L`ESPACE ROMANESQUE DANS LES ROMANS DE HAWA DJABALI

Transcription

L`ESPACE ROMANESQUE DANS LES ROMANS DE HAWA DJABALI
RÉPUBLIQUE ALGÉRIENNE DÉMOCRATIQUE ET POPULAIRE
MINISTÈRE DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA
RECHERCHE SCIENTIFIQUE
UNIVERSITÉ D’ALGER
FACULTÉ DES LETTRES ET DES LANGUES
BOUZARÉRAH
L’ESPACE ROMANESQUE DANS LES ROMANS DE
HAWA DJABALI
MÉMOIRE DE MAGISTER PRÉSENTÉ PAR
CHAIB CHÉRIF.KRÉCHIEM AICHA
DIRECTRICE DE RECHERCHE B.MOHAMMEDI TABTI
2006
À la mémoire de mon père et de ma mère.
Pour mes enfants.
Pour HASNA.
2
REMERCIEMENTS
Je voudrais exprimer ma gratitude à Mme Tabti qui m’a accompagnée
tout au long de ce travail en mettant à ma disposition sa propre documentation. Je
la remercie pour m’avoir inlassablement imposé la rigueur dans le strict respect
de la démarche scientifique. Et je m’en voudrais de ne pas souligner sa bonne
humeur, son humour qui m’ont permis de surmonter bien des découragements.
Je tiens à saluer et à remercier Mme Afifa Bererhi
qui a tout mis en
œuvre, pendant l’année théorique, pour assurer à chacun de nous un enseignement
de haut niveau .
J’aimerais exprimer ma gratitude à mes anciens professeurs qui m’ont
permis d’être là aujourd’hui.
3
L’ESPACE ROMANESQUE DANS LES ROMANS DE HAWA DJABALI
4
SOMMAIRE
INTRODUCTION
8
PREMIÈRE PARTIE
L’ESPACE ROMANESQUE DE AGAVE
CHAPITREI-1 : L’ESPACE DE L’ENFERMEMENT
33
I-1- LA MAISON PATERNELLE DE FARIDA :
UNE « ENSEIGNE » « NÉO-COLONIALE »
35
I-1-1: L’univers bourgeois de Farida : une prison dorée
41
I-1-2 : La chambre de Farida « un camp fortifié »
44
I-1-3 : IL dans l’univers bourgeois de Farida : « un malaise d’espace »
49
I-1-4: Un Agave dans une citadelle
54
I-2- LA DUALITÉ: IL/JE : DUALITÉ D’UNE SOCIÉTÉ
CONFRONTATION DE DEUX MONDES
I-2 1 : IL dans l’espace social : l’errance dans la ville
59
I-2-2 : IL parmi ses pairs : la solitude d’un déraciné
61
I-2-3 : La maison paternelle de IL/JE : le lieu d’un « trauma »
65
RÉVOLTE
I-3-LE DOMICILE CONJUGAL:LES PRÉMICES DE LA
67
I-3-1 : La chambre nuptiale : une « arène »
68
I-3-2 : Le domicile conjugal pour Farida : « un espace pour soi »
75
I-3-3 : Le domicile conjugal pour IL : un espace « nul »
80
I-4 : L’HÔPITAL : FARIDA FACE À ELLE-MÊME
5
86
CHAPITRE II : « LA MONTAGNE VERTE » DE AICHA LA CONTEUSE.
II-1 : RENCONTRE AVEC AICHA LA CONTEUSE
90
II-1-1 : Le conte
II-1-2 : Aicha et la « montagne verte »
90
94
II-1-3 : IL à la« montagne verte »:découverte d’un monde insolite
95
II-1-4:Farida sur la montagne des « grenadiers » : les vertus de l’écoute :112
II-1-5 : « L’inflorescence » de l’Agave
117
Conclusion
122
DEUXIÈME PARTIE
L’ESPACE ROMANESQUE DE GLAISE ROUGE
CHAPITRE I : L’ESPACE DE LA CLAUSTRATION
I-1- ALGER : UNE CAPITALE SURPEUPLÉE
125
133
I-1-1 : L’autobus : le vase clos « des déshérités »
136
I-1-2 : L’appartement : la maison toujours « fermée à clé »
139
I-1-3 : L’arrivée de Grand-Mère : un parfum du terroir
140
CHAPITRE II : LE VILLAGE DE NEDJMA
148
II-1 : RETOUR À LA SOURCE DE L’ANCÊTRE
149
II-1-1 : La maison de Nedjma : « le nid »
151
II-1-2 : La grotte : une naissance à soi
153
II-1-3 : La rivière : un lieu de rassemblement pour femmes
160
II-1-4 : La vieille maison de campagne en hiver : tempête et arc-en-ciel 163
II-1-5 : L’oliveraie : communion femmes/ terre nourricière
II-2- LES JARDINS DE HANNANA
165
168
II-2-1 : Les jardins de Hannana : un haut le lieu de savoir
171
II-2-2 : La demeure de Hannana : la grotte d’une « déesse
177
II-2-3 : Le retour à Alger d’une jeune Fille épanouie
180
6
II-3- LE MARTYRE DE NEDJMA ET DE HANNANA 182
CONCLUSION
189
BIBLIOGRAPHIE
200
7
INTRODUCTION.
