individu l'élément de base de la société, celle-ci devenant ainsi
un «agrégat»
d'individus (Pareto, 1964: 70). Weber partage le
même point de vue quand il déclare : «La sociologie compréhensive
(telle que nous la concevons) considère l'individu isolé et son activité
comme l'unité de base, je dirai son «atome» si l'on me permet d'utiliser en passant cette comparaison imprudente» (Weber, 1965 : 345).
Sa vision du monde, caractérisée par l'antagonisme des valeurs et le
polythéisme, relève aussi de la métaphysique. D'ailleurs il le reconnaît
lui-même:
«Toute méditation empirique sur ces situations nous
conduirait, selon la juste remarque du vieux Mill, à reconnaître que
le polythéisme absolu est la seule métaphysique qui leur convienne»
(Weber, 1965 : 345). Sa conception de 1'« expérience humaine génél'ale» comporte au moins certains aspects métaphysiques. On peut
faire des remarques analogues à propos de la conception que Durkheim se fait de la société, précisément parce qu'elle est à l'opposé de
celle de Pareto et de Weber, mais tout aussi peu légitimée scientifiquement. On lui a fait souvent le reproche, qui n'est pas toujours
justifié, d'avoir substancialisé la société. A tout le moins faut-il
constater que certaines formulations prêtent à équivoque, par exemple
lorsqu'il dit à propos des représentations
collectives que «n'ayant
pas l'individu pour substrat, [elles] ne peuvent en avoir d'autre que
la société» (Durkheim, 1950: 5). On peut en dire autant de sa
distinction entre la connaissance du dedans et la connaissance du
dehors, de la réalité objective des faits sociaux en eux-mêmes, des
propriétés qui seraient «inhérentes»
à ces faits, du refus de considérer les relations sociales sous l'aspect de la finalité, ou encore de
sa constante référence à une nature des choses.
Il ne s'agit pas de se livrer au jeu facile de mettre des auteurs
en contradiction avec eux-mêmes, mais de soulever un certain nombre
de questions: est-il possible de faire de l'épistémologie pure, indépendamment de toute référence à des positions métaphysiques?
Celles-ci
méritent-elles le discrédit qu'on a jeté sur elles au nom de la science?
La métaphysique a-t-elle jamais prétendu au titre de science, au
sens étroit que le terme a pris depuis l'apparition des sciences positives ? Ne constitue-t-elle pas, à côté de la science et d'autres formes
du savoir, une connaissance spécifique, fondée sur la méditation et
la contemplation ? Il n'est évidemment pas question de donner ici
296
une réponse à ces interrogations;
il suffit que l'épistémologie
des
auteurs que nous considérons y renvoient comme n'importe quelle
autre épistémologie, y compris celles qui sont le plus hostiles à la
métaphysique.
3. - Théorie et pratique
Sur ce point il y a également convergence entre les trois auteurs,
mais avec des nuances différentes.
Ils sont d'accord pour reconnaître
que le but de la science est spécifique et que par conséquent on ne
saurait mélanger les intentions théoriques et les applications pratiques. Aussi ne cherchent-ils
pas dans la pratique une confirmation
de la théorie. Il ne faut pas confondre les deux ordres. La théorie ne
peut se justifier
que théoriquement.
Un fait est valable scientifiquement pour des raisons scientifiques
et non pas pour des motifs
politiques, moraux, religieux ou autres. Parfois même ils expriment
leur pensée dans des formulations
assez voisines. Ainsi Durkheim
précise:
«Vis-à-vis des doctrines pratiques,
notre méthode permet
et commande la même indépendance.
La sociologie ainsi entendue
ne sera ni individualiste,
ni communiste, ni socialiste, au sens que
l'on donne vulgairement
à ces mots. Par principe, elle ignorera ces
théories auxquelles elle ne saurait reconnaître
de valeur scientifique,
puisqu'elles tendent directement,
non à exprimer les faits, mais à
les réformer»
(Durkheim, 1950 : 140). Pareto exprime un sentiment
analogue : «On entend souvent parler d'une économie politique libérale, chrétienne, catholique, socialiste, etc. Au point de vue scientifique, cela n'a pas de sens. Une proposition scientifique est vraie ou
fausse, elle ne peut en outre satisfaire
à une autre condition, telle
que celle d'être libérale ou socialiste. Vouloir intégrer les équations
de la mécanique céleste grâce à l'introduction
d'une condition catholique ou athée serait un acte de pure folie» (Pareto, 1965 : t. 1 : 2).
Max Weber est tout aussi hostile à une mise au service de la science
à une quelconque doctrine partisane, qu'elle soit politique, religieuse
ou morale (6).
Comme presque toujours, des trois, c'est la position de Pareto qui
est la plus catégorique.
C'est dans le Marnuel d'économie politique
qu'il l'exprime avec le plus de netteté:
«L'auteur
peut se proposer
uniquement de rechercher les uniformités
que présentent les phénomènes, c'est-à-dire leurs lois, sans avoir en vue aucune utilité pratique, sans se préoccuper en aucune manière de donner des recettes,
ou des préceptes, sans rechercher même le bonheur, l'utilité ou le
bien-être de l'humanité ou d'une de ses parties. Le but est dans ce
cas exclusivement
scientifique;
on veut connaître,
savoir, sans
plus» (Pareto,
1966c: 2-3; 1964: t. l, 22). Dans le Traité de
sociologie il se contente de rappeler cette attitude
(Pareto, 1968 :
§ 87). Ce n'est pas qu'il nierait que la science puisse servir pra(6) C'est le thème même de sa « neutralité axiologique ».
297
tiquement,
à l'ingénieur
par exemple (ce fut son cas), ou encore
que la chimie puisse être appliquée à l'agriculture.
Ce qu'il réprouve,
c'est le comportement
du savant qui veut se faire le conseiller des
autres, comme si, parce qu'il est savant, il était plus apte à diriger
une action. Or, l'action est soumise à d'autres normes que la science,
en particulier le sentiment y prend le plus souvent plus d'importance
que le raisonnement.
Pour Weber aussi il y a une différence insurmontable entre la connaissance théorique et l'activité pratique, «entre
l'argumentation
qui s'adresse à notre sentiment et à notre capacité
d'enthousiasme
pour des buts pratiques et concrets ou pour des formes
et des contenus culturels et celle qui s'adresse à notre conscience,
quand la validité de normes éthiques est en cause, et enfin celle qui
fait appel à notre faculté et à notre besoin d'ordonner rationnellement
la réalité empirique, avec la prétention
d'établir la validité d'une
vérité d'expérience»
(Weber, 1965 : 131). Un savant peut tout au
plus éclairer l'homme d'action sur les conditions dans lesquelles il est
appelé à agir, sur les valeurs qui se trouvent en jeu et sur les antagonismes qu'il risque de rencontrer, mais il ne saurait lui imposer une
ligne de conduite : «Une science empirique ne saurait enseigner à
qui que ce soit ce qu'il doit faire, mais seulement ce qu'il peut et
- le cas échéant - ce qu'il veut faire»
(Weber, 1965: 126). La
science peut être compétente dans l'analyse des moyens et des conséquences possibles d'un acte, il ne lui appartient
pas de fixer un but
(Weber, 1959 : 98-99).
Certaines phrases de Durkheim, quand on les sort de leur contexte
pourraient faire croire qu'il serait d'une opinion diamétralement
différente, par exemple celle-ci : «Mais de ce que nous nous proposons
avant tout d'étudier la réalité, il ne s'ensuit pas que nous renoncions
à l'améliorer:
nous estimerions que nos recherches ne méritent pas
une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif»
(Durkheim, 1967a : XXXVIII-XXXIX).
Sans doute croit-il également
que la connaissance
théorique peut nous mettre en état de mieux
résoudre les problèmes pratiques,
qu'elle peut aussi nous aider à
orienter notre conduite et même « à déterminer l'idéal vers lequel nous
tendons confusément»
mais il corrige assez rapidement
ce que ces
formules peuvent contenir d'imprudence
en précisant que la science
doit rester indépendante, qu'elle ne saurait se soumettre à aucun parti
ni aucune doctrine, qu'elle peut éclairer les choix sans être un instrument de réformes. Si elle peut éventuellement
apporter des solutions,
elles ne sont jamais que partielles
(Durkheim,
1950 : 140-141) (7).
Par conséquent, l'attitude de Durkheim est plus réservée qu'on ne le
dit en général, quoiqu'elle reste moins rtgoureuse que celle des deux
autres sociologues. Cela dit, il n'y a pas de doute que sa position
reste ambiguë, car on ne saisit pas toujours clairement la différence
(7) Voir également, p. 17, ses considérations
des « explications»
et non des « remèdes ».
298
sur la science qui apporte
entre l'amélioration que la science peut apporter et son incompétence
à réformer la réalité. A lire attentivement
les textes, il semble que
Durkheim avait plutôt en vue un changement dans les esprits, en
ce sens que la science et plus particulièrement la sociologie pourraient
contribuer à débarrasser les êtres de passions aveugles et de préjugés
inutiles. Son influence etson action seraient plus indirecte que directe,
dans le sens de ce qu'on appelait à l'époque une « réforme intellectuelle
et morale ».
II. - Les orientations
méthodologiques
La réflexion épistémologique, en tant qu'elle est une étude critique
portant sur la nature de la science, sur la portée et les limites de
ses résultats, est liée à certaines servitudes que détermine le développement même des sciences. Son domaine est donc bien circonscrit;
il est défini par le champ de l'activité scientifique en général. Les
innovations épistémologiques sont donc en général tributaires
des
innovations qui se produisent dans les sciences elles-mêmes. Il paraît
par exemple difficilement concevable que Kant aurait pu élaborer sa
critique de la connaissance dans l'ignorance des travaux de Newton.
De même, ce sont les découvertes d'Einstein et de Plank, ainsi que
la constitution de sciences nouvelles comme la sociologie, qui ont été
à l'origine du renouvellement de l'épistémologie au cours de ce siècle.
Il existe aussi une limitation logique de l'épistémologie, du fait qu'il
ne saurait y avoir deux types de sciences absolument contradictoires,
qui répondraient chacune à une autre forme de scientificité. Certes,
il est possible de partir à l'intérieur de chaque science de postulats
différents, mais la science en général, en tant qu'elle est une essence,
est liée à des présupposés invariables, qui font qu'elle est science et
non pas autre chose ou son contraire. On comprend donc assez aisément que, malgré certaines divergences, dues surtout au fait que
l'épistémologie reste soumise aux grands courants philosophiques
que constituent les interprétations
idéalistes et réalistes, matérialistes
et spiritualistes, il y ait cependant une certaine entente sur le statut
de la sociologie. La principale divergence concerne la délicate question
de l'évaluation des faits dans l'interprétation
de la réalité. Sur ce
point la réflexion de Weber semble plus construite que celle des
deux autres.
Les méthodes par contre, parce qu'elles sont des techniques, sont
plus ouvertes aux innovations. Les procédés peuvent être extrêmement
divers; ils sont tous valables s'ils stimulent par leur fécondité la
recherche et s'ils conduisent à des résultats de caractère scientifique.
Sans doute le choix d'une méthode n'est pas étranger à la conception
épistémologique que l'on se fait de la science, mais la liberté du savant
est plus grande, étant donnée la multiplicité des procédés, évidemment
dans le respect de la démarche scientifique. Aussi les différences
seront-elles plus sensibles entre les trois auteurs en ce qui concerne
299
la méthodologie, non pas seulement parce qu'ils estimeront qu'un
procédé est préférable à d'autres, mais aussi parce qu'ils inventeront
d'autres orientations méthodologiques. Ils sont toutefois d'accord sur
un point, c'est qu'il ne saurait y avoir d'orthodoxie en ce domaine,
du fait qu'une méthode qui était féconde dans certaines circonstances
ne l'est plus forcément dans d'autres. «En fait de méthode, dit
Durkheim,... on ne peut jamais faire que du provisoire;
car les
méthodes changent à mesure que la science avance» (Durkheim,
1950 : XII). De son côté Pareto remarque:
«Il n'y a pas de méthode
scientifiquement infaillible, il y en a de plus ou moins bonnes. Allant
à un extrême opposé, quelques-uns des novateurs ont conclu qu'on ne
pouvait étudier l'économie politique, si ce n'est au moyen de la méthode
mathématique;
on niait le progrès qu'ils avaient fait faire à la
science; ils ont nié à leur tour les progrès qu'elle devait à leurs
prédécesseurs»
(Pareto, 1966b: 4, 28). Il répète dans le Traité de
sociologie: «Nous n'entendons pas le moins du monde affirmer que
notre méthode soit meilleure que les autres ; le terme de meilleur
n'ayant ici du reste aucun sens» (Pareto, 1968: § 70). Le sentiment de Weber sur ce point peut même passer pour paradoxal :
on peut se faire une conception inexacte sur les méthodes qu'on
emploie et pourtant faire un travail scientifique correct. De toute
façon, en matière de méthodologie, c'est également la diversité des
points de vue possible qui est déterminante. En effet, la réflexion
méthodologique ne prend de l'importance «qu'au moment où, à la
suite de déplacements considérables des « points de vue» sous lesquels
une matière devient l'objet d'une étude, on en arrive à penser que
les nouveaux «points de vue» exigent également une révision des
formes logiques dont 1'« entreprise» traditionnelle s'était jusqu'alors
contentée et qu'il en résulte une certaine insécurité à propos de la
« nature» de son propre travail » (Weber, 1924).
Dans les sciences sociales une méthode comporte en général, quoique
non nécessairement, deux aspects : d'une part une démarche intellectuelle définie, selon des règles plus ou moins précises, d'autre part
des procédés techniques s'appuyant ou non sur un matériel d'enquêtes
ou des appareils de toutes sortes. On peut évidemment se limiter
au seul premier aspect. Quel a été l'apport de Weber, Durkheim et
Pareto dans les deux cas ?
1. - Innovations techniques
Weber a été l'initiatieur
en sociologie de certaines méthodes de
travail, qu'il ne fut pas le premier à utiliser, certes, puisque des
historiens l'ont précédé dans cette voie, mais dont il a montré l'apport
déterminant pour des études sociologiques précises. Très jeune, il s'est
préoccupé de comprendre l'évolution interne des sociétés en se livrant
à des recherches d'archives pour connaître la vie sociale d'une époque
sous tous ses aspects, économique, religieux, politique, etc. Le plus
souvent, à son époque, la sociologie se résumait en aperçus généraux,
300
plus ou moins philosophiques
et non fondés sur des analyses minutieuses, sur la société en général ou sur des institutions
courantes.
