Faire de la paix un bien public ? Tenter de répondre à la question

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Faire de la paix un bien public ? Tenter de répondre à la question
AFSP /Section d’Etudes Internationales — Colloque « Les biens publics mondiaux »
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Dario BATTISTELLA
Faire de la paix un bien public ?
Tenter de répondre à la question de savoir s’il est possible de faire de la paix un bien
public présuppose tout d’abord de s’interroger sur la notion de paix et sa signification.
Qu’entendre par « paix » ? Les textes publiés dans Kaul et al. ne sont pas clairs à ce sujet.
Dans leur texte sur la prévention des conflits armés, en l’occurrence infra-étatiques,
Hamburg et Holl refusent ce qu’ils appellent une conception « simpliste » de la paix : « Nous
n’établissons aucune équivalence entre la prévention des conflits armés et des notions
simplistes de ‘paix’ » disent-ils, vu que cette paix (des cimetières ...) peut aller de pair avec
des régimes répressifs. Ils ont donc probablement une conception positive de la paix, à
l’image peut-être du sens commun, qui associe paix et justice, harmonie, solidarité ; à l’image
peut-être aussi de la Peace Research des années 70 autour de J. Galtung selon qui la paix
exigeait la disparition de la violence structurelle, d’aucuns diraient de nos jours symbolique :
la paix est alors synonyme de justice sociale.
Tout à l’opposé, R. Mendez se contente d’une conception plus modeste de la paix.
Partisan du rôle joué en matière de maintien de la paix par des organisations régionales telles
que la CEI en Asie Centrale ex-soviétique ou la CEDEAO en Afrique de l’Ouest, il ressent le
besoin, au delà de ces organisations régionales, « d’un gardien de la paix universel,
l’équivalent sur la scène globale d’une force de police municipale ou d’une garde nationale,
pour maintenir la loi et l’ordre ». Sans aller jusqu’à dire que la loi et l’ordre ressemblent
assez à la paix des cimetières que dénoncent justement Hamburg et Holl, ce qui ne fait guère
de doute c’est qu’il s’agit là d’une conception négative de la paix, définie comme simple
absence de recours effectif à la force armée : il y a paix lorsque les armes se taisent, pour
paraphraser l’expression de R. Aron.
Pour sortir de cette ambiguïté, je ferai alors mienne la définition de la paix de Hobbes :
après avoir défini l’état de guerre comme consistant non pas « seulement dans la bataille et
les combats effectifs ; mais dans un espace de temps où la volonté de s'affronter est
suffisamment avérée », après avoir écrit que « la nature de la guerre ne consiste pas dans un
combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il
n'y a pas d'assurance du contraire », Hobbes appelle paix l’état d’esprit contraire à la volonté
avérée de s’affronter caractéristique de l’état de guerre : « Tout autre temps se nomme paix ».
Exprimé autrement, il y a paix à partir du moment où a disparu la volonté avérée de se battre.
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Ce préalable conceptuel réglé, passons à la notion de bien public. Deux critères font d’un
bien un bien public plutôt qu’un bien privé :
- selon un premier critère formel, un bien est un bien public lorsqu’il n’est pas, ou
seulement insuffisamment, fourni par les mécanismes du marché ;
- selon un deuxième critère substantiel, un bien est un bien public lorsqu’il profite à tout
consommateur pris individuellement (le fait pour un consommateur de bénéficier d’un
bien public ne prive aucun autre consommateur des mêmes avantages) et à tous les
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consommateurs considérés collectivement (aucun consommateur ne peut être exclu des
bénéfices d’un bien public).
Deux déductions découlent de ces deux critères théoriques :
- un bien public se doit d’être fourni par une autorité centrale, soit directement, soit
indirectement par des mécanismes de marché modifié ;
- l’absence de bien public ou même sa présence en quantité insuffisante constitue un mal
public (public bad).
Essayons alors d’appliquer ce raisonnement à la paix telle qu’on l’a définie supra et voyons
s’il est possible de faire de la paix un bien public.
La guerre n’est pas un mal public
Je commencerai par le dernier argument évoqué. L’absence de paix, c’àd non
seulement la guerre, la violence armée, le recours à la force armée, mais même l’état de
guerre, la volonté avérée de recourir aux armes donc, est-elle un mal public ? à l’image d’un
environnement dégradé par rapport au bien public que serait un environnement sain ?