« Par Génie du lieu, il faut entendre le singulier pouvoir qu’exerce une ville ou un site sur
l’esprit de ses habitants ou de ses visiteurs. »1
Quelle est l’importance de l’étude de l’espace dans une œuvre littéraire ?
Il est nécessaire de souligner au préalable, que le roman s’inscrit dans la fiction,
comme le soulignent R.Bourneuf et R.Ouellet :
« Roman s’identifie (…) dès l’abord à divertissement dans le sens où il nous détourne de la vie réelle pour nous immerger dans un monde fictif. Peu-être, en fait, le roman permet-il de mieux rejoindre la réalité et de la connaître en profondeur. ».2
Reprenant l’analyse de G.Durand selon lequel l’œuvre littéraire « crée, par
des mots et des phrases, une terre et un ciel nouveaux », B.M.Tabti explique
qu’en
« se créant, elle met en place un monde nouveau qui, pour inventé qu’il soit, à
partir de ce que l’écrivain choisit, plus ou moins consciemment, plus ou moins librement,
de montrer, nous apparaît comme le nôtre et dans lequel la tentation est grande d’aller
chercher ce qui nous permet de l’identifier comme tel ».3
Lire un roman, tenter de l’étudier, de l’analyser ou de comprendre certaines de ses
composantes telles que l’espace, c’est entrer dans un monde fictif pour essayer
d’établir un lien entre le monde imaginaire de l’auteur et la réalité qu’il donne à
-1 -Présentation par les étudiants de M.Butor in M.Butor, Le génie du lieu, Paris, Éditions Grasset,1958, p3.
2
-R.Bourneuf et Real Ouellet, L’univers du roman, Paris, Puf /Littératures modernes, 1972, collection fondée par Jean Fabre et dirigée par Robert Mauzi, p5.
3
-Bouba Mohammed.Tabti, Espace et réalisme romanesque des années 80, Alger, Université
d’Alger, 2001, Thèse de Doctorat d’État en Langue Étrangère, T300, p5.
8
découvrir par le travail de l’écriture, et que l’on pourrait considérer comme sa
vision du monde.
Le texte littéraire est un langage qui fonctionne selon des codes qui lui
sont propres. L’espace que nous essayons d’étudier est à la fois un espace nommé,
situé, décrit selon le sens qu’il donne à la progression de l’action, à l’évolution des
personnages, à l’intensification dramatique ou au dénouement d’une crise.
Réel ou symbolique, il joue un rôle important dans la trame du récit devenant luimême un actant de premier ordre si bien qu’aujourd’hui son étude s’impose autant
que celles qui ont été réservées, jusque là, à l’action et au temps.
Longtemps la critique littéraire a analysé le roman en mettant l’accent sur
la fonction essentielle du temps - sans doute parce que le temps est souvent indissociable de l’espace -, son impact sur l’intrigue et, accessoirement, le cadre dans
lequel évoluent les protagonistes.
R.Bourneuf constate que la notion d’espace « a été escamotée par les exégètes du
roman » :
« On n’a pas ou peu étudié l’espace en tant qu’élément constitutif du roman au
même titre que les personnages, l’intrigue ou le temps, et pris dans son sens concret
d’étendue, de lieu physique où évoluent ces personnages et où se déroule l’intrigue
comme un élément constitutif du roman. (…) Quels liens rattachent l’élément espace aux
autres, poursuit-il, quelles interrelations s’établissent avec lui ? »4
Il s’agit de tenter de démontrer qu’à l’intérieur d’un espace romanesque donné, les
personnages évoluent selon les caractéristiques de leur lieu de vie et de leur
époque à laquelle peut souvent appartenir aussi l’écrivain. À ce sujet, H.Mitterand
explique
l’application
minutieuse
avec
laquelle
G.Flaubert
crée,
dans
« L’Éducation sentimentale », grâce à « la finesse » et la poésie singulière (de)
son regard, un espace romanesque qui émane de ce qui « appartient » en propre à
l’écrivain.
