recherches sociologiques - Université catholique de Louvain
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RECHERCHES SOCIOLOGIQUES PUBLICATION SEMESTRIELLE Comité de Gestion P. DE BIE, C. LEPLAE, C. PRESVELOU Comité de Rédaction M. BECKERS, G. DEPREZ, J. F. BOUDRU, A. BRUTUS, B. CANIVET, P. FRÈRE, L. JADIN, L. PIETERS, Administration - Edition Service Abonnements P. E. LAMBRECHTS, G. COLARD, J. LEFÈVRE, TORRISI Centre de Recherches Sociologiques Université Catholique de Louvain Van Evenstraat, 2 b Tél. 016/276.00 B - 3000 LOUVAIN Compte bancaire: 431-0165441-26 C.C.P. n° 5650.81 Abonnement Numéro (2 numéros) Tarif applicable pour tous les pays à partir du 1er janvier 1973 (tarif avion sur demande) 350 FB ou 8 $ U.S. 175 FB ou 4 $ U.S. Les manuscrits, introduits par un bref résumé, doivent être remis au Comité de rédaction en quatre exemplaires dactylographiés. La rédaction décline toute responsabilité quant au contenu des articles. Copyright: La reproduction des articles est interdite sans autorisation du comité de rédaction. RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Volume V, numéro 2, décembre 1974 Sommaire FAMILLE ET RAPPORTS SOCIAUX Pages C. PRESVELOU Introduction B. 149 CANIVET-GILSON La parenté dans la vie sociale G. COLARD-DuTRY L'affectation d'une partie jeunes familles D. 153 du temps libre chez les 176 LEPORCQ Les modèles familiaux comme stratégies duction et de mobilité sociales . de repro190 C. PRESVELOU Consommation et famille. Essai d'une analyse sociologique de la participation des membres de la famille aux décisions de consommation . 205 et M. MORMONT La transformation des relations entre l'école primaire et la famille dans une collectivité locale . 237 C. MOUGENOT C. RICHIR-DuRIEUX Les relations psychanalytique ACTUALITE P. DE BIE G. BUSINO familiales dans la vulgarisation 246 DE VILFREDO PARETO Introduction 258 Aux origines du structuralisme V. Pareto . J. génétique : Méthodologie et épistémologie comparées Durkheim, Vilfredo Pareto et Max Weber. P. 262 FREUND d'Emile 282 TOMMISSEN Evolution ou révolution dans la pensée de Pareto? 310 Ce cahier a pu être réalisé "grâceà l'aide financière du Centre de Recherche. Sociologiques de l'Université Catholique de Louvain. INTRODUCTION par Clio PRESVELOU La famille constitue avec l'éducation, le travail, la propriété et la religion l'une des institutions de base que toutes les sociétés ont produites et maintiennent pour répondre aux besoins de leur survie. Institution normative par certains égards - les règles de mariage, celles qui définissent les relations sexuelles, les droits et devoirs envers les apparentés, pour ne citer que quelques-unes des règles formelles qui la régissent - la famille est également un groupe social dont la structure et l'organisation mais aussi les rapports explicites ou cachés avec les autres institutions et groupes sociaux, sont déterminés en fonction de l'évolution historique et l'héritage culturel propres à chaque nation, ethnie, voire même continent. Contestée précisément dans ses aspects normatifs, la famille est également incorrectement connue par ceux-là même qui abordent l'analyse de ses nombreux aspects et composantes. Ceci s'explique. Il est en effet difficile de prendre un recul suffisant par rapport à un phénomène - la vie familiale - dont nous avons tous une expérience vécue et dont le poids suit et façonne l'individu au cours de toute son existence. En outre, cette insertion personnelle interfère souvent pour dicter au chercheur ce qui, dans cette institution, lui paraît devoir être conservé ou au contraire rejeté. A ces deux raisons qui obscurcissent souvent l'étude sociologique de la famille s'en ajoute une troisième. Il s'agit de la position inconfortable dans laquelle la famille est placée par les autres institutions sociales qui lui servent, indûment d'ailleurs, de protecteur, voire même de tuteur. Les faits passés et contemporains n'illustrent que trop bien ce propos. La famille du migrant, forcée à s'adapter dans le pays (ou région) d'accueil au milieu de nombreuses difficultés et frustrations, ou encore, la famille prolétarienne, rejetée dans les quartiers sordides des grandes métropoles sont deux exemples de familles nucléaires condamnées à survivre souvent en se réfugiant dans l'anomie, précisément parce que leurs intérêts vitaux ne sont nullement pris en considération lorsque les décisions relatives au «progrès» général s'élaborent. Mais même la famille dite «normale» est toute aussi absente des décisions qui la concernent. Les spécialistes du marché et les publicistes se préoccupent peu de mettre sur le marché des produits dont 149 la qualité et le prix amélioreraient le niveau de vie et le style de vie des familles. Ils cherchent à créer des besoins nouveaux ou à préciser des besoins latents à partir de quoi les chances de commercialisation du produit lancé sur le marché augmenteront. Ou encore, les urbanistes et autres architectes du paysage urbain en décidant la rénovation ou la création d'un quartier se sont jusqu'à présent peu préoccupés des véritables besoins et aspirations des familles en matière d'espace, d'environnement tant physique qu'humain et d'infrastructures socio-pédagogiques et culturelles pour la prise en charge des jeunes enfants et pour le développement socio-culturel des parents. La famille est donc absente de toutes les décisions majeures politiques, économiques, juridiques et socio-pédagogiques, lesquelles pourtant la concernent en premier lieu puisqu'elles décident de son avenir et de son destin. D'ailleurs, la prééminence qu'ont reçu dans nos sociétés les notions comme celles d'intimité du couple ou de séparation souhaitée d'avec les apparentés, véhiculées par tout un courant d'éducation, préparation au mariage et d'aide au couple et à la famille n'a fait qu'accentuer le retrait social de la famille. Atomisée par l'idéologie intimiste et fusioniste, la famille se réfugie dans l'appartement « trois-pièces» ou la maison uni-familiale, ce chez-soi confortable et accueillant, où elle continue à reproduire des pratiques sans rapport ni avec les demandes qui lui sont faites par les différentes instances qui fixent son destin - l'école, le travail, la politique - ni avec les demandes que lui adressent ses propres membres. Le paradoxe est alors que la famille, définie comme l'institution-relais entre l'individu qu'elle met au monde et la société qui l'accueillera tôt ou tard, est acculée à se transformer au gré de pressions extérieures, à devenir « une variable dépendante» (le phénomène que l'on explique à partir d'autres phénomènes considérés comme antérieurs ou plus importants, par exemple, l'industrialisation et l'urbanisation ou encore le droit) (1), à acquérir un statut dérivé. D'institution sociale de base nécessaire, selon le discours normatif, à la survie de la société et à l'équilibre de l'individu, la famille devient, dans les faits, une institution mineure qu'il convient de protéger comme on protège toute personne ou groupe ayant un statut dérivé : les enfants ou les femmes. Ce bref aperçu des rapports asymétriques de la famille et ce qui l'entoure explique en grande partie que les valeurs qu'elle cherche à promouvoir sont mal perçues. Il s'agit cependant de valeurs sociales: l'épanouissement individuel, la coopération et l'apprentissage des responsabilités sociales. Si l'on se situe au niveau des pratiques sociales, on sait que ces valeurs existent ; mais on sait également que leur développement est (1) Nous nous référons ici aux théories tendant à expliquer la diffusion de la famille nucléaire à partir d'un facteur prédominant, telles «la loi de la contraction de la famille s de E. Durkheim ou «la tendance de la famille nucléaire structurellement isolée» de T. Parsons. 150 fortement compromis par et dans une société qui encourage la compétitivité, l'agressivité et l'individualisme. La manière selon laquelle ces valeurs sont vécues par les familles appartenant aux différentes strates socio-professionnelles et les pratiques de concertation ou de distanciation en vigueur dans les négociations que la famille engage avec des institutions extra-familiales constituent la toile de fond et le commun dénominateur des articles de ce numéro spécial. Les auteurs de ces articles n'ont pas reçu de consignes pour ajuster leur point de vue à la visée générale du numéro. Il leur a été demandé de développer, à partir de l'approche qui était la leur, un aspect particulier en rapport avec la famille. Il s'agissait d'une invitation à contribuer de manière personnelle excluant les présupposés d'« écoles» à l'étude sociologique de la famille. Mais le large accord qui s'est dégagé dans la mise en évidence du pouvoir (strates sociales) comme élément différentiateur des pratiques familiales en rapport avec l'une ou l'autre des trois valeurs signalées plus haut et également dans la perception des rapports sociaux asymétriques nous a paru une base solide pour l'organisation des articles autour de ce double thème. Les trois premiers articles ont pris comme point de départ de l'observation, l'unité familiale. C'est à partir de là que leurs auteurs analysent les différentes pratiques des familles. Il s'agit des relations qu'entretiennent des jeunes familles avec leurs parents, de leur insertion dans la sphère culturelle et enfin du réseau plus large de leurs relations. L'activité de la consommation, laquelle naît des échanges entre la famille et l'économie, constitue l'occasion d'analyser comment et dans quelles circonstances les différents membres de la famille coopèrent à la gestion du budget familial. L'article « Consommation et famille» est consacré à cet aspect. Dans «La famille et l'école », le champ d'observation n'est plus le noyau familial comme tel; on y traite des échanges entre l'éducation parentale et l'institution scolaire. Enfin, s'appuyant sur des sources documentaires, un dernier article analyse l'utilisation de la vulgarisation psychanalytique dans la propagation de certains modèles éducatifs. Les auteurs des différents articles ont une ancienneté de recherche fort variable. Certains sortent à peine de leurs études universitaires - leur mémoire de licence constitue le matériau initial de leur article; d'autres sont engagés dans la recherche depuis plus longtemps. C'est l'originalité, croyons-nous, de ce numéro que d'avoir invité des «chercheurs en herbe» à s'associer à leurs aînés et à fairs connaître à un public plus vaste le fruit de leurs réflexions resté souvent inaccessible sous sa forme de document ronéotypé. Trois études présentées sous forme de mémoire de fin d'études sont incorporées dans ce numéro thématique. La mise au point d'un tel numéro est toujours une entreprise collective. Nous tenons à remercier ici les différents auteurs des 151 articles qui ont bien voulu s'astreindre à l'effort intellectuel exige en vue d'une publication ainsi que le comité de rédaction de la revue Recherches Sociologiques pour son travail compétent. Nos remerciements s'adressent plus spécialement à Mmes G. Colard et B. Canivet et MM. J.-P. Frère et J. Lefèvre qui ont pris une part plus active dans la préparation de ce numéro. 152 LA PARENTE DANS LA VIE SOCIALE par Bernadette CANIVET-GILSON Quoique fortement soumises à des normes culturelles globales, les relations avec les parents font partie des différents aspects de la vie sociale dans lesquels l'insertion des individus est inégale selon l'appartenance sociale. Les aspirations d'une part, les possibilités concrètes d'autre part, varient en effet d'une strate sociale à l'autre. C'est ce que tend à montrer cette étude réalisée auprès de jeunes familles belges. Dans les études sur la participation sociale (1), le contexte urbain a été considéré sous deux angles différents. Le premier, plus ancien et principalement théorique, accentuait le caractère impersonnel des relations dans la communauté urbaine: découvrant l'extension numérique des affiliations à des groupements formels et de type «secondaire », il mettait en évidence le déclin du groupe de parenté. Le second fait apparaître que, parallèlement à l'urbanisation, des changements se sont produits au niveau des relations primaires, principalement au niveau des relations familiales. et que le schème des réseaux de relations familiales s'est modifié parallèlement à un changement des rôles familiaux. C'est dans cette optique que beaucoup de sociologues ont voulu infirmer les théories avancées par T. Parsons sur la séparation des familles nucléaires de l'ensemble du réseau familial et leur isolement dans une société « impersonnelle ». C'est ainsi que beaucoup d'analyses ont eu l'objectif commun de mesurer l'importance des différentes formes de participation sociale. Les récentes enquêtes relatives aux liens maintenus avec la parenté ont montré avec évidence que ceux-ci persistent de telle manière qu'on peut penser que la forme de famille la plus répandue n'est pas la famille nucléaire isolée, mais plutôt une sorte de famille élargie modifiée. Les études l'ont confirmé à plusieurs reprises; il serait pal' conséquent superflu de revenir encore sur ce point dans notre présente analyse. (1) Les recherches en ce domaine ont été et restent multiples. Les premières remontent loin dans l'histoire de la sociologie. Au sujet de l'évolution historique et de la tendance actuelle, cfr. Edwards et Booth (1973 : 1-17) . 153 Le choix du contexte urbanisé s'explique dans notre étude par la diversité sociale et culturelle qui le caractérise. Etant donné que, comme nous l'indiquerons plus loin, nous allons nous centrer sur une perspective d'analyse par groupes socio-professionnels, le milieu hétérogène de la ville offrant une multiplicité de contacts et de possibilités d'ouverture à l'inconnu ou au méconnu nous paraît particulièrement indiqué. En effet, nous comptons prendre en considération plusieurs aspects de la vie sociale. En milieu rural ou moins urbanisé, les activités sociales ou culturelles sont d'avance plus déterminées dans leur genre : bien qu'ils puissent être nombreux, les contacts sociaux ne varient guère dans leur contenu. Cette limitation de la gamme possible des comportements vaut semble-t-il pour tous, quelque soit le milieu social auquel on appartient car la participation est le plus souvent communautaire. C'est en ce sens qu'on pourrait dire que les chances de chacun ont tendance à se rapprocher. En milieu très urbanisé par contre, les conditions sont remplies pour que jouent au maximum les mécanismes sociaux qui nous intéressent: la diversité culturelle est assurée, la multiplicité des choix possibles est grande. Comment les groupes sociaux vont-ils se distinguer les uns des autres? Combien existe-t-il de groupes réellement différents? En quoi sont-ils dissemblables? Où trouver l'origine et le sens de leurs distinctions? Ce sont autant de questions auxquelles nous aimerions pouvoir trouver des éléments de réponses. Un des éléments de réponses se situera sans doute au niveau de la différenciation en groupes socioprofessionnels: ceux-ci vont en effet probablement se distinguer dans leurs formes de relations avec les parents, amis, voisins, dans leurs formes de loisirs et d'affiliation à des groupements. Une première étape sera donc de synthétiser des différences. On essayera ensuite d'interpréter ces variations en termes de possibilités individuelles plus ou moins grandes. Parmi les formes de vie sociale considérées, certaines appartiennent à un habitus social marqué, d'autres dépendent davantages de l'initiative personnelle ou des circonstances individuelles. Ainsi les relations avec la parenté sont peut-être celles parmi les relations considérées qui sont les plus soumises à une norme culturelle impérative (qui osera dire qu'il n'aime pas ses parents?) Par contre, nul n'est réellement obligé d'avoir des amis, d'être affilié à un groupement politique ou d'avoir des activités artistiques. Parmi ces champs de liberté, il convient de faire ressortir la part de contrainte (notamment contrainte du groupe social particulier auquel on appartient, si ce n'est la contrainte sociale globale) et par ailleurs, à l'intérieur des jeux de contrainte, il faut découvrir les secteurs d'autonomie. Sans doute les groupes sociaux n'ont-ils pas les mêmes possibilités d'accès, ni non plus - et ceci est d'importance - les mêmes possibilités de retrait dans la vie sociale. En effet, certains contextes socio-culturels obligent les gens à certaines formes de participation, alors que dans d'autres contextes, la possibilité de renoncer à certains liens ou engagements est plus grande. Certains ont hérité de leur 154 milieu d'origine, de leurs études, de leur position sur le marché du travail et de leurs rencontres culturelles une multiplicité de références, de comportements et de valeurs : ils ont été pris dans de nombreux contextes situationnels et en ont acquis une assez grande facilité d'adaptation. D'autres au contraire vivent davantage dans un bain culturel unique peu renouvelé parce que les moyens en font défaut - et plus sécurisant sous sa forme traditionnelle; ils sont peut-être plus rétifs aux apports extérieurs, plus limités à des formes de relations primaires et conditionnés par les facteurs écologiques du mode de vie familiale. Ces types idéaux ainsi proposés sont en quelque sorte des pôles extrêmes entre lesquels s'échelonnent diverses formes d'insertion sociale. Cette interprétation, même si elle ne sous-entend pas que certains sont de bons sujets actifs dans la société alors que d'autres sont des attardés culturels, n'en suppose pas moins que tous n'ont pas eu la chance (2) de se trouver dans des circonstances favorables à une participation sociale étendue et active. On raisonne donc comme s'il était acquis pour tous que cette participation est bien l'objectif à atteindre. En fait, ce n'est acquis que pour une minorité de gens, les intellectuels notamment. Nous refusons de nous embarquer ici dans des interprétations qui dévalorisent certains groupes sociaux par rapport à d'autres dont les scientifiques sont proches. Concrètement, nous ne voudrions pas considérer, comme le font certains auteurs américains (3), les gens de classes inférieures comme de perpétuels adolescents, au sens où ils ne font pas montre dans la vie sociale du comportement « rationnel» et «intelligent» (4) qui est requis pour une participation fructueuse et harmonieuse aux systèmes politiques, économiques et sociaux. De telles conclusions nous paraissent être l'expression exacte de la logique d'une position dominante définie positivement face à d'autres qui se trouvent privées de ce qu'elle détient et qu'elle a déjà défini comme objectif social global. Les facultés de rationalité et d'intelligence sont évidemment le privilège des personnes de milieu «non inférieur» qui les ont bien intégrées puisqu'il s'agit précisément de leurs propres modes d'expression, de leurs références et de leurs objectifs. Notre souhait serait ici, dans un espace apolitique, de considérer des données empiriques sous un éclairage multiforme, d'essayer d'accéder à la compréhension des réalités distinctes que sont pour chaque groupe social, les aspirations, les besoins et leurs modes de réalisation, les objectifs enfin qu'il s'est précisé devant un éventail de choix différents dans chacun des cas. (2) A entendre dans un sens probabiliste. (3) Farber, par exemple dans Kinship and Glass, pp. 147-151. (4) Ils n'ont même pas I'« intelligence» d'apprendre un peu plus longtemps avant de se marier, afin d'être plus mûrs et de pouvoir prendre un engagement plus responsable (Far ber) . 155 Ce souhait est peut-être irréaliste. En effet, notre projet ambitieux va subir à présent le choc - habituel - surgissant de son contraste avec des données empiriques. Tout chercheur - le sociologue tout particulièrement - connaît cet affrontement inévitable d'où jaillisent d'ailleurs souvent les nouvelles perspectives de travail. I. Les données empiriques utilisées A. Description générale L'ensemble des données est extrait d'une enquête réalisée en 1971 (5) dans quelques grandes communes urbaines francophones et bilingues (6) du pays (N = 403). Les caractéristiques les plus importantes de l'échantillon sont les suivantes: les couples ont une durée de mariage qui ne dépasse pas 10 ans (X < 5 ans), sont âgés de 20 à 35 ans (X = 29 ans pour les hommes et 27.5 pour les femmes), ont un enfant au moins (la moyenne est de 1.8). Leur mode de vie est essentiellement imprégné de l'ambiance urbaine puisque la plupart résidaient déjà en ville avant leur mariage (86 %) et que presque tous y habitent depuis lors. Leur mobilité géographique est relativement faible - donnée importante dans une analyse des attaches sociales. B. Variations explicatives considérées 1. Les variables qui ont été prises en eonsiâération. sont de deux ordres Il s'agit, d'une part, d'une série de caractéristiques liées aux situations individuelles ou strictement familiales, et d'autre part, de traits davantage représentatifs d'une appartenance sociale, économique et culturelle. a) La situation personnelle ou familiale la durée du mariage le nombre d'enfants l'exercice d'une profession par la femme (7) (5) L'enquête a été réalisée sous la direction de C. Presvelou et menée grâce à l'appui financier du F.R.F.C. que nous tenons à remercier. (6) Forest, Ixelles, Watermaal-Boitsfort, Woluwé-St-Pierre, Mons, Namur et Liège. (7) Bien que liée à l'état économique du ménage, cette variable est considérée comme élément de situation personnelle parce que ce trait n'est pas significatif d'une couche sociale, économique ou culturelle, mais intervient dans la caractérisation de la situation familiale propre à l'intéressé. 156 b) l'appartenance 1. l'origine sociale, économique, sociale: culturelle - le dernier diplôme des parents de chaque conjoint - l'état de fortune des parents au moment du mariage - la profession du père de chaque conjoint 2. la situation socio-éeonomique : - les revenus de chaque conjoint - le total des revenus du ménage - la strate socio professionnelle de chaque conjoint - l'estimation des difficultés budgétaires 3. le niveau d'instruction : le dernier diplôme de chaque conjoint. 2. Une variable particulière: la strate socio-professionnelle Pour le regroupement des différentes professions, nous nous sommes inspirée de la classification mise au point par M. Versichelen (1959) - - - - niveau socio-professionnel 1 : comprend les fonctions supérieures pour lesquelles un diplôme universitaire est requis, ainsi que les professions libérales (= strate 7 dans notre analyse) niveau socio-professionnel II : comprend les activités impliquant beaucoup de responsabilités, d'initiatives et de capacités personnelles, bien qu'un diplôme universitaire ne soit pas absolument requis (= strate 6) niveau socio-professionnel III : sont incluses ici toutes les activités à caractère intellectuel qui ne peuvent pas rentrer dans le niveau II (= strate 5) niveau socio-professionnel IVa : tous les agriculteurs, propriétaires de leur terre ou non (= strate 4) niveau socio-professionnel l Yb : comprend toutes les professions basées sur un travail manuel pour lequel un écolage est requis (travail qualifié ou non) (= strate 3) nioeau. socio-professionnel V : sont incluses ici les activités pour lesquelles aucun écolage spécial n'est requis et dont l'apprentissage est assez facile et peut être effectué en peu de temps (= strate 2) niveau socio-professiànmei VI : comprend les activités basées sur un travail manuel très simple et pour lequel aucune connaissance professionnelle n'est pratiquement exigée (= strate 1). C. Remarques sur les caractéristiques de l'échantillon Nous avons dit plus haut que les différentes strates socio-professionnelles avaient leur représentation dans notre échantillon. Leur répartition de fréquence est la suivante: 157 Strate Tableau 1 socio-professionnelle du mari Strate 1 Strate 2 Strate 3 Strate 4 Strate 5 Strate 6 Strate 7 N.A. % 30 7.5 113 28.3 13 3.3 119 29.8 60 15.0 64 16.0 Total 399 100.0 On peut constater que cette répartition ne correspond pas à celle de la population globale du pays. En effet, celle-ci se caractérise par un rapport différent strate inférieure / strate supérieure (9). Outre que le milieu urbain sélectionné peut se distinguer quant à sa composition en groupes sociaux, le décalage résulte des critères utilisés pour sélectionner l'échantillon. Les sujets en effet, devaient être mariés, relativement jeunes et avoir déjà au moins un enfant. Or, on sait par ailleurs (cf. Henryon et Lambrechts, 1968: 173-175) que les individus de la couche inférieure de la population ont tendance à se marier plus tôt que les autres, de même que l'intervalle entre le mariage et la première naissance est plus réduit. Dès lors, nous trouvons ici une légère sur-représentation des ouvriers parallèlement à une plus faible proportion des groupes supérieurs. C'est ainsi que dans notre échantillon, l'âge varie dans le même sens que la strate socio-professionnelle. C'est la raison pour laquelle, ne pouvant dissocier l'effet de l'âge de celui de la strate socio-professionnelle, nous ne prendrons jamais que cette dernière en considération (10). Notons encore que dans les analyses qui suivent, les strates 3 et 4 ne seront pas prises en considération parce qu'insuffisamment représentées (11). II. Des relations de fait: la parenté A. Famille et parenté: notre interrogation Le début de cet article traitait des contraintes auxquelles sont soumis les individus et les groupes dans leurs différentes formes de (9) Selon le recensement national de la population de 1961 par exemple (le dernier qui soit publié), les chefs d'établissement, les personnes exerçant une profession libérale et les employés cadres supérieurs (strates 6 et 7 dans notre analyse) représentent seulement 23.5 % de la population wallonne et 24.3 % de la population de l'arrondissement de Bruxelles tandis que la catégorie des ouvriers (strate 1 et 2) est constituée respectivement par 45.9 % et 35.7 % des populations de ces régions. (Recensement de la population, INS, tome 8, 1966, tableau 3 pp. 29-30). (10) Pour une analyse plus approfondie de la manière selon laquelle il faut comprendre cette caractéristique de notre échantillon, nous renvoyons le lecteur à la publication complète des données qui paraîtra au courant de 1975. (11) Remarquons qu'il est tout à fait normal que l'on ne trouve pas 158 vie sociale, contraintes de nature personnelle ou plus souvent sociale qui diffèrent pour chaque groupe et dont tous n'ont pas la même possibilité de se détacher. Pour un individu, les apparentés constituent l'un de ces groupes de personnes en fonction desquels les attentes de comportements semblent les plus marquées. D'une part, le besoin affectif de reconnaissance mutuelle et d'autre part, un certain sentiment d'obligation morale paraissent être très répandus et la généralité de ces caractéristiques accentue la connotation déjà particulière de cette vie interpersonnelle. En effet, celle-ci est dès le départ marquée d'un sceau spécifique puisqu'il s'agit de liens donnés d'avance. Pour une grande part, cette forme de vie sociale n'est pas choisie: les personnes au moins impliquées dans les relations sont désignées par les liens du sang et la plupart du temps, la forme elle-même de ces relations est déterminée en vertu de ces liens (cf. Firth, Hubert et Forge, 1970). La question ne se pose guère dans le contexte socio-culturel belge d'entretenir des relations avec toute personne de la parenté: on s'oriente vers un choix individuel des apparentés avec lesquelles on garde un contact plus ou moins intense. Le plus souvent, ces orientations s'opèrent après le mariage (12) (avant celui-ci, les individus sont en grande mesure impliqués dans les choix de leurs propres parents; on se marie tôt en Belgique et le mariage constitue pour beaucoup la première grande accession à l'indépendance notamment pour ce qui est des relations). Dans la plupart des cas, les parents eux-mêmes et les frères et sœurs restent des sujets de choix privilégiés (13). Le sont-ils par obligation consciemment ou inconsciemment ressentie? Le sont-ils par la force naturelle et affective des choses? Le sont-ils par choix volontaire? Répondre à ces questions suppose de savoir dans quelle mesure les gens peuvent réellement se comporter autrement. Cette possibilité diffère sans doute d'un cas à l'autre et d'une strate à l'autre, de même que diffèrent les normes de base de chaque strate sociale. Ainsi, certains auteurs insistent sur l'extension au sein de la classe moyenne d'une idéologie de l'indépendance des enfants qu'on retrouverait beaucoup moins dans la classe inférieure par exemple (ex. Firth, Hubert et Forge, 1970). d'agriculteurs dans notre échantillon (strate 4) étant donné son caractère urbain. (12) On établit alors une différence entre ce que certains appellent une « family relation» est une « relative relation» selon qu'on continue après l'acquisition du nouveau statut de « marié» à se considérer ou pas comme membre de la famille d'orientation. Du point de vue des parents évidemment leurs enfants même mariés font toujours partie de la famille et ne pourraient jamais être simplement considérés comme des apparentés (relatives) (cf. Martinson, 1971: 204-205). (13) Cf. notion de « priority kin» (Firth et Garîgue cités par Pid, dington) différente de « choosen kin ». 159 Ce que tous les auteurs ont en tout cas constaté, c'est une différence de comportements selon l'appartenance à des strates socio-professionnelles distinctes. Cette différence se marque tant dans l'éloignement géographique par rapport aux parents que dans la fréquence des contacts et la nature des liens avec ces derniers (14): les fils de strate inférieure résident souvent à plus grande proximité de leurs parents que les autres, l'aide matérielle des parents étant plus fréquente dans les autres couches sociales par exemple. Certains auteurs ont même interprété théoriquement la parenté en termes différents selon les couches sociales distinctes. Ainsi Farber (1971) laisse-t-il entendre que prédomine dans les classes inférieures l'aspect domestique de la parenté (importance des services mutuels par exemple) parallèlement à une diminution de l'aspect d'identification symbolique qui lui, aurait toute son importance dans les classes moyennes ou supérieures (position sociale dans la société - importance de l'héritage familial en termes de biens et d'apparentés par exemple). Les résultats empiriques sont aussi souvent interprétés de manière à mettre en évidence la compensation que peut représenter dans les couches inférieures l'assurance d'une forte relation familiale face à des conditions économiques et sociales difficiles ; la vie est par contre plus aisée et la multiplicité des contacts plus grande pour les membres d'une couche supérieure; elles rendent les individus moins dépendants de leurs attaches familiales de base. La mobilité peut également être source de différenciation. Dans la classe moyenne par exemple, elle provoque une communauté d'intérêt entre enfants et parents pour acquérir un statut social supérieur. L'effort des parents investi dans le cadre de l'instruction permet de rapprocher les deux générations au point de combler le fossé provoqué par la différence de niveaux d'instruction (cfr. Pearlin, 1967 notamment). Les habitudes sociales permettent également de distinguer les individus selon d'autres axes: ainsi par exemple la distinction entre l'homme et la femme. On constate que les normes du milieu social (particulièrement marquées à ce sujet dans la classe inférieure) « spécialisent» en quelque sorte la femme dans les affaires familiales en même temps que celle-ci est en général, par la force des choses, davantage dépendante de ses parents pour toutes sortes de services, la garde des enfants par exemple. Certains auteurs (tel Komarovsky) expliquent cette force du lien familial chez la fille par le type de socialisation qu'elle a reçue pendant l'adolescence: peu d'occasions lui ont été données d'avoir des contacts extérieurs. La venue des enfants intervient pour beaucoup dans la configuration des relations (cf. Rémy, 1967): elle entraîne incontestablement une (14) C'est relativement à cet aspect que les différences sont les plus nettes. Cf. par exemple Both (1968), Remy (1967), Firth, Hubert et Forge (1970) . 160 redéfinition ou modification du lien avec les parents (15). Par ailleurs, un désir d'indépendance chez la jeune femme a probablement plus la possibilité de se manifester dans la classe moyenne qu'à l'intérieur des autres classes sociales. L'insertion de la femme dans la vie professionnelle est un élément supplémentaire qui lui permet peut-être de se faire davantage d'amis à l'extérieur et qui peut entraîner une diminution du caractère nécessaire du lien familial. Chez l'homme aussi d'ailleurs, certaines variables socio-professionnelles interviennent qui entraînent un maintien plus ou moins intense des liens avec les parents. Wilensky, par exemple, analyse l'importance du type de carrière à cet égard. Pearlin, de son côté, constate que le système professionnel - bureaucratisé et hiérarchisé d'une part, plus rationnel et personnel d'autre part - joue lui aussi un rôle important en la matière. Ces différences de base ou de situation entre groupes et individus sont, parmi d'autres encore, de nature à permettre ou à empêcher la possibilité de «faire autrement », c'est-à-dire de se comporter, de sentir les choses de manière différente de celle à laquelle le groupe social d'origine ou le groupe ambiant actuel prédispose les gens. Avant de présenter concrètement les termes de notre analyse empirique, nous voudrions encore faire deux remarques. Il s'agit d'une part, d'une restriction. Les relations avec la parenté ont été présentées comme des relations sous-tendues par certaines notions d'obligations, de responsabilité et par des habitudes - voire des contraintes - à caractère social. C'est dans un contexte social que l'individu est inséré. Dès lors, une approche complète du phénomène devrait se situer dans cette même perspective. C'est pourquoi, on peut regretter que les renseignements récoltés soient de nature individuelle et ne puissent être complétés par d'autres ou tout simplement être insérés dans un ensemble; c'est ainsi que la relation parents-enfants mariés aurait été approchée de manière plus complète si les parents eux-mêmes avaient pu être contactés. D'autre part, ces données permettent une approche avantageuse : celle de la vie sociale sous ses différents aspects (famille, amis, voisins, loisirs). Notre étude ne se limite donc pas à la parenté seule. En effet, bien que cet article soit principalement consacré aux relations avec les parents (père et mère), notre intention est plutôt de considérer ces dernières dans tout le contexte de la vie sociale, en comparaison ou en parallèle avec les autres aspects qui s'y ajoutent et parfois même paraissent s'y opposer. Cette analyse plus globale sera effectuée concrètement dans une publication ultérieure. (15) Nous ne pouvons apprécier dans notre analyse empirique l'impact réel de ce facteur puisque tous les couples se trouvent déjà dans une situation de parents. 161 B.Comment abordons-nous cette réalité ? Nous proposerons en un premier temps un bref tableau descriptif de l'allure prise par ces liens, tableau que nous établirons sur base des réponses des hommes et des femmes de notre échantillon aux questions qui leur ont été posées relativement à leurs relations avec leurs propres parents (17). Il comprendra différents aspects que l'on peut mesurer empiriquement, à savoir la proximité géographique entre parents et enfants, la fréquence des contacts , la nature des liens entretenus (qualification subjective des relations, différentes formes d'aide, dépendance) ainsi que les souhaits, attentes et aspirations en la matière. Une comparaison sera brièvement opérée entre les réponses des hommes et des femmes. Enfin, en ce qui concerne les aspects pour lesquels une norme commune à l'ensemble n'a pu être dégagée, nous essayerons d'analyser la variation des réponses en fonction de certaines circonstances individuelles ou de certaines caractéristiques plus typiquement sociales dont nous avons présenté la liste supra. Aux variables à caractère personnel ou familial s'ajouteront deux variables plus spécifiques qui peuvent influer sur la structure actuelle du lien parents-enfant. C. Les liens parents-enfants mariés 1. Profil général Sachant que les couples répondants résident tous en milieu urbain, on pourrait s'attendre à ce que la proximité spatiale des parents soit relativement variée, en tout cas moins homogène qu'elle ne l'est en milieu rural. Or, il faut constater que parents et enfants mariés habitent très souvent fort près les uns des autres. En effet, plus des 2/3 des interviewés (70 % des hommes et 66 % de femmes) habitent à proximité de leurs parents: dans le même quartier ou la même ville (rares sont ceux qui habitent dans la même maison). Par ailleurs, seuls 12 % des hommes et 15 % des femmes sont éloignés de plus de 50 kms. Dès lors - et ceci est peut-être spécifique à la Belgique dans la mesure où le pays est peu étendu, et où la mobilité géographique est faible - le lien des enfants mariés avec leurs parents sera fortement déterminé par cette habitude sociale qui est d'habiter après le mariage dans la même ville, voire le même quartier que celui où on a vécu avant de se marier. Pour compléter ce tableau, il convient de faire remarquer la forte homogamie géographique (deux tiers environ habitaient le même arrondissement au moment du mariage). A propos de cette proximité actuelle des parents, il faut noter qu'il (17) Les relations avec la belle-famille n'ont pas été considérées; notons d'ailleurs que les données originales concernent chacun des parents séparément. 162 n'y a guère de différence entre les hommes et les femmes. Par ailleurs, dans la moitié des cas environ (54.5 %), les parents du mari et de la femme sont équidistants du couple. La fréquence des contacts avec les parents ne peut en aucun cas être considérée comme un indice de la qualité du lien unissant ces derniers à leur enfant marié. A tout le moins cette variable peut-elle éclairer les réponses à d'autres questions. Notons d'ailleurs que la fréquence des contacts est fortement fonction de la distance géographique. Elle est par ailleurs très peu corrélée avec la façon dont l'interviewé qualifie affectivement la relation (cf. infra): il s'agit ici de deux dimensions tout-à-fait différentes d'un phénomène, voire même de deux réalités distinctes. Rencontrer fréquemment ses parents semble être une habitude sociale très répandue (en grande partie liée à l'habitude de la proximité): les deux tiers voient leurs parents une ou deux fois par semaine (15 % environ les voient même chaque jour) tandis qu'un tiers environ les voient une ou plusieurs fois par mois. I! n'y a pas de grande différence entre les réponses des hommes et celles des femmes. Cela s'explique sans doute par l'équidistance fréquente des parents; par des habitudes communes également; probablement aussi est-ce explicable par une coutume qui serait de visiter les parents «en couple»; autre facteur: le côtoiement fréquent des parents lorsqu'on habite à grande proximité d'eux. De même, la différence est minimale entre les réponses qui concernent le père et celles qui se rapportent à la mère. La manière dont les répondants qualifient atiectwement la relation en question ne diffère guère non plus selon qu'il s'agit du père ou de la mère (différence de 3 à 5 % seulement chaque fois). De façon générale, un comportement affectueux avec ses parents représente la norme culturelle face à laquelle toutes les catégories sociales ont sans doute à se situer. Pour la majorité des personnes, leurs relations avec leurs parents peuvent être qualifiées d'« affectueuses intimes» (18) (60 % environ des femmes et une proportion un peu moindre des hommes). Beaucoup disent entretenir des relations à caractère seulement amical alors qu'une minorité à ne pas négliger (variant entre 10 et 5 % selon les cas) trouvent que la relation en question n'a pas de connotation affective, ou même qu'elle est inexistante. Ainsi donc, même si dans quelques cas (et plus souvent chez les femmes) la relation avec la mère est perçue comme affectivement plus intense (19), dans la grande majorité des cas, un même modèle de relation est vécu avec le père et avec la mère, et ce modèle est évidemment conforme à la norme culturelle qui veut qu'on reste (18) Les catégories de réponses étaient d'avance proposées aux enquêtés. (19) Encore faudrait-il voir si la formulation de la question n'amène pas les gens à oser plus souvent qualifier la relation à la mère comme affectueuse intime» alors qu'ils préfèrent dire avoir avec le père des liens amicaux (norme culturelle). I( 2 163 attaché affectivement à ses parents. Toutefois, la différence est grande entre une relation «affectueuse intime» et une relation amicale (20). Nous verrons par la suite si cette différence est perçue de la même manière par des individus appartenant à des strates sociales distinctes. Pour préciser le genre et le contenu des relations que les interviewés entretiennent avec leurs parents, nous allons voir dans quelle mesure les parents sont cités comme source de conseils en cas de divers problèmes familiaux ou personnels et comme source d'aide, par exemple en cas de maladie ou en cas de besoin pour la garde des enfants. Parmi les différentes personnes auxquelles les jeunes couples peuvent avoir recours en matière de conseils ou d'aide, et cela en dehors de leur conjoint, les parents semblent avoir une place toute privilégiée: c'est à eux que les interviewés disent se confier le plus. Ainsi, c'est principalement dans le domaine de l'éducation des enfants ou pour les problèmes posés par ceux-ci que les conseils parentaux sont le plus souvent bienvenus. Les problèmes financiers et l'activité professionnelle sont aussi des sujets pour lesquels on demande souvent conseil aux parents. Les problèmes spécifiques au couple ou à la planification des naissances sont des sujets moins souvent abordés avec les parents pour obtenir un avis éclairant de leur part (ce sont d'ailleurs aussi des sujets sur lesquels les individus se confient très peu en général). Quant à l'aide, ce sont évidemment les parents qui sont le plus souvent sollicités, notamment en cas de maladie ou pour la garde des enfants. La dépendance économique, quant à elle, semble être minime. Seule une faible proportion (20 % environ) reçoit de ses parents une aide sous forme matérielle. La relation parents-enfants mariés est donc bien une relation qui s'impose dans la majorité des cas et qui supplante par son caractère « naturel» (ou plutôt culturel) toutes les autres, même celles avec les amis dont l'importance est pourtant indéniable comme l'indiquent les autres réponses à la question. Les données analysées ici montrent que la distance qui sépare les parents de leurs enfants mariés n'est pas en milieu urbain aussi grande qu'on pourrait l'imaginer. Les individus ne semblent pas être mécontents de cette situation. Le lien paraît être vécu dans la plupart des cas sans qu'il représente un poids pour la jeune famille. En effet, 80 % environ (et même parfois plus) des répondants se disent satisfaits et de la fréquence des contacts et de la qualité des relations. Certains même souhaiteraient que cette fréquence soit plus grande ou que les relations soient plus approfondies. Seule une minorité verrait d'un bon œil une dimi- (20) Certains pourraient penser au contraire qu'une expression vaut l'autre et que dès lors il n'y aurait pas de sens à insister sur cette différence. La corrélation que nous avons constaté entre les réponses à cette question et celles relatives aux autres montre que la gradation supposée existe réellement. 164 nution de la force du lien et de la fréquence des rencontres. Or, nos analyses montrent que cette légère variation des souhaits en la matière est peu liée à celle des degrés d'attachement ou de la fréquence des contacts. Tout ceci concernait la relation telle qu'elle est vécue concrètement. Considérons à présent ce que les individus expriment de façon rationnelle et synthétique à propos des choix qu'ils opèrent plus ou moins consciemment dans leur vie courante. Cette question n'est pas posée pour elle-même mais comme moyen de mesurer le décalage, chez les répondants, entre le vécu et le dit. Il leur a été demandé quelle était la relation qu'ils considéraient comme la plus importante à l'heure actuelle pour un jeune couple. Il est difficile de connaître la signification de cette question pour les interviewés: on peut pourtant supposer que la réponse exigeait une référence à leur propre vie. Il paraît peu probable en effet, qu'ils aient répondu in abstracto ou en principe indépendamment des satisfactions et difficultés qu'ils ont effectivement ressenties dans leur propre vie de jeunes couples. Il convient de supposer d'autre part qu'à côté de la référence à la vie concrète, intervient ici l'effet de recul par rapport aux comportements qui, quoique vécus, ne sont pas toujours consciemment voulus comme tels. Il apparaît que ce sont les. relations avec les parents et les amis qui sont les plus souvent considérées comme les plus importantes par rapport aux autres formes de relation. Comment comprendre que ces deux types de relation soient ensemble à l'avant-plan des réponses? Une fois constatées, au niveau des comportements, la fréquence et l'intensité des contacts avec les parents, on aurait pu s'attendre à ce que soit plus élevé le nombre de ceux qui classent cette relation en premier ou en deuxième lieu dans un ordre d'importance. Or, la proportion de ceux qui classent les parents en premier lieu n'est pas supérieure à 40 % (voir tableau 1 en annexe). Diverses interprétations qu'il nous faudra approfondir trouvent place ici : ou bien les comportements ne rejoignent pas les opinions; ou bien la question n'atteint pas son objectif ; ou bien la relation aux parents est tellement évidente dans le vécu qu'elle est classée «hors concours» par les personnes interrogées. Une autre question d'ordre non comportemental fait référence à un modèle idéal de relations que les individus peuvent imaginer en dehors de tout contexte réel, du passé commun vécu avec les parents, et de la proximité actuelle. Les réponses à ces questions semblent indiquer que le plus grand nombre marque sa faveur pour une position moyenne, s'accordant avec la norme sociale ambiante: une relation fréquente et intime, mais n'empiétant pas sur l'indépendance du couple. Par ailleurs, une fraction étonne par ses options : celle qui prônerait des relations fréquentes et très intimes impliquant même certains sacrifices de la part du couple (grande disponibilité, dons de temps, par exemple) (15 à 20 %). Le dernier quart de l'échantillon 165 se partage entre des relations fréquentes et marquées par un attachement affectif moindre (21). Ces derniers renseignements ne font qu'ajouter du poids aux questions qui ont été posées ci-dessus. Voyons à présent si c'est en se distinguant selon certains axes à caractère situationnel ou à caractère typiquement social que les individus occupent des positions distinctes en ce qui concerne leur adhésion aux normes socio-culturelles relatives aux rapports parents-enfants. Nous n'analyserons ici que l'un ou l'autre indicateur pour ne pas allonger le texte et nous évaluerons successivement l'impact des caractéristiques liées à la situation individuelle et celui des traits sociaux, économiques ou culturels (voir supra p. 6). .. 2. Variation individuelle ou variation sociale La distance géographique entre les parents et leurs enfants mariés ne semble varier que selon les caractéristiques de type social ; aucune circonstance individuelle telle la durée du mariage ne paraît en effet intervenir comme élément différenciateur. La strate socio-professionnelle du mari est ici un facteur discriminant (cf. tableau 2 en annexe): les couples qui habitent le plus près (même maison ou même quartier) appartiennent aux catégories d'ouvriers (strates 1 et 2), les cadres supérieurs et membres de profession libérale (strate 7) se caractérisent par une grande proximité également mais se limitant au contexte de la ville. C'est dans les strates intermédiaires (5 et 6) que les situations sont les plus variées. Le niveau des revenus joue évidemment dans le même sens. S'agit-il là de l'impact de nécessités professionnelles différentes ou d'appartenance différenciée à un modèle culturel, ou encore d'appartenance à des modèles culturels différents? Rappelons encore la relativité de cette variation: elle se produit à l'intérieur d'une proximité généralisée. Quant à la fréquence des contacts, fortement corrélée rappelons-le à la proximité, elle ne varie guère dans son ensemble selon les individus et les strates, mis à part le fait que les interviewés sont d'origine urbaine et rurale. Dans les quelques cas d'origine rurale on observe évidemment un plus grand écart géographique avec les parents, ce qui conduit à réduire la possibilité de rencontres fréquentes. On fera le même raisonnement à propos des fils et filles d'agriculteurs. (21) Nous avons tenu à présenter séparément les différents indicateurs se rapportant au lien parents-enfants parce qu'il s'est avéré, au terme d'une analyse factorielle que nous avons réalisée sur base de ces différents traits, que chaque indicateur représentait au fond une dimension séparée des autres. Notre tentative de les réunir en un seul indice synthétique ayant échoué, force nous est de considérer chaque aspect comme complémentaire des autres. 166 Cependant, au niveau des contacts journaliers des femmes avec leurs parents, quelques différences se marquent selon l'appartenance sociale ou culturelle: ces contacts sont plus fréquents dans les strates socio-professionnelles inférieures et pour les niveaux d'instruction primaire et secondaire inférieur. Une caractéristique de nature personnelle est à remarquer ici : il s'agit de l'aide accordée par les parents (qui semble indépendante de l'état de fortune des parents et du niveau des revenus du jeune ménage). Elle est positivement associée à la fréquence des contacts, tout au moins quand on distingue les contacts journaliers des autres (soit qu'elle constitue une dépendance obligeant à soutenir une certaine cadence de visites, soit que son existence soit associée à une relation forte entre parents et enfants). La manière dont les interviewés qualifient la relation semble n'être fonction que de leur situation proprement personnelle. D'un côté, on constate que le caractère affectueux n'est pas corrélé avec le nombre des enfants ni la durée du mariage. Mais par contre, et comme dans le cas de la fréquence des contacts, l'aide accordée par les parents intervient pour distinguer les réponses: la relation est plus souvent dite affectueuse par ceux qui sont aidés. Une autre variable qui tient à la situation personnelle des individus et qui joue ici en faveur ou en défaveur du lien affectif, c'est évidemment l'entente entre les parents (mesurée par la fréquence des disputes entre eux pendant la jeunesse du sujet). Pour les femmes, à ces deux traits différenciateurs, s'ajoute le fait que lorsqu'elles ne travaillent pas, elles qualifient plus souvent la relation d'affectueuse intime que dans les autres cas, surtout celui du travail à temps partiel (cf. tableau 3 en annexe). Or, nous avons signalé plus haut que le fait que la femme exerce une profession est considérée par nous ici comme un trait individuel, c'est-à-dire comme caractérisant simplement la situation personnelle et familiale spécifique de l'interviewé. Dès lors, et comme on ne constate pas de distinction entre niveaux socio-économiques distincts, l'indicateur ici analysé varie principalement selon la situation personnelle et familiale. Pour les hommes, le profil est tout à fait semblable. Aucune caractéristique sociale ou économique ne les distingue. Mais le fait que leur épouse travaille ou ne travaille pas a un effet sur la façon dont ils qualifient leur relation avec leurs propres parents. L'explication pourrait être la suivante : dans les cas où la femme travaille (surtout lorsqu'elle travaille à temps plein), il se pose des problèmes d'organisation matérielle de la vie (dépendance pour la garde des enfants, manque de temps ... ) qui, de facto, ont une grande incidence sur la qualité des relations, à quoi s'ajoutent souvent des conflits issus d'une remise en question du modèle et du rôle de la mère, ainsi que de l'organisation familiale de la vie. Tout se passe donc pour les hommes et les femmes comme si le fond d'appartenance sociale ne les distinguaient pas sur le plan de 167 l'appréciation subjective de leur relation, comme si tous se situaient face à une seule et même norme culturelle, qui est d'être affectivement impliqués dans les liens familiaux. Seules des circonstances d'ordre individuel ou proprement familial peuvent faire différer leurs réponses. Passons alors à un ordre différent de données : celui de la distance évaluative sur une réalité vécue: l'importance consciemment accordée à la relation. Il semble que l'importance ainsi accordée soit aussi dépendante de l'entente dans le couple parental, mais par ailleurs, elle n'est liée à aucun autre trait individuel. Cette variable apparaît donc comme pouvant exprimer un contenu cognitif dépendant en grande partie du bain culturel et social. C'est bien ce qu'on constate, surtout parmi les réponses des hommes: la variation de Yoriçine sociale (diplôme du père), du niveau d'instruction, les différences entre strates socio-professionnelles et les écarts importants de revenus ont un effet discriminatoire important. Ainsi, par exemple, lorsque le père n'a pas terminé que ses études primaires, la relation est très souvent citée comme la plus importante, alors que lorsqu'il a terminé ses études universitaires, cette relation n'est citée souvent qu'en troisième ou quatrième ordre (cf. tableaux 4 et 5 en annexe). De même, les individus qui exercent une profession libérale ou se situent dans les cadres supérieurs ont tendance à prendre davantage de distance par rapport au lien en question. III. Discussions et questions Nous conclurons cet article en quatre points. Le premier a trait à l'appréciation d'ensemble des données empiriques que nous avons analysées. Le second concerne les instruments d'observation utilisés. En un troisième temps, nous insisterons sur l'aspect sélectif et par là limitatif de l'approche choisie. Enfin, nous parlerons brièvement d'une autre perspective d'analyse de la parenté. L'analyse des réponses aux différentes questions relatives aux relations avec les parents (distance, fréquence des contacts, qualité et contenu des liens) nous fait conclure à une large extension d'un modèle très positif. Ce modèle existe aussi bien au plan du vécu, qu'au plan des représentations mentales semble-t-il. Mais nous avons également constaté qu'il existe des degrés différents d'adhésion à cette norme que nous avons construite sur le réel: quelques tendances à la distanciation (importance moins primordiale accordée à la relation par exemple) voisinant dans notre échantillon avec quelques tendances vers des attaches fortes et visibles (notamment par la très grande proximité et le côtoiement). Remarquons d'ailleurs que les liens de « distanciation» et ceux « d'attachement» sont aussi bien situés dans le domaine descriptif concret (proximité géographique - fréquence 168 des contacts) que dans le domaine réflectif (importance accordée à la relation). Ainsi donc, malgré l'absence de très fortes divergences dans la relation avec les parents, il convient de mettre en évidence des variations de comportements et d'opinions principalement associées à des variations de couches socio-économiques ou culturelles. Sans doute, pouvons-nous interpréter ces variations en termes de possibilités différentes d'accès à la prise de distance vis-à-vis de la norme ambiante. En ce sens, et schématiquement, on dira que les gens de la classe supérieure ont davantage la possibilité de prendre distance par rapport aux parents parce qu'ils ont la possibilité d'avoir d'autres attaches affectives. On constate en effet que, dans notre étude, le nombre d'amis varie en fonction du niveau d'instruction et de la strate socioprofessionnelle (22). De même, le mode culturel de vie des strates moyennes et supérieures amènent les individus à vivre de manière plus détachée de certains enracinements de base, bien que ceux-ci ne soient pas rejetés. Mais pour mesurer combien les « chances» (23) culturelles et sociales ne sont pas identiques, et pour comprendre également la signification relative de cette analyse, nous prions le lecteur de se replacer dans tout le contexte de la vie sociale. Nous ne voudrions pas terminer cette analyse sans mettre au jour des limitations intrinsèques attribuables principalement à la nature même des données auxquelles nous avons eu accès. En effet, les questions telles qu'elles ont été posées, en étant préformées, plaçaient sans aucun doute les personnes devant une contrainte de réponses pour lesquelles elles n'étaient pas préparées. Le domaine sur lequel elles ont été interrogées est avant tout de l'ordre du vécu et non pas du cognitif ou du réflexif. Nous ne sommes dès lors pas autorisée à attribuer aux réponses recueillies un sens qui les dépasse. Une autre limitation intrinsèque de notre analyse est celle qui tient au choix même d'une perspective d'analyse en sociologie. En prenant au départ l'optique de différenciation des groupes, en termes de possibilités différentes de choix ou d'accès, nous avons opéré une sélection dans le réel qui nous empêche dans la suite de prendre un autre angle de vue. Pourtant, d'autres aspects de la même réalité pourraient être soulignés, telle la spécificité de chaque appartenance sociale qui conduit dans le domaine des relations à une spécificité de sens et de réalité. En effet, la parenté par exemple ne peut avoir le même contenu signifiant pour tous. L'utilisation d'un même terme pour désigner une réalité de chaque groupe est par elle-même évidemment une opération «dénaturalisante» (le commun dénominateur est une construction scientifique et par là même ne peut respecter le réel (22) L'analyse des relations avec les amis sera publiée ultérieurement. Bien qu'elle aurait pu être logiquement insérée dans cet article, dans la mesure où nous ne voulons pas isoler la parenté du reste de la vie sociale, cette analyse supplémentaire aurait par trop allongé le texte présent. (23) A comprendre dans un sens statistique et non pas dans un sens positif. 169 dans sa complexité et ses spécificités). C'est ainsi qu'une même question, des mêmes mots relatifs au phénomène qui nous occupe seront compris de manière différente. Mais tout ceci constitue un autre point de vue sur le même réel. Notre dernière conclusion comprendra une ouverture de perspective. Le genre de données sur lesquelles l'analyse vient d'être faite semble appartenir à la catégorie «expressive» des faits sociaux. Selon la typologie fonctionnaliste des formes de participation sociale, en effet, il y aurait d'un côté des formes de participation à caractère « instrumental s , telle l'appartenance à un groupement politique ou idéologique et d'un autre côté, des appartenances plus «expressives» telles l'appartenance à un groupe d'apparentés ou à un réseau amical (24). Le désavantage de cette vision intellectuelle est d'opérer des scissions artificielles dans la réalité. En effet. elle isole les uns des autres des phénomènes qui participent à un seul mouvement d'insertion sociale. En effet, quoique, par exemple, l'amitié résulte de l'implication des individus dans une rencontre affective, il est des formes d'amitié qui concourent grandement à la mobilité sociale, à l'acquisition de certaines positions politiques ou à la solution de quelque problème professionnel ou financier : dans ces cas-là, où se trouve la limite entre « fonction instrumentale» et « fonction expressive» d'une forme de participation sociale? Par ailleurs, les liens familiaux sont dans de nombreux cas sous-tendus par d'autres points que des questions spécifiquement privées comme celles du ménage, des relations affectives, de la santé ou de l'éducation par exemple. C'est principalement cet aspect « privé» et « expressif» que nous avons atteint dans notre analyse. Or, l'appartenance à un groupe familial comporte des traits plus «instrumentaux»: ainsi. elle est loin d'être étrangère à la possession ou à l'acquisition d'un statut social: elle intervient par exemple dans l'acquisition d'avantages ou privilèges sortant de la sphère de la vie privée pour peser dans la vie économique ou politique. Le cas des héritages ou des fortunes de famille n'est pas le seul : il y a aussi des niveaux divers les interventions de la famille dans l'accession à certains degrés d'instruction ou de professionnalisation ; il y a l'appui sur des positions de prestige ou de pouvoir d'où découlent des influences politiques et certaines facilités d'accès à l'utilisation ou à la détention d'un pouvoir quelconque. Ceci ouvre de nouveaux horizons aux études empiriques et permet, par contraste, de mieux situer la portée exacte de nos analyses. à Références BABCHUK bibliographiques N., 1965 {(Primary Friends and Kin: a Study of the Association of Middle Class Couples», Social Forces, vol. 43, May: 483-493. (24) Cf. au sujet de cette typologie, Parsons, 170 1954 : 386-439. BACK K.W., 1965 BELL C., 1970 BOTT E., 1968 « A Social Psychologist Looks at Kinship Structure », E. Shanas et G. F. Streib (eds.) Social Structure and the Family : generational relations, Englewood CIiffs, Prentice Hall: 326-340. « Mobility and the Middle Class Extended Family», C. C. Harris (ed.) , Readings in Kinship in Urban Society, Oxford, Pergamon Press: 20'9-224. Family and Social Network, Roles, Norme and External Relationships in Ordinary Urban Families, London Tavistock Publications, 3e ed. CASTELLS, 1971 La question urbaine, Paris, Maspero. EDWARDSJ. 