A priori la réponse s’impose. C’est celle que donnent nos auteurs, et notamment
Mendez : condition de la survie de l’espèce humaine, dit-il, la paix est un état de relations
entre nations auquel aspire tout un chacun, « excepté les aspirants-conquérants ». Il reconnaît
donc une première limite, et on ne peut qu’acquiescer, car de Hitler à Oussama Ben Laden, la
paix de toute évidence n’est pas une valeur universelle. Reste que pour Mendez, il s’agit là
d’exceptions qui viennent confirmer la règle. Voilà qui mérite discussion, car ce n’est que
d’un point de vue normatif que la paix est préférable à la guerre, d’un point de vue éthique, ou
du point de vue d’une éthique particulière. Si c’est bien cette perspective que font leur les
chercheurs organiques de l’ONU, ce qui n’est pas sans les rapprocher des habitués de la
Mutualité, « contre la guerre et le terrorisme ; pour la paix et la justice », d’un point de vue
« scientifique », ou plus modestement lucide qui doit être le nôtre, il n’est pas sûr que la
guerre soit en soi un mal public, comme nous en donne une idée une analyse des causes qui
provoquent les recours à la force et des fonctions qu’ils remplissent.
Pourquoi la guerre et pour quoi la guerre ? La réponse se trouve chez Clausewitz :
parce qu’elle est la simple continuation de la politique par d’autres moyens, parce qu’elle
règle par l’épée les conflits que ne parvient pas à régler la plume. Autrement dit, la guerre,
plutôt qu’un échec de la politique étrangère, est d’abord un moyen rationnel de celle-ci, qui
vient en complément des moyens pacifiques, lorsque ces derniers apparaissent aux yeux des
unités politiques comme des moyens insuffisants ou trop coûteux en vue d’assurer leurs
objectifs de politique étrangère – puissance ou sécurité ; et le modèle de l’utilité attendue des
guerres de B. Bueno de Mesquita démontre empiriquement la validité de ce postulat de la
guerre comme moyen rationnel.
Conséquence : autant un environnement pollué est un effet pervers de la croissance
industrielle et en tant que tel un mal public, une conséquence irrationnelle du point de vue
collectif d’un ensemble de comportements rationnels d’un point de vue individuel ; autant les
embouteillages comme conséquence non voulue de la hausse du trafic automobile traduisent
le mal public qu’est l’absence de feux rouges ; autant la guerre n’est pas, d’un point de vue
conceptuel strict, un mal public. C’est là le premier obstacle au projet onusien de faire de la
paix un bien public global. Certes, les cas de recours à la force armée comme bien privé, c’àd
des guerres entreprises dans des buts autres que de politique étrangère, décidées dans des buts
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de « diversion » par des exécutifs en mal de soutien populaire, ou provoqués par les intérêts
mesquins de castes « impérialistes » et autres « complexes militaro-industriels », peuvent eux
légitimement être considérés comme des maux publics du point de vue interne d’une unité
politique ; mais du point de vue des relations internationales dans leur ensemble, la guerre
entreprise n’est pas en tant que telle un mal public global, car elle est a priori un moyen
rationnel de conduite de la politique étrangère, en ce sens que les unités politiques n’y
recourent qu’à condition qu’elle leur procure une utilité plus grande que ne le permet le
recours aux moyens pacifiques.
Le marché international produit de la paix
Le deuxième obstacle apparaît lorsqu’on se penche sur la question de savoir si la paix
ne saurait être fournie par les mécanismes du marché. Contrairement à ce que laisse entendre
Mendez, le marché politique international, id est la libre interaction entre Etats, est tout à fait
susceptible de produire de la paix. Non pas par l’équilibre des puissances, ni par l’hégémonie,
mais par la démocratie.
Mendez a raison d’estimer que la paix par l’équilibre des puissances ou par
l’hégémonie – qui est en réalité un équilibre unipolaire – sont des paix sélectives et précaires.
En tant que telles, ce ne sont d’ailleurs pas des paix, au sens de Hobbes de volonté avérée de
ne pas s’affronter, mais de simples trêves, aux yeux mêmes des réalistes qui s’en font les
promoteurs, trêves censés prolonger autant que faire se peut l’ordre et la stabilité
internationale, et qui de ce fait même incluent par définition des recours limités à la force, en
vue d’ajuster l’équilibre existant : l’actuelle opération de police menée contre les Talibans par
la puissance hégémonique (Etats-Unis) aidée par la principale puissance satisfaite (Grande
Bretagne) illustre de façon particulièrement flagrante cette conception de la « paix » par
l’empire, et c’est probablement comme recours à la force contre le statu quo réellement
existant que doivent s’analyser les attentats du 11 septembre dernier. Dire cela ne revient pas
à justifier ces actes ; c’est tout simplement rappeler que la « paix » hégémonique bénéficie
plus à certains qu’à d’autres, ou en tout cas est perçue par les unités politiques révisionnistes
comme bénéficiant aux seules unités politiques satisfaites, avec pour conséquences que les
premières voient dans le recours à le recours à la force le seul moyen de rompre le statu quo
d’après elles inégalitaire ou injuste.