4
-R.Bourneuf, « L’organisation de l’espace dans le roman », in Études littéraires/Avril,
1970, Université Laval, p78.
9
« Si le romancier, comme le savant, prend pour point de départ la réalité telle
quelle il s’en forme une image qui porte les marques de sa propre sensibilité et qui
épouse les formes, les lignes de force de son imagination. Il traduit cette image dans une
œuvre qui n’est point le réel, mais sa fiction, tout entière faite de mots. Il monte l’objet et
le transforme, l’accommode à sa vision intérieure, ou encore à celle de ses personnages, et
le fait pénétrer dans un espace nouveau qui est aussi celui-même de l’œuvre. »5
Mitterand étoffe son analyse en mettant
l’accent sur la manière dont Flaubert
donne à l’espace romanesque la marque du mode de vie et de la sensibilité de
toute la société de son époque, non pas par la description minutieuse d’une multitude d’objets inanimés qui donneraient d’elle une image figée, mais dans la « saisie » d’une « physionomie », d’un instant fugace, d’un mouvement qui la présenterait vivante, en perpétuelle activité.
« L’écrivain voit la manière prodigieuse (…) qui consiste à rendre sensibles,
par le moyen indirect des mots, les multiples aspects d’un espace d’une durée étranger au
lecteur, et, qui plus est, en perpétuelle modification. (…) L’écrivain juxtapose selon un
ordre inédit, les détails de physionomies violemment expressifs (…) et le défilement des
attitudes entrevues, des visions fugitives, s’il le modèle, dans sa forme, sur les données de
la perception, reflète dans son contenu toute la diversité psychologique et sociale d’une
époque. »6
L‘espace romanesque apparaît d’abord comme une sorte de présence puissante qui fait corps avec les personnages : ils le perçoivent comme une « force
amie » qui déploie une atmosphère de convivialité et de sérénité qui rend sensibles odeurs, parfums, couleurs et sons, réveillant souvent l’image enfouie d’un
paradis perdu sublimé par une sorte de réminiscence :
« Il faut perdre le paradis terrestre, explique G.Bachelard, (…) pour le vivre dans
5
H.Mitterand, « L’acceptation ironique de l’existence : Flaubert » in Le regard et le signe, Poétique du roman réaliste et naturaliste, Paris, Puf/Écriture, 1987, collection dirigée par Béatrice
Didier, p19.
6
- Idem, p25.
10
la réalité de ses images, dans la sublimation absolue qui transcende toute pas7
sion. » .
L’espace romanesque peut être appréhendé aussi selon la conception de
Flaubert qui considère que l’espace n’existe que par la dynamique que lui insufflent les « évènements » et sa force à peser sur le destin des personnages, tel que
cela est illustré dans « L’éducation sentimentale », roman entièrement construit
sur l’impossibilité du héros à se stabiliser en un lieu de vie amoureuse durable.
Dans « Mme Bovary » les différents espaces n’existent qu’à travers les adultères
d’une femme qui, « troublée par le vide, (…) s’ennuie rapidement (…) en compagnie d’un mari médiocre et borné »8 : sa vie devient une errance qui se termine par
le suicide, car sa quête d’un univers stable n’aboutit pas.
«Ce n’est pas l’évènement, qui se contracte sous la main de Flaubert, mais ce
qu’il y a entre les évènements, ces étendues stagnantes où tout mouvement s’immobilise.
Le miracle, c’est de réussir à donner tant d’existences et de densité à ces espaces vides,
c’est de faire du plein avec du creux. »9
On pourrait rapprocher cette analyse de celle de Marcel Blanchot qui insiste sur la
nécessité du personnage de trouver un lieu de vie à sa mesure :
« Ainsi, à l’impossibilité de vivre à l’intérieur d’un espace oppressif et aliénant
(…), succède la quête d’un ailleurs, quête qui prendra (…) l’allure d’une errance infinie,
ultime chemin qui mène le sujet vers ce lieu inclassé, lui permettant de rejoindre "les
voyageurs" du monde "inscrits dans les vents". De là, il est possible d’atteindre l’espace
de sa renaissance." »10
Ces différentes analyses présentent les grandes lignes des caractéristiques
de l’espace romanesque et la façon dont un écrivain peut en construire le « dis7
-G.Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Quadrige/Puf, 1984 (la 1ère édition date de 1957),
p45.