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Total Ma Fe Ma Fe Ma Fe Ma Fe Ma Fe Ma et Fe Parents 2.0 3.0 36.2 41.9 20.3 23.1 23.2 15.7 17.6 15.5 0.7 100.0 Amis 4.0 3.0 36.2 33.7 20.1 18.9 22.0 28.1 16.9 15.6 0.7 100.0 et sœurs 1.5 2.2 9.7 9.7 26.1 29.3 26.5 26.0 32.5 32.0 0.7 100.0 Groupement ou association 1.5 1.7 6.2 5.7 5.7 5.0 37.7 29.5 48.1 54.3 0.7 100.0 2.0 1.2 10.2 5.0 12.4 8.4 40.4 43.0 34.2 42.7 0.7 100.0 0.5 1.0 1.0 1.2 1.5 2.7 38.7 38.7 57.6 55.6 0.7 100.0 Frères Compagnons de travail Voisins ("') Pour la facilité, 403 cas. de lecture des tableaux, nous n'indiquerons que les pourcentages relatifs chaque fois à un total de Tableau Endroit 2 de résidence des parents du mari selon sa strate socio-professionnelle (*) strate strate 1 et 2 5 strate 6 strate 7 Total même quartier 39.7 24.6 24.4 20.8 64(29.1) même ville 46.1 35.8 34.1 54.2 95(43.2) dans les 50 kms 10.3 26.4 22.0 10.4 36(16.3) plus loin en Belgique ou à l'étranger 3.9 13.2 19.5 14.6 25(11.4) 100.0 (=78) 100.0 (=53) 100.0 (=41) 100.0 (=48) 23.3 dl = 9 p<:.OI Total X2 = 220 (*) Les fréquences sont indiquées en pourcentages uniquement avec mention des totaux marginaux. Même procédure pour les tableaux ultérieurs. Tableau 3 Qualification par la femme de sa relation à son père en fonction du fait qu'elle exerce ou non une profession 1 Total Temps plein Temps partiel sans profes- Relations affectueuses intimes 59.2 32.4 66.4 154 (58.8) Relations 35.9 64.9 28.7 96 (36.6) 4.9 2.7 4.9 12 (4.6) 100.0 (=103) 100.0 (=37) 100.0 (=122) amicales Relations formelles ou autres Pas de relations Total 16.072 174 dl = 4 p = .0028 262 Tableau Importance Importance la relation accordée 4 par le mari à la relation couple-parents le dernier diplôme du père dernier diplôme du père second. second. supérieur infér. supér. de primaire selon Total universit. citée en 1er lieu 57.1 26.9 42.2 34.5 19.4 98 (38.6) citée en 2ème lieu 16.9 25.4 20.0 13.8 27.8 53 (20.9) citée plus après 15.6 29.9 17.8 31.0 38.9 non citée 10.4 17.9 20.0 20.7 13.9 63 (24.8) 40 (15.7) 100.0 1 (=77) 100.0 (=67) 100.0 (=45( 100.0 (=29) 100.0 (=36) Total 25.93 Importance Importance de la relation dl = P = Tableau 5 12 .0110 accordée par le mari à la relation selon son niveau d'instruction primaire 254 dernier diplôme du père second. second. supérieur infér. supér. couple-parents Total universit. citée en 1er lieu 46.2 50.0 50.9 26.2 22.9 99 (38.5) citée en 2ème lieu 15.4 24.2 17.5 26.2 21.4 55 (21.4) citée plus après 23.1 16.1 15.8 35.7 32.9 non citée 15.4 9.7 15.8 11.9 22.9 63 (24.5) 40 (15.6) 100.0 (=62) 100.0 (=57) 100.0 (=42) 100.0 (=70) Total 100.0 1 (=26) 24.24 dl = 12 P = 257 .0188 175 VAFFECTATION D'UNE PARTIE DU TEMPS CHEZ LES JEUNES FAMITLLES LIBRE par Guillemine COLARD-DUTRY Cette analyse a tenté de cerner les facteurs permettant de différencier la population étudiée (jeunes familles de milieu urbain) selon la manière d'occuper une partie de son temps libre. Une série d'activités a été proposée. Il en ressort que ce ne sont pas du tout des éléments liés à la situation personnelle de l'individu tels le nombre d'enfants ou la durée du mariage qui sont discriminants. Par contre ce sont les facteurs liés à la strate socio-professionnelle qui établissent des groupes à tendance similaire. D'autres distinctions sont apparues quand il a été tenu compte du sexe de l'individu. Des observations traitées de mamere rigoureuse doivent pouvoir servir de preuves ou d'appuis à des propositions théoriques de nature diverse. Elles constituent autant d'outils indispensables à la connaissance sociologique. Le fait d'affecter une partie de son temps «libre» à certaines occupations plutôt qu'à d'autres et cela dans de jeunes familles de milieu urbain est l'objet principal de l'analyse qui suit (1). La sélection des secteurs d'occupations analysés implique un certain point de vue. Il en sera traité dans la dernière partie de cet article. La plupart de ces secteurs font partie des indicateurs utilisés traditionnellement dans les travaux sociologiques, pour mesurer le degré de participation à la culture. Il s'agit surtout d'occupations qui mettent l'individu en relation avec le monde par l'intermédiaire des média et de la lecture et qui traduisent donc une certaine participation à ce qui est appelé la sphère culturelle. La fréquence des contacts avec les amis, voisins et parents d'une part ainsi que la fréquentation de groupements plus ou moins formels sont généralement les indicateurs complémentaires servant à évaluer cette participation. Une analyse approfondie de tous ces aspects est entreprise dans le cadre d'une problématique plus générale (Presvelou : 1970) (2). (1) Ces observations peuvent s'ajouter à celles déjà fournies récemment en Belgique dans deux ouvrages récents (Govaerts, 1969, Javeau, 1970). (2) Les résultats de ces travaux seront publiés au courant de l'année 176 Le présent objet d'analyse a donc été isolé ici car il a été estimé suffisamment intéressant en lui-même. Il fluctue en effet très significativement en fonction de la position de l'individu dans la société. Il a été procédé systématiquement à la mise en liaison de cet objet avec d'une part des caractéristiques ayant trait à la situation personnelle de l'acteur, tels le nombre d'enfants, la durée du mariage, l'estimation de l'aisance matérielle de la famille, l'éventuelle occupation professionnelle de la femme. D'autre part avec des caractéristiques indicatrices de l'origines sociale de la personne interrogée comme la fortune des parents au moment du mariage, le niveau d'éducation et la strate socio-professionnelle du père et enfin le niveau d'éducation de la personne elle-même ainsi que son revenu et sa propre strate socio-professionnelle. De manière assez inattendue, l'affectation d'une partie de son temps libre n'est pas différente d'individu à individu si l'on ne tient compte que des éléments propres à la situation familiale de la personne hormis le sexe. Ce dernier facteur ne différencie d'ailleurs pas aussi fortement la population étudiée que ne le font les caractéristiques liées à la position de la personne dans la société. Or, si des différences significatives peuvent être décelées selon les caractéristiques prises en compte, ces différences ne peuvent être expliquées qu'en référence à une théorie particulière faisant elle-même partie d'un cadre global d'interprétation. Il ressort de l'analyse des observations faites, que celles-ci pourraient fort bien étayer des propositions théoriques utilisant la notion de pouvoir par exemple. L'individu des strates supérieures choisira davantage des activités lui permettant de maintenir sa position dans la hiérarchie sociale. Il s'orientera par exemple davantage vers la lecture d'articles politiques parce qu'il est motivé pour le faire. Il sait qu'il a certains moyens même limités d'intervention. Son réseau de relations sociales peut l'y contraindre et l'on en arrive ainsi aux notions de contrôle social, de groupe de référence ou à la notion d'intégration à la classe d'appartenance comme le fait Crozier (Crozier, 1965 : 185-203). Par le fait que la strate socio-professionnelle du père différencie l'ensemble de la population étudiée de la même façon que celle de la personne interrogée, ces observations pourraient illustrer les théories particulières sur la reproduction sociale comme il a été tenté dans un article du même numéro (3). Les notions de rôle et de contraintes liées aux rôles sont sans aucun doute des concepts féconds pour expliquer les différences apparues et dues au sexe de l'individu. Ces perspectives sont loin d'être exhaustives. Elles ne sont évoquées ici qu'à titre de pistes d'interprétation. 1975. Cette recherche est faite grâce au financement du Fonds National de la Recherche Collective. (3) Voir D. Leporc: « Les modèles familiaux comme stratégies de reproduction et de mobilité sociales». 177 1. Objet d'analyse Les données examinées proviennent de l'enquête réalisée sous la direction du Professeur C. Presvelou au Centre de Recherches Sociologiques de l'Université Catholique de Louvain. Les caractéristiques de l'échantillon ont été données précédemment (4). L'originalité de ces observations réside dans le fait que mari et femme ont été interrogés séparément sur la question traitée. Il en résulte la possibilité de comparer l'affectation du temps libre entre groupe d'hommes et groupe de femmes vivant dans un même milieu. La question posée comprend trois parties. D'une part, il a été demandé d'indiquer parmi différentes formes d'activités (proposées dans la question) celles qui semblaient les plus importantes comme moyen de participer à la culture. Aucune limitation n'était imposée. La réponse est considérée dans le présent article comme étant l'opinion de l'individu. D'autre part, l'interviewé avait à désigner les activités auxquelles il consacrait un certain temps par semaine, ce qui est analysé comme étant son comportement. Enfin, il avait à rendre compte de la moyenne hebdomadaire du nombre d'heures affectées à cette activité, ce qui est intitulé «le temps moyen effectif ». II. Comportement moyen chez l'homme et chez la femme Plusieurs constatations se dégagent du tableau 1. Les secteurs de loisirs qui remportent le plus de suffrages sont les occupations dites «passives» (5), de type sédentaire telles l'audience de la radio-télévision et la lecture. Les activités exigeant un déplacement, un effort de créativité, voire une participation n'ont que peu d'adeptes. Ces résultats corroborent ceux de nombreuses enquêtes traitant du sujet (voir par ex. Dumazedier, J.: 1962, Anderson, N.: 1961). Le pourcentage moyen chez les femmes se situe généralement endessous de 50 %. Seules l'audience de la radio-télévision et la lecture de périodiques de mode et de divertissement donnent des pourcentages de 65 % et de 62 % respectivement. Les proportions de femmes consacrant du temps à ces occupations sont dans l'ensemble nettement inférieures à celles des hommes. C'est seulement en ce qui concerne la lecture des faits divers, des périodiques de mode, des livres de littérature et de la pratique des arts plastiques que la proportion de femmes est plus élevée. Le sport est sous tous ses aspects du ressort masculin. La lecture de ce qui se rapporte soit à la politique, soit à l'information et la (4) Voir l'article précédent: Canivet-Gilson B.: « La parenté dans la vie sociale ». (5) Tout dépend de l'attitude de l'individu face à ces occupations. Cet aspect n'a pas été pris en considération dans la présente étude. Nous y reviendrons. 178 formation est faite principalement par les hommes. Les écarts de proportions entre hommes et femmes sont très élevés dans ces domaines. Tableau 1 Pourcentage moyen de personnes (N = 402) consacrant leur temps hebdomadaire aux activités mentionnées Hommes une partie ci-dessous de Femmes 1. Lecture de la presse quotidienne Rubrique sports faits divers politique articles de fonds 50 39 53 53 20 41 27 30 2. Lecture de périodiques Mode/ divertissements Information/formation 28 63 62 46 3. Lecture livres divertissement information/formation littérature 39 60 34 34 27 37 4. Audience radio-télévision reportages/ émissions éducatives journal parlé musique, chansons, variétés 52 62 68 47 49 65 5. Pratique d'activités sport théâtre musique arts plastiques 36 7 14 2 15 7 11 5 16 18 10 32 17 10 4 5 6 28 14 9 19 5 7 5 6. Spectacles ou conférences sportifs conférences soirées culturelles (ballet, films/ divertissement films à thème théâtre 7. Fréquentation cafés 8. Fréquentation dancings 3 concert ... ) 179 III. Facteurs discriminants Aucun facteur de situation personnelle ne différencie les jeunes familles dans l'une ou l'autre partie de la question posée. Qu'ils aient deux ou six ans de mariage, un ou plus de trois enfants, que l'épouse ait un travail rémunéré ou pas, leur comportement et leurs opinions à l'égard des secteurs de loisir ne se différencient pas d'une manière sensible. Ultérieurement, il apparaîtra cependant une différence dans la durée du temps que la femme «active» consacre à ces différentes occupations. Par contre, la strate socio-professionnelle établit très nettement des différences dans l'occupation du temps libre. Cet aspect sera analysé dans les paragraphes suivants. Les facteurs économiques tels le revenu du couple et la fortune des parents au moment du mariage sont évidemment liés à la strate socio-professionnelle. Cependant, lorsqu'on met ceux-ci en liaison avec les réponses concernant l'affectation d'une partie du temps libre, ils sont moins fortement discriminants que la strate socio-professionnelle elle-même qui a été établie en tenant compte également du niveau d'éducation. Ceci peut s'expliquer par le fait que plusieurs jeunes familles ont des revenus élevés sans que n'y soit associé un niveau d'études élevé. L'élévation des revenus correspondant à un niveau d'études élevé ne se fait que progressivement au cours de la carrière de l'individu. Pour la simplicité de l'analyse présente, il sera tenu compte de l'unique indicateur de la strate socio-professionnelle. IV. Différences de comportement selon la strate socio-professionnelle dans les réponses des maris Un critère de répartition entre les différentes activités est apparu en mettant le pourcentage des personnes consacrant du temps aux diverses formes de loisir en liaison avec les strates socio-professionnelles (6). Les mêmes variations statistiques correspondent à un même type de loisir comme en témoignent les graphiques ci-annexés. Un premier type de loisir pourrait être défini comme englobant les occupations n'exigeant qu'un faible effort intellectuel, éloignées de tout impact politique et ne contribuant pas directement au développement physique et intellectuel de la personne. Ce sont la lecture de la rubrique sportive, des faits divers, des périodiques de mode, de livres de divertissement, l'audience de programmes de variétés et de chansons à la radio-télévision, l'assistance à des spectacles sportifs et à des films de divertissement. Ces activités sont dénommées ici (6) Nous avons distingué les strates socio-professionnelles en nous basant sur des critères utilisés par Versichelen. Pour plus de détails, voir l'article précédent Canivet-Gilson B.: « La parenté dans la vie sociale». 180 « activités de divertissement pur ». Comme en témoignent les graphiques 1.1 à 1.7, les proportions de maris consacrant du temps à ces activités diminuent quasiment par palier au fur et à mesure que l'on passe d'une strate socio-professionnelle à une autre plus élevée. La tendance est nette pour tous les secteurs d'activité hormis l'assistance à des films de divertissement où les pourcentages sont les plus hauts dans les deux strates supérieures. Les graphiques sont établis sur base de l'échantillon total (N = 402). Graphi q ues 11 à 1.7 { Il} Pourcentage de personnes consacrant une portie de leur temps hebdomadaire aux activités ci dessous (**) 70°;' ,..•."' ,.,. 50'10 ~---\\ \ \ \ \ \ \ LO'lo 30'10 ,,",\ 20'10 ,---" ~'Io " \ '\ / ", '\ 6 2 5 Rubrique sportive Journaux. 7 1 6 7 2 5 Faits divers Journaux 1 2 5 6 7 1 7 5 6 Mode divertissements Divertissementslivres. periodiques 50'10 30'10 20'10 10'10 567 n; Spectacles sportifs. continus· pointillés réponses des maris. réponses des femmes ~rY~fé~mR~di~ ,*} En traits En traits ".*} socio, les chiffres 1.2.5.6.7 se réfèrent professionnelles. Films diwrtissement. aux strates 181 Graphiques. ·2.8à 2.16 (,,) de personnes consacranl une parlie de leur lemps hebdomadaire aux aclivi lés ci dessous 1•••1 PourcenlalJe 80% t 10% ,, , , 60% ,, , , 1 1 1 1 50% , ;,,'/ ,"" ,, 1 5 6 2 Rubrique politique JOUrnaux 7 5 6 7 2 Formation/informa tion périodiques 5 7 6 FormaliOf1/informallon livres 10% 5 6 livres litléra 1ure 7 6 7 2 5 ~eportages/m,.issions éduco tive s radio/T.V. 5 6 parlé radio.TIl 2 Journal ~O% 300/. 5 à 1" 1 En traits Il''') 182 6 th~me continus': réponses des maris. En trails pointillés: réponses des femmes. Les chiffres 1,2,5,6,1 seréfèren.taux strales soc te, profe ssi onnelle S. , ,,,,' 10% 7 25. 6 Articles de fond s JClJrnaux , , ,, / /. 7 Conférences Parallèlement à ce type de loisir s'est dessiné une autre caractéristique qui permet de distinguer les activités restantes. Ce sont celles qui exigent un effort intellectuel ou mieux une motivation à faire cet effort. Ce sont la lecture de la rubrique politique, des articles de fonds de la presse quotidienne, de périodiques et de livres de formation et d'information, de livres de littérature, l'écoute du journal parIé, l'assistance à des conférences, des soirées culturelles ou des films à thème. Comme l'indiquent les graphiques 2.8 à 2.16, les proportions de maris consacrant du temps à ces activités augmentent sensiblement dans les strates supérieures (strates 6 et 7). Il n'y a qu'une rubrique « éducative» qui fasse exception, c'est celle de l'assistance aux émissions éducatives et reportages à la radio-télévision où le pourcentage le plus important se situe dans la strate des employés subalternes (strate 5) et où le pourcentage décroît de façon importante dans les strates élevées pour rejoindre le niveau de la strate 1. Il semble donc que les strates plus élevées continuent à témoigner un certain dédain à l'égard de la télévision et cela même dans les jeunes familles. Ceci n'est cependant pas vérifié dans les réponses des femmes. Lorsqu'on s'intéresse au temps effectif, c'est-à-dire au nombre d'heures réellement consacrées à ces différentes activités, l'on constate la même tendance. Même si un certain pourcentage de personnes des strates supérieures affectent une partie de leur temps à des activités de «divertissement pur », ce temps est de très loin moins important que dans les strates inférieures (ce temps est réduit de plus de la moitié si l'on compare la strate 1 et la strate 7. C'est-à-dire qu'il y a 14 heures de différence par semaine) et l'inverse. Comme nous l'indique le tableau 2, les strates intermédiaires (5 et 6) ont cependant un comportement à peu près identique à cet égard. Tableau 2 Temps hebdomadaire (en heures) consacré à des activités de divertissement «pur» (type A) et à des activités exigeant un effort intellectuel (type B) - réponses des maris Strate 1 Strate 2 Strate 5 Strate 6 Strate 7 Type A 26.00 21.30 16.30 17.00 12.00 Type B 18.15 21.45 24.00 22.15 25.45 Total 44.15 43.15 40.30 39.15 37.45 183 V. Différences de comportement selon la strate socio-professionnelle dans les réponses des femmes C'est aussi dans les strates supérieures que les proportions de femmes s'adonnant à des occupations exigeant un effort intellectuel sont les plus importantes. Les tendances sont en général parallèles à celles des hommes, mais les pourcentages sont dans presque tous les cas moindres. Comme il se dégage clairement des graphiques 1.1 à 1.7, les pourcentages les plus élevés chez les femmes ne se situent en général qu'entre les niveaux des strates des ouvriers et employés subalternes (strates 2 et 5) dans les réponses des maris. La même tendance ne se retrouve cependant pas pour deux activités. Il s'agit d'une part de la lecture de périodiques de mode. Celle-ci se fait surtout dans les strates intermédiaires (5 et 6) et le moins dans la strate la plus élevée. Il s'agit d'autre part, de l'audience d'émissions éducatives et de reportages qui augmente avec la strate socio-professionnelle alors que la tendance inverse a été constatée chez les hommes. Il ressort du tableau 3 représentant la moyenne du nombre d'heures consacrées à ces occupations que le temps affecté aux activités de « divertissement pur» est aussi fonction de la strate socio-professionnelle. C'est dans les strates les moins élevées que ce temps est le plus important. L'inverse est vrai pour les activités exigeant un effort intellectuel. Il est à remarquer que dans la strate 2 (ouvrières qualifiées), la moyenne totale du nombre d'heures déclarées est assez élevée et dépasse même celle des hommes de la même strate alors que dans toutes les autres strates, c'est nettement le phénomène inverse qui est observé. Le temps déclaré par les femmes est dans toutes les autres strates inférieur à celui donné par les hommes. Les écarts les plus grands entre hommes et femmes se situent dans les strates 1 et 5 (environ 8 heures d'écart en moyenne). Il a été constaté par ailleurs que le pourcentage de femmes qui consacrent du temps aux activités analysées ne varie pas significativement selon qu'elles travaillent ou pas (7). Mais, par contre, ce qui varie d'une manière sensible, c'est la durée du temps affecté. Dans quasiment tous les cas, la femme qui n'a pas de travail rémunéré consacre beaucoup plus de temps que celle qui travaille. Il y a à peu près douze heures par semaine de différence en faveur de la femme qui ne travaille pas à l'extérieur. VI. Ecarts entre opinions et comportements Les opinions quant à l'importance des moyens qu'a l'individu de participer à la culture se sont différenciées de façon analogue aux (7) Cette analyse a été faite sur un sous-échantillon. Les femmes travaillant à temps partiel n'ont pas été prises en considération. N 159 pour les femmes exerçant une profession et N = 186 pour les femmes n'exerçant pas de profession. = 184 Tableau 3 Temps hebdomadaire (en heures) consacré à des activités de divertissement pur (type A) et à des activités exigeant un effort intellectuel (type B) • réponses des femmes Strate 1 Strate 2 Strate 5 Strate 6 Strate Type A 20.30 22.45 16.45 15.30 13.15 Type B 15.45 20.45 16.00 19.15 22.30 Total 36.15 43.30 32.45 34.45 35.45 7 réponses révélant les comportements (8). Ce sont tous les éléments liés à la strate socio-professionnelle qui ont établi des différences significatives parmi les individus. Il est normal qu'un certain rapprochement se soit produit entre la question se référant à l'opinion (ce qui est estimé important) et la question de comportement (le temps qui est affecté à l'occupation). Cela s'est vérifié généralement dans les réponses des maris. Il y a pour chaque secteur d'activité analysé un pourcentage moindre de personnes affectant du temps à une occupation (désignée cependant comme importante) mais les tendances sont généralement parallèles. Il est toutefois très intéressant de faire ressortir les écarts les plus grands car ils sont révélateurs d'aspirations latentes non réalisées et on peut supposer que c'est vers ces secteurs d'activité que s'orienteraient les individus si plus de temps libre ou d'autres conditions d'existence leur étaient accordées. Quelle que soit l'appartenance à une strate sociale ou à un sexe particulier, c'est dans la fréquentation du cinéma que les écarts sont les plus importants (surtout les films de divertissement où les écarts sont de l'ordre de 30 à 40 %). Ceci est confirmé par le dépouillement d'une autre question qui portait sur la forme de participation culturelle qui souffrait le plus de la condition de jeunes ménages avec petits enfants. C'est de loin l'impossibilité d'assister au cinéma qui est la plus regrettée. Dans l'ensemble, les écarts entre opinions et comportements sont plus grands dans les strates supérieures et beaucoup plus importants chez la femme. Dans les réponses des maris, des écarts élevés se (8) Rappelons ici la question posée: « Parmi les différentes formes de participation à la culture signalées ci-dessous, quelles sont celles qui vous semblent les plus importantea » î 185 sont révélés dans l'ordre d'importance pour l'assistance à des serrees culturelles, à des conférences et les secteurs «actifs» tels la pratique d'un sport, du théâtre, de la musique. Chez la femme, après la fréquentation du cinéma, c'est la pratique des sports où les aspirations sont latentes quelle que soit la strate sociale. Dans les strates supérieures, c'est quasiment dans tous les domaines que les écarts entre opinions et comportements sont significatifs. VII. Quelques pistes d'interprétations Avant de tenter des interprétations, il semble utile de mettre en évidence quelques questions qui ont surgi au cours de l'analyse. La nomenclature des occupations proposée dans la question principale est celle dont on fait traditionnellement usage pour évaluer ce qui est appelé la participation sociale ou culturelle. Dans la plupart des travaux, la définition de cette participation correspond implicitement aux indicateurs utilisés pour la mesurer sans que ceux-ci ne soient justifiés expressément. Or, tout dépend de l'objectif poursuivi dans l'analyse. Von est cependant forcé de constater que cet objectif n'est souvent pas exprimé dans les travaux se servant de ce concept. S'il s'agit seulement de savoir ce que l'individu fait pendant son temps libre, une liste exhaustive des activités doit être établie. Par contre, s'il s'agit d'évaluer un certain degré d'isolation ou de participation sociale, certains aspects doivent entrer en ligne de compte. Il ne suffit pas de connaître numératioement les activités que l'individu pratique ou ne pratique pas ou les groupes formels ou informels auquel il appartient. La manière dont les intérêts et les valeurs de l'individu sont engagées est un aspect trop souvent négligé. En outre, il est essentiel de comprendre la signification que cette participation ou non-participation a pour lui. Il est tout aussi important de savoir dès le départ à quel niveau, l'on désire évaluer cette participation. Par rapport à quoi et en vue de quoi désire-t-on mesurer un degré d'intégration de l'individu '! Comment la sphère culturelle ou sociale est-elle définie et par qui est-elle définie '! Il est certain par exemple que des activités telles les réunions hebdomadaires des colombophiles ou des joueurs de carte permettent à l'individu de participer à une vie sociale et probablement d'influencer des décisions concernant cette vie mais à un niveau précis. Ces quelques questions font apparaître que ce concept sociologique de participation sociale n'est pas un outil dont on peut se servir une fois pour toutes. Il devrait à chaque fois être remis en «question ». La finalité de son emploi devrait être clairement définie au préalable. Pour en revenir à l'analyse proprement dite comment expliquer les différences qui sont apparues, que ce soit en fonction de la strate socio-professionnelle ou du sexe et d'autre part certains écarts obser- 186 vês entre opinions et comportements dans l'affectation du temps libre? Il a déjà été dit que cet objet d'analyse a été isolé et qu'il sera replacé ultérieurement dans une perspective d'analyse plus vaste. Néanmoins, quelques réflexions peuvent être faites dès à présent. Des contraintes peuvent intervenir du fait de la quantité du temps que les époux et les épouses peuvent concacrer à ces diverses activités. En effet, le temps « obligé e et par conséquent le temps «libre'> est différent selon la profession et la situation familiale. Pourtant, selon des études faites en Belgique sur les budgets-temps (Govaerts, 1969, Javeau, 1970), ces disponibilités ne sont en moyenne pas tellement différentes d'une catégorie sociale à une autre. L'écart entre les employés supérieurs qui jouissent du plus de temps libre et les techniciens qui en ont le moins (9) n'est que d'une heure par jour. Dès lors, ce serait beaucoup plus les différences dues au sexe qui influeraient sur la quantité du temps libre que les différences dues à la profession. Même si ces limitations de temps libre pouvaient expliquer les différences dans la durée du temps consacré aux activités de loisir, elles ne sont certainement pas suffisantes pour expliquer les différences observées dans la partie opinion de la question. Une hiérarchie des valeurs propre à chaque strate et sexe est apparue clairement. C'est au niveau de la représentation de ce qui est important, nécessaire et contraignant que les différences se sont établies. Chaque groupe ou chaque sexe semble avoir un modèle de référence bien distinct et qui se transmet assez fidèlement comme le prouve la liaison de ces modèles avec la strate socio-professionnelle du père de l'interviewé. Les données n'ont pas permis de savoir vers quels autres types d'occupation s'orientent davantage les strates les moins élevées. En 8e référant à la littérature, on peut cependant récolter quelques indices. Dans l'étude de Kaes par exemple, il apparaît que chez les ouvriers: «L'étude des comportements montre la prédominance des activités de préoccupation (entretien de la maison, jardinage ou bricolage), de nécessité (éducation des enfants), de délassement ou d'évasion sur les activités d'information ou de formation'> (Kaes, 1962 : 82). Govaerts de son côté constate qu'en ce qui concerne les femmes mariées «actives'>: «Du jeu d'équilibre que mènent les femmes mariées pour opter entre le ménage et le loisir dans le cadre du temps familial, le loisir sort souvent perdant. Au fur et à mesure que se multiplient les rôles, la valeur proportionnelle du temps familial augmente aux dépens du temps libre s , C'est donc à la fois au niveau de la nécessité, mais surtout de (9) Les indépendants ont nettement moins de temps libre (2 heures d'écart journalier avec les employés supérieurs). Il n'en est pas fait mention dans l'article car cette strate n'est pas représentée dans l'analyse. 187 la représentation de ce qui est possible et important que s'établissent les différences. On a constaté que pour certaines activités de divertissement « pur », il n'y a guère de différences entre les strates sociales. L'homme de la strate supérieure va même davantage au cinéma voir des films de divertissement, mais un homme sur cinq seulement de la strate la moins élevée lit au moins une fois par semaine une rubrique politique de la presse quotidienne. En d'autres mots, les différenciations entre strates en ce qui concerne les activités de divertissement « pur» sont moins prononcées que pour les activités exigeant une motivation à faire un effort intellectuel. Les strates supérieures participent plus à toute la gamme des activités analysées que ne le font les strates inférieures. Est-ce à dire que seule la sphère culturelle des strates supérieures a été touchée par cette analyse? Il est possible que le contenu des articles de fonds et politiques soit fait en fonction du schème normatif d'une certaine classe sociale. Cependant, et ceci est important à faire remarquer, si l'on considère le total du nombre d'heures consacrées aux diverses activités évoquées ici, ce temps total est le moins élevé dans les strates supérieures. Les individus qui composent la strate la plus élevée ont dans l'hypothèse d'un temps «libre» équivalent à celui des strates inférieures sept heures de plus pendant lesquelles ils font autre chose. Il semble donc que l'on ait bien touché l'essentiel des occupations des strates inférieures également. Il est opportun de souligner ici que l'audience de la radio/télévision (programme de variétés, chansons, musique) vient en premier lieu si l'on classe les activités selon le temps que l'on y consacre dans les deux strates inférieures (ce temps moyen est de 8 h pour l'individu de la strate 1 contre moins de 4 h pour l'individu de la strate la plus élevée.) Les strates supérieures semblent donc disposer d'un plus large éventail de conduites possibles que ce soit au niveau de la représentation ou au niveau du vécu. Les individus des strates inférieures seraient davantages liés à certaines formes d'occupation. Néanmoins, l'on a pu constater qu'hormis l'assistance à des conférences ou des soirées culturelles, toutes les autres activités sont pratiquées, ne fusse que par une petite minorité, quelle que soit la strate socio-professionnelle. Cette minorité se réduit parfois grandement quand il s'agit des femmes. Bien qu'au niveau de la représentation des secteurs estimés importants, elles aient souvent le même avis que leur mari, le pourcentage de celles qui peuvent consacrer du temps à ces activités est faible. Il y a très certainement une tension qui apparaît chez les femmes et qui pourrait être due à la place prépondérante du temps « nécessité» dans leur vie quotidienne. Il faudrait pouvoir faire l'étude de familles plus âgées pour savoir si la condition de mère de jeunes enfants expliquerait au moins en partie le retrait culturel qui a été observé. 188 Références bibliographiques ANDERSON N., 1961 CROZIER Work and Leisure, London, Routledge and Kegan Paul. M., 1965 Le monde des employés de bureau, Paris, Ed. du Seuil. DUMAZEDIER J., 1962 Vers une civilisation du loisir, Paris, Ed. du Seuil. DUMAZEDIER J. et RIPERT A., 1'966 Loisir et culture, Paris, Ed. du Seuil. JAVEAU Cl., 1970 Les vingt-quatre heures du Belge, Editions Sociologie, Université Libre de Bruxelles. de l'Institut de LARRUE J., 1965 Loisirs ouvriers chez les métallurgistes La Haye, Mouton and Co. toulousains, Paris, GOVAERTS F., 1969 Loisirs des femmes et temps libre, Editions de l'Institut Sociologie, Université Libre de Bruxelles. de KAES R., 1962 Les ouvriers et la culture, Paris, Dalloz. PRESVELOU C., 1970 Images and Counter-imaçes of young families : Concepts, methodoloçu, Content analysis and paradigms (19-36) in Images and counter-images of young families, Ed. C. Presvelou et P. de Bie, Louvain. 189 LES MODELES FAMILIAUX COMME STRATEGIES DE REPRODUCTION ET DE MOBILITE SOCIALES (*) par Dominique LEPORCQ L'étude de la variation des modèles familiaux selon les catégories. sociales est abordée ici dans une optique de transformation sociale. Celle-ci aboutit en effet à l'éclosion de nouveaux modèles familiaux. Ces derniers émanent des groupes dominants de la société et sont différemment accessibles et/ou souhaités par les différentes catégories sociales, d'une part, en fonction de leur position dans la structure de classe et des stratégies qui y sont liées, dans un but de reproduction et/ou de mobilité, d'autre part, en fonction des situations et des sous-cultures propres à chaque catégorie sociale. La Belgique, comme toute société occidentale, est une société stratifiée, dont les parties constitutives, classes ou groupes de statut, forment une structure, c'est-à-dire « entretiennent des relations autres que de simples juxtapositions et, en conséquence, manifestent des propriétés qui résultent de leur appartenance à la totalité, ou plus précisément, de leur position dans le système complet de relations qui commande le sens de chaque relation particulière l> (Bourdieu, 1966 : 201). Ces propriétés « de position» peuvent être indépendantes des propriétés de situation, davantage liées aux diverses conditions d'existence, variant dans le temps et l'espace d'une société. Cependant les caractéristiques des catégories sociales dépendent aussi de leur «poids fonctionnel» dans la structure sociale, proportionné à la contribution qu'ils y apportent (Bourdieu, 1966 : 210) ou, en d'autres mots, de leur dominance en termes de signification culturelle et d'implication dans les différents secteurs de la société (Kënig, 1964 : 614). C'est par rapport aux groupes dominants et à leur culture que tout groupe et tout élément culturel reçoit sa signification sociale et sa légitimité. Toute société stratifiée tend à reproduire, c'est-à-dire à maintenir dans le temps, sa structure de classe. Elle met donc en œuvre diffé(*) L'auteur a condensé ici la problématique globale détaillée dans son mémoire de fin d'études. Les données utilisées proviennent d'une enquête financée par le F.R.F.C. 190 rents mécanismes, au niveau global et au niveau de chaque catégorie sociale, qui assurent le statu quo des positions qui sont héritées et transmises intactes ou améliorées aux générations suivantes. Dans cette perspective, la famille, en tant qu'institution, remplit entre autres la fonction de reproduction sociale. Une famille particulière, par le modèle familial qu'elle adopte, met en œuvre différentes stratégies qui lui permettent de réaliser cette fonction. Les modèles familiaux ne sont donc pas des ensembles de normes rigides mais des moyens au service de stratégies de reproduction, qui varient dans le sens d'une meilleur efficacité, selon les situations dans lesquelles elles se développent et le type de position qu'elles contribuent à maintenir ou à améliorer. Les premiers institutionnalistes avaient déjà souligné cet aspect de non-rigidité des formes de l'institution dans leurs études historiques (Baschofen, Morgan, Tyler, Durkheim), notamment en formulant la loi de contraction de la famille (Durkheim, 1921). Ainsi, les différentes catégories sociales adoptent des modèles familiaux différents correspondant à leur situation et aux positions occupées dans la structure de classe sociale. Ces modèles, appartenant aux sous-cultures des catégories, sont légitimées par rapport aux modèles et valeurs dominants, c'est-à-dire ceux des catégories sociales dominantes. Cependant, des modèles nouveaux apparaissent (Becker et Hill, 1955 ; Burgess et Locke, 1960 ; ... ); comment et dans quels groupes voient-ils le jour? Les sociétés modernes, sont, par définition «en transformation ». Le développement, comme utilisation d'énergies nouvelles fait partie de leur fonctionnement même (Touraine, 1969). Cependant, ce type de changement - que pour plus de clarté nous nommerons «transformation» - ne met nullement en cause la structure sociale, le contrôle du développement restant toujours dans les mains des groupes occupant les positions dominantes. La transformation (1) s'oppose donc au changement de structure, mais fait plutôt référence à un changement des formes des différentes institutions, en tant qu'adaptation aux variations de situation amenées par le développement. Ainsi la notion de reproduction sociale, comme processus par lequel une société tend à maintenir dans le temps sa structure de classe, est parfaitement compatible avec une approche sociale de transformation, puisque la transformation peut être nécessaire au fonctionnement, donc à la survie et à la reproduction d'une société et de ses structures. Par exemple, la mobilité sociale ascendante paraît structurellement nécessaire dans une société en développement, exigeant sans cesse des qualifications et savoirs nouveaux; mais, il (1) Il est évident que les transformations sont abordées ici au niveau de la structure de la société globale. Si nous nous plaçions au niveau de la famille, il s'agirait alors d'un véritable changement structurel. (Presvelou, 1973: 89). 191 semble que le processus de mobilité sociale ne se déroule pas librement et au hasard ainsi qu'en a conclu Bourdieu dans une étude de la mobilité dans l'enseignement dont les résultats, nous semble-t-il, peuvent être étendus à toute mobilité sociale: «la mobilité contrôlée d'une catégorie limitée d'individus soigneusement sélectionnés et modifiés par et pour l'ascension individuelle, n'est pas incompatible avec la permanence des structures et elle peut même contribuer, de la seule manière concevable en des sociétés se réclamant d'idéaux démocratiques, à la stabilité sociale et, par là, à la perpétuation de la structure de classe» (Bourdieu (a), 1971 : 45 à 79). De plus, il apparaît bien qu'une «translation vers le haut s de l'ensemble de la structure sociale (telle que le processus d'allongement de la scolarité tend à l'opérer) n'entraîne pas pour autant la réduction des inégalités sociales (Bourdieu (b), 1971). Il s'agit plus d'un changement général de situation, qui ne remet pas en cause les positions et les rapports entre elles. Reste à voir comment s'opère ce mécanisme de transformation. Comme nous l'avons signalé plus haut, le contrôle du développement appartient aux groupes dominants. De même, il semble qu'au niveau culturel, la plupart des innovations proviennent des groupes les plus élevés et/ou dominants. Le changement s'opère selon un processus dialectique: l'antithèse (c'est-à-dire les éléments de contre-culture) émane de certains groupes dominés, dont la situation se trouve le plus en contradiction avec les modèles proposés mais qui disposent des moyens suffisants pour se faire entendre dans la société et remettre en cause les modèles existants. Le plus souvent ces groupes occupent des positions relativement élevées, mais se trouvent mal à l'aise face aux modèles anciens ; ainsi les « intellectuels» ou les groupes dont la situation a subi le plus de transformation. Une fois opérée la synthèse des modèles anciens et des contre-modèles proposés, les modèles nouveaux qui en sont issus, se diffusent dans les autres couches de la société ; ils les atteignent plus ou moins lentement selon leur distance sociale et culturelle par rapport aux couches innovatrices. Ce n'est qu'une fois filtrés, sélectionnés, réinterprétés et reformulés à partir de la culture propre à chaque groupe et en fonction de sa situation, que les nouveaux éléments font partie de la culture du groupe (Boltanski, 1968). L'apparition de nouveaux modèles familiaux semble relever du même processus : les modèles familiaux nouveaux émanent, selon le processus dialectique exposé plus haut, des groupes dominants dont la situation a changé et sont adoptés d'abord par les groupes, dont la position, la culture et la situation sont les plus proches des leurs. Ces modèles nouveaux apparaissent comme les formes familiales les plus efficaces pour servir la reproduction et la mobilité de ces groupes. Ceux-ci étant dominants, leurs modèles sont donc plus légitimes et plus valorisés dans la société globale que les modèles anciens subsistant dans les autres catégories. 192 *.'" La famille «progressiste» apparaît dans notre étude comme favorable au changement, en rapport avec son temps, remettant en question certaines traditions: elle se caractérise, au niveau endo-familial par le partage des tâches, des décisions et des responsabilités, l'égalité des sexes, la tolérance et le libéralisme, au niveau extra-familial, par la souplesse, l'ouverture (par opposition à l'enfermement et à la dépendance par rapport aux parents). Le modèle nouveau, tel qu'il vient d'être caractérisé est un «type idéal» et ne se trouve donc pas à l'état pur dans la réalité; la plupart des modèles familiaux se situent entre les deux pôles : «nouvea.u» et «traditionnel» et possèdent, en différentes proportions et dans différents domaines, des caractéristiques nouvelles. Le processus de changement des formes familiales sera abordé d'un point de vue dialectique: des contradictions de la «thèse », système en équilibre relatif, naît 1'« antithèse », proposant des contre-valeurs et des contre-images, s'opposant aux anciennes; de nouveaux comportements se développent alors, «synthèse» des modèles anciens et des modèles neufs présentés par l'antithèse. Nous avons décomposé le modèle familial en deux zones, l'une endofamiliale, la structure des rôles conjugaux, et l'autre, extra-familiale, le réseau de relations sociales. En effet, ces deux aires tout en étant indissociables, d'une part, risquent d'être influencées différemment par la situation, et, d'autre part contribuent au déploiement d'autres types de stratégies de reproduction ; ainsi par exemple, le domaine endo-familial est-il primordial pour la socialisation des enfants alors que le réseau de relations sociales joue un rôle déterminant dans la mobilité sociale et professionnelle. De plus, afin de cerner à la fois l'aspect réel de l'adoption d'un modèle et l'aspect idéologique, lié à la signification sociale, la légitimité et la dominance, nous distinguerons dans l'analyse du modèle familial le modèle vécu de comportement familial, d'une part, les images et conceptions de l'autre. Les comportements sont définis comme des actes et attitudes selon lesquels un sujet ou un groupe réagit à une situation donnée. Nous distinguerons deux niveaux dans cette notion de situation. D'abord la situation au sens strict est celle en réponse à laquelle s'élaborent les comportements: jeunes couples mariés avec enfantes). Les coordonnées de cette situation varient selon les catégories sociales, modifient le contenu même des rôles conjugaux et des relations sociales et entraînent donc des modèles vécus de comportement différents. Ensuite, au sens large, la situation comprend les diverses conditions matérielles, économiques, dans une certaine mesure aussi intellectuelles et culturelles, dont disposent les familles pour répondre à la situation au sens strict. Les images et conceptions, quant à elles, font référence à l'aspect idéologique des modèles familiaux. Elles renvoient à une «conception du monde» partagée par un groupe ou une collectivité. Plus diffuses et moins cohérentes, que les comportements, les images présentent 193 une plus grande fluidité, car elles sont moins liées aux situations ; cependant elles orientent les comportements et sont influencées par eux. Ainsi, l'adoption de modèles familiaux différents selon les catégories sociales s'explique par les positions différentes occupées dans la hiérarchie sociale quï déterminent des poids fonctionnels différents et entraînent diverses stratégies de reproduction et de mobilité; les sous-cultures propres à chaque catégorie, liées à leur position et conditionnant l'accès aux modèles nouveaux; - les situations, et particulièrement les diverses conditions matérielles, économiques dont disposent les familles pour remplir les différentes fonctions qui leur sont attribuées. Ainsi, de façon générale, nous pouvons formuler les hypothèses suivantes: le modèle de famille progressiste sera adopté le plus dans les catégories sociales moyennes et supérieures (catégories I, II, III) et plus intensément dans le «classe moyenne supérieure» (catégorie II), considérée comme la catégorie dominante. De Plus, le modèle progressiste étant «dominant », donc le plus «légitime» et le plus « prestigieux », sera le modèle le plus affirmé (au moins au niveau des images) dans toutes les catégories sociales. L'adoption d'un modèle plus ou moins progressiste de famille est fonction de la catégorie sociale à laquelle appartient la famille, et qui se définit par une position dans la hiérarchie sociale et les stratégies qui y sont liées, par un fonds culturel. I. Présentation de l'échantillon Pour vérifier ces hypothèses, nous avons utilisé une partie des données d'une enquête faite au Centre de Recherches Sociologiques de l'Université Catholique de Louvain (2). A partir de l'échantillon initial, nous en avons construit un autre comprenant 135 ménages, dans lesquels la femme n'exerce aucune profession dont la rémunération dépasse 2.000 F.B. Ces ménages peuvent être rangés dans des catégories exclusives les unes des autres tant du point de vue du statut socio-professionnel que de la mobilité sociale. Ces variables indiquent la position de l'individu dans la société. En fonction de la première de ces variables, l'échantillon peut être réparti selon 5 catégories qui correspondent à des positions plus ou moins élevées dans la hiérarchie sociale. De la sorte, 33 ménages peuvent être rangés dans la classe supérieure (I), 21 dans la classe moyenne supérieure (II), 37 dans la (2) L'échantillon est présenté en détails dans B. Canivet-Gilson. « La parenté dans la vie sociale». 194 classe moyenne (III), 29 dans la classe ouvrière (IV) et 15 dans la classe inférieure (V). En ce qui concerne la mobilité sociale, nous n'avons considéré que la mobilité déjà réalisée, nous basant pour ce faire sur l'écart entre la profession du fils par rapport à celle de son père en fin de carrière. La répartition de l'échantillon en fonction de cette variable et de la catégorie socio-professionnelle est présentée au tableau 1 et fait ressortir que la mobilité fait partie d'une stratégie liée à la classe. Tableau 1 Répartition des ménages selon le mobilité inter-générationnelle réalisée par catégorie socio-professionnelle (3) Catégories sociales Non mobiles 0/0 N Mobiles 0/0 N N Total 0/0 cat 1 22 (77) 11 (33) 33 (100) eat Il 4 (19) 17 (81) 21 (100) eat III 11 (30) 26 (70) 37 (100) cat IV 21 (72) 8 (28) 2'9 (100) 15 (100) 0 (50) 15 (100) 73 (54) 62 (46) 135 (100) cat TOTAL V D'autres variables sont liées à la situation sociale: l'orientation intellectuelle de la participation culturelle, le niveau d'instruction et le revenu. Le tableau 2 présente la répartition de l'échantillon en fonction de l'orientation intellectuelle de la participation culturelle. Celle-ci est mesurée par le moyen d'un score qui tient compte à la fois de la participation et de l'importance accordée à treize types d'activités (4). (3) Exception faite de la catégorie V, dont la mobilité ascendante est nulle, le test du X2 révèle une relation significative à 0,001 entre la catégorie sociale et la mobilité ascendante. Les catégories II et III sont significativement plus mobiles que les autres. (4) On trouvera, dans G. Colard-Dutry, « L'affectation d'une partie du temps libre chez les jeunes familles», une analyse plus fouillée de cette participation culturelle. Les données exploitées dans cet article concernent cependant la totalité de l'échantillon de la recherche « Jeunes familles ». 4 195 Par ailleurs, la répartition opérée au même tableau est faite en fonction de la classe sociale et permet de voir que les catégories supérieures jouissent de la situation la plus favorable dans tous les domaines. Tableau 2 Répartition des ménages selon la participation culturelle par catégorie sociale Catégories Sociales Type de participation culturelle Faible Moyenne et forte Total N % N % N % Cat 1 12 (36) 21 (64) 33 (100) Cat II 9 (43) 12 (57) 21 (100) Cat III 22 (59) 15 (41) 37 (100) Cat IV 27 (93) 2 (7) 29 (100) Cat V 14 (93) 1 (7) 15 (100) Total 84 (62) 51 (38) 135 (100) II. Analyse et résultats L'analyse des données nous a permis de confirmer notre première hypothèse de dominance du modèle progressiste : invités à qualifier leur conception de vie familiale et conjugale, les personnes interrogées ont privilégié le modèle progressiste. Bien que le phénomène soit manifeste au niveau de toutes les catégories socio-professionnelles, il s'affirme surtout au niveau de la classe moyenne supérieure (II). Ceci étant posé, nous nous attarderons à préciser comment et sous quels aspects le modèle progressiste est effectivement vécu dans les catégories sociales. Afin de cerner les différents aspects du modèle familial et leurs rapports avec les propriétés liées aux catégories sociales, nous avons décomposé le modèle familial en deux dimensions qui sont en interrelation : une dimension interne, la structure des rôles conjugaux, une autre, externe, le réseau de relations sociales. Le modèle vécu de comportement, comme les conceptions et les images seront analysés à partir de ces deux dimensions, elles-mêmes décomposées en termes opérationnels et en unités d'analyse. 196 A. La structure des rôles conjugaux et "accomplissement des tâches familiales La structure des rôles conjugaux est la façon dont les conjoints s'organisent en se répartissent les tâches, responsabilités et décisions pour accomplir les différentes fonctions nécessaires à la survie des membres et à l'équilibre de l'unité familiale, la famille nucléaire. Bien que la structure des rôles conjugaux s'étende sur un domaine plus vaste que les tâches familiales, nous nous limiterons à l'analyse de cet aspect formel. Pour appréhender la structure des rôles à l'intérieur de la famille, nous utiliserons une typologie qui distingue deux pôles, correspondant aux types de familles traditionalistes et progressistes, entre lesquels peuvent s'établir une multiplicité de types intermédiaires: - d'une part, les rôles conjugaux sont strictement divisés, répartis selon les sexes ; ainsi, il existe une aire masculine, composée de rôles instrumentaux et une aire féminine comprenant des rôles expressifs (cf l'analyse structuro-fonctionnaliste de la famille nucléaire: Skolnick, 1941). Cette spécialisation s'accompagne soit de l'autorité de l'un des deux conjoints, soit d'autonomie de chacun des conjoints dans son aire propre; d'autre part, la répartition des rôles est fluide ; ceux-ci ne sont pas attribués de façon prescriptive (De Bie, Dobbelaere et al, 1968); un grand nombre d'entre eux sont interchangeables (Presvelou, 1970) et/ou joints (Touzard, 1967 ; Bott, 1968 : 53). 1. Modèle vécu de comportement Pour étudier l'aspect réel de la structure des rôles conjugaux, nous avons examiné trois types de tâches familiales ; pour chacune d'entre elles nous avons tenu compte à la fois de l'accomplissement de la tâche et de l'autorité en ce qui la concerne. 1. Les tâches ménaçères sont davantage du ressort des femmes, dans toutes les catégories socio-professionnelles. C'est là le modèle traditionna1iste, mais c'est aussi une réponse à la situation : dans les ménages interviewés les femmes restent au foyer. Dans toutes les catégories l'autorité, tout en étant du ressort de la femme, est nettement plus partagée que l'exécution de la tâche. Cependant des différences apparaissent entre les catégories: ainsi dans les catégories inférieures (IV et V), la participation de l'homme, quand elle existe, est forte du point de vue intensité (17,2 % dans IV et 21,7 % dans V de participation forte de l'homme, contre moins de 13 % dans les trois autres catégories; le X2 est significatif à 0,001). C'est toutefois dans la catégorie V que la spécialisation stricte des femmes est la plus élevée (71 %) alors qu'eUe est la plus faible dam la catégorie II (52,4 %). La forte participation de l'homme dans ce domaine peut être due 197 dans les catégories inférieures à une situation moins confortable (moins d'appareils ménagers, moins d'aide). 2. La gestion du budget,' les résultats obtenus confirment ceux de Pougeyrollas (1951), Touzard (1967 : 37-38) et Presvelou (1968 : 46). Tableau 3 Conjoint gérant le budget selon la catégorie sociale Cat. soc. homme femme + que Conjoint gérant le budget homme et femme femme + que à égalité homme N 0/0 N 0/0 N Cat 1 11 33,3 16 48,5 Cat II 6 28,6 12 Cat III 5 13,2 Cat IV 5 Cat V Total Total 0/0 N 0/0 6 18,2 33 100 57,1 3 14,3 21 100 18 48,7 14 37,8 37 100 17,2 10 34,5 14 48,3 29 100 0 0 7 46,6 8 53,4 15 100 20 20 63 46,6 45 33,4 135 100 Dans les trois catégories supérieures, c'est un accomplissement partagé que l'on rencontre le plus souvent (mode), particulièrement dans la catégorie II. Dans les catégories 1 et II, lorsque ce modèle n'est pas adopté, la gestion du budget apparaît plus du domaine de l'homme que de la femme. Dans les catégories IV et V, la gestion du budget est davantage du ressort de la femme (et le plus souvent même de la femme seule). La catégorie III suit ce modèle lorsque l'accomplissement n'est pas partagé. Ces différences sont significatives à 0,01 (X2 = 15,227, df = 4). De même, dans la prise de décisions concernant le budget, l'aire de spécialisation masculine est plus développée dans les catégories 1 et II (surtout la catégorie 1), contrairement aux trois autres (X2 significatif à 0,05). Cependant dans toutes les catégories, c'est le modèle d'autorité partagée qui est le plus adopté (57,8 %). Les variations observées semblent liées à des différences de situation. En effet, la gestion du budget dépend de sa nature, variant selon les revenus et les stratégies qu'ils permettent: ainsi, en milieu popu198 laire, la presque totalité du budget doit être consacrée à des frais ménagers, assurant principalement le maintien physique des membres de la famille, alors que dans les catégories supérieures l'existence de revenus plus élevés favorise l'apparition de postes autres que ménagers, donnant accès, par l'intermédiaire de la consommation à des pouvoirs économiques, sociaux, culturels plus grands et donc à des positions plus élevées. Ainsi ces situations favorisent la reproduction de la structure sociale en limitant l'accès aux différents pouvoirs aux catégories en possédant déjà. Quant à la gestion du budget c'est donc la personne la plus compétente et la plus disponible qui s'en charge. De plus, subsistent sans doute dans les catégories populaires des modèles culturels plus anciens (datant d'un époque où les revenus familiaux étaient très limités). 3. L'éducation des enfants est une tâche familiale particulièrement importante dans une optique de reproduction sociale, puisque la socialisation en est un élément essentiel. Les enfants des couples de notre échantillon étant très jeunes, nous avons utilisé pour étudier le comportement la variable «soins aux enfants ». Les résultats sont semblables à ceux observés dans l'exécution des tâches ménagères : spécialisation des femmes dans toutes les catégories ; pourcentages les plus élevés d'accomplissement de la tâche par la femme seule, mais aussi, pourcentages les plus élevés de participation forte en intensité des hommes, dans les catégories IV et V (X2 significatif à 0,01). Quant à l'éducation des enfants et l'autorité en ce qui la concerne, elles sont nettement partagées (88,1 et 83,6 %), mais les pourcentages de réponses, élevés dans les deux catégories supérieures diminuent quand on descend dans la hiérarchie sociale, au profit surtout de l'aire de spécialisation féminine. Bien que les X2 ne soient pas significatifs, il semble que l'éducation des enfants soit davantage du ressort des femmes dans les catégories inférieures que dans les catégories supérieures. Ces variations sont peut-être liées aux savoirs et conceptions nouvelles de l'importance du père dans la formation de la personnalité et de l'enfant comme «être en développement» (Ariès 1968), accessibles d'abord aux catégories dominantes. 2. Les conceptions et images Les conceptions de la structure des rôles conjugaux ont été analysées à partir des conceptions de l'éducation, particulièrement l'aspect différentiel de l'éducation selon les sexes (préparation aux tâches ménagères et attitudes à l'égard des sorties) et la liberté accordée. Mais dans aucune des variables étudiées, les différences ne sont significatives ; tout au plus des tendances légères sont décelées, ainsi les 2 catégories inférieures ont une attitude différentielle plus marquée que les autres catégories, en ce qui concerne les sorties des enfants. Ainsi, en ce qui concerne la structure des rôles conjugaux, ni les 199 comportements familiaux, ni les conceptions ne semblent confirmer notre hypothèse d'adoption de modèle plus progressiste dans les catégories dominantes. Tout au plus nous pouvons observer, dans tous les domaines, une tendance à un accomplissement ou un souci plus partagé des tâches familiales dans la catégorie II, mais cette tendance n'apparaît pas significative. Cependant, nous avons vu combien les comportements en ce domaine sont tributaires des situations en réponse auxquelles, ou dans lesquelles, ils se développent. B. Le réseau de relations sociales La famille nucléaire, ou mieux, la famille « Individuée s (Bott, 1968: 101) est immergée dans un réseau de relations sociales, en partie choisies (particulièrement les amis), en partie reçues comme allant de soi (parents, voisins, compagnons de travail. .. ). Les différents éléments de ce réseau forment un système: ainsi plusieurs études (Bott, 1968 ; Fougeyrollas 1951 : 95 ; Chombart de Lauwe, 1963: 87-88) mettent en évidence que l'importance de la relation avec les amis est en corrélation négative avec celle des relations avec la parenté, le voisinage, les compagnons de travail. Les relations sociales sont à la fois nécessaires à la survie de l'unité familiale et de ses membres, mais peuvent aussi favoriser le déploiement de certaines stratégies de reproduction (relations avec la parenté) et/ou de mobilité (amis, relations d'affaires ... ). D'autre part, les situations vécues par les familles risquent aussi d'influencer les différents types de relations (possibilité de se déplacer, de s'absenter, connaissance de différents milieux). Les formes de relations sociales seront analysées à la fois dans leurs aspects quantitatifs (nombre, fréquence) et dans leurs aspects qualitatifs (contenu, caractère plus ou moins sélectif). 