Weber par contre s'est attaché à étudier dans le détail des phénomènes
plus discrets, par exemple l'agrimensure
romaine et ses aspects juridiques, les documents concernant des familles de commerçants comme
les Peruzzi ou les Alberti, pour déterminer l'évolution sociale en profondeur. On peut se rendre compte de cette méthode en lisant Agraruerhiilinisse im. Altertum, Zur Geschichie der Homdelsçeeeûschaften.
im. Mittelalter, etc. (Weber, 1924). Ces travaux préfigurent
une
méthode dont la fécondité se révélera avec l'Ethique protestante et
l'esprit du capitalisme ou les volumes sur la Reliçionssozioloçie. Nous
pouvons nous faire aujourd'hui
une idée de cette méthode grâce à
la thèse de Weyembergh,
dont une bonne partie est consacrée aux
travaux mentionnés (Weyembergh, 1972). On peut d'ailleurs s'étonner
du peu d'intérêt qu'on a manifesté jusqu'à présent, du point de vue
méthodologique, pour ces travaux de jeunesse de Weber, puisque de
l'ensemble des volumes de l'œuvre complète seul ces Gesammelte Aufsiiize zur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte
n'ont pas été réédités,
alors qu'ils inaugurent des recherches qui se multiplient de nos jours
et qu'on y trouve aussi, comme l'a bien montré Weyembergh,
la
première formulation,
encore imprécise de l'idéaltype (Weyembergh,
1972 : 24).
Weber a également fait œuvre originale en méthodologie à un autre
titre:
il fut l'un des premiers sociologues à pratiquer l'enquête sur
le terrain, dont l'essentiel est condensé dans son rapport:
Die Ve1·hiiltnisse der Landarbeiter in ostelbischen Deutschland (8). Il y
montre comment la structure agraire et la position des Junkers sont
en train de se modifier dans cette région, l'opposition qui se manifeste
entre les intérêts des propriétaires
fonciers et ceux des industriels,
etc. On peut, certes, critiquer les conclusions politiques que Weber
en a tirées : le travail reste cependant exemplaire pour tous ceux
qui pratiquent
l'enquête sur le terrain, car on y voit comment le
jeune savant a réussi à dominer un problème extrêmement complexe.
C'est déjà la sociologie compréhensive qui se dessine dans cette étude,
car, comme le souligne Weyembergh: «ceci est capital pour la méthode
wébérienne,
il ne suffit pas de connaître les faits, il faut encore
savoir comment les acteurs réagissent
subjectivement
à l'égard de
ceux-ci ~ (Weyembergh, 1972 : 42). Il est vrai, les méthodes de l'enquête sur le terrain ont été affinées par la suite et on y a ajouté
de nouveaux procédés, mais ces perfectionnements
ne diminuent en
rien la validité de ceux adoptés alors par Weber.
Le mérite de Durkheim à cet égard est aussi grand : il fut égale-
(8) Cette enquête a d'ailleurs
fait l'objet de plusieurs
communications
de Weber, dont certaines sont reprises dans les Gesammelte Aufsiitze zur
Sozial - und Wirtschaftsge8chichte. Elle est aussi à la base de l'Antrittsrede, bien connue, à l'Université de Fribourg en 1894: Der National8taat und die. Volk8wirt8chaftPQlitik.
301
ment l'initiateur
de procédés nouveaux, dont l'importance pratique
dépasse les vues méthodologiques qu'il a exprimées dans les Règles
de la méthode sociologique, qui sont loin de retracer au plan théorique
la procédure qu'il utilisait dans son activité pratique de savant. C'est
dans ses deux ouvrages, Les [ormes élémentaires de la vie religieuse
et Le Suicide qu'il faut chercher son originalité en matière de méthode,
même si, à l'occasion, il suit des voies qui lui sont devenues familières
à la suite de son séjour en Allemagne. Sans doute, on peut discuter
aujourd'hui, à la lumière d'autres recherches, certains point de vue
qu'il y exprime: il n'en demeure pas moins qu'il a fait œuvre de
précurseur. Bien qu'il ne fût pas à proprement parler ethnologue et
qu'il n'ait fait que travailler sur des documents, les formes élémentaires ont non seulement renouvelé ce genre d'études en France, mais,
grâce à l'association de l'analyse historique et ethnologique, Durkheim fut un des premiers à susciter l'intérêt pour les sociétés non
européennes et à faire comprendre qu'il faut les étudier dans leur
contexte et non pas par rapport à nos sociétés. Le Suicide est l'illustration de l'emploi de la méthode statistique pour l'analyse d'un
phénomène social, afin de déterminer «sa permanence et sa variabilité» (Durkheim, 1967b : 14). Par cet ouvrage il a frayé une voie
nouvelle, celle de la recherche des «relations
intemporelles entre
variables» (Boudon, 1969 : 7) et des corrélations entre un phénomène déterminé et les divers facteurs économiques, politiques, familiaux, etc., non plus sur la base d'une appréciation purement littéraire,
mais sur celle d'une approximation quantitative.
Pareto est le seul des trois qui n'ait pas été l'ouvrier de techniques
nouvelles de recherche. La méthode logico-expérimentale
n'est au
fond qu'une méthode de cabinet. Certes, Pareto prône l'observation
des faits et l'expérimentation.
En réalité, ces notions restent équivoques, car il s'agit beaucoup plus, comme le montrent les notes
nombreuses au bas des pages du Traité de sociologie, d'une appréciation personnelle d'événements courants et de réflexions fondées sur
l'expérience humaine générale, que de l'observation et de l'expérimentation au sens de Claude Bernard par exemple, auquel Pareto fait
allusion. Ce que révèle la lecture du Traité de sociologie, c'est que
Pareto a été un lecteur attentif des journaux, qu'il cherchait une
confirmation de ses assertions dans le récit des faits divers et les
anecdotes. Aussi le souci de la classification domine-t-il le sens de
la recherche proprement dite. Son œuvre vaut par les -intuitions d'un
homme qui sut méditer plus que par des apports techniques positifs.
Du point de vue des innovations techniques, en matière de méthodologie, elle est donc décevante, encore que le procédé qui se fonde sur
la lecture des journaux puisse être fructueux, à condition de ne pas
se fier à un seul compte rendu d'un fait mais d'instituer une comparaison. Au fond, Pareto résume bien sa méthode lorsqu'il écrit qu'il
s'agit de «placer son contradicteur dans l'alternative ou d'accepter
cette affirmation pour vraie, ou de refuser créance à l'expérience
et à la logique» (Pareto, 1968: § 44). Sa méthode est par consê-
302
quent plus démonstrative du point de vue logique que positive, au
sens d'une investigation
méthodique de l'objet analysé. Aussi la
sociologie de Pareto porte-t-elle sur la société en général, à défaut
d'une analyse précise et circonstanciées de phénomène sociaux plus
particuliers.
2. - Innovations théoriques
Ainsi que nous l'avons déjà dit, une méthode se caractérise aussi
par une démarche intellectuelle déterminée. Tous sont d'accord pour
exiger la plus grande rigueur au plan des concepts. Au fond, il s'agit
là d'un lieu commun de toutes les méthodologies, mais il est tout aussi
commun que les auteurs soient infidèles à leurs préceptes théoriques.
Absolument personne n'échappe à ce reproche, de sorte qu'il ne serait
pas difficile de relever des manquements à ce précepte, chez Weber,
Durkheim ou Pareto, au même titre que chez n'importe quel autre
auteur. Cette étude-ci ne fait sans doute pas exception. La véritable
difficulté méthodologique est d'un autre ordre:
concilier la plus
grande rigueur possible du concept avec une extension capable d'embrasser avec précision le plus grand nombre d'objets qu'il désigne,
- autrement dit, ordonner explicativement la diversité la plus grande.
Ce problème classique de la logique demeure un obstacle pour toute
méthodologie scientifique. Ce n'est cependant pas le lieu de l'expliciter
davantage. On a essayé de le surmonter de plusieurs manières : par
la classification, par la dialectique de la forme et du fond, de la
substance et des modes, etc. A l'époque des trois auteurs considérés
le problème se posait sous la forme d'un débat sur la causalité et
la finalité.
En raison d'une tendance naturaliste qu'il ne désavoue pas, sauf
dans le cas où elle assimile les faits sociaux aux faits cosmiques
(Durkheim, 1950 : 139), Durkheim reste prisonnier d'une formulation
du principe de causalité courante à son époque: l'explication causale
serait la seule explication valable (9). Aussi, sans la recuser totalement, écarte-t-il l'interprétation
des actions par leurs fins. On lui
accordera certes que «le principe de causalité s'applique aux faits
sociaux» (Durkheim, 1950 : 139), la question est cependant de savoir
comment on l'y applique. La manière proposée par Durkheim semble
étroite, puisqu'il se fait l'avocat d'une causalité strictement réversible
et l'accusateur du pluralisme causal et de l'explication par les fins.
Etant donné qu'à son avis « à un même effet correspond toujours une
même cause» (Durkheim, 1950 : 127-128), une même série de causes
produira toujours une même série d'effets, de sorte que «chaque
espèce de suicides» aura des causes propres. Nous sommes donc en
présence d'une théorie de la causalité qui semble ignorer l'importance
du temps. De toute façon l'explication causale lui semble tellement
(9) « L'explication sociologique, dit-il, consiste exclusivement
des rapports de causalité». (Durkheim, 1950 : 124).
à établir
303
évidente qu'il «n'y a que les philosophes qui aient jamais mis en
doute l'intelligibilité de la relation causale s (Durkheim, 1950 : 126).
Sa conviction est tellement forte Qu'il rejette l'idée du pluralisme
causal, du moins tel que St. Mill le concevait, considérant d'une
part que «ce prétendu axiome de la pluralité des causes est une
négation du principe de causalité» (Durkheim, 1950 : 126), d'autre
part qu'il fait obstacle à l'établissement «de lois précises s (Durkheim, 1950 : 127). Il en conclut que le social ne saurait s'expliquer
que par le social, ce qui veut dire qu'il élimine l'influence possible
des individus sur les groupes: «La cause déterminante d'un fait
social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non
parmi les états de la conscience individuelle» (Durkheim, 1950 : 109).
Le champ des recherches étant ainsi restreint, il le limite encore
davantage en rejetant l'interprétation
par les fins, sauf si on remplace la notion de finalité par celle de fonction (Durkheim, 1950 : 95).
On a l'impression que la réduction du fait social à une représentation
collective l'a empêché de comprendre la notion d'action ou d'activité
sociale. C'est justement sur ce concept d'action sociale que Pareto
et Weber mettent l'accent, ce qui les amènent à considérer la causalité
sous un tout autre angle.
Instruit par certaines difficultés rencontrées dans l'analyse des
phénomènes économiques, qui l'amenèrent d'ailleurs à se tourner vers
la sociologie, Pareto en vint à refuser la causalité stricte et unilatérale alors en vogue chez de nombreux spécialistes des sciences sociales.
Il n'existe pas, à son avis, de cause unique ni rigide d'un phénomène,
mais une multiplicité de causes diverses qui agissent corrélativement.
D'où sa conception du pluralisme causal (Pareto, 1968: § 1731),
qu'il complète par la notion de mutuelle dépendance, dont l'action
serait de nature rythmique ou oscillatoire. «Les conditions, écrit-il,
ne sont pas indépendantes: beaucoup agissent les unes sur les autres.
Ce n'est pas tout. Les effets de ces conditions agissent à leur tour
sur les conditions elles-mêmes. En somme, les faits sociaux, c'est-àdire les conditions et effets, sont mutuellement dépendants;
une
modification de l'un se répercute sur une partie plus ou moins grande
des autres, avec une intensité plus ou moins forte» (Pareto, 1968 :
§ 138). L'unicité causale ou moniste est une conception métaphysique et non scientifique de la causalité, car l'expérience nous
montre sans cesse, non seulement une action des causes sur les effets
et inversément des effets sur les causes, mais encore qu'une même
cause peut intervenir dans des effets très différents, avec des résultats différents, au point que si elle a été déterminante dans une
situation elle peut n'être même pas prépondérante dans d'autres
analogues. Aucune cause n'agit jamais seule, mais toujours dans un
complexe d'autres causes, ce qui explique qu'un même type de crise
financières peut provoquer des bouleversements politiques dans un
pays et non dans d'autres.
Weber est, comme Pareto, un partisan du pluralisme causal. Cependant, malgré toutes les précautions qu'il a pu prendre, il existe encore
804
des interprètes qui s'obstinent à lui attribuer une conception quasi
mécanique et même unicitaire de la causalité. Dans l'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme il affirme d'une part que si l'ascétisme
puritain a été un élément important dans la formation de l'esprit
du capitalisme - et non du capitalisme comme tel - il Y a lieu
également d'« élucider la façon dont l'ascétisme protestant
a été
à son tour influencé, dans son caractère et son devenir, par l'ensemble
des conditions sociales, en particulier par les conditions économiques :.
(Weber, 1964: 248) - nous sommes donc devant une conception
proche de celle de la mutuelle dépendance de Pareto. D'autre part, il
précise avec la plus grande clarté possible : «Il est hors de question
de soutenir une thèse aussi déraisonnable et doctrinaire qui prétendrait que l'« esprit du capitalisme»
(toujours au sens provisoire où
nous employons ce terme) ne saurait être que le résultat de certaines
influences de la Réforme, jusqu'à affirmer même que le capitalisme
en tant que système économique est une création de celle-ci. Le fait
que telle ou telle forme importante d'organisation
capitaliste soit
considérablement plus ancienne que la Réforme en est une réfutation
suffisante»
(Weber, 1964: 107). Quiconque a lu Wirtschaft und
Gesellschaft ou encore la Wirtschaftsgeschichte sait que Weber n'a
jamais attribué l'origine du capitalisme exclusivement au puritanisme,
mais aussi à la rationalisation
du droit, à la découverte de nouvelles
méthodes comptables, etc., qu'en plus il a fait remonter certains des
aspects du capitalisme à l'économie urbaine médiévale, comme on le
voit dans son chapitre sur « Die Stadt» dans Wirtschaft und Gesellschaft. Et pourquoi ne pas lire les Essais sur la théorie de la science,
dans lesquels il expose sa théorie de la causalité?
Il y est question de causalité singulière, de causalité accidentelle,
de causalité adéquate, etc., ce qui implique pour le moins qu'on peut
concevoir la causalité de diverses manières. Par ailleurs il insiste sur
« l'imprévisibilité spécifique de l'action humaine» (Weber, 1951 : 64),
reconnaissant ainsi une spontanéité aux actes, à la différence du
causalisme rigide. N'est-il pas l'adversaire du monisme qui réduit les
activités humaines à une cause ou à un fondement unique, tendance
dont il dit qu'elle est réfractaire à toute critique d'elle-même? (Weber,
1965: 148). Si Weber était l'homme de la thèse que lui prêtent
certains interprêtes, on comprendrait mal comment il a pu écrire:
« Dans toute science empirique de caractère causal l'apparition d'un
effet ne se laisse pas établir à partir d'un moment donné, mais depuis
toute éternité»
(Weber, 1965: 321). Sa théorie de la possibilité
objective est incompréhensible sans la présupposition du pluralisme
causal. Enfin, ce qu'il appelle « imputation causale », n'a d'autre signification que de montrer que la relation de cause à effet dépend elle
aussi d'une évaluation et que par conséquent une même relation
causale peut être envisagée à partir des points de vue les plus divers.