8
-Pierre Brunel, Histoire de la littérature française, Paris, Éditions Bordas, 1972, p492.
9
-Idem, p497.
10
-M.Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Éditions Gallimard, 1955, cité et commenté par Bélaid.Djefel in L’écriture et l’espace et l’espace de l’écriture dans « Le chemin des ordalies », op,
cit, p210.
11
positif » selon sa sensibilité propre, le regard qu’il porte sur son époque, la société dans laquelle il évolue lui-même. De cette façon, le romancier permet au lecteur d’entrer dans cet espace « verbal » -dans lequel il peut se reconnaître, parfois,- afin d’y ressentir l’oppression ou l’euphorie.
Ces deux aspects de l’espace romanesque ne sont pas toujours déterminés
par la valeur matérielle du lieu, que celui-ci soit vaste ou exigu, situé en milieu
urbain ou à la campagne.
L’important est le rapport qu’établit le personnage avec son lieu de vie, le subissant, ou, au contraire, s’y épanouissant. Soulignons que la force de la claustration
ne s’inscrit pas dans l’interdiction, pour les femmes en l’occurrence, de sortir. Elle
est plus insidieuse, autrement plus aliénante car elle pèse aussi sur toute une
jeune génération. Il est significatif, dans Agave, que le jeune couple soit fort instruit : très symboliquement, Farida est « médecin pour femmes » et IL ingénieur
agronome préparant un doctorat. Ils sont pourtant les victimes d’une mentalité qui
agit sur eux depuis leur prime enfance.
Nous essaierons d’étudier l’espace romanesque de Agave et de Glaise
rouge, deux romans de Hawa Djabali11. Le premier est publié en 1983 et le second
en 1998. Quinze années les séparent ; pourtant, nous avons décelé dans Glaise
rouge certains points de jonction avec le premier roman, des points qui pourraient
être lus comme des mises au point, des insistances, des réajustements, marquant
ainsi quelques signes d’une évolution que l’auteure aurait perçue dans la société
dont elle est issue.
C.Achour présente H.Djabali ainsi :
« L’écriture l’habite. La parole la hante. Ses émissions de radio marquèrent
l’histoire de la Chaîne III : "L’autre moitié", entièrement consacrée à la condition des travailleuses en Algérie. "Évidences", pour discuter, remettre devant soi les sacro-saintes dé-
11
- Agave, Paris, Publisud, 1983. - Glaise rouge, in Algérie Littérature/Action n°3, Alger, Marsa
Éditions, 1999, pp7-123.
12
finitions que tabous et bonne éducation dérobaient constamment à la critique de la raison ;
des émissions sur les contes, sur la littérature. »12
H.Djabali est née en France, à Créteil en 1949. Elle arrive en Algérie en
1963, au lendemain de l’indépendance. C’était, dit-elle « un changement culturel
assez conséquent, ce passage à quatorze ans, de la France à l’Algérie. » Elle vit
entre Alger et le monde rural de Lakhdaria où, déclare-t-elle
« Je me suis sentie tout de suite à l’aise dans une, puis plusieurs familles, où les
femmes essayaient de "gommer" mon passé en France pour faire de moi "une vraie
femme", sous-entendu "des pieds qui tiennent les cailloux et des mains qui tiennent la
braise" ! Je crois qu’elles y sont parvenues ! J’ai été accueillie et aimée. »13
L’image est forte qui souligne à la fois la rudesse de la vie rurale où il est essentiel
d’avoir un contact charnel avec la terre, et l’amour que prodiguent à cette adolescente, encore "étrangère", des femmes habituées aux difficultés de la vie paysanne, dans le sens noble du terme, c’est à dire des femmes solidement enracinées
dans le pays qui les porte. Double fusion s’il en est, dans l’harmonie entre la
campagne et ses habitantes et cette enfant venue de France qui s’intègre si bien au
monde rural et à la vie de ses femmes. Le retour au pays natal se place, de ce fait,
sous l’harmonie entre deux cultures que la romancière considère comme une richesse, contrairement à d’autres écrivaines dont les écrits portent la marque de la
difficulté, du déchirement, parfois, à concilier deux cultures différentes, voire
antagonistes.