1. Modèle vécu de comportement !amüial Chaque forme principale de relation familiale sera d'abord examinée séparément, puis, dans l'importance relative qui lui est conférée par rapport aux autres. a) Les relations avec les parents Les relations d'aide s'établissent généralement dans le sens parentsjeunes familles et très peu dans l'autre sens. La catégorie supérieure (I) reçoit le plus d'aide matérielle (dons; dot au mariage). Les couples de cette catégorie reçoivent aussi une aide importante sous forme de dépannage en cas de besoin. La catégorie inférieure, au contraire, entretient le moins de relations d'aide matérielle: elle reçoit peu d'aide sous forme de dons de la part des parents et ne leur accorde pas d'aide. Mais c'est dans cette catégorie que le plus de femmes ont reçu une dot au mariage 200 et que les couples font le plus appel aux parents en cas de dépannage. Dans les trois catégories intermédiaires les relations d'aide ne diffèrent pas beaucoup et se situent dans une position intermédiaire par rapport au comportement observé dans les catégories extrêmes. Bien que la forme et le contenu de l'aide varient surtout en fonction des situations, de l'aisance matérielle, à la fois des donneurs et des receveurs, les types de relations qui se constituent ainsi exercent une influence sur le développement de stratégies visant à «améliorer» une position sociale. Ainsi le type d'aide développé dans la catégorie inférieure (aide morale, conseils, dépannage, services) est nettement plus personnel et met davantage en relation de dépendance que celui de la catégorie supérieure plus formel, qui, tout en améliorant sa situation, permet à la jeune famille des stratégies propres. b) Les relations avec les amis C'est essentiellement de l'effet d'avoir ou non des amis, dans leur nombre et dans leur nature, que des différences ont été remarquées entre les catégories sociales. En général, plus d'hommes dans les catégories supérieures ont des amis et plus ces amis sont nombreux, par rapport aux catégories sociales plus basses. Alors que les «sources» d'amis sont plus diverses dans les trois catégories supérieures, dans les catégories inférieures, les amis semblent plutôt «des gens que la vie a poussé sur le même chemin », des voisins, des compagnons de travail. Si l'on considère les amis comme possibilité d'ouverture, il semble, qu'en ce domaine aussi, les comportements renforcent la position sociale et les stratégies qui y sont liées : dans les catégories moyennes et supérieures, elles servent et renforcent les stratégies de reproduction et de mobilité, alors que, dans les catégories inférieures les limites des possibilités de relations amicales et une attitude moins ouverte vis-à-vis de celles-ci, freinent la mobilité. c) Les relations avec les voisins Les catégories IV et V entretiennent plus de relations avec les voisins (38 et 40 % des hommes ont une relation avec au moins un voisin, contre 24 % de moyenne pour les trois autres catégories). De même, elles entretiennent plus de relations informelles avec les voisins. Ces tendances confirment celle trouvée au niveau d'une amitié plus développée avec les voisins dans les catégories inférieures. d) Importance relative des différentes formes de relations sociales Dans toutes les catégories les parents sont les plus sollicités, mais nettement plus dans la catégorie V que dans les autres. De même le recours aux amis arrive en deuxième position. Cependant, il diminue 201 Tableau 4 Catégories sociales et personne que l'homme consulte en premier lieu au sujet des différents problèmes familiaux (pourcentages) Cat soc Parents Frères et sœurs Amis Institut Autres aide soc 1 40 6,9 19,5 2,8 II 44,5 8,5 16,3 III 39,9 9,6 12,4 IV 42,8 5,5 V 63,2 Total 43,7 Personne Total 4,4 26,4 100 3,9 3,9 22,9 100 5 6,4 26,7 100 9,7 6,5 4,2 31,3 100 4,7 8,5 4,7 0 18,9 100 7,4 13,7 4,5 4,5 26,2 100 régulièrement quand on descend dans la hiérarchie sociale, en relation avec l'importance croissante des parents. Les catégories II et V se confient le plus, mais, alors que la catégorie V sollicite presque uniquement les parents, la catégorie II semble trouver une aide plus diversifiée. Le test du X2 révèle des différences significatives (à 0,01). 2. Les conceptions et images Les conjoints ont été interviewés au sujet de la forme de relations sociales qui leur semblait la plus importante pour une jeune famille. Pour 39,6 % des hommes, les relations avec les parents sont lès plus importantes, pour 32 %, les amis. L'importance accordée à la relation avec les parentes augmente quand on descend dans la hiérarchie sociale, alors qu'au contraire l'importance accordée aux amis diminue. Le test du X2 révèle à ce sujet une différence significative à 0,05 entre les catégories sociales. De même l'analyse révèle un pourcentage plus grand de familles accordant une priorité aux relations avec les amis chez les hommes ayant une participation culturelle à caractère intellectuelle moyenne ou forte et chex ceux mobiles par rapport à leurs parents. Cependant, si l'on compare les comportements aux conceptions, des décalages apparaissent au niveau des relations sociales, surtout dans les catégories moyennes et supérieures où les conceptions sont nettement plus progressistes que les comportements adoptés ; les couples paraissent en fait plus dépendants des parents et sollicitent moins les 202 amis qu'ils ne le voudraient, particulièrement dans la catégorie II. Ces décalages s'expliquent sans doute par la situation vécue limitant les possibilités de réalisation de certaines conceptions et aspirations. Les hypothèses concernant l'adoption d'un modèle progressiste dans les catégories moyennes et supérieures de la société se trouvent donc en grande partie confirmées au niveau du réseau de relations sociales tant en ce qui concerne les images et conceptions que les comportements. Les relations amicales sont donc plus importantes quand on monte dans la hiérarchie sociale, contrairement aux relations de voisinage. Les catégories situées au bas de l'échelle sociale ont plus de relations avec leurs parents et, globalement, en sont plus dépendantes au niveau moral, affectif et au niveau de l'aide sous forme de dépannage. Mais, au contraire, c'est la catégorie supérieure qui reçoit le plus d'aide matérielle. Conclusion Les hypothèses se trouvent le plus sûrement confirmées dans le domaine extra-familial, le réseau de relations sociales des jeunes familles. C'est peut-être sur ce domaine que les ménages peuvent exercer le plus de pression, dès que leur situation leur permet une certaine indépendance, d'où un certain choix. Ce domaine est peut-être aussi plus important que le domaine en do-familial pour le déploiement de stratégies de reproduction et de mobilité, dans les classes moyennes et supérieures. De plus, le domaine en do-familial apparaît dans toutes les catégories, fortement lié aux situations et les changements dans la structure des rôles font appel à des transformations profondes dans les conceptions et atteignent la personnalité des individus. La mobilité sociale ascendante et l'ouverture intellectuelle sont en relation positive avec les catégories sociales. Chaque fois que nous avons fait intervenir ces variables dans l'analyse, elles sont apparues aussi en relation positive avec l'adoption d'images progressistes, tant au niveau d'une conception globale de la famille qu'au niveau des domaines concrets envisagés, particulièrement les relations sociales. Cependant cette analyse reste incomplète : des tendances ont été décelées, certaines sont apparues significatives, mais le plus souvent, la petitesse de l'échantillon n'a pas permis l'utilisation du test X2. De plus la difficulté de cerner et de mesurer des indicateurs de « reproduction» a grandement limité la portée de notre analyse empirique. Les données dont nous disposions n'ont pas été récoltées dans notre optique. Dans ce sens, notre travail ne peut constituer qu'une introduction à la vérification des hypothèses selon lesquelles les modèles familiaux adoptés font partie des institutions réalisant des stratégies de reproduction, conscientes ou non, qui assurent le maintien de la structure de classe sociale. 203 Références bibliographiques ARIES Ph., L'évolution des rôles parentaux, Etudes démographiques, 1968 U.L.B. Bruxelles. BECKER et HILL, Family, marriage and parenihood, 1955 Boston. BOLTANSKI L., Prime éducation et morale de classe, Mouton, Paris. 1968 BOURDIEU P., 1966 « Condition de classe et position de classe», ropéennes de sociologie, VIII. Archives eu- P., BOURDIEU 1971 (a) « Reproduction culturelle et reproduction sociale», mation sur les sciences sociales, Mouton, Paris, InforX, 2: 45-75. BOURDIEU P., 1'971 (b) « Composition sociale de la population et chances d'accès à l'enseignement supérieur», Orientations. BOTT E., Family and Social Network, Tavistock publications, 1968 Lon- don. BURGESS et LOCKE, The family 1960 from institution to companionship, New- York. CHOMBART DE LAUWE et al., La femme dans la société, son image dans les différents milieux sociaux, CNRS, Paris. 1963 DE BlE, PIEL, DOBBELAERE, LE:PLAEl, La dyade conjugale, Bruxelles. 1968 E., DURKHEIM 1'921 « La famille conjugale», Revue philosophique, Paris. FOUGEYROLLAS, 1951 « Prédominance du mari ou de la femme dans le ménage». Population, VI, E. KONIG, 1964 « Old family problems and new queries», seminary of family research, Tokio. PRESVELOU C., 1970-71 Cours d'études concrètes en soeioloçie International de la famille, UCL. PRESVELOU C., 1973 SKOLNICK, Family in transition, Boston 1971. 1971 TOURAINE A., 196'9 TOUZARD J., 1967 204 « Les perspectives de la croissance de la population étudiées au niveau de la famille», Communications FAO, Saint Germain en Laye, France. La société post-industrielle, Denoêl, Paris. Enquête sur les rôles conjugaux et la structure de la famille, CNRS; France. CONSOMMATION ET FAMILLE. ESSAI D'UNE ANALYSE SOCIOLOGIQUE DE LA PARTICIP ATION DES MEMBRES DE LA FAMILLE AUX DECISIONS DE CONSOMMATION par Clio PRESVELOU La famille est un « lieu privilégié» de consommation, dont l'objectif est de satisfaire, avec des moyens financiers limités, les besoins (actuels et futurs) multiples et diversifiés de ses membres. Pour atteindre cette finalité, les membres de la famille participent à un processus décisionnel que l'on peut décomposer en deux éléments intimement liés et interdépendants: le pouvoir de prendre les décisions et celui de les exécuter. Après l'examen des modalités de partage des pouvoirs économiques entre les conjoints, celui de la participation des adolescents à ces pouvoirs domaine généralement négligé par la sociologie - est entrepris afin de préciser dans queUes circonstances et sous queUes conditions se réalise cette participation. 1. La gestion des ressources familiales Disons d'emblée que c'est principalement dans le cadre des sociétés techniquement avancées que la notion de gestion du budget familial en rapport avec le potentiel de ressources dont dispose la famille a été étudié. Dans la littérature traitant d'économie familiale et de consommation abondent inventaires et classifications des ressources familiales. La structure la plus couramment usitée est, sans doute celle qui se présente sous la forme d'une dichotomie, établissant la distinction entre les ressources qui sont le fait de l'homme et les ressources nonhumaines. Le graphique ci-dessous en est une représentation schématique qui tient compte de la configuration globale du mode de fonctionnement du groupe familial. 205 Graphique 1 Relations entre les ressources familiales, leur gestion et la prise de décision Ressources familiales 1 1 Humaines Non-humaines \ 1 Aptitudes et Attitudes Savoir Energie qualifications professionnelles Temps Argent 1 Biens Equipements mobiliers collectifs et immobiliers ( Sont prises en considération en vue de 1 LA GESTION 1 qui implique t LA PRISE DE DECISION (Graphique inspiré par celui élaboré par Nickell et Dorsey (1967) mais modifié de façon à mettre en relief les processus de prise de décision) Les relations réciproques entre les ressources humaines et les ressources non-humaines, entre les valeurs et les objectifs (thèmes) familiaux, tous éléments qui déterminent la gestion familiale sont clairement perceptibles dans ce graphique. Il est cependant nécessaire de faire remarquer que la représentation graphique ci-dessus (pas plus que toute autre) n'indique ni l'importance différentielle de chaque composante des ressources familiales par rapport à leur gestion, ni les associations particulières qui s'établissent de façon occasionnelle ou permanente entre les composantes d'une même catégorie (par ex.: les aptitudes et le savoir) ou entre les composantes des différentes catégories (par ex.: les attitudes et l'argent). Nous examinerons ci-après certaines ressources propres à l'homme en relation avec les théories qui ont été développées pour expliquer le processus de décision au sein de la famille. 206 A. La gestion économique sur le plan domestique La gestion du ménage qui est une opération relativement simple dans les pays au stade pré-industriel ou en voie de développement, s'impose comme une activité de plus en plus complexe dans les pays développés. Le progrès technologique, par l'introduction de formes nouvelles de production et de techniques d'exploitation du marché, tend à développer au sein de la famille une prise de conscience nouvelle quant à la manière de satisfaire ses besoins et d'exercer sa fonction de consommation. L'augmentation des revenus favorise l'accroissement des besoins et des aspirations. En d'autres mots, les revenus actuels permettent de satisfaire un certain nombre de besoins tandis que des revenus potentiels permettent d'en satisfaire d'autres par le recours au crédit. Cette situation nouvelle est à l'origine d'une tendance des jeunes foyers à opter pour des voies à la fois inattendues et imprévisibles quant à la réalisation de certains objectifs (Presvelou, 1970: 65). Un nombre toujours croissant de familles dont les revenus se situent au-dessus du minimum vital considèrent que l'accession à un niveau de vie plus élevé est à leur portée, tant pour eux que pour leur descendance. Il s'ensuit que dans nos sociétés techniciennes, la famille-type porte un intérêt accru tant à l'exploration complète de tous les biens offerts sur le marché, qu'à la pleine satisfaction de ses besoins par le biais d'une consommation appropriée. Elle tend en outre à modifier constamment la structure de sa consommation pour l'accorder à ses attentes et à ses aspirations du moment. C'est pourquoi la famille nucléaire contemporaine est devenue, au plan de la consommation, le «lieu privilégié» des activités financières et économiques ainsi que l'unité de planification et ceci parce qu'elle doit établir une hiérarchie dans les besoins de ses membres et décider des priorités. Pour satisfaire ces exigences nouvelles, les membres de la famille se sentent de plus en plus motivés quant à la participation aux responsabilités, corollaire de la consommation. Ils doivent participer et aux décisions relatives aux choix des biens de consommation à acquérir et à la manière concrète de dépenser les revenus familiaux. Nous en arrivons de la sorte à découvrir deux processus de décision dans le cadre de la famille Ca) les décisions qui ont trait au choix des biens à acheter et (b) celles qui règlent effectivement la manière de disposer des revenus familiaux. Ces deux processus de décision constituent les mécanismes primordiaux de la gestion économique du foyer. De nos jours ces deux processus de décision sont trop importants et trop complexes pour être du ressort d'une seule personne. Ils ne peuvent pas non plus être partagés par les deux partenaires conjugaux suivant des schémas liés à la tradition. Ce qui plus est, la plupart des achats visent à satisfaire bien plus que les seuls besoins physiologiques; ils ont également une portée sociale que l'on ne saurait sous-estimer. Comme nous le montrerons dans la seconde partie, les 207 prévisions et les dépenses d'habillement, par exemple, sont plus élevées quand il s'agit d'adolescents que dans le cas d'adultes. L'adolescent veut des vêtements bien particuliers qui, à ses yeux, expriment sa personnalité. Pour les obtenir - surtout s'il dépend financièrement de ses parents - il lui faudra prendre part aux processus de décision dans la famille. De leur côté, les parents, conscients de la signification sociale d'un certain nombre de dépenses destinées à leurs filles et fils adolescents, sentent la nécessité d'associer ceux-ci à la gestion économique du ménage. B. Le pouvoir de décision: aspects théoriques et réalités L'exercice du pouvoir de décision pourrait être défini comme le processus suivant lequel nous déterminons notre ligne de conduite, en choisissant parmi un certain nombre d'alternatives, qu'il s'agisse de résoudre un problème ou de faire face à une situation. Parmi tous les actes proposés en alternative, on ne pourra en choisir qu'un seul qui sera en définitive posé concrètement. Ce choix définitif, ou délibération, a été décrit par John Dewey (1922 : 190-202) comme «la répétition (au niveau de notre imagination) d'un mécanisme qui verrait s'affronter les différentes lignes de conduite ... Une expérience dont le but est de découvrir à quoi mènent effectivement les différentes lignes de conduite ». Il s'agit, en d'autres termes d'« un essai expérimental (au niveau de l'imagination) des différentes lignes de conduite ». En ce qui concerne la vie économique de la famille, l'exercice du pouvoir de décision constitue la démarche première dans le cadre de la gestion des ressources. Cette notion n'est donc ni synonyme de gestion, comme certains auteurs semblent le faire supposer (Simon, 1960 : Ch. 1) ni simplement une partie de ce processus tel qu'il est défini dans l'ouvrage: «Proeeeâinçe of a Home Management Conference» (1964: 43, 102). Nous soutenons quant à nous que chaque évènement d'ordre familial qui a trait à la réalisation d'un objectif implique la considération de toutes les alternatives et, par voie de conséquences, l'exercice du pouvoir de décision. Dans cette perspective, et lorsqu'il concerne la vie économique de la famille, l'exercice du pouvoir de décision précède la gestion. Toute une série d'auteurs partagent cette prise de position (Nickell and Dorsey, 1967 : 66; Gross and Crandall, 1963 : 63). 1. Origines du pouvoir de décision sur le plan familial Les conclusions de recherches étendues et interdisciplinaires ainsi que les publications traitant de la théorie du pouvoir de décision et cela depuis le début des années cinquante (pour des recensions critiques, cfr. Ferber, 1963 : 49-53 ; Presvelou, 1968 : 40-43 ; Burk, 1968 : 5-7) illustrent à suffisance le manque d'unanimité au plan sémantique autour de ce concept. Certains auteurs ont utilisé indifféremment des 208 termes comme «pouvoir familial », «exercice du pouvoir de décision au niveau de la famille» et «autorité familiale» (Michel, 1967; Safilios-Rothschild, 1967). D'autres ont bien établi une distinction entre ces termes sur le plan théorique, mais pas dans la recherche empirique (Blood and Wolfe, 1960; Wolfe, 1965), tandis que la majorité des auteurs supposent une acception plus ou moins commune des termes utilisés. Il existe cependant une nette distinction que l'on ne peut pas perdre de vue. Le pouvoir. Dans le contexte de la famille, il s'agit (en théorie) de la faculté que possède chaque membre de la famille de persuader un autre membre d'adopter sa propre attitude et son propre comportement lorsque tous deux sont confrontés avec la nécessité d'opérer un choix parmi plusieurs alternatives. L'autorité, elle, est cette part du pouvoir formel qui se trouve légitimée par la tradition sociale et par la culture dominante. Le pouvoir et l'autorité peuvent se trouver réunies entre les mains d'une seule et même personne. Ceci est le modèle le plus répandu dans les sociétés traditionnelles dominées par la ségrégation des rôles sociaux en fonction du sexe ; c'est l'homme qui détient à la fois et le pouvoir de prendre des décisions et l'autorité de les imposer. En revanche, dans les sociétés mobiles et pluriculturelles qui considèrent les mutations sociales comme les éléments moteurs qui encouragent un comportement novateur, la façon dont pouvoir et autorité sont répartis entre les différents membres de la famille, favorise l'apparition de structures diversifiées du pouvoir de décision. Si on les classe suivant un continuum, les différents types de structure que l'on peut rencontrer, vont des plus autoritaires, en parfaite concordance avec les valeurs normativement établies des sociétés traditionnelles, aux plus tolérantes qui vont jusqu'au désaveu complet de l'idéologie culturelle dominante. Comme nous allons le voir, ces structures influent différemment sur les processus du pouvoir de décision. 2. Eléments de structure du pouvoir de décision dans la famüle Il a été dit plus haut que les pouvoirs économiques au plan de la famille appartenaient aux deux types suivants: a) ceux qui ont trait aux décisions relatives aux biens à acquérir et b) ceux qui règlent la manière de disposer des revenus familiaux (Presvelou, 1968: Ch. II : 35-52). Les ouvrages de sociologie ne sont pas très explicites au sujet de cette distinction. Les hommes de science considèrent les deux types en question comme un seul et même aspect de la structure générale de l'autorité au sein de la famille et ne les traitent que de manière fort indirecte. Dans le cadre de notre étude, il nous suffira de préciser les notions générales qui définissent ces pouvoirs économiques avant de décrire les schémas concrets suivant lesquels ils s'appliquent. 209 (a) Du point de vue théorique, le pouvoir de prendre des décisions concernant les biens à acheter peut se définir comme la possibilité (et la faculté) dont disposent les membres de la famille, de participer par le canal de l'action directe, de l'opinion émise ou du conseil suggéré, à l'élaboration des plans de dépense. L'exercice concret de ce pouvoir est néanmoins limité par une série de facteurs que nous détaillerons plus loin. Il est à noter ici que nous établissons une distinction entre les décisions prises par des individus qui sont «membres de la famille» et les décisions prises par des individus qui ne vivent pas avec leur famille. Le fait d'être membre d'une famille exerce une grande influence sur les options prises et de là sur le comportement économique d'un particulier. A pourrait, par exemple, préférer l'article X (une voiture) et B, l'article Y (un poste de télévision). Mais A et B, agissant de concert dans le cadre du couple choisiront probablement un troisième article Z (machine à laver). Les décisions des A et B portant sur le choix de biens de consommation sont donc déterminées différemment suivant qu'ils vivent seuls ou font nartie d'une famille nucléaire. (b) Les modalités réglant la manière de disposer âes revenus familiaux constituent le second type de pouvoir économique. Contraire- ment à une opinion largement répandue, la manière de dépenser les revenus de la famille, une fois que les décisions ont été prises, n'est pas une simple tâche d'exécution. Le rôle essentiel de la personne «qui tient les cordons de la bourse» est de satisfaire les besoins illimités de chacun des membres de la famille, avec des ressources qui, elles, sont limitées. Ce rôle implique donc le sens des responsabilités et l'autorité. Il exige également une grande sûreté de jugement. Il a en effet été prouvé que « l'homo œconomicus » est une construction mentale. Le comportement de l'acheteur est influencé par les habitudes et les modes, par la conscience d'appartenir à une classe socioprofessionnelle; il est stimulé par les contacts sociaux ou réagit à des motivations irrationnelles. Il est, dès lors, difficile d'évaluer l'impact des facteurs sociaux et psychologiques sur le processus en question. Dans une économie de marché, ce pouvoir économique, exercé au sein de la famille, rencontre des difficultés supplémentaires, car, dans la pratique, biens et services sont proposés en des quantités, qualités et prix qui n'ont qu'un point commun, leur énorme diversité. Le membre de la famille, responsable des achats, se trouve donc continuellement confronté avec des solutions présentant diverses alternatives. Sa tâche se complique encore car il (ou elle) doit tenir compte des goûts et des préférences de chaque membre de la famille. 3. Structurations du pouvoir de décision Dans ce paragraphe, nous examinerons comment le pouvoir décision se trouve modifié par les variables suivantes : a) l'autorité dans le ménage 210 de b) le statut social, et c) l'emploi rémunéré de l'épouse. a) Contrôle des ressources familiales en fonction des tenants de l'autorité Plusieurs études récentes révèlent que l'on se trouve devant une grande variété dans les structures de l'autorité, encore que toutes tendent à montrer l'existence des tendances à la co-responsabilité en même temps qu'une certaine prédominance féminine en matière de gestion des revenus familiaux. D. M. Wolfe (1965) dans une enquête sur les familles américaines a établi quatre types d'autorité familiale : l'autorité masculine (type 1), l'autorité féminine (type II), l'autorité syncrétique (c.-à-d. que l'autorité est répartie à parts égales entre les époux - type III) et l'autorité à sphères autonomes (c.-à-d. que chaque époux détient une fraction de l'autorité - type IV). D'après cet auteur, la gestion du revenu familial est étroitement liée à la structure de l'autorité car ces deux variables s'influencent mutuellement dans la même direction: le contrôle des ressources appartient à celui des époux dont l'autorité prédomine. Le tableau 1 ne confirme que partiellement cette hypothèse. Tableau 1 Tableau révélant celui des époux contrôlant les ressources financières selon le type d'autorité Epoux contrôlant les ressources financières Le mari plus que l'épouse Prédominance du mari l 43% Type d'autorité Syncré, Prédomitique nance de l'épouse A sphères autonomes Total Il III IV 18% 20% 20% 26% Mari et épouse à égalité 36 5 41 30 34 L'épouse plus que le mari 21 77 39 50 40 Total N 100 % (166) 100 % (22) 100 % (201) 100 % (267) 100 % (656) Source: Wolfe, 1965 : 5'93. 5 211 De fait, la relation entre la structure de l'autorité et celle de la gestion des revenus de la famille apparaît directement dans les subdivisions 1 (autorité masculine) et II (autorité féminine). En outre, l'incidence de l'autorité féminine et du contrôle des ressources par l'épouse apparaît plus forte dans les catégories II, III et IV. Cette structure traduit une situation de fait, à savoir la conformité à une attitude socio-culturelle généralement admise qui veut que «la mère ait plus à dire que le père dans la gestion du budget >. La structure la plus révélatrice (parce qu'elle va à l'encontre des normes généralement admises) est celle qui découle de la co-gestion (type III). Quarante-et-un pour cent des familles interrogées ont déclaré pratiquer le partage des responsabilités en ce qui concerne la gestion économique du foyer. Même lorsque l'autorité est exercée par l'homme (type 1), trente-six pour cent des épouses partagent les responsabilités au plan économique. Cette tendance dénote un glissement dans la structure de la gestion économique du ménage: les épouses, stimulées par une idéologie égalitaire et confrontées avec la complexité toujours croissante de la gestion du foyer, tendent de plus en plus à en partager les responsabilités. b) Répartition des responsabilités en fonction du statut social économiques sur le plan du ménage Des enquêtes, effectuées surtout aux Etats-Unis, révèlent que le rôle de chaque conjoint dans la gestion économique du ménage est fonction du statut social. R. o. Blood et D. M. Wolfe (1960 : 24-35) ont mis en lumière trois structures du processus de décision économique. La répartition la plus égalitaire des rôles entre conjoints se retrouve parmi les familles faisant partie des classes moyennes. Dans les familles appartenant aux classes les plus élevées, le mari a tendance à prendre plus de décisions que son épouse (même si celle-ci occupe un emploi rémunéré), alors que dans les milieux modestes, l'épouse a tendance à dominer. D'autres études confirment ces résultats (Olsen, 1960; Rainwater, Coleman and Handel, 1959). En France, P. Fougeyrollas (1951) et A. Barrère (1958) ont démontré l'existence d'une structure de comportement similaire. Cette analogie qui ignore les barrières nationales et culturelles, illustre la continuité d'une coutume qui s'est érigée en norme sociale dans chacunes des classes concernées et dont l'origine remonte au comportement social qui prévalait dans les premières années de l'ère industrielle. A cette époque, les ressources étaient des plus modestes parmi les familles appartenant à la classe ouvrière et les besoins des membres de la famille étaient réduits au strict minimum, de sorte que la gestion domestique était une tâche somme toute relativement simple. Le mari, d'un niveau d'instruction des plus faibles et absorbé par son travail, remettait tous ses gains à son épouse qui décidait dès lors des dépenses à effect.uer. La structure opposée, qui 212 attribuait, au sein des classes supérieures, la prédominance au mari, s'explique par le fait que les intérêts financiers en jeu étaient très importants, voire même considérables. Le mari, plus familiarisé avec les transactions financières que son épouse, prenait sur lui la plupart des décisions. Le train de maison, parmi les classes dominantes, était donc régi comme une affaire commerciale en raison de l'importance cie la domesticité et de la gamme étendue de besoins auxquels il pourvoyait. c) L'emploi rémunere domestique de l'épouse et la structuration du pouvoir Selon l'hypothèse qui prévaut le plus généralement, l'emploi rémunéré de l'épouse augmenterait son relatif pouvoir de décision. La recherche empirique traitant de l'interaction de ces deux variables rend un tout autre de son cloche. D'après une série d'études, le travail rémunéré de la mère n'a pas la moindre influence sur la structure du processus de décision. R. O. Blood et R. L. Hamblin (1958) dans leurs recherches concernant les épouses (tant celles qui exercent un travail rémunéré que les autres) et L. W. Hoffman (1960) dans une enquête indépendante auprès des parents et des enfants, n'ont trouvé aucune différence significative dans la structuration du pouvoir confronté au fait que la mère exerce un travail rémunéré. R. Middleton et S. Putney (1960 : 608) ont, de leur côté, de façon tout à fait inattendue, découvert que les ménages où la mère exerce une activité professionnelle « adoptaient une attitude bien plus patriarcale quant au processus de décision, que les ménages où l'épouse n'exerce pas un emploi rémunéré, attitude en contradiction flagrante avec les conclusions d'études antérieures ». Une autre série d'études montre, quant à elle, que le pouvoir des épouses sur le plan domestique est plus grand quand elles travaillent au dehors que lorsqu'elles sont ménagères. D. Heer (1964) en testant la double interaction chez l'épouse entre son statut de travail (ménagère par rapport à épouse salariée), la classe sociale à laquelle elle appartient (classe ouvrière opposée à classe moyenne) et son influence sur le processus de décision, a découvert que dans les deux classes sociales parmi lesquelles il a investigué, l'épouse qui travaille au dehors exerce une influence plus grande sur le contrôle des ressources familiales, que dans l'ensemble des familles appartenant aux classes moyennes. Des résultats aussi contradictoires ne sont pas surprenants. En dehors de différences résultant de la representativité de l'échantillon et des techniques de mesures appliquées, on ne peut pas sousestimer le fait que le travail rémunéré chez la femme mariée est encore toujours un domaine d'investigations qui sensibilise les gens et que les opinions émises quant à ses effets sur la dynamique endofamiliale, sont exprimées avec une bien plus forte dose de subjectivité que ne le sont des opinions ayant trait à des domaines qui sensibilisent beaucoup moins. 213 II. Paradigme d'une analyse sociologique de la participation dans les processus décisionnels économiques. Le cas des adolescents Dans tout ce qui précède, nous avons examiné de façon détaillée à la fois le processus de décision dans le cadre restreint de la famille en matière de consommation et le rôle des partenaires conjugaux. Dans cette seconde partie, nous étudierons la participation des adolescents dans les processus décisionnels en matière de consommation et leurs rôles. Le raisonnement procèdera de manière quelque peu différente par rapport à la première partie. Détaillant sous forme de propositions les principaux facteurs qui influencent la participation et les rôles des adolescents, nous verrons si ces propositions peuvent être confirmées par les données actuellement disponibles. Voici les propositions: 1) Au plus l'entretien (physiologique et culturel) de l'adolescent correspond à une part importante du budget familial, au plus les parents auront tendance à l'associer aux décisions relatives aux dépenses du ménage. 2) Pour autant que les dépenses revêtent une signification sociale pour l'adolescent, celui-ci voudra s'associer aux prises de décisions familiales. 3) Meilleure sera la relation entre l'adolescent et ses parents, plus l'adolescent sera disposé à partager les responsabilités familiales et à participer aux processus décisionnels qui visent au bien-être de la famille entière. 4) Au plus, certains systèmes sociaux extérieurs à la famille attribuent une valeur positive aux adolescents en tant que consommateurs, au plus, les parents tendront à associer ces derniers aux processus de prise de décision. L'examen des propositions 1 et 2 fait appel aux échelles d'unités de consommation; l'examen des propositions 3 et 4 requiert des données provenant d'autres sources. PROPOSITION 1 : Dans un certain nombre de pays, des études de consommation et des enquêtes budgétaires ont été, et ceci depuis près d'un siècle, utilisées afin de développer des échelles d'unités de consommation dont le but est d'évaluer les besoins et/ou les dépenses réelles (1) (1) « Les besoins» se mesurent à l'aide d'échelles normatives établies à priori sur base de considérations théoriques des besoins et/ou des coûts individualisables (besoins alimentaires ou coûts des calories, besoins de l'habitation, de l'habillement, etc ... ) aussi bien que sur base des besoins globaux. Les « dépenses» se mesurent à l'aide d'échelles économiques établis à postériori sur base des frais d'alimentation, d'habitation, etc ... aussi bien que sur base de la dépense totale (Presvelou, 1'968 : ch. VIII et IX). 214 d'enfants et d'adultes d'âge différent (Presvelou, 1968: 123-162). Les besoins et les dépenses des enfants et des adultes sont comparés à ceux d'« adulte standard» ou «homme de référence» dont la consommation est prise comme égale à 1 (ou 100). Les tableaux 2 et 3 montrent les valeurs allouées, entre 1900 et 1960, par un certain nombre d'échelles des besoins et des dépenses alimentaires, aux enfants et aux adolescents d'âge différent, comparés à 1'« homme de référence». Ces deux tableaux apportent une confirmation à la Proposition 1. Tableau 2 Echelles des besoins alimentaires. Valeurs comparatives adolescents et adultes (*) Age (1) Atwater (2) Sherman, Gillett (E.u.) 1902 H F (E.u.) 1917 H F (4) (3) Lusk œ.u) 1918 H F pour enfants, (5) (6) Int'l Scale of Rome Standards Bigwood of London (Int'le) 1932 H F (Int'le) (Belgique) 1934 1939 H F H F 1 ans .30 .35 .50 .20 .35 .25 5 ans .40 .48 .46 .50 .40 .60 .60 10 ans .60 .68 .60 .83 .70 .80 .70 11 ans .60 .75 .63 .83 .70 .90 .75 12 ans .70 .60 .83 .87 .83 .80 1.00 .80 .80 13 ans .80.70 .90 .70 .83 .80 1.00 14 ans .80 .70 .95 .73 1.00 .83 1.00 .80 1.00 .90 1.00 1.00 77 1.00 .83 1.00 .80 1.00 .90 1.00 1.02 .00 1.80 .83 1.00 .80 1.00 .90 1.00 15 ans 16 ans .90 .80 .90 .80 homme de référence 1.00 femme adulte .80 H = valeurs attribués 1.00 1.00 1.00 1.00 1.00 .83 .83 .80 1.00 .85 aux hommes; F valeurs attribués aux Femmes (*) Pour les références bibliographiques et autres informations complémentaires sur la construction des échelles (1) à (8) voir C. Presvelou (1968: 227-231) ; pour l'échelle (9) voir U.S. Department of Agriculture, 1962 ; Table 9 : 13. 215 Tableau 2 (suite) (7) U.S. Dept. of Agric. (E.U.) 1939 (8) Institut d'Hygiène Aliment. (France) 1951 (9) U.S. Dept. of Agric. (E.U.) 1962 1 ans .30 .36 .57 5 ans .50 .57 .84 10 ans .80.70 .71 .94 11 ans .83 .80 .71 .94 12 ans .83 .80 .71 .94 13 ans 1.00 .80 .71 1.06 1.00 14 ans 1.00 .80 .71 1.06 1.00 15 ans 1.00 .80 1.21 1.14 1.06 1.00 16 ans 1.20 .83 1.21 1.14 1.25 1.01 1.00 1.00 1.00 .83 .86 1.00 Age homme de référence femme adulte L'on peut constater que déjà en 1917, le coût des besoins alimentaires d'un adolescent de 15 ans atteignait le niveau des besoins d'un adulte; un an plus tard, on considérait déjà 14 ans comme âge de maturité. La tendance à avancer le niveau de maturité se poursuit ensuite, et, en 1934, le « Standard de Londres» (échelle 5) fixe le niveau adulte à 12 ans. Trois échelles nutritionnelles (1 à 9) dont deux américaines et une française, placent même les coûts des besoins alimentaires des adolescents au dessus du niveau de 1'« homme de référence ». Dans le tableau 3 (échelles des dépenses alimentaires), cette tendance apparaît de façon encore plus accentuée si l'on fait exception des échelles européennes. L'explication de l'accroissement du coût des besoins alimentaires et les dépenses réelles pour les adolescents réside dans une meilleure connaissance des régimes alimentaires adéquats et dans l'amélioration du niveau de vie des familles. Ces frais, combinés avec ceux qu'entraîne une scolarité obligatoire prolongée au-delà de l'âge de 16 ans et dans la prolongation de la dépendance financière jusqu'à l'âge de 22 ans (ou plus) pour un nombre sans cesse croissant d'étudiants universi216 Tableau Echelles des dépenses Age (10) Sydenstricker, King (E.U.) 1916 3 alimentaires. Valeurs comparatives adolescents et adultes (*) (11) Statist. Reichsamt (Allemagne) 1927-1928 (12) (Autriche) 1934 (13) U.S. Depart. of Labor (E.U.) 1935-1936 pour enfants, (14) Consumer Purchases (E.U.) 1936-1937 1 an .30 .2'9 .50 .25 .60 .54 5 ans .44 .43 .50 .50 .60 .65 .63 10 ans .56 .52 .75 .66 .90 .95 .88 11 ans .59 .54 .75 .70 .90 .98 .'90 12 ans .64 .58 .75 .73 .90 1.03 .93 1.07 .97 13 ans .6'9 .62 .75 .76 1.10 14 ans .77 .66 .75 .80 1.10 1.12 1.01 15 ans .84 .72 1.00 .90 .83 .80 1.10 1.12 1.01 16 ans .89 .76 1.00 .09 .86 .80 1.10 1.14 1.01 17 ans .94 .80 1.00 .90 .8'9 .80 1.10 1.14 1.01 18 ans .97 .82 1.00 .90 .93 .83 1.10 1.14 1.01 1'9 ans .98 .84 1.00 .90 .96 .83 1.10 1.14 1.01 20 ans .99 .85 1.00 .90 .96 .83 1.00 1.00 .92 21 ans 1.00 .85 1.00 .90 1.00 .86 1.00 1.00 .92 1.00 1.00 1.00 1.00 1.00 .86 .90 .86 1.00 .92 homme de référence femme adulte (*) Pour les références bibliographiques et autres informations complémentaires sur la construction des échelles (10) à (17), voir C. Presvelou (1968: 234-240). Pour l'échelle (18) voir Community Council of Greater New-York, 1963 : table 40: 65. 217 Tableau Age (15) HelIer Committee (E.U.) 1937 3 (suite) (16) Prais, Houthakker (Gde Bretagne) 1955 (17) C.R.E.D.D.C. (France) 1956 (18) New York Council (E.U.) 1'963 1 an .76 .52 .36 .55 5 ans .75 .57 .47 .55 10 ans .93 .71 .47 .75 11 ans .93 .71 .47 .75 12 ans .93 .71 .47 1.01 .'99 13 ans .93 .71 .47 1.01 .99 14 ans 1.23 1.00 .81 .65 .47 1.01 .99 15 ans 1.23 1.00 .81 .65 .66 1.01 .9'9 16 ans 1.23 1.00 .81 .65 1.27 1.11 17 ans 1.23 1.00 .81 .65 1.27 1.11 18 ans 1.23 1.00 1.00 .88 1.27 1.11 19 ans 1.00 .90 1.00 .88 1.27 1.11 20 ans 1.00 .90 1.00 .88 21 ans 1.00 .'90 1.00 .88 homme de référence femme adulte 1.05 1.05 1.00 1.00 1.00 .90 .88 .77 87 .87 1.00* .87 (*) Pour un homme âgé entre 35 et 54 ans. taires dans les pays développés, augmentent considérablement le coût d'entretien des jeunes. Pour une proportion croissante de familles à revenu modeste, ces dépenses sont inélastiques étant donné l'importance de l'éducation scolaire pour l'avenir social des enfants. Les décisions à prendre en ce qui concerne ces lourds investissements dans le futur poussent les parents à les discuter avec leurs enfants et par conséquent à associer ceux-ci à la gestion des ressources familiales. 218 PROPOSITION 2 : Alors que pour un seuil de consommation donné, certaines dépenses, telles l'alimentation, le logement ou les soins de santé, passent pour nécessaires au niveau de vie de la famille et à la santé de ses membres, certaines autres, telles les vêtements, et l'argent de poche ont une signification symbolique et revêtent comme telles une grande importance aux yeux des adolescents. Il ressort d'une enquête française effectuée en 1963 que les dépenses d'habillement des adolescents sont sensiblement plus élevées que celles de tout autre groupe d'âge. Le tableau 4 compare les dépenses d'habillement, sexes séparés, des jeunes âgés de 14 à 20 ans, à celles de l'adulte moyen, sexes séparés. Les jeunes gens dépensent plus en habillement que les jeunes filles, et ces dernières dépensent encore 50 % en plus que ne le font, en moyenne, toutes les femmes françaises. Tableau" Coût approximatif de l'habillement. en FF accroissement Garçons de 14 à 20 ans 703 127 moyenne pour tous les hommes 548 100 filles de 14 à 20 ans 671 149 moyenne pour toutes les femmes 451 100 Source : Desabie, 1965 : tableau 10. Une enquête similaire effectuée aux Etats-Unis et commentée par Ann Erickson (1968) a montré que les dépenses d'habillement sont les plus élevées dans les groupes d'âge de 6 à 11 et 12 à 15 ans. Mais contrairement à ce qui se passe en France, les jeunes filles (et les femmes) américaines dépensent plus en habillement que les jeunes gens (et les hommes). De plus, et ceci vaut pour toutes les familles, y compris les plus aisées, ce sont les pères d'enfants de moins de 18 ans qui dépensent le moins pour leurs propres vêtements. On ne peut évidemment perdre de vue que ces dépenses d'habillement très élevées correspondent à la rapidité de croissance des adolescents. Mais elles sont, en outre, inévitables par suite de la fonction sociale primordiale que les vêtements remplissent pour l'adolescent. Ils sont un symbole de statut, une façon d'appartenir au groupe des pairs (Nutall, 1970) et d'affirmer sa personnalité et sa liberté. C'est pourquoi le vêtement occupe une place importante dans l'échelle des 219 nécessités des jeunes. On peut en conclure que l'adolescent exercera une forte pression sur ses parents afin que ceux-ci satisfassent ses besoins et aspirations en matière d'habillement (2). Cette pression sera d'autant plus forte que la prolongation de la scolarisation, dans les pays développés, maintient le jeune dans une longue dépendance financière vis-à-vis des parents. L'adolescent se voit, ainsi, obligé, s'il veut satisfaire ses besoins sociaux, de prendre part aux processus décisionnels familiaux portant sur la consommation. Ce qui précède confirme la Proposition 2. PROPOSITION 3 : La littérature traitant des rôles sociaux et familiaux des adolescents a produit ces dernières années des résultats largement contradictoires. Les interprétations concernant la jeunesse, diamétralement opposées, suggérées par Parsons à deux moments différents (1942 et 1962) en sont un bon exemple. Elles sont dues non seulement à la perception du phénomène qui peut varier de chercheur à chercheur, mais également au changement considérable qu'a connu (et connaît encore) la culture des jeunes dans les sociétés occidentales. Les enquêtes sociologiques effectuées dans plusieurs pays s'entendent, toutefois, sur le fait qu'en règle générale, les adolescents qui ne sont pas en rupture culturelle, apprécient leur foyer et les relations qu'ils ont avec leurs parents. Evans, analysant les résultats d'une enquête menée en 1960 auprès des adolescents (garçons et filles) anglais, note avec satisfaction que «le fait le plus réconfortant qui émerge est que tant d'entre eux passent un bon nombre d'heures dans leur foyer» (Evans, 1960 : 15). Dans la même enquête, 1.583 (82,5 %) des garçons et filles déclarent qu'ils aiment leur mère et 1.298 (67,7 %) qu'ils aiment leur père. La réponse la plus typique est: « je les honore et j'ai confiance en eux, je leur suis sincèrement reconnaissant de ce qu'ils font pour moi... d'être les meilleurs parents que je puisse souhaiter» (Evans, 1960 : 5-6). Willmott, dans son étude sur les adolescents de Bethnal Green a trouvé que ces adolescents jouissaient de la «compréhension» de leurs deux parents. Les proportions varient avec l'âge et naturellement, d'après le sexe du parent en cause (Willmott, 1969 : 66-68). Mille six cents garçons et filles belges âgés de 16 à 24 ans exprimaient en 1961, des sentiments semblables vis-à-vis de leurs parents : 55 % de ces jeunes déclarent être en excellents ou bons termes avec leur père, tandis que 66 % affirment avoir ces mêmes bons rapports avec leur mère (Inst. de Sociologie Solvay, 1961, tables 37, 38). D'Hoogh et Mayer (1964 : 49) qui commentent l'enquête, notent que «la valeur positive de l'attachement filial est évident, quel que soit le sexe du répondant ». Une autre enquête belge, menée en 1963-1964, par R. Courtois parmi deux mille trois cents garçons et filles de l'enseignement secondaire catholique, montre que 80 % de l'échantillon passe quatre semaines de vacances d'été avec les parents, tandis qu'un adolescent sur quatre passe l'intégralité de ses vacances avec ses parents : «ici donc on trouve un de ces faits concrets qui montrent 220 l'importance des valeurs familiales dans notre société contemporaine malgré une certaine évidence du contraire ». (Courtois, 1963 : 192). Une étude plus récente effectuée par J. Piel (1968 : 239-246) confirme ces résultats. Des données à caractère plus économique, il ressort que les adolescents partagent les responsabilités économiques du foyer avec leurs parents. Or un tel partage ne pourrait avoir lieu si les relations parents-enfants étaient distendues. Selon T. B. Johannis et Rollins (Johannis, 1957 : 15-16 ; Johannis et Rollins, 1960 : 58-60) les adolescents prennent part aux décisions économiques relatives à l'achat d'objets les concernant (tels que vêtements) ou destinés à l'environnement familial (mobilier, biens durables, voiture ou encore vacances familiales). Lors d'une autre enquête, les mêmes auteurs (1959: 70-74) découvraient que les garçons citaient trois domaines dans lesquels leurs propres décisions revêtaient même un caractère plus important que celles de leurs parents. Les filles participent plus que les garçons aux décisions économiques ayant traits à l'aménagement intérieur du foyer et influencent leurs parents dans le choix d'objets de décoration (Printer's Ink Staff, 1965 : 214). La participation de l'adolescent dans le management économique du foyer varie également en fonction d'autres facteurs : le milieu écologique, la classe sociale, le degré d'instruction du jeune comparé à celui de ses parents, sa contribution personnelle aux ressources familiales et du travail rémunéré de la mère ; elle varie aussi de famille à famille (Presvelou, 1968 : 60-63). L'influence des jeunes est enfin plus directe par le fait qu'ils sont des vecteurs de changements dans le style de vie familiale. De leurs contacts avec des milieux non-familiaux (l'école, les mouvements de jeunesse, etc ... ) ils apportent des idées neuves dans le foyer et y introduisent une gamme de nouveaux produits, des suggestions nouvelles concernant les loisirs, le mobilier, la façon de se vêtir ou de recevoir les amis. L'influence de la fille qui maintient un contact plus serré avec le foyer, est pratiquement continue dans tous ces domaines. Les données disponibles nous permettent donc de confirmer la proposition 3. PROPOSITION 4 : Quoiqu'il soit inexact d'attribuer l'invention de l'adolescence à J. J. Rousseau - car la civilisation grecque et la civilisation romaine réservent à l'adolescence une place de choix - il est néanmoins hors de doute que L'Emile (publié en 1762) a attiré l'attention sur l'adolescence en tant que période distincte de l'existence. Et quoique l'adolescence ait été jusqu'alors le privilège d'une classe sociale (Marrou, 1965 ; Mulhern, 1958), à partir de ce moment là, (2) On peut supposer que l'attraction toujours croissante que la mode vestimentaire exerce sur les jeunes accentuera encore cette tendance. 221 la notion s'élargit pour inclure tout individu entre 10 et 20 ans, quelle que soit son éducation ou sa classe sociale. Les sociologues et psychologues contemporains ont apporté une contribution tout à la fois en définissant l'adolescence en termes de statut social impliquant «une position dans la société ou dans un groupe» (Bierstedt, 1963 : 262) et en le distinguant (arbitraitement d'ailleurs) du point de vue comportement social, entre l'enfant et l'adulte. Hollingshead (1949 : 6) résume cette tendance lorsqu'il écrit: « ... l'adolescence est la période de la vie d'un individu (garçon ou fille) où la société dont il fait partie cesse de le considérer comme un enfant et ne lui accorde pas l'entièreté du statut, des rôles et fonctions de l'adulte ». Cette opinion contraste avec celle adoptée par les spécialistes en marketing et surtout avec les publicitaires. Ces derniers ont, dès les années 50 contribué à bâtir et à diffuser dans nos sociétés l'image de l'adolescent consommateur mûr et responsable. « ... La fille «teenager» de nos jours est jeune femme adulte dont l'attitude lui donne largement cinq ans de plus qu'au « teenager» des générations précédentes» (Haupt, 1958 : 92). Les économistes se sont aperçus les premiers du pouvoir d'achat grandissant de l'adolescent et de sa demande pour les biens de consommation (Abrams, 1961). Toute nouvelle découverte ou la mode dans les arts, les loisirs, les vêtements, ou l'architecture adopte le style «jeune ». De telles créations sont conçues en vue d'attirer les adolescents qui, pionniers, influencent les habitudes d'achat de la famille. D'enquêtes faites aux Etats-Unis et en Europe, il ressort que les adolescents ont un très grand pouvoir d'achat (Printers' Ink Staff, 1965 : 214 ; Abrams, 1961 ; Zarka, 1966 ; Missoffe, 1967 : 46-47 ; Camblain, 1966 ; Lisle, 1965: 56-72), qu'ils sont plus orientés vers la dépense que vers l'épargne (Katona, 1951 : 105; Lisle, 1965) et qu'ils sont attirés par la consommation qui accroche le regard (Riesman et Roseborough, 1961 : 143-182). Ainsi, grâce aux apports de la sociologie, de la psychologie et de l'économie le profil de l'adolescent en tant que consommateur averti et puissant se répand tandis que sa participation aux processus relatifs à la gestion des ressources familiales s'affermit. Nous avons présenté un modèle théorique pour l'analyse sociologique de la consommation de la famille nucléaire et en avons testé son pouvoir d'explication. Ce modèle, qui est basé sur la constatation que la famille est le lieu privilégié de consommation, résulte de la juxtaposition de deux approches. 1) L'approche socio-culturelle qui étudie le comportement des divers membres de la famille et les rôles qu'ils remplissent par rapport aux deux processus de prise de décisions et de disposition effective des ressources familiales, et 2) L'approche socio-économique qui, en puisant ses informations dans 222 les enquêtes budgétaires, revèle les pratiques sociales des groupes familiaux dans la réalisation d'une consommation commune. La participation des adolescents aux décisions familiales relatives aux dépenses a été testée à l'aide de quatre propositions tendant à préciser dans quelles circonstances et sous quelles conditions se réalise cette participation. Références ABRAMS M. 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Ces diverses transformations, qui se combinent d'ailleurs entre elles, ont des effets multiples sur les relations entre les maîtres et les parents. On analyse ici trois types particuliers d'effets: transformation des demandes pédagogiques, modification de la position sociale de l'instituteur et enfin changements qui affectent les modes de contrôle social. A travers l'étude des transformations sociales et culturelles d'une société locale, on peut saisir la manière dont se transforment les relations entre l'école primaire et la famille, en explicitant les mécanismes sociologiques par lesquels s'opèrent à la fois un déplacement de la demande des familles, i.e. de leur demande pédagogique, et une modification de la position structurale de l'agent scolaire, l'instituteur. On a pu montrer par ailleurs (Mougenot-Mormont, 1974) comment les modifications de la structure sociale, répercutées au niveau du système d'enseignement par la transformation de la structure du public fréquentant l'école, pouvaient constituer une explication de l'évolution du contenu des ouvrages d'éducation adressés aux parents des enfants en âge d'école primaire. Avant d'entamer l'analyse, il convient de présenter brièvement les (*) Titulaires de mandats de recherche, à la Fondation Universitaire Luxembourgeoise, Arlon. 6 227 traits caractéristiques de la population étudiée, afin de situer les observations faites. La population du village de R. est composée aux %, par des ouvriers, le reste étant constitué de quelques agriculteurs, d'employés, petits commerçants et de quelques cadres moyens et supérieurs. Plus de la moitié de cette population est née au village (56,5 %), et c'est aussi parmi celle-ci que l'on peut situer le plus grand nombre d'ouvriers ayant exercé auparavant une activité agricole à temps partiel. La disparition de ces ouvriers paysans produite par l'abandon de l'activité agricole est relativement récente, bien que l'on n'en retrouve aujourd'hui que peu. La majorité de cette population exerce son activité professionnelle à l'extérieur du village, principalement dans la région industrielle proche qu'elle soit de type ancien (région lorraine), ou plus moderne (Grand-Duché de Luxembourg). Ces quelques éléments suffisent à introduire l'exposé au cours duquel on ajoutera les données utiles à l'explication. Remarquons simplement que le village dans son ensemble a conservé son aspect de village rural: les maisons ont gardé leurs annexes anciennement attribuées à l'activité agricole, écuries, granges ... Et elles sont toujours disposées en village-rue, forme typique du village gaumais. L'analyse qui suit repose sur plusieurs types de données qui ont été recueillies au cours de la première phase d'une recherche en cours. En premier lieu, on a pu, grâce aux registres de population et autres archives communales, reconstituer l'histoire de la morphologie sociale de cette collectivité locale (1). En second lieu, une enquête menée auprès d'un certain nombre de familles a permis d'obtenir des données partielles en ce qui concerne la situation socio-professionnelle, le cursus scolaire des enfants, la composition de la famille étendue et des habitudes de consommation et de loisirs. Enfin, un certain nombre d'interviews ont été menées principalement chez les employés, cadres, et ouvriers nés au village, de même qu'auprès des instituteurs actuels et précédents. L'essai d'explication des transformations des relations entre l'école et les familles repose lui-même sur une analyse plus complète des transformations sociales et culturelles du village, analyse qu'on ne peut reprendre ici dans sa totalité, mais qui justifie la présentation du texte qui suit sous la forme de deux types de situations différentes. Dès lors, l'explication procède d'une espèce de schéma expérimental puisqu'après avoir passé en revue la situation des rapports entre école et famille dans la société locale passée, on présentera les transformations sociales et les modifications qu'elles entraînent sur un certain nombre de variables sociologiques. Les variations de celles-ci sont justement de nature à expliquer les attitudes observées tant chez (1) Ceci a été facilité par le fait que l'unité administrative - la commune - correspond précisément à l'unité géographique d'habitat. La commune de R. comprend un seul village de forme assez concentrée, sans hameaux ni maisons dispersées. 228 les agents du système scolaire que chez les parents d'enfants fréquentant l'école, ainsi que les changements qui s'y opèrent. (Cette présentation met donc davantage l'accent sur le type d'explication proposée que sur l'analyse complète du cas). 1. L'école primaire et l'instituteur dans le passé A. L'instituteur et l'école La majorité de la population de la collectivité locale étudiée étant composée jusqu'il y a peu d'agriculteurs, d'ouvriers-paysans et d'ouvriers, la distance culturelle qui sépare l'instituteur de cette position lui confère un prestige certain. En effet, en raison de l'homogénéité sociale caractérisant la population, renforcée notamment par l'immigration faible du moins jusqu'à une date récente, l'instituteur occupe au sein du village une position sociale forte. Son prestige n'est pas un simple effet «idéologique» mais tient aussi à la fonction sociale remplie par cet acteur tant à l'intérieur du village, que vis-à-vis de l'extérieur. Son capital culturel le conduit à occuper une position de médiateur social. C'est à lui que s'adressent les villageois pour toute une série de démarches officielles, formalités administratives... qui nécessitent une certaine maîtrise et du langage et des institutions avec lesquelles les habitants doivent avoir des relations. Son capital culturel tire donc sa force de sa rareté, du fait de l'homogénéité culturelle de la population et aussi de son efficacité pratique pour les habitants. A l'intérieur même du village, c'est fréquemment que dans le passé il cumulait sa fonction d'enseignant avec le poste de secrétaire communal. Corrélativement l'école primaire jouit d'une situation privilégiée dans cette collectivité locale. Elle est en effet presque la seule institution «culturelle» du village, elle est la seule aussi que connaissent bien les villageois, et celle qu'ils fréquentent tous. Elle remplit d'ailleurs le rôle qu'ils attendent d'elle: leur apprendre et apprendre à leurs enfants de quoi «se débrouiller» dans la vie, c'est-à-dire savoir lire, compter et connaître quelques rudiments de géographie et d'histoire nationale. Ce bagage élémentaire répond en fait bien aux attentes des villageois, dans la mesure où ce sont choses utiles dans leur vie quotidienne, où savoir lire, écrire et compter sont des capacités dont ils peuvent vérifier la valeur chaque jour. Comme, dans le passé du moins, l'école primaire du village constitue le seul cursus scolaire de la plus grande partie des habitants, les fonctions pratiques qu'elle remplit pour eux lui confèrent une grande importance. Cette importance de l'école primaire est encore renforcée par le monopole culturel et aussi spatial dont elle dispose, monopole dont jouit aussi l'instituteur. Celui-ci constitue en effet le seul agent désigné comme compétent pour instruire et éduquer l'enfant. Monopole spatial aussi en ce sens que l'isolement de la collectivité locale, le poids 229 des distances sociales et physiques rendent impossible et inconcevable pour les parents d'envoyer leurs enfants à l'école ailleurs que dans le village. Une telle pratique, qui commence à se développer aujourd'hui, est d'ailleurs jugée négativement par les villageois. Envoyer son enfant à l'école primaire de la ville, ou dans un village voisin est ressenti comme une sorte de trahison, de désolidarisation à l'égard du groupe local, une menace à l'égard de l'école. Si cela est évalué comme menace à l'égard de tous, c'est bien qu'il existe un attachement à l'école et à l'instituteur: ce sentiment, qui vient redoubler la force de l'école et la position de l'instituteur, est lui-même un signe de l'importance de l'école dans la vie quotidienne des villageois. B. L'exercice du monopole pédagogique Pour saisir la manière dont se déroulent les relations entre la famille et l'école, entre les parents et les maîtres, il ne suffit pas de décrire la situation de l'école et la position sociale de l'instituteur. Il faut aussi expliciter la manière dont s'exercent l'activité pédagogique et l'ensemble des pratiques éducatives dans la collectivité locale. Particulièrement, la relation du maître à l'enfant n'est pas indépendante de celle qui unit le maître et les parents, et de celle qui unit les villageois entre eux. Dans une collectivité locale de dimension restreinte, de niveau social homogène, l'école et l'instituteur exercent leur activité proprement pédagogique à l'intérieur d'une continuité sociale et spatiale. 1. L'instituteur et le contrôle social Si son capital culturel lui donne une valeur particulière dans le village, l'instituteur se trouve aussi empêché de manifester trop sa supériorité, et ne dispose en fait pas d'un pouvoir illimité. En effet, il est soumis à plusieurs contraintes. S'il est en effet le médiateur social privilégié, il est par là même au service de tous, mais cette position de confident et d'intermédiaire, il ne peut l'exercer qu'à condition de faire preuve de beaucoup de discrétion et de s'abstenir de toute intervention dans les affaires internes de la collectivité. Plus loin même, il lui est implicitement demandé de ne pas intervenir dans les querelles et divisions du village, et même de ne pas manifester par ses fréquentations quelque option. « Quand je suis arrivé ici, au début, je jouais aux cartes avec les catholiques, cela n'a pas plu et le bourgmestre d'alors m'a fait savoir que je devais surveiller mes fréquentations ». (instituteur retraité du village et résidant toujours au village) Corrélatif du. contrôle social qui s'exerce sur l'instituteur, l'autorité et l'importance de celui-ci sont renforcées par ces mêmes mécanismes. L'école et l'instituteur exercent leur activité à travers le système. 230 Ainsi l'interconnaissance, la circulation de l'information dans le village, si elles empêchent toute attitude partiale de l'instituteur dans les affaires du village, lui permettent aussi de renforcer son action, ses jugements, ses sanctions de tout le poids de la rumeur publique. «J'entends même des fois discuter les gosses. Parce que moi, si je dis quelque chose de travers à l'école, ne vous en faites pas, c'est vite su, hein. On me le dira directement quoi. .. » (instituteur en fonction) 2. La demande des parents La continuité entre l'institution scolaire, ici l'école primaire, et les habitants du village n'est pas seulement assurée par les mécanismes de contrôle social, mais aussi par le type d'attente des habitants à l'égard de l'école. L'homogénéité sociale et culturelle d'une population ouvrière et agricole dont l'horizon social et scolaire est limité, la perméabilité entre la famille et le voisinage, assurent une continuité entre l'éducation dispensée dans ces deux groupes et à l'école. Gelle-ci n'est pas seulement un lieu d'instruction élémentaire, même si les villageois ont beaucoup d'intérêt pour les apprentissages scolaires fondamentaux. En effet, outre qu'elle ne prépare guère à d'autres études et donc qu'elle n'est pas jugée en fonction de la réussite scolaire, elle est appelée à étendre son action pédagogique au-delà de l'enseignement pur. L'importance que prend aux yeux d'une telle population le respect des règles morales, d'obéissance (2), amène l'instituteur et l'école à jouer autant un rôle d'éducation morale que de simple enseignement (3). Cette demande implicite des villageois à l'égard de l'école s'exprime de plusieurs manières. Ainsi était-il fréquent de voir l'instituteur semoncer les enfants pour des actes commis en-dehors de l'école, pour des querelles d'enfants, ou pour des manques de respect. De telles interventions se faisaient avec l'assentiment des parents. Aussi, plutôt que d'éducation morale on devrait d'ailleurs parler ici d'éducation globale, car il s'agit ici de l'intégration globale de l'enfant au mode de vie, aux usages locaux, aux règles de voisinage. A nouveau on trouve ici l'action simultanée de l'instituteur et des (2) Ce primat à l'éducation que l'on pourrait qualifier de «globale» sur l'instruction au sens strict, trouve sa place logique dans le type d'éthos que développent d'une façon générale les classes populaires pour qui le scolaire demeure une réalité inférieure par rapport à la vie quotidienne. Il faut également brièvement rappeler le lien étroit existant entre les conditions de vie de ces classes et leur éthos. Ce sont en effet ces conditions qui déterminent l'appartenance de ses membres à une communauté. Cette appartenance implique en fonction des contraintes matérielles et temporelles une valorisation forte du cercle familial et de l'environnement local. (3) On a pu constater par ailleurs (Mougenot - Mormont, 1974) combien l'instituteur était préparé à ce rôle d'éducateur moral des classes populaires. 231 villageois : le premier jouit pour intervenir et sanctionner de l'appui de la raison publique, mais il doit pour intervenir, limiter son intervention à sanctionner la faute et il ne peut jamais prendre parti entre deux familles dont les enfants se querellent. Le mode de sanction lui-même est en affinité avec les mesures du village puisque comme d'autres l'ont rapporté (Wylie, 1968, 111), la sanction la plus courante à l'école est de faire honte à l'enfant, c'est-à-dire de rapporter son comportement à l'ensemble du village, sanction qui suppose interconnaissance, visibilité et circulation de l'information. 3. La continuité sociale et l'éducation C'est à l'intérieur de ce système que se déroulent les relations entre les parents et les maîtres, et si on parle de continuité sociale de l'éducation, c'est en ce sens que l'éducation de l'enfant s'effectue par l'action conjuguée de l'école, de la famille et de l'ensemble des habitants eux-mêmes. Ainsi n'est-il pas étonnant de voir que les relations entre parents et maîtres n'avaient rien d'officiel ni d'organisé. C'est à l'occasion de rencontres fortuites, sur le chemin, que ces interactions ont lieu. Les questions des parents se limitent le plus souvent à: «comment ça va à l'école avec le petit? », question qui concerne autant le comportement global de l'enfant que son travail proprement scolaire (4). « Ah oui ben les parents, ils avaient une confiance totale dans l'instituteur. On se ramenait avec une punition à là baraque, on en avait une deuxième à la maison, ça il n'y avait pas de problème. Ah oui, ça ... ça c'est certain ». (ouvrier, 42 ans, 2 enfants) Le voisinage, la rue, les environs immédiats du village forment un espace concret où se réalise aussi l'éducation dans la mesure où s'y exerce un contrôle social sur l'enfant, sur le groupe des enfants, contrôle qui est assuré par l'ensemble des voisins, par la rumeur publique et par la visibilité de chacun. Un indice de ceci peut être trouvé dans le fait qu'aujourd'hui encore dans certains quartiers homogènes socialement, ce jeu des enfants reste sous le contrôle de chaque famille. En plus de la sécurité physique des enfants, c'est de la sécurité morale ou mieux sociale que parle cette mère quand elle dit: (4) La distinction même entre travail scolaire et comportement moral n'était peut-être pas constituée, en ce sens que la faiblesse du travail était toujours vue soit comme faiblesse naturelle et comme telle excusée, soit comme paresse, fainéantise, c'est-à-dire faute morale à l'égard de la valeur du travail, laquelle constitue dans l'éthos populaire (et aussi paysan) une exigence objective autant qu'une valeur. 232 «J'aime mieux R., c'est un beau petit village, c'est plus calme pour les enfants; ici je peux les voir, les laisser jouer dans la rue là ; je n'oserais pas faire ça à H. (village voisin où elle a résidé un an après son mariage), ni nulle part ailleurs s , (femme d'ouvrier, 31 ans, trois enfants, 7 ans, 6 ans et 3 ans) II. La transformation des demandes pédagogiques Parce que l'ensemble des transformations sociales et culturelles qui affectent le village forment un système, c'est-à-dire que l'action de chacune d'elle réagit sur chacune des autres, il est difficile de présenter de manière simple la façon dont ces transformations exercent des effets sur les relations entre parents et maîtres, entre école et famille. On présentera ici trois transformations principales qui touchent directement à la manière dont fonctionnent ces relations, en les situant à l'intérieur des autres transformations, mais sans pouvoir toujours situer les multiples liaisons qui s'établissent entre toutes. On entend par demande pédagogique les attentes explicites et implicites des parents à l'égard de l'école, c'est-à-dire à l'égard de l'action du maître sur leurs enfants. Cette demande pédagogique se transforme donc en fonction de l'avenir souhaité pour l'enfant, et en fonction des références culturelles qui orientent les parents dans leur choix. A. Avenir social objectif et attentes des parents Il importe dès le départ de distinguer la mobilité sociale des acteurs, en tant que déplacement d'un individu dans la structure sociale, aussi bien d'une éventuelle aspiration à la mobilité que des phénomènes qui affectent la structure sociale dans son ensemble. Celle-ci peut en effet se modifier de telle manière que, sans mobilité d'un acteur, la position de celui-ci se trouve modifiée. Inversement, certaines modifications affectent la structure sociale sans que pour autant la mobilité d'un individu le conduise à occuper une position différente, notamment si les autres positions sociales se sont déplacées au même moment et proportionnellement. Ainsi, la croissance des effectifs dans l'enseignement secondaire au cours des dernières décennies a eu pour conséquence d'accroître considérablement les chances objectives des enfants de milieu populaire d'accomplir un cursus scolaire plus long. Mais cet accroissement était corrélatif d'un accroissement comparable des chances pour les différentes couches sociales d'accomplir des cursus scolaires plus élevés ; on ne peut inférer de cet accroissement une mobilité sociale réelle (5). En l'occurence, il s'agirait plutôt d'une translation vers (5) Pour des données relatives à ce raisonnement cfr. Mougenot Mormont, 1974. 233 le haut de la structure des chances de scolarité pour les différentes couches sociales. Un tel phénomène a pour conséquence que la mobilité sociale apparente des acteurs ne constitue finalement qu'un ajustement de leur position dans la structure sociale. On pourrait bien sûr effectuer le même raisonnement en ce qui concerne l'accroissement des revenus qui, s'il se conforme à cette logique, implique des comportements apparents (Bourdieu, 1966) qui ne constituent finalement que le déplacement vers le haut de positions demeurant semblables. 1. L'avenir objectif des enfants A mesure que l'école secondaire s'ouvre aux enfants des classes populaires, et que donc ceux-ci commencent à prolonger leur scolarité à la ville, l'école primaire locale perd son caractère exclusif: désormais elle ne constitue plus qu'une étape, la première, dans un cursus scolaire qui sera probablement plus long, et se poursuivra à la ville. Un tel phénomène semble provoquer chez les parents une nouvelle attente pédagogique, dans la mesure où ils ne se satisfont plus des acquis élémentaires de l'école, mais exigent implicitement que l'école primaire prépare l'enfant à poursuivre des études postérieures. On peut percevoir l'apparition de cette demande dans la manière (6) dont est maintenant vue l'école primaire du passé: Mme N. (ouvrier, 62 ans, deux enfants, l'un ouvrier, l'autre instituteur) décrit l'école primaire qu'elle a connu «comme principalement occupée à l'étude de la bible (qui servait de livre de lecture) et du catéchisme»: « Notre livre de lecture, monsieur, c'était la bible. C'était une leçon de bible. On avait une fois par semaine le livre de lecture qu'on nous donnait mais qu'on ramassait après. On ne l'a jamais eu dans notre cartable, le livre de lecture. Vous vous rendez compte? C'est pas croyable, mais c'était comme ça. Alors ensuite, c'était le catéchisme, oui le catéchisme qui durait quelquefois jusqu'à la récréation de dix heures. Alors vite vite on mettait un problème au tableau, qu'on travaillait toute la classe ensemble, et puis quand on rentrait on le mettait au propre sur son cahier avec la date du jour, quoi. Alors après la récréation, un jour, c'était la géographie (c'était le samedi ça) l'histoire ou la lecture, mais la lecture toujours retombée dans la bible, bien sûr; alors vous voyez, c'était fort limité. Il y avait beaucoup de familles; après l'école, comme ça, on (6) Il ne s'agit en aucun cas de prendre pour argent comptant cette description, mais de saisir que la perception de cette école ancienne (satisfaisante à l'époque) est maintenant lue négativement parce que les parents pressentent la nécessité de préparer l'enfant à autre chose, c'est-à-dire à l'école secondaire ... 234 faisait travailler les enfants, n'est-ce pas, dans nos campagnes, avec les parents, ou soit en apprentissage quelque part. Oui, pour gagner un petit peu, parce que l'argent était clairsemé comme on peut dire, hein ». 2. Diversification sociale, perception des chances et des nécessités Si la chance objective de réaliser une mobilité même apparente détermine de nouvelles demandes, il reste que de la chance objective à l'attitude nouvelle qui en résulte, il y a des modifications indispensables. Si cette chance existe, il faut que l'auteur la perçoive d'abord et convertisse ensuite cette perception en exigence concrète, même implicite. Ces phénomènes ne sont possibles que par des expériences sociales concrètes, c'est-à-dire l'apparition de certains faits nouveaux dans la manière de vie des acteurs. On peut voir dans la diversification sociale de la collectivité locale une condition suffisante de perception par les habitants des chances de voir leurs enfants accéder à l'école secondaire, et repérer ce mécanisme dans la manière dont les habitants décrivent les enfants qui ont réussi. Ce sont à la fois de nouveaux habitants du village, de niveau social supérieur, par leur exemple, et les instituteurs par leurs encouragements qui ont poussé quelques enfants à « faire des études» ; et désormais ces réussites sont devenues exemplaires. Ainsi l'instituteur retraité décrit avec fierté les quelques réussites universitaires obtenues, de même un habitant du village se plaît à citer tous ces jeunes qui ont atteint ce niveau supérieur. C'est aussi semble-t-il pour les ouvriers, au travers de leurs conditions de travail, que se produit une perception de la nécessité d'une «bonne instruction ». «Je vois tous les jeunes maintenant, qui viennent (à l'usine) malgré qu'ils ont leur métier, vous savez qu'on leur fait encore continuer des cours à l'usine? Il Y a beaucoup plus. Dans le temps, il n'y avait que la pratique qui existait. Que maintenant il y a la théorie. Mais la théorie est dure maintenant. Moi, je vous dis, si je vous disais que moi qui ai 62 ans, pour monter d'un grade à l'usine voilà deux mois, j'ai passé des examens ... A 62 ans. A un an de la retraite. Enfin je l'ai fait parce que c'est pour la retraite quoi... Elle sera un peu meilleure quoi.» (ouvrier, 62 ans, un enfant) (7) (7) Par ailleurs tout se passe comme s'il existait une sorte de stratégie patronale pour convaincre ces ouvriers (sidérurgie lorraine) de l'importance de l'instruction : il y a peu encore les ouvriers qui faisaient preuve de la réussite scolaire de leurs enfants recevaient une prime sur leur salaire. Ici on voit un ouvrier âgé passer un examen à moitié factice. «< Bien sûr mes supérieurs, ils savent tout de même' bien qu'une personne comme moi, 235 B. Les demandes pédagogiques Ge que, dans le langage courant, on peut appeler l'importance croissante de l'instruction et de la formation scolaire,et qui, pour les couches populaires renvoie directement à la valeur sociale et économique du diplôme (« je veux dire que celui qui veut gagner un peu sa vie, il faut quand même qu'il ait une instruction. Et ça ne fait que du bien l'instruction. Voilà!» (idem) entraîne de la part des parents des attitudes nouvelles à l'égard du maître, et de l'école primaire. Ce qui se modifie c'est leur demande par rapport à l'école. Leur demande d'éducation morale, ou d'intégration globale au village, tend à se rétrécir au profit d'une démarche strictement scolaire de réussite, de bonne formation et d'une préparation à un enseignement futur. Ce sont d'abord les relations entre les parents et les maîtres qui passent d'une confiance à une surveillance plus exigeante (8). Certains parents prétendent à un certain contrôle, d'autres n'hésitent pas à rendre visite à l'instituteur pour le questionner. Principalement ils ne lui laissent plus le monopole du jugement en ce qui concerne des décisions comme celles du redoublement ou de l'orientation des enfants. Cette attitude nouvelle est bien perçue par l'instituteur. «On me demandera mon avis: qu'est-ce que vous Si j'ai un élève et que, à la fin de l'année, je trouve va pas bien, je ne dirai jamais qu'il faut le faire , dis : voilà mon avis, vous voyez ses résultats aussi, juger comme moi aussi (instituteur en pensez? que cela ne doubler. Je vous pouvez ». en fonction, 27 ans) Cette reconnaissance implicite du pouvoir des parents contraste nettement avec la manière dont se déroulent les rencontres occasionnelles et que regrette l'ancien instituteur, rappelant avec fierté que, sur toute sa carrière, une seule mère est venue « rouspéter» chez lui. Par ailleurs, des réunions de parents sont maintenant régulièrement organisées par les maîtres qui se mettent ainsi en position de conseiller plus que de maître souverain. III. Transformation de la position de l'instituteur Même si on considérait comme stable dans le temps la position de l'instituteur dans la société globale, il resterait qu'une bonne partie surtout qu'il n'y a plus qu'un an ou deux avant la retraite, qu'ils ne vont quand "même pasnous faite passer jrnexamen très dur»). (8) Ceci ne signifie pas pour autant que se constitue, parallèlement à la demande pédagogique, une compétence réelle des parents sous l'action du maître, compétence qui exigerait sans doute d'autres expériences sociales que celles qui conduisent à la demande diffuse et implicite de c bonne instruction ,. 236 des raisons' pour lesquelles elle était forte dans le village sont maintenant inexistantes. Ceci, en fonction des transformations sociales qui affectent le village, c'est-à-dire qui affectent la position des villageois dans le champ social et culturel. A. La réduction des distances culturelles A vec les media, les moyens de transport, la scolarité des jeunes, le travail de la femme, la distance culturelle entre l'intérieur (le village) et l'extérieur (la société globale) tend à diminuer, de même que par ailleurs la distance culturelle entre l'instituteur et la moyenne des habitants décroît, ne fût-ce que par la diversification sociale de la population du village. Particulièrement le rôle de médiateur social rempli jadis par l'instituteur tend à se réduire à néant et il n'y a plus que quelques vieux qui s'adressent encore à lui pour les aider à écrire une lettre ou répondre à une formalité administrative. « Maintenant les gens savent mieux se débrouiller. Bon quand il faut écrire une lettre, ils savent quand même un peu. Alors on ne va plus tellement chez l'instituteur. . .. Maintenant il y aurait peut-être le bourgmestre (9), il fait des permanences, mais dans l'ensemble les gens se débrouillent ». (ouvrier-contremaître, 45 ans, 2 enfants) B. La disparition du monopole culturel et spatial Ces mêmes phénomènes contribuent aussi à réduire le monopole culturel et spatial dont jouissent à la fois l'école primaire et l'instituteur dans leur fonction d'instruction et d'éducation. Outre les attentes nouvelles développées par les parents en matière scolaire, c'est aussi la possibilité de recours à d'autres spécialistes qui apparaît. Dans le domaine proprement scolaire, l'école du village n'est plus la seule possible et les parents ont l'occasion de placer leur enfant ailleurs : la sanction morale habituellement réservée à ce genre de pratique semble disparaître au moins pour les femmes, qui ont un emploi et pour qui c'est une contrainte. Mais c'est aussi une possibilité de choix, i.e. la possibilité pour les parents d'exercer une menace implicite sur l'instituteur dont l'emploi est lié au nombre d'élèves de sa classe ; d'un instituteur qui a quitté son poste au village, un de ses amis raconte : (9) Remarquons que c'est un cadre moyen dans une entreprise moderne et qu'outre sa profession il occupe une position sociale à l'extérieur autrement forte que l'instituteur. Tout se passe aussi comme si le médiateur social nécessaire devait occuper une position plus haute pour être reconnu comme efficace. 237 «II m'avait dit: tu ne peux pas t'imaginer comme les gens viennent rouspéter dès qu'il y a une sanction contre leur fils, contre leur fille. Donc sans savoir si c'était fondé ou pas, tout de suite il y a une vive réaction dans le chef de certains, pas tout le monde hein, mais enfin j'en ai eu un certain nombre». (professeur, 30 ans, 2 enfants) «A l'heure actuelle, je ne voudrais plus être instituteur. Ça devient un métier de marchand de loques. Maintenant on vient nous les chercher sous tous les prétextes ... Si on rouspète maintenant, si on dit un mot à l'enfant, les parents n'hésitent pas, ils vont à H. ou ailleurs ... :. (instituteur retraité) c. Position et perception de soi Si le seul à ne pas tenir ce langage, est l'instituteur en fonction, alors que ceux qui par dégoût ou en raison de leur âge ont quitté ce poste insistent tant sur cette logique de «chantage» qui tend à s'installer, c'est sans doute d'une part qu'il refuse de reconnaître cette situation devant l'enquêteur, et d'autre part, qu'il doit à sa position et à son trajet particulier de ne pas s'exagérer ce phénomène. Son trajet est en effet celui d'un individu issu d'une famille paysanne du village. Il a, par ses études, atteint le niveau social le plus haut de sa famille dont il représente en quelque sorte le fleuron social. Par ailleurs, il a occupé pendant sa jeunesse une position importante au sein des organisations sportives du village, ce qui l'a finalement fait aboutir au poste de secrétaire du syndicat d'initiative. Son trajet constitue donc pour lui une mobilité réelle, qui même affaiblie par l'évolution du village, ne peut être perçue comme telle par lui au même titre que les instituteurs plus anciens qui ayant connu le prestige ancien de l'instituteur perçoivent aujourd'kui la position comme celle d'un «marchand de loques» (10). D. Mode de perception de l'instituteur par les habitants Inversement on pourrait saisir dans la manière dont les habitants du village parlent de l'instituteur la transformation de sa position sociale. Les termes employés pour parler de lui, le mode même de relation qui semble s'établir avec lui, et aussi le contraste de ce langage avec celui qui. était utilisé pour parler des anciens instituteurs, offrent des indicateurs du déplacement auquel sa position est soumise dans le champ des positions sociales du village. (10) Cette analyse ne peut être poursuivre ici de manière exhaustive, car elle impliquerait la comparaison systématique de plusieurs trajets sociaux au sein d'une même profession et des manières différentes dont les individus définissent leur propre fonction et position. 238 L'instituteur du passé, quand il est évoqué, est décrit non pas tellement au travers de termes qui désignent son métier, sa fonction professionnelle, bref son activité pédagogique, mais plutôt selon des termes qui renvoient à sa position sociale, à son personnage dans le village. L'instituteur était respecté, il était serviable, il était un personnage important aux côtés du bourgmestre, du curé. Outre que les habitants eux-mêmes soulignent la différence entre l'instituteur du temps passé, et ceux qui sont actuellement en fonction, on peut aussi observer dans la manière dont ils parlent de ceux-ci l'absence des propos décrits plus haut. Eventuellement, il s'y substituent des appréciations plus «techniques» ou se situant à un niveau de relations sociales moins hiérarchisées. «Les instituteurs, maintenant ce n'est plus le même genre. D'abord ils sont plus jeunes que ceux de notre temps. Ils sont du village, alors moi je les connais comme... ils sont du même âge que moi quoi.» (épouse d'ouvrier, 26 ans, 3 enfants) «Vous savez, il y a quand même une évolution qui s'est faite et tout le monde est quand même ... enfin on ne peut pas dire tout le monde, mais 50 à 60 % de la population sont vraiment ... se débrouillent carrément, alors on ne fait plus de différence, on vit sur le même pied ». (ouvrier contremaître, 45 ans, quatre enfants) L'instituteur ne se distingue plus, n'est plus distingué par les habitants comme personnage exceptionnel, comme un statut particulier. (« Avant c'était tout, c'était le Bon Dieu, maintenant on n'y regarde plus tellement»). « Oh il n'y a pas de difficultés, il n'y a pas de problèmes, les enfants à l'école ça va bien alors il ne dit rien. (. .. ) Non, où il y aura des difficultés, c'est si un enfant accroche, s'il y a un problème, si à la maison on ne s'en occupe pas, si l'instituteur ne fait rien. On sait bien, y a des endroits où il faut s'y prendre d'une autre façon ... » IV. Les transformations des relations parents-maîtres Avant même de décrire l'impact des transformations survenues dans le contenu des demandes pédagogiques, et sur la position sociale de l'instituteur dans ses relations école - famille, il faut expliciter brièvement les transformations qui affectent l'ensemble des relations sociales locales. On ne peut en effet séparer les relations entre parents et maîtres, pas plus qu'on ne peut dissocier le rapport école - famille de l'évolution de la famille et de l'école. 239 A. Transfonnations sociales et fonnes de sociabilité Il ne s'agit pas ici de faire l'analyse entière des transformations sociales du village en tant que transformations des modes de groupements et de relations des habitants, mais simplement de montrer comment certaines modifications à ce niveau viennent perturber la continuité sociale à l'intêrleur de laquelle s'effectuait l'éducation de l'enfant. 1. Migration et intégration locale L'accélération des processus migratoires qui sont observables constitue un premier élément venant rompre cette continuité. Ceci se réalise dans la mesure où c'est non seulement l'arrivée de nouvelles familles, mais surtout la rotation plus rapide d'une partie de la population qui crée ainsi à côté de la population stable, un groupe important de «provisoires ». Outre ce fait qui implique qu'une part des habitants actuels de R. ne s'intègrent pas à long terme au sein du village, il faut ajouter que ces familles tendent souvent à développer un rapport différent avec leur voisinage. Certains ont déjà montré (Litwak et Szelenyi, 1969) quelques-unes des caractéristiques de ces nouvelles formes de sociabilité qui tendent à apparaître corrélativement à la mobilité géographique (et aussi sociale). Ce qui apparaît en effet à la suite de cette mobilité accrue, ce n'est pas la disparition de relations de voisinage qui serait une sorte d'atomisation sociale, mais plutôt un resserrement autour du noyau familial et la réduction du voisinage à une fonction d'aide immédiate. C'est donc surtout en ce qui nous concerne, la dissolution de la communauté locale comme englobante, c'est-à-dire exerçant des effets sur l'ensemble de la vie quotidienne de l'individu ou de la famille. On passe, pour employer un autre langage (Mogey, 1964), d'une communauté fermée à une communauté ouverte, où les liens s'établissent non seulement sur base de la proximité mais aussi par des processus de sélection par affinités. On peut voir comme indice de ceci que, lorsqu'on pose la question de savoir comment s'intègrent les étrangers au village, les habitants citent toujours quelques cas exemplaires et rares de gens qui se sont en effet intégrés, mais ne parlent guère de l'ensemble des autres qui sont en effet les «véritables étrangers », 2. Les étrangers Or on repère à d'autres moments ce terme d'« étrangers» qui, dans la bouche des habitants de souche, désigne justement cette frange de familles qui vivent un peu en marge et dont les comportements irritent ou déçoivent. 240 «Avant il y avait des élèves intelligents. Maintenant c'est mitigé, il y a les étrangers, le niveau n'est pas aussi bon, ce sont des gens qui déménagent beaucoup. Avant on connaissait tous les parents, ils disaient toujours les défauts de leurs enfants. Maintenant les gens ont la T.V., ils vont dormir tard, on ne fait plus grand-chose». (instituteur retraité) Si cette catégorie de familles semble bien pour une bonne part former une couche sociale d'un niveau plus bas que la moyenne des habitants, ils sont en tout cas désignés négativement: leurs enfants sont moins intelligents, ils rouspètent facilement, on ne les voit pas, ils restent chez eux. 3. Diversité sociale et diversité culturelle Mais la diversification sociale et culturelle n'est pas seulement le fait de ces étrangers souvent évoqués, c'est aussi le fait d'autres groupes sociaux, et c'est aussi la diversité croissante entre les jeunes, qui vont à l'école, et les adultes. Aller à l'école à la ville, c'est échapper au village, non seulement durant la plus grande partie du temps, mais c'est aussi adopter des comportements qui heurtent, c'est aussi être moins soumis à ses parents. Il y a aussi l'exemple des quelques membres des couches supérieures ou moyennes qui donnent l'exemple de l'isolement, d'une vie apparemment recluse et digne, bref, de gens qui ne se mêlent pas aux autres et ne donnent ainsi aucune prise au contrôle social. «Quand vous voyez passer ces gens-là, ils ne disent rien. Ils ne sortent pas ces gens-là. Ils ne vont pas dans un bal populaire, et ainsi de suite, comme ça se fait. .. Ces gens-là, ils restent chez eux. Ils fréquentent les gens de leur ... chose, quoi par exemple. On sent que ... moi je trouve que leur vie c'est ,beaucoup mieux comme ça, quoi, ces gens-là». (ouvrier, 62 ans, un enfant universitaire) On ne peut ici allonger la liste des indications qui laissent penser que la diversification sociale et culturelle contribue à réduire les 'liens de voisinage et à détruire l'espèce de continuité sociale par laquelle les comportements de chacun, des adultes et des enfants, étaient continuellement sous le contrôle conjugué des parents, des habitants et de l'instituteur. B. Les relations entre les acteurs en présence Décrire les nouvelles relations entre les parents et les maîtres, c'est en fait décrire l'ensemble des interactions entre parents, enfants et instituteur et essayer de, percevoir les manières dont elles sont vécues. 241 1. Les enfants au village et à l'école On peut se demander si la description souvent négative que font les habitants des comportements des enfants au village ne relève pas de la relation différente qu'ils ont avec eux plutôt que de réelles différences dans leurs comportements. Dès lors cette description négative serait plutôt l'effet de l'absence de contrôle social que l'apparition d'une sorte de délinquance enfantine. «Moi je vois les miens, ils sont à l'école à M., hein pour des raisons ... pratiques, et ils ne se passe pratiquement pas de jours qu'ils ne se tapent dessus. Moi je dis, c'est pas possible, ou bien les miens sont méchants ( ... ) puis j'ai posé des questions et c'est tout le monde pareil. Ils se battent tout le temps. » (ouvrier, 40 ans, deux enfants) «Quand j'étais à l'école on avait plus de respect. Maintenant quand j'entends les plus grands parler avec lui (l'instituteur), on n'aurait jamais osé. Les enfants n'ont plus la crainte qu'on avait. Et puis il y a les étrangers qui sont moins ... - Oh et puis on avait peur d'une correction; plus maintenant sinon les parents vont réclamer, ça fait des incidents ... (ouvrier, 36 ans, trois enfants et son épouse) «Il Y avait deux instituteurs, hein, il y en avait un, il était sévère avec eux, hou ! Un qui faisait une bêtise dans le village, je vous garantis, c'était marqué, hein. Maintenant il n'ose plus rien dire hein, il n'ose plus avec un enfant ». (ouvrier, 62 ans, déjà cité) On pourrait accumuler d'autres citations pour montrer combien ce qui est toujours sous-jacent à cette prétendue délinquance enfantine, c'est l'absence ressentie des moyens de contrôle social, par la disparition des relations de voisînage: ceci est souvent décrit par les habitants comme «soutien des parents aux impertinences des enfants» (11). Et on voit aussi bien que l'instituteur est atteint du même phénomène : on ne le voit plus punir l'enfant pour un acte commis en-dehors de l'école, pas plus semble-t-il qu'un enfant n'est souvent puni une seconde fois à la maison pour une faute commise à l'école. (11) On pourrait aussi bien faire l'hypothèse que ce qui tend aujourd'hui comme «impertinence» ou «délit» aurait pu être considéré naguère comme «farce» ou «blague» parce qu'auparavant tout le village en était informé et en riait tout en étant assuré par là même que certaines sanctions seraient prises et que certaines limites seraient respectées. à apparaître 242 2. Les relations entre les parents et les maitree On a surtout saisi ici la transformation de la collectivité locale et son impact sur les relations entre école et famille à travers les modalités du contrôle social qui s'exerce entre les différents acteurs. On pourrait dans le même sens, comme on l'a fait pour la demande pédagogique, l'analyser à travers les références culturelles, qui se modifient elles aussi. Le problème, fréquemment évoqué lui aussi par les interviewés, du châtiment corporel peut servir à résumer la description des relations actuelles entre la famille et l'école. Si on admet à titre d'hypothèse que la permission d'infliger un châtiment corporel à un enfant (une «correction », une «râclée », une «volée») est d'autant plus probable que l'on entretient avec les parents une relation étroite et proche (ce qui peut se vérifier dans l'étendue de ce droit selon le lien de parenté), on peut considérer que la restriction progressive de ce droit à l'instituteur constitue un indicateur utile de l'évolution des relations entre les parents et l'instituteur. Tout se passe en effet comme si, à mesure que les liens de relations étendues dans le village se dissolvent, que la position sociale de l'instituteur se réduit à sa fonction technique, ce droit cessait de lui être reconnu: c'est la disparition d'une sorte de parenté symbolique consentie auparavant par les familles villageoises à l'instituteur doté d'ailleurs d'autres attributs paternels. (débonnaire, médiateur, digne de confiance, autoritaire ... ) Désormais en effet, le châtiment corporel n'est plus autorisé: et les parents d'arguer d'une loi dont la connaissance est l'indice suffisant de la pénétration de la culture urbaine, et dont le rappel montre bien l'attitude nouvelle des parents à l'égard de l'instituteur. S'il est toléré par les parents ou par quelques-uns d'entre eux c'est à l'expresse condition d'être limité et de ne pas causer de préjudice à l'enfant dont la santé physique est devenue un souci premier des parents. « Ce n'est pas que je suis contre les corrections, mais par exemple l'instituteur lui tirait souvent le bout de l'oreille comme ça. (geste) Et puis le petit avait mal l'oreille et elle coulait souvent. Alors j'ai été lui dire, si vous voulez, donnez-lui une fessée. Il m'a dit que j'avais bien fait de lui dire; les parents n'ont plus le même genre avec l'instituteur ... » (ouvrier, 30 ans, déjà cité) On peut même voir dans la fréquence avec laquelle les châtiments corporels sont évoqués, - explicitement ou incidemment - un indice d'une situation en transformation. Ce n'est que dans le cas où on passe d'une situation où ils étaient permis, voire normaux, à une autre où ils ne le sont plus que le problème peut se poser : au moment où on passe d'une norme à une autre, il est en effet plus probable 7 243 que la norme fasse problème puisque la norme est à établir et puisque se heurtent deux conceptions qui sont d'habitude également implicites et vécues comme «allant de soi ~. Conclusion La transformation des relations entre l'école primaire et la famille, analysée ici dans le cadre d'une collectivité locale, ne peut se comprendre qu'à l'intérieur de l'ensemble des transformations sociales et culturelles qui affectent tant le village dans son ensemble que les individus qui sont en jeu dans ces relations. Ce qui est en effet en cause c'est à la fois la position des acteurs - parents et maîtres -, l'enjeu social qui constitue l'enseignement primaire, et l'ensemble des actes par lesquels se réalise l'éducation des enfants. Dans les limites de cet article, on a privilégié trois types d'effets pertinents : la fonction de l'instituteur dans le village, la demande pédagogique des parents et les modalités du contrôle social local. On pourrait aussi analyser la manière dont les mêmes transformations conduisent à des rapports nouveaux avec l'enfant. L'éthos et les formes de sociabilité se modifient et transforment en conséquence la relation à l'enfant et ce qui lui est transmis est aussi différent (Ariès, 1971 : 329 ; Ford et al., 1967). Références ARIES P., 1'971 BOLTANSKIL., 1969 bibliographiques Histoire des Populatione françaises, Paris, Seuil, coll. Points. Prime éducation et Morale de classe, Paris - La Haye, Mouton, Cahiers du Centre de Sociologie Européenne, nO BOURDIEU P .. 1966 « Différences et Distinctions», DARRAS, De Partage Bénéfices, Paris, Minuit, Le sens commun: 118-129. CHAMBOREDON,J-C. et LEMAIRE M., 1970 « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands sembles et leur peuplement.», Revue Française de 8. des en- So. ciologie, XI, 1, 3-33. FELLIN P., et LITWAK E., 1963 « Neighbourhood Cohesion under conditions of Mobility», American Sociological Review, 28, 3 : 364-376. FORD J., YOUNG D., and Box S., 1967 HOGGARTR., 1970 « Functional autonomy, La Culture du Pauvre, Paris, 420 p., présentation 244 Role distance and British Journal of Sociology, XVIII, 4: Minuit, de J.-C. Passeron. social Class 370-381. D, Le sens commun, G. et SERVAIS E., 1972 Les Inégalités culturelles dans la, petite Enla,nce, Louvain LIENARD LITWAK E., 1960 a LITWAK E., 1960 b Groupe de Sociologie Urbaine 201 p. et Rurale, ronéotypé, tome 2, A merican Sooioloçieai Review, 25, 1: « Occupational Mobility and extended Family 9-21. Cohesion», « Geographical Mobility and extended Family Cohesion », American Soeiolopieal.Review, 25, 3 : 385-393. LITWAK E. et SZELENYI 1., 1969 « Primary group Structures and their Functions: kin, neighours and friends ll, America,n Soeioloçiea; Review, 34, 4: 465-481. MOUGENOTC. et MORMONTM., 1974 Le métier de parents. Evolution dee ouvrages d'éducation, Louvain, Publications de l'Institut et Sociales. (à paraître) des Sciences Politiques MOGEY J., 1964 « Famille, Communauté et Relation de Voisinage », A. MICHEL, La Sociologie de la Famille, Paris - La Haye, Mouton, 1970: 123-137. TOURAINEA. et MOTTEZ B., 1961 « Métiers et Professions», in Histoire Générale du Travail (direct. L. H. PARIAS), tome 4, La Civilisation Induetrielle, Paris, La Nouvelle Librairie de France. WYLIE L., 1968 Un Village du Vaucluse, Paris, Gallimard, coll. Témoins, 402 p. 245 LES RELATIONS FAMILIALES DANS LA VULGARISATION PSYCHANALYTIQUE par Cécile RICHIR-DURIEUX La littérature vulgarisant la psychanalyse qui traite de la famille et plus particulièrement de la relation parents-enfants comporte, d'après cet auteur, des distortions importantes par rapport à la théorie freudienne. Ces discordances sont mises en relation avec l'image sociale du père pour montrer, par cet exemple précis, combien cette littérature conduit à utiliser - à récupérer même la théorie freudienne au profit d'une image conservatrice, socialement acceptable de l'éducation et des relations familiales. Cette étude aura pour objet une certaine image de la famille, au sens d'une représentation symptomatique, selon nous, de la culture occidentale actuelle. De quelle image s'agit-il et quelles sont les données qui nous ont permis de la dégager? Au départ, une constatation s'impose: c'est l'importance croissante d'une littérature consacrée à la vulgarisation de la psychanalyse, et orientée vers l'étude de la famille, le décodage des relations parents - enfants ou les conseils en matière d'éducation (1). Nous assistons à la «diffusion» progressive d'une image de la famille, au sens de la divulgation d'une symbolique culturelle. Cette symbolique extrait ses concepts de la théorie psychanalytique. Les questions qui se posent alors, d'un point de vue sociologique, sont les suivantes : Comment la théorie psychanalytique s'insère-t-elle dans les schémas culturels dominants ? Le recours à la psychanalyse témoigne en effet de sa fonction dans notre système culturel. - Quelle est la fonction sociale exercée par la vulgarisation de la psychanalyse? De quel ordre social ce discours est-il l'expression symbolique ? Nous ne pouvons développer ici ces questions trop vastes, mais (1) Pour une vérification empirique de cette efflorescence d'articles imprégnés par la psychanalyse, nous nous permettons de renvoyer à notre étude: Durieux, 1973-1974. 246 l'analyse qui suit les éclaire sous un angle particulier et leur donne un support concret; c'est pourquoi nous les proposons comme pistes de réflexion. 1. Délimitation de la problématique Etant donné le caractère restreint de la présente étude, il convient de bien définir son champ d'investigation. Du discours étudié nous ne retiendrons que les éléments les plus significatifs quant à l'image des relCLtions endo-familiales. Nous envisagerons donc les caractéristiques relationnelles qui apparaissent dans la vulgarisation psychanalytique comme une reformulation, une relecture, des concepts théoriques originaires (à savoir l'école freudienne). Quel rôle ce discours attribue-t-il aux différents éléments d'une relation? Institue-t-il certains types de rapports familiaux? Le but visé est bien de mettre au jour la portée symbolique de ces rapports en tant qu'instruments d'une image sociale de la famille. II. Méthode d'investigation Pour dégager la signification du discours de vulgarisation, nous procéderons par étapes ; dans le cas que nous traitons ici, il semble en effet que la spécificité du discours ne puisse apparaître clairement que si l'on parvient à le situer par rapport à deux référents fondamentaux: - d'une part la perspective psychanalytique de la structure familiale ; - d'autre part l'image sociale de la famille d'aujourd'hui. Ces deux variables agissent vis-à-vis du discours étudié en tant que coordonnées qui le situent dans notre système socio-culturel et en expliquent les traits spécifiques, d'une part sous forme de déviations ou de correspondances par rapport à la théorie inspiratrice, d'autre part sous forme d'expression d'une symbolique sociale. III. Analyse des relations familiales A. La relation de l'enfant au père dans la théorie freudienne Chez Freud, le rôle du père vis-à-vis de l'enfant s'exerce au moment de la phase œdipienne ; ce rôle est donc très limité dans le temps, mais il n'en est pas moins très important quant au développement du psychisme de l'enfant. Le père joue un rôle structurant parce qu'il intervient comme agent principal dans la constitution du Surmoi de l'enfant. Ce Surmoi, défini classiquement comme l'héritier du complexe d'Oedipe, se constitue par l'intériorisation des critiques et interdits parentaux. 247 Au sens strict, le processus chez l'enfant consiste à transformer son investissement sur ses parents en identification à ceux-ci et à intérioriser l'interdit (Laplanche et Pontalis, 1973 : 472). Par la voie de l'identification réussie, le complexe d'Oedipe se résout en réalisant ses principales fonctions. II assure, selon Freud, et l'interdit de l'inceste, et le primat du phallus. Le complexe a donc un caractère fondateur pour tout être humain, puisque de sa résolution dépendent et l'orientation de son désir, et la structuration de sa personnalité. Selon Lacan, le complexe lie inséparablement le désir à la loi, parce qu'il fait intervenir une instance interdictrice. Ce qui nous permet de dire que cette instance est incarnée par le père, c'est que l'Oedipe ne nous paraît pas définir seulement la manière dont l'enfant se situe dans le triangle (au plan psychologique), mais aussi la manière dont il est situé (au plan idéologique). Chez Freud en effet, le complexe d'Oedipe a son pendant dans le complexe de castration, contrepoids nécessaire, pourrait-on dire, à l'équilibre de l'enfant. Or ce stade nouveau est centré autour du seul phallus, «qui, en tant que symbole, devient le critère majeur de différenciation des êtres humains> (Laplanche et Pontalis, 1973 : 311). Chaque être humain qui assume son sexe au sortir de l'Oedipe doit, selon Freud, reconnaître cette valeur symbolique du phallus. Mais comme signifiant de quoi ? Laplanche et Pontalis se refusent prudemment à le déterminer (Ibid.: 312). En fait ce symbole de virilité est connoté par Freud comme symbole de pouvoir. Le «mythe> de la phylogenèse est significatif à cet égard. Dans le désir du fils d'évincer son père transparaît une volonté de puissance manifeste. Au stade oedipien en outre, il n'y aurait pour l'un et l'autre sexe qu'un seul organe sexuel, le phallus. II en résulte une « notion .• (plus ou moins consciente) de l'opposition masculin-féminin qui ne peut correspondre qu'à une glorification de la virilité (2). II y a, sous-jacent à l'œuvre de Freud, ce mythe du père tout-puissant et porteur de la loi. B. La relation au père dans une perspective sociologique Cette perspective idéologique de la puissance paternelle a son correspondant dans une certaine lecture sociologique de la réalité familiale. Nous la retrouvons en effet chez Parsons, dans un article comme Age and Sez in the U.S. social structure (Parsons: 1942), où il transpose à la famille sa théorie des petits groupes. La structuration hiérarchique des rôles familiaux est fondamentale pour Parsons, car elle assure la cohésion et l'équilibre de la structure familiale. Parsons réserve au père la fonction «instrumentale >, source de prestige grâce aux relations entretenues avec l'extérieur. De par ces performances le père remplit en outre une fonction de « leadership >. (2) Cette suprématie masculine apparaît également chez d'autres auteurs de l'école freudienne, notamment chez Hélène Deutsch. 248 Selon la théorie des petits groupes, ce leadership n'est possible que dans l'acceptation par tous les membres d'un consensus sur les valeurs. Son allocation présente donc, selon Parsons, un «problème d'intégration du système », mais «il ne s'agit pas là d'une différence de pouvoir» ... Il remarque pourtant que, dans cette optique, la stabilité de la famille dépend du support apporté par la mère à ce leadership paternel! Cette perspective fonctionnelle par rapport à l'ordre social traditionnel ne permet pas d'envisager les situations de conflit. En outre la reconnaissance de l'autorité du père suppose que la mère réprime ses tendances régressives vis-à-vis de ses enfants, par un équilibre de frustrations et de gratifications. Dans cette perspective fonctionnaliste la signification du tabou de l'inceste est la suivante: en excluant les enfants des relations sexuelles autorisées, il renforce la cohésion du couple en faisant de l'érotisme le «symbole de leur coalition» en tant que leadership. Le tabou est fonctionnel puisqu'il maintient l'axe de pouvoir entre les générations, et permet aux parents de remplir correctement leur rôle: assurer le développement de l'enfant (Parsons, 1954 : 250-257). Parsons entend bien sûr par là que les parents peuvent exercer leur fonction de socialisation i.e. d'apprentissage de rôles conformes aux valeurs établies. Le père représente cet ordre social, d'où son autorité. Selon Parsons, le rôle paternel, sanctionné par les normes sociales, correspond aux exigences de l'ordre social établi. Les rôles seraient en parfaite harmonie aussi bien avec les valeurs sociales qu'avec les «besoins naturels» des individus. Bien qu'il recourt à Freud pour étayer sa théorie des rôles familiaux, Parsons ne peut enlever à celle-ci Bon caractère d'hypothèse non-vérifiée pas plus qu'il ne peut voiler ses fondements idéologiques. Il nous semble plus exact de dire que les normes subsistent pour autant que les rationalisations qui les sous-tendent offrent encore un semblant de légitimité. A l'opposé d'une théorie du consensus, cette perspective permet de penser les conflits et le changement. Qu'en est-il aujourd'hui de la légitimité des rôles traditionnels, fondés sur - la complémentarité selon le sexe et la «nature» - le partage des pouvoirs vis-à-vis des enfants - l'inégalité quant à la valorisation sociale des fonctions dites féminines et masculines ? Au départ de cette analyse sociologique il importe de noter le renversement qui s'est produit dans la hiérarchie des fonctions familiales. La fonction éducative est sans cesse réaffirmée, tandis que celle de e status giving » est en nette régression. Mais surtout la famille n'est plus, au plan économique autant que culturel, la «cellule de base» de la société. Dès lors sa légitimité au plan des valeurs n'en a-t-elle pas perdu son fondement? Selon Bourdieu en effet, une institution ne peut assurer sa légitimité que par un voilement de l'arbitraire culturel qui la fonde; et cette «méconnaissance» n'est possible que par la reconnaissance d'une relative autonomie de l'institution. 249 Dans cette perspective théorique, la famille est amenée aujourd'hui, de par l'évolution de sa position sociale et l'instabilité qui en découle, à justifier sa raison d'être par la référence à des valeurs relativement spécifiques. Ainsi par exemple cette «bonne entente s dont Parsons faisait un postulat, nous y verrions bien plus une nécessité au plan de l'image que la famille doit donner d'elle-même. Dans cette image comme dans certaines valeurs affectives et éducatives on peut - nous le verrons - déceler différents éléments d'un nouveau discours légitimateur de la famille, où l'intimité est maximale. Pour exister en tant qu'institution la famille doit jouir d'une autorité reconnue comme légitime, ce qui, grâce à une apparence d'autonomie, assure son maintien. D'autre part la famille dépend étroitement de la structure sociale globale. Une perspective sociologique, aussi brièvement esquissée qu'elle soit, ne peut étudier un aspect de la famille sans la replacer dans son contexte social. Ce contexte - qui est celui d'une réalité en changement a un retentissement énorme sur l'institution familiale actuelle: crise des valeurs, crise généralisée de l'autorité, autant de phénomènes qui se répercutent au sein de la famille et s'y manifestent à titre de symptômes d'une instabilité bien plus radicale. Cette dépendance, une littérature sociologique considérable s'est attachée à en étudier les divers aspects. En ce qui nous concerne, c'est le statut social du père qui a surtout retenu notre attention. L'évolution et le déclin de la figure sociale du père a été analysée avec force et rigueur par Mitscherlich, ou avec une sorte d'énergie du désespoir chez Mendel. Il apparaît clairement que le conditionnement idéologique impose de nos jours une redéfinition de la fonction paternelle. Cette dernière se fondait autrefois sur l'autorité reconnue au père de par les fonctions sociales dont il avait le monopole. Une telle image a perdu ses assises sociales. C'est pourquoi la relation au père présente pour nous un intérêt tout particulier, du fait qu'elle est remise en cause et davantage sujette à changement que la relation à la mère. Nous nous proposons donc de mesurer l'instrumentalisation de la psychanalyse, au sens d'une utilisation des concepts théoriques au profit d'une image sociale du père. Nous avons étudié plus haut la place du père dans la théorie freudienne. L'examen sociologique des facteurs susceptibles d'engendrer une restructuration du discours familial doit nous permettre d'analyser maintenant les déviations qui accompagnent la divulgation des thèses freudiennes concernant le père. En effet les ouvrages de vulgarisation traitant de la famille sont comme un «reflet» de cette réalité puisqu'ils la transcrivent en une image conforme au système de valeurs et au code culturel qu'ils expriment à un moment donné. Notons que dans la pensée freudienne la prépondérance du père sur la mère (dans l'avènement de la conscience morale) n'est pas explicitement marquée. Mais de la suprématie du phallus, notée ci-dessus, à celle de la personne du père, il n'y a qu'un pas ; et un pas sans doute 250 trop facile à franchir. C'est ce que nous allons voir en abordant maintenant la vulgarisation psychanalytique. Au premier abord, le lien avec la théorie inspiratrice apparaît très étroit. Nous citerons deux aspects essentiels de cette concordance. Mais ce qui retiendra surtout notre attention, ce sont les déplacements d'accents, les déformations de sens par rapport aux concepts premiers, et la progression dans cette évolution. C. Le «métier de père» dans la vulgarisation 1. Eléments psychanalytique de concordance avec la théorie freudienne a. Le rôle du père est structurant : la psychanalyse en effet met en évidence l'identification au père (pour le garçon) ou l'amour qu'il suscite (chez la fille) ; ces processus interviennent, selon la théorie, dans la constitution de l'Idéal du Moi, instance constitutive du sujet; dans la vulgarisation, ces mêmes processus doivent favoriser une bonne « adaptation sociale" et la « maturation affective» du sujet... Ici déjà apparaît une déformation propre aux ouvrages de vulgarisation. b. L'intervention du père dans la relation oedipienne a un caractère sublimant: le père a pour rôle spécifique de couper l'enfant de sa relation archaïque avec sa mère en orientant ses désirs vers d'autres investissements d'objets. Dans le même sens Corman affirme que «élever» des enfants signifie précisément: «les aider à transférer la force première de leurs pulsions sauvages sur un plan plus élevé" (Corman, 1973 : 251-257). Et comment atteindre ce but? Corman poursuit que «le dressage moral fait place à l'auto-punition dès l'apparition du surmoi :Ii, dont l'origine correspond à l'Oedipe. On voit que l'Oedipe joue un rôle essentiel dans cette problématique freudienne du déplacement des pulsions sexuelles. Mais il faut noter que si, chez Freud, le père symbolise l'Inderdit, à travers le tabou de l'inceste, les ouvrages de vulgarisation le présente en outre comme «prestigieux », «force psychologique pour la mère» elle-même (Mauco, 1967 : 58-59), et comme étant - lui seul - à l'origine du Surmoi infantile. Ainsi l'image paternelle se ramène à ce stéréotype d'une force disciplinante qui permet la maîtrise des désirs. Partant d'une similitude de perspective, nous voici donc amenés à constater une surcharge de sens par rapport à la théorie, au niveau d'une accentuation du rôle moralisateur du père. Cette importance du père - présentée dans la vulgarisation «comme une découverte récente de la psychologie" (Le Ligueur, juin 1971) - y fait réellement figure de stéréotype, ce qui éclaire la portée légitimatrice du discours vis-à-vis de la traditionnelle fonction de « socialisation» par la famille. 251 2. Déviations par rapport à la théorie freudienne à. Le père est un agent moralisateur: cette spécification idéologique garde en fait l'apparence d'une vérité scientifique, car elle ressort d'une mise en évidence des fonctions du Surmoi et de l'Idéal du Moi, au mépris de celles du ÇA et de son univers libidinal. b. La notion d'autorité est introduite: cette notion sociologique est légitimée successivement par deux données présentes chez Freud : - avant 1968 : l'autorité paternelle se justifie par le primat du phallus. On trouve chez This par exemple, de véritables hymnes à la gloire du phallus, associés à des phrases comme celle-ci : «le père détient la puissance, fait la loi et donne un sens à la vie ~ (This, 1960 : 166) et Mauco affirme que «la vigueur de l'image paternelle doit représenter une force psychologique pour la mère et les enfants'> (Mauco, 1967 : 58). - en 1970, autorité et supériorité de l'homme sont légitimées par la notion de virilité: la ségrégation des rôles parentaux est justifiée comme allant de soi en raison de la spécificité des natures viriles ou féminines. Dès lors les prérogatives du père apparaissent comme « naturelles '>. Cette notion de nature virile aura la vie dure ... mais comme on le verra elle subit aujourd'hui une subtile adaptation (cfr point e.). c. Le personnage du père est une figure sociale: c'est aussi un cliché fréquent dans la vulgarisation - soit que le père représente le jalon primordial vers la vie sociale, en tant que représentant de l'ordre social ; - soit parce que le père sépare l'enfant relation avec sa mère. du circuit fermé de la d. Le père comme séparateur et régulateur par rapport au désir. Nous avons vu l'importance donnée par Freud au stade Oedipien. Cela correspond à une mise en avant du rôle de la sexualité dans le processus de développement. Cet aspect a été estompé aussi longtemps que les auteurs ont privilégié la figure sociale du père. C'est un fait récent que de voir reconnaître, par Muldworf notamment, que c'est comme «représentant du sexe masculin ~ - et donc bien plus par sa réalité physique que par sa présence morale ou institutionnelle - que le père permet à l'individu «d'assumer psychologiquement et affectivement les caractéristiques de son sexe ~. Néanmoins derrière la. proximité apparente subsiste une opposition marquée d'avec la pensée freudienne. Car la e sexualité » qui est en cause ici n'a rien à voir avec la notion freudienne de sexualité: Freud n'entendait-il pas par là une pulsion originelle constitutive du moi (en tant qu'objet d'amour pour le ça)? Or les auteurs étudiés voient dans cette sexualité une «faculté d'aimer ~ qu'il 1 252 importe avant tout de canaliser vers l'extérieur ou de sublimer. La sexualité n'est plus le moteur du développement mais elle en est seulement l'enjeu. Si Freud reconnaissait comme nécessaire ce rôle de régulation, il le concevait cependant comme non-maîtrisable dans le chef des parents, tandis que Corman voit l'enfant se hausser «au niveau du parent estimé pour sa valeur et pour sa force, et qui constitue de ce fait un modèle »... (Corman, 1973 : 73). e. Adaptation du modèle traditionnel: les ouvrages qui traitent de la famille révèlent « à contrario» la crise actuelle des rôles parentaux en ce sens qu'ils élaborent une savante adaptation du modèle traditionnel aux nouvelles conditions de vie familiales. Ainsi face au discrédit de l'autorité, ils s'attachent à redéfinir la spécificité du rôle du père : celui-ci reste le champion des règles morales et d'une sexualité maîtrisée, mais par d'autres moyens : l'interaction psychique et affective remplace la relation d'autorité! L'analyse qui précède donne au métier de père un caractère bien conservateur. Il est certain pourtant que les prérogatives e naturelies» du père sont niées aujourd'hui, et que son rôle social ne peut plus légitimer son autorité de chef de famille. Muldworf reconnaît tout cela. Il va cependant défendre la conformité de l'attitud-e paternelle envers l'enfant avec la figure sociale du père distant et autoritaire, en justifiant cette perspective conservatrice à bien des égards par sa soi-disant correspondance, non plus avec la nature virile du père, mais avec les besoins de l'enfant mis en lumière par la psychanalyse. Par un déplacement de la nature des causes, la répartition des rôles est maintenue sur base des «nécessités constitutives» de l'enfant, cet être fondamentalement sexué et en devenir. La notion d'", interdit de l'inceste» avait fait place à celle de «loi morale» (cfr point a.); à la notion de nature ensuite s'est substituée celle de «nécessités l'psychologiques. Cette évolution n'est sans doute pas étrangère au remplacement des notions explicitement morales par des concepts psychologiques: c'est ainsi que l'on est passé, pour régler sa conduite, du critère de la norme à celui du normal. La normalité, ce concept dont Freud se méfiait tant, a acquis non seulement droit de cité mais même droit de suzeraineté dans notre univers socio-culturel (3). De telles déformations par rapport à la science psychanalytique sont significatives d'une situation de fait. Pour comprendre cette évolution, nous jugeons nécessaire d'explorer quelque peu cette relation aux faits. (3) Cette situation est dénoncée avec virulence par D. Cooper dans Mort de la; fOJmille, 1973. 253 Conclusions interprétatives Nous avons étudié divers ouvrages de vulgarisation. Ceux-ci constituent un discours sur la famille qui selon nous légitime un type conservateur de conduites familiales. Mais pour mesurer sa portée idéologique, il faut rechercher dans quelle mesure le contenu transmis est influencé par les impératifs de la situation au moment considéré. Il faut donc se référer ici à l'évolution de l'image sociale du père, qui est corrélative d'une crise de l'autorité et de la famille. 1. Cette évolution, nous ne pouvons que la stigmatiser très brièvement ici, par le relevé de deux faits saillants: a. la perte de légitimité des valeurs traditionnelles, b. consécutivement une perte d'autorité et de légitimité du père en tant que représentant de ces valeurs. 2. Une étude plus approfondie nous a permis de conclure, sur base de cette situation de fait, à une double carence au niveau symbolique a. la nécessité d'élaborer un « langage» capable d'assurer la défense des valeurs, b. la nécessité de redéfinir le rôle du père. Et c'est le discours inspiré par la psychanalyse qui semble bien remplir cette double fonction. D'une part, la psychanalyse reprend en main les valeurs : il ne s'agit plus de se conformer à certaines dimensions de bien et de mal, en référence à un quelconque absolu. Il s'agit bien plutôt de rester fidèle à sa nature ... tout en maîtrisant les tendances instinctives, contraires aux potentialités vraiment humaines! «L'être humain devient ce qu'il est... Et l'éducation manque à son rôle quand elle paralyse au lieu d'épanouir (Corman, 1973 : 13). Ce «( deviens ce que tu es» rappelle la fameuse sentence de Freud : «Là où ÇA est, JE dois advenir. Ce « devenir homme :. est bien décrit comme une maturation progressive. Mais l'élément propre au discours de vulgarisation est de rendre les -parents responsables de cette maturation. Cette responsabilité parentale peut être source d'une nouvelle forme de culpabilité dans certaines catégories sociales qui ne peuvent appréhender les principes éducatifs que comme un discours moral (Boltansky, 1969 : 121-125). Devant le caractère subtil et complexe des règles, les parents éprouvent un sentiment d'impuissance coupable. Comme le note Schelsky, «la psychologie est en train d'assumer presque toutes les fonctions et les tâches dont les ordres institutionnels, en perte de vitesse, ne peuvent plus se charger. Nous voudrions définir ce phénomène comme la conventionalisation de l'âme par la vulgarisation de la psychologie» (Schelsky, 1966 : 200). Cette fonction de conventionalisation l'emporte en effet sur la valeur scientifique lorsque les moyens de connaissance de son moi et de celui de l'autre deviennent autant de rituels prescrits comme conditions de la «réusite» sexuelle ou conjugale, et instaurent une 254 - nouvelle distanciation dans l'expression de la sexualité, qui éveille à son égard de nouvelles craintes et culpabilités. d'autre part, beaucoup d'ouvrages s'attachent à définir le rôle du père, pour lui rendre une légitimité conforme à l'évolution des valeurs. En s'inspirant de la psychanalyse, ils démystifient le père, puisqu'ils en font le simple complément de la mère dans la régulation des «forces sexuelles et instinctives ~. Cette définition axée sur la seule réalité «physique» du père répond sans aucun doute au besoin d'adaptation de l'image du père à la démocratisation des relations familiales. Si on insiste enfin sur ce fait indéniable que le rôle paternel décrit ci-dessus est présenté dans la vulgarisation d'une manière exclusivement positive, on peut conclure que ce discours contribue à renforcer la structure triangulaire, mais aussi hiérarchique, interdépendante mais surtout dépendante, de la famille nucléaire. Vu le caractère limité de cette étude, il nous est impossible de présenter ici l'image de la relation à la mère (4). Notre but est de montrer, à travers l'un ou l'autre trait saillant du discours actuel sur la famille, en quoi le recours à la psychanalyse permet et réalise une savante adaptation du modèle familial traditionnel. C'est en ce sens que la vulgarisation psychanalytique nous paraît être - « a contrario» en quelque sorte - un excellent révélateur de la crise de la famille et de la remise en question des rôles parentaux. Le discours moral échappe à l'emprise des organes qui en étaient autrefois dépositaires. La famille ne voit donc plus son existence légitimée par ce discours moral. Or on constate, comme le note De Coster (1965 : 58) que beaucoup de jeunes couples des classes aisées se réfèrent aujourd'hui à la littérature psychanalytique. Ce fait prouve selon lui l'insécurité des parents. Par ailleurs leur responsabilité implique une certaine connaissance «théorique»: t out s'apprend, surtout ce qui est naturel, peut-on lire dans le Ligueur, qui s'adresse lui, aux classes moyennes. C'est que la famille tend à rechercher une légitimité mieux en accord avec le code culturel. Ainsi le recours au prestige de la science correspond, selon nous, à une situation de changement où l'instabilité des principes, des modèles normatifs suscite le besoin d'un cadre de référence légitimé, et donc «sûr ». Dès lors, nous l'avons vu, il y a loin de la théorie freudienne à sa vulgarisation. Cette récupération au profit d'une image socialement acceptable des relations familiales, nous en proposerons, pour conclure, une synthèse: en étudiant la récupération opérée dans les termes de la normalité et de l'amour. (4) Celle-ci n'est pas sans intérêt néanmoins quand on voit que la vulgarisation, en accentuant le facteur relation, confère à la dyade mèreenfant une intensité dramatique bien plus poussée encore que chez Freud et empreint ce drame intimiste d'un érotisme à fleur de peau qui est un élément caractéristique du discours, i.e. à la fois nouveau et essentiel. 255 1. Le concept de normal Repris à la science psychanalytique, il est revêtu dans la vulgarisation d'une signification morale qui lui confère une importance capitale : il représente en effet l'idéal moral d'une vie «équilibrée, heureuse » et qui s'épanche dans un «altruisme spontané). L'être normal a intégré ses différentes tendances en tenant compte des exigences du milieu, de telle sorte qu'il est suffisamment «adapté à sa condition» pour être « à l'aise dans la civilisation ». Cette expression de B. This révèle toute la distance prise par rapport à Freud. Pour être heureux il faut s'adapter aux exigences de la société! Dès lors cette question reste sans réponse : «Que faire de ceux qui ne sont pas coulés dans le moule commun s Cette interprétation du concept revient donc à nier l'affirmation de Freud selon laquelle tout homme est malade. L'étude de ce terme de normal révèle le lien établi entre santé mentale et « salut s au niveau de la morale sociale. Cette notion de salut est liée à une valorisation d'attitudes conformistes de même qu'à un véritable «pari» en faveur de la relation humaine. Ainsi, il la version freudienne de l'amour libidinal, désir d'un autre désir, s'oppose ici la mise en avant d'un schéma mental inverse: celui de l'être qui, parce qu'il a été aimé, devient à son tour e spontanément » capable d'aimer. L'être normal doit être capable de s'ouvrir aux autres, dans la sublimation de ses tendances narcissiques. î 2. La notion d'amour L'affectivité est donc explicitement reconnue comme valeur. Tous les auteurs étudiés chantent les louanges de l'amour ... , perspective bien éloignée de celle de Freud pour qui «l'enfer, c'est les autres ,. Selon le canevas freudien, les parents sont bien les pôles attractifs du triangle oedipien, mais en tant que supports inconscients du développement. L'accent est mis sur les mécanismes en profondeur, non maîtrisables. Freud s'intéresse dès lors aux vicissitudes de la libido, non à l'éducation. Pour lui l'enfant est sujet de son développement. Dans la vulgarisation par contre, les relations familiales sont décortiquées sous tous leurs aspects psycho-sociaux, comme étant le moteur réel du développement. D'où l'accent mis sur la fonction parentale de sécurisation psychique et affective. Insister sur la vie relationnelle du sujet conduit à minimiser le rôle des fantasmes individuels au profit d'une définition prétendument scientifique d'attitudes parentales bonnes et mauvaises. Le discours de vulgarisation manifeste bien sa volonté de manipuler la situation familiale réelle, niant ainsi explicitement la sentence de Freud: «Elevez vos enfants comme vous voudrez, de toute façon ce sera mal! , 256 Références bibliographiques et ARIES Ph. 1965 DE COSTER J., « Familles d'Aujourd'hui de l'Institut L., BOLTANSKY 196'9 », Colloque de sociologie, édition de sociologie, U.L.B., Bruxelles: 35-65. 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MULDWORF B., 1972 PARSONS Le Métier de Père, Collection Via, Casterman, T., 1942 1954 RACAMIER « Age and sex in the U.S. social structure», Sociological Review, Vol. 7 : 604-616. « The Incest Taboo in relation The American to Social Structure», British Journal of Sociology, V : 101-117. P., 1956 « Psychothérapie psychanalytique Tournai. The des psychoses », La Psy599. chanalyse aujourd'hui, II, P.U.F., Paris: SCHELSKY 1966 H., Soeioloçi« de la Sexualité, Collection Idées, Gallimard, Paris. THIS B., 1960 La Psychanalyse, science de l'hQmme, Casterman, Tournai. 257 INTRODUCTION par Pierre de BlE Parmi les savants dont les travaux se situent aux confins du 19" et du 20e siècle, Vilfredo Pareto est sans doute celui dont l'œuvre sociologique a suscité le moins de disciples dans les pays de langue française. Curieux destin, s'il est vrai que tous les grands problèmes qui ont passionné les spécialistes des sciences sociales des débuts de la société industrielle sont au cœur de ses préoccupations et bien plus, décrits et expliqués d'une manière souvent stimulante et, sous bien des aspects, originale. Par l'ampleur et le caractère systématique de ses analyses l'œuvre de Pareto reste une des contributions les plus importantes à l'établissement d'une théorie générale en sociologie. Certaines critiques ne portent que sur un aspect limité et, quoique contestables, elles ne doivent plus retenir l'attention de nos jours. Quelques spécialistes ont interprété l'œuvre de Pareto comme une réponse libérale ou bourgeoise aux explications et aux solutions proposées par K. Marx et on en est même arrivé à étiqueter Pareto comme le « Karl Marx de la bourgeoisie). Ce genre de simplification n'est pas neuf dans l'histoire des idées sociales et politiques. On sait que l'œuvre de M. Weber, par exemple, n'a pu éviter un reproche semblable. Mais il est d'autres critiques, à première vue plus fondamentales. Plusieurs savants ont adressé à la théorie sociologique de Pareto le reproche d'être trop générale; l'explication proposée resterait abstraite et générique. Voulant établir un modèle général de fonctionnement de toute société, Pareto aurait ignoré ce qui différencie spécifiquement une société concrète d'une autre. Et, à ce niveau de généralité, les hypothèses formulées correspondraient, après des analyses complexes et sophistiquées, aux énoncés de bon sens auxquels conduit l'expérience de la vie quotidienne. Formuler ce reproche, c'est oublier d'abord que le niveau d'analyse a été volontairement choisi par Pareto conformément à sa méthode d'approximations successives où l'on écarte consciemment une série d'aspects particuliers afin d'augmenter la rigueur de l'analyse, quitte à ajouter progressivement, lors des analyses ultérieures, des éléments nouveaux. Le cheminement intellectuel suivi est celui d'une complication progressive. Quant à l'affirmation que les hypothèses formulées correspondraient aux 258 énoncés de bons sens, il n'y a là, en vérité, nulle matière à critique. Si la science confirme ce que le bon sens affirme, c'est par d'autres voies et tout à l'honneur du bon sens. On ne peut postuler qu'un éloignement par rapport à ce qui apparaît exact au sens commun soit une garantie de vérité scientifique. Mais ce qui a fait le plus problème pour les interprètes de formation rationaliste, c'est le pessimisme fondamental qu'affiche Pareto lorsqu'il affirme que la raison ne joue qu'un rôle limité sur le plan de l'action humaine et que sa part dans l'action sociale et historique demeure réduite. Toute l'œuvre sociologique parétienne semble n'être qu'une suite de variations sur ce thème. Les hommes ne sont pas motivés à l'action par la raison mais par les sentiments. L'analyse historique des conduites humaines montre qu'il faut prendre la prédominance des actions non-logiques comme point de départ de l'étude du fonctionnement général de la société. Cette prédominance signifiet-elle que la raison n'intervient pas systématiquement dans la conduite des hommes? Pareto lui reconnaît en toute hypothèse un rôle de couverture, les hommes aimant donner à leurs actes des justifications qui servent à voiler leurs sentiments et leurs attitudes. C'est toute la théorie des résidus et des dérivations, thèmes qui risquent de demeurer longtemps encore motifs de scandale et pierre d'achoppement pour ceux qui abordent l'œuvre de notre auteur. Tout en étant convaincu que les jugements de valeur, croyances, normes éthiques, ou idéologies, en un mot tout ce qu'il appelle les éléments non-logiques, sont les fondements pratiques de la conduite humaine, Pareto a essayé de formuler une théorie scientifique dont les présupposés épistémologiques et méthodologiques sont ceux de la tradition néo-positiviste et nominaliste. Son mérite est d'avoir affirmé la possibilité d'une étude méthodique des éléments non rationnels de la conduite humaine et d'avoir montré, comme M. Weber, qu'une théorie sociologique générale ne peut se passer d'un paradigme de l'action sous peine de nier le point de vue de l'acteur. Le manque d'adéquation que l'observateur repère entre les objectifs qu'un acteur social se propose et les moyens que ce même acteur emploie pour les atteindre paraît à Pareto un trait caractéristique et récurrent de la conduite sociale. L'intérêt de sa contribution est d'affirmer, en rupture avec la tradition des idéologues français d'une part, avec l'école marxiste d'autre part, que l'opposition entre les éléments rationnels et les éléments non-rationnels de la conduite humaine ne peut être résolue d'une manière durable, cela non seulement parce que les moyens adéquats pour atteindre un but font souvent défaut, mais surtout parce que les objectifs que les hommes se proposent sont foncièrement contradictoires. Son analyse du fonctionnement de la société montre que utilité sociale et efficacité sociale sont des exigences antinomiques et que l'équilibre général d'une société n'est que la combinaison précaire des 8 259 multiples objectifs hétérogènes des groupes et des individus autour d'une croyance prédominante. Tout particulièrement cet équilibre semble suivre la forme d'une mouvement ondulatoire selon le type de fondement qui assure l'accès au pouvoir de l'élite gouvernementale et selon le type des rapports qui s'instaurent entre gouvernants et gouvernés. Vouloir analyser le fonctionnement de la société en espérant pouvoir ainsi le maîtriser paraît à Pareto une attitude non valable du point de vue scientifique. Il y a chez lui une éthique de la recherche scientifique qui sépare la connaissance de l'action. Croire que la science puisse résoudre les problèmes que les hommes rencontrent en société paraît à Pareto une attitude religieuse qui, si elle peut motiver à faire de la recherche scientifique, ne permettra que rarement de répondre aux besoins fondamentaux que les hommes éprouvent dans leur vie quotidienne. La science ne pourra jamais apprendre aux hommes comment ils doivent vivre, ni davantage comment résoudre les contradictions et les oppositions d'une manière qui satisfasse tous les membres d'une société. Ce sont là des éléments de réponse à quelques-unes des interrogations que Pareto posait il y a déjà cinquante ans. Il faut avouer que l'évolution des sciences sociales n'a pas réussi à proposer des réponses définitives. Les rapports entre science et action, entre science et idéologie, entre croissance économique et croissance sociale, entre dirigeants et dirigés, restent et risquent de rester longtemps encore des thèmes de débat non seulement parmi les scientifiques, mais surtout parmi les acteurs sociaux. Il est dès lors important de proposer à notre public les opinions et les suggestions de Pareto, surtout parce que, à part quelques rares travaux ou références (1), son œuvre est presque ignorée en Belgique. En octobre 1973, lors du Congrès international organisé à Rome par l'Accademia dei Lincei en honneur de Vilfredo Pareto, à l'occasion du cinquantenaire de sa mort, plusieurs spécialistes ont été contactés. Certains d'eux, parmi les plus éminents, ont accepté de donner à l'initiative non seulement leur soutien moral, mais également une part précieuse de leur temps. Ce numéro est le résultat de ce travail collectif. Les articles de MM. G. Busino, J. Freund et P. Tommissen présentent, de manière originale, les lignes générales de la sociologie de Pareto, ainsi que ses implications épistémologiques et méthodologiques. Les articles de MM. S. Finer et C. Mongardini offrent, de leur (1) Cf. par exemple Pierre de Bie, « Limitation de l'observation externe en sociologie», Bulletin de l'Institut de Recherches économiques et sociales, Louvain, 1946, XII, fasc. 7 : 621-648. Jean Haesaert, Soeioloçie générale, Ed. Erasme, Bruxelles, 1956 : 202, 237, 242. A notre connaissance, le seul belge qui se soit intéressé de façon systématique à l'œuvre du Pareto est Piet Tommissen. 260 côté, une esquisse de la fécondité et de l'intérêt actuel de la théorie paretienne. Enfin, il apparaissait désirable de mettre en évidence de quelle manière la sociologie de Pareto avait influencé l'évolution de la recherche sociale dans quelques pays. Les études de MM. G. Palomba, V. Tarascio et G. Eisermann répondent à ce souci. Il va de soi que chacun des articles ici publiés n'est pas exclusivement intéressant par rapport à la grille de présentation que nous venons d'exposer. Chacun d'eux a une autonomie de perspective et d'analyse qui lui est propre. Et si un accord d'ensemble sur l'œuvre de Pareto se dessine parmi ces spécialistes, plusieurs désaccords mineurs persistent entre eux. Pareto en effet n'a pas fini de provoquer des discussions. Les passions, si vives, qu'il a engendrées il y a peu de temps encore étonnent la génération des jeunes chercheurs, qui n'ont pas vécu les années de la guerre. Quoiqu'il en soit, il est certain que pour avoir provoqué de si dures batailles verbales, Pareto a dû toucher à l'essentiel dans beaucoup de domaines. Qu'il nous soit permis de finir cette courte introduction en remerciant tous les chercheurs qui ont bien voulu contribuer à ce numéro et tout particulièrement MM. Piet Tommissen, Giuseppe P. Torrisi et Marc Beckers pour le zèle et la compétence dont ils ont fait preuve tout au long de ce travail. Sans eux, ce numéro n'aurait pu être réalisé. L'équipe de Recherches Sociologiques peut, de même, être assurée de la reconnaissance de tous les parétologues pour avoir permis qu'une telle entreprise soit réalisée en Belgique. NOTE DE LA REDACTION En raison du nombre limité de pages dont nous disposons, nous avons été contraints de scinder les articles recueillis à propos de l'analyse des œuvres de PARETO en plusieurs parties. La suite de ces articles sera publiée dans nos prochains numéros. Nous espérons que le lecteur n'y verra pas trop d'inconvénients. Dès à présent nous tenons à l'informer qu'un ouvrage hors série, regroupant toutes ces études, sera disponible des la fin de la parution de la série complète. 261 AUX ORIGINES DU STRUCTURALISME V. PARETO (*) GENETIQUE: par Giovanni BUSINO Pareto est sans doute, de tous les sociologues classiques, celui qui est le plus contesté dans la sociologie contemporaine. Les lectures de son œuvre sont nombreuses et disparates, et certaines d'entre elles ont manqué l'histoire de la sociologie. De Parsons à Aron, de Schumpeter à Perelman on nous a montré les apories de la systématisation paretienne, mais également son utilité pour la construction de la théorie. Ici, tout en affichant une lecture actuelle de l'œuvre de Pareto, on a voulu suggérer que beaucoup de problèmes posés par Pareto demeurent encore aujourd'hui ouverts. Est-ce que la voie indiquée par Pareto est une bonne voie? Peut-être pas. Mais son expérience, ses déboires, ses tentatives, assurément oui. 1. Une lecture actuelle « Nous sommes riches de sociologies humanitaires, comme presque toutes celles qui se publient maintenant. Nous ne manquons pas de sociologies métaphysiques et parmi elles, il faut ranger toutes les positivistes et toutes les humanitaires. Nous avons un certain nombre de sociologies chrétiennes, catholiques ou autres. Qu'on nous permette, sans vouloir faire tort à toutes ces estimables sociologies, d'en exposer ici une exclusivement expérimentale comme la chimie, la physique et d'autres sciences du même genre» (Pareto, 1968 : § 6). Qu'est-ce que cette «sociologie exclusivement expérimentale» que Pareto, ayant abandonné les études d'économie pure, commence patiemment et lentement à construire, avec entêtement et persévérance, morceau par morceau, tantôt en hésitant tantôt en chancelant, et pourtant toujours confiant dans la validité intrinsèque de son projet? (*) Ce texte a été présenté le 18 octobre 1973 à l'Académie des sciences de l'URSS et le 26 janvier 1974 au Colloque organisé par l'Université de Tokyo à l'occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Vilfredo Pareto. 262 La force de persévérance et l'espoir de réussite lui viennent des résultats obtenus en économie pure. L'élaboration d'un modèle pour l'étude des mécanismes économiques lui a révélé les avantages de la méthode, mais ses limites aussi. Expliquer, comprendre et surtout prévoir sont des activités incertaines, peu sûres, de toute façon longues et périlleuses. Les résultats ne sont ni immédiats, ni univoques. Dans la voie de la science, on procède par petits pas, par approximations successives. La science économique, construction abstraite, langue artificielle, nous aide à réaliser une première approximation vers la compréhension des conduites humaines et vers les conditions par lesquelles ces conduites se composent ou s'opposent. Cette première approximation est rudimentaire, peut-être aussi partielle. Il faut aller plus loin, réaliser d'autres approximations. Donc l'économie pure laisse le pas à l'économie appliquée et celle-ci à la sociologie. Derrière le bon sens et la prudence des approximations successives, de la science comme tâtonnement et rectification perpétuelle, il y a, désormais on le sait, un présupposé clairement énoncé dès le bédut de son activité intellectuelle à Florence, ville en quête de raisons politiques et culturelles pour survivre. Le présupposé est celui que la science est recherche approximative et assez appauvrie de réalités-vérités, qui toutefois ne seront jamais reconstruites ou retraduites intégralement. Cependant, seules ces vérités peuvent nous aider à voir clair dans la nuit de nos comportements, cal' elles seules, en présupposant la combinaison des moyens en vue d'une fin, nous offrent les seuls instruments afin de rationaliser éventuellement nos conduites. La science n'étant ni une reconstruction-restitution de la société, ni un pur reflet de celle-ci, ni une copie plus ou moins impressionniste du réel, mais bien une activité par laquelle ou en vertu de laquelle l'homme essaie d'expliquer les raisons de son propre agir ou les connexions des événements, Pareto doit élaborer un langage abstrait grâce auquel il peut construire des objets scientifiques. L'activité scientifique est donc d'édification d'un univers simplifié, extrait artificiellement de J'univers concret, et sur lequel le savant travaillera. Comment construire ces objets? De Marx à Weber, et de de Saussure à Lévi-Strauss, l'interrogation est toujours la même. Les réponses, il est vrai, varient, même si elles ont quelque chose en commun. C'est la théorie qui donne de la cohérence et de la consistance aux faits, c'est la théorie qui donne vie aux évènements, aux relations entre les phénomènes, c'est elle en bref qui construit l'objet scientifique. Lévi-Strauss dira à propos d'une catégorie particulière de ces objets, dans ce merveilleux livre qu'est Tristes Tropiques: «à la suite de Rousseau, et sous une forme décisive, Marx a enseigné que la science sociale ne se bâtit pas plus sur le plan des événements que la physique à partir des données de la sensibilité: le but est de construire un modèle, d'étudier ses propriétés et les différentes manières dont il réagit au laboratoire, pour appliquer ensuite ces observations à l'interprétation de ce qui se passe empiriquement» (Lêvî-Srauss, 1966 : 44) et un sociologue plus jeune, P. Bourdieu, ajoutera: «Ainsi c'est 263 à son pouvoir de rupture et à son pouvoir de généralisation, les deux étant inséparables, que l'on reconnaît le modèle théorique: épure formelle des relations entre les relations qui définissent les objets construits, il peut être transposé à des ordres de réalité phénoménalement très différents et suggérer par analogie des nouvelles analogies, principes de nouvelles constructions d'objets» (Bourdieu, 1973 : 79). Pareto ne dit rien de plus que ce qui se trouve dans les livres les plus courants de sociologie. Sa seule particularité est que sa conception de la théorie est plus ambigüe que celle des six ou sept en vogue dans les sciences sociales d'aujourd'hui. Relisons-la dans une formulation succincte: «on trouve, dans une théorie, des parties descriptives, des affirmations axiomatiques, l'intervention d'êtres concrets ou abstraits, réels ou imaginaires. Tout cela constitue en quelque sorte les matériaux de cette théorie. On y trouve aussi des raisonnements logiques ou pseudo-logiques, un appel aux sentiments, des développements pathétiques, l'intervention d'éléments éthiques, religieux, etc. Tout cela donne en somme la façon dont on met en œuvre les matériaux, pour construire l'édifice qu'on appelle une théorie» (Pareto, 1968: § 12). Cette méta-théorie, cette conception de la science fonde et conditionne toute la recherche parétienne. La méthode logico-expérimentale en est le noyau central. C'est par cette méthode qu'on repère les variables abstraites, qu'on établit les interdépendances, qu'on obtient les vérités expérimentales. c Nous nous mouvons, - écrit Pareto -, dans un champ restreint; dans celui de l'expérience et de l'observation, sans nier qu'il y en ait d'autres, mais avec la volonté bien arrêtée de ne pas nous en occuper ici. Notre but est de découvrir des théories qui représentent les faits de l'expérience et de l'observation... car loin de nier l'utilité sociale d'autres théories, nous croyons même qu'elles peuvent être très profitables ». Toutefois «associer l'utilité sociale d'une théorie à sa vérité expérimentale est justement un de ces principes à priori que nous repoussons» (Pareto, 1968 : § 71 et § 72). L'expérience, l'observation sont-elles donc des qualités ontologiques de l'être? La première n'est-elle pas une action et une construction progressive, une structuration graduelle de nos opérations par la voie d'assimilation et d'accomodation ? La seconde ne consiste-t-elle pas à considérer les choses telles qu'elles sont, à en découvrir les propriétés, à les coordonner, à les reproduire mentalement, donc à être un sujet socialisé? Alors, dans ces cas, on ne peut pas faire abstraction des conditionnements sociaux, du particularisme des points de vue, des différences culturelles et de classe, en bref du fait que ni l'expérience ni l'observation ne sont adiaphores et qu'elles ne fournissent jamais des images eidétiques. Pareto accepte sans perplexité les produits de l'expérience et de l'observation, il leur confie même avec une naïveté étonnante le bien fondé et la consistance de ses élaborations. 264 1. La construction de l'objet Au commencement de toute chose, il y a l'action ; l'ensemble des actions constituent la trame de ce que nous appelons communément la société humaine. L'action est un comportement orienté vers des objectifs, elle est un développement unique à travers des situations multiples, elle est un effort, une dépense d'énergies impliquant au moins un motif. L'action est l'unité de base de toute recherche. Comment la décrire dans toutes ses interdépendances complexes? En élaborant une théorie susceptible de construire et de décrire l'action comme objet-système, l'approche parétienne est assez semblable à celle des structuralistes d'aujourd'hui qui, comme' l'a démontré finement R. Boudon, déduisent de la théorie les propriétés de l'objetsystème. (Boudon, 1968 : 79-85). L'exemple le plus connu de Pareto précurseur du structuralisme nous est fourni par ses recherches sur la distribution des revenus dans les sociétés d'hier et d'aujourd'hui. (Busino, 1974: 305). Comment la richesse, ou plus précisément les revenus se répartissent-ils parmi les divers groupes sociaux de sociétés différentes ? L'observation montre, au delà de différences particulières et de contingences exceptionnelles, que la répartition n'est pas gouvernée par le hasard ou par les accidents historiques propres à tel ou tel groupe humain. Une théorie appropriée unit les nombreuses observations empiriques (essentiellement les statistiques fiscales) et déduit ensuite les caractéristiques profondes de l'objet-système. En d'autres termes, la théorie, en donnant de l'unité à des matériaux disparates, rend compte de la stratification économique et de là tire par déduction le pourquoi de tel phénomène. Dans le cas de la distribution ou répartition des revenus, Pareto constate que, dans tout société, à toute époque, le phénomène prend la forme d'une toupie renversée, et cela indépendamment des conditions économiques et sociales les plus diverses. La théorie présuppose que cette forme ne dépend pas du hasard; si par contre, il en était ainsi, la forme devrait être semblable à la courbe des probabilités ou des erreurs. Or, la courbe de la répartition est assez différente de celle des probabilités, bien connue des statisticiens sous le nom de courbe des erreurs. Pareto en conclut que la forme de la toupie est déterminée par des forces fondamentalement indépendantes, réglementées presque certainement par une loi universelle. Les pauvres occupent la partie inférieure, arrondie, de la toupie renversée, tandis que les riches occupent la partie supérieure, pointue. L'augmentation des bas revenus et donc une diminution des inégalités ne peuvent se vérifier, soit isolément soit cumulativement, que si le total des revenus ne croît pas plus vite que l'augmentation de la population. Ni l'accroissement général de la richesse ni l'accroissement du nombre des personnes qui ne possèdent rien n'impliquent nécessairement ni une augmentation ni une diminution de la richesse globale de la société. Ceci montre, selon 265 Pareto, que l'inégalité des fortunes et la diminution du paupérisme sont deux choses bien distinctes. (Pareto, 1965b : 43-48). La structure de l'objet scientifique construit et appelé courbe des revenus, n'est donc rien d'autre qu'une description fondée sur une théorie, de laquelle on déduit également qu'une distribution différente de la richesse peut élargir la base de la toupie, en restreindre le sommet, mais pas du tout éliminer les rapports d'inégalité, qui demeurent fondamentalement stables dans le temps. L'inégalité ne dépendrait pas. donc de l'organisation économique de la société, mais plutôt de facteurs naturels, qui fixeraient une fois pour toutes la constance de l'ordre social. Le modèle construit par Pareto est une structure. Au delà de la représentation manifeste du directement observable (les riches et les pauvres dans une société), il révèle un ordre latent déductible indirectement. 2. Forme et fond Les phénomènes sociaux se présentent, pour Pareto, selon des formes changeants, manifestées par les idéologies, les coutumes, les représentations collectives, etc., etc., en bref par les systèmes symboliques. Par contre, le fond est relévé exclusivement de manière déductive par l'analyse théorique, qui, à travers l'étude des relations, montre la signification de cet ordre rationnel latent. Par exemple, les doctrines sur la répartition de la richesse sont la forme changeante du phénomène. Le fond est constitué par la structure de la répartition : celle-ci montre que les sociétés sont hétérogènes et que l'inégalité est le trait constant de tout ordre social quelqu'il soit. La forme et le fond constituent, d'un autre point de vue, l'aspect subjectif et l'aspect objectif à travers lequel les phénomènes se présentent: l'aspect subjectif est la forme par laquelle l'esprit humain se représente les phénomènes, représentation souvent déformée, tandis que l'aspect objectif est le fait réel, constant, non changeant. Les phénomènes sont une trame d'actions humaines et de relations entre ces actions. Les phénomènes sociaux sont les conduites humaines. C'est de ces unités fondamentales très complexes et compliquées qu'il faut partir pour expliquer la production de la société, conçue comme un système d'actions interdépendantes, dont l'analyse doit révéler les uniformités. Une première constatation montre que les actions sociales peuvent être distinguées en deux grandes catégories: les actions logiques qui «sont au moins dans leur partie principale, le résultat d'un raisonnement» et les actions non-logiques qui «proviennent principalement d'un certain état psychique: sentiments, subconscience, etc.» (pareto, 1968 : § 161). 3. Actions logiques et actions non-logiques Les actions logiques sont celles qui utilisent des moyens appropriés au but et unissent logiquement les moyens au but; les actions non266 logiques sont celles où la connexion logique entre moyens et buts est inexistante. Pour qu'une action soit effectivement logique, il ne suffit pas qu'il y ait une connexion, pour l'acteur, entre l'action et le but; il faut que cette connexion existe aussi pour «ceux qui ont des connaissances plus étendues» (Pareto, 1968: § 150). Dans ce cas, l'action est logique soit objectivement (le tiers ayant des connaissances étendues) soit subjectivement (la personne agissant). Les premières se servent du matériel expérimental et de faits objectifs établis et unis entre eux par des raisonnements rigoureux; elles fournissent des objets scientifiques à des disciplines sectorielles comme l'économie, l'histoire, etc., etc., où les critères de la vérité empirique et de la validité logique prédominent. Les secondes, de loin les plus nombreuses, ont une grande importance dans la vie sociale et circulent presque toujours plus ou moins colorées de logique. Ces actions non-logiques sont généralement un «tas d'absurdités» (Pareto, 1968: § 445), elles reflètent l'arbitraire et le changeant des manières de penser et d'agir des hommes, le poids coercitif du milieu, aussi bien que la présence en chacun de nous de préjugés, de croyances, de valeurs, en somme d'éthos. La socialisation intègre tout cela en des systèmes symboliques très stables et souvent même institutionnalisés : dans les deux cas, l'action est cristallisée en des structures significatives intersubjectivement objectives. Cela, en effet, rend possible l'étude analytique de n'importe quel acte humain et donne même à la sociologie un point fort d'accostage, ni exclusivement extérieur, ni essentiellement intérieur. La sociologie récente appelle cela habitus, «systèmes de dispositions durables, structures structurées, prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-àdire en tant que principe de génération et de structuration de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement' réglées' et ' régulières' sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre» (Bourdieu, 1972 : 175). De son côté, Pareto remarque: « Les actions non-logiques sont généralement considérées au point de vue logique par ceux qui les accomplissent ou par ceux qui en traitent, qui en font la théorie. De là, la nécessité d'une opération de prime importance pour notre étude, laquelle tend à lever ces voiles et à retrouver les choses qu'ils dissimulaient. C'est aussi contraire à beaucoup de théories qui s'arrêtent aux voiles, non tenus pour tels, mais pris pour la partie fondamentale des actions. Nous devrons examiner ces théories; parce que si nous les trouvions vraies - c'est-à-dire d'accord avec l'expérience -'- nous devrions prendre une tout autre voie que celle qu'ils conviendrait de suivre, si nous reconnaissions que la partie fondamentale est au contraire la chose voilée» (Pareto, 1968 : § 249). Et le même Pareto ajoute juste après: « La vérité expérimentale d'une théorie et son utilité sociale sont des choses différentes» (Pareto, 1968 : 267 § 249). En analysant et en comparant les raisonnements et les développements logiques ajoutés aux actions non-logiques, Pareto retrouve la face latente et la face manifeste. La première est stable, la seconde est variable. La première est pré-donnée, elle fuit toute explication empirique et peut être seulement conceptualisée par le biais de déductions du système-structure symbolique, tandis que la seconde est fonction des contingences et est toujours observable empiriquement. La face constante et latente est appelée résidus ; la face manifeste et variable, par contre, est appelée dérivations. 4. Résidus et dérivations Les résidus ne sont ni les instincts, ni les sentiments, ni les inclinations biologiques. Ils n'existent pas, ils sont des structures avec des significations symboliques. Déterminer ce qui correspond effectivement à cet état psychique, c'est une tâche de la psychologie: «Dans notre étude, nous partons de cet état de fait, sans vouloir remonter plus haut» (Pareto, 1968: § 161). Ici aussi nous retrouvons des anticipations, devenues aujourd'hui usuelles, de l'analyse stsucturelle. Le concept de résidu dépasse l'approche subjective car il réussit à englober l'intention et la symbolisation de l'intention. De cette façon, «les sentiments, la subconscience, etc. », s'étant transfigurés en des rapports symboliques, deviennent des objets intelligibles et compréhensibles donc accessibles. Les dérivations sont le produit de l'expérience concrète, bien que par la médiation de techniques argumentatives : elles fournissent les biais par lesquels devient aisé le rétablissement, l'intégrité d'un tout, d'un ensemble. De même elles nous fournissent des argumentations susceptibles d'expliquer notre agir. Elles précèdent les sentiments, et néanmoins contribuent à les renforcer: «Les résidus, répète souvent Pareto, sont des manifestations de sentiments. Les dérivations comprennent des raisonnements logiques, des sophismes, des manifestations de sentiments employées pour dériver; elles sont une manifestation du besoin de raisonner qu'éprouve l'homme. Si ce besoin n'était satisfait que par les raisonnements logico-expérimentaux, il n'y aurait pas de dérivations et à leur place, on aurait des théories logico-expérimentales. Mais le besoin de raisonnement de l'homme trouve à se satisfaire de beaucoup d'autres manières: par des raisonnements pseudo-expérimentaux, par des paroles qui excitent les sentiments, par des discours vains et inconsistants ; ainsi naissent les dérivations. Elles font défaut aux deux extrêmes : d'une part pour les actions instinctives, d'autre part, pour les sciences rigoureusement logico-expérîmentales. On les rencontre dans les cas intermédiaires» (Pareto, ·1968 : § 1401). Une tendance exagérée à simplifier, un goût prononcé pour la polémique qu'un tempérament passionnel peut expliquer mais point légitimer, poussent Pareto à élaborer une typologie et une classification des résidus et à la présenter avec une audace et un talent qui déconcertent. Cet hypersensible, cet homme aux passions sans affection, ce solitaire sans tendresse, fait et défait, sans interruption. 268 des typologies et des classifications, sans ce préoccuper ni de l'ordre, ni de la cohérence des constructions théoriques. Aucune trace d'ordre dans les quelques dix mille pages écrites en presque cinquante ans d'activité intellectuelle. Il disserte des choses qui l'intriguent quand il veut et comme il lui plaît, sans se préoccuper ni de l'économie de l'œuvre, ni de l'organisation des diverses parties. Ainsi le lecteur peu averti suit des fausses pistes avec la même constance que celle employée pour les bonnes que d'ailleurs il entrevoit très rarement. Et il ne trouve pas d'aide quand il veut voir plus clair dans le matériel brut et déconcertant qu'on lui prodigue à pleines mains. Les résidus constituent six classes, décomposées en six genres: a) l'instinct des combinaisons; b) la persistance des agrégats; c) le besoin de manifester ses sentiments pour des actes extérieurs; d) les résidus en rapport avec la sociabilité; e) l'intégrité de l'individu et de ses dépendances ; f) le résidu sexuel. Ces genres varient au cours des étapes du développement social, cependant les variations se compensent toujours, de sorte que les classes restent toujours constantes. Par ailleurs, ces classes, tout en étant exceptionnellement hétérogènes, contiennent les éléments indispensables pour assurer la constance de l'ensemble et cela malgré les variations de détail. L'affinité génétique entre les tendances affectives ou intellectuelles, recensées en une même catégorie, n'est pas prouvée. La constance des résidus est présupposée pour obtenir une espèce d'infrastructure susceptible de fonder la causalité de l'action. Mais celle-ci n'est pas réalisable régulièrement à partir du moment où certains résidus sont des normes ou des valeurs cristallisées, des produits historiques d'interactions. Il ne fait pas de doute donc que le problème des rapports entre la causalité des conduites et les implications des représentations reste irrésolu dans la sociologie de Pareto. Les discours, les théories pseudo-scientifiques, les idéologies en général (et Pareto considère tel tout le normatif également) ne sont qu'un simple reflet des intérêts réels, reflet qui est dénommé, comme on l'a dit, dérivations. «Les hommes se laissent persuader surtout par les sentiments (résidus); par conséquent, nous pouvons prévoir, ce qui d'ailleurs est confirmé par l'expérience, que les dérivations tireront leur force, non pas de considérations logico-expérimentales, ou du moins pas exclusivement de ces considérations, mais bien des sentiments. Dans les dérivées, le noyau principal est constitué par un résidu ou par un certain nombre de résidus. Autour de ce noyau viennent se grouper d'autres résidus secondaires. Cet agrégat est créé par une force puissante, et quand il a été créé, il est maintenu uni par cette force, qui est le besoin de développements logiques ou pseudo-logiques qu'éprouve l'homme, besoin qui se manifeste par les résidus du genre (I-E). C'est ensuite de ces résidus avec l'aide d'autres résidus du genre. C'est ensuite de ces résidus avec l'aide d'autres encore, que les dérivations tirent en général leur origine ~ (Pareto, 1968 : § 1397). Comme les résidus, les dérivations aussi sont rangées en classes et en genres. Les classes sont au nombre de quatre: a) af269 firmation ; b) autorité; c) accord avec des sentiments ou avec des principes; d) preuves verbales. Les dérivations sont fondées sur le langage. Celui-ci donne substance et apparence à toute chose, lui confère ordre et grandeur, lui fixe un sens. En d'autres mots, le langage est tout : par le biais du langage, les résidus révèlent la rationalité sociale, la logique des sentiments, la structure des actions et les lois relatives d'organisation et d'équilibre. Nous ne sommes pas loin de certaines approches d'aujourd'hui et il n'est pas différent le rôle que Jacques Lacan confie au langage dans la structuration du subconscient. La rationalité sociale revélée par la logique des sentiments ouvrira le chemin à la « nouvelle réthorique» et aux récentes théories de l'argumentation. 5. Propriétés des résidus et des dérivations Donc les résidus et les dérivations font connaître les manifestations de certaines forces qui œuvrent sur la forme que prend la société. Comment ces agrégats œuvrent-ils ? Si leur rapport avec la réalité est arbitraire, où la fonction de ces systèmes symboliques s'enracinet-elle ? En d'autres mots, comme le dit Pareto « En quel rapport cette action est-elle avec l'utilité sociale?» (Pareto, 1968 : § 1687). L'analyse de Pareto me paraît confuse et chaotique. II examine d'abord, pour la partie statique, la répartition des résidus dans une société donnée et dans les diverses strates de cette même société. Ensuite, pour la partie dynamique, il étudie comment les résidus varient dans le temps, soit qu'ils changent chez les individus d'une même strate sociale, soit que le changement s'opère à cause du mélange des strates sociales entre elles, sans omettre l'étude suivant laquelle chacun de ces phénomènes se passe et comment il agit. La propagation des résidus et des dérivations se fait par imitation ou à cause d'autres circonstances qui œuvrent sur la collectivité. Nous ne pouvons pas dire que Pareto élabore une véritable théorie de la diffusion et de la communication sociale, cependant l'étude des processus de propagation met en évidence l'existence d'un troisième élément: les intérêts. «Les individus et les collectivités sont poussés par l'instinct et par la raison à s'approprier les biens matériels utiles, ou seulement agréables à la vie, ainsi qu'à rechercher de la considération et des honneurs. On peut donner le nom d'intérêts à l'ensemble de ces tendances. Cet ensemble joue un très grand rôle dans la détermination de l'équilibre social» (Pareto, 1968 : § 2009). Conditions d'intelligibilité de l'action, dépourvus d'existence objective, liés entre eux par la mutuelle dépendance ou causalité multiple, les résidus, les dérivations et les intérêts, facteurs nécessaires de l'équilibre, ne peuvent toutefois jamais être saisis dans leur intégralité. La méthode est-elle donc inutile? Pareto répond sans hésitation: «non, parce que nous en tirons notamment deux grands avantages: 1) il donne à notre esprit une image des phénomènes, image que nous ne pourrions obtenir d'aucune autre façon ... 2) il 270 nous indique la voie que nous devons suivre pour éviter les erreurs du procédé et pour nous rapprocher de la réalité ... 3) enfin, la notion, même imparfaite, de la mutuelle dépendance, nous engage» et nous aide à éviter la méthode basée sur une seule structure causale. Et grâce à la méthode imparfaite de la causalité multiple, nous savons justement «que les résidus étaient beaucoup plus constants que les dérivations ; c'est pourquoi nous avons pu considérer qu'ils étaient en partie la cause des dérivations, mais sans oublier l'action secondaire des dérivations, qui peuvent être parfois la ca·use des résidus ... » (pareto, 1968 : § 1732). En d'autres termes, il s'agit d'un système de relations, presque une matrice de perceptions et d'appréciations grâce à laquelle on fait la médiation entre les structures objectives intériorisées et les conduites individuelles. Cette matrice varie de société à société, d'une classe sociale à l'autre, d'un groupe culturel à un autre. Pourquoi ? Et quelle est sa composition dans les différents cas? 6. L'équilibre social La société est composée par différents éléments interdépendants: le sol, le climat, la faune, la flore, les actions des autres sociétés sur elle, l'histoire, la race, les résidus, les dérivations, les intérêts. Pareto précise opportunément: «en tout cas, que le nombre des éléments que nous considérons soit petit, soit grand, nous supposons qu'ils constituent un système... Ce système change de forme et de caractère avec le temps ; et quand nous nommons le système social, nous entendons ce système considéré aussi bien en un moment déterminé, que dans les transformations successives qu'il subit en un espace de temps déterminé» (Pareto, 1968: § 2066). Société, donc, en tant qu'ensemble symbolique complet, à l'intérieur duquel chaque unité contribue à former le tout et qui peut être analysé si nous fixons l'état où nous voulons considérer le système social. Or «il change à chaque instant ». (Pareto, 1968 : § 2069). Pour étudier les phénomènes dynamiques, il faut maintenir inchangée, dans des structures déterminées, la variable temps. On analysera ensuite le changement de l'état Xl au temps tl et de l'état X2 au temps t2 ••• et ainsi de suite de l'état Xn au temps T n, «L'état X que nous considérons est semblable à celui d'un fleuve, les états Xl' X2 ••• sont semblables à celui de ce fleuve, chaque jour, par exemple. Le fleuve n'est pas immobile; il coule et toute modification, si petite soit-elle, qu'on apporte à sa forme et à son cours, est la cause d'une réaction qui tend à rétablir l'état primitif» (Pareto, 1968 : § 2071). L'état X est tel «que si l'on y introduisait artificiellement quelque modification différente de celle qu'il subit en réalité, aussitôt se produirait une réaction qui tendrait à le ramener à l'état réel. Ainsi, l'état X est rigoureusement défini» (Pareto, 1968: 2058). C'est l'état d'un phénomène déterminé par les conditions qui l'ont engendré, c'est en bref un processus de changement non casuel, non simplement 271 stochastique. Le point où la régulation atteint un état d'équilibre est défini par le moyen d'un ensemble d'égalités simples qui coïncident seulement d'une manière momentanée avec un système d'opérations réversibles. Ici aussi le système se base sur la substitution des égalités et sur l'entière conservation du tout. Du moment que les formes supérieures d'implication, c'est-à-dire les normes morales et juridiques, n'ont aucun poids sur l'équilibre social, si ce n'est qu'à titre de véhicules de sentiments instinctifs, Pareto doit postuler, en définitive, la simultanéité des actions et des effets, l'exclusion de l'effet des prévisions individuelles et collectives, la réciprocité et la réversibilité des liens entre tous les facteurs de l'équilibre, et même la continuité des grandeurs et l'unicité des solutions. L'accent doit, par conséquent être mis sur les relations d'interdépendance. Evidemment, nous ne trouvons dans l'œuvre de Pareto aucune préoccupation pour les fins ultimes qui ne sont pas déterminables. Malgré cela, la question du changement qui s'introduit dans l'évolution reste légitime. Si l'on écarte, comme le fait Pareto, les finalités extérieures, on ne peut exclure la réduction de la finalité à la conscience de l'équilibration. Pareto élude la problématique, mais on peut affirmer avec Jean Piaget que cela est faisable. Equilibration ne signifie pas marche obligatoire vers l'homogène, mais plutôt coordination entre des tendances différenciées, coordination qui produira un système de transformation. Nous savons que ces systèmes de transformation peuvent être parfaitement mobiles, parfaitement différenciés, et en même temps permanents, c'est-à-dire actifs dans le temps. Hétérogène à cause des éléments qui déterminent l'état d'équilibre, en mouvement ondulatoire sous l'aspect dynamique, le système social est ainsi caractérisé par une dimension synchronique et une dimension diachronique. Forme et fond, aspect latent et aspect manifeste, aspect subjectif et aspect objectif, vérité et utilité, intention et signification, statique et dynamique, voilà désormais au point tous les éléments de la mécanique analytique compliquée de Pareto. 7. Hétérogénéité sociale La société est la résultante d'éléments divers et disparates, de forces concurrantes ou antagonistes, c'est le lieu des conflits et des accrochages. L'équilibre y est continuellement précaire. Cela est dû au fait que la société n'est pas homogène; elle est composée de groupes différents et antagonistes, à cause de l'âge, du sexe, de la force physique, de la santé, etc. Les individus et les groupes, pour obtenir le maintien ou la réalisation d'un but ou pour satisfaire un besoin réel ou hypothétique, se servent opportunément des circonstances externes, des sentiments, des intérêts et même des dérivations comme moyen de propagande. «Les raisonnements lcgieo-expérimentaux ont une grande valeur, lorsque le but est donné et que l'on cherche les moyens propres à l'atteindre. Par conséquent, ils sont employés avec succès dans les arts et métiers, en agriculture, dans 272 l'industrie, dans le commerce. Ainsi, à côté de nombreuses sciences techniques, on a pu constituer une science générale des intérêts, l'économie, qui suppose ces raisonnements employés exclusivement dans certaines branches de l'activité humaine. Ces raisonnements trouvent aussi leur application à la guerre, et ont donné naissance à la stratégie et à d'autres sciences semblables. Ils pourraient aussi s'appliquer à la science du gouvernement; mais jusqu'à présent, ils ont été employés comme arts individuels de gouverner, plutôt que pour constituer une science abstraite; cela parce que le but n'est pas déterminé ou que, s'il est déterminé, on ne veut pas le dévoiler. En général, pour ces motifs et pour d'autres, les raisonnements logicoexpérimentaux ont joué un rôle effacé dans l'organisation de la société. Il n'y a pas encore de théories scientifiques en cette matière, et pour tout ce qui s'y rattache, les hommes sont mus beaucoup plus par les sentiments que par les raisonnements. Un certain nombre de personnes savent tirer profit de cette circonstance et s'en servir pour satisfaire leurs intérêts ... » (pareto, 1968 : § 2146). Ce qu'un individu ou un groupe estime profitable ou concevable pour se procurer ceci ou cela, peut-il être dit utile? Existe-t-il une utilité valable pour l'individu et une autre pour la société? Si les utilités individuelIes sont disparates, l'utilité colIective peut-elle être homogène? Pareto est catégorique : «Pour avoir une idée plus précise, il est nécessaire d'énoncer les normes, en partie arbitraires, qu'on entend suivre pour déterminer les entités que l'on veut définir. L'économie pure a pu le faire : elle a choisi une norme unique, soit la satisfaction de l'individu, et a établi qu'il est l'unique juge de cette satisfaction. C'est ainsi qu'on a défini l'utilité économique ou ophêlimité. Mais si nous nous posons le problème, très simple aussi, de rechercher ce qui est le plus profitable à l'individu, abstraction faite de son jugement, aussitôt apparaît la nécessité d'une norme, qui est arbitraire ~ (Pareto, 1968 : § 2110). Si les utilités étaient homogènes, et si on pouvait donc les comparer et les sommer, nous n'aurions aucune difficulté. Malheureusement «les utilités des divers individus sont des quantités hétérogènes, et parler d'une somme de ces quantités n'a aucun sens; il n'yen a pas: on ne peut l'envisager. Si l'on veut avoir une somme qui soit en rapport avec les utilités des divers individus, il est nécessaire de trouver tout d'abord un moyen de faire dépendre ces utilités de quantités homogènes, que l'on pourra ensuite additionner» (Pareto, 1968 : § 2137). Opposition des utilités, opposition des intérêts, division de la société : des valeurs divergentes entraînent des divergences de buts. Voilà le fondement de l'hétérogénéité, voilà pourquoi les effets significatifs, intentionnels et non évidents des actions ne produisent pas nécessairement une rationalité sociétale. «De là nous devons conclure, non pas qu'il est impossible de résoudre des problèmes qui considèrent en même temps différentes utilités hétérogènes, mais bien que, pour traiter de ces utilités hétérogènes, il faut admettre quelque hypothèse qui les rende compara273 bles. Lorsque cette hypothèse fait défaut, ce qui arrive très souvent, traiter de ces problèmes est absolument vain; c'est simplement une dérivation dont on recouvre certains sentiments, sur lesquels seuls, par conséquent, nous devrons fixer notre attention, sans trop nous soucier de leur enveloppe» (Pareto, 1968 : § 2137). Tout rend donc la société hétérogène. Il est impossible de parler d'une rationalité intrinsèque de la société. Pourtant, il est possible de donner une explication rationnelle de la non-rationalité sociale. Pouvons-nous dire que l'hétérogénéité, la division de la société, les divergences de valeurs seront un jour surmontés? Pareto répond sans équivoque : non. «N'en déplaise aux humanitaires et aux positivistes, une société déterminée exclusivement par la raison n'existe pas et ne peut exister ; et cela, non parce que les préjugés des hommes les empêchent de suivre les enseignements de la raison, mais parce que les données du problèmes que l'on veut résoudre par le raisonnement lcgico-expêrimental font défaut. Ici apparaît de nouveau l'indétermination de la notion d'utilité... Les notions que les différents individus ont au sujet de ce qui est bien pour eux-mêmes ou pour autrui sont essentiellement hétérogènes, et il n'y a pas moyen de les réduire à l'unité» (Pareto, 1968 : § 2143). 8. Mouvement ondulatoire et événements historiques Dans la mesure où les résidus se transforment lentement, les sociétés aussi changent: «par conséquent, en somme, l'opinion qui attribue une part toujours plus grande à la raison dans l'activité humaine, n'est pas erronée, elle est au contraire d'accord avec les faits. Mais cette proposition est indéfinie comme toutes celles que la littérature substitue aux théorèmes de la science ; elle donne facilement lieu à plusieurs erreurs ... » (Pareto, 1968 : § 2313). Ce progrès se fait en suivant un mouvement ondulatoire ou rythmique. Les oscillations ou rythmes ont une ampleur, une durée et une intensité diverses. «En réalité, les oscillations des diverses parties du phénomène social sont en rapport de mutuelle dépendance à l'égal de ces parties mêmes : elles sont simplement des manifestations des changements de ces parties. Si l'on tient à se servir du terme fallacieux de cause, on peut dire que la période descendante est la cause de la période ascendante qui la suit, et vice-versa. Mais il faut entendre cela uniquement en ce sens que la période ascendante est indisolublement unie à la période descendante qui la précède, et vice-versa; donc en général, que les différentes périodes sont seulement des manifestations d'un seul et unique état de choses et que l'observation nous les montre se succédant les unes aux autres, de telle sorte que suivre cette succession est une uniformité expérimentale. Il existe divers genres de ces oscillations, selon le temps où elles se produisent. Ce temps peut être très court, court, long, très long. Ainsi que nous l'avons déjà remarqué, les oscillations très courtes sont habituellement accidentelles, en ce sens qu'elles manifestent des forces peu 274 durables ; celles qui se produisent en un temps assez long manifestent habituellement des forces assez durables. Etant donné que nous connaissons mal des temps très reculés, et vu l'impossibilité où nous sommes de prévoir l'avenir, les oscillations très longues peuvent perdre le caractère d'oscillation, et apparaître comme manifestant un cours qui se dirige toujours dans la même direction» (Pareto, 1968 : § 2338). Quand un phénomène atteint sa plus forte intensité, c'est l'oscillation en sens contraire qui est en général proche. D'où l'impossibilité d'expliquer les phénomènes sociaux en employant une causalité simplement linéaire ou un déterminisme plus ou moins rigide. Qu'on prenne le cas des révolutions politiques, sociales, religieuses. Elles sont justes, bonnes, nécessaires pour les uns; injustes, mauvaises, inutiles pour les autres. «Du point de vue scientifique cela n'a pas de sens. Une proposition scientifique est vraie ou est fausse, elle ne peut en outre satisfaire à une autre condition ... » (Pareto, 1965a, l : 2). «La science ne s'occupe que de constater les rapports des choses, des phénomènes, et de découvrir les uniformités que présentent ces rapports» (Pareto, 1965a, l : 2). Une de ces uniformités est par exemple celle concernant la circulation des élites. 9. Elites et circulation des élites Les sociétés ne sont pas homogènes. Elles sont divisées en groupes et classes assez hétérogènes, mais la séparation n'est pas absolue. Il existe à l'intérieur des groupes et des classes et entre les groupes et les classes une circulation intense, verticale et horizontale. Les groupes et les classes sont en conflit et il ne fait pas de doute que la lutte des classes est un élément déterminant dans la vie des sociétés. Il existe également une lutte à l'intérieur des groupes et des classes pour obtenir l'hégémonie sur ces groupes et sur ces classes. La partie du groupe ou de la classe qui essaie de s'assurer l'hégémonie sur son propre groupe ou sur sa propre classe, ou aussi sur tous les groupes et sur toutes les classes de la société, est appelée élite. Il n'y a donc pas d'incompatibilité entre la théorie de la lutte de classe et la théorie des élites. Cette dernière prétend être une généralisation de la première. Pour Pareto, à l'intérieur d'une classe comme à l'intérieur de la société, il y a des personnes qui manifestent de grandes capacités dans les branches respectives de l'activité sociale. L'ensemble de ces gens-ci sont regroupés en une classe à laquelle on donne le nom d'élite. Mis à part «ceux qui, directement ou indirectement, jouent un rôle notable dans le gouvernement [et qui] constitueront l'élite gouvernementale, le reste formera l'élite non-gouvernementale» (Pareto, 1968 : § 2032). «Nous avons donc deux couches dans la population: 1) la couche inférieure, la classe étrangère à l'élite; nous ne recherchons pas, pour le moment, l'influence qu'elle peut exercer dans le gouvernement; 2) la couche supérieure, l'élite, qui se divise en deux: 9 275 a) l'élite gouvernementale; b) l'élite non-gouvernementale» (Pareto, 1968 : § 2034). Ailleurs Pareto clarifie mieux ce schéma analytique : «le moins que nous puissions faire est de diviser la société en deux couches: une couche supérieure, dont font habituellement partie les gouvernants, et une couche inférieure, dont font partie les gouvernés» (Pareto, 1968 : § 2047). Cette stratification de la société, corroborée aussi par la théorie de la distribution de la richesse, est fondée sur la nature des hommes, elle n'est pas le produit de forces économiques ou de capacités organisationnelles spéciales. En bref, l'inégalité (car au fond, on ne parle que de cela) entre les hommes est déterminée par la possession de qualités psychologiques. Ces qualités personnelles font de sorte que certains hommes cherchent et obtiennent l'hégémonie et que d'autres doivent nécessairement la subir. Que le rôle de commandement revienne toujours à une minorité est pour Pareto une banalité que même les institutions représentatives n'arrivent pas à détruire. Le seul vrai problème est celui qui part de l'uniformité historique du processus de constitution, de formation, de transformation, de mort et de substitution de cette minorité. L'étude de cet acteur historique, de sa circulation, de sa rotation et de ses successions constitue le point focal dans l'étude du système social. Qu'est-ce que l'élite? Quels caractères et quelles qualités la distinguent-ils? Comment se forme-t-elle? Comment dégénère-t-elle? Quelles fonctions remplit-elle? Pour Pareto «ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité» (Pareto, 1968 : § 2031) composent l'élite. Ces indices montrent l'existence de certaines capacités dans l'exercice et dans la pratique de n'importe quelle activité humaine. Les capacités sont pour Pareto la disposition naturelle de l'individu à exceller dans une activité déterminée. Cette disposition naturelle, qu'aujourd'hui les sciences sociales appellent attitudes, est donnée essentiellement par l'hérédité. Or, en faisant abstraction du fait que rien n'a prouvé jusqu'à présent l'existence de dons naturels, on ne peut nier que la supériorité fournie par la possession des «capacités» est telle en raison du fait que certaines normes sociales la valorisent. Ce n'est pas l'existence de certaines «capacités» qui détermine la supériorité, mais bien le fait qu'un groupe social décide de valoriser telle ou telle capacité. Pourquoi d'autre part, le groupe choisit certaines valeurs à la place d'autres, c'est un fait qu'on explique aisément en examinant les mécanismes de reproduction du groupe luimême. La supériorité, ou plutôt l'excellence de certaines attitudes est aussi un fait social. C'est la constatation d'un certain niveau mesuré selon des standards variables de groupe à groupe, d'époque à époque. Contrairement à ce que croit Pareto, les « capacités» humaines n'existent pas dans la nature à l'état de déterminismes aveugles. Elles sont le produit d'interactions sociales, le résultat d'opérations, d'activités d'inculcation, d'intériorisation, de socialisation de toutes sortes. La « capacité» parétienne est une acquisition sociale, conditionnée par 276 l'origine sociale, par les types plus ou moins différenciés de socialisation ; elle s'acquiert et se pratique d'ailleurs selon la condition de classe et la position de classe. Même les capacités les plus valorisées peuvent, d'autre part, ne pas déterminer l'acquisition et l'exercice du pouvoir. D'autres facteurs interviennent, outre la capacité, ou en alternance avec elle, qui sont susceptibles de permettre l'accès à l'élité. Lesquels? Pareto parle parfois du poids de l'origine sociale et de la technique de la corruption comme moyen d'accès ou de maintien dans l'élite d'individus non e capables s ; cependant, il croit que la condition normale est la «capacité personnelle s. Les élites peuvent subsister et persister à condition qu'elles se renouvellent continuellement, qu'elles éliminent les éléments dégénérés, que, selon certaines proportions, elles acceptent en leur sein les éléments nouveaux. La circulation entre la couche inférieure et la couche supérieure - la mobilité - doit être surtout verticale, ascendante mais aussi descendante. «Actuellement, dans nos sociétés, l'apport de nouveaux éléments, indispensables à l'élite pour subsister, vient des classes inférieures et principalement des classes rurales» (Pareto, 1965a, I : 12). Et Pareto ajoute plus loin: «le phénomène des nouvelles élites qui, par un mouvement incessant de circulation, surgissent des couches inférieures de la société, montent dans les couches supérieures, s'y épanouissent et ensuite, tombent en décadence, sont anéanties, disparaissent, est un des principaux de l'histoire et il est indispensable d'en tenir compte pour comprendre les grands mouvements sociaux» (Pareto, 1965a, I : 15), «le mouvement de circulation ... est le plus souvent voilé par plusieurs faits comme il est en général assez lent ... L'observateur contemporain n'aperçoit que les circonstances accidentelles. Il voit des rivalités de castes, l'oppression d'un tyran, des soulèvements populaires, des revendications libérales, des aristocraties, des théocraties, des ochlocraties ... » (Pareto, 1965a, 1: 34). Il n'y a donc pas circulation quand il y a assimilation ou cooptation pure et simple. La circulation se «produit précisément quand des éléments étrangers à l'élite viennent a en faire partie, y apportant leurs opinions, leurs caractères, leurs vertus, leurs préjugés. Mais si, au contraire, ces personnes changent leur manière d'être, et d'ennemis deviennent alliés et serviteurs, on a un cas entièrement différent, dans lequel la circulation fait défaut s (Pareto, 1968 : § 2482). Circulation est donc synonyme d'équilibre. La loi qui gouverne la continuité est la constitution des élites et est soumise à une espèce d'anaklasis. On lit dans le Traité de sociologie générale: «Les aristocraties ne durent pas. Quelles qu'en soient les causes, il est incontestable qu'après un certain temps, elles disparaissent. L'histoire est un cimetière d'aristocraties... Ce n'est pas seulement quant au nombre que certaines aristocraties sont en décadence, c'est aussi quant à la qualité, en ce sens que l'énergie y diminue, et que se modifient les proportions des résidus qui leur servirent à s'emparer du pouvoir et à le conserver ... La classe gouver- 277 nante est entretenue, non seulement en nombre, mais ce qui importe davantage, en qualité, par les familles qui viennent des classes inférieures, qui lui apportent l'énergie et les proportions de résidus nécessaires à son maintien au pouvoir. Elle est tenue en bon état par la perte de ses membres les plus déchus» (Pareto, 1968 : §§ 2053 et 2054). Les élites peuvent disparaître pour diverses raisons, qu'on peut réduire à trois: 1) Destruction biologique; 2) Changement des attitudes psychologiques; 3) Décadence. La destruction biologique frappe les aristocraties d'origine militaire, qui subissent des décimations notables sur les champs de bataille. Le changement des attitudes psychologiques est dû à l'affaiblissement des mobiles culturels, qui met les élites à la merci d'autres mobiles. Parfois cette élite, en proie au désespoir, fait recours à la violence; parfois, par contre, elle supporte, elle se plie comme une brindille au vent. Dans les deux cas, elle est incapable de réaliser des programmes, d'élaborer des projets d'avenir. La décadence dérive du fait que les rôles et les statuts des individus dépendent largement de l'origine sociale. Malheureusement, rien n'assure que les fils soient aussi capables que les pères et qu'il y ait une harmonie entre les dons personnels et les positions sociales. Par conséquent, il est possible que dans les élites se trouvent des individus incapables, qui déchaînent le processus de décadence. Dans ces conditions comment maintenir la stabilité et la continuité sociales ? Il n'y a que deux moyens, dit toujours Pareto, moyens qui peuvent être utilisés simultanément ou alternativement. En éliminant ceux qui contestent et ceux qui risquent de mettre en danger l'ordre social et l'existence d'élite, et/ou en absorbant les éléments de la classe gouvernée qui peuvent être utiles ou utilisables. Ce processus d'endosmose, par lequel des éléments de la classe gouvernée viennent faire partie de l'aristocratie du pouvoir, est appelé «le phénomène de la circulation sociale ». Il faut absolument qu'à l'intérieur d'un système social, il y ait cette circulation. L'élite capable est celle qui montre de l'habileté et de la capacité d'invention pour se renouveler et se rajeunir continuellement. Il peut arriver que la contre-élite se serve, pour éliminer les adversaires au pouvoir, du mécontement des classes gouvernées ou aussi de l'intervention étrangère. La classe au pouvoir doit alors se défendre. Quels moyens employer? Pareto parle de ruse et de force, et aussi d'un certain consensus passif de la part de la classe gouvernée. Par ruse, il faut entendre la connaissance, la diplomatie, la stratégie, l'utilisation correcte de tous les biens symboliques ; par force, il faut entendre non la violence légale exclusivement, mais aussi et davantage la force d'âme, la dévotion à la communauté, le culte de l'idéal, l'esprit de sacrifice. La ruse sera classifiée parmi les résidus de l'instinct des combinaisons tandis que la force parmi ceux de la persistance des agrégats. 278 10. Types de systèmes sociaux Un ordre social « ouvert », une société non « bloquée », est le produit d'un équilibre entre le résidu de l'instinct des combinaisons et le résidu de la persistance des agrégats; entre l'innovation, la découverte et l'invention d'une part, la conformité aux normes, aux valeurs, aux éthos sociaux, aux idéaux traditionnels d'autre part. Les régimes sont caractérisés avant tout par la psychologie des élites. Les différences historiques qui caractérisent les régimes n'ont pas de poids, pour Pareto, face à ce trait essentiel de l'ordre social. En bref, la distribution des résidus parmi les individus et parmi les classes sociales est à l'origine des types de systèmes sociaux: un type où prévaut un instinct des combinaisons fort, avec un nombre élevé de spéculateurs, d'entrepreneurs, de réformateurs, d'inventeurs et d'ambitieux capables des entreprises les plus dangereuses ; et un type où l'on rencontre une forte concentration du résidu de la persistance des agrégats, avec une prédominance de rentiers, d'individus pour lesquels le passé est un bien présent et qui veulent que rien ne change. Les spéculateurs prévalent d'habitude plus facilement par la tromperie, par la ruse et par d'autres manipulations, mais n'arrivent jamais à maintenir un contrôle prolongé de la situation. Ils sont évincés par les rentiers qui à leur tour sont chassés du pouvoir par les spéculateurs. C'est le mouvement perpétuel. Pareto croit qu'avec l'augmentation de la sécurité individuelle et collective, avec l'accroissement du bien-être, avec la persistance de la coexistence entre les peuples, l'esprit d'entreprise s'éteint, la hardiesse militaire s'affaiblit et les gouvernements sont toujours plus réticents à employer la force. Parallèlement, dans la classe gouvernée, se sont infiltrées et se sont établies des valeurs et des normes qui suffisent à faire chanceler les modèles culturels traditionnels. L'autorité est ébranlée; la rébellion devient possible. L'enthousiasme religieux avec lequel la nouvelle situation est vécue par les masses, combinée au déchaînement de nouvelles cupidités, tend à s'imposer par la force. L'ancien équilibre social est remplacé par un nouvel équilibre, en substituant par la force une classe à une autre. La circulation sociale d'un côté retarde la catastrophe en appelant de nouveaux éléments à renforcer l'équipe de la classe gouvernementale, mais de l'autre côté elle hâte cette catastrophe par la désertion d'autres dirigeants qui se mettent à la tête du mouvement révolutionnaire. Séparation inévitable entre gouvernents et gouvernés? Précarité de tous les mécanismes qui voudraient s'interposer dans cette séparation ? Inéluctabilité de la dégénérescence de toutes les classes dirigeantes? La réponse de Pareto est nette. La vie sociale et politique est cyclique. Le changement social est inévitable, mais il s'agit d'un changement d'un type particulier. Il est en effet dû à une alternance sans fin de minorités, qui ne visent, au delà de tout, qu'à commander. Changement de minorités, donc changement de forme non point changement 279 de la structure du pouvoir, donc changement de substance. Une seule réalité est éternelle : la vie politique et sociale a une stratification élémentaire et fondamentale, celle des dominants et des dominés. Elle est oligarchique par essence et tous les moyens sont valables pour que l'élite puisse réaliser ses buts. Ni la démocratie, ni le socialisme, ni le libéralisme, ni le conservatisme ne peuvent réaliser ce qu'ils promettent. Les politiciens promettent toujours un changement total et radical. Leur action peut être utile, mais elle n'est pas en rapport avec la fin qu'ils se proposent. Aussitôt qu'ils ont conquis le pouvoir, ils créent une société qui n'a rien à voir avec celle qu'ils promettaient. Dès lors que la vie est un enfer, que la cruauté est nécessaire et éternelle, que nous sommes victimes de nos illusions et de nos mythes, que nous tournons dans le vide, à quoi bon la sociologie ? Mieux : une sociologie est-elle possible, à qui s'adresserait-elle, à qui serviraitelle? Seulement aux sociologues, et peut-être à tous ceux qui accepteraient de communiquer et de s'entendre? II. Une sociologie de la sociologie Lue, étudiée, commentée, traduite dans presque toutes les langues cultivées, quelle est la signification de l'œuvre de Pareto pour nous, hommes d'aujourd'hui? Faut-il en faire fructifier l'héritage ou faut-il l'abandonner à la poussière des bibliothèques ou aux manies joyeuses et inoffensives des historiens des sciences sociales ? Si nous ne croyons pas que les sciences sociales soient des sciences salvatrices, celles en somme qui donneront finalement le bonheur aux hommes qui l'ont recherché jusqu'à présent vainement, si nous sommes persuadés qu'aucune science sociale ne résoudra jamais nos angoisses et nos doutes, si nous sommes cependant convaincus que la sociologie est un moyen pour rendre les relations sociales intelligibles et si l'on est convaincu que la communication scientifique nous montre comment l'homme croit, agit et produit pour répondre aux questions sur l'organisation et les conditions de vie en société et sur la destinée existentielle, alors l'œuvre de Pareto est utile, très utile en ces temps de craintes et d'agitation. Pas d'illusion sur la vérité et l'objectivité, pas de désespoir. Elle nous aide à voir comment et pourquoi nous produisons certaines connaissances, comment nous les posons comme fondement de notre agir, comment nous les utilisons pour vivifier nos espoirs et nos projets. Elle nous montre également leurs limites et leur pauvreté. Produites par des normes particulières, profitables pour notre vie, elles ne sont ni éternelles, ni absolues. Des sagesses indispensables que la science tend à rendre intelligibles. Toutefois, l'intelligibilité est toujours relative. La sociologie nous aide, comme critique constante de toutes les formes de production de connaissance, à comprendre comment l'étude de la société est un moyen extraordinairement 280 efficace pour mobiliser des énergies, pour susciter du consentement, pour justifier, expliquer, rationaliser l'agir social. De ce point de vue l'œuvre de Pareto est une œuvre actuelle et utile. En nous montrant comme nous sommes réellement, en nous aidant à prendre conscience du système de relations sous-jacentes aux conduites humaines, en nous indiquant les modes par lesquels nous produisons les connaissances et notre être au monde, Pareto nous montre que le doute et la critique nous aideront à être authentiquement libres. Du doute et de la critique, bien entendu, aussi à propos de nos propres croyances et de nos propres raisonnements. Du doute et de la critique aussi vis-à-vis de la sociologie et de toute théorie de la connaissance du social. Toutes utiles, aucune vraie et définitive. Pour celui qui recherche des certitudes, c'est peu; pour celui qui veut quand même faire son métier d'homme, c'est suffisant pour retrousser ses manches et se mettre au travail. Références R., 1968 BOUDON BOURDIEU P., 1972 bibliographiques A quoi sert la notion de « Structure » ? Essai sur la signification de la notion de structure dans les sciences humaines, Gallimard, Paris. Bsquieee d'une théorie de la pratique, Ed. Droz, Genève. BOURDIEU P. et al., 1973 Le métier de socioloçue. Préaloblee épistémologique8. Deu- xième édition, G., 1974 BUSINO LEVI-STRAUSS 1966 PAREIl'O V., 1965 a 1965 b Paris et La Haye. GU etudi su Vilfredo Pareto oggi. Dall'agiogmfia alla critica (1929-1979). Bulzoni, Roma. Cl. Tristes Tropiques, Plon, Paris. Le8 système8 socialiste8, Ed. Dros, Genève. Ecrits sur la courbe de la répartition de la richesee, Ed. Droz, 1968 Mouton, Genève. Traité de socioloçie génémle, Ed. Droz, Genève. 281 METHODOLOGIE ET EPISTEMOLOGIE COMPAREES D'EMILE DURKHEIM. VILFREDO PARETO ET MAX WEBER par Julien FREUND (*) L'objet de cet article est de proposer une comparaison de l'épistémologie et de la méthodologie de trois penseurs qui sont considérés parmi les pères de la sociologie. Son intérêt est de montrer que les problèmes théoriques rencontrés par Durkheim, Pareto et Weber sont encore débattus par les sociologues d'aujourd'hui et qu'on est loin de trouver des solutions définitives. Par ailleurs, l'auteur montre qu'une approche visant à concilier l'œuvre des trois sociologues - comme celle de T. Parsons notamment - sous-estime l'originalité de chacun d'eux et appauvrit la richesse de contenu de leurs œuvres respectives. Au niveau de l'épistémologie la comparaison aborde les points suivants: la construction des concepts, la discussion sur le fait et la valeur, le rapport de la théorie et de la pratique. Au niveau méthodologique enfin, l'auteur met en lumière les innovations techniques et théoriques que les trois penseurs ont introduit dans la sociologie. Selon toute vraisemblance aucun de ces trois auteurs n'a eu de contact personnel avec l'autre. Il est vrai qu'à l'époque où ils vivaient, les occasions de rencontre, telles les colloques et les congrès, étaient bien plus rares que de nos jours. Ont-ils eu une connaissance réciproque de leurs œuvres? Il est arrivé à Pareto de citer l'une ou l'autre fois Durkheim, il a également publié dans la collection qu'il dirigeait la première traduction en italien d'un texte de Weber. On peut croire que grâce à Robert Michels il y a eu un contact au moins indirect entre eux. Par contre si on peut supposer que Weber et Durkheim ne s'ignoraient pas, il est probable que l'un n'a guère lu les écrits de l'autre. Même si les documents inédits devaient apporter (*) Dédié à Piet Tommissen. 282 des éléments nouveaux, on peut néanmoins s'étonner que ces trois auteurs, qui ont dominé la sociologie dans leur pays respectif au début de ce siècle, soient demeurés aussi étrangers l'un à l'autre. Ils furent tous les trois des figures de proue de la sociologie, au moment où elle s'est constituée comme science qualifiée, tant par la nature de ses recherches que par la place qu'elle prenait dans l'univers des sciences et dans le cursus des études universitaires. Ils n'ont donc pas créé la sociologie. On pratiquait depuis toujours des recherches de ce type, sans les désigner de sociologiques, et en ce sens on peut classer Aristote, Bodin, Montesquieu, Saint-Simon ou Marx parmi les sociologues. Une fois que le terme même de sociologie eut été inventé par A. Comte, il désignait beaucoup plus un ensemble convergent de recherches qu'une science particulière, ayant un statut défini. Weber, Durkheim et Pareto ont largement contribué à lui donner ce statut et à en faire une science autonome, ayant un domaine d'études circonscrit et des méthodes propres. En tout cas, c'est grâce à eux qu'elle s'est définitivement imposée comme une discipline dont on ne saurait plus nier l'intérêt, la légitimité ni la spécificité. Ils ont été les initiateurs d'une pratique scientifique reconnue universellement aujourd'hui. Aucun des trois n'était un sociologue de formation: Durkheim était philosophe d'origine, Weber juriste et économiste, Pareto ingénieur et économiste, mais ils ont senti en même temps la nécessité de la nouvelle orientation sociologique et, par leurs œuvres, ils en ont assuré le crédit dans la communauté des savants. Autrement dit, il n'y a pas eu un Galilée de la sociologie, mais plusieurs, et ils furent immédiatement contemporains. Leurs travaux innovateurs ont été déterminants pour fixer la méthodologie de la sociologie, bien qu'elle ait fait par la suite l'objet de corrections, d'affinements et de redressements, mais aussi les trois auteurs ont consacré une partie importante de leur œuvre à une réflexion sur les méthodes qu'ils inauguraient. Au surplus, cette réflexion s'est faite dans le contexte de la science de leurs temps, par conséquent à un certain moment du développement de l'épistémologie, caractérisée par les grandes découvertes du début du siècle en mathématiques, en physique et en biologie. Par conséquent leur épistémologie est tributaire pour une bonne part de la philosophie qui prédominait à leur époque. On aurait cependant tort de croire qu'elle serait caduque à cause de ce conditionnement contingent, car leur réflexion le dépasse, parce qu'elle porte aussi sur la scientificité pour ainsi dire intemporelle de la sociologie. J. - Convergences et divergences épistémologiques L'épistémologie respective des trois se réclame consciemment ou inconsciemment de la théorie kantienne de la connaissance, voire néo-kantienne chez Max Weber. Celui-ci reconnaîtra d'ailleurs explicitement l'héritage de Kant, dont l'épistémologie moderne chercherait 283 à exploiter «jusqu'au bout l'idée fondamentale» (Weber, 1965 : 205). Durkheim, élève de Boutroux, est moins formel, tout simplement parce que la théorie kantienne de la connaissance allait pour lui presque de soi comme pour beaucoup d'autres philosophes français de son temps. Il n'y a que Pareto qui semble à première vue ne pas accepter cette autorité puisque, chaque fois qu'il parle de Kant, il le fait avec une certaine ironie dédaigneuse. A regarder de près, on constate que ses allusions visent uniquement la philosophie morale du penseur de Kënigsberg, en particulier la notion d'impératif catégorique, et non le théoricien de la Critique de la Raison pure. De fait, Pareto est des trois auteurs celui dont la culture philosophique était la moins éduquée. Toutefois, à le lire, on constate qu'il accepte l'épistémologie courante de son époque, comme en témoignent plusieurs passages du Traité de sociologie générale, par exemple le suivant qui comporte une référence implicite à Kant: «Toutes nos propositions, y compris celles de pure logique, doivent être entendues avec la restriction : dans les limites du temps et de l'expérience à nous connus» (Pareto, 1968 : § 69). Le fond commun est donc le même, sauf qu'ils le reconnaissent plus ou moins directement. Chacun infléchit cependant cette base épistémologique commune dans un sens parfois différent: Weber insiste davantage sur les aspects formalistes de la connaissance, Durkheim est plus positiviste et Pareto plus nominaliste (Weber, 1951 : 21 ; Durkheim, 1968 : 2 ; 1951: 117; Pareto, 1968: § 64). Toutefois, ils refusent tous les trois l'idée d'une science absolue et ils affirment non seulement la nécessité de relativiser les propositions scientifiques les unes par rapport aux autres, mais ils reconnaissent également l'importance d'un certain relativisme en matière de vérité scientifique. A cet égard, ils sont en accord avec le renouvellement de l'épistémologie qui s'est fait à leur époque et qui a permis de prendre plus clairement conscience de la nature et des caractéristiques de la science. Néanmoins, plutôt que d'analyser une fois de plus ce qu'ils entendaient chacun par la notion de science, il me semble plus utile de sélectionner quelques points précis qui ont fait l'objet de vifs débats à leur époque et qui n'ont pas encore trouvé de solution satisfaisante de nos jours. La manière dont ils ont abordé eux-mêmes ces questions peut, de ce fait, contribuer à nourrir les discussions qui continuent à diviser la république des sociologues. 1. - La construction scientifique La science est l'œuvre des savants, ce qui veut dire qu'elle n'est pas une simple copie du réel, mais une construction et même une reconstruction du réel, selon des catégories élaborées par le savant, les conditions d'intelligibilité ne se trouvant pas dans le réel lui-même, mais dans cette reconstruction. D'où l'importance du sujet ou de la conscience dans le travail scientifique, avec possibilité d'irruption d'une subjectivité inévitable, qu'il faudra cependant contrôler pour 284 ne pas verser dans le pur subjectivisme (1). A partir de cette idée de la constitution de la science, les uns comme Weber et Durkheim insistent de préférence sur la perpétuelle correction des acquis au cours des générations successives de savants, les autres, en particulier Pareto, mais aussi Weber, sur la nécessité de confronter sans cesse les résultats, pour réduire par ce moyen les effets de la subjectivité personnelle (2). L'intervention du sujet explique la sélection que le savant opère parmi les données, estimant que les unes sont importantes et les autres négligeables, mais aussi les relations et les corrélations qu'il établit entre les phénomènes étudiés. Ces thèmes sont suffisamment connus et nous pouvons nous dispenser de les commenter une nouvelle fois. Par contre, nous voudrions approfondir les positions respectives des trois auteurs à propos de trois questions qui ne cessent de soulever des contestations: d'une part la construction des concepts, de l'autre la discussion sur le fait et la valeur, enfin le rapport de la théorie et de la pratique. a) La construction conceptuelle La réalité est, certes, directement observable, mais ce que l'on constate ainsi n'est pas immédiatement compréhensible, ni explicable. La science est née de la curiosité qui cherche à rendre intelligible ce qu'on observe, ce qui veut dire qu'elle présuppose, comme dit Durkheim, «le sentiment d'une ignorance» (Durkheim, 1950 : XV). Que signifie cette volonté de dépasser ce qui est immédiatement (1) « La connaissance dans l'ordre de la science et de la culture telle que nous l'entendons est donc liée à des présuppositions « subjectives» pour autant qu'elle s'occupe uniquement des éléments de la réalité qui ont un quelconque rapport - si indirect soit-il - avec des événements auxquels nous attribuons une signification culturelle» (Weber, 1965: 169), ou un peu plus loin, «la validité objective de tout savoir empirique a pour fondement et n'a d'autre fondement que le suivant: la réalité donnée est ordonnée selon des catégories qui sont subjectives en ce sens spécifique qu'elles constituent la présupposition de notre savoir», (Weber, 1965: 211). Bien que moins explicite, Durkheim reconnaît toute l'importance de la représentation en ces matières: « Est chose tout objet de connaissance qui n'est pas naturellement compénétrable à l'intelligence, tout ce dont nous ne pouvons nous faire une notion adéquate par un simple procédé d'analyse mentale» (Durkheim, 1950: XII-XIII). De son côté, Pareto écrit: cc Nous n'établissons aucun dogme, comme prémisse de notre étude, et l'exposé de nos principes n'est qu'une indication de la voie que nous voulons suivre, parmi les nombreuses qu'on pourrait choisir» (Pareto, 1968: § 5). (2) « Il est bien clair, dit Durkheim, que nos formules sont destinées à être reformées dans l'avenir. Résumé d'une pratique personnelle et forcément restreinte, elles devront nécessairement évoluer à mesure que l'on acquerra une expérience plus étendue et plus approfondie de la réalité sociale» (Durkheim, 1950 : XI-XII). Max Weber estime de son côté que tout travail scientifique est condamné à. être revu, amélioré et dépassé au cours du temps. (Weber, 1959 : 70-71). En ce qui concerne Pareto, voir le § 4 du Traité de sociologie. 285 donné à notre appréhension? Trouver les raisons ou causes des phénomènes ou des événements, donc déceler, derrière ce qui est manifeste, le latent. Aussi toute science rompt-elle avec ce qu'on appelle la connaissance commune, limitée à ce qu'on perçoit directement. Son rôle est, comme le dit encore Durkheim, de nous faire «voir les choses autrement qu'elles n'apparaissent au vulgaire; car l'objet de toute science est de faire des découvertes et toute découverte déconcerte plus ou moins les opinions reçues» (Durkheim, 1950 : VII). Dans le même sens Pareto nous invite à nous méfier des «illusions du langage» et Weber des termes «imprécis» du vocabulaire courant, non pensés clairement. Si les trois auteurs sont d'accord sur cette « intentionalité» de la science et sur la nécessité de construire ses propres concepts pour répondre à son but, ils désignent cependant autrement cet ordre du latent, mais surtout ils divergent sur sa nature épistémologique. Il en résulte qu'ils donnent aussi une autre validité à leurs constructions conceptuelles. Weber appelle ce latent « motif », Pareto «résidu» et Durkheim, plus cartésien, «formes élémentaires» ou «simples» ou encore «primitives ». Si Pareto insiste dans divers passages sur le caractère hypothétique ou seulement heuristique de la notion de résidu et lui refuse toute réalité psychologique, il en est d'autres où il tend à substantialiser la notion en en faisant une constante de la nature humaine, ou en la confondant avec le sentiment ou l'instinct, en dépit de certaines précautions, par exemple lorsqu'il y voit des « manifestations» du sentiment ou de l'instinct. Ce qui est certain, c'est que, malgré ces ambiguïtés, le résidu n'est pas un fait observable; il s'agit d'un concept construit spécialement pour rendre compte de la complexité du réel (Freund, 1974 : 82-83). Durkheim au contraire voit dans les formes élémentaires un fondement réel, des «éléments permanents qui constituent ce qu'il y a d'éternel et d'humain dans la religion; ils sont tout le contenu objectif de l'idée qu'on exprime quand on parle de la religion en général» (Durkheim, 1968 : 6-7). Certes, ce qu'il appelle primitif n'est pas à confondre avec une origine radicale ou un commencement absolu, néanmoins il s'agit d'éléments simples que l'on retrouverait dans toute religion, une fois qu'on l'a dépouillée des apports complexes acquis au cours du développement historique. «Toutes les fois donc qu'on entreprend d'expliquer une chose humaine, prise à un moment déterminé du temps qu'il s'agisse d'une croyance religieuse, d'une règle morale, d'un précepte juridique, d'une technique esthétique, d'un régime économique - il faut commencer par remonter jusqu'à sa forme la plus primitive et la plus simple, chercher à rendre compte des caractères par lesquels elle se définit à cette période de son existence, puis faire voir comment elle s'est peu à peu développée et compliquée, comment elle est devenue ce qu'elle. est au moment considéré» (Durkheim, 1968 : 4-5). En conséquence, la forme élémentaire, qui constitue le latent par delà les apparences, n'est pas «un concept logique, un pur possible, construit par les seules forces de l'esprit. Ce qu'il nous faut trouver, 286 c'est une réalité concrète que, seule, l'observation historique et ethnographique peut nous révéler» (Durkheim, 1968 : 5 et 11). Le latent n'a rien d'hypothétique, il est ce qu'il y de plus simple qu'on peut observer scientifiquement. Ce que Weber appelle motif n'est pas un fait empiriquement constatable, ni une constante au sens du résidu de Pareto. Il est la raison ou l'ensemble des raisons latentes supposées auxquelles nous imputons, à la suite d'une interprétation, les agissements humains. Aussi Weber refuse-t-il de lui donner la valeur d'une explication ultime ou d'une détermination en dernière analyse, au sens où certains économistes voulaient expliquer l'activité économique uniquement par l'instinct d'acquisition et d'autres croyaient pouvoir réduire toutes les activités humaines à des manifestations du principe économique. Sans doute la notion de motif a pris une signification psychologique, mais celle-ci n'est pas exclusive, car les considérations psychologiques n'entrent en ligne de compte dans l'appréciation d'un événement ou d'un phénomène qu'au même titre que d'autres, suivant la nature de la recherche. Ce qui est important pour comprendre la position de Weber, c'est que le latent est un problème d'imputation et non de détermination définitive. La notion de motif a donc une valeur hypothétique, non point parce qu'il serait posé arbitrairement par le savant, mais parce que l'appréciation éduquée par les recherches, les connaissances et l'expérience humaine générale, a des chances d'être la plus pertinente possible, ou comme dit Weber, la plus adéquate. Il faut souligner ici la prudence épistémologique du sociologue, illustrée entre autres par le texte suivant: «Un comportement individuel semblable quant à son développement extérieur et à son résultat peut dépendre de constellations de motifs les plus diverses, dont la plus évidente du point de vue de la compréhension n'est pas toujours celle qui se trouvait effectivement en jeu. La «compréhension» d'une relation demande toujours à être contrôlée, autant que possible, par les autres méthodes ordinaires de l'imputation causale avant qu'une interprétation, si évidente soit-elle, ne devienne une «explication» compréhensible (Weber, 1965: 327). Cela revient à dire qu'il y a toujours un décalage entre l'interprétation du savant, si solide et si fondée soitelle scientifiquement, et le cours réel des choses. Non seulement ce décalage ne saurait être supprimé totalement, mais il est impossible du point de vue scientifique de faire coïncider absolument les deux termes de l'intercurrence : le cours réel et le cours construit par le chercheur. Pour bien comprendre la conception de Weber, il faut, ainsi qu'il l'a fait lui-même dans ses Etudes critiques de logique des sciences, faire correspondre la « recherche des motifs» et la « catégorie de possibilité objective », même si la plupart de ses commentateurs s'obstinent à négliger ce dernier point, pourtant essentiel de son épistémologie. La catégorie de possibilité objective a justement pour rôle de mettre en évidence le motif probable d'une action, étant donné l'impossibilité de la reproduire intégralement telle qu'elle s'est déroulée en fait. En effet, vouloir rendre compte intégralement d'un événe287 ment, dans son déroulement, dans ses motifs ou ses conséquences, cela constitue une tâche «non seulement impossible en fait, mais des événements, pour nous demander ensuite si, après cette sorte de absurde en principe» (Weber, 1965 : 298). Tout ce qu'on peut faire, c'est, au prix de certaines abstractions qui définissent le procédé de la possibilité objective, «modifier en pensée, dans un sens déterminé, un ou plusieurs composants causatifs incontestés du cours modification des conditions du devenir, nous «aurions pu nous attendre» au même résultat (dans les points essentiels) ou bien à un autre et lequel» (Weber, 1965 : 230). Pour Weber, par conséquent, le latent reste toujours putatif. Cette divergence dans l'explication scientifique «en profondeur », suivant l'expression consacrée aujourd'hui, conditionne la construction conceptuelle préconisée par les trois auteurs. On peut la caractériser de la manière suivante : Durkheim est attaché à une construction par simple représentation, Pareto cherche un équilbre et Weber y intègre l'utopie. Selon Durkheim, la réalité sociale, qui constitue une réalité sui generis, agirait de façon coercitive non seulement sur les consciences individuelles, mais aussi sur la recherche du sociologue. Reprenant la distinction entre l'intérieur et l'extérieur, il insiste sur le fait que la science considère les choses du dehors, y compris les idées et les représentations: «L'idée que nous nous faisons des pratiques collectives, de ce qu'elles sont ou de ce qu'elles doivent être, est un facteur de leur développement. Mais cette idée elle-même est un fait qui, pour être convenablement déterminé, doit, lui aussi, être étudié du dehors» (Durkheim, 1950: XV). Il veut dire par là que le fait social est une représentation collective, ayant une réalité spécifique et autonome, mais aussi qu'il est objectif par lui-même : mon «principe fondamental :., dit-il, est « la réalité objective des faits sociaux» (Durkheim, 1950 : XXIII et 3). Il en résulte que le sociologue doit se sentir « en présence de faits dont les lois sont aussi insoupçonnées que pouvaient l'être celles de la vie» (Durkheim, 1950 : XIV). Du moment que l'objectivité est dans le fait social, elle n'est pas seulement dans la représentation collective, mais elle détermine aussi l'objectivité de la recherche qui doit se soumettre à cette objectivité externe, le travail du savant consistant principalement dans l'élimination des préjugés, des pré-notions et du dogmatisme de la pensée vulgaire et dans l'élaboration de concepts aptes à saisir le développement des faits sociaux. On peut regretter que Durkheim n'ait pas élaboré davantage la théorie de la connaissance qui sert de fondement à sa construction conceptuelle. Les indications qu'il fournit semblent s'orienter vers une sorte d'idéalisme empirique, ainsi que le laissent supposer quelques rares textes. «Une sensation, écrit-il, est d'autant plus objective que l'objet auquel elle se rapporte a plus de fixité; car la condition de toute objectivité, c'est l'existence d'un point de repère, constant et identique, auquel la représentation !)eut être rapportée et qui permet d'éliminer tout ce qu'elle a de variable, partant 288 de subjectif» (Durkheim, 1950 : 44). On pourrait s'étonner de cette confusion entre variabilité et subjectivité si précisément on oubliait que l'objectivité est, à son, avis, dans l'objet et non dans le rapport du sujet connaissant à l'objet, car, dit-il, pour qu'une définition par exemple soit objective « il faut évidemment qu'elle exprime les phénomènes en fonction, non d'une idée de l'esprit, mais de propriétés qui leur sont inhérentes. Il faut qu'elle les caractérise par un élément intégrant de leur nature, non par leur conformité à une notion plus ou moins idéale» (Durkheim, 1950 : 34-35). Si Pareto raisonne en termes d'équilibre, c'est parce que sa théorie de la connaissance a pour fondement non la représentation, mais la notion de modèle. On peut même dire qu'il fut, avec sa conception de l'économie pure, un des précurseurs de la théorie du modèle, dont on connaît la fortune actuelle. A son avis, on s'engage dans un processus sans issue et sans bénéfice lorsqu'on cherche à analyser les diverses manifestations sociales, car non seulement ces manifestations sont indéfinies, de sorte qu'on ne parviendra jamais au bout, mais elles sont également hétérogènes, ce qui veut dire qu'on pourrait tout au plus accumuler des monographies extrêmement disparates entre elles. La science exige une rigueur et une précision que cette chasse perpétuelle aux faits singuliers ne saurait satisfaire. Si l'on veut dominer la diversité infinie du réel il faut d'abord reconnaître l'hétérogénéité des faits sociaux, c'est-à-dire reconnaître la spécificité du fait économique, celle du fait politique ou religieux; il faut ensuite construire un modèle de chacune de ces activités à partir de la relation fondamentale qui leur donne naissance, par exemple la satisfaction des besoins dans le cas de l'économie ou la distinction du supérieur et de l'inférieur dans le cas de la politique ; enfin il faut élaborer la théorie pure de ces activités en les considérant uniquement sous l'angle de leur relation fondamentale, sans l'intervention d'autres facteurs. C'est ainsi que l'économie pure «étudie l'homo oeconomicus qui est guidé uniquement par le désir d'obtenir le maximum d'utilité avec un minimum d'effort» (Busino, 1968: 27). Pareto reconnaît que les difficultés de construire de tels modèles et théories pures varient d'une activité à l'autre: l'économie par exemple s'y prête plus aisément que la politique. Cependant toute science doit y tendre, parce qu'il s'agit de la condition d'intelligibilité des mécanismes de chaque activité et de leur équilibre dans la société, malgré l'hétérogénéité de leurs buts et de leurs moyens. Il a également conscience du décalage entre la théorie et la pratique, puisqu'il admet qu'il y a peu de chances de pouvoir «tirer la solution pratique exclusivement des théories de l'économie pure» (Pareto, 1966b : 168) - d'ailleurs, à ses yeux, la science n'a pas à fournir de recettes. Néanmoins, ces constructions ne sont pas inutiles, car elles nous aident à comprendre des notions comme celles d'échange, de capital, de loyer, etc ... , quelles fonctions elles remplissent, d'autant plus qu'en général on se contente d'en avoir une idée vague pour les condamner ou les exalter en vertu de jugements moraux ou idéologiques, sans se demander si elles sont 289 nécessaires ou non au fonctionnement de l'économie (Pareto, 1966b : 116). La construction conceptuelle a donc pour tâche, en élaborant scientifiquement des modèles ou théories pures, de corriger les déficiences et les corruptions des représentations individuelles ou collectives, soumises à la pression des croyances, des idéologies, des intérêts et des aspirations immédiates et aveugles. Weber est le seul des trois à avoir explicité clairement sa propre conception de la construction conceptuelle, mais également celui qui apporte une véritable réflexion épistémologique sur la signification et la validité d'une telle construction en général. La construction conceptuelle qui lui est propre est celle de l'idéaltype qu'il définit comme une utopie. On commettrait cependant un contre-sens si l'on prenait cette dernière notion dans le sens actuellement courant d'anticipation quelconque, qu'elle soit fantaisiste ou imaginaire, prospective ou anticipatrice. Il me semble qu'il faut la considérer dans sons sens primitif de tableau idéal qui, selon Weber, opère une sélection dans la totalité du réel pour ne retenir que des éléments déterminés et qui par conséquent en néglige d'autres (Weber, 1965 : 180). Elle accentue la pureté utopique jusqu'à constituer, par gradation des éléments choisis dans le réel, «un cosmos non contradictoire de relations pensées» (Weber, 1965 : 180). Le rôle de l'idéaltype est de réunir des caractéristiques diffuses de phénomènes donnés isolément (par exemple l'artisanat en France, en Italie, en Allemagne, à l'époque du Moyen Age) en un tableau de pensée cohérent et homogène de l'artisanat médiéval pour pouvoir, en retour, déterminer si tel type d'artisanat ou l'artisanat d'une ville quelconque, à une époque donnée, répond ou non à cette construction, s'en écarte ou non, sur quels points et de quelle manière. A ce titre la construction intellectuelle sert à guider l'élaboration des hypothèses, à fixer des concepts clairs et univoques, à préciser leur signification par rapport à des concepts analogues, utilisés pour comprendre un autre type d'économie, par exemple celle du capitalisme moderne. Il est évident que ces idéaltypes n'ont de valeur que si les présuppositions qui servent de base à la construction sont pertinentes ou non. Cette théorie de l'idéaltype étant bien connue, il ne me semble pas besoin de la commenter autrement, sauf pour insister sur son caractère utopique, que Weber résume de la manière suivante: «Pour démêler les relations causales réelles, nous en construisons d'irréelles» (Weber, 1965 : 319). C'est, en effet, l'une des caractêrtstiques de l'utopie, de sélectionner dans la réalité certains éléments déterminés, de les accentuer par gradation jusqu'à l'irréalité, afin de mettre ainsi mieux en évidence, par contraste, les structures de la société réelle. Ce qui sépare Weder des utopistes ordinaires, c'est que l'idéaltype évite toute appréciation morale, la construction qu'il élabore n'ayant aucun caractère idéal au sens d'un devoir-être ou d'un modèle exemplaire. Il s'agit donc d'un simple moyen de connaissance qui, selon son propre aveu, est une application de la catégorie de possibilité objective (Weber, 1965 : 183, 175). Son seul but est donc cognitif: 290 contribuer à dépasser les confusions lorsque nous étudions la nature et la signification des individualités historiques ou sociologiques. On ne saurait cependant dire que l'idéaltype de Weber serait épistémologiquement supérieur à la représentation de Durkheim ou au modèle Pareto, le seul critère de validité étant chaque fois leur fécondité pour la recherche. Ce qu'il faut cependant souligner, c'est que Weber est le seul des trois qui ait essayé de déterminer les limites et la signification de la construction conceptuelle du point de vue d'une théorie générale de la connaissance, et non point par simples allusions. En aucun cas elle ne saurait être une «copie» du réel au sens où un concept pourrait embrasser la totalité du contenu de la réalité qu'il désigne: elle peut être plus ou moins «adéquate» à son objet, mais non lui correspondre en tout point ou être strictement son équivalent. On ne peut même pas dire que les éléments « simples» qu'elle réussit à dégager seraient identiques à ce qui serait simple dans le réel, car la notion de simplicité est elle-même une construction. II subsistera donc toujours un décalage entre le cours réel des choses et la description ou l'analyse que nous en faisons, du fait que celles-ci constituent par nature des procédés idéels. Aussi la validité de toute construction conceptuelle est-elle nécessairement «relative et problématique» (Weber, 1965 : 191). Deux raisons essentielles expliquent ces limites de leur validité. D'une part il n'existe pas de construction conceptuelle sans présuppositions, qui constituent la part inévitable de subjectivité qu'introduit le savant. La science étant elle-même une construction conceptuelle, il ne saurait non plus y avoir de «science sans présuppositions» (Freund, 1973a). D'autre part, par sa nature même, tout concept figure le réel, c'est-à-dire qu'il n'est qu'une représentation finie et limitée non seulement de l'infinie réalité, mais aussi de l'objet qu'il appréhende, dont le contenu réel est infini intensivement. II n'existe donc pas de concept qui serait absolument coextensif à son objet, de sorte que même la somme de tous les concepts possibles ne saurait être coextensive à la réalité dans sa totalité et son intégralité. Aucune science ni la somme de toutes les sciences ne seront en mesure d'épuiser le réel. b) Le fait et la valeur Par présupposition il ne faut pas seulement entendre les conditions de Kant, mais aussi les références subjectives, souvent personnelles ou idéologiques qui, dans les sciences humaines ou sociales tout particulièrement, orientent consciemment ou non l'investigation du savant. Ce sont ces options qu'on a appelé à la suite du post-kantisme ou du néo-kantisme les valeurs. Elles signifient qu'en plus de la subjectivité transcendentale, d'autres éléments interviennent qui dépendent des choix particuliers du savant, du fait qu'il décide d'étudier tel problème plutôt qu'un autre, dans l'esprit du capitalisme ou de socialisme, du progrès ou de la décadence, etc. Il n'y a pas de doute que le fait d'être a priori de la connaissance, au sens de la transcendentalité 10 291 athée ou religieux, libéral ou libertaire, collectiviste ou individualiste, conditionne d'emblée la sélection des phénomènes et aussi leur interprétation. Sans doute faut-il mettre au crédit de la critique idéologique, aujourd'hui courante, la mise en évidence de ce principe épistémologique, bien que les Idéologues soient les premiers à le contester du fait qu'ils considèrent la question sous l'angle politique de l'ami et de l'ennemi. Le résultat en est qu'on a sombré dans une sorte de délire de la subjectivité, que Pareto, Durkheim et Weber ont essayé de prévenir par des voies différentes. Tous les trois reconnaissent cependant les difficultés de la procédure qui doit conduire à l'objectivité et ils les situent également dans l'intrusion des valeurs et de l'idéologie dans la démarche du savant (3). On peut même constater qu'ils parlent parfois le même langage, en particulier lorsqu'ils estiment que la tâche du savant consiste à «voir la réalité des faits» (4). La formule est pourtant équivoque parce que la notion de fait est ambiguë: ils l'entendent tantôt comme le donné qui serait par lui-même objectif, auquel il faudrait comparer la construction intellectuelle pour éprouver sa validité objective (5), tantôt comme le résultat de l'activité scientifique. Autrement dit, le fait est-il ce dont la science part ou bien ce à quoi elle aboutit? Il n'y a pas de doute qu'ils font tous les trois plus ou moins explicitement la distinction, mais il leur arrive encore plus fréquemment de glisser sans précaution d'un sens à l'autre et de ternir ainsi la rigueur de leurs raisonnements. C'est cependant chez Weber que la confusion porte le moins à conséquence, parce qu'il intègre l'évaluation dans la démarche du chercheur, tandis que Durkheim et Pareto ont plutôt tendance à l'exclure. Cette différence tient sans doute au fait qu'ils se font une idée différente de la valeur et du même coup de la relation entre fait et valeur. Pour Durkheim et Pareto les faits doivent être considérés et traités comme des «choses» (Durkheim, 1950 : 27 ; Pareto, 1968 : § 119), ce qui exclut la prise en compte des valeurs dans la démarche scientifique. Sans doute Pareto reconnaît-il l'importance déterminante des valeurs, sous forme d'intérêts, de sentiments, d'idéologies et de résidus, dans la conduite ordinaire des hommes et dans leurs actions - il admet même que «les phénomènes sociaux sont principalement déterminés par les sentiments et les intérêts, et seulement d'une manière très secondaire par des raisonnements logiques et expérimentaux» (3) En ce qui concerne l'idéologie chez Durkheim (Durkheim, 1950: 20, 29, 49). Sur l'idéologie chez Pareto, voir Bobbio (1968) et Tommissen (1973). Sur l'idéologie chez Weber (Freund, 1973b). (4) La formule est de Weber (Weber, 1965 : 131). On en trouve d'autres analogues chez les deux autres auteurs. (5) C'est ainsi que Weber parle souvent de « la comparaison entre l'idéal type et les faits» (par exemple Weber, 1965 : 198), Durkheim d'un « critère objectif inhérent aux faits eux-mêmes» (Durkheim, 1950: 49) et Pareto de vérification par les faits (par exemple Pareto, 1968 : § 61). Voir également (Pareto, 1966b : 240). 292 (Pareto, 1966c : 309) - mais il les expulse radicalement de l'investigation scientifique, qu'ils ne pourraient que troubler et fausser. La méthode scientifique procède d'une façon purement logique et expérimentale, elle renonce en conséquence à toute appréciation et à tout jugement de valeur: «Nous raisonnons exclusivement sur les choses et non sur les sentiments que leurs noms éveillent en nous. Ces sentiments nous les étudions comme de simples faits extérieurs» (Pareto, 1968: § 69). Dans le compte rendu qu'il a fait du Suicide de Durkheim, il reproche à celui-ci de n'avoir pas toujours suivi ses propres règles, parce qu'il étudie les faits non tels qu'ils se passent, mais tels qu'ils devraient à son avis se passer (Pareto, 1966c : 123). Durkheim de son côté a tendance à confondre valeur et idéal (Durkheim, 1951 : 139), et par elle-même, la science écarte l'idéal parce qu'elle n'examine que des choses et qu'elle étudie celles-ci « de dehors ». Si l'idéal ou la valeur ont leur raison d'être comme norme d'orientation dans la vie pratique, ils ne peuvent cependant intervenir dans la science que comme des «faits» à étudier au même titre qu'une représentation collective. La sociologie, dit-il, «ne traite de l'idéal que pour en faire la science. Non pas qu'elle entreprenne de le construire ; tout au contraire, elle le prend comme une donnée, comme un objet d'études, et elle essaie de l'analyser et de l'expliquer. Dans la faculté d'idéal elle voit une faculté naturelle, dont elle cherche les causes et les conditions» (Durkheim, 1951 : 141). Tout autre est le point de vue de Weber, peut-être parce qu'il n'entend pas uniquement par valeur l'idéal ou la norme de vie pratique, mais le résultat d'une évaluation quelconque. Comme telle, elle intervient aussi dans la démarche scientifique, dans la mesure où le savant n'accumule pas simplement des faits, mais les interprête en établissant entre eux des relations diverses de causalité, de finalité, de correspondance, de subordination, etc. Autrement dit, le fait scientifique n'est pas une chose, et comme tel scientifiquement préformé, mais il est le résultat d'une évaluation par interprétation, les valeurs constituant des présuppositions qui orientent la recherche. En vertu de quoi considérons-nous un fait comme plus important qu'un autre, plus typique, plus caractéristique ou encore plus significatif? Ces valorisations ne sont pas inscrites dans les faits comme si elles étaient des qualités qui leur seraient inhérentes; elles ne dépendent pas non plus du jugement de valeur du sujet, au sens où il pourrait leur attribuer ces caractères en vertu de prises de position personnelles, non scientifiques, d'ordre politique, moral, religieux ou autre. Pour Weber l'objectivité n'est pas donnée dans l'objet, elle ne dépend pas non plus du seul sujet, mais elle est dans l'acte de connaître qui s'efforce de saisir de la façon la plus cohérente et la plus complète possible un fait en rapport avec d'autres faits, à partir de points de vue déterminés. C'est ce qu'il appelle le rapport aux valeurs. Cette notion n'a rien de commun avec le jugement de valeur qui apprécie ou déprécie, approuve ou désapprouve ; elle indique que l'analyse ne vaut que dans les limites du point de vue choisi ou dans les limites 293 des valeurs auxquelles on rapporte l'objet étudié. Un problème qui est significatif en économie du point de vue de l'échange peut donc ne pas l'être si on le rapporte à la notion de distribution; celui qui est significatif du point de vue religieux peut ne pas l'être du point de vue économique ou politique. La catégorie du rapport aux valeurs implique donc qu'on peut penser un objet sous divers rapports aux valeurs possibles ou, comme dit Weber, elle présuppose «la faculté de changer' de point de vue' à l'égard de l'objet» (Weber, 1965 : 282). Je peux par exemple prendre comme rapport aux valeurs le socialisme ou l'anarchisme (Weber, 1965 : 411) et mettre par là en évidence des relations dans la société dont on ne soupçonnait pas jusqu'alors l'importance. Cependant si je considère que seul le rapport de valeurs au socialisme est valable ou qu'il vaut uniformément et indistinctement pour n'importe quel objet, le rapport aux valeurs se dégrade alors en un jugement de valeur partisan, c'est-à-dire une appréciation qui n'a plus rien de scientifique. Autrement dit, un objet n'est significatif ou important que dans les limites du point de vue choisi ou des valeurs auxquelles on le rapporte; il ne l'est pas universellement à tous les points de vue possibles. La grande différence entre l'épistémologie wébérienne et celle de Pareto et de Durkheim réside en ce qu'il intègre la valeur dans l'appréciation scientifique des faits. En ce sens un fait, comme la culture par exemple, n'est pas une simple chose, mais une valeur : « Le concept de culture est un concept de valeur. La réalité empirique est culture à nos yeux parce que et tant que nous la rapportons à des idées de valeur, elle embrasse les éléments de la réalité et exclusivement cette sorte d'éléments qui acquièrent une signification pour nous par ce rapport aux valeurs» (Weber, 1965: 159). C'est en considérant cette signification du rapport aux valeurs qu'il faut comprendre une autre notion wébérienne, dont nous reparlerons plus loin, dans le paragraphe consacré à la méthodologie: celle de neutralité axiologique. Contrairement à certaines mésinterprétations courantes, cette neutralité ne signifie pas que Weber refuse de prendre en compte les valeurs dans la démarche scientifique. Au contraire ! C'est justement parce qu'il les intègre dans l'appréhension des objets qu'il importe que le savant ne discrédite pas le rapport aux valeurs en jugement de valeur, l'évaluation objective dans certaines limites dans une pure appréciation subjective sans limites. 2. - Connaissance et métaphysique Comme toutes les épistémologies qui se réfèrent directement ou indirectement à la théorie kantienne de la connaissance, surtout lorsqu'elles se réclament aussi du positivisme, celles de Pareto, Weber et Durkheim manifestent une grande méfiance à l'égard de la métaphysique. C'est Pareto qui porte les jugements les plus durs. Il voit pratiquement en elle l'image de l'anti-science. En effet, elle part de certitudes a priori, tandis qu'on parvient à la vérité scienfiqiue après 294 de longues recherches ; ses concepts ne correspondent à rien de réel, aussi y voit-il le type d'une discipline où triomphent les raisonnements pseudo-logiques. Weber est plus prudent, et tout compte fait, il lui reconnaît même une certaine légitimité dans son ordre, mais il récuse son désir de totalité et d'unicité qui ne peut que gâter le souci de la différenciation propre à l'esprit scientifique. Durkheim est soupçonneux à l'égard de son caractère spéculatif et de sa méthode qui essaie de comprendre le fond des êtres de l'intérieur, alors que la science considère les choses «du dehors », comme «détachés des sujets conscients qui se les représentent» (Pareto, 1968 : §§ 22, 490, 582 ; Weber, 1965: 173 ; Durkheim, 1950 : XIV, 28). Au fond, ils estiment que la métaphysique n'est pas une connaissance véritable, bien qu'elle manifeste la prétention d'être une science. C'est donc en analysant l'idée qu'ils se font de la science qu'on arrive à mieux comprendre leur relative hostilité à la métaphysique. a) La science est une connaissance de relations et qui opère avec des relations, de sotte qu'elle ne saurait prétendre à une connaissance substantielle des choses ou des êtres. Pareto par exemple estime qu'elle ne saurait établir que des uniformités, c'est-à-dire des rapports plus ou moins constants entre les faits, auxquels on ne saurait même pas attribuer la valeur de lois nécessaires. L'idée d'approfondir les choses pour saisir leur « essence» est de ce fait étrangère à la science. Pour Weber la construction conceptuelle et tout particulièrement l'idéaltype n'a qu'une validité formelle et par conséquent ne saurait prétendre à la validité empirique. Ce fut précisément l'erreur de Marx d'avoir donné une telle validité empirique aux concepts principaux de son système et de les avoir ainsi transformé en « idées» métaphysiques. La position de Durkheim sur ce point est sans doute la plus nette, dans la mesure où il croit que ces rapports permettent d'établir de véritables lois (pareto, 1968 : §§ 19, 69, 97, 114 ; Weber, 1965 : 200 ; Durkheim, 1950 : 79). b) La science est une connaissance partielle de la réalité qui procède par approximations successives, de sorte qu'il y a peu de chances qu'une science puisse un jour être définitivement achevée. Sur ce point leur avis est unanime. «Il faut aborder le règne social par les endroits où il offre le plus de prise à l'investigation scientifique, dit Durkheim. C'est seulement ensuite qu'il sera possible de pousser plus loin la recherche et, par des travaux d'approche progressifs, d'enserrer peu à peu cette réalité fuyante dont l'esprit humain ne pourra jamais, peut-être, se saisir complètement» (Durkheim, 1950: 46). Pareto lui fait écho : «Toutes nos recherches sont donc contingentes, relatives,et donnent des résultats qui ne sont que plus ou moins probables, tout au plus très probables ... Nous procédons par approximations successives» (Pareto, 1968 : § 69). Dans les sciences, déclare de son côté Weber «notre destin, mais encore notre but à nous tous est de nous voir un jour dépassés. Nous ne pouvons accomplir un travail sans espérer en même temps que d'autres iront plus loin que nous. En principe ce progrès se prolonge à l'infini» (Weber, 1959 : 295 76). Dans ces conditions il est peu vraisemblable que l'on parvienne à une vision totalisante des choses comme semble le supposer la métaphysique. Malgré les précautions prises et malgré les justifications, qu'ils fondent sur la nature du travail scientifique, ils n'ont cependant pas réussi à éviter toute référence à la métaphysique. Quand on considère les fondements de leurs épistémologie, on constate qu'ils impliquent un choix métaphysique. Pareto croit par exemple à une relative identité de la nature humaine dans le temps, au point que les choses changent dans leurs formes sans modification du fond (Pareto, 1965 : 138). C'est également adopter une attitude métaphysique que de faire de l'individu l'élément de base de la société, celle-ci devenant ainsi un «agrégat» d'individus (Pareto, 1964: 70). Weber partage le même point de vue quand il déclare : «La sociologie compréhensive (telle que nous la concevons) considère l'individu isolé et son activité comme l'unité de base, je dirai son «atome» si l'on me permet d'utiliser en passant cette comparaison imprudente» (Weber, 1965 : 345). Sa vision du monde, caractérisée par l'antagonisme des valeurs et le polythéisme, relève aussi de la métaphysique. D'ailleurs il le reconnaît lui-même: «Toute méditation empirique sur ces situations nous conduirait, selon la juste remarque du vieux Mill, à reconnaître que le polythéisme absolu est la seule métaphysique qui leur convienne» (Weber, 1965 : 345). Sa conception de 1'« expérience humaine génél'ale» comporte au moins certains aspects métaphysiques. On peut faire des remarques analogues à propos de la conception que Durkheim se fait de la société, précisément parce qu'elle est à l'opposé de celle de Pareto et de Weber, mais tout aussi peu légitimée scientifiquement. On lui a fait souvent le reproche, qui n'est pas toujours justifié, d'avoir substancialisé la société. A tout le moins faut-il constater que certaines formulations prêtent à équivoque, par exemple lorsqu'il dit à propos des représentations collectives que «n'ayant pas l'individu pour substrat, [elles] ne peuvent en avoir d'autre que la société» (Durkheim, 1950: 5). On peut en dire autant de sa distinction entre la connaissance du dedans et la connaissance du dehors, de la réalité objective des faits sociaux en eux-mêmes, des propriétés qui seraient «inhérentes» à ces faits, du refus de considérer les relations sociales sous l'aspect de la finalité, ou encore de sa constante référence à une nature des choses. Il ne s'agit pas de se livrer au jeu facile de mettre des auteurs en contradiction avec eux-mêmes, mais de soulever un certain nombre de questions: est-il possible de faire de l'épistémologie pure, indépendamment de toute référence à des positions métaphysiques? Celles-ci méritent-elles le discrédit qu'on a jeté sur elles au nom de la science? La métaphysique a-t-elle jamais prétendu au titre de science, au sens étroit que le terme a pris depuis l'apparition des sciences positives ? Ne constitue-t-elle pas, à côté de la science et d'autres formes du savoir, une connaissance spécifique, fondée sur la méditation et la contemplation ? Il n'est évidemment pas question de donner ici 296 une réponse à ces interrogations; il suffit que l'épistémologie des auteurs que nous considérons y renvoient comme n'importe quelle autre épistémologie, y compris celles qui sont le plus hostiles à la métaphysique. 3. - Théorie et pratique Sur ce point il y a également convergence entre les trois auteurs, mais avec des nuances différentes. Ils sont d'accord pour reconnaître que le but de la science est spécifique et que par conséquent on ne saurait mélanger les intentions théoriques et les applications pratiques. Aussi ne cherchent-ils pas dans la pratique une confirmation de la théorie. Il ne faut pas confondre les deux ordres. La théorie ne peut se justifier que théoriquement. Un fait est valable scientifiquement pour des raisons scientifiques et non pas pour des motifs politiques, moraux, religieux ou autres. Parfois même ils expriment leur pensée dans des formulations assez voisines. Ainsi Durkheim précise: «Vis-à-vis des doctrines pratiques, notre méthode permet et commande la même indépendance. La sociologie ainsi entendue ne sera ni individualiste, ni communiste, ni socialiste, au sens que l'on donne vulgairement à ces mots. Par principe, elle ignorera ces théories auxquelles elle ne saurait reconnaître de valeur scientifique, puisqu'elles tendent directement, non à exprimer les faits, mais à les réformer» (Durkheim, 1950 : 140). Pareto exprime un sentiment analogue : «On entend souvent parler d'une économie politique libérale, chrétienne, catholique, socialiste, etc. Au point de vue scientifique, cela n'a pas de sens. Une proposition scientifique est vraie ou fausse, elle ne peut en outre satisfaire à une autre condition, telle que celle d'être libérale ou socialiste. Vouloir intégrer les équations de la mécanique céleste grâce à l'introduction d'une condition catholique ou athée serait un acte de pure folie» (Pareto, 1965 : t. 1 : 2). Max Weber est tout aussi hostile à une mise au service de la science à une quelconque doctrine partisane, qu'elle soit politique, religieuse ou morale (6). Comme presque toujours, des trois, c'est la position de Pareto qui est la plus catégorique. C'est dans le Marnuel d'économie politique qu'il l'exprime avec le plus de netteté: «L'auteur peut se proposer uniquement de rechercher les uniformités que présentent les phénomènes, c'est-à-dire leurs lois, sans avoir en vue aucune utilité pratique, sans se préoccuper en aucune manière de donner des recettes, ou des préceptes, sans rechercher même le bonheur, l'utilité ou le bien-être de l'humanité ou d'une de ses parties. Le but est dans ce cas exclusivement scientifique; on veut connaître, savoir, sans plus» (Pareto, 1966c: 2-3; 1964: t. l, 22). Dans le Traité de sociologie il se contente de rappeler cette attitude (Pareto, 1968 : § 87). Ce n'est pas qu'il nierait que la science puisse servir pra(6) C'est le thème même de sa « neutralité axiologique ». 297 tiquement, à l'ingénieur par exemple (ce fut son cas), ou encore que la chimie puisse être appliquée à l'agriculture. Ce qu'il réprouve, c'est le comportement du savant qui veut se faire le conseiller des autres, comme si, parce qu'il est savant, il était plus apte à diriger une action. Or, l'action est soumise à d'autres normes que la science, en particulier le sentiment y prend le plus souvent plus d'importance que le raisonnement. Pour Weber aussi il y a une différence insurmontable entre la connaissance théorique et l'activité pratique, «entre l'argumentation qui s'adresse à notre sentiment et à notre capacité d'enthousiasme pour des buts pratiques et concrets ou pour des formes et des contenus culturels et celle qui s'adresse à notre conscience, quand la validité de normes éthiques est en cause, et enfin celle qui fait appel à notre faculté et à notre besoin d'ordonner rationnellement la réalité empirique, avec la prétention d'établir la validité d'une vérité d'expérience» (Weber, 1965 : 131). Un savant peut tout au plus éclairer l'homme d'action sur les conditions dans lesquelles il est appelé à agir, sur les valeurs qui se trouvent en jeu et sur les antagonismes qu'il risque de rencontrer, mais il ne saurait lui imposer une ligne de conduite : «Une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu'il doit faire, mais seulement ce qu'il peut et - le cas échéant - ce qu'il veut faire» (Weber, 1965: 126). La science peut être compétente dans l'analyse des moyens et des conséquences possibles d'un acte, il ne lui appartient pas de fixer un but (Weber, 1959 : 98-99). Certaines phrases de Durkheim, quand on les sort de leur contexte pourraient faire croire qu'il serait d'une opinion diamétralement différente, par exemple celle-ci : «Mais de ce que nous nous proposons avant tout d'étudier la réalité, il ne s'ensuit pas que nous renoncions à l'améliorer: nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif» (Durkheim, 1967a : XXXVIII-XXXIX). Sans doute croit-il également que la connaissance théorique peut nous mettre en état de mieux résoudre les problèmes pratiques, qu'elle peut aussi nous aider à orienter notre conduite et même « à déterminer l'idéal vers lequel nous tendons confusément» mais il corrige assez rapidement ce que ces formules peuvent contenir d'imprudence en précisant que la science doit rester indépendante, qu'elle ne saurait se soumettre à aucun parti ni aucune doctrine, qu'elle peut éclairer les choix sans être un instrument de réformes. Si elle peut éventuellement apporter des solutions, elles ne sont jamais que partielles (Durkheim, 1950 : 140-141) (7). Par conséquent, l'attitude de Durkheim est plus réservée qu'on ne le dit en général, quoiqu'elle reste moins rtgoureuse que celle des deux autres sociologues. Cela dit, il n'y a pas de doute que sa position reste ambiguë, car on ne saisit pas toujours clairement la différence (7) Voir également, p. 17, ses considérations des « explications» et non des « remèdes ». 298 sur la science qui apporte entre l'amélioration que la science peut apporter et son incompétence à réformer la réalité. A lire attentivement les textes, il semble que Durkheim avait plutôt en vue un changement dans les esprits, en ce sens que la science et plus particulièrement la sociologie pourraient contribuer à débarrasser les êtres de passions aveugles et de préjugés inutiles. Son influence etson action seraient plus indirecte que directe, dans le sens de ce qu'on appelait à l'époque une « réforme intellectuelle et morale ». II. - Les orientations méthodologiques La réflexion épistémologique, en tant qu'elle est une étude critique portant sur la nature de la science, sur la portée et les limites de ses résultats, est liée à certaines servitudes que détermine le développement même des sciences. Son domaine est donc bien circonscrit; il est défini par le champ de l'activité scientifique en général. Les innovations épistémologiques sont donc en général tributaires des innovations qui se produisent dans les sciences elles-mêmes. Il paraît par exemple difficilement concevable que Kant aurait pu élaborer sa critique de la connaissance dans l'ignorance des travaux de Newton. De même, ce sont les découvertes d'Einstein et de Plank, ainsi que la constitution de sciences nouvelles comme la sociologie, qui ont été à l'origine du renouvellement de l'épistémologie au cours de ce siècle. Il existe aussi une limitation logique de l'épistémologie, du fait qu'il ne saurait y avoir deux types de sciences absolument contradictoires, qui répondraient chacune à une autre forme de scientificité. Certes, il est possible de partir à l'intérieur de chaque science de postulats différents, mais la science en général, en tant qu'elle est une essence, est liée à des présupposés invariables, qui font qu'elle est science et non pas autre chose ou son contraire. On comprend donc assez aisément que, malgré certaines divergences, dues surtout au fait que l'épistémologie reste soumise aux grands courants philosophiques que constituent les interprétations idéalistes et réalistes, matérialistes et spiritualistes, il y ait cependant une certaine entente sur le statut de la sociologie. La principale divergence concerne la délicate question de l'évaluation des faits dans l'interprétation de la réalité. Sur ce point la réflexion de Weber semble plus construite que celle des deux autres. Les méthodes par contre, parce qu'elles sont des techniques, sont plus ouvertes aux innovations. Les procédés peuvent être extrêmement divers; ils sont tous valables s'ils stimulent par leur fécondité la recherche et s'ils conduisent à des résultats de caractère scientifique. Sans doute le choix d'une méthode n'est pas étranger à la conception épistémologique que l'on se fait de la science, mais la liberté du savant est plus grande, étant donnée la multiplicité des procédés, évidemment dans le respect de la démarche scientifique. Aussi les différences seront-elles plus sensibles entre les trois auteurs en ce qui concerne 299 la méthodologie, non pas seulement parce qu'ils estimeront qu'un procédé est préférable à d'autres, mais aussi parce qu'ils inventeront d'autres orientations méthodologiques. Ils sont toutefois d'accord sur un point, c'est qu'il ne saurait y avoir d'orthodoxie en ce domaine, du fait qu'une méthode qui était féconde dans certaines circonstances ne l'est plus forcément dans d'autres. «En fait de méthode, dit Durkheim,... on ne peut jamais faire que du provisoire; car les méthodes changent à mesure que la science avance» (Durkheim, 1950 : XII). De son côté Pareto remarque: «Il n'y a pas de méthode scientifiquement infaillible, il y en a de plus ou moins bonnes. Allant à un extrême opposé, quelques-uns des novateurs ont conclu qu'on ne pouvait étudier l'économie politique, si ce n'est au moyen de la méthode mathématique; on niait le progrès qu'ils avaient fait faire à la science; ils ont nié à leur tour les progrès qu'elle devait à leurs prédécesseurs» (Pareto, 1966b: 4, 28). Il répète dans le Traité de sociologie: «Nous n'entendons pas le moins du monde affirmer que notre méthode soit meilleure que les autres ; le terme de meilleur n'ayant ici du reste aucun sens» (Pareto, 1968: § 70). Le sentiment de Weber sur ce point peut même passer pour paradoxal : on peut se faire une conception inexacte sur les méthodes qu'on emploie et pourtant faire un travail scientifique correct. De toute façon, en matière de méthodologie, c'est également la diversité des points de vue possible qui est déterminante. En effet, la réflexion méthodologique ne prend de l'importance «qu'au moment où, à la suite de déplacements considérables des « points de vue» sous lesquels une matière devient l'objet d'une étude, on en arrive à penser que les nouveaux «points de vue» exigent également une révision des formes logiques dont 1'« entreprise» traditionnelle s'était jusqu'alors contentée et qu'il en résulte une certaine insécurité à propos de la « nature» de son propre travail » (Weber, 1924). Dans les sciences sociales une méthode comporte en général, quoique non nécessairement, deux aspects : d'une part une démarche intellectuelle définie, selon des règles plus ou moins précises, d'autre part des procédés techniques s'appuyant ou non sur un matériel d'enquêtes ou des appareils de toutes sortes. On peut évidemment se limiter au seul premier aspect. Quel a été l'apport de Weber, Durkheim et Pareto dans les deux cas ? 1. - Innovations techniques Weber a été l'initiatieur en sociologie de certaines méthodes de travail, qu'il ne fut pas le premier à utiliser, certes, puisque des historiens l'ont précédé dans cette voie, mais dont il a montré l'apport déterminant pour des études sociologiques précises. Très jeune, il s'est préoccupé de comprendre l'évolution interne des sociétés en se livrant à des recherches d'archives pour connaître la vie sociale d'une époque sous tous ses aspects, économique, religieux, politique, etc. Le plus souvent, à son époque, la sociologie se résumait en aperçus généraux, 300 plus ou moins philosophiques et non fondés sur des analyses minutieuses, sur la société en général ou sur des institutions courantes. Weber par contre s'est attaché à étudier dans le détail des phénomènes plus discrets, par exemple l'agrimensure romaine et ses aspects juridiques, les documents concernant des familles de commerçants comme les Peruzzi ou les Alberti, pour déterminer l'évolution sociale en profondeur. On peut se rendre compte de cette méthode en lisant Agraruerhiilinisse im. Altertum, Zur Geschichie der Homdelsçeeeûschaften. im. Mittelalter, etc. (Weber, 1924). Ces travaux préfigurent une méthode dont la fécondité se révélera avec l'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme ou les volumes sur la Reliçionssozioloçie. Nous pouvons nous faire aujourd'hui une idée de cette méthode grâce à la thèse de Weyembergh, dont une bonne partie est consacrée aux travaux mentionnés (Weyembergh, 1972). On peut d'ailleurs s'étonner du peu d'intérêt qu'on a manifesté jusqu'à présent, du point de vue méthodologique, pour ces travaux de jeunesse de Weber, puisque de l'ensemble des volumes de l'œuvre complète seul ces Gesammelte Aufsiiize zur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte n'ont pas été réédités, alors qu'ils inaugurent des recherches qui se multiplient de nos jours et qu'on y trouve aussi, comme l'a bien montré Weyembergh, la première formulation, encore imprécise de l'idéaltype (Weyembergh, 1972 : 24). Weber a également fait œuvre originale en méthodologie à un autre titre: il fut l'un des premiers sociologues à pratiquer l'enquête sur le terrain, dont l'essentiel est condensé dans son rapport: Die Ve1·hiiltnisse der Landarbeiter in ostelbischen Deutschland (8). Il y montre comment la structure agraire et la position des Junkers sont en train de se modifier dans cette région, l'opposition qui se manifeste entre les intérêts des propriétaires fonciers et ceux des industriels, etc. On peut, certes, critiquer les conclusions politiques que Weber en a tirées : le travail reste cependant exemplaire pour tous ceux qui pratiquent l'enquête sur le terrain, car on y voit comment le jeune savant a réussi à dominer un problème extrêmement complexe. C'est déjà la sociologie compréhensive qui se dessine dans cette étude, car, comme le souligne Weyembergh: «ceci est capital pour la méthode wébérienne, il ne suffit pas de connaître les faits, il faut encore savoir comment les acteurs réagissent subjectivement à l'égard de ceux-ci ~ (Weyembergh, 1972 : 42). Il est vrai, les méthodes de l'enquête sur le terrain ont été affinées par la suite et on y a ajouté de nouveaux procédés, mais ces perfectionnements ne diminuent en rien la validité de ceux adoptés alors par Weber. Le mérite de Durkheim à cet égard est aussi grand : il fut égale- (8) Cette enquête a d'ailleurs fait l'objet de plusieurs communications de Weber, dont certaines sont reprises dans les Gesammelte Aufsiitze zur Sozial - und Wirtschaftsge8chichte. Elle est aussi à la base de l'Antrittsrede, bien connue, à l'Université de Fribourg en 1894: Der National8taat und die. Volk8wirt8chaftPQlitik. 301 ment l'initiateur de procédés nouveaux, dont l'importance pratique dépasse les vues méthodologiques qu'il a exprimées dans les Règles de la méthode sociologique, qui sont loin de retracer au plan théorique la procédure qu'il utilisait dans son activité pratique de savant. C'est dans ses deux ouvrages, Les [ormes élémentaires de la vie religieuse et Le Suicide qu'il faut chercher son originalité en matière de méthode, même si, à l'occasion, il suit des voies qui lui sont devenues familières à la suite de son séjour en Allemagne. Sans doute, on peut discuter aujourd'hui, à la lumière d'autres recherches, certains point de vue qu'il y exprime: il n'en demeure pas moins qu'il a fait œuvre de précurseur. Bien qu'il ne fût pas à proprement parler ethnologue et qu'il n'ait fait que travailler sur des documents, les formes élémentaires ont non seulement renouvelé ce genre d'études en France, mais, grâce à l'association de l'analyse historique et ethnologique, Durkheim fut un des premiers à susciter l'intérêt pour les sociétés non européennes et à faire comprendre qu'il faut les étudier dans leur contexte et non pas par rapport à nos sociétés. Le Suicide est l'illustration de l'emploi de la méthode statistique pour l'analyse d'un phénomène social, afin de déterminer «sa permanence et sa variabilité» (Durkheim, 1967b : 14). Par cet ouvrage il a frayé une voie nouvelle, celle de la recherche des «relations intemporelles entre variables» (Boudon, 1969 : 7) et des corrélations entre un phénomène déterminé et les divers facteurs économiques, politiques, familiaux, etc., non plus sur la base d'une appréciation purement littéraire, mais sur celle d'une approximation quantitative. Pareto est le seul des trois qui n'ait pas été l'ouvrier de techniques nouvelles de recherche. La méthode logico-expérimentale n'est au fond qu'une méthode de cabinet. Certes, Pareto prône l'observation des faits et l'expérimentation. En réalité, ces notions restent équivoques, car il s'agit beaucoup plus, comme le montrent les notes nombreuses au bas des pages du Traité de sociologie, d'une appréciation personnelle d'événements courants et de réflexions fondées sur l'expérience humaine générale, que de l'observation et de l'expérimentation au sens de Claude Bernard par exemple, auquel Pareto fait allusion. Ce que révèle la lecture du Traité de sociologie, c'est que Pareto a été un lecteur attentif des journaux, qu'il cherchait une confirmation de ses assertions dans le récit des faits divers et les anecdotes. Aussi le souci de la classification domine-t-il le sens de la recherche proprement dite. Son œuvre vaut par les -intuitions d'un homme qui sut méditer plus que par des apports techniques positifs. Du point de vue des innovations techniques, en matière de méthodologie, elle est donc décevante, encore que le procédé qui se fonde sur la lecture des journaux puisse être fructueux, à condition de ne pas se fier à un seul compte rendu d'un fait mais d'instituer une comparaison. Au fond, Pareto résume bien sa méthode lorsqu'il écrit qu'il s'agit de «placer son contradicteur dans l'alternative ou d'accepter cette affirmation pour vraie, ou de refuser créance à l'expérience et à la logique» (Pareto, 1968: § 44). Sa méthode est par consê- 302 quent plus démonstrative du point de vue logique que positive, au sens d'une investigation méthodique de l'objet analysé. Aussi la sociologie de Pareto porte-t-elle sur la société en général, à défaut d'une analyse précise et circonstanciées de phénomène sociaux plus particuliers. 2. - Innovations théoriques Ainsi que nous l'avons déjà dit, une méthode se caractérise aussi par une démarche intellectuelle déterminée. Tous sont d'accord pour exiger la plus grande rigueur au plan des concepts. Au fond, il s'agit là d'un lieu commun de toutes les méthodologies, mais il est tout aussi commun que les auteurs soient infidèles à leurs préceptes théoriques. Absolument personne n'échappe à ce reproche, de sorte qu'il ne serait pas difficile de relever des manquements à ce précepte, chez Weber, Durkheim ou Pareto, au même titre que chez n'importe quel autre auteur. Cette étude-ci ne fait sans doute pas exception. La véritable difficulté méthodologique est d'un autre ordre: concilier la plus grande rigueur possible du concept avec une extension capable d'embrasser avec précision le plus grand nombre d'objets qu'il désigne, - autrement dit, ordonner explicativement la diversité la plus grande. Ce problème classique de la logique demeure un obstacle pour toute méthodologie scientifique. Ce n'est cependant pas le lieu de l'expliciter davantage. On a essayé de le surmonter de plusieurs manières : par la classification, par la dialectique de la forme et du fond, de la substance et des modes, etc. A l'époque des trois auteurs considérés le problème se posait sous la forme d'un débat sur la causalité et la finalité. En raison d'une tendance naturaliste qu'il ne désavoue pas, sauf dans le cas où elle assimile les faits sociaux aux faits cosmiques (Durkheim, 1950 : 139), Durkheim reste prisonnier d'une formulation du principe de causalité courante à son époque: l'explication causale serait la seule explication valable (9). Aussi, sans la recuser totalement, écarte-t-il l'interprétation des actions par leurs fins. On lui accordera certes que «le principe de causalité s'applique aux faits sociaux» (Durkheim, 1950 : 139), la question est cependant de savoir comment on l'y applique. La manière proposée par Durkheim semble étroite, puisqu'il se fait l'avocat d'une causalité strictement réversible et l'accusateur du pluralisme causal et de l'explication par les fins. Etant donné qu'à son avis « à un même effet correspond toujours une même cause» (Durkheim, 1950 : 127-128), une même série de causes produira toujours une même série d'effets, de sorte que «chaque espèce de suicides» aura des causes propres. Nous sommes donc en présence d'une théorie de la causalité qui semble ignorer l'importance du temps. De toute façon l'explication causale lui semble tellement (9) « L'explication sociologique, dit-il, consiste exclusivement des rapports de causalité». (Durkheim, 1950 : 124). à établir 303 évidente qu'il «n'y a que les philosophes qui aient jamais mis en doute l'intelligibilité de la relation causale s (Durkheim, 1950 : 126). Sa conviction est tellement forte Qu'il rejette l'idée du pluralisme causal, du moins tel que St. Mill le concevait, considérant d'une part que «ce prétendu axiome de la pluralité des causes est une négation du principe de causalité» (Durkheim, 1950 : 126), d'autre part qu'il fait obstacle à l'établissement «de lois précises s (Durkheim, 1950 : 127). Il en conclut que le social ne saurait s'expliquer que par le social, ce qui veut dire qu'il élimine l'influence possible des individus sur les groupes: «La cause déterminante d'un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience individuelle» (Durkheim, 1950 : 109). Le champ des recherches étant ainsi restreint, il le limite encore davantage en rejetant l'interprétation par les fins, sauf si on remplace la notion de finalité par celle de fonction (Durkheim, 1950 : 95). On a l'impression que la réduction du fait social à une représentation collective l'a empêché de comprendre la notion d'action ou d'activité sociale. C'est justement sur ce concept d'action sociale que Pareto et Weber mettent l'accent, ce qui les amènent à considérer la causalité sous un tout autre angle. Instruit par certaines difficultés rencontrées dans l'analyse des phénomènes économiques, qui l'amenèrent d'ailleurs à se tourner vers la sociologie, Pareto en vint à refuser la causalité stricte et unilatérale alors en vogue chez de nombreux spécialistes des sciences sociales. Il n'existe pas, à son avis, de cause unique ni rigide d'un phénomène, mais une multiplicité de causes diverses qui agissent corrélativement. D'où sa conception du pluralisme causal (Pareto, 1968: § 1731), qu'il complète par la notion de mutuelle dépendance, dont l'action serait de nature rythmique ou oscillatoire. «Les conditions, écrit-il, ne sont pas indépendantes: beaucoup agissent les unes sur les autres. Ce n'est pas tout. Les effets de ces conditions agissent à leur tour sur les conditions elles-mêmes. En somme, les faits sociaux, c'est-àdire les conditions et effets, sont mutuellement dépendants; une modification de l'un se répercute sur une partie plus ou moins grande des autres, avec une intensité plus ou moins forte» (Pareto, 1968 : § 138). L'unicité causale ou moniste est une conception métaphysique et non scientifique de la causalité, car l'expérience nous montre sans cesse, non seulement une action des causes sur les effets et inversément des effets sur les causes, mais encore qu'une même cause peut intervenir dans des effets très différents, avec des résultats différents, au point que si elle a été déterminante dans une situation elle peut n'être même pas prépondérante dans d'autres analogues. Aucune cause n'agit jamais seule, mais toujours dans un complexe d'autres causes, ce qui explique qu'un même type de crise financières peut provoquer des bouleversements politiques dans un pays et non dans d'autres. Weber est, comme Pareto, un partisan du pluralisme causal. Cependant, malgré toutes les précautions qu'il a pu prendre, il existe encore 804 des interprètes qui s'obstinent à lui attribuer une conception quasi mécanique et même unicitaire de la causalité. Dans l'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme il affirme d'une part que si l'ascétisme puritain a été un élément important dans la formation de l'esprit du capitalisme - et non du capitalisme comme tel - il Y a lieu également d'« élucider la façon dont l'ascétisme protestant a été à son tour influencé, dans son caractère et son devenir, par l'ensemble des conditions sociales, en particulier par les conditions économiques :. (Weber, 1964: 248) - nous sommes donc devant une conception proche de celle de la mutuelle dépendance de Pareto. D'autre part, il précise avec la plus grande clarté possible : «Il est hors de question de soutenir une thèse aussi déraisonnable et doctrinaire qui prétendrait que l'« esprit du capitalisme» (toujours au sens provisoire où nous employons ce terme) ne saurait être que le résultat de certaines influences de la Réforme, jusqu'à affirmer même que le capitalisme en tant que système économique est une création de celle-ci. Le fait que telle ou telle forme importante d'organisation capitaliste soit considérablement plus ancienne que la Réforme en est une réfutation suffisante» (Weber, 1964: 107). Quiconque a lu Wirtschaft und Gesellschaft ou encore la Wirtschaftsgeschichte sait que Weber n'a jamais attribué l'origine du capitalisme exclusivement au puritanisme, mais aussi à la rationalisation du droit, à la découverte de nouvelles méthodes comptables, etc., qu'en plus il a fait remonter certains des aspects du capitalisme à l'économie urbaine médiévale, comme on le voit dans son chapitre sur « Die Stadt» dans Wirtschaft und Gesellschaft. Et pourquoi ne pas lire les Essais sur la théorie de la science, dans lesquels il expose sa théorie de la causalité? Il y est question de causalité singulière, de causalité accidentelle, de causalité adéquate, etc., ce qui implique pour le moins qu'on peut concevoir la causalité de diverses manières. Par ailleurs il insiste sur « l'imprévisibilité spécifique de l'action humaine» (Weber, 1951 : 64), reconnaissant ainsi une spontanéité aux actes, à la différence du causalisme rigide. N'est-il pas l'adversaire du monisme qui réduit les activités humaines à une cause ou à un fondement unique, tendance dont il dit qu'elle est réfractaire à toute critique d'elle-même? (Weber, 1965: 148). Si Weber était l'homme de la thèse que lui prêtent certains interprêtes, on comprendrait mal comment il a pu écrire: « Dans toute science empirique de caractère causal l'apparition d'un effet ne se laisse pas établir à partir d'un moment donné, mais depuis toute éternité» (Weber, 1965: 321). Sa théorie de la possibilité objective est incompréhensible sans la présupposition du pluralisme causal. Enfin, ce qu'il appelle « imputation causale », n'a d'autre signification que de montrer que la relation de cause à effet dépend elle aussi d'une évaluation et que par conséquent une même relation causale peut être envisagée à partir des points de vue les plus divers. Chaque phénomène se laisse rapporter à une «constellation », c'est-àdire à une multiplicité de causes, qui est à la fois «singulière» (Weber, 1965 : 155) et non pleinement intelligible: «Ce ne sont que 305 certains .aspects de la diversité toujours infinie des phénomènes singuliers, à savoir ceux auxquels nous attribuons une signification générale pour la culture, qui valent donc la peine d'être connus; seuls aussi ils sont l'objet de l'explication causale. Cette dernière manifeste à son tour le même caractère : non seulement il est pratiquement impossible de faire une régression causale exhaustive à partir d'un quelconque phénomène concret pour le saisir dans sa pleine réalité, mais cette tentative constitue tout simplement un non-sens» (Weber, 1965 : 163). Ce qui est clair, c'est que, à la différence de Durkheim, prisonnier d'un stéréotype en ce qui concerne la causalité, Pareto et Weber ont été, grâce à la théorie du pluralisme causal, des innovateurs pour ce qui regarde la démarche intellectuelle qu'implique toute méthode. A l'encontre d'un préjugé de leur époque, ils ont su intégrer la notion de finalité dans l'explication des activités humaines, qui resteraient totalement inintelligibles si l'on n'en tenait pas compte. Ce que Pareto appelle action logique se définit précisément par l'adéquation entre les moyens et le but d'une action. Weber est encore plus explicite: « Quant à nous, nous appelons «fin» la représentation d'un résultat qui devient cause d'une action. Et nous la prenons en considération au même titre que n'importe quelle cause qui contribue ou peut contribuer à un résultat significatif. Sa signification spécifique se fonde uniquement sur le fait que nous pouvons et voulons non seulement constater l'activité humaine, mais aussi la comprendre» (Weber, 1965 : 170). Ce qu'il exclut, c'est, en même temps que la réduction des phénomènes à une cause ou à un fondement ultime, l'explication par des fins ultimes ou dernières. Weber et Pareto appellent métaphysique l'un et l'autre de ces procédés. Certes, ils reconnaissent que l'on ne saurait comprendre les actions humaines sans tenir compte du fait qu'elles sont souvent animées par les croyances en ces fins ultimes, mais celles-ci ne sauraient tenir lieu d'explication scientifique. Par cet aspect également, ils ont largement contribué à libérer la méthodologie des sciences humaines de l'asservissement au dogmatisme causaliste. C'est cependant Weber qui est allé le plus loin dans cette voie et qui est le principal responsable du climat nouveau qui s'est introduit dans la sphère des sciences sociales depuis une cinquantaine d'années. Il faut, je crois, mettre l'accent essentiellement sur deux de ses innovations. La première consiste à compléter l'explication causale par la compréhension des relations significatives, non au sens où ces deux procédés s'exclueraient, mais au contraire en tant qu'ils constituent parfois un seul et même procédé, qu'il désigne tantôt comme une «compréhension causale », tantôt comme une «explication compréhensive ». De toute manière, ajoute-t-il, «la «compréhension» d'une relation demande toujours à être contrôlée, autant que possible, par les autres méthodes ordinaires de l'imputation causale avant qu'une interprétation, si évidente soit-elle, ne devienne une «explication compréhensible» valable» (Weber, 1965: 327). La compréhension 306 a pour but principal de saisir le sens que les hommes donnent à leurs activités, étant bien entendu que ce sens ne leur est pas inhérent, mais qu'il dépend chaque fois des fins que les hommes se donnent. De ce point de vue, Weber a été amené à donner une grande importance dans la méthodologie à la notion d'interprétation, ou encore d'herméneutique, suivant un langage plus moderne. Comment rendre compte pleinement de phénomènes comme l'ascétisme, la contemplation ou les passions en les réduisant uniquement à leurs causes? Il importe également de les comprendre dans leur singularité, car l'ascétisme d'un moine n'est pas le même que celui d'un puritain. Aussi, outre les buts qu'on reconnaît en général, à la sociologie, Weber lui fixe-t-il en plus celui d'analyser un comportement «qui: 1) Suivant le sens subjectif visé par l'agent est relatif au comportement d'aurtui ; qui, 2) se trouve co-conditionné au cours de son développement par cette relation significative, et qui 3) est explicable de manière compréhensible à partir de ce sens visé (subjectivement)» (Weber, 1965 : 330). Ce qui importe à Weber, ce n'est pas de savoir si la sociologie est une science particulière ou bien la dénomination générale de l'ensemble des sciences sociales, mais d'ouvrir de la façon la plus large possible sa manière de poser et de résoudre les problèmes sociaux. La seconde consiste dans la neutralité axiologique. Le point de vue exprimé par Weber est discutable, et de fait, il ne cesse d'être discuté, mais les contestataires n'ont pas réussi jusqu'à présent à proposer une quelconque solution et demeurent dans la critique purement négative. A part les dogmatiques, qui se recrutent dans tous les camps, y compris celui de l'idéologie, on admet généralement aujourd'hui qu'en sciences sociales l'interprétation et l'évaluation jouent un rôle prédominant dans l'investigation scientifique. Weber a d'ailleurs largement contribué à faire reconnaître cette condition épistémologique fondamentale des sciences humaines. Mais en même temps il s'est préoccupé, à la différence de ceux qui combattent ses positions, de prémunir la science contre le danger qui consiste à faire passer pour proposition scientifique n'importe quelle proposition subjective d'un chercheur, parce qu'il jouit socialement du statut de savant ou d'intellectuel. Si les sciences humaines ne peuvent éviter l'interprétation et l'évaluation, on ne saurait en conclure que toute évaluation et interprétation d'un chercheur aurait pour cette raison la validité d'une proposition scientifique. De fait, Weber est l'un des rares spécialistes des sciences humaines qui, parce qu'il a reconnu l'intrusion inévitable des valeurs dans une recherche et leur a fait une place grâce aux rapports aux valeurs, s'est également attaqué au problème du maintien àes conditions de l'objectivité indispensable à toute science. Si le rapport aux valeurs permet de garantir cette objectivité dans l'acte de connaître, elle dépend aussi d'une attitude du savant, que définit la neutralité axiologique. Pour saisir convenablement cette notion, il faut, je crois, rappeler une phrase essentielle de ses études épistémologiques: «Est vérité scientifique seulement celle qui prétend valoir pour tous ceux qui veulent la vérité» (Weber, 1965: 171). 11 307 Il faut entendre par là que le savant n'est pas neutre devant la science, puisqu'il n'est savant que s'il cherche la vérité scientifique, rien qu'elle et non pas autre chose, par exemple un argument de propagande politique ou une confirmation de sa croyance religieuse. Autrement dit, il s'agit de ne pas travestir la vérité scientifique - qui est spécifique - en conviction politique, morale ou religieuse, car dans ces conditions on risque de la subordonner à des normes qui lui sont extérieures et étrangères. Celui qui veut autre chose que la vérité scientifique, en faisant de la science, se met dans les plus mauvaises conditions de recherche. Loin d'exclure les valeurs, la neutralité axiologique les respecte, car elle dépend elle-même d'une évaluation. Il précise lui-même que les considérations qu'il a faites à ce sujet «sont à leur tour des évaluations pratiques et pour cette raison on ne saurait leur donner une solution définitive» (Weber, 1965 : 409). Conclusion A la suite de cette comparaison entre les trois sociologues, il n'y a pas lieu de vouloir justifier la supériorité intrinsèque de l'un sur les deux autres. Ils ont chacun leur style et ton propre que R. Aron caractérisait ainsi: «Celui de Durkheim est dogmatique, celui de Pareto ironique, celui de Max Weber pathétique» (Aron, 1967 : 587). Il est également vrai que Durkheim, plus moralisant, est surtout sensible au phénomène du consensus social ; Pareto, plus machiavélien, à l'hétérogénéité des forces sociales et à leur équilibre ; Weber, plus passionné, aux antagonismes et aux conflits. Certes, on peut essayer de les concilier comme Parsons l'a fait dans sa propre œuvre, mais il semble qu'il convienne davantage de respecter leur originalité respective, à la manière de la plupart des sociologues d'aujourd'hui qui se reconnaissent plutôt dans l'un que dans les deux autres. Leur influence reste variable, suivant que les contemporains sont autrement sensibles aux aspects de la société actuelle qu'ils ont prédits. Durkheim craignait une généralisation de l'anomie sous l'effet d'une économie d'abondance, Weber prévoyait que la société sera de plus en plus déchirée par l'apparition de petits groupes se réclamant de valeurs concurrentes et inconciliables, Pareto estimait que la société européenne est vouée à la décadence sous l'action d'une démocratisation inconsidérée. Si l'on considère cependant l'épistémologie et la méthodologie, il semble que ce soient les analyses wébériennes qui correspondent davantage aux préoccupations actuelles des spécialistes des sciences sociales, peut-être parce qu'elles sont les plus élaborées théoriquement, mais aussi parce que Weber a mieux senti que Durkheim et Pareto que l'épistémologie sera un des aspects de la crise de la société actuelle. 308 Référenees bibliographiques ARON R., Les étapes de la pensée sociologique. Paris, 1'967 BOBBIO N., 1968 « Il problema dell'ideologia in Pareto», ria di W. Cesarini Sforza. Milan. BOUDON R., Les méthodes en sociologie. Paris, 1969 BUSINO G., Gallimard. Seritii in mmno. P.U.F. Introduction à une histoire de la sociologie de Pareto. Ge- 1968 nève, Droz. DURKHEIM Revue bleue. Règles de la méthode socialogique. Paris, P.U.F. Sociologie et philosophie. Paris, P.U.F. De la division du travail social. Paris, P.U.F. Le Suicide, Paris, P.U.F. Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris, P.U.F. 1900 1950 1951 1967a 1967b 1968 FREUND J., 1973a 1974 « La science sans présuppositions. Prolégomènes». Revue de sciences sociales de la France de l'Est, nO 2, Strasbourg. « L'idéologie chez Max Weber». Revue ett.ropéenne des sciences sociales. T. XI. Pareto. La théorie de l'équilibre, Paris, Seghers. 1964 1965 1966a 1966b 1966c 1968 Cours d'économie politique. Genève, Droz. Les systèmes socialistes. Genève, Droz. Manuel d'économie politique. Genève, Droz. Marxisme et économie pure. Genève, Droz. Mythes et idéologies, Genève, Droz. Traité de socioloçie générale. Genève, Droz. 1'973b PARETO V., TOMMISSEN 1973 P., WEBER M., « La notion d'idéologie dans le pensée RiCommerciali, de Pareto». vista ùniernazumole di Scienze Economiche Anno XX, Padoue. Il' 1951 Der Natumalstoat: und die Volkswirtschaftspolitik. Discours prononcé à l'Université de Fribourg. Geeammelte Aufsiitze zur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte. Tubingen, Mohr. Gesammelte Aufsiitze zur Wiseenschaftelehre, Tubingen, 1959 1964 Le sa,vant et le po'litique. Paris, Pion. L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme. 1894 1924 Mohr. Paris, Plon. 1965 WEYEMBERGH 1972 Essais sur la théorie de la science. Paris, Plon. Le rationalisme volontaire de Max Weber, Bruxelles. 309 EVOLUTION OU REVOLUTION DANS LA PENSEE DE PARETO? (*) par Piet TOMMISSEN Un des thèmes qui a le plus souvent divisé les interprètes de Pareto est le rapport existant dans son œuvre entre l'économie politique et la sociologie. En partant de la correspondance entre 1895 et 1900, l'auteur propose, dans cet article une thèse assez originale sur la question. Il montre que les travaux économiques et sociologiques de Pareto sont dépendants d'une théorie générale de la société que le solitaire de Céligny a établi, d'une manière peut-être embryonnaire, bien avant 1900. Les remarques et les suggestions que F. de Saussure et d'autres amis adressèrent à Pareto lors de la parution du Cours d'économie politique, provoquèrent dans le système de pensée paretien un changement, qui peut être valablement apprécié comme une coupure épistémologique, dans le sens donné à cette notion par G. Bachelard. Personne n'oserait nier à l'heure actuelle que Vilfredo Pareto (1848-1923) a excellé aussi bien en économie politique qu'en sociologie. Et encore récemment, Giovanni Busino (01932) a avancé la thèse que le solitaire de Céligny fut sur le point de se convertir pour ainsi dire en politologue, lorsque la mort est intervenue et a mis fin a sa carrière scientifique (Busino, 1970 : IX). Néanmoins, la plupart des économistes continuent ou bien à se distancer, ou bien à de désintéresser de son apport sociologique dont ils savent pourtant pertinemment bien qu'il est loin d'être négligeable. La plupart des sociologues, de leur côté, préfèrent s'occuper de Pareto sans tenir compte de ses publications économiques ad hoc bien qu'ils n'en ignorent pas la valeur exceptionnellement importante. Un autre fait probant vient encore (*) Le texte suivant est celui d'un rapport présenté le 27 novembre 1973 à Rome au colloque organisé par la Fondazione Volpe à l'occa- sion du cinquantième anniversaire de la mort de V. Pareto. Il a été légèrement adapté en vue de publication sous forme d'article; aussi, on a ajouté les références habituelles. Une traduction italienne de cet exposé paraîtra dans la revue Tnieruenio, 310 aggraver cet état de choses : ceux qui s'interrogent sur Pareto se contentent en général d'une lecture des œuvres majeures du savant, dont le titre et l'année de parution ne semblent pas seulement suggérer des préoccupations différentes dans l'esprit de l'auteur selon la période de sa vie qu'on étudie, mais, en outre, un déplacement substantiel, voire radical dans sa démarche intellectuelle. II y a lieu d'y ajouter la tendance généralisée parmi les universitaires contemporains vers une spécialisation à outrance qu'on pourrait qualifier de compartimentage maléfique. On est en effet en présence d'éléments qui, accumulés, expliquent le phénomène étrange que les avis sont partagés lorsqu'il s'agit d'interpréter les mobiles qui, au fil des années, ont amené le savant italien à s'intéresser davantage à la sociologie, et ceci apparemment au détriment de l'économie politique. Deux groupes de théories s'opposent quant à la signification profonde du problème soulevé ici. Il y a tout d'abord celui qui englobe les opinions d'Ugo Spirite (01896) (1930: 29-74), de Gaëtan Pirou (1886-1946) (1946: 432-433), d'Aurelio Macchioro (01915) (1970: 580-581), de Friedrich Jonas (1926-1968) (1964 : 135-136) et surtout de Guy Perrin (1966: 45-46, 63). Selon ces auteurs, Pareto aurait établi une rupture entre l'économie politique et la sociologie. Dans l'idée des partisans de cette catégorie de théories, la rupture stigmatisée équivaudrait à une condamnation au moins tacite de l'économie politique par le corpus delicti de leur vivisection. Il y a ensuite le groupe des théories de Giovanni Demaria (01889) (1952: VII), d'Achille Agnati (1966) et de Gottfried Eisermann (01918) (1961 : 55): Pareto, après avoir approfondi l'économie politique et la sociologie, aurait entamé l'élaboration d'une science générale des actions humaines, incorporant l'essentiel de l'économie politique et de la sociologie préalablement étudiées. A toutes fins utiles, nous rappelons qu'on ne parle pas de théories, mais de groupes de théories, car une étude minutieuse obligerait fatalement à apporter certaines nuances. Pour ne citer qu'un seul exemple, ni Spirito ni Pirou ne disposèrent en leur temps de la documentation actuellement disponible sous forme de plusieurs gros recueils de correspondance, véritables mines de renseignements dans lesquels nous pouvons dorénavant puiser des arguments valables pour étayer nos propres thèses et théories. Conclusion importante: le fait que, personnellement, nous sommes des partisans convaincus du deuxième groupe de théories n'exclut donc nullement qu'il peut y avoir des divergences de vue entre les spécialistes précités et nous-mêmes, par exemple en ce qui concerne le choix et l'utilisation des données retenues. Par contre, notre prise de position signifie que nous sommes en discorde avec les représentants du premier groupe de théories. Bref, notre exposé vise deux choses à la fois: fournir les preuves que le problème sus-mentionné est, en réalité, un faux problème, et réfuter une fois pour toutes, pièces (témoignages et faits) à l'appui, le point de vue erroné de Guy Perrin et tutti quanti. Etant donné que Giovanni Busino (1967 : XLVI-LI) et Giuseppe P. Torrisi (°1945) (1974) ont publié un commentaire simi- 311 Jaire, c'est sur le plan purement formel que nous avons l'intention de battre en brèche l'argumentation hétérodoxe de certains chercheurs en général et celle de Perrin en particulier. Commençons notre enquête en 1897, l'année en laquelle Pareto annonça son premier cours de sociologie à l'Université de Lausanne, après y avoir déjà enseigné depuis 1893 l'économie politique en tant que successeur du grand Léon Walras (1934-1910). Ne perdons pas de vue qu'à cette époque, la sociologie proprement dite n'était qu'en train de naître et se heurtait à un nombre considérable d'obstacles d'ordre informel : à la méfiance des historiens, au rire insultant des juristes, à la consternation béate des moralistes. La question s'Impose dès lors impérieusement : pour quelle raison Pareto a-t-il pris, dans ces circonstances, la décision grave de s'engager dans une voie pleine d'embûches? Or, dans une lettre du 9/4/1897, adressée à son ami intime Maffeo Pantaleoni (1857-1924), il cite les publications sociologiques de l'anglais Herbert Spencer (1820-1903), de l'américain Franklin Henry Giddings (1855-1931), du français Gabriel de Tarde (1843-1904) et de son propre compatriote Guglielmo Ferrero (18711942); son appréciation est extrêmement instructive: «Mon cher, ce sont des romans» (1). Mais trois semaines plus tôt, en date du 17/3/1897, il avait déjà écrit à ce même Pantaleoni ce qui suit : « Précisément, je n'ai pas encore écrit sur la sociologie, car dans tout ce boucan, je préfère commencer à m'éclaircir les idées en en faisant un cours» (2). Encore une phrase de nature à nous intriguer singulièrement. A condition qu'on soit disposé à considérer la probité intellectuelle comme une vertu du savant authentique, force nous est de tirer notre propre conclusion à la lumière de ce témoignage instructif et de cette confession déconcertante. Face à ces déclarations, le lecteur avisé est tenté d'admettre qu'en 1897, Pareto, mécontent et/ou déçu des tentatives présumées avortées de ses pairs, fut déjà en possession d'une espèce de conception personnelle des tâches de la sociologie, disons d'une conception en germe. Cette supposition s'avère d'ailleurs être exacte, puisqu'elle est corroborée par la sentence suivante, empruntée à une lettre de Pantaleoni du 17/5/1897 : «Au contraire, cela soit dit entre parenthèses, le principe de ma sociologie consiste justement à séparer les actions logiques des actions non logiques et à montrer que pour le plus grand nombre des hommes la seconde catégorie est de loin plus importante que la première» (3). Pareil éclaircissement, fort significatif en soi, est malheureusement loin de résoudre notre (1) « Caro mio, sono romanzi» (Pareto, 1960, II : 61). (2) cc Appunto non ho scritto ancora sulla sociologia, perché in tanta confusione preferisco princip are a schiarirmi le idee col farne un corso» (Pareto, 1960, II : 52). (3) cc Anzi, sia detto fra parentesi, il principio della mia sociologia sta appunto nel separare le azioni logiche delle non logiche e nel fare vedere che per il più degli uomini la seconda categoria è di gran lunga maggiore della prima» (Pareto, 1960, II: 73). 312 problème du pourquoi de l'option parétienne pour la sociologie. Autrement dit, nous voilà contraints de concentrer notre perspicacité sur l'intervalle entre 1893 et 1897, afin d'y détecter, si possible, des signes ou plutôt des indices nous permettant d'évaluer à sa juste valeur l'intérêt soudain de Pareto pour une jeune discipline scientifique toujours en quête de ses assises. Un examen attentif révèle effectivement l'existence de semblables indications. Nous en avons repéré plusieurs, dont deux doivent être prises comme la réponse du savant à un défi extérieur, pour respecter la terminologie bien connue du grand historien anglais Arnold Toynbee (°1889). 1. Notre premier facteur d'explication En premier lieu, nous estimons qu'il serait inadmissible de négliger dans ce contexte la position anti-marxiste de Pareto. Pour des raisons heuristiques, il vaut mieux faire une distinction entre la réaction de Pareto se rapportant aux théories de Karl Marx (1818-1883), et celle dirigée contre le marxisme militant. Quant à Marx, il est certain que Pareto l'a pris au sérieux et qu'il l'a même tellement pris au sérieux qu'une partie de son effort intellectuel a l'air d'être un duel avec son adversaire idéologique. Du moment qu'il s'agit de Marx, on ne trouve nulle part trace d'ironie ou de jugement péjoratif sous la plume de notre savant. C'est dans une lettre du 24/12/1895, destinée à Emilia Peruzzi (1827-1900) que nous avons trouvé un premier renvoi à Marx libellé comme suit: «L'article de l'Opinione est franchement communiste, mais comme représentant de cette doctrine, je préfère Marx, il y a chez lui une toute autre intelligence et une toute autre doctrine» (4). Un petit problème se pose à première vue à propos de la longue introduction que Pareto a écrite pour une anthologie française du Capital, due au gendre de Marx, Paul Lafargue (18421911), l'auteur du pamphlet Le droit d la presse (1880). Comment est-il concevable que le savant ait pu collaborer à pareille édition, et puorquoi est-ce qu'on s'est adressé à un étranger d'abord et un amateur en sus, Pareto n'ayant obtenu sa chaire à Lausanne qu'en 1893? Dans une lettre à Pantaleoni du 6/12/1891, la victime de notre examen a justifié cet écrit de la façon suivante: «J'ai accepté de faire la préface à Karl Marx avec le seul espoir que cela me fasse connaître et m'ouvre la voie pour pouvoir écrire dans des revues étrangères» (5). L'explication est plausible, vu le retentissement de son article fulgurant sur « l'Italie économique s, publié en octobre 1891 dans la Revue des Deux Mondes (Pareto, 1973 : 319-364). Elle devient (4) Il L'articolo dell'Opinione è schiettamente comunista, ma in questa dottrina preferisco il Marx, vi è in lui ben altro ingegno e dottrina» (Pareto, 1968, 1 : 557-558). (5) Il Ho accettato di fare la prefazione a Carlo Marx coll' unica speranza che cio mi faccia conoscere e mi apra la via a potere scrivere sulle riviste forestiere» (Pareto, 1960, 1: 103). 313 même vraisemblable étant donné qu'on lit dans une lettre du 29/1/ 1893 à Emilia Peruzzi : «Et dans la préface à Karl Marx ne manquent pas des coups de patte aux remarquables voleurs qui gouvernent notre pays» (6). Quoi qu'il en soit, cette préface est précieuse en ce sens qu'elle prouve noir sur blanc que Pareto s'est occupé sérieusement et intensément de l'œuvre de Marx, et que, même à Paris, on fut au courant de sa compétence en cette matière. Par surcroît, elle contient une confrontation utile des deux méthodes applicables au problème qu'intéressait les deux hommes: celle de Marx culminant dans la condamnation en bloc de théories adverses pour mettre en relief leurs défauts, et celle de Pareto lui-même se limitant à un essai pour dégager la vérité de l'erreur (Pareto, 1966a : 33). Le problème auquel nous faisons allusion est, bien sûr, celui de l'injustice sociale et il nous permet d'évaluer la réaction parétienne au progrès du marxisme à sa juste valeur. Il serait téméraire de croire que Pareto aurait fui, camouflé ou sous-estimé ce vaste problème. Dans son texte fondamental de janvier 1895 sur «la legge della domanda », il dit notamment ceci: «Donc, même avec des impôts d'un pourcentage égal sur les revenus, les riches contribuent beaucoup moins que les pauvres dans les dépenses de l'Etat, alors qu'ils en jouissent davantage» (7). Presque simultanément, il avait publié dans le Journal des Economistes un texte sur le thème « Protectionnisme et communisme », dans lequel il démontrait que la solution marxiste ne résoudrait pas le problème. La découverte de la célèbre loi de la distribution des revenus l'a certainement encouragé dans ce refus catégorique d'une soi-disant liquidation sociale à la façon marxiste (Pareto, 1973: 247-249). La composition du troisième livre du deuxième tome du Cours d'économie politique (1897) est intéressante et peut-être éloquente à ce sujet. Ce livre, intitulé «La répartition et la consommation» est composé de deux chapitres, dont le premier, soit 46 pages, traite de la fameuse courbe des revenus, et le second, soit 49 pages, examine la physiologie sociale. Il importe de souligner que le lecteur trouve dans cette partie du Cours la proposition suivante: «les effets suivants: 1° une augmentation du revenu minimum, 2° une diminuition de l'inégalité des revenus, ne peuvent se produire, soit isolément, soit cumulativement, que si le total des revenus croît plus vite que la population» (Pareto, 1964: § 965). Deux possibilités concrètes sont envisagées, le cas de la France où on agissait dans le sens d'une diminution recommandée de la population, et celui de l'Angleterre où on stimulait et favorisait l'accroissement de la production (Pareto, 1964 : § 1062). Le savant est d'avis que le socialisme doit pouvoir disposer de toute façon de la production afin de réaliser son programme (Pareto, 1964 : § 1017) et qu'il sera (6) « E nella prefazione a K. Marx non mancano zampate agli egregi ladri che governano il nostro paese» (Pareto, 1968, II : 340). (7) « Perciè anche con imposte di un eguale per cento dell'entrata i ricchi contribuiscono assai meno dei poveri nelle spese delle Stato, mentre invece ne godono maggiormente» (Pareto, 1952 : 298). 314 forcé de l'organiser exactement de la même mamere que le regime de libre concurrence (Pareto, 1964 : § 1022). On aurait tort, selon nous, d'interpréter ces énoncés comme une sorte de solution parétienne du problème de la condition matérielle des pauvres. Nous en déduisons personnellement que Pareto fut guidé par le désir de réduire ad absurdum le raisonnement des marxistes de son temps plutôt que par l'envie de propager une quelconque eschatologie de son propre cru. Toujours dans cette même partie du Cours, Pareto prétend que la lutte des classes s'est toujours manifestée sous deux formes différentes: la concurrence économique d'une part et l'essai de s'emparer du pouvoir politique d'autre part (Pareto, 1964 : § 1054). Cette thèse lui sert de prétexte pour consacrer plusieurs paragraphes au dosage, au recrutement et aux buts poursuivis par ce qu'il appelle encore la classe dominante (8). Nul doute que ses propres expériences dans cette phase de sa vie qui a précédé la nomination à Lausanne sont à la base de ces développements. Mais le ton ironique et cynique d'antan a disparu pour faire place à des réflexions sereines. Rappelons ici que ses co-religionnaires libéraux furent le point de mire de ses observations dans pas mal d'articles parus entre 1860 et 1870 dans des journaux et des revues. Rappelons également qu'il existe certains textes du Pareto de cette période antérieure à celle qui nous préoccupe, dans lesquels il lance des avertissements désespérés contre la marée socialiste dont il dit qu'elle «monte lentement mais sûrement» (Pareto, 1973 : 613). Et rappelons, enfin, qu'à la longue il a abandonné la partie pour se retirer de la scène publique et se vouer, petit à petit, à la science pure. L'isolement se fit très vite sentir, puisqu'on trouve l'aveu suivant dans une lettre à Emilia Peruzzi du 4/10/1892 : «Je vis si retiré du monde que je n'ai pas de nouvelles des amis si elles ne m'arrivent pas directement. Je reçois presque tous les jours des lettres de France, d'Angleterre et même des EtatsUnis, mais jamais de Florence qui est ainsi pour moi plus lointaine que Paris et Londres» (9). Qu'il nous soit permis d'illustrer la situation à l'aide de deux citations, qui non seulement attestent la foi inébranlable de Pareto dans son propre credo libéral, mais confirment en même temps l'évolution de son dédain envers la curiosité scientifique. L'une est empruntée à une lettre du 13/3/1893 à Léon Walras: «Pour bien vivre dans ce pays [l'Italie], il faut être voleur, ou ami des voleurs. Aussi je désire beaucoup le quitter» (GiacaloneMonaco, 1960: 124). L'autre se rapporte à son étude précitée sur Marx et se trouve dans une lettre à Pantaléoni du 18/4/1893 : «Dans (8) Pour le changement de la terminologie parétienne sur ce point, cf. Tommissen (1974: 188). (9) « 10 vivo tanto ritirato da) mondo che non ho notizie dagli amici se non mi vengono direttamente. Ricevo quasi ogni giorno lettere dalla Francia, dall'lnghilterra e persino dagli Stati Uniti, ma mai da Firenze, che per me trovasi cosi più lontano che non sia Parigi e Londra» (Pareto, 1968, II : 540). 315 mon écrit sur Marx, j'ai expressément pouvait paraître de l'ironie» (10). essayé d'éviter tout ce qui II. Notre deuxième facteur d'explication Occupons-nous maintenant de ce que nous avons appelé ci-dessus la deuxième indication expliquant, à notre avis au moins, l'intérêt grandissant de Pareto pour la sociologie. Son Cours terminé, publié et distribué, le savant fut passablement satisfait de sa performance, car il a défendu ses positions avec une certaine âpreté contre les détracteurs présumés. A titre d'exemple, nous attirons spécialement l'attention sur l'auto-défense parue dans The Journal of political Economy de septembre 1897 sous le titre «The New Theories of Economies », où est textuellement dit que la loi de la répartition des revenus «can be compared in sorne respects to Kepler's law in astronomy» (Pareto, 1962, 1 : 60). Et cependant, des amis sûrs, comme Georges Sorel (1847-1922) et Gustace de Molinari (1819-1912) avaient formulé des réserves, tandis que des auteurs moins bienveillants à son égard comme Léon Walras et Ladislaus von Bortkiewicz (1868-1931) avaient essayé de discréditer cette découverte (11). Mais aussi sur d'autres points, des auteurs compétents et parmi eux Pantaléoni formulèrent des remarques critiques. Seul son ami genevois, le philosophe Adrien Naville (1845-1930), a pu ébranler certaines convictions de Pareto. En date du 11/1/1897, le savant avoua déjà des lacunes: «Si je faisais une seconde édition de mon Cours, je crois que j'aurais le courage de mettre une note avec les explications que votre observation m'a suggérées, et je laisserais dire les gens qui ne comprennent pas ces choses» (Cahiers Vilfredo Pareto, 1965 : 115). Dans sa lettre du 16/1/1897, il va infiniment plus loin: «Nous sommes parfaitement d'accord sur les motifs des actes humains. La proposition qui affirme que tout acte est le résultat d'un besoin, et qui a pour corollaire la conception exclusivement économique de l'histoire, est à mon avis, entièrement erronée. Je n'admets pas non plus que tout acte résulte d'un désir. Observez, en effet, que je ne dis pas cela dans mon COU.TS. Mais on pourrait le supposer et voilà pourquoi la manière dont je me suis exprimé est incorrecte» (C. V.P., 1965 : 116). Quant à la sociologie, dans une lettre à Naville datée du 3/2/1897, Pareto ne cache pas son impuissance vis-à-vis des difficultés à surmonter: «Pour le moment, je ne fais guère que des progrès négatifs dans l'étude de cette science [la sociologie]. Je découvre peu à peu les défauts des différentes théories, mais il me manque de nouvelles théories à substituer aux anciennes» (C.V.P., (10) « Nel mio scritto sul Marx ho pensatamente procurato di evitare tutto ciè che poteva parere ironia» (Pareto, 1966, 1 : 365). (11) Pour de plus amples informations à ce sujet, cf. Tommissen (1971 : 15-17) . 316 1965 : 118). Il y a une première lueur d'espoir dans la lettre déjà citée à Pantaléoni du 17/3/1897 : «Je ne parlerai pas de la méthode, mais il s'agira d'un développement et d'une suite de mon chapitre 'l'évolution sociale' (sc. du Coursv» (12). Le sentiment de se trouver dans la bonne voie résulte d'une lettre intéressante à Naville du 7/5/1897 : «Notez qu'un très grand nombre d'actions inconscientes sont généralement rangées dans la catégorie des actions justes et morales. Peut-être, faut-il les en exclure?; c'est ce que déciderait une définition rigoureuse ; mais si on les range dans cette catégorie, comment peut-on dire que ces actions inconscientes représentent un des aspects de la raison?» (C.V.P., 1965 : 124). Dans une longue missive à Naville du 11/5/1897, Pareto précise que son premier cours de sociologie à Lausanne traite de deux sujets bien précis: « 10 la description des manifestations de l'activité sociale des hommes; 20 quelles variations sociales correspondent aux variations des états moraux, religieux, en général: psychologiques, des individus?» (C.V.P., 1965 : 128). Tout ce qui précède concorde parfaitement avec la phrase capitale de la lettre qu'adressa Pareto à Pantaleoni en date du 17/5/1897, et que nous sommes obligés de répéter vu son importance en fonction du désappointement du début de l'année 1897 : «Au contraire, cela soit dit entre parenthèses, le principe de ma sociologie consiste justement à séparer les actions logiques des actions non logiques et à montrer que pour le plus grand nombre des hommes la seconde catégorie est de loin plus importante que la première» (13). La réponse aux objections de N avilIe prit forme, et le 11/11/1897 Pareto avoua à Panteleoni ce qui suit: «Persuade-toi que la raison vaut peu ou rien pour donner une forme au phénomène social» (14). En 1898, le savant donna une conférence sur invitation du club estudiantin Stella de Lausanne, et en diffusa gratuitement le texte imprimé à ses frais. Le but de ce discours est clair et décisif à la fois: présenter l'économie politique pure sous un angle autre que celui qui avait servi à l'élaboration du Cours. Le résultat en fut le premier jet de ce qui sera la future théorie parétienne des actions humaines. Celles-ci sont divisées en deux groupes bien distincts : «La première catégorie est celle des actions que le sujet accomplit avec intention, la seconde celle des actions accomplies par habitude, automatiquement par une réaction qui ne traverse pas la conscience» (Pareto, 1966a: 103). Et Pareto de préciser qu'« il faut noter de suite un fait sur lequel nous aurons (12) « Non discorrerè del metodo, ma sarà uno sviluppo e un seguito del mio capitolo 'l'evolution social' (sc. du 'Cours (Pareto, 1960, II : 52). (13) « Anzi, sia detto fra parentesi, il principio della mia sociologia sta appunto nel separare le azioni logiche delle non logiche e nel fare vedere che per il più degli uomini la seconda categoria è di gran lunga maggiore della prima» (Pareto, 1960, II: 73). (14) « Persuaditi che la regione yale poco 0 nulla per dare forma al fenomeno sociale» (Pareto, 1960, II : 121). '») 317 souvent à revenir: le sujet a une tendance très marquée à ranger dans la première des actions qui, en réalité, appartiennent à la deuxième» (Pareto, 1966a : 103). Carlo Mongardini (01938) a récemment insisté sur la possibilité que notre savant aurait pu avoir trouvé les nouvelles catégories dans la célèbre Psychologie des foules que Gustave Le Bon (1841-1931) avait publié en 1895 (Mongardini, 1973 : 80-81). Bien que la vérification rigoureuse de cette hypothèse soit un sous-problème de l'examen délicat des sources avouées ou non de Pareto, nous profitons néanmoins de l'occasion pour reconnaître qu'elle ne nous séduit guère. En effet, le livre de Le Bon ne contient qu'une seule phrase qui couvre plus ou moins l'argument parétien ; de plus, un livre ultérieur du même auteur fut l'objet d'une recension assez sévère de la part de Pareto (1966b : 177-179), et le médecin français a été rarement cité par l'ermite de Céligny dans un sens incontestablement favorable, notamment quelques fois dans Les systèmes socialistes (1901/1902) et encore une dernière fois dans le discours de circonstance lors du jubilé de 1917 (15). Pour éviter que les faits ne soient trop violés, la conclusion du parétologue anglais Samuel Finer (°1915) selon laquelle «In 1897 the idea suddenly came to him (sc. Pareto) that the bulk of human activity is not due to rational processes at ail but to sentiments» (Finer, 1966 : 11), doit donc être corrigée en supprimant carrément l'adverbe «suddenly ». En effet, la génèse de la pensée sociologique de Pareto, comme nous venons de la retracer en indiquant les étapes successivement parcourues par le savant et attestées par lui dans maintes lettres, nous apprend que le hasard n'a pas du tout joué en l'occurrence. La nouvelle orientation de Pareto fut inspirée par son ami N avilIe et conçue comme le souci de rectifier certaines affirmations développées dans le premier chapitre du deuxième tome du Cours d'économie politique. Lorsque Norberto Bobbio (°1909) s'étonne du fait que Pareto ait pris l'évolution sociale comme premier thème de sa réflexion sociologique au lieu de continuer ses recherches sur l'hétérogénéité sociale, il est simplement victime d'une lecture par trop exclusive du Trattato di sociotoçia generale (1916), ce qui l'empêche de tenir compte de ladite génèse et d'en déduire que le choix parétien n'a rien d'anormal (Bobbio, 1971 : 27-28). Plus de doute possible: jointe à sa conviction franchement anti-marxiste, la quête difficile du savant provoquée par des observations judicieuses de Naville explique de façon cohérente et logique son intérêt pour la sociologie. N'en déplaise à Guy Perrin et à d'autres, l'idée d'un reniement de l'économie politique en faveur de la sociologie, motivée par un mécontentement, est par conséquent tout à fait fausse. (15) Espérons que le livre de Robert A. Nys, annoncé pour 1974 aux éditions Sage de Londres et consacré à Le Bon jette plus de lumière sur cette question. 318 III. Essai de reconstruction des faits Conformément au critère de falsifiabiIité de Karl Raimund Popper (°1902), il est plus facile d'infirmer une théorie que de la remplacer par une autre qui soit plus acceptable, voire plus vraie. Généralement parlant, c'est exact et nous réalisons pleinement le caractère difficile et délicat d'un essai de reconstruction des faits que nous avons pourtant l'intention d'entreprendre. Pour faciliter la compréhension de notre exposé, nous commençons par un bref renvoi au résumé général que Pareto écrit en guise de conclusion de son Cours d'économie politique. Les propositions suivantes contiennent la quintessence de ce qu'on pourrait appeler l'épistémologie parétienne au début de son activité académique : un système d'approximations successives est le moyen d'étude dont se servent déjà les sciences dites positives et dont devraient se servir à leur tour les sciences sociales (Pareto, 1964, II : 398); - la mutuelle dépendance des phénomènes économiques et des phénomènes sociaux est un fait frappant et même indiscutable (Pareto, 1964, II : 405); il est indispensable « de réunir par la synthèse des études qui n'ont pu être séparées que dans un but d'analyse scientifique» (Pareto, 1964, II : 409); - la science sociale proprement dite est «l'ensemble des études sur l'ophélimité, l'utilité individuelle, l'utilité des agrégats ou de l'espèce» (Pareto, 1964, II : 398); l'économie politique n'est qu'une branche de cette science sociale, «constituée spécialement par l'étude de l'ophélimité» (Pareto, 1964, II : 398). Si Pareto n'a jamais renié les trois premiers points de cette énumération, il a par contre changé d'avis sous l'influence de Naville quant aux deux autres. Le résultat en fut une théorie provisoire, ou embryonnaire, des actions humaines, qui a ultérieurement servi de soubassement aussi bien à l'économie politique qu'à la sociologie. Il n'a pas fallu beaucoup de tâtonnements pour en arriver là. Déjà en juillet 1897, Pareto fut à même de publier dans la Rivista italiana di socioloçia. une première étude sociologique sous le titre « Il compito della sociologia fra le scienze sociali », qui est fort révélatrice. L'unité fondamentale de la science est réaffirmée et le besoin de la scinder artificiellement et arbitrairement en segments présenté comme un mal nécessaire (Pareto, 1966c : 183). Le savant observe le Micromégas de Voltaire (1694-1778) et constate qu'il exécute deux sortes d'actions. L'étude du premier groupe de ces actions devient l'apanage de l'économie politique, parce qu'elles sont axées sur le bien-être matériel de l'homme. Pareto introduit la notion d'équilibre tout en insistant sur l'impact du facteur temps qui nécessite l'observation de l'évolution des choses. Cette publication doit être appréciée comme un chaînon important dans l'histoire de la démarche intellectuelle de Pareto, car elle renferme in nuce ce qu'il développera dans sa confé319 rence de 1898. De toute manière, l'ophélimité recule pour faire place à l'action humaine, la similitude entre l'économie politique et la sociologie est mentionnée comme une évidence, l'équilibre et l'évolution nous apparaissent comme des états auxquels correspondent l'approche diachronique et synchronique de l'observateur impartial (16). Il serait donc contraire à la vérité de croire qu'à partir de 1897, Pareto s'occupa de la sociologie sans abandonner pour autant l'économie politique, ou que, vice versa, il aurait continué ses recherches économiques tout en rêvant d'un cours de sociologie pure et appliquée. Nous pensons plutôt que le savant a poursuivi ses études simultanément dans les deux directions. Nous disons bien simsütomément, parce qu'il se sentait capable de réaliser deux choses à la fois, grâce au nouveau point d'appui dont il disposait depuis sa correspondance avec Naville. C'est-à-dire que le COUTS d'économie politique devait être remplacé et qu'en même temps, il devenait possible de saisir, enfin, les raisons profondes du recul des libéraux et du succès des marxistes dans sa patrie. En effet, ce n'est pas beaucoup plus tard que Pareto eut le sentiment net de se trouver devant un dilemme. Nous sommes en possession d'une lettre à Pantaleoni du 26/10/1907, dans laquelle il est question pour la première fois d'un doute quant à l'option la plus opportune à prendre: «Puis-je faire mieux en m'occupant de sociologie plutôt que d'économie?» (17). Mais entretemps deux livres importants et un nombre appréciable d'études éparses avaient paru ... Nous entendons un premier écho d'un projet de livre sur l'économie mathématique dans une lettre à Pantaleoni du 19/11/1899. Pareto y ajoute qu'il s'agira du développement d'idées formulées dans la fameuse conférence de 1898 (Pareto, 1960, II : 278-279). Celle-ci se compose de deux parties, l'ébauche d'une théorie des actions humaines (annoncée en note comme l'extrait d'un chapitre du «Cours de Sociologie» en préparation) et une comparaison entre la mécanique et l'économie politique pure. A première vue, il semble donc difficile de rattacher d'emblée le projet visé à l'une ou l'autre de ces parties. Or, les premiers chapitres du livre projeté paraissent dans les numéros de mars et de juin 1900 du Giornale degli Eeonomisti (18). C'est précisément à propos de ces articles que Pareto a expédié à Pantaleoni sa très longue lettre du 28/12/1899, considérée par l'économiste allemand Erich Schneider (1900-1971) d'une telle importance pour l'histoire des idées qu'il en fit une traduction anglaise (Schneider, 1961). Ce qui doit nous intéresser principalement dans cette lettre, c'est l'autopsie que Pareto pratique froidement de son court passé scientifique (16) Nous attirons l'attention sur le fait que Ferdinand de Saussure (1857-1913) doit sa célèbre dichotomie linguistique synchronie-diachronie à Pareto. Cf. provisoirement l'étude de J. Molino (1969). (17) « Posso fare meglio occupandomi di sociologia 0 di economia?» (Pareto, 1960, III: 70). (13) Ils ne figurent jusqu'à présent dans aucun recueil d'articles et/ou d'études. 320 en le divisant en trois phases: celle du Cours pendant laquelle toute la théorie était subordonnée à des notions contaminées comme la rareté, l'ophélimité etc ... ; celle de la conférence de 1898 caractérise par une libération fort avancée de ces entités soi-disant métaphysiques ; et celle de Manuale di economie politica en gestation, marquée d'ores et déjà par la concentration totale sur le fait concret nu (Schneider, 1961 : 292). Le Manuale n'a paru en italien qu'en 1906. Résoudre le conflit entre les goûts et les obstacles par le biais d'une étude exhaustive de l'équilibre économique - le raisonnement vaut pour les producteurs comme pour les consommateurs - y figure comme le problème central de l'économie politique. Mais il est bien entendu que l'économie politique ne doit s'occuper que des actions logiques de l'homme, l'étude des actions humaines non-logiques étant réservée à la sociologie ; tout cela en attendant le grand jour où une super-science, rendant superflue toute scission de la recherche scientifique, puisse prendre la relève (Pareto, 1906 : 36). Le Manuale contient une préface des plus remarquables. Il est dommage que la traduction française de 1909 et la traduction américaine de 1971 soient amputées de cette justification. Aussi l'original italien reste toujours - l'expression est de l'économiste Mark Blaug et vient d'être rappelée par son collègue William Jaffé (01898), grand connaisseur de l'Ecole de Lausanne et de ses performances (Jaffé, 1972 : 1199) - «the most famous untranslated book in economics» (Blaug, 1968 : 589). Du moment qu'on ne se réfère plus à la traduction française comme il est de coutume de le faire, mais qu'on utilise le Manuale, la différence entre le Cours et ce Manuale mérite à coup sûr la qualification de coupure épistémologique dans le sens que Gaston Bachelard (1884-1962) a donné à ce concept, devenu si populaire et si ambigu ces derniers temps à l'instar du groupuscule parisien qui gravite autour de Louis Althusser (01918). Les trois conditions requises par Bachelard sont remplies: vis-à-vis du Momuale, le Cours nous apparaît comme une étape dépassée; le point de départ des deux livres diffère complètement ; et Pareto était convaincu en son for intérieur d'avoir atteint dans son Manuale un degré supérieur d'abstraction et d'objectivité. Une certaine prudence s'impose néanmoins: tandis que la réduction de la totalité des actions humaines aux seules actions humaines logiques n'est qu'un procédé méthodologique, l'abandon pur et simple du concept d'utilité en faveur de celui de choix rationnel représente un changement d'optique lourd de conséquences, une coupure épistémologique. IV. Conclusions définitives Ayant prétendu ci-dessus que Pareto se sentait capable, à partir de 1897, de réaliser deux choses à la fois, ii faudrait encore démontrer que ses progrès en matière sociologique allèrent de pair avec ceux en matière économique. Selon Norberto Bobbio, ce ne serait pas le 321 cas, mais cet éminent parétologue se contente de renvoyer à la correspondance avec Pantaleoni: «In his letters (sc. celles de Pareto) from 1900 tot 1905, almost aIl trace of sociology is lost ~ (Bobbio, 1961 : 303). Comment situer alors Les systèmes socialistes dans leur véritable contexte historique? Il s'agit quand même d'une analyse d'un nombre impressionnant de théories socialistes, basée sur les principes généraux de l'organisation sociale. Même en admettant que ce livre équivaut à une récusation de la conduite bourgeoise et ne serait pas un réquisitoire anti-marxiste, il n'en reste pas moins vrai qu'il est un exercice général de l'usage qu'on pourrait faire du caractère non-rationnel de la plupart des actions humaines. Et aussi, comment évaluer la copieuse introduction à la science sociale qu'on trouve dans le Manuale ? J'extrais d'une lettre à Pantaleoni du 2/4/1907 l'avis suivant de Pareto à ce sujet: «L'utilité de lier, dans une introduction, la sociologie et l'économie politique, consiste à montrer qu'en fait la seconde est seulement une partie de la première et que donc, de son propre chef, elle ne peut résoudre aucun ou presque aucun problème pratique» (19). Le Programme et sommaire du Cours de sociologie, distribué par Pareto en 1905, renvoie d'ailleurs expressis ver bis au Cours, aux Systèmes Socialistes et même au Manuale en cours de publication. Je crois qu'il est permis d'être bref: une fois réglée la question de la classification des actions humaines, Pareto s'est efforcé d'élaborer une théorie générale pour se consacrer ensuite à l'économie politique, quitte à approfondir par après la sociologie. N'oublions pas non plus que le savant n'envisage pas une réédition du Cours comme il résulte de plusieurs affirmations dans la correspondance. Mais il annonça, au contraire, un nouveau Cours en cinq volumes, dont la composition est donnée dans une lettre à Guido Sensini (1879-1958) du 15/12/1906: «La nouvelle édition du Cours comprend cinq volumes: 1° Sociologie, 2° Economie pure, 3° Economie mathématique, 4° et 5° Economie appliquée» (20). En 1917, Pareto en reparla dans une autre lettre à Sensini (Sensini, 1948 : 99-100) ... La composition laisse rêveur, car il s'agit de savoir ce que Pareto entendit par sociologie. Malheureusement, l'emploi parétien du vocable sociologie est parfois fort ambigu: il est l'équivalent dans certains cas de «sciences sociales» ; dans d'autre cas, il vise la nécessité de saisir l'être et le devenir de l'économique en intercalant une nouvelle approximation successive. Il semble bien que Pareto n'ignorait nullement la difficulté; dans les deux premiers paragraphes du Programme précité, la distinction est faite entre la sociologie au sens large et la sociologie au sens plus (19) « L'utilità deI legare in una introduzione, la sociologia e la economia sta nel mostrare in concreto come la seconda è solo parte della prima, e quindi come, da sola, non puè risolvere nessuno, 0 quasi nessuno, problema pratico» (Pareto, 1960, III: 26-27). (20) « La nuova edizione deI Coure cornprende 5 volumi : 1° Sociolorria, 20 Economia pura, 30 Economia matematica, 40 et 5° Economia applicata » (Sensini, 1948; 24). 322 étroit du mot (Pareto, 1967 : 1). Dans son discours de 1917, il a dit ceci : «C'est poussé par le désir d'apporter un complément indispensable aux études de l'économie politique et surtout en m'inspirant de l'exemple des sciences naturelles que j'ai été amené à composer mon , Traité de Sociologie'» (Pareto, 1917 : 430). Nous ne croyons pas qu'il soit nécessaire de commenter cette affirmation, tandis que le but restreint de cet exposé ne permet pas de radiographier le Trattato à la lueur de l'emploi ambigu du terminus technicus sociologie. Il suffit selon nous de prendre connaissance de la réponse que Pareto a donnée à sa propre question du 26/10/1907 citée plus haut: «Je crois, en m'occupant de sociolog'ie, et voici pourquoi. Pour faire progresser l'économie, il suffit de l'intelligence et du savoir, et beaucoup de personnes (je le dis sans fausse modestie) me dépassent en cela. Pour étudier la sociologie, il faut être - en tout cas dans la conjoncture hisctorique actuelle (je ne dis pas toujours) - en dehors de la vie active, vivre comme un ermite, comme je le fais, moi, à Céligny» (21). Ce jugement nous semble être la preuve suprême de l'inexactitude du point de vue de Guy Perrin et tutti quanti (22). Références bibliographiques AGNATI A., 1966 BLAUG BOBBIO M., 1968 Economie theo?"y in Retroepeci, Ed.Heinemann, Londres. N., 1961 1971 BUSINO « Il ' Trattato di Sociologia Generale' di Vilfredo Pareto e l'equilibrio come ' prima approssimazione' allo studio della realtà economico-concreta », Giornale degli Economisti, mai-juin: 495-532. G., 1967 « Vilfredo Pareto. 's Sociology in his letters to Maffeo Pantaleoni », Banca Nazionole dei Laooro Quarterly Review, Septembre. 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Tommissen a présenté une communication qui, sur la base de la correspondance de Pareto entre 1895 et 1900 fait, semble-t-il, définitivement justice de la thèse selon laquelle il y aurait rupture radicale entre sa pensée économique et sa pensée sociologique (sc. celles de Pareto », (Freund, 1974 : note 62 bis). 12 323 1970 1965 « Préface», Vilfredo Pareto, La transformaticm de la Démocratie, Ed. Droz, Genève. Cahiers Vilfredo Pareto, nO 6. DEMARIA G., 1952 EISERMANN G., 1961 FINER S.E., 1966 FREUND J., 1974 (\L'opera economica di Vilfredo Pareto», to, Scritti teorici, Ed. Malfasi, Milan. Vilfredo Pare- Vüfredo Pareto als Nationalokcmom und Sozioloçe, Ed. Mohr, Tübingen. « Introduction», Vilfredo Pareto, Soeioloçieai Writings, Ed. PaIl Mali Press, Londres. Pareto. La théorie de l'équilîbre. Ed. Seghers, Paris. T., Par6to~Walra8 da un carteggio inedito (1891-1901), Ed. Cedam, Padoue. 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TORRISI « En lisant « la sociologie de Pareto» de Monsieur Guy Perrin», Revue européenne des sciences sociales et Cahiers Vilfredo Pareto, Tome XII, 1974, nv 33 : 217-234. 325 PUBLICATIONS RECENTES DES MEMBRES DE L'INSTITUT DES SCIENCES POLITIQUES ET SOCIALES DE L'UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN BAFFREY Jean-Claude, L'effet de public en communication sociale, Dissertation doctorale, Louvain, 1972, Document stencilé, 200 p. Constatant le caractère fondamentalement équivoque des conclusions auxquelles ont donné lieu les recherches sur les « effets» des mass media, cette étude s'emploie à vérifier l'hypothèse selon laquelle le public jouerait un rôle moteur (« effet de public») dans le processus de communication sociale. A cet .effet, l'auteur procède à une analyse en longue période (127 ans) du contexte social et de l'efficacité du quotidien catholique belge c:Gazette de Liège ». Il en ressort que cet organe de communication sociale a échappé au contrôle de ceux qui l'avaient fondé, pour devenir l'instrument de prise de conscience sociale, et le porte-drapeau d'une partie du public qu'il visait. BECKERSMarc, avec la participation de FRÈRE Jean-Paul, LLANOS Marcelino, LEBBE Paul, Systèmes de gestion et attitudes des travailleurs. Recherche effectuée par le Centre de Recherches Sociologiques sous la direction de DE BlE Pierre pour le compte de l'Office Belge pour l'Accroissement de la Productivité, C.R.S., Louvain, 1971, 91 p. La recherche présentée dans ces pages est orientée vers des problèmes qui se posent concrètement dans la société. Dans le cadre de référence et avec les méthodes d'une discipline scientifique - la sociologie - elle veut apporter une meilleure connaissance d'une série limitée de problèmes qui se posent actuellement. Elle s'inscrit dans le prolongement de travaux antérieurs et a pour objectif de préciser dans quel sens et dans quelle mesure les attitudes des dirigeants influencent l'implication des travailleurs à la vie de l'entreprise. En d'autres termes, il s'agit de rechercher quel type d'équilibre s'établit dans l'entreprise quand se rencontrent d'une part, un système de gestion donné, et d'autre part, des conduites ouvrières, elles aussi orientées par une vision de l'entreprise et du travail. Dans une autre perspective, on peut considérer que la recherche vise à isoler certains facteurs de changement de la société industrielle. BECKERSMarc, FRÈREJean-Pol, SAUCIERRoger, TORRISIGiuseppe P., sous la direction de Pierre DEBlE, La Belgique face aux investissements étrangers, Une approche sociologique. Etude réalisée par le Centre de Recherches Sociologiques pour le compte de l'Office Belge pour l'Accroissement de la Productivité. C.R.S., Van Evenstraat, 2 B, LEUVEN, 1973, ± 300 p. Cà paraître le 1/12/1973). Une approche sociologique des investissements étrangers en Belgique a pour objet principal l'analyse de leur mode de pénétration et de leurs effets sur la culture industrielle et sur la structure sociale du monde du travai1. Dans la mesure où la Belgique possède des traditions industrielles propres, où les relations du travail sont infléchies par la législation sociale et par les conceptions patronales et syndicales dans un sens déterminé, l'établissement de firmes étrangères est un fait nouveau dont il importe de mesurer l'impact sur les relations sociales et industrielles. Le thème fondamental de la recherche est donc d'examiner dans quelle mesure une nouvelle culture est en voie de se développer et de s'implanter en Belgique comme conséquence de l'arrivée massive d'investisseurs étrangers. D'autres thèmes, plus particuliers, ont guidé le choix de l'étude : dans quelle mesure l'adpotion par certaines firmes belges d'un type de management « progressiste», a-t-il été stimulé par la présence de firmes étrangères? La présence d'étrangers a-t-elle une influence sur la classe dirigeante des entreprises? La concentration grandissante des firmes en sociétés multinationales pour faire face à des exigences de rationalisation et de rendement pose de multiples problèmes aux pouvoirs publics à l'échelle nationale et locale; des conceptions nouvelles du travail, de l'emploi et de la carrière des travailleurs et des cadres s'introduisent; les attitudes à l'égard des mouvements syndicaux sont autres. Ici aussi de multiples problèmes surgissent et les aspects sociologiques de l'introduction de nouvelles entreprises s'imposent par leur multiplicité. GERARD Hubert, Catholicisme et fécondité. Recherche exploratoire, Louvain, Vander, 1970, 232 p. L'objectif de cette recherche exploratoire est de dégager les relations existant entre le phénomène de la fécondité et l'appartenance au catholicisme, et d'estimer, pour ces relations, la valeur explicative de la doctrine de l'Eglise en matière de procréation, telle qu'elle est perçue par les enquêtées. Le phénomène de la fécondité est défini non seulement par la fécondité réalisée, mais aussi par les variables intermédiaires physiologiques, comportementales et mentales. L'appartenance au catholicisme est mesurée d'une part par l'intégration actuelle et la socialisation dans la collectivité religieuse, d'autre part par les orientations mentales vis-à-vis du changement au sein de l'Eglise et vis-à-vis de la personnalisation de l'engagement religieux. Les données de cette recherche furent recueillies par interviews en 1966 auprès de 326 femmes belges, mariées, de résidence urbaine, catholiques et fréquentant régulièrement la messe dominicale. Axel, Télévision et participation à la Culture, Editions Vie Ouvrière, Bruxelles, 1972, 188 p. GRIJSPEERDT Quelle est l'attitude des travailleurs face à la télévision? Combien de temps passent-ils devant le petit écran ? Que regardent-ils? Quelles émissions aimeraient-ils voir? Comment expliquer leur attitude? Quelle sont les fonctions de la télévision (fonction sociale, fontion culturelle, fonction politique) ? La télévision aliène-t-elle les travailleurs, en répondant à de faux besoins? Leur permet-elle de se former une opinion cohérente devant le monde d'aujourd'hui? Favorise-t-elle la participation culturelle? Quels changements la télévision amène-t-elle chez ceux qui la regardent? Voilà quelques-unes des questions auxquelles l'ouvrage essaie de répondre à partir de renseignements recueillis lors d'une enquête approfondie menée dans l'agglomération de Charleroi auprès d'ouvriers, d'employés et de cadres. Au-delà de la simple description des faits, l'ouvrage vise leur explication et propose un plan de politique culturelle pour la télévision. Il montre surtout que la télévision apparaît comme un phénomène social extrêmement complexe qui entraîne des fonctions et des dysfonctions dans les publics qu'elle prétend toucher. L'ouvrage est complété par une abondante bibliographie. Hotrroux, Joseph, Budgets ménagers, nutrition et mode de vie à Kinshasa, Presses universitaires du Zaïre, Kinshasa, 1973, 303 p. L'objectif de cette recherche est de répondre à la question: « Comment vivent les Kinois, suite à la croissance urbaine galopante, à l'augmentation du nombre des inactifs et à la baisse du salaire réel des travailleurs s ? Les dépenses surpassent largement les salaires et 67,4 % du budbet est consacré à l'alimentation. Malgré ceci le régime nutritionnel est assez bas puisqu'un adulte ne consomme que 2.030 calories par jour. Cette précarité de la situation oblige au court terme et place l'individu dans une situation d'insécurité qui le pousse, d'une part, à recourir à des processus d'accommodement par le paratravail et par tous les moyens qui permettent d'élargir les revenus et, d'autre part, à coopérer avec la famille élargie qui tendra à le sécuriser moyennant l'acceptation de ses normes traditionnelles. Cette recherche sur le terrain a été menée sur 1.471 ménages africains à Kinshasa en 1969-1970. Edmond et HENRYON Claude, Vruchtbaarheid en contraceptie bij jonge echi/paren. Een eocioloçisehe analyse, Standaard Wetenschappelijke Uitgeverij, Antwer- LAMBRECHTS pen, 1970, 197 p. Les auteurs présentent les résultats d'une enquête effectuée en 1965 auprès de couples constitués par premier mariage en 1962. L'échantillon, de type aléatoire, est fortement représentatif de la population considérée: 1000 jeunes ménages, domiciliés dans 557 communes différentes, ont été visités : 838 ont accepté de recevoir les enquêteurs chargés de les interviewer. L'étude portant sur les attitudes et les comportements en matière de fécondité et de contraception, se compose de deux parties. La première, traitant des composantes de la fécondité, envisage l'intervalle réel et idéal entre le mariage et la première naissance, le nombre d'enfants désirés et attendus, la pratique de la contraception et la connaissance des moyens contraceptifs. Dans la seconde partie, les auteurs étudient les facteurs sociaux qui influencent la taille familiale désirée et attendue et la contraception. Ils constatent que le nombre d'enfants désirés et attendus par les couples est influencé par leur degré d'intégration à la religion catholique; dans ce contexte, les auteurs soulignent également l'importance de l'éducation dans une école catholique. La pratique de la contraception dépend principalement du niveau d'études de l'épouse. La religiosité du couple, facteur important en ce qui concerne le choix des moyens contraceptifs, n'influence pas la décision initiale de pratiquer la contraception. Les auteurs se proposent de réinterroger les mêmes couples après dix ans de mariage. PIRET Baudouin, L'aide de la Belgique aux pays sous-développés, Ed. Vie Ouvrière, Bruxelles, 1972, 208 p. L'ouvrage montre que l'aide de la Belgique répond plus aux sollicitations de groupes d'intérêts privés qu'aux impératifs d'un véritable développement. Il analyse la participation de la Belgique à ce que l'on appelle de plus en plus le e développement du sousdéveloppement s, Après une analyse des différentes composantes de ce que l'on appelle (abusivement selon l'A.) l'aide de la Belgique aux pays sous-développés (chapitre I), l'étude situe celle-ci dans le contexte plus global des relations économiques entre les pays industrialisés et les pays sous-développés (problèmes des matières premières, des préférences douanières pour les produits industriels du Tiers-Monde et de l'importation de travailleurs étrangers) (chapitre II). A côté des flux de l'e aide s, il faut considérer les reflux en provenance du Tiers-Monde, plus importante que ceux-ci, comme le montre l'A. pour la Belgique et le Zaïre (chapitre III). L'aide belge s'insère de plus en plus dans le cadre de l'aide internationale à travers laquelle s'opère, selon l'A., le contrôle du e développement du sous-développement :t, c'est-à-dire une croissance économique (parfois) sans développement pour la masse des gens (chapitre IV). Enfin, l'A. analyse les différents groupes de pression (Eglise, milieux d'affaires, coopérants, anciens coloniaux, etc ... ) qui agissent sur la coopération au développement. En conclusion, B. Piret propose une aide à certains régimes politiques plutôt qu'à d'autres parce que selon lui, c'est à ce niveau que se pose fondamentalement le problème du développement. REZSOHAZYRudolf, Temps social et développement. Le rôle des facteurs socio-culturels dans la croissance, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1970, 259 p. Comment le temps est-il valorisé et utilisé? Quelles sont les stratégies temporelles dominantes dans les différentes sociétés et pour les différentes classes? Comment la prévision conditionne-t-elle les projets des nations, des groupes et des individus? Quelle est l'importance de la prévision pour le fonctionnement d'une société complexe ? Comment l'aménagement rationnel des séquences temporelles devient-il la clé de la performance économique? Comment une société élabore-t-elle une certaine conception du temps et pourquoi le change-t-elle ? En réponse à ces questions, l'auteur propose une théorie du temps social qui, sociologique dans Bon inspiration, s'inscrit dans une perspective historique. Elle est démontrée à partir de recherches empiriques, d'une documentation abondante provenant de nombreux pays et, notamment d'une enquête comparative entre le Pérou et la Belgique. Voici donc une contribution importante à la fois à la théorie du développement et à la connaissance du comportement culturel dans des sociétés à degré de croissance différent. Le sociologue aussi bien que l'anthropologue, l'historien aussi bien que l'économiste y trouvent des éléments pour la construction de leur discipline. REZSOHAZYRudolf, Théorie et critique des faits sociaux, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1971, 248 p. Le but de ce manuel est de présenter les principales démarches dans le traitement scientifique des faits sociaux et dans la reconstitution de la réalité sociale, comprenant - l'analyse des notions fondamentales de fait social et d'acteur social, - l'étude des différentes voies d'accès à la réalité, c'est-à-dire des multiples sources d'information et d'observation, - la mise en place des cadres de la recherche, dressés par la formulation des hypothèses, le choix des variables, la définition des concepts, l'élaboration d'un modèle, - les phases successives de la critique des faits sociaux et des informateurs qui les rapportent, - la synthèse des faits, c'est-à-dire la reconstitution de la réalité sociale et, enfin, - l'explication. La partie consacrée à l'explication comprend l'exposé des principales approches théoriques, présente la méthode du dosage des différents facteurs de l'explication, analyse les formes diachroniques (la causalité historique, les lois causales, etc ... ) et synchroniques de l'explication (comme la relation fonctionnelle) et montre les principales techniques de démonstration des rapports explicatifs, comme la comparaison, l'analyse multivariée, etc ... Le volume comprend une bibliographie sélective dans le domaine de la méthodologie des différentes branches des sciences sociales. Action et changement. Méthode d'analyse des dynamismes sociaux et historiques, Publications de REZSOHAZYRudolf, l'Institut des Sciences 1973, 78 p. Politiques et Sociales, Louvain, La préoccupation centrale de l'auteur est d'examiner comment, dans une situation donnée, les acteurs sociaux prennent leurs initiatives, ce qui les influence, comment ils agissent et comment, sous l'effet de leur action la société se transforme. Au cours de l'exposé, un certain nombre de problèmes fondamentaux sont soulevés: comment soumettre les évolutions uniques à une méthode générale pour découvrir les régularités et isoler les cas particuliers? Comment reconnaître dans les processus singuliers, comme par exemple les düférentes révolutions, ce qui les rend comparables? Comment préparer les comparaisons qui permettent de dégager ce qui est général dans les évènements? Comment énumérer tous les facteurs de l'explication? Comment sélectionner les points-clés de l'analyse? Comment structurer les faits collectés et leur exposé? En proposant une réponse à ces questions, l'auteur tente de maîtriser l'étude de l'action sociale et historique. Les actes innovateurs, les initiatives imprévues, les faits nouveaux - autant de sources de changement et de l'évolution historique -, sont réputés inexplicables à l'aide de lois. Dans ce livre, ils sont soumis à un traitement méthodique qui contribue à en faire réellement objet de science. 13 Théories sur le phénomène urbain. Analyse critique et matériaux pour une théorie sociologique. Of- THIRY,Jean-Pierre, fice International de librairie,. Bruxelles, 1973, 255 p. Au moment où les réalités quotidiennes de la planüication urbaine intéressent, autant qu'elles préoccupent, les citadins, les habitants des zones périphériques et, en général, toutes les personnes soucieuses de l'avenir de notre civilisation, il était utile, sinon nécessaire, de réaliser une étude approfondie des rapports de l'homme avec la cité et de présenter les éléments d'une théorie sociologique du phénomène urbain. L'auteur fait non seulement le point des connaissances en la matière à partir d'une critique méthodique des analyses existantes mais il dégage aussi un système explicatü du fait urbain et une méthode d'analyse sociologique.Cette étude comporte deux éléments. Le premier consiste en l'élaboration des principes d'analyse tandis que le second utilise les normes élaborées pour l'interprétation du réel. Cet ouvrage retiendra donc l'attention aussi bien des sociologues, en particulier les sociologues urbains, que des urbanistes ou des divers spécialistes de l'aménagement urbain et, en général, de tous ceux qui sont intéressés par les problèmes actuels des villes et des agglomérations urbaines. - ABDEFATTAH FAKHFAKH, L'Emploi des moyens de communications de masse dans les pays en voie de développement, Centre International de docu- VAN BOL Jean-Marie mentation économique et sociale africaine (C.I.D.E.S.A.), Bruxelles, 1971, 751 p. Cet ouvrage est indispensable à tous ceux qui sont concernés par les problèmes de communication dans les pays en voie de développement. La seule description de son contenu peut définir son intérêt: une liste de références bibliographiques, d'articles et de livres classés dans un ordre alphabétique constitue la majeure partie du livre, soit 2533 références qui comportent toutes un résumé bilingue. Les langues originales des articles sont : le français, le néerlandais, l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol et le portugais. Il se trouve que, pour ces vingt dernières années, un recensement de tout ce qui est paru dans ce domaine est mis à la disposition aussi bien du responsable de la formation professionnelle que du juriste. Plusieurs annexes d'un très grand intérêt contribuent à faire de cet ouvrage un outil de travail très complet: un plan analytique répertorie les problèmes de la presse, de la radio, du cinéma, de la télévision et des autres moyens audiovisuels. Une liste de périodiques et collections consultés, et un double index géographique, français et anglais, sont suivis d'une liste des instituts collaborateurs. Relations entre anglophones et francophones dans les syndicats québécois, Centre international de VERDOODT Albert, recherches sur le bilinguisme, Québec, 1970, 238 p. Cité universitaire de Recherche sur le terrain menée essentiellement auprès de la F.T.Q. (Fédération des travailleurs du Québec) et plus particulièrement auprès de 14 grands syndicats pan-américains ou pan-canadiens actifs au Québec et auprès de 11 autres syndicats pan-américains ou pan-canadiens établis au Québec. Le cadre théorique est repris à Clark et Wilson tel qu'il fut appliqué par Meisel et Lenieux à d'autres organisations non-gouvernementales du Canada. Les conclusions répondent aux questions suivantes: 1) Comment établir entre les groupes linguistiques les modes structurels de relations qui conviennent aux objectifs poursuivis? 2) Commentétablir entre les groupes linguistiques des modes structurels de relations qui pourront être modifiés quand les objectifs d'un des groupes linguistiques changent T 3) Quand un problème se pose au niveau structurel inférieur, ne faut-il pas chercher la solution à un niveau structurel supérieur? La protection des droits de l'homme dans les Etats plurilingues, Labor, Bruxelles et Fernand Nathan, VERDOODT Albert, Paris, 1973, 210 p. Le but de ce manuel est d'exposer de mamere cohérente les efforts des principaux pays plurilingues et des grandes organisations internationales en vue de protéger les droits de l'homme au niveau si important de l'emploi de la langue maternelle ou usuelle. La parution coïncideavec la résurgence, partout dans le monde, des tensions sur le plan ethno-linguistique. Le cadre théorique est repris à la sociologiedes organisations et correspond, en fait, aux principales divisions employées au cours du Cycle d'études consacré aux sociétés multinationales (et organisé, rappelons-le, par les services consultatifs des droits de l'homme des Nations-Unies). Les divers chapitres (qui vont du droit général à la non-discrimination pour motif linguistique au droit particulier de sécession) répondent à un schéma uniforme : 1. position du problème ; 2. réalisations historiques; 3. opinions des principaux spécialistes; 4. limite du droit étudié. Le volume comprend aussi une préface de Karel Vasak, secrétaire général de l'Institut international des droits de l'homme (Fondation René Cassin), un index des matières et des noms cités et une bibliographie sélective dans le domaine de la sociologie des relations entre les groupes linguistiques. Albert, Les problèmes des groupes linguistiques en Belgique. Une introd1U:tion d la bibliographie et un guide pour la recherche, Cours et Documents nO 1, Centre de Recherches Socioiogiques 1 Institut de Linguistique, Louvain, 1973. VERDOODT - Aux sociologues, linguistes, juristes, hommes d'Etat, fonctionnaires. - Aux responsables de l'éducation et de l'enseignement: Universités, Hautes Ecoles, Athénées, Ecoles Normales, Collèges et Instituts. - A tous ceux qui s'intéressent aux problèmes posés par les relations entre groupes linguistiques. Un « trend-report» (rapport relatant les tendances) de 2.000 livres et articles relatifs aux problèmes sociolinguistiques belges. L'auteur qui a obtenu l'aide de nombreux spécialistes, a notamment dépouillé les catalogues par matières des bibliothèques universitaires, les principales revues belges (au total 38) et les périodiques sociologiques et linguistiques de classe internationale. Le texte constitue un document d'environ 300 pages dactylographiées en offset, format in quarto. (400 FB). Contenu en bref Préface de M. le Professeur P. de Bie. Principes de classification Introduction 1ère partie Ecrits généraux. Livres d'histoire et de géographie Etudes de groupes de taille limitée Ile partie Phénomènes socio-culturels affectant l'ensemble lUe partie des groupes linguistiques Bilinguisme et diglossie IVe partie Maintien de la langue et changement de langue Ve partie Solutions pratiques: unitarisme, régionalisme, féVIe partie déralisme, séparatisme Bilan des aspects positifs et des lacunes des Conclusion travaux analysés. PUBLICATIONS DE LA FACULTE DES SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES ET POLITIQUES DE L'UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN La Libertà e l'Uguaglianza Tocqueville, Frankie, Louvain, 1972. DE SANTIS, Vittorio, nel pensiero di Alexis de L'activité professionnelle des femmes: moyen de parcipation au développement global. Analyse du cas belge, Les Edi- HANQUET, Huberte, tions Vie Ouvrière, Bruxelles, 1972. HART-RIKABI-SUCCARI, Elisabeth,Regional ment in the Arab World, Louvain, System and Political Develop- 1971. MASSART-PIERARD, Françoise, Pour une doctrine de la région en Europe. Bruylant, Bruxelles, 1974. MPASE NSELENGE MPETI, L'évolution de la solidoriié traditionnelle en milieu rural et urbain du Zaïre, Presses Universitaires du Zaïre, Kinshasa, SPAEY, Philippe, ris, 1972. 1974. L'élite politique péruvienne. Editions Universitaires, Pa- La presse quotidienne à la recherche de l'objectivité. Réflexions sur les ristorsions de l'information journalistique, Frankie, Louvain, 1973. STRABYLATHIEL, Elisabeth, Political Conflicts Within the Traditional and the Modern Institutions: a Case Study of the Bafui.Camerown, TABUWE ALETUM, Michael, Vander, Louvain, 1973. Sociologie du geste religieux. De l'analyse de la pratique dominicale en Belgique à une interprétation théorique. Les Editions VOVE, Liliane., Vie Ouvrière, Bruxelles, 1973. Attitudes des migrants journaliers Il l'ég,ard de l'emploi en région, Les Editions Philippe Charlier, Bruxelles, 1973. ZAKALNYCKYJ,Wladymyr, G., Localisation résidentielle, décision des ménage8 et développement 8uburbain, Les Editions Vie Ouvrière, Bruxelles, 1972. ZOLLER. Henry ay! we (an hel you PUBLISH AN ABSTRACT OF EVERY TALK OR PAPER VOU PRESENT AT ANY FACULTY, LOCAL, REGIONAL, OR INTERNATIONAL GATHERING YOUR DOCUMENTS FOR DISSEMINATION WITH A ROYAL TV TO VOU MICI<()I'ICIif: BREAK THE LANGUAGE BARRIER BY READING ENGLISH SUMMARIES Of DOCUMENTS ORIGINALLY PUBLISHED IN 19 LANGUAGES BE AWARE OF WHAT IS DEPOSITED BY WHOM IN THE CLEARINGHQUSE FOR SOCIOLOGICAL LITERATURE HAVE AT YOUR OISPOSAL ~oo+ SERIALS WITHOUT CLUTTERING YOUR SHELVES (WE ARE YOUR PERIODICALS LIBRARIAN) RECEIVE ALL OF THE ABOVE FOR $1 MI(;Il() °° l'Iwr: EDITION $15 IF YOUR"LIBRARY SUBSCRIBES) , 1,600+ PAGES OF TEXT, A LISTING OF 7,000+ AUTHORS " 21,000+ SUB.JECT ENTRIES • • " .oclolog'c.1 •••• , ••c,. 73 EIGHTH AVENUE BROOKLYN, N.Y. 1121S Université Libre de Bruxelles INSTITUT DE SOCIOLOGIE REVUE DE L'INSTITUT DE SOCIOLOGIE Revue trimestrielle Science politique, économie politique, économie sociale, sociologie du travail, sociologie africaine, psychologie sociale, sociographie, etc. Chronique démographique. Note critique. Notices bibliographiques. Numéros spéciaux L'Université européenne Raisonnement et démarches de l'historien Corps médical et assurance maladie Sociologie de la e Constructton Nationale s dans les nouveaux Etats Aperçu sociologique sur le Québec Image de l'homme et sociologie contemporaine Sociologie de la littérature Le pluriIinguisme L'ingénieur et l'information La sociologie du droit et de la justice L'automobile dans la société Avortement et contraception Pour une société ouverte aux étrangers La quantification en histoire Administration et abonnements EDITIONS DE L'UNIVERSITE DE BRUXELLES, Parc Léopold, B-1040 Bruxelles (Belgique) Tél.: (02) 35.01.86 Abonnements : Belgique: Le numéro: 200 FB 600 FE. ; autres pays : 700 FB Le numéro double : 400 FB SOCIAL COMPASS REVUE INTERNATIONALE NUMEROS XXI/3 XXI/2 XX/4 XX/3 XX/2 XIX/4 XIX/3 XIX/2 XIX/1 XVIII/4 XVIII 13 XVIII/2 XVIII/! XVII/4 XVII/3 XVII/2 XVIII! XVIIl XVI/2 XVI/4 XIV /5-6 SPECIAUX DES ETUDES SOCIO-RELIGIEUSES DISPONIBLES: Nouveaux mouvements religieux aux USA Sociologie de la religion en URSS Sociologie de la sécularisation Analyse sociologique du discours religieux Sociologie et anthropologie de la religion à Sri Lanka Religiosité Populaire Psychologie de la Religion Théorie en Sociologie de la Religion Sociologie de la religion en Afrique du Sud Sociologie de la religion en Inde Sociologie religieuse du Judaïsme Religion et Culture Sociologie des Ordres et Congrégations religieuses Sociologie de la Catéchèse Sociologie et Sacerdoce Sociologie et Théologie Sociologie de la Religion au Japon Religion et Développement L'Eglise comme Institution La Sociologie religieuse en France Sociologie de la Religion en Amérique Latine Rédaction et Administration: SOCIAL COMP ASS Vlamingenstraat 116 B - 3000 Louvain (Belgique) Prix de l'abonnement Prix au numéro: annuel: 650 fr. B. 250 fr. B. C.C.P.: 000-0342033-11 de Social Compass (Louvain) SCIENCE ET PAIX Revue Internationale de Recherches 8ur la Paix, le Conflit et le Développement Publiée sous les auspices de l'International ciation. Peace Research Asso- Science et Paix est la première revue internationale de langue française, consacrée à l'étude des rapports conflictue18 entre communautés, groupes et acteurs sociaux, et de la paix, envisagée à la fois sous l'angle de l'absence de conflits et de la construction de rapports de coopération. Pour Science et Paix, cette tâche exige à la fois l'approfondissement scientifique dans le domaine des conflits directs et indirects manifestes et latents, physiques et structurels ainsi que l'engagement moral et politique en vue d'orienter la recherche vers la formulation de propositions concrètes sur la résolution des conflits sur les conditions d'une paix positive. Science et Paix désire constituer pour cela un pôle d'attraction pour ceux qui se sentent concernés par cette double tâche dans toute la francophonie et être un lieu de dialogue avec les nonfrancophones. Thème8 des numéros de l'année EPBA: 1. - Etudier, Enseigner, Agir LA PAIX 2. - Les nouveaux armements 3. - L'Impérialisme 4. - La Non-Violence Conditions d'abonnement (4 numéros par an) Belgique Etranger . . Prix de numéro 400 F.B. 450 F.B. 110 F.B. Mode de paiement C.C.P. nO8827.47ou Compte nO403303 (Société Générale de Banque, Agence Forest). Pool d'édition et de rédaction (PER) - Av. Van Volxem, 306, Bruxelles. SOMMAIRE N° 4 1974 intitulé: L'IMPERIALISME L'Impérialisme aujourd'hui. La Namibie dans le cône sud de l'Afrique. Marie-Dominique SIMONS Violence et développement. Le « Mujibisme »: anatomie d'une idéoJ. D'OLIVEIRA E SOUSA logie. Pascale DELFOSSE Une idéologie militaire. Essai d'analyse sémiotique. Ole-Kristian HOLTHE François HOUTART CENTRE DE RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Université Catholique de Louvain PUBLICATIONS BECKERS M. avec la participation de FRbE J. P., LLANOS M., LEBBEP., Systèmes de ge.tion et attitude. des travailleur., Recherche effectuée par le Centre de Recherches Sociologiques sous la direction de DE BlE P. pour le compte de l'Office Belge pour l'Accroissement de la Productivité, C.R.S., Louvain, 1971, 91 p. DE BlE P., Budgets familiaux en Belgique, 1957-1958. Mode. de vie dans trois milieux socio-profe.sionnela, Nauwelaerts, Louvain, 1960, 434 p. DJ: BlE P., DOBBELAERE K., LEPLAEC., PIEL J., La, dya.de conjugale. Etude .ociologique, Vie Ouvrière, 1968, 137 p. DE BIE P., PRESVELOUC., National family guiding image. and policies, Transactions of the Fir8t International Seminar, Louvain, ICOFA, 1967, 170 p. Deuxième édition, Vander, Louvain, 1972, 170 p. HENRYONC., LAMBRECHTS E., Le maria.ge en Belgique. Etutù .ociologique, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1968, 259 p. HUYSE L., L'apa,thie politique. Etude .ociologique, Editions Scientifiques Erasme, Anvers/Bruxelles, 1969, 222 p. LAMBRECHTS E., HENRYONC., Vruchtbaarheid en contraceptie bij jonge echtpa,ren.Ben. sociologische analyse, Standaard Wetenschappelijke Uitgeverij, Antwerpen, 1970, 197 p. LEPLAE C., Les fiançailles. Etude sociologique, Presses Universitaires de France, Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, Paris, 1947, 344 p. PIEL J., Relations sociales et loisir. de. a.dole.cent., Renaiuanee du Livre, Bruxelles, 1968, 335 p. PRESVELOUC., La consommation de la famille: phénomène .ociologique. Essai d'une .ociologie de la consommation familiale, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1968, 319 p. PRESVELOUC., DE BII! P., Image. and counter-images of flou", familie., Transactions of the Second International Seminar, ICOF A, Louvain, 1969, 162 p. RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Sommaires Volume l, numéro 1, juin 1970 P. DE BlE Avant-propos C. LEPLAE La sociologie de la famille gique 1957-1968 . C. P~VELOU 8 en Bel5 Les nouvelles familles. Participation socio-culturelle et dialectique des images à propos de la vie conjugale et familiale . C. HENRYONet Distance socio-culturelle A. BRUTUS-GARCIAet modèles d'interaction en matière de fécondité G. HOFFMANN Famille nucléaire élargie modifiée isolée 44 au mariage conjugale 72 ou famille 91 Volume I, numéro 2, décembre 1970 P. SERVAIS C. LEPLAE G. DEPREZ F. BOUDRU J. BONIS Le sentiment en WaIIonie national . en Flandre 123 Approche sociologique cultuelle récente La guerre tion (1) scolaire et de la musique 145 et sa pacifica170 Vers une sociologie des comportements patrimoniaux de la famille 209 Attitudes de jeunes Belges à l'égard des loisirs et de la culture 223 RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Sommaires Volume II, numéro R. HILL La famille tales . M. CROZIER 1, juin 1971 dans les sociétés occiden3 L'engagement social du sociologue P. VERCAUTERENNotes pour une théorie mation de la légiti- G. DEPREZ sa pacifica- La guerre scolaire tion (II) . 25 45 et 67 Notes de recherche B. GAD..LY De l'ambition aux stratégies C. PIRET Signification Limbourg politique M. BECKERS Equipe OBAP P. DELFOSSE de la grève du 107 Volume II, numéro J. P. FRÈRE et 92 2, décembre 1971 Caractéristiques individuelles des dirigeants et modes d'accès au pouvoir dans l'entreprise 127 Le texte sions (1) 155 d'un système des pen- A. CORTENLe travail des femmes dans les magaVANDERHAEGHE sins à rayons multiples 181 Notes de recherche pour l'investigation en A. GRYSPEERDT Directions sociologie de la télévision : théorie, problématiques et techniques 214 Analyse des échecs et abandons à l'Université, importance du milieu social d'origine 226 A. BEGUIN Etude A. VERDOODT bibliographique Sociologie du langage 242 RECHERCHES Volume SOCIOLOGIQUES III, numéro l, juin 1972 Sommaires A. MARTENS E. J. G. P. C. C. Travailleurs immigrés: critique de quelques études. Application à la situation belge . LAMBRECHTS La fécondité des jeunes couples. Analyse des résultats d'une enquête auprès de 838 couples Pour une sociologie des relations entre LEFÈVRE groupes linguistiques. Un modèle d'analyse DEPREZ Le choix d'une école catholique . Le texte d'un système des pensions. DELFOSSE Essai d'une analyse sémiologique (II) Notes de recherche LEPLAE Théorie et réalité en sociologie de la famille PRE'SVELOU,A. BRUTUS et B. CANIVET L'avortement dans la vie du couple Volume III, numéro 2, décembre publiques 22 44 83 107 126 144 1972 A. DUMAIS Herméneutique et Sociologie . B. CANIVET-GILsoN La pilule: comportements et décisions L. PIETERS Codes sexuels et relations pré-conjugales A. GRYSPEERDT Appartenance socio-culturelle et intérêts sportifs. Analyse factorielle d'une douzaine d'intérêts sportifs . L'inégalité sociale devant l'échec scoJ. NIZET et G. DEPREZ laire Notes de recherche G. VAN ISTENDAEL La décision politique en matière d'aménagement du territoire. Le cas de la Belgique septentrionale P. H. VAN DER PLANK L'assimilation linguistique dans les sociétés urbaines . Leçons 3 163 181 213 226 247 269 290 et conférences J. A. GUILHON-ALBUQUERQUE L'industrialisation et son expérience 296 RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Volume IV, numéro spécial, mai 1973 Sommaire MODELES CULTURELS J. REMY Introduction ET PRATIQUE à la problématique SOCIALE . 1. L'usage social de concepts légitimateurs J. REMY La dichotomie privé/public dans l'usage courant : Fonction et genèse . L. VOYÉ Usage social du concept de critère objectif. Rôle du sociologue II. Pratique sociale et effets culturels G. LIENARD et F. LOICQ Emergence d'une contre-légitimité dans le cadre d'un conflit dans l'entreprise Michelin F. LOICQ et G. LIENARD Maîtrise de l'espace et propriété du pouvoir III. Analyse institutionnelle et travail pédagogi.que M. L. LoPEZ et G. LIENARD Espace et resocialisation. Analyse d'une expérience E. SERVAIS et J. P. HIERNAUX Une expérience de pédagogie institutionnelle. Réflexions critiques sur certains aspects de la méthode . IV. Essai de systématisation méthodologique et mise en question d'une rationalité sociologique J. P. HIERNAUX Quelques éléments pour l'observation et l'analyse de performances culturelles J. M. LACROSSE Faut-il introduire le concept des forces désirantes dans la problématique du changement culturel? . 3 10 39 63 104 120 153 172 195 RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Volume IV, numéro 2, octobre 1973 Sommaire L'influence parentale sur le choix des fréquentations du conjoint aux EtatsUnis L. DE SOUSBERGHE Repenser ou ré-observer la parenté et le mariage J. L. LITT Essai de sociologie régionale . M. MOLITOR Chercheurs scientifiques et organisations industrielles J. VAN DE KERCKHOVE Grèves spontanées, phénomènes et symptômes de crise Notes de recherche Th. LINARD DE GUERTECHIN Activités et structures des firmes américaines à Bruxelles Notes bibliographiques HANQUET, H., L'activité professionnelle des femmes: moyen de participation au développement global CE. Lambrechts) J. BRUCE 219 246 271 295 335 357 393 RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Volume V, numéro 1, juin 1974 Sommaire L. VAN OUTRIVELes syndicats chrétiens et socialistes en Belgique. Leur pouvoir dans une économie néo-capitaliste et concertée, leurs stratégies vers l'auto-gestion . M. MOLITOR Chercheurs scientifiques et organisations industrielles. Le rapport à l'entreprise T. JACOBS L'accroissement du nombre des divorces en Belgique : une interprétation sociologique. J. ALDOUS Les effets de l'observation sur le comportement en laboratoire : note méthodologique Notes de recherche L. JADIN La fréquence du testament en Belgique et l'adéquation du droit successoral E. JACQUES et Ch. PIRET La saisie du sens de l'action : questions/ problèmes de méthode à propos de l'analyse des grèves J. BILLIET Réflexions sociologiques à propos de la révision du pacte scolaire . Leçons publiques et conférences A. FRISCHKOPF La modernisation d'une université. Adaptation ou innovation ? Notes bibliographiques 3 39 68 84 91 105 115 129 139