Chaque phénomène se laisse rapporter à une «constellation », c'est-àdire à une multiplicité de causes, qui est à la fois «singulière»
(Weber, 1965 : 155) et non pleinement intelligible:
«Ce ne sont que
305
certains .aspects de la diversité toujours infinie des phénomènes
singuliers, à savoir ceux auxquels nous attribuons une signification
générale pour la culture, qui valent donc la peine d'être connus; seuls
aussi ils sont l'objet de l'explication causale. Cette dernière manifeste
à son tour le même caractère : non seulement il est pratiquement
impossible de faire une régression causale exhaustive à partir d'un
quelconque phénomène concret pour le saisir dans sa pleine réalité,
mais cette tentative constitue tout simplement un non-sens» (Weber,
1965 : 163).
Ce qui est clair, c'est que, à la différence de Durkheim, prisonnier
d'un stéréotype en ce qui concerne la causalité, Pareto et Weber ont
été, grâce à la théorie du pluralisme causal, des innovateurs pour
ce qui regarde la démarche intellectuelle qu'implique toute méthode.
A l'encontre d'un préjugé de leur époque, ils ont su intégrer la notion
de finalité dans l'explication des activités humaines, qui resteraient
totalement inintelligibles si l'on n'en tenait pas compte. Ce que Pareto
appelle action logique se définit précisément par l'adéquation entre
les moyens et le but d'une action. Weber est encore plus explicite:
« Quant à nous, nous appelons «fin» la représentation d'un résultat
qui devient cause d'une action. Et nous la prenons en considération
au même titre que n'importe quelle cause qui contribue ou peut
contribuer à un résultat significatif. Sa signification spécifique se
fonde uniquement sur le fait que nous pouvons et voulons non seulement constater l'activité humaine, mais aussi la comprendre» (Weber,
1965 : 170). Ce qu'il exclut, c'est, en même temps que la réduction
des phénomènes à une cause ou à un fondement ultime, l'explication
par des fins ultimes ou dernières. Weber et Pareto appellent métaphysique l'un et l'autre de ces procédés. Certes, ils reconnaissent que
l'on ne saurait comprendre les actions humaines sans tenir compte
du fait qu'elles sont souvent animées par les croyances en ces fins
ultimes, mais celles-ci ne sauraient tenir lieu d'explication scientifique.
Par cet aspect également, ils ont largement contribué à libérer la
méthodologie des sciences humaines de l'asservissement
au dogmatisme causaliste. C'est cependant Weber qui est allé le plus loin dans
cette voie et qui est le principal responsable du climat nouveau qui
s'est introduit dans la sphère des sciences sociales depuis une cinquantaine d'années. Il faut, je crois, mettre l'accent essentiellement
sur deux de ses innovations.
La première consiste à compléter l'explication causale par la compréhension des relations significatives,
non au sens où ces deux
procédés s'exclueraient, mais au contraire en tant qu'ils constituent
parfois un seul et même procédé, qu'il désigne tantôt comme une
«compréhension causale », tantôt comme une «explication compréhensive ». De toute manière, ajoute-t-il, «la «compréhension»
d'une
relation demande toujours à être contrôlée, autant que possible, par
les autres méthodes ordinaires de l'imputation causale avant qu'une
interprétation,
si évidente soit-elle, ne devienne une «explication
compréhensible» valable» (Weber, 1965: 327). La compréhension
306
a pour but principal de saisir le sens que les hommes donnent à leurs
activités, étant bien entendu que ce sens ne leur est pas inhérent,
mais qu'il dépend chaque fois des fins que les hommes se donnent.
De ce point de vue, Weber a été amené à donner une grande importance
dans la méthodologie à la notion d'interprétation,
ou encore d'herméneutique, suivant un langage plus moderne. Comment rendre compte
pleinement de phénomènes comme l'ascétisme, la contemplation ou
les passions en les réduisant uniquement à leurs causes? Il importe
également de les comprendre dans leur singularité, car l'ascétisme
d'un moine n'est pas le même que celui d'un puritain. Aussi, outre
les buts qu'on reconnaît en général, à la sociologie, Weber lui fixe-t-il
en plus celui d'analyser un comportement «qui: 1) Suivant le sens
subjectif visé par l'agent est relatif au comportement
d'aurtui ; qui,
2) se trouve co-conditionné au cours de son développement par cette
relation significative, et qui 3) est explicable de manière compréhensible à partir de ce sens visé (subjectivement)»
(Weber, 1965 : 330).
Ce qui importe à Weber, ce n'est pas de savoir si la sociologie est
une science particulière ou bien la dénomination générale de l'ensemble des sciences sociales, mais d'ouvrir de la façon la plus large
possible sa manière de poser et de résoudre les problèmes sociaux.
La seconde consiste dans la neutralité axiologique. Le point de vue
exprimé par Weber est discutable, et de fait, il ne cesse d'être discuté,
mais les contestataires n'ont pas réussi jusqu'à présent à proposer
une quelconque solution et demeurent dans la critique purement négative. A part les dogmatiques, qui se recrutent dans tous les camps,
y compris celui de l'idéologie, on admet généralement aujourd'hui
qu'en sciences sociales l'interprétation
et l'évaluation jouent un rôle
prédominant dans l'investigation scientifique. Weber a d'ailleurs largement contribué à faire reconnaître cette condition épistémologique
fondamentale des sciences humaines. Mais en même temps il s'est
préoccupé, à la différence de ceux qui combattent ses positions, de
prémunir la science contre le danger qui consiste à faire passer pour
proposition scientifique n'importe quelle proposition subjective d'un
chercheur, parce qu'il jouit socialement du statut de savant ou d'intellectuel. Si les sciences humaines ne peuvent éviter l'interprétation
et
l'évaluation, on ne saurait en conclure que toute évaluation et interprétation d'un chercheur aurait pour cette raison la validité d'une
proposition scientifique. De fait, Weber est l'un des rares spécialistes
des sciences humaines qui, parce qu'il a reconnu l'intrusion inévitable
des valeurs dans une recherche et leur a fait une place grâce aux
rapports aux valeurs, s'est également attaqué au problème du maintien
àes conditions de l'objectivité indispensable à toute science. Si le
rapport aux valeurs permet de garantir cette objectivité dans l'acte
de connaître, elle dépend aussi d'une attitude du savant, que définit
la neutralité axiologique. Pour saisir convenablement cette notion, il
faut, je crois, rappeler une phrase essentielle de ses études épistémologiques:
«Est vérité scientifique seulement celle qui prétend
valoir pour tous ceux qui veulent la vérité» (Weber, 1965: 171).
11
307
Il faut entendre par là que le savant n'est pas neutre devant la science,
puisqu'il n'est savant que s'il cherche la vérité scientifique, rien qu'elle
et non pas autre chose, par exemple un argument de propagande politique ou une confirmation de sa croyance religieuse. Autrement dit,
il s'agit de ne pas travestir la vérité scientifique - qui est spécifique - en conviction politique, morale ou religieuse, car dans ces
conditions on risque de la subordonner à des normes qui lui sont
extérieures et étrangères. Celui qui veut autre chose que la vérité
scientifique, en faisant de la science, se met dans les plus mauvaises
conditions de recherche. Loin d'exclure les valeurs, la neutralité axiologique les respecte, car elle dépend elle-même d'une évaluation. Il
précise lui-même que les considérations qu'il a faites à ce sujet «sont
à leur tour des évaluations pratiques et pour cette raison on ne saurait
leur donner une solution définitive»
(Weber, 1965 : 409).
Conclusion
A la suite de cette comparaison entre les trois sociologues, il n'y
a pas lieu de vouloir justifier la supériorité intrinsèque de l'un sur
les deux autres. Ils ont chacun leur style et ton propre que R. Aron
caractérisait
ainsi:
«Celui de Durkheim est dogmatique, celui de
Pareto ironique, celui de Max Weber pathétique» (Aron, 1967 : 587).
Il est également vrai que Durkheim, plus moralisant, est surtout
sensible au phénomène du consensus social ; Pareto, plus machiavélien, à l'hétérogénéité des forces sociales et à leur équilibre ; Weber,
plus passionné, aux antagonismes et aux conflits. Certes, on peut
essayer de les concilier comme Parsons l'a fait dans sa propre œuvre,
mais il semble qu'il convienne davantage de respecter leur originalité
respective, à la manière de la plupart des sociologues d'aujourd'hui
qui se reconnaissent plutôt dans l'un que dans les deux autres. Leur
influence reste variable, suivant que les contemporains sont autrement
sensibles aux aspects de la société actuelle qu'ils ont prédits. Durkheim craignait une généralisation de l'anomie sous l'effet d'une économie d'abondance, Weber prévoyait que la société sera de plus en
plus déchirée par l'apparition
de petits groupes se réclamant de
valeurs concurrentes et inconciliables, Pareto estimait que la société
européenne est vouée à la décadence sous l'action d'une démocratisation inconsidérée. Si l'on considère cependant l'épistémologie et la
méthodologie, il semble que ce soient les analyses wébériennes qui
correspondent davantage aux préoccupations actuelles des spécialistes
des sciences sociales, peut-être parce qu'elles sont les plus élaborées
théoriquement, mais aussi parce que Weber a mieux senti que Durkheim et Pareto que l'épistémologie sera un des aspects de la crise
de la société actuelle.
308
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309
EVOLUTION
OU REVOLUTION
DANS LA PENSEE DE PARETO? (*)
par
Piet TOMMISSEN
Un des thèmes qui a le plus souvent divisé les interprètes de Pareto est le rapport existant dans son œuvre
entre l'économie politique et la sociologie.
En partant de la correspondance entre 1895 et 1900,
l'auteur propose, dans cet article une thèse assez originale sur la question. Il montre que les travaux économiques et sociologiques de Pareto sont dépendants d'une
théorie générale de la société que le solitaire de Céligny
a établi, d'une manière peut-être embryonnaire, bien
avant 1900. Les remarques et les suggestions que F. de
Saussure et d'autres amis adressèrent à Pareto lors de
la parution du Cours d'économie politique, provoquèrent
dans le système de pensée paretien un changement, qui
peut être valablement apprécié comme une coupure
épistémologique, dans le sens donné à cette notion par
G. Bachelard.
Personne n'oserait nier à l'heure actuelle que Vilfredo Pareto
(1848-1923) a excellé aussi bien en économie politique qu'en sociologie. Et encore récemment, Giovanni Busino (01932) a avancé la
thèse que le solitaire de Céligny fut sur le point de se convertir pour
ainsi dire en politologue, lorsque la mort est intervenue et a mis fin
a sa carrière scientifique (Busino, 1970 : IX). Néanmoins, la plupart
des économistes continuent ou bien à se distancer, ou bien à de désintéresser de son apport sociologique dont ils savent pourtant pertinemment bien qu'il est loin d'être négligeable. La plupart des sociologues,
de leur côté, préfèrent s'occuper de Pareto sans tenir compte de ses
publications économiques ad hoc bien qu'ils n'en ignorent pas la valeur
exceptionnellement importante. Un autre fait probant vient encore
(*) Le texte suivant est celui d'un rapport présenté le 27 novembre
1973 à Rome au colloque organisé par la Fondazione Volpe à l'occa-
sion du cinquantième anniversaire de la mort de V. Pareto. Il a été légèrement adapté en vue de publication sous forme d'article; aussi, on a
ajouté les références habituelles. Une traduction italienne de cet exposé
paraîtra dans la revue Tnieruenio,
310
aggraver cet état de choses : ceux qui s'interrogent
sur Pareto se
contentent en général d'une lecture des œuvres majeures du savant,
dont le titre et l'année de parution ne semblent pas seulement suggérer des préoccupations différentes dans l'esprit de l'auteur selon
la période de sa vie qu'on étudie, mais, en outre, un déplacement substantiel, voire radical dans sa démarche intellectuelle. II y a lieu d'y
ajouter la tendance généralisée parmi les universitaires contemporains
vers une spécialisation à outrance qu'on pourrait qualifier de compartimentage maléfique. On est en effet en présence d'éléments qui,
accumulés, expliquent le phénomène étrange que les avis sont partagés lorsqu'il s'agit d'interpréter
les mobiles qui, au fil des années,
ont amené le savant italien à s'intéresser davantage à la sociologie,
et ceci apparemment au détriment de l'économie politique.
Deux groupes de théories s'opposent quant à la signification profonde du problème soulevé ici. Il y a tout d'abord celui qui englobe
les opinions d'Ugo Spirite (01896) (1930: 29-74), de Gaëtan Pirou
(1886-1946) (1946: 432-433), d'Aurelio Macchioro (01915) (1970:
580-581), de Friedrich Jonas (1926-1968) (1964 : 135-136) et surtout
de Guy Perrin (1966: 45-46, 63). Selon ces auteurs, Pareto aurait
établi une rupture entre l'économie politique et la sociologie. Dans
l'idée des partisans
de cette catégorie de théories, la rupture
stigmatisée équivaudrait
à une condamnation au moins tacite de
l'économie politique par le corpus delicti de leur vivisection. Il y a
ensuite le groupe des théories de Giovanni Demaria (01889) (1952:
VII), d'Achille Agnati (1966) et de Gottfried Eisermann
(01918)
(1961 : 55): Pareto, après avoir approfondi l'économie politique et
la sociologie, aurait entamé l'élaboration d'une science générale des
actions humaines, incorporant l'essentiel de l'économie politique et
de la sociologie préalablement étudiées. A toutes fins utiles, nous
rappelons qu'on ne parle pas de théories, mais de groupes de théories,
car une étude minutieuse obligerait fatalement à apporter certaines
nuances. Pour ne citer qu'un seul exemple, ni Spirito ni Pirou ne
disposèrent en leur temps de la documentation actuellement disponible
sous forme de plusieurs gros recueils de correspondance, véritables
mines de renseignements dans lesquels nous pouvons dorénavant puiser des arguments valables pour étayer nos propres thèses et théories.
Conclusion importante:
le fait que, personnellement, nous sommes
des partisans convaincus du deuxième groupe de théories n'exclut donc
nullement qu'il peut y avoir des divergences de vue entre les spécialistes précités et nous-mêmes, par exemple en ce qui concerne le choix
et l'utilisation des données retenues. Par contre, notre prise de position
signifie que nous sommes en discorde avec les représentants
du premier groupe de théories. Bref, notre exposé vise deux choses à la
fois: fournir les preuves que le problème sus-mentionné est, en réalité,
un faux problème, et réfuter une fois pour toutes, pièces (témoignages et faits) à l'appui, le point de vue erroné de Guy Perrin et tutti
quanti. Etant donné que Giovanni Busino (1967 : XLVI-LI) et Giuseppe P. Torrisi (°1945) (1974) ont publié un commentaire simi-
311
Jaire, c'est sur le plan purement formel que nous avons l'intention
de battre en brèche l'argumentation
hétérodoxe de certains chercheurs
en général et celle de Perrin en particulier.