H.Djabali revendique l’ « appartenance à un double monde : le monde où
on lit et le monde où on dit. » Elle cultive cette double « appartenance » en insérant dans ses textes les contes qui ne sont pas, précise-t-elle, « des textes recueil-
12
-Ch..Achour, « Entretien avec l’auteur, H.Djabali : création et passion » in Algérie Littérature/Action n°3, op, cit p125.
13
- Idem, p125.
13
lis, mais des textes créés dont la parole est insérée pour faire éclater ce que le langage ne peut dire. »14
L’amour du monde rural s’accompagne, dans l’œuvre de Djabali, d’un
hommage sans cesse renouvelé aux femmes de la campagne, à travers tous ses
textes, même ceux du théâtre pour lequel elle écrit des pièces qu’elle joue ellemême afin d’y imprégner son engagement : « Sa naqba imourou », en 1995,
« Cinq mille ans de la vie d’une femme » en 1997 et « Le Zajel maure du désir »,
en 1998, un hommage dédié à Louis Aragon.
Le théâtre de H.Djabali apparaît comme un théâtre engagé qui dénonce, de façon
incisive, la passivité et l’absence de combativité des peuples du Monde arabomusulman devant certaines dictatures qu’ils subissent comme une fatalité. Et si
elle fustige l’arrogance et les velléités de domination de l’Occident, elle n’en dénonce pas moins la manipulation à laquelle se prêtent ces mêmes régimes arabes.
« On vient de retrouver les corps de dix-sept jeunes filles. Les victimes ne portaient aucun signe de hidjab, aucun voile sur leur chevelure. Elles ont été violées. (…) Le
responsable du massacre qui revendique ce crime collectif, a expliqué les raisons de ce
viol : les vierges vont au paradis, il aurait été donc inique de les laisser mourir ainsi et de
les retrouver, ces impudiques, ces désobéissantes, dans le giron du très haut (…) . Aucun
des pays sous la loi du prophète n’a protesté. Des associations œcuméniques ont essayé de
calmer certains chrétiens qui parlent de "non-assistance à personne en danger" et quelques
partis socialistes occidentaux s’efforcent d’approfondir mieux leur notion de respect des
cultures étrangères afin de mieux saisir le bien fondé de ce crime. »15.
On appréciera le nom « chevelure »- et non "tête"- qui connote la sensualité et la
beauté de la femme, et l’ambivalence du sens de l’expression « le giron du très
haut », soulignant ainsi que « les responsables du massacre » ne sont pas mus par
la piété et la soumission au Dieu unique mais par des forces occultes qui les asservissent.
14
C.Achour, « Entretien avec l’auteur, H.Djabali, Création et passion » in Diwan d’inquiétude et
d’espoir, La littérature algérienne de langue française, Alger, Enag/Éditions, 1991, Littérature,
Essais, collectif sous la direction de C.Achour, p540.
15
-H.Djabali, Le Zajel maure du désir, Bruxelles, Théâtre, Les Éditions du Centre Culturel Arabe,
1998, p23.
14
La narratrice dénonce sans ambages les anachronismes de certaines traditions dans lesquelles les hommes du Monde musulman sont restés emprisonnés et
qu’ils imposent aux femmes comme des valeurs auxquelles elles doivent rigoureusement se soumettre pour être admises dans leur société.
La virginité de la femme, par exemple, érigée comme une exigence "sine qua
non" pour le mariage, est évoquée dans les deux romans. Dans Agave, cette "vertu" provoque la désunion d’un couple dès la nuit de noces. Dans le deuxième
texte, la première expérience sexuelle de la Jeune Fille fait partie de l’initiation
qu’elle a eu à recevoir au village de son Ancêtre, tout près de la maison de sa
Grand-Mère qui, loin de la « chasser », la rassure en souriant et en lui disant
« (qu’elle) es(t) comme les premières figues, le vent de cette nuit (l’a) mûrie,
(qu’elle) a changé de regard. » (p92).
Si les mentalités ont sensiblement changé, grâce notamment à une démocratisation constante de la scolarisation, certaines traditions archaïques persistent
et se trouvent même renforcées par la poussée du fanatisme religieux qui réintroduit le port du voile pour la femme qu’il recommande d’enfermer dans son rôle
de génitrice et de servante de l’homme. À travers l’Histoire de l’Algérie, la
femme s’est vu sans cesse imposer la suprématie de l’homme qui n’a eu de cesse
de la soustraire au regard des autres hommes, la réduisant à un objet de convoitise.