Mais Mendez oublie ou ignore que le « marché » international est tout à fait
susceptible de produire une paix autre que celle par l’équilibre ou l’hégémonie, à savoir la
paix par la démocratie, comme le montre la théorie de la paix démocratique. Que dit cette
théorie ? Que les démocraties ne se font pas la guerre entre elles. Pourquoi ? Non pas parce
que les peuples seraient intrinsèquement pacifistes, par opposition aux princes – ce serait là la
théorie naïve de la paix par la démocratie, mantes fois réfutée, y compris en ce moment même
si l’on en croit les sondages américains de soutien aux bombardements de l’Afghanistan –,
mais parce qu’entre démocraties le recours à la guerre est justement devenu irrationnel
comme continuation de la politique. Grâce à leurs valeurs de résolution pacifique des conflits
et à leur culture de compromis, et grâce aux institutions de prise de décision politique qui les
caractérisent, les démocraties parviennent en effet à faire émerger entre elles un respect
mutuel et une attente pacifique réciproque qui suspendent ou neutralisent le dilemme de la
sécurité caractéristique de l’état d’anarchie, avec pour conséquence qu’elles peuvent se
permettre de recourir en toute confiance au diplomate pour régler le conflit d’intérêt qui les
oppose, rendant ainsi irrationnel parce qu’inutile (au sens de Bueno de Mesquita) le recours
au soldat cher à R. Aron.
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La paix est donc susceptible d’être produite par les acteurs eux-mêmes, ou de découler
de leurs interactions, sans intervention d’aucune autorité supérieure à eux. Et pas n’importe
quelle paix, mais un véritable état de paix ; pas seulement la paix de Hobbes, au sens de
disparition de la volonté avérée de se battre, mais l’état de paix au sens d’émergence et de
diffusion d’une volonté avérée de ne pas se battre. C’est bien la paix durable – stable peace –
de K. Boulding qui caractérise les relations entre démocraties, définie comme « une situation
dans laquelle la probabilité d’une guerre est si petite qu’elle n’entre pas vraiment dans les
calculs » des Etats ou de leurs décideurs ou citoyens ; c’est vraiment la guerre devenue
obsolète plus que simplement obsolescente au sens J. Mueller, obsolète parce qu’impensable
après avoir cessé d’être pratiquée entre démocraties.
Il est vrai que cette paix démocratique, si elle est une paix perpétuelle – au sens de
Kant qui est à l’origine de cette théorie –, n’est pas pour autant, pour le moment en tout cas,
une paix universelle. La paix démocratique actuelle est forcément une paix séparée : les
relations entre démocraties et non-démocraties et les relations des non-démocraties entre elles
restent en état de guerre, et connaissent des guerres effectives. La paix démocratique seraitelle alors un bien de club ? Non, car les non-démocraties sont moins exclues de cette paix par
les membres du club démocratique qu’elles ne s’auto-excluent en quelque sorte : d’un point
de vue strictement théorique, le jour où elles seront devenues des démocraties – et malgré les
attentats du 11 septembre, la tendance longue à la démocratisation peut difficilement être niée
– elles feront de facto partie de cette zone de paix séparée, sans payer quelque ticket d’entrée
que ce soit.
C’est là un point important : la paix démocratique n’est pas le produit d’une
construction consciente, volontariste, elle est une espèce de windfall profit externe de la
nature interne des régimes démocratique ; elle est un effet vertueux non pas tellement de
l’impact de la nature interne d’un régime sur ses relations extérieures, mais de l’impact qu’a
l’interaction entre deux régimes démocratiques sur leur dilemme de sécurité, et donc sur
l’utilité du recours aux armes. Et c’est sans doute là que réside le secret de la durée de la paix
démocratique, quand on sait qu’a contrario, toutes les tentatives conscientes de construction
de la paix (autres que les « paix » par l’empire donc ou par le concert des puissances) ont
échoué par le passé, de Sully à la SDN et du Pacte Briand-Kellog jusqu’à l’ONU.
Un régime de sécurité collective n’est pas une autorité centrale
L’ONU en effet, ou tout autre régime international de sécurité collective, n’est guère
susceptible d’être utile dans la tentative d’instauration de la paix. Revenons au constat de la
nature actuellement limitée dans l’espace de la paix démocratique. Si la paix entre
démocraties est une paix séparée, alors redevient a priori pertinent l’argument avancé par I.
Kaul et al. de l’insuffisante fourniture de la paix par les mécanismes du marché, c’àd par les
interactions entre Etats eux-mêmes. Produite en quantité insuffisante parce que limitée à la
seule zone démocratique, la paix redevient, d’un point de vue substantiel cette fois-ci, un bien
public, au sens où son absence dans la zone non-démocratique entraîne des externalités
négatives, bien sûr pour les non-bénéficiaires de la paix démocratique, mais même pour les
consommateurs de celle-ci, vu l’impact négatif que subit la zone de paix séparée du fait de la
persistance de relations se déroulant à l’ombre de la guerre.
Bien évidemment, cette espèce d’« échec du marché » que constituerait l’actuelle
limitation de la paix démocratique pose la question d’une utilité résiduelle éventuelle d’une
action consciente de construction de la paix dans la zone non-démocratique, en vue non pas
tellement d’étendre la paix démocratique existante – la paix démocratique présuppose en effet
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des démocraties matures, ce pour quoi l’extension volontariste de la démocratique est contreproductive – , mais de compléter la paix démocratique. L’ONU est-elle alors susceptible de
fournir cette paix autre que démocratique et complémentaire par rapport à celle-ci ?
Mendez en est persuadé. Etablissant un parallèle entre la loi et l’ordre à l’intérieur
d’une unité politique et la paix et la sécurité entre unités politiques, il estime que les Nations
Unies constituent l’équivalent pour les Etats-nations de ce qu’est l’autorité étatique pour les
individus, étant donné qu’en souscrivant à la Charte des Nations-Unies, et notamment en
s’engageant à régler leurs différends de façon pacifique et en établissant les mécanismes de
résolution des conflits des chap. 6 et 7, les Etats ont renoncé au droit de légitime défense, à
l’image des individus ayant renoncé à se faire justice en quittant l’état de nature grâce à la
conclusion d’un contrat social.
De toute évidence, cette analogie entre interne et externe pêche par excès d’optimisme,
en ce qu’elle méconnaît la radicale différence entre ordre politique interne caractérisé par la
présence d’un monopole de la violence physique légitime et sphère politique internationale
caractérisé par l’absence d’un tel monopole. Si le contrat social a permis aux individus de
sortir de l’état de guerre, ce n’est pas tellement parce qu’ils se sont engagés à renoncer au
droit de légitime défense, mais c’est parce qu’ils ont institué au-dessus d’eux une autorité
centrale à laquelle ils ont confiée la charge d’assurer leur sécurité en échange de leur loyauté.
Il suffit de relire Hobbes à ce sujet : chez Hobbes, la sphère politique interne est pacifiée
grâce à ce que Weber appellera le monopole de la violence physique légitime que réclame
avec succès le souverain-représentant, c’àd grâce à sa capacité à trancher en dernier ressort.
Quoi que dépendant des individus qui l’ont instauré pour ce qui est de son existence, le
représentant-souverain de Hobbes est indépendant de ces mêmes individus pour ce qui est de
son action en matière de maintien de la sécurité, et voilà pourquoi la paix civile existe.
Il en va tout autrement sur la scène politique internationale. Si l’ONU à la rigueur peut
être considérée comme le représentant des Etats-nations, elle n’est certes pas leur
représentant-souverain, dont l’altérité d’action viendrait pallier la centralité d’existence ; issue
des Etats-nations, l’ONU ne dispose d’aucune indépendance d’action par rapport à ces
derniers, vu que comme nécessaire préalable à toute opération de maintien de la paix ou de
prévention des conflits est exigé le constat par le Conseil de sécurité de l’existence d’une
rupture ou d’une menace de rupture de la paix. C’est ici que se situe l’origine de son échec en
matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales. Cet échec ne peut être évité
qu’à condition qu’il y ait accord entre les Etats-membres permanents du Conseil de Sécurité,
ce qui revient à dire que l’efficacité de l’ONU en matière de maintien de la paix exige une
dépendance de facto par rapport aux grandes puissances.
On a pu le constater au moment de la seconde Guerre du Golfe, mais le constat est
valable sur une période historique beaucoup plus longue, et concerne donc l’ensemble des
régimes internationaux de sécurité. Pour preuve, malgré lui à vrai dire, le travail empirique du
chercheur suédois Wallensteen. Wallensteen distingue deux types de périodes différentes dans
les relations internationales, les périodes universalistes et les périodes particularistes, avec, de
1815 à 1976 (statistiques COW), 4 périodes universalistes (1816-1848, 1871-1895, 19191933, 1962-1976), et 4 périodes particularistes (1848-1870, 1895-1918, 1933-1944, 19451962). Alors que les premières sont caractérisées par l’existence de règles communes entre les
Etats, par l’existence autrement dit de ce que I. Kaul et al. appelleraient une « communauté
internationale », les secondes voient les Etats agir de façon unilatérale ; et Wallensteen de
constater une baisse des recours à la force dans les périodes universalistes. Reste que le fait
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justement que les périodes universalistes aient été interrompues par des périodes
particularistes tend à montrer que l’effectivité des institutions internationales dépend dans la
réalité sinon de l’existence d’un regime maker (GB en 1816-1848, USA après 1962), du
moins de l’absence d’un challenger non-satisfait (1871-1895, 1919-1933).
Conséquence : le fait pour la paix de remplir en partie le critère substantiel d’un bien public
global – il existe un sous-approvisionnement en matière de paix internationale étant donné
que la paix démocratique fournie par le marché est insuffisante et que le recours à la force a
des externalités négatives même s’il ne constitue pas en tant que tel un mal public – ne permet
pas pour autant de conclure à la possibilité de la mise sur pied d’une stratégie politique visant
à fournir ce bien public. Dans la mesure où l’efficacité d’une telle stratégie exige
l’instauration d’une indépendance d’action de la part des Nations-Unies par rapport aux Etatsmembres, et que cette indépendance revient dans les faits à une dépendance par rapport aux
unités les plus puissantes, voire à la plus puissante, une telle paix serait forcément soumise
aux intérêts de cette(ces) dernière(s), et par là même assimilée et donc rejetée par les autres
comme une paix impériale, ce qu’avait déjà fait remarquer E. H. Carr, lorsqu’il avait noté que
« de même que la classe dominante à l'intérieur d'une société dénonce la lutte des classes et
prie pour le maintien de la paix intérieure, qui lui assure sa propre sécurité et prédominance
; de même la paix internationale devient-elle un intérêt propre des puissances dominantes.
(...) Il existe certes un intérêt commun objectif en le maintien de l'ordre international, mais
dès que l'on applique ce principe abstrait à une situation politique concrète, il se révèle être
le déguisement transparent d'un intérêt national égoïste très particulier ».
Or, si les tentatives d’imposition de la paix par un régime international de sécurité
collective aboutissent à l’exact opposé du résultat recherché qu’est la fin de l’état de guerre,
dans la mesure où le fait pour elles de confondre paix et stabilité finit par favorise le recours
aux armes contre un ordre perçu comme injuste, alors faire de la paix un bien public relève de
la quadrature du cercle. Hamburg & Holl le reconnaissent d’ailleurs, lorsqu’ils admettent que
la prévention opérationnelle des conflits par la « communauté internationale », qui combine
des mesures politiques, économiques, et éventuellement militaires en vue de faire cesser la
spirale de la violence potentielle, « exige un leadership déterminé ». L’actualité ne les a pas
démentis : au moment même où le prix Nobel de la paix vient d’être décerné aux NU, « seule
voie négociable vers la paix» aux dires des membres du jury de ce prix, les NU elles-mêmes
reconnaissent aux USA le droit de légitime défense leur permettant de recourir à la force
armée contre les auteurs des attentats du 11 septembre dernier ...
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En conclusion, aux deux questions posées par I. Kaul et al., à savoir
1. « Le concept de bien public global est-il pertinent – et à quel degré – lorsqu’il s’agit de
décrire et d’analyser les défis globaux ? » ; et
2. « Pouvons-nous trouver des stratégies politiques faisables susceptibles de fournir de
façon fiable le bien public manquant (... qu’est la ...) paix ? » ;
nos réponses seront alors les suivantes :
1. le concept de bien public n’est qu’à un très faible degré pertinent pour cerner le problème
de la guerre et de la paix dans le monde contemporain, car si les externalités négatives de
la guerre ne font pas de doute, les fonctions de celle-ci ne permettent pas de la considérer
comme un mal public en tant que tel, alors que la paix est susceptible d’être produite par
le marché ; et
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2. la stratégie consistant à vouloir instaurer la paix réside par des systèmes de sécurité
collective est vouée à l’échec car seul le partage de la démocratie permet aux unités
politiques de résoudre pacifiquement leurs conflits d’intérêts en rendant irrationnel le
recours à la force armée, c’àd leur permet d’espérer des changements à l’ordre existant
sans pour autant avoir à recourir à la force pour ce faire.
Dario Battistella, Bordeaux-IV