Commençons notre enquête en 1897, l'année en laquelle Pareto
annonça son premier cours de sociologie à l'Université de Lausanne,
après y avoir déjà enseigné depuis 1893 l'économie politique en tant
que successeur du grand Léon Walras (1934-1910). Ne perdons pas
de vue qu'à cette époque, la sociologie proprement dite n'était qu'en
train de naître et se heurtait à un nombre considérable d'obstacles
d'ordre informel : à la méfiance des historiens, au rire insultant des
juristes, à la consternation béate des moralistes. La question s'Impose
dès lors impérieusement : pour quelle raison Pareto a-t-il pris, dans
ces circonstances, la décision grave de s'engager dans une voie pleine
d'embûches?
Or, dans une lettre du 9/4/1897, adressée à son ami
intime Maffeo Pantaleoni (1857-1924), il cite les publications sociologiques de l'anglais Herbert Spencer (1820-1903), de l'américain
Franklin Henry Giddings (1855-1931), du français Gabriel de Tarde
(1843-1904) et de son propre compatriote Guglielmo Ferrero (18711942); son appréciation est extrêmement instructive:
«Mon cher,
ce sont des romans» (1). Mais trois semaines plus tôt, en date du
17/3/1897, il avait déjà écrit à ce même Pantaleoni ce qui suit :
« Précisément, je n'ai pas encore écrit sur la sociologie, car dans tout
ce boucan, je préfère commencer à m'éclaircir les idées en en faisant
un cours» (2). Encore une phrase de nature à nous intriguer singulièrement.
A condition qu'on soit disposé à considérer la probité intellectuelle
comme une vertu du savant authentique, force nous est de tirer notre
propre conclusion à la lumière de ce témoignage instructif et de cette
confession déconcertante. Face à ces déclarations, le lecteur avisé est
tenté d'admettre qu'en 1897, Pareto, mécontent et/ou déçu des tentatives présumées avortées de ses pairs, fut déjà en possession d'une
espèce de conception personnelle des tâches de la sociologie, disons
d'une conception en germe. Cette supposition s'avère d'ailleurs être
exacte, puisqu'elle est corroborée par la sentence suivante, empruntée
à une lettre de Pantaleoni du 17/5/1897 : «Au contraire, cela soit dit
entre parenthèses, le principe de ma sociologie consiste justement à
séparer les actions logiques des actions non logiques et à montrer que
pour le plus grand nombre des hommes la seconde catégorie est de
loin plus importante que la première» (3). Pareil éclaircissement,
fort significatif en soi, est malheureusement
loin de résoudre notre
(1) « Caro mio, sono romanzi» (Pareto, 1960, II : 61).
(2) cc Appunto non ho scritto ancora sulla sociologia, perché in tanta
confusione preferisco princip are a schiarirmi le idee col farne un corso»
(Pareto, 1960, II : 52).
(3) cc Anzi, sia detto fra parentesi, il principio della mia sociologia
sta appunto nel separare le azioni logiche delle non logiche e nel fare
vedere che per il più degli uomini la seconda categoria è di gran lunga
maggiore della prima» (Pareto, 1960, II: 73).
312
problème du pourquoi de l'option parétienne pour la sociologie. Autrement dit, nous voilà contraints de concentrer notre perspicacité sur
l'intervalle entre 1893 et 1897, afin d'y détecter, si possible, des signes
ou plutôt des indices nous permettant
d'évaluer à sa juste valeur
l'intérêt soudain de Pareto pour une jeune discipline scientifique
toujours en quête de ses assises. Un examen attentif révèle effectivement l'existence de semblables indications. Nous en avons repéré
plusieurs, dont deux doivent être prises comme la réponse du savant
à un défi extérieur, pour respecter la terminologie bien connue du
grand historien anglais Arnold Toynbee (°1889).
1. Notre premier facteur d'explication
En premier lieu, nous estimons qu'il serait inadmissible de négliger
dans ce contexte la position anti-marxiste de Pareto. Pour des raisons
heuristiques, il vaut mieux faire une distinction entre la réaction
de Pareto se rapportant aux théories de Karl Marx (1818-1883), et
celle dirigée contre le marxisme militant. Quant à Marx, il est certain
que Pareto l'a pris au sérieux et qu'il l'a même tellement pris au
sérieux qu'une partie de son effort intellectuel a l'air d'être un duel
avec son adversaire idéologique. Du moment qu'il s'agit de Marx,
on ne trouve nulle part trace d'ironie ou de jugement péjoratif sous
la plume de notre savant. C'est dans une lettre du 24/12/1895, destinée
à Emilia Peruzzi (1827-1900) que nous avons trouvé un premier renvoi
à Marx libellé comme suit: «L'article de l'Opinione est franchement
communiste, mais comme représentant
de cette doctrine, je préfère
Marx, il y a chez lui une toute autre intelligence et une toute autre
doctrine» (4). Un petit problème se pose à première vue à propos
de la longue introduction que Pareto a écrite pour une anthologie
française du Capital, due au gendre de Marx, Paul Lafargue (18421911), l'auteur du pamphlet Le droit d la presse (1880). Comment
est-il concevable que le savant ait pu collaborer à pareille édition, et
puorquoi est-ce qu'on s'est adressé à un étranger d'abord et un
amateur en sus, Pareto n'ayant obtenu sa chaire à Lausanne qu'en
1893? Dans une lettre à Pantaleoni du 6/12/1891, la victime de
notre examen a justifié cet écrit de la façon suivante:
«J'ai accepté
de faire la préface à Karl Marx avec le seul espoir que cela me fasse
connaître et m'ouvre la voie pour pouvoir écrire dans des revues
étrangères»
(5). L'explication est plausible, vu le retentissement
de
son article fulgurant sur « l'Italie économique s, publié en octobre 1891
dans la Revue des Deux Mondes (Pareto, 1973 : 319-364). Elle devient
(4) Il L'articolo dell'Opinione è schiettamente comunista, ma in questa
dottrina preferisco il Marx, vi è in lui ben altro ingegno e dottrina»
(Pareto, 1968, 1 : 557-558).
(5) Il Ho accettato di fare la prefazione a Carlo Marx coll' unica speranza che cio mi faccia conoscere e mi apra la via a potere scrivere sulle
riviste forestiere»
(Pareto, 1960, 1: 103).
313
même vraisemblable étant donné qu'on lit dans une lettre du 29/1/
1893 à Emilia Peruzzi : «Et dans la préface à Karl Marx ne manquent pas des coups de patte aux remarquables voleurs qui gouvernent
notre pays» (6). Quoi qu'il en soit, cette préface est précieuse en
ce sens qu'elle prouve noir sur blanc que Pareto s'est occupé sérieusement et intensément de l'œuvre de Marx, et que, même à Paris, on
fut au courant de sa compétence en cette matière. Par surcroît, elle
contient une confrontation
utile des deux méthodes applicables au
problème qu'intéressait
les deux hommes: celle de Marx culminant
dans la condamnation en bloc de théories adverses pour mettre en
relief leurs défauts, et celle de Pareto lui-même se limitant à un
essai pour dégager la vérité de l'erreur (Pareto, 1966a : 33).
Le problème auquel nous faisons allusion est, bien sûr, celui de
l'injustice sociale et il nous permet d'évaluer la réaction parétienne
au progrès du marxisme à sa juste valeur. Il serait téméraire de croire
que Pareto aurait fui, camouflé ou sous-estimé ce vaste problème.
Dans son texte fondamental de janvier 1895 sur «la legge della
domanda », il dit notamment ceci: «Donc, même avec des impôts
d'un pourcentage égal sur les revenus, les riches contribuent beaucoup
moins que les pauvres dans les dépenses de l'Etat, alors qu'ils en
jouissent davantage» (7). Presque simultanément, il avait publié dans
le Journal des Economistes un texte sur le thème « Protectionnisme et
communisme », dans lequel il démontrait que la solution marxiste ne
résoudrait pas le problème. La découverte de la célèbre loi de la
distribution
des revenus l'a certainement
encouragé dans ce refus
catégorique d'une soi-disant liquidation sociale à la façon marxiste
(Pareto, 1973: 247-249). La composition du troisième livre du
deuxième tome du Cours d'économie politique (1897) est intéressante
et peut-être éloquente à ce sujet. Ce livre, intitulé «La répartition
et la consommation» est composé de deux chapitres, dont le premier,
soit 46 pages, traite de la fameuse courbe des revenus, et le second,
soit 49 pages, examine la physiologie sociale. Il importe de souligner
que le lecteur trouve dans cette partie du Cours la proposition suivante: «les effets suivants:
1° une augmentation du revenu minimum, 2° une diminuition de l'inégalité des revenus, ne peuvent se
produire, soit isolément, soit cumulativement,
que si le total des
revenus croît plus vite que la population»
(Pareto, 1964: § 965).
Deux possibilités concrètes sont envisagées, le cas de la France où
on agissait dans le sens d'une diminution recommandée de la population, et celui de l'Angleterre où on stimulait et favorisait l'accroissement de la production (Pareto, 1964 : § 1062). Le savant est d'avis
que le socialisme doit pouvoir disposer de toute façon de la production
afin de réaliser son programme (Pareto, 1964 : § 1017) et qu'il sera
(6) « E nella prefazione a K. Marx non mancano zampate agli egregi
ladri che governano il nostro paese» (Pareto, 1968, II : 340).
(7) « Perciè anche con imposte di un eguale per cento dell'entrata
i
ricchi contribuiscono assai meno dei poveri nelle spese delle Stato, mentre invece ne godono maggiormente»
(Pareto, 1952 : 298).
314
forcé de l'organiser exactement de la même mamere que le regime
de libre concurrence (Pareto, 1964 : § 1022). On aurait tort, selon
nous, d'interpréter ces énoncés comme une sorte de solution parétienne
du problème de la condition matérielle des pauvres. Nous en déduisons
personnellement que Pareto fut guidé par le désir de réduire ad
absurdum le raisonnement des marxistes de son temps plutôt que
par l'envie de propager une quelconque eschatologie de son propre cru.
Toujours dans cette même partie du Cours, Pareto prétend que
la lutte des classes s'est toujours manifestée sous deux formes différentes: la concurrence économique d'une part et l'essai de s'emparer
du pouvoir politique d'autre part (Pareto, 1964 : § 1054). Cette thèse
lui sert de prétexte pour consacrer plusieurs paragraphes au dosage,
au recrutement et aux buts poursuivis par ce qu'il appelle encore la
classe dominante (8). Nul doute que ses propres expériences dans
cette phase de sa vie qui a précédé la nomination à Lausanne sont
à la base de ces développements. Mais le ton ironique et cynique
d'antan a disparu pour faire place à des réflexions sereines. Rappelons ici que ses co-religionnaires libéraux furent le point de mire de
ses observations dans pas mal d'articles parus entre 1860 et 1870
dans des journaux et des revues. Rappelons également qu'il existe
certains textes du Pareto de cette période antérieure à celle qui nous
préoccupe, dans lesquels il lance des avertissements désespérés contre
la marée socialiste dont il dit qu'elle «monte lentement mais sûrement» (Pareto, 1973 : 613). Et rappelons, enfin, qu'à la longue il
a abandonné la partie pour se retirer de la scène publique et se vouer,
petit à petit, à la science pure. L'isolement se fit très vite sentir,
puisqu'on trouve l'aveu suivant dans une lettre à Emilia Peruzzi du
4/10/1892 : «Je vis si retiré du monde que je n'ai pas de nouvelles
des amis si elles ne m'arrivent pas directement. Je reçois presque
tous les jours des lettres de France, d'Angleterre et même des EtatsUnis, mais jamais de Florence qui est ainsi pour moi plus lointaine
que Paris et Londres» (9). Qu'il nous soit permis d'illustrer la situation à l'aide de deux citations, qui non seulement attestent la foi
inébranlable de Pareto dans son propre credo libéral, mais confirment
en même temps l'évolution de son dédain envers la curiosité scientifique. L'une est empruntée à une lettre du 13/3/1893 à Léon Walras:
«Pour bien vivre dans ce pays [l'Italie], il faut être voleur, ou
ami des voleurs. Aussi je désire beaucoup le quitter»
(GiacaloneMonaco, 1960: 124). L'autre se rapporte à son étude précitée sur
Marx et se trouve dans une lettre à Pantaléoni du 18/4/1893 : «Dans
(8) Pour le changement de la terminologie parétienne sur ce point, cf.
Tommissen (1974: 188).
(9) « 10 vivo tanto ritirato
da) mondo che non ho notizie dagli amici
se non mi vengono direttamente.
Ricevo quasi ogni giorno lettere dalla
Francia, dall'lnghilterra
e persino dagli Stati Uniti, ma mai da Firenze,
che per me trovasi cosi più lontano che non sia Parigi e Londra» (Pareto, 1968, II : 540).
315
mon écrit sur Marx, j'ai expressément
pouvait paraître de l'ironie» (10).
essayé d'éviter
tout ce qui
II. Notre deuxième facteur d'explication
Occupons-nous maintenant de ce que nous avons appelé ci-dessus la
deuxième indication expliquant, à notre avis au moins, l'intérêt grandissant de Pareto pour la sociologie. Son Cours terminé, publié et
distribué, le savant fut passablement satisfait de sa performance,
car il a défendu ses positions avec une certaine âpreté contre les
détracteurs présumés. A titre d'exemple, nous attirons spécialement
l'attention sur l'auto-défense parue dans The Journal of political
Economy de septembre 1897 sous le titre «The New Theories of
Economies », où est textuellement dit que la loi de la répartition des
revenus «can be compared in sorne respects to Kepler's law in astronomy» (Pareto, 1962, 1 : 60). Et cependant, des amis sûrs, comme
Georges Sorel (1847-1922) et Gustace de Molinari (1819-1912)
avaient formulé des réserves, tandis que des auteurs moins bienveillants à son égard comme Léon Walras et Ladislaus von Bortkiewicz
(1868-1931) avaient essayé de discréditer cette découverte (11). Mais
aussi sur d'autres points, des auteurs compétents et parmi eux Pantaléoni formulèrent des remarques critiques. Seul son ami genevois,
le philosophe Adrien Naville (1845-1930), a pu ébranler certaines
convictions de Pareto. En date du 11/1/1897, le savant avoua déjà
des lacunes: «Si je faisais une seconde édition de mon Cours, je
crois que j'aurais le courage de mettre une note avec les explications
que votre observation m'a suggérées, et je laisserais dire les gens
qui ne comprennent pas ces choses» (Cahiers Vilfredo Pareto, 1965 :
115). Dans sa lettre du 16/1/1897, il va infiniment plus loin: «Nous
sommes parfaitement d'accord sur les motifs des actes humains. La
proposition qui affirme que tout acte est le résultat d'un besoin, et
qui a pour corollaire la conception exclusivement économique de l'histoire, est à mon avis, entièrement erronée. Je n'admets pas non plus
que tout acte résulte d'un désir. Observez, en effet, que je ne dis pas
cela dans mon COU.TS. Mais on pourrait le supposer et voilà pourquoi
la manière dont je me suis exprimé est incorrecte»
(C. V.P., 1965 :
116). Quant à la sociologie, dans une lettre à Naville datée du
3/2/1897, Pareto ne cache pas son impuissance vis-à-vis des difficultés à surmonter:
«Pour le moment, je ne fais guère que des
progrès négatifs dans l'étude de cette science [la sociologie]. Je
découvre peu à peu les défauts des différentes théories, mais il me
manque de nouvelles théories à substituer aux anciennes» (C.V.P.,
(10) « Nel mio scritto sul Marx ho pensatamente procurato di evitare
tutto ciè che poteva parere ironia» (Pareto, 1966, 1 : 365).