Et si la lutte de libération a donné à la femme l’occasion de se dévoiler afin de
combattre, aux côtés de l’homme, pour les mêmes idéaux de liberté, elle ne lui a
pas permis pour autant une émancipation totale, une fois le combat terminé. Elle
se retrouve emprisonnée par ces mêmes lois contre lesquelles elle a lutté.
Ch.Achour explique :
« La participation de la femme à la lutte est un argument de ses droits à prendre
la parole et la place incompressible qu’elle a désormais dans la nation. Les écrits de
femmes vont insister, une fois cette lutte achevée, sur l’écart entre la communion harmonieuse vécue alors et le désenchantement présent de voir s’établir les barrières qui séparent espace public et espace domestique, espaces masculins et espaces féminins. »16
16
Ch.Achour, « Pour une histoire littéraire des femmes » in Noûn, Algériennes dans l’écriture,
Biarritz, Atlantica/Les colonnes d’Hercule, 1998, collection dirigée par J-Jacques Gonzales, p73.
15
Quant aux parents, ils rêvent pour leurs enfants de l’instruction la plus
achevée,-souvent celles dont ils ont été privés eux-mêmes- , aussi bien pour les
filles que pour les garçons. Pourtant, ils persistent à inculquer à leurs enfants certaines valeurs archaïques.
Les femmes, longtemps soumises à la domination de tous les hommes de la famille qui évoluent dans leur entourage immédiat, deviennent parfois, en vieillissant, des « despotes ». Elles exercent inévitablement leur domination sur leurs
filles et/ou leurs belles-filles, dans une volonté inavouée ou non, de se défouler de
frustrations enfouies depuis longtemps, parce qu’elles ont manqué de « révolte ».
L’utopie de Djabali est de voir émerger, en Algérie, une société moderne
vraie, refondée sur la préservation de certaines traditions qui forgent l’identité de
l’être et de valeurs telles que le respect mutuel et l’écoute de l’autre dans les relations « homme/femme » et les « rapports communautaires ».17
Si cette utopie paraît démesurée et trop ambitieuse, c’est parce qu’elle se heurte
sans cesse, à tous les niveaux de la société, à la persistance de l’enfermement des
mentalités « obtuses » qui se révèlent dans les espaces où évoluent ces femmes et
leur entourage masculin. Tout cela a une incidence sur les lieux de vie dont la
distribution se traduit par la claustration physique, psychologique et intellectuelle
même. Dès lors on peut apprécier la mesure de l’utopie de H..Djabali.
« L’utopie, explique Sadek Aissa, est le seul devenir dont on puisse rêver. Un
artiste doit se donner cette liberté de voir au loin sans s’extraire du réel. ».18
L’utopie de H.Djabali sous-tend fortement les deux textes car la romancière sait,
comme le souligne B.M.Tabti, que
« l’évolution de la société, (est) confrontée à la modernité et, pour beaucoup, à
la nécessité du retour à une "authenticité" arabo-musulmane, (une évolution qui) conduit à
17
-Ch.Achour « Portrait d’Hawa Djabali- Création et passion » in Noûn, Algériennes dans
l’écriture, op, cit, p150.
18
- Ch.Achour, « Chroniques algéroises, petits cailloux blancs du printemps algérois : rencontre
littéraire : Sadek Aissa » in Algérie Littérature/Action n°79/80, Mars/Avril, 2004, op, cit, pp24-26.
16
une remise en question du système en place qui prendra les visages fortement contrôlés
d’un islamisme qui se présente comme une réponse (au) trouble très profond"de la société
(…) qui s’ajoute à un désir de consommation et des besoins contrariés par les différences
économiques et le chômage » qui sévit « dès la fin des années 70. »19
Cette modernité, donc, n’exclut pas la préservation de certaines valeurs
ancestrales inhérentes à la culture algérienne. C’est pourquoi nous insistons sur le
nom Ancêtre dont l’importance est soulignée dans les deux romans, autant qu’il
est présent dans un large pan de la littérature algérienne de l’époque coloniale,
chez Kateb Yacine, M.Mammeri, M.Dib, ou M.Feraoun, et dans celle produite
après l’indépendance. Cela permet par ailleurