La santé en manque de débat
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La santé en manque de débat
21.1.2008 12:18 Page 1 Bloc-notes post-scriptum La santé en manque de débat N on, la démocratie suisse n’est pas parfaite. Oui, elle a des zones d’ombre, en des endroits pourtant cruciaux. Par exemple, le débat sur le système de santé. Qu’il soit d’une piètre qualité est une évidence. Mais, plus grave encore, il ne repose sur aucune habitude politique ou tradition de société. Pour comparer, prenez l’école. Tout le monde a une idée sur la façon de l’organiser et l’exprime. Lorsqu’ils se rencontrent, les parents discutent des vertus respectives des établissements où se trouvent leurs enfants. Des controverses ont lieu. On a voté, ici et là, en Suisse romande, sur des points précis de l’organisation scolaire: retour ou non des notes? Réforme pédagogique d’avant-garde ou enseignement plus classique? Des associations d’élèves sont constituées dans chaque collège. Les voix des citoyens se font entendre. Nul parti politique ne peut se permettre de ne pas placer l’école au cœur de ses préoccupations. Les débats sont souvent houleux, les enjeux mal délimités. Mais des opinions et des réflexions ont le mérite de circuler. … Rien de semblable pour la santé. Elle représente pourtant, selon les enquêtes, la seconde préoccupation de la population. Comme l’école, elle garantit la cohésion sociale. Plus encore que l’école, elle constitue un domaine économique majeur, en passe de devenir le premier. Seulement voilà: à la différence de l’école, le système de santé n’arrive pas à faire sa place dans la discussion démocratique. Un désir de participation existe, sans doute. Mais le peuple semble manquer d’une compréhension suffisante pour s’emparer de la parole. Les associations de patients ou d’assurés restent trop petites et isolées pour exercer une réelle influence. Les médias, pour la plupart, ne se représentent pas mieux que le citoyen moyen ce qu’est – ou ce que devrait être – le système de santé. Du coup, ils ne l’évoquent qu’à propos de la maîtrise des coûts. Quant aux partis politiques, leur investissement intellectuel dans le domaine est minuscule. Quand il existe. … Les termes du débat sont pourtant simples. On les voit apparaître dès que quelques personnes sensées réunissent leurs forces. Exemple le plus frappant: le Forum SantéGesundheit, qui organisait sa dixième journée annuelle, la semaine dernière. Ce Forum est une sorte de mini-démocratie, un lieu de discussion où se rencontre un groupe de professionnels de la santé extrêmement panaché, bénévole (même si sa démarche est soutenue par l’Université de Genève et Sanofi-Aventis) et motivé. Ce Forum a analysé la complexe situation suisse, lu la littérature (assez unanime) et collecté les expériences étrangères (convergentes, elles aussi), puis a 256 fait une synthèse de ses réflexions. En deux mots: la voie d’avenir, pour la politique de santé, ne passe pas d’abord par les contraintes économiques, mais est culturelle. Comme préalable à toute action, elle exige de reposer sur une vision globale. Que la santé coûte 11,6% du PIB et que ce pourcentage soit en croissance n’est pas un réel problème: ce qui compte, c’est qu’elle s’inscrive dans un fonctionnement économique durable. Ses objectifs de réforme sont la qualité, la sécurité et l’efficience. Lesquels demandent une collaboration à tous les niveaux et des incitatifs bien placés. Sa manière de fonctionner ne peut être que le partenariat entre soignés et soignants. La formation est le maître mot de son futur (rien de bien ne se passera sans des professions soignantes motivées). … Les moyens d’appliquer ces réformes et de les articuler devraient être discutés, politisés, mis sur la place publique – et contestés, bien sûr. Or c’est ici que le processus coince. Durant ses dix années d’existence, l’influence du groupe Santé-Gesundheit semble avoir été négligeable. Rien n’a changé, ou presque. Regardez les thèmes traités au Parlement. Ils relèvent de la logique budgétaire: financement des hôpitaux, compensation des risques, managed care (vu comme une forme d’assurance et non comme un système de soins). Ou ils portent sur le contrôle de l’offre: fin de l’obligation de contracter, clause du besoin. Alors que le premier problème qui pointe à l’horizon est celui de la pénurie de soignants. Ce qui manque, autrement dit, à la politique suisse de santé, c’est une ambition, une vision et des buts qui dépassent la simple volonté de contrôle. Couper, rogner, faire de petites économies, lancer des actions ponctuelles à visée médiatique (dont raffole notre conseiller fédéral en charge de la santé), cela ne fait pas une politique. Et, encore moins, ne prépare un débat de société. … Pour quelle raison cet empêtrement politique dans le médiocre? Pourquoi surtout ce manque de concertation démocratique ? Il y a d’abord que les idéologies traditionnelles gauche-droite n’offrent aucune lumière pour décider des changements. Des thèmes comme l’approche globale visant une économie durable, le partenariat, les réseaux ou l’information/responsabilisation des patients font référence à une nouvelle culture. Et cette nouvelle culture pourrait bien remettre en cause les anciens systèmes de pouvoir, et même les balayer, à la manière du Web 2.0 déboulant dans le monde d’internet. C’est pourquoi les partis politiques restent paralysés. … Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 23 janvier 2008 ‘ bloc-note_256.qxp ‘ On parle beaucoup, ces temps, de l’information aux patients. On affirme que chaque citoyen a le droit à la connaissance de tout ce qui le concerne. Mais le Forum a raison d’aller plus loin et d’exiger que la décision politique repose, elle aussi, sur la transparence. Sans quoi elle ne peut être ni comprise ni critiquée (donc améliorée). Par exemple, les critères de remboursement ou non d’une prestation ou d’un médicament devraient être accessibles, de même que ceux décidant de l’inscription (ou du refus) d’un établissement sur la liste des hôpitaux. Or, rien de cela n’est à l’agenda politique. … Et puis, le Forum rappelle une évidence (que la petite Suisse a une fâcheuse tendance à mettre de côté): nous nous trouvons au cœur de l’Europe. Or la santé n’a pas de frontières. Les médecins le voient bien, avec les accords sur la liberté de circulation des personnes et les directives européennes sur la reconnaissance mutuelle des diplômes. Cette évolution n’a pas que des effets favorables, loin de là. Mais il faut la regarder en face et la gérer ensemble. Ou encore, alors que la Suisse développe dans son coin quantité de petits systèmes d’information et de données (dont certains sont aux mains des caisses-maladie, donc non contrôlés et scientifiquement inutilisables), les pays de l’Union européenne, de leur côté, ont décidé de mettre en commun la gestion de l’information santé: production de données, stockage, indicateurs de résultats, cartes personnelles informatisées. Tôt ou tard, la Suisse devra entrer dans cette aventure. Ne serait-ce, d’ailleurs, que pour des raisons de coûts. Sur cette inéluctable ouverture, pas un mot des politiciens. On dirait qu’aucune révolution ne gronde autour de nous. … «Le temps est hors de ses gonds. Ô sort maudit que ce soit moi qui aie à le rétablir», dit Hamlet. En médecine, pointe avancée du progrès, le temps est particulièrement hors de ses gonds. Le politique ne s’en est même pas aperçu (ou fait semblant de ne rien voir). La population s’amuse et consomme, insouciante. Le sort – maudit soit-il! – oblige les médecins à agir seuls, sans lumière démocratique, pour garder vivant l’essentiel, pour le porter à bout de bras à travers l’époque qui passe et bouleverse tout. Bertrand Kiefer