(11) Pour de plus amples informations à ce sujet, cf. Tommissen (1971 :
15-17) .
316
1965 : 118). Il y a une première lueur d'espoir dans la lettre déjà
citée à Pantaléoni du 17/3/1897 : «Je ne parlerai pas de la méthode,
mais il s'agira d'un développement et d'une suite de mon chapitre
'l'évolution sociale' (sc. du Coursv» (12). Le sentiment de se trouver
dans la bonne voie résulte d'une lettre intéressante
à Naville du
7/5/1897 : «Notez qu'un très grand nombre d'actions inconscientes
sont généralement rangées dans la catégorie des actions justes et
morales. Peut-être, faut-il les en exclure?;
c'est ce que déciderait
une définition rigoureuse ; mais si on les range dans cette catégorie,
comment peut-on dire que ces actions inconscientes représentent un
des aspects de la raison?»
(C.V.P., 1965 : 124). Dans une longue
missive à Naville du 11/5/1897, Pareto précise que son premier cours
de sociologie à Lausanne traite de deux sujets bien précis: « 10 la
description des manifestations
de l'activité sociale des hommes;
20 quelles variations sociales correspondent aux variations des états
moraux, religieux, en général:
psychologiques, des individus?»
(C.V.P., 1965 : 128).
Tout ce qui précède concorde parfaitement
avec la phrase capitale
de la lettre qu'adressa Pareto à Pantaleoni en date du 17/5/1897,
et que nous sommes obligés de répéter vu son importance en fonction
du désappointement du début de l'année 1897 : «Au contraire, cela
soit dit entre parenthèses, le principe de ma sociologie consiste justement à séparer les actions logiques des actions non logiques et à
montrer que pour le plus grand nombre des hommes la seconde catégorie est de loin plus importante que la première» (13). La réponse
aux objections de N avilIe prit forme, et le 11/11/1897 Pareto avoua
à Panteleoni ce qui suit: «Persuade-toi
que la raison vaut peu ou
rien pour donner une forme au phénomène social» (14). En 1898,
le savant donna une conférence sur invitation du club estudiantin
Stella de Lausanne, et en diffusa gratuitement
le texte imprimé à
ses frais. Le but de ce discours est clair et décisif à la fois: présenter
l'économie politique pure sous un angle autre que celui qui avait servi
à l'élaboration du Cours. Le résultat en fut le premier jet de ce qui
sera la future théorie parétienne des actions humaines. Celles-ci sont
divisées en deux groupes bien distincts : «La première catégorie est
celle des actions que le sujet accomplit avec intention, la seconde celle
des actions accomplies par habitude, automatiquement par une réaction
qui ne traverse pas la conscience» (Pareto, 1966a: 103). Et Pareto
de préciser qu'« il faut noter de suite un fait sur lequel nous aurons
(12) « Non discorrerè del metodo, ma sarà uno sviluppo e un seguito
del mio capitolo 'l'evolution
social' (sc. du 'Cours
(Pareto, 1960,
II : 52).
(13) « Anzi, sia detto fra parentesi, il principio della mia sociologia sta
appunto nel separare le azioni logiche delle non logiche e nel fare vedere
che per il più degli uomini la seconda categoria è di gran lunga maggiore della prima»
(Pareto, 1960, II: 73).
(14) « Persuaditi che la regione yale poco 0 nulla per dare forma al
fenomeno sociale» (Pareto, 1960, II : 121).
'»)
317
souvent à revenir: le sujet a une tendance très marquée à ranger
dans la première des actions qui, en réalité, appartiennent
à la
deuxième» (Pareto, 1966a : 103). Carlo Mongardini (01938) a récemment insisté sur la possibilité que notre savant aurait pu avoir trouvé
les nouvelles catégories dans la célèbre Psychologie des foules que
Gustave Le Bon (1841-1931) avait publié en 1895 (Mongardini, 1973 :
80-81). Bien que la vérification rigoureuse de cette hypothèse soit
un sous-problème de l'examen délicat des sources avouées ou non de
Pareto, nous profitons néanmoins de l'occasion pour reconnaître qu'elle
ne nous séduit guère. En effet, le livre de Le Bon ne contient qu'une
seule phrase qui couvre plus ou moins l'argument parétien ; de plus,
un livre ultérieur du même auteur fut l'objet d'une recension assez
sévère de la part de Pareto (1966b : 177-179), et le médecin français
a été rarement cité par l'ermite de Céligny dans un sens incontestablement favorable, notamment quelques fois dans Les systèmes socialistes (1901/1902) et encore une dernière fois dans le discours de
circonstance lors du jubilé de 1917 (15).
Pour éviter que les faits ne soient trop violés, la conclusion du
parétologue anglais Samuel Finer (°1915) selon laquelle «In 1897
the idea suddenly came to him (sc. Pareto) that the bulk of human
activity is not due to rational processes at ail but to sentiments»
(Finer, 1966 : 11), doit donc être corrigée en supprimant carrément
l'adverbe «suddenly ». En effet, la génèse de la pensée sociologique
de Pareto, comme nous venons de la retracer en indiquant les étapes
successivement parcourues par le savant et attestées par lui dans
maintes lettres, nous apprend que le hasard n'a pas du tout joué en
l'occurrence. La nouvelle orientation de Pareto fut inspirée par son
ami N avilIe et conçue comme le souci de rectifier certaines affirmations développées dans le premier chapitre du deuxième tome du
Cours d'économie politique. Lorsque Norberto Bobbio (°1909) s'étonne
du fait que Pareto ait pris l'évolution sociale comme premier thème
de sa réflexion sociologique au lieu de continuer ses recherches sur
l'hétérogénéité sociale, il est simplement victime d'une lecture par
trop exclusive du Trattato di sociotoçia generale (1916), ce qui l'empêche de tenir compte de ladite génèse et d'en déduire que le choix
parétien n'a rien d'anormal (Bobbio, 1971 : 27-28). Plus de doute
possible: jointe à sa conviction franchement anti-marxiste, la quête
difficile du savant provoquée par des observations judicieuses de
Naville explique de façon cohérente et logique son intérêt pour la
sociologie. N'en déplaise à Guy Perrin et à d'autres, l'idée d'un reniement de l'économie politique en faveur de la sociologie, motivée par
un mécontentement, est par conséquent tout à fait fausse.
(15) Espérons que le livre de Robert A. Nys, annoncé pour 1974 aux
éditions Sage de Londres et consacré à Le Bon jette plus de lumière
sur cette question.
318
III. Essai de reconstruction des faits
Conformément au critère de falsifiabiIité de Karl Raimund Popper
(°1902), il est plus facile d'infirmer une théorie que de la remplacer
par une autre qui soit plus acceptable, voire plus vraie. Généralement
parlant, c'est exact et nous réalisons pleinement le caractère difficile
et délicat d'un essai de reconstruction des faits que nous avons pourtant l'intention d'entreprendre.
Pour faciliter la compréhension de
notre exposé, nous commençons par un bref renvoi au résumé général
que Pareto écrit en guise de conclusion de son Cours d'économie politique. Les propositions suivantes contiennent la quintessence de ce
qu'on pourrait appeler l'épistémologie parétienne au début de son
activité académique :
un système d'approximations successives est le moyen d'étude dont
se servent déjà les sciences dites positives et dont devraient se
servir à leur tour les sciences sociales (Pareto, 1964, II : 398);
- la mutuelle dépendance des phénomènes économiques et des phénomènes sociaux est un fait frappant et même indiscutable (Pareto,
1964, II : 405);
il est indispensable « de réunir par la synthèse des études qui n'ont
pu être séparées que dans un but d'analyse scientifique»
(Pareto,
1964, II : 409);
- la science sociale proprement dite est «l'ensemble des études sur
l'ophélimité, l'utilité individuelle, l'utilité des agrégats ou de l'espèce» (Pareto, 1964, II : 398);
l'économie politique n'est qu'une branche de cette science sociale,
«constituée spécialement par l'étude de l'ophélimité»
(Pareto,
1964, II : 398).
Si Pareto n'a jamais renié les trois premiers points de cette énumération, il a par contre changé d'avis sous l'influence de Naville quant
aux deux autres. Le résultat en fut une théorie provisoire, ou embryonnaire, des actions humaines, qui a ultérieurement
servi de
soubassement aussi bien à l'économie politique qu'à la sociologie.
Il n'a pas fallu beaucoup de tâtonnements pour en arriver là. Déjà
en juillet 1897, Pareto fut à même de publier dans la Rivista italiana
di socioloçia. une première étude sociologique sous le titre « Il compito
della sociologia fra le scienze sociali », qui est fort révélatrice. L'unité
fondamentale de la science est réaffirmée et le besoin de la scinder
artificiellement
et arbitrairement
en segments présenté comme un
mal nécessaire (Pareto, 1966c : 183). Le savant observe le Micromégas de Voltaire (1694-1778) et constate qu'il exécute deux sortes
d'actions. L'étude du premier groupe de ces actions devient l'apanage
de l'économie politique, parce qu'elles sont axées sur le bien-être
matériel de l'homme. Pareto introduit la notion d'équilibre tout en
insistant sur l'impact du facteur temps qui nécessite l'observation de
l'évolution des choses. Cette publication doit être appréciée comme
un chaînon important dans l'histoire de la démarche intellectuelle de
Pareto, car elle renferme in nuce ce qu'il développera dans sa confé319
rence de 1898. De toute manière, l'ophélimité recule pour faire place
à l'action humaine, la similitude entre l'économie politique et la sociologie est mentionnée comme une évidence, l'équilibre et l'évolution
nous apparaissent comme des états auxquels correspondent l'approche
diachronique et synchronique de l'observateur impartial (16). Il serait
donc contraire à la vérité de croire qu'à partir de 1897, Pareto s'occupa
de la sociologie sans abandonner pour autant l'économie politique,
ou que, vice versa, il aurait continué ses recherches économiques tout
en rêvant d'un cours de sociologie pure et appliquée. Nous pensons
plutôt que le savant a poursuivi ses études simultanément dans les
deux directions. Nous disons bien simsütomément, parce qu'il se
sentait capable de réaliser deux choses à la fois, grâce au nouveau
point d'appui dont il disposait depuis sa correspondance avec Naville.
C'est-à-dire que le COUTS d'économie politique devait être remplacé
et qu'en même temps, il devenait possible de saisir, enfin, les raisons
profondes du recul des libéraux et du succès des marxistes dans sa
patrie.
En effet, ce n'est pas beaucoup plus tard que Pareto eut le sentiment
net de se trouver devant un dilemme. Nous sommes en possession
d'une lettre à Pantaleoni du 26/10/1907, dans laquelle il est question
pour la première fois d'un doute quant à l'option la plus opportune
à prendre:
«Puis-je faire mieux en m'occupant de sociologie plutôt
que d'économie?» (17). Mais entretemps deux livres importants et
un nombre appréciable d'études éparses avaient paru ... Nous entendons un premier écho d'un projet de livre sur l'économie mathématique dans une lettre à Pantaleoni du 19/11/1899. Pareto y ajoute
qu'il s'agira du développement d'idées formulées dans la fameuse
conférence de 1898 (Pareto, 1960, II : 278-279). Celle-ci se compose
de deux parties, l'ébauche d'une théorie des actions humaines (annoncée en note comme l'extrait d'un chapitre du «Cours de Sociologie»
en préparation) et une comparaison entre la mécanique et l'économie
politique pure. A première vue, il semble donc difficile de rattacher
d'emblée le projet visé à l'une ou l'autre de ces parties. Or, les premiers chapitres du livre projeté paraissent dans les numéros de mars
et de juin 1900 du Giornale degli Eeonomisti (18). C'est précisément
à propos de ces articles que Pareto a expédié à Pantaleoni sa très
longue lettre du 28/12/1899, considérée par l'économiste allemand
Erich Schneider (1900-1971) d'une telle importance pour l'histoire
des idées qu'il en fit une traduction anglaise (Schneider, 1961). Ce
qui doit nous intéresser principalement dans cette lettre, c'est l'autopsie que Pareto pratique froidement de son court passé scientifique
(16) Nous attirons l'attention sur le fait que Ferdinand de Saussure
(1857-1913) doit sa célèbre dichotomie linguistique synchronie-diachronie
à Pareto. Cf. provisoirement l'étude de J. Molino (1969).
(17) « Posso fare meglio occupandomi di sociologia 0 di economia?»
(Pareto, 1960, III:
70).
(13) Ils ne figurent
jusqu'à présent dans aucun recueil d'articles et/ou
d'études.
320
en le divisant en trois phases: celle du Cours pendant laquelle toute
la théorie était subordonnée à des notions contaminées comme la
rareté, l'ophélimité etc ... ; celle de la conférence de 1898 caractérise
par une libération fort avancée de ces entités soi-disant métaphysiques ; et celle de Manuale di economie politica en gestation, marquée
d'ores et déjà par la concentration totale sur le fait concret nu
(Schneider, 1961 : 292). Le Manuale n'a paru en italien qu'en 1906.
Résoudre le conflit entre les goûts et les obstacles par le biais d'une
étude exhaustive de l'équilibre économique - le raisonnement vaut
pour les producteurs comme pour les consommateurs - y figure
comme le problème central de l'économie politique. Mais il est bien
entendu que l'économie politique ne doit s'occuper que des actions
logiques de l'homme, l'étude des actions humaines non-logiques étant
réservée à la sociologie ; tout cela en attendant le grand jour où une
super-science, rendant superflue toute scission de la recherche scientifique, puisse prendre la relève (Pareto, 1906 : 36).
Le Manuale contient une préface des plus remarquables. Il est
dommage que la traduction française de 1909 et la traduction américaine de 1971 soient amputées de cette justification. Aussi l'original
italien reste toujours - l'expression est de l'économiste Mark Blaug
et vient d'être rappelée par son collègue William Jaffé (01898), grand
connaisseur de l'Ecole de Lausanne et de ses performances (Jaffé,
1972 : 1199) - «the most famous untranslated book in economics»
(Blaug, 1968 : 589). Du moment qu'on ne se réfère plus à la traduction
française comme il est de coutume de le faire, mais qu'on utilise le
Manuale, la différence entre le Cours et ce Manuale mérite à coup
sûr la qualification de coupure épistémologique dans le sens que
Gaston Bachelard (1884-1962) a donné à ce concept, devenu si populaire et si ambigu ces derniers temps à l'instar du groupuscule parisien qui gravite autour de Louis Althusser (01918). Les trois conditions requises par Bachelard sont remplies: vis-à-vis du Momuale,
le Cours nous apparaît comme une étape dépassée; le point de départ
des deux livres diffère complètement ; et Pareto était convaincu en
son for intérieur d'avoir atteint dans son Manuale un degré supérieur d'abstraction et d'objectivité. Une certaine prudence s'impose
néanmoins: tandis que la réduction de la totalité des actions humaines
aux seules actions humaines logiques n'est qu'un procédé méthodologique, l'abandon pur et simple du concept d'utilité en faveur de
celui de choix rationnel représente un changement d'optique lourd de
conséquences, une coupure épistémologique.
IV. Conclusions définitives
Ayant prétendu ci-dessus que Pareto se sentait capable, à partir de
1897, de réaliser deux choses à la fois, ii faudrait encore démontrer
que ses progrès en matière sociologique allèrent de pair avec ceux
en matière économique. Selon Norberto Bobbio, ce ne serait pas le
321
cas, mais cet éminent parétologue se contente de renvoyer à la correspondance avec Pantaleoni:
«In his letters (sc. celles de Pareto)
from 1900 tot 1905, almost aIl trace of sociology is lost ~ (Bobbio,
1961 : 303). Comment situer alors Les systèmes socialistes dans leur
véritable contexte historique?
Il s'agit quand même d'une analyse
d'un nombre impressionnant
de théories socialistes, basée sur les
principes généraux de l'organisation sociale. Même en admettant que
ce livre équivaut à une récusation de la conduite bourgeoise et ne
serait pas un réquisitoire anti-marxiste, il n'en reste pas moins vrai
qu'il est un exercice général de l'usage qu'on pourrait faire du caractère non-rationnel de la plupart des actions humaines. Et aussi, comment évaluer la copieuse introduction à la science sociale qu'on trouve
dans le Manuale ? J'extrais d'une lettre à Pantaleoni du 2/4/1907
l'avis suivant de Pareto à ce sujet:
«L'utilité
de lier, dans une
introduction, la sociologie et l'économie politique, consiste à montrer
qu'en fait la seconde est seulement une partie de la première et que
donc, de son propre chef, elle ne peut résoudre aucun ou presque aucun
problème pratique» (19). Le Programme et sommaire du Cours de
sociologie, distribué par Pareto en 1905, renvoie d'ailleurs expressis
ver bis au Cours, aux Systèmes Socialistes et même au Manuale en
cours de publication. Je crois qu'il est permis d'être bref: une fois
réglée la question de la classification des actions humaines, Pareto
s'est efforcé d'élaborer une théorie générale pour se consacrer ensuite
à l'économie politique, quitte à approfondir par après la sociologie.
N'oublions pas non plus que le savant n'envisage pas une réédition
du Cours comme il résulte de plusieurs affirmations dans la correspondance. Mais il annonça, au contraire, un nouveau Cours en cinq
volumes, dont la composition est donnée dans une lettre à Guido Sensini (1879-1958) du 15/12/1906:
«La nouvelle édition du Cours
comprend cinq volumes: 1° Sociologie, 2° Economie pure, 3° Economie
mathématique, 4° et 5° Economie appliquée» (20). En 1917, Pareto
en reparla dans une autre lettre à Sensini (Sensini, 1948 : 99-100) ...
La composition laisse rêveur, car il s'agit de savoir ce que Pareto
entendit par sociologie.
Malheureusement, l'emploi parétien du vocable sociologie est parfois
fort ambigu: il est l'équivalent dans certains cas de «sciences sociales» ; dans d'autre cas, il vise la nécessité de saisir l'être et le devenir
de l'économique en intercalant une nouvelle approximation successive.
Il semble bien que Pareto n'ignorait nullement la difficulté; dans les
deux premiers paragraphes du Programme précité, la distinction est
faite entre la sociologie au sens large et la sociologie au sens plus
(19) « L'utilità deI legare in una introduzione, la sociologia e la economia sta nel mostrare in concreto come la seconda è solo parte della
prima, e quindi come, da sola, non puè risolvere nessuno, 0 quasi nessuno, problema pratico»
(Pareto, 1960, III:
26-27).
(20) « La nuova edizione deI Coure cornprende 5 volumi : 1° Sociolorria,
20 Economia pura, 30 Economia matematica, 40 et 5° Economia applicata » (Sensini, 1948; 24).
322
étroit du mot (Pareto, 1967 : 1). Dans son discours de 1917, il a dit
ceci : «C'est poussé par le désir d'apporter un complément indispensable aux études de l'économie politique et surtout en m'inspirant de
l'exemple des sciences naturelles que j'ai été amené à composer mon
, Traité de Sociologie'»
(Pareto, 1917 : 430). Nous ne croyons pas
qu'il soit nécessaire de commenter cette affirmation,
tandis que le
but restreint de cet exposé ne permet pas de radiographier le Trattato
à la lueur de l'emploi ambigu du terminus technicus sociologie. Il
suffit selon nous de prendre connaissance de la réponse que Pareto
a donnée à sa propre question du 26/10/1907 citée plus haut: «Je
crois, en m'occupant de sociolog'ie, et voici pourquoi. Pour faire
progresser l'économie, il suffit de l'intelligence et du savoir, et beaucoup de personnes (je le dis sans fausse modestie) me dépassent en
cela. Pour étudier la sociologie, il faut être - en tout cas dans la
conjoncture hisctorique actuelle (je ne dis pas toujours) - en dehors
de la vie active, vivre comme un ermite, comme je le fais, moi, à
Céligny» (21). Ce jugement nous semble être la preuve suprême de
l'inexactitude du point de vue de Guy Perrin et tutti quanti (22).
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(21) « Credo, occupandomi di sociologia, ed ecco perché. Per fare progredire l'economia bastano ingegno e sapere, e moIte persone (10 dico
senza falsa modestia) in ciô mi superano. Per studiare sociologia occorre
nel presente momento storico (non dico sempre) essere assolutamente
fuori dalla vita attiva, vivere come un eremita, come faccio io a Celigny ))
(Pareto, 1960, III : 70).
(22) « P. Tommissen a présenté une communication qui, sur la base
de la correspondance de Pareto entre 1895 et 1900 fait, semble-t-il, définitivement justice de la thèse selon laquelle il y aurait rupture radicale
entre sa pensée économique et sa pensée sociologique (sc. celles de Pareto », (Freund, 1974 : note 62 bis).
12
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Cours d'écorwmie politique, Ed. Droz, Genève.
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1966 b MytheB et idéologies, Ed. Droz, Genève.
1966 c Seritti soeioloçiei, Ed. Utet, Turin.
Programme et sommaire du Cour» de Soeioloçie, suivi de
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Mon Journal, Ed. Droz, Genève.
Lettere ai Peruzzi 1872-1900, 2 tomes, Ed. Storia e let1968
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Lettres d'Italie, Ed. Storia e letteratura, Rome.
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Perrin», Revue européenne des sciences sociales et Cahiers
Vilfredo Pareto, Tome XII, 1974, nv 33 : 217-234.
325
PUBLICATIONS
RECENTES
DES MEMBRES DE
L'INSTITUT DES SCIENCES POLITIQUES ET SOCIALES
DE L'UNIVERSITE
CATHOLIQUE DE LOUVAIN
BAFFREY Jean-Claude,
L'effet de public en communication sociale, Dissertation
doctorale, Louvain, 1972, Document
stencilé, 200 p.
Constatant le caractère fondamentalement
équivoque des conclusions auxquelles ont donné lieu les recherches sur les « effets»
des mass media, cette étude s'emploie à vérifier l'hypothèse selon
laquelle le public jouerait un rôle moteur (« effet de public») dans
le processus de communication sociale. A cet .effet, l'auteur procède à une analyse en longue période (127 ans) du contexte
social et de l'efficacité du quotidien catholique belge c:Gazette de
Liège ». Il en ressort que cet organe de communication sociale a
échappé au contrôle de ceux qui l'avaient fondé, pour devenir
l'instrument
de prise de conscience sociale, et le porte-drapeau
d'une partie du public qu'il visait.
BECKERSMarc, avec la participation de FRÈRE Jean-Paul, LLANOS
Marcelino, LEBBE Paul, Systèmes de gestion et attitudes
des travailleurs. Recherche effectuée par le Centre de
Recherches Sociologiques
sous la direction de DE BlE
Pierre pour le compte de l'Office Belge pour l'Accroissement de la Productivité,
C.R.S., Louvain, 1971, 91 p.
La recherche présentée dans ces pages est orientée vers des
problèmes qui se posent concrètement dans la société. Dans le cadre
de référence et avec les méthodes d'une discipline scientifique - la
sociologie - elle veut apporter une meilleure connaissance d'une
série limitée de problèmes qui se posent actuellement.
Elle s'inscrit dans le prolongement de travaux antérieurs et a pour
objectif de préciser dans quel sens et dans quelle mesure les attitudes
des dirigeants influencent l'implication des travailleurs à la vie de
l'entreprise. En d'autres termes, il s'agit de rechercher quel type
d'équilibre s'établit dans l'entreprise quand se rencontrent d'une
part, un système de gestion donné, et d'autre part, des conduites
ouvrières, elles aussi orientées par une vision de l'entreprise et du
travail.
Dans une autre perspective, on peut considérer que la recherche
vise à isoler certains facteurs de changement de la société industrielle.
BECKERSMarc, FRÈREJean-Pol, SAUCIERRoger, TORRISIGiuseppe P., sous la direction de Pierre DEBlE, La Belgique
face aux investissements étrangers, Une approche sociologique. Etude réalisée par le Centre de Recherches
Sociologiques pour le compte de l'Office Belge pour
l'Accroissement de la Productivité. C.R.S., Van Evenstraat, 2 B, LEUVEN, 1973, ± 300 p. Cà paraître le
1/12/1973).
Une approche sociologique des investissements étrangers en Belgique a pour objet principal l'analyse de leur mode de pénétration
et de leurs effets sur la culture industrielle et sur la structure
sociale du monde du travai1. Dans la mesure où la Belgique possède
des traditions industrielles propres, où les relations du travail sont
infléchies par la législation sociale et par les conceptions patronales
et syndicales dans un sens déterminé, l'établissement de firmes étrangères est un fait nouveau dont il importe de mesurer l'impact sur
les relations sociales et industrielles.
Le thème fondamental de la recherche est donc d'examiner dans
quelle mesure une nouvelle culture est en voie de se développer et
de s'implanter en Belgique comme conséquence de l'arrivée massive
d'investisseurs
étrangers.
D'autres thèmes, plus particuliers,
ont
guidé le choix de l'étude : dans quelle mesure l'adpotion par certaines
firmes belges d'un type de management
« progressiste»,
a-t-il été
stimulé par la présence de firmes étrangères?
La présence d'étrangers a-t-elle une influence sur la classe dirigeante des entreprises?
La concentration grandissante
des firmes en sociétés multinationales pour faire face à des exigences de rationalisation
et de rendement pose de multiples problèmes aux pouvoirs publics à l'échelle
nationale et locale; des conceptions nouvelles du travail, de l'emploi
et de la carrière des travailleurs
et des cadres s'introduisent;
les
attitudes
à l'égard des mouvements syndicaux sont autres. Ici
aussi de multiples problèmes surgissent et les aspects sociologiques
de l'introduction de nouvelles entreprises s'imposent par leur multiplicité.
GERARD
Hubert, Catholicisme et fécondité. Recherche exploratoire, Louvain, Vander, 1970, 232 p.
L'objectif de cette recherche exploratoire est de dégager les relations existant entre le phénomène de la fécondité et l'appartenance
au catholicisme, et d'estimer, pour ces relations, la valeur explicative de la doctrine de l'Eglise en matière de procréation, telle qu'elle
est perçue par les enquêtées.
Le phénomène de la fécondité est défini non seulement par la
fécondité réalisée, mais aussi par les variables intermédiaires physiologiques, comportementales et mentales. L'appartenance au catholicisme est mesurée d'une part par l'intégration actuelle et la socialisation dans la collectivité religieuse, d'autre part par les orientations mentales vis-à-vis du changement au sein de l'Eglise et vis-à-vis
de la personnalisation de l'engagement religieux.
Les données de cette recherche furent recueillies par interviews
en 1966 auprès de 326 femmes belges, mariées, de résidence urbaine,
catholiques et fréquentant régulièrement la messe dominicale.
Axel, Télévision et participation à la Culture, Editions Vie Ouvrière, Bruxelles, 1972, 188 p.
GRIJSPEERDT
Quelle est l'attitude des travailleurs face à la télévision? Combien de temps passent-ils devant le petit écran ? Que regardent-ils?
Quelles émissions aimeraient-ils
voir? Comment expliquer leur
attitude?
Quelle sont les fonctions de la télévision (fonction sociale, fontion culturelle, fonction politique) ? La télévision aliène-t-elle les
travailleurs, en répondant à de faux besoins? Leur permet-elle de
se former une opinion cohérente devant le monde d'aujourd'hui?
Favorise-t-elle la participation culturelle?
Quels changements la télévision amène-t-elle chez ceux qui la
regardent?
Voilà quelques-unes des questions auxquelles l'ouvrage essaie
de répondre à partir de renseignements recueillis lors d'une enquête approfondie menée dans l'agglomération de Charleroi auprès
d'ouvriers, d'employés et de cadres. Au-delà de la simple description des faits, l'ouvrage vise leur explication et propose un plan
de politique culturelle pour la télévision. Il montre surtout que la
télévision apparaît comme un phénomène social extrêmement complexe qui entraîne des fonctions et des dysfonctions dans les publics
qu'elle prétend toucher.
L'ouvrage est complété par une abondante bibliographie.
Hotrroux, Joseph, Budgets ménagers, nutrition et mode de vie
à Kinshasa, Presses universitaires du Zaïre, Kinshasa,
1973, 303 p.
L'objectif de cette recherche est de répondre à la question:
« Comment vivent les Kinois, suite à la croissance urbaine galopante,
à l'augmentation du nombre des inactifs et à la baisse du salaire
réel des travailleurs s ?
Les dépenses surpassent largement les salaires et 67,4 % du
budbet est consacré à l'alimentation. Malgré ceci le régime nutritionnel est assez bas puisqu'un adulte ne consomme que 2.030 calories par jour.
Cette précarité de la situation oblige au court terme et place
l'individu dans une situation d'insécurité qui le pousse, d'une part,
à recourir à des processus d'accommodement par le paratravail et
par tous les moyens qui permettent d'élargir les revenus et, d'autre
part, à coopérer avec la famille élargie qui tendra à le sécuriser
moyennant l'acceptation de ses normes traditionnelles.
Cette recherche sur le terrain a été menée sur 1.471 ménages africains à Kinshasa en 1969-1970.
Edmond et HENRYON
Claude, Vruchtbaarheid en
contraceptie bij jonge echi/paren. Een eocioloçisehe analyse, Standaard Wetenschappelijke Uitgeverij, Antwer-
LAMBRECHTS
pen, 1970, 197 p.
Les auteurs présentent les résultats d'une enquête effectuée en
1965 auprès de couples constitués par premier mariage en 1962.
L'échantillon, de type aléatoire, est fortement représentatif
de la
population considérée: 1000 jeunes ménages, domiciliés dans 557
communes différentes, ont été visités : 838 ont accepté de recevoir
les enquêteurs chargés de les interviewer.
L'étude portant sur les attitudes et les comportements en matière
de fécondité et de contraception, se compose de deux parties. La
première, traitant des composantes de la fécondité, envisage l'intervalle réel et idéal entre le mariage et la première naissance, le
nombre d'enfants désirés et attendus, la pratique de la contraception
et la connaissance des moyens contraceptifs.
Dans la seconde partie, les auteurs étudient les facteurs sociaux
qui influencent la taille familiale désirée et attendue et la contraception. Ils constatent que le nombre d'enfants désirés et attendus
par les couples est influencé par leur degré d'intégration à la religion
catholique; dans ce contexte, les auteurs soulignent également l'importance de l'éducation dans une école catholique. La pratique de
la contraception
dépend principalement
du niveau d'études de
l'épouse. La religiosité du couple, facteur important en ce qui concerne le choix des moyens contraceptifs, n'influence pas la décision
initiale de pratiquer la contraception.
Les auteurs se proposent de réinterroger les mêmes couples après
dix ans de mariage.
PIRET Baudouin,
L'aide de la Belgique aux pays sous-développés,
Ed. Vie Ouvrière,
Bruxelles,
1972, 208 p.
L'ouvrage montre que l'aide de la Belgique répond plus aux sollicitations de groupes d'intérêts privés qu'aux impératifs d'un véritable développement. Il analyse la participation
de la Belgique à
ce que l'on appelle de plus en plus le e développement du sousdéveloppement s, Après une analyse des différentes composantes de
ce que l'on appelle (abusivement selon l'A.) l'aide de la Belgique
aux pays sous-développés (chapitre I), l'étude situe celle-ci dans le
contexte plus global des relations économiques entre les pays industrialisés et les pays sous-développés (problèmes des matières premières, des préférences douanières pour les produits industriels du
Tiers-Monde et de l'importation de travailleurs étrangers)
(chapitre
II). A côté des flux de l'e aide s, il faut considérer les reflux en
provenance du Tiers-Monde, plus importante que ceux-ci, comme le
montre l'A. pour la Belgique et le Zaïre (chapitre III). L'aide belge
s'insère de plus en plus dans le cadre de l'aide internationale
à
travers laquelle s'opère, selon l'A., le contrôle du e développement
du sous-développement :t, c'est-à-dire une croissance économique (parfois) sans développement pour la masse des gens (chapitre IV).
Enfin, l'A. analyse les différents groupes de pression (Eglise, milieux d'affaires, coopérants, anciens coloniaux, etc ... ) qui agissent
sur la coopération au développement. En conclusion, B. Piret propose
une aide à certains régimes politiques plutôt qu'à d'autres parce que
selon lui, c'est à ce niveau que se pose fondamentalement le problème
du développement.
REZSOHAZYRudolf, Temps social et développement. Le rôle des
facteurs socio-culturels dans la croissance, La Renaissance
du livre, Bruxelles, 1970, 259 p.
Comment le temps est-il valorisé et utilisé? Quelles sont les stratégies temporelles dominantes dans les différentes sociétés et pour les
différentes
classes?
Comment la prévision conditionne-t-elle les
projets des nations, des groupes et des individus? Quelle est l'importance de la prévision pour le fonctionnement d'une société complexe ? Comment l'aménagement rationnel des séquences temporelles
devient-il la clé de la performance
économique? Comment une
société élabore-t-elle une certaine conception du temps et pourquoi
le change-t-elle ?
En réponse à ces questions, l'auteur propose une théorie du temps
social qui, sociologique dans Bon inspiration,
s'inscrit dans une
perspective historique. Elle est démontrée à partir de recherches
empiriques, d'une documentation abondante provenant de nombreux
pays et, notamment d'une enquête comparative entre le Pérou et
la Belgique.
Voici donc une contribution importante à la fois à la théorie du
développement et à la connaissance du comportement culturel dans
des sociétés à degré de croissance différent. Le sociologue aussi bien
que l'anthropologue, l'historien aussi bien que l'économiste y trouvent des éléments pour la construction de leur discipline.
REZSOHAZYRudolf, Théorie et critique des faits sociaux, La
Renaissance
du livre, Bruxelles, 1971, 248 p.
Le but de ce manuel est de présenter les principales démarches
dans le traitement scientifique des faits sociaux et dans la reconstitution de la réalité sociale, comprenant
- l'analyse des notions fondamentales de fait social et d'acteur
social,
- l'étude des différentes voies d'accès à la réalité, c'est-à-dire des
multiples sources d'information et d'observation,
- la mise en place des cadres de la recherche, dressés par la formulation des hypothèses, le choix des variables, la définition
des concepts, l'élaboration d'un modèle,
- les phases successives de la critique des faits sociaux et des informateurs qui les rapportent,
- la synthèse des faits, c'est-à-dire la reconstitution de la réalité
sociale et, enfin,
- l'explication.
La partie consacrée à l'explication comprend l'exposé des principales approches théoriques, présente la méthode du dosage des différents facteurs de l'explication, analyse les formes diachroniques (la
causalité historique, les lois causales, etc ... ) et synchroniques de
l'explication (comme la relation fonctionnelle) et montre les principales techniques de démonstration des rapports explicatifs, comme
la comparaison, l'analyse multivariée, etc ...
Le volume comprend une bibliographie sélective dans le domaine
de la méthodologie des différentes branches des sciences sociales.
Action et changement. Méthode d'analyse
des dynamismes sociaux et historiques, Publications de
REZSOHAZYRudolf,
l'Institut
des Sciences
1973, 78 p.
Politiques
et Sociales,
Louvain,
La préoccupation centrale de l'auteur est d'examiner comment,
dans une situation donnée, les acteurs sociaux prennent leurs initiatives, ce qui les influence, comment ils agissent et comment, sous
l'effet de leur action la société se transforme.
Au cours de l'exposé, un certain nombre de problèmes fondamentaux sont soulevés: comment soumettre les évolutions uniques à une
méthode générale pour découvrir les régularités et isoler les cas
particuliers?
Comment reconnaître dans les processus singuliers,
comme par exemple les düférentes révolutions, ce qui les rend comparables?
Comment préparer les comparaisons qui permettent de
dégager ce qui est général dans les évènements? Comment énumérer tous les facteurs de l'explication?
Comment sélectionner les
points-clés de l'analyse?
Comment structurer les faits collectés et
leur exposé?
En proposant une réponse à ces questions, l'auteur tente de
maîtriser l'étude de l'action sociale et historique.
Les actes innovateurs, les initiatives imprévues, les faits nouveaux - autant de sources de changement et de l'évolution historique -, sont réputés inexplicables à l'aide de lois. Dans ce livre,
ils sont soumis à un traitement méthodique qui contribue à en faire
réellement objet de science.
13
Théories sur le phénomène urbain. Analyse
critique et matériaux pour une théorie sociologique. Of-
THIRY,Jean-Pierre,
fice International
de librairie,. Bruxelles, 1973, 255 p.
Au moment où les réalités quotidiennes de la planüication urbaine
intéressent, autant qu'elles préoccupent, les citadins, les habitants
des zones périphériques et, en général, toutes les personnes soucieuses de l'avenir de notre civilisation, il était utile, sinon nécessaire,
de réaliser une étude approfondie des rapports de l'homme avec la
cité et de présenter les éléments d'une théorie sociologique du
phénomène urbain.
L'auteur fait non seulement le point des connaissances en la
matière à partir d'une critique méthodique des analyses existantes
mais il dégage aussi un système explicatü du fait urbain et une
méthode d'analyse sociologique.Cette étude comporte deux éléments.
Le premier consiste en l'élaboration des principes d'analyse tandis
que le second utilise les normes élaborées pour l'interprétation du
réel.
Cet ouvrage retiendra donc l'attention aussi bien des sociologues,
en particulier les sociologues urbains, que des urbanistes ou des
divers spécialistes de l'aménagement urbain et, en général, de tous
ceux qui sont intéressés par les problèmes actuels des villes et des
agglomérations urbaines.
- ABDEFATTAH
FAKHFAKH, L'Emploi
des moyens de communications de masse dans les pays
en voie de développement, Centre International de docu-
VAN BOL Jean-Marie
mentation économique et sociale africaine (C.I.D.E.S.A.),
Bruxelles, 1971, 751 p.
Cet ouvrage est indispensable à tous ceux qui sont concernés
par les problèmes de communication dans les pays en voie de
développement. La seule description de son contenu peut définir
son intérêt: une liste de références bibliographiques, d'articles et
de livres classés dans un ordre alphabétique constitue la majeure
partie du livre, soit 2533 références qui comportent toutes un
résumé bilingue.
Les langues originales des articles sont : le français, le néerlandais, l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol et le portugais. Il
se trouve que, pour ces vingt dernières années, un recensement de
tout ce qui est paru dans ce domaine est mis à la disposition
aussi bien du responsable de la formation professionnelle que du
juriste.
Plusieurs annexes d'un très grand intérêt contribuent à faire
de cet ouvrage un outil de travail très complet: un plan analytique répertorie les problèmes de la presse, de la radio, du cinéma,
de la télévision et des autres moyens audiovisuels.
Une liste de périodiques et collections consultés, et un double
index géographique, français et anglais, sont suivis d'une liste
des instituts collaborateurs.
Relations entre anglophones et francophones
dans les syndicats québécois, Centre international de
VERDOODT Albert,
recherches sur le bilinguisme,
Québec, 1970, 238 p.
Cité
universitaire
de
Recherche sur le terrain menée essentiellement auprès de la
F.T.Q. (Fédération des travailleurs du Québec) et plus particulièrement auprès de 14 grands syndicats pan-américains ou pan-canadiens actifs au Québec et auprès de 11 autres syndicats pan-américains ou pan-canadiens établis au Québec.
Le cadre théorique est repris à Clark et Wilson tel qu'il fut
appliqué par Meisel et Lenieux à d'autres organisations non-gouvernementales du Canada.
Les conclusions répondent aux questions suivantes:
1) Comment établir entre les groupes linguistiques les modes structurels de relations qui conviennent aux objectifs poursuivis?
2) Commentétablir entre les groupes linguistiques des modes structurels de relations qui pourront être modifiés quand les objectifs
d'un des groupes linguistiques changent T
3) Quand un problème se pose au niveau structurel inférieur, ne
faut-il pas chercher la solution à un niveau structurel supérieur?
La protection des droits de l'homme dans les
Etats plurilingues, Labor, Bruxelles et Fernand Nathan,
VERDOODT Albert,
Paris,
1973, 210 p.
Le but de ce manuel est d'exposer de mamere cohérente les
efforts des principaux pays plurilingues et des grandes organisations internationales en vue de protéger les droits de l'homme au
niveau si important de l'emploi de la langue maternelle ou usuelle.
La parution coïncideavec la résurgence, partout dans le monde, des
tensions sur le plan ethno-linguistique.
Le cadre théorique est repris à la sociologiedes organisations et
correspond, en fait, aux principales divisions employées au cours
du Cycle d'études consacré aux sociétés multinationales (et organisé,
rappelons-le, par les services consultatifs des droits de l'homme des
Nations-Unies).
Les divers chapitres (qui vont du droit général à la non-discrimination pour motif linguistique au droit particulier de sécession)
répondent à un schéma uniforme : 1. position du problème ; 2. réalisations historiques; 3. opinions des principaux spécialistes;
4. limite du droit étudié.
Le volume comprend aussi une préface de Karel Vasak, secrétaire
général de l'Institut international des droits de l'homme (Fondation
René Cassin), un index des matières et des noms cités et une bibliographie sélective dans le domaine de la sociologie des relations
entre les groupes linguistiques.
Albert, Les problèmes des groupes linguistiques en
Belgique. Une introd1U:tion d la bibliographie et un guide
pour la recherche, Cours et Documents nO 1, Centre de
Recherches Socioiogiques 1 Institut de Linguistique,
Louvain, 1973.
VERDOODT
-
Aux sociologues, linguistes, juristes, hommes d'Etat, fonctionnaires.
- Aux responsables de l'éducation et de l'enseignement: Universités, Hautes Ecoles, Athénées, Ecoles Normales, Collèges et
Instituts.
- A tous ceux qui s'intéressent aux problèmes posés par les relations entre groupes linguistiques.
Un « trend-report» (rapport relatant les tendances) de 2.000
livres et articles relatifs aux problèmes sociolinguistiques belges.
L'auteur qui a obtenu l'aide de nombreux spécialistes, a notamment
dépouillé les catalogues par matières des bibliothèques universitaires, les principales revues belges (au total 38) et les périodiques
sociologiques et linguistiques de classe internationale. Le texte
constitue un document d'environ 300 pages dactylographiées en
offset, format in quarto. (400 FB).
Contenu en bref
Préface de M. le Professeur P. de Bie.
Principes de classification
Introduction
1ère partie
Ecrits généraux. Livres d'histoire et de géographie
Etudes de groupes de taille limitée
Ile partie
Phénomènes socio-culturels affectant l'ensemble
lUe partie
des groupes linguistiques
Bilinguisme et diglossie
IVe partie
Maintien de la langue et changement de langue
Ve partie
Solutions pratiques: unitarisme, régionalisme, féVIe partie
déralisme, séparatisme
Bilan des aspects positifs et des lacunes des
Conclusion
travaux analysés.
PUBLICATIONS DE LA FACULTE DES
SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES ET POLITIQUES
DE L'UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN
La Libertà e l'Uguaglianza
Tocqueville, Frankie, Louvain, 1972.
DE SANTIS, Vittorio,
nel pensiero di Alexis de
L'activité professionnelle des femmes: moyen de parcipation au développement global. Analyse du cas belge, Les Edi-
HANQUET, Huberte,
tions
Vie Ouvrière,
Bruxelles,
1972.
HART-RIKABI-SUCCARI, Elisabeth,Regional
ment in the Arab World, Louvain,
System
and Political Develop-
1971.
MASSART-PIERARD, Françoise,
Pour une doctrine de la région en Europe.
Bruylant,
Bruxelles,
1974.
MPASE NSELENGE MPETI, L'évolution
de la solidoriié traditionnelle en milieu rural et urbain du Zaïre, Presses Universitaires
du Zaïre,
Kinshasa,
SPAEY, Philippe,
ris, 1972.
1974.
L'élite politique péruvienne. Editions
Universitaires,
Pa-
La presse quotidienne à la recherche de l'objectivité. Réflexions sur les ristorsions de l'information journalistique, Frankie, Louvain, 1973.
STRABYLATHIEL, Elisabeth,
Political Conflicts Within the Traditional and
the Modern Institutions:
a Case Study of the Bafui.Camerown,
TABUWE ALETUM, Michael,
Vander,
Louvain,
1973.
Sociologie du geste religieux. De l'analyse de la pratique
dominicale en Belgique à une interprétation théorique. Les Editions
VOVE, Liliane.,
Vie Ouvrière,
Bruxelles,
1973.
Attitudes des migrants journaliers Il l'ég,ard de
l'emploi en région, Les Editions Philippe Charlier, Bruxelles, 1973.
ZAKALNYCKYJ,Wladymyr,
G., Localisation résidentielle, décision des ménage8 et développement 8uburbain, Les Editions Vie Ouvrière, Bruxelles, 1972.
ZOLLER. Henry
ay!
we
(an
hel
you
PUBLISH AN ABSTRACT
OF EVERY TALK OR PAPER VOU PRESENT AT
ANY FACULTY, LOCAL,
REGIONAL, OR INTERNATIONAL GATHERING
YOUR
DOCUMENTS FOR DISSEMINATION WITH A
ROYAL TV TO VOU
MICI<()I'ICIif:
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BARRIER BY READING
ENGLISH SUMMARIES Of
DOCUMENTS ORIGINALLY
PUBLISHED IN 19
LANGUAGES
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DEPOSITED BY WHOM IN
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FOR SOCIOLOGICAL
LITERATURE
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ABOVE FOR $1
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AUTHORS " 21,000+
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Libre de Bruxelles
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Science politique, économie politique, économie sociale,
sociologie du travail,
sociologie africaine,
psychologie
sociale, sociographie, etc.
Chronique démographique. Note critique. Notices bibliographiques.
Numéros spéciaux
L'Université européenne
Raisonnement et démarches de l'historien
Corps médical et assurance maladie
Sociologie de la e Constructton Nationale s dans les nouveaux Etats
Aperçu sociologique sur le Québec
Image de l'homme et sociologie contemporaine
Sociologie de la littérature
Le pluriIinguisme
L'ingénieur et l'information
La sociologie du droit et de la justice
L'automobile dans la société
Avortement et contraception
Pour une société ouverte aux étrangers
La quantification en histoire
Administration
et abonnements
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Sociologie de la religion en URSS
Sociologie de la sécularisation
Analyse sociologique du discours religieux
Sociologie et anthropologie de la religion à Sri Lanka
Religiosité Populaire
Psychologie de la Religion
Théorie en Sociologie de la Religion
Sociologie de la religion en Afrique du Sud
Sociologie de la religion en Inde
Sociologie religieuse du Judaïsme
Religion et Culture
Sociologie des Ordres et Congrégations religieuses
Sociologie de la Catéchèse
Sociologie et Sacerdoce
Sociologie et Théologie
Sociologie de la Religion au Japon
Religion et Développement
L'Eglise comme Institution
La Sociologie religieuse en France
Sociologie de la Religion en Amérique Latine
Rédaction et Administration:
SOCIAL COMP ASS
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B - 3000 Louvain (Belgique)
Prix de l'abonnement
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annuel:
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(Louvain)
SCIENCE ET PAIX
Revue Internationale de Recherches 8ur la Paix,
le Conflit et le Développement
Publiée sous les auspices de l'International
ciation.
Peace Research Asso-
Science et Paix est la première revue internationale de langue
française, consacrée à l'étude des rapports conflictue18 entre communautés, groupes et acteurs sociaux, et de la paix, envisagée à
la fois sous l'angle de l'absence de conflits et de la construction
de rapports de coopération.
Pour Science et Paix, cette tâche exige à la fois l'approfondissement
scientifique dans le domaine des conflits directs et indirects manifestes et latents, physiques et structurels ainsi que l'engagement
moral et politique en vue d'orienter la recherche vers la formulation de propositions concrètes sur la résolution des conflits sur les
conditions d'une paix positive.
Science et Paix désire constituer pour cela un pôle d'attraction
pour ceux qui se sentent concernés par cette double tâche dans
toute la francophonie et être un lieu de dialogue avec les nonfrancophones.
Thème8 des numéros de l'année
EPBA:
1. - Etudier, Enseigner, Agir LA PAIX
2. - Les nouveaux armements
3. - L'Impérialisme
4. - La Non-Violence
Conditions d'abonnement (4 numéros par an)
Belgique
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. .
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Agence Forest).
Pool d'édition et de rédaction (PER) - Av. Van Volxem, 306,
Bruxelles.
SOMMAIRE N° 4 1974 intitulé:
L'IMPERIALISME
L'Impérialisme aujourd'hui.
La Namibie dans le cône sud de l'Afrique.
Marie-Dominique SIMONS Violence et développement.
Le « Mujibisme »: anatomie d'une idéoJ. D'OLIVEIRA
E SOUSA
logie.
Pascale DELFOSSE
Une idéologie militaire. Essai d'analyse
sémiotique.
Ole-Kristian HOLTHE
François HOUTART
CENTRE DE RECHERCHES SOCIOLOGIQUES
Université Catholique de Louvain
PUBLICATIONS
BECKERS M. avec la participation
de FRbE J. P., LLANOS M.,
LEBBEP., Systèmes de ge.tion et attitude. des travailleur.,
Recherche effectuée par le Centre de Recherches Sociologiques
sous la direction de DE BlE P. pour le compte de l'Office Belge
pour l'Accroissement de la Productivité, C.R.S., Louvain,
1971, 91 p.
DE BlE P., Budgets familiaux en Belgique, 1957-1958. Mode. de
vie dans trois milieux socio-profe.sionnela, Nauwelaerts, Louvain, 1960, 434 p.
DJ: BlE P., DOBBELAERE
K., LEPLAEC., PIEL J., La, dya.de conjugale.
Etude .ociologique, Vie Ouvrière, 1968, 137 p.
DE BIE P., PRESVELOUC., National family guiding image. and
policies, Transactions of the Fir8t International
Seminar,
Louvain, ICOFA, 1967, 170 p. Deuxième édition, Vander,
Louvain, 1972, 170 p.
HENRYONC., LAMBRECHTS
E., Le maria.ge en Belgique. Etutù .ociologique, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1968, 259 p.
HUYSE L., L'apa,thie politique. Etude .ociologique, Editions Scientifiques Erasme, Anvers/Bruxelles,
1969, 222 p.
LAMBRECHTS
E., HENRYONC., Vruchtbaarheid en contraceptie bij
jonge echtpa,ren.Ben. sociologische analyse, Standaard Wetenschappelijke Uitgeverij, Antwerpen, 1970, 197 p.
LEPLAE C., Les fiançailles. Etude sociologique, Presses Universitaires de France, Bibliothèque de Philosophie Contemporaine,
Paris, 1947, 344 p.
PIEL J., Relations sociales et loisir. de. a.dole.cent., Renaiuanee
du Livre, Bruxelles, 1968, 335 p.
PRESVELOUC., La consommation de la famille: phénomène .ociologique. Essai d'une .ociologie de la consommation familiale,
Vie Ouvrière, Bruxelles, 1968, 319 p.
PRESVELOUC., DE BII! P., Image. and counter-images of flou",
familie., Transactions of the Second International Seminar,
ICOF A, Louvain, 1969, 162 p.
RECHERCHES
SOCIOLOGIQUES
Sommaires
Volume l, numéro
1, juin 1970
P. DE BlE
Avant-propos
C. LEPLAE
La sociologie de la famille
gique 1957-1968 .
C. P~VELOU
8
en Bel5
Les nouvelles familles. Participation
socio-culturelle
et dialectique
des
images à propos de la vie conjugale
et familiale
.
C. HENRYONet
Distance socio-culturelle
A. BRUTUS-GARCIAet modèles d'interaction
en matière de fécondité
G. HOFFMANN
Famille nucléaire
élargie modifiée
isolée
44
au mariage
conjugale
72
ou famille
91
Volume I, numéro 2, décembre 1970
P. SERVAIS
C. LEPLAE
G. DEPREZ
F. BOUDRU
J. BONIS
Le sentiment
en WaIIonie
national
.
en Flandre
123
Approche sociologique
cultuelle récente
La guerre
tion (1)
scolaire
et
de la musique
145
et
sa pacifica170
Vers une sociologie des comportements patrimoniaux
de la famille
209
Attitudes de jeunes Belges à l'égard
des loisirs et de la culture
223
RECHERCHES
SOCIOLOGIQUES
Sommaires
Volume II, numéro
R. HILL
La famille
tales .
M. CROZIER
1, juin 1971
dans les sociétés
occiden3
L'engagement
social
du
sociologue
P. VERCAUTERENNotes pour une théorie
mation
de la légiti-
G. DEPREZ
sa pacifica-
La guerre scolaire
tion (II) .
25
45
et
67
Notes de recherche
B. GAD..LY
De l'ambition
aux stratégies
C. PIRET
Signification
Limbourg
politique
M. BECKERS
Equipe OBAP
P. DELFOSSE
de la grève du
107
Volume II, numéro
J. P. FRÈRE et
92
2, décembre
1971
Caractéristiques
individuelles des dirigeants et modes d'accès au pouvoir
dans l'entreprise
127
Le texte
sions (1)
155
d'un
système
des
pen-
A. CORTENLe travail des femmes dans les magaVANDERHAEGHE sins à rayons multiples
181
Notes de recherche
pour l'investigation
en
A. GRYSPEERDT Directions
sociologie de la télévision : théorie,
problématiques
et techniques
214
Analyse des échecs et abandons à
l'Université,
importance
du milieu
social d'origine
226
A. BEGUIN
Etude
A. VERDOODT
bibliographique
Sociologie
du langage
242
RECHERCHES
Volume
SOCIOLOGIQUES
III, numéro
l, juin
1972
Sommaires
A. MARTENS
E.
J.
G.
P.
C.
C.
Travailleurs
immigrés:
critique
de
quelques études. Application
à la situation belge .
LAMBRECHTS La fécondité des jeunes couples. Analyse des résultats d'une enquête auprès
de 838 couples
Pour une sociologie des relations entre
LEFÈVRE
groupes linguistiques. Un modèle d'analyse
DEPREZ
Le choix d'une école catholique
.
Le texte d'un système des pensions.
DELFOSSE
Essai d'une analyse sémiologique
(II)
Notes de recherche
LEPLAE
Théorie et réalité en sociologie de la
famille
PRE'SVELOU,A. BRUTUS et B. CANIVET
L'avortement
dans la vie du couple
Volume
III, numéro
2, décembre
publiques
22
44
83
107
126
144
1972
A. DUMAIS
Herméneutique
et Sociologie
.
B. CANIVET-GILsoN
La pilule: comportements
et décisions
L. PIETERS
Codes sexuels et relations
pré-conjugales
A. GRYSPEERDT Appartenance
socio-culturelle
et intérêts sportifs. Analyse factorielle
d'une
douzaine d'intérêts
sportifs
.
L'inégalité
sociale devant l'échec scoJ. NIZET et
G. DEPREZ
laire
Notes de recherche
G. VAN ISTENDAEL
La décision politique en matière d'aménagement
du territoire.
Le cas de la
Belgique septentrionale
P. H. VAN DER PLANK
L'assimilation
linguistique
dans les
sociétés urbaines
.
Leçons
3
163
181
213
226
247
269
290
et conférences
J. A. GUILHON-ALBUQUERQUE
L'industrialisation
et son expérience
296
RECHERCHES
SOCIOLOGIQUES
Volume IV, numéro spécial, mai 1973
Sommaire
MODELES
CULTURELS
J. REMY
Introduction
ET
PRATIQUE
à la problématique
SOCIALE
.
1. L'usage social de concepts légitimateurs
J. REMY
La dichotomie privé/public dans l'usage
courant : Fonction et genèse .
L. VOYÉ
Usage social du concept de critère objectif. Rôle du sociologue
II. Pratique sociale et effets culturels
G. LIENARD et F. LOICQ
Emergence d'une contre-légitimité dans
le cadre d'un conflit dans l'entreprise
Michelin
F. LOICQ et G. LIENARD
Maîtrise de l'espace et propriété du
pouvoir
III. Analyse institutionnelle
et travail pédagogi.que
M. L. LoPEZ et G. LIENARD
Espace et resocialisation. Analyse d'une
expérience
E. SERVAIS et J. P. HIERNAUX
Une expérience de pédagogie institutionnelle. Réflexions critiques sur certains aspects de la méthode .
IV. Essai de systématisation méthodologique et mise en
question d'une rationalité sociologique
J. P. HIERNAUX
Quelques éléments pour l'observation et
l'analyse de performances
culturelles
J. M. LACROSSE
Faut-il introduire le concept des forces
désirantes dans la problématique du
changement culturel?
.
3
10
39
63
104
120
153
172
195
RECHERCHES
SOCIOLOGIQUES
Volume IV, numéro 2, octobre 1973
Sommaire
L'influence
parentale
sur le choix des
fréquentations
du conjoint aux EtatsUnis
L. DE SOUSBERGHE
Repenser ou ré-observer
la parenté et
le mariage
J. L. LITT
Essai de sociologie régionale
.
M. MOLITOR
Chercheurs
scientifiques
et organisations industrielles
J. VAN DE KERCKHOVE
Grèves
spontanées,
phénomènes
et
symptômes
de crise
Notes de recherche
Th. LINARD DE GUERTECHIN
Activités
et structures
des firmes
américaines
à Bruxelles
Notes bibliographiques
HANQUET, H., L'activité
professionnelle
des femmes:
moyen de participation
au développement
global
CE. Lambrechts)
J. BRUCE
219
246
271
295
335
357
393
RECHERCHES
SOCIOLOGIQUES
Volume V, numéro 1, juin 1974
Sommaire
L. VAN OUTRIVELes syndicats chrétiens et socialistes en
Belgique. Leur pouvoir dans une économie néo-capitaliste
et concertée, leurs
stratégies
vers l'auto-gestion
.
M. MOLITOR
Chercheurs
scientifiques
et organisations industrielles.
Le rapport à l'entreprise
T. JACOBS
L'accroissement
du nombre des divorces
en Belgique : une interprétation
sociologique.
J. ALDOUS
Les effets de l'observation
sur le comportement en laboratoire : note méthodologique
Notes de recherche
L. JADIN
La fréquence du testament en Belgique
et l'adéquation
du droit successoral
E. JACQUES et Ch. PIRET
La saisie du sens de l'action : questions/
problèmes de méthode à propos de l'analyse des grèves
J. BILLIET
Réflexions sociologiques à propos de la
révision du pacte scolaire .
Leçons publiques et conférences
A. FRISCHKOPF La modernisation
d'une université.
Adaptation
ou innovation ?
Notes bibliographiques
3
39
68
84
91
105
115
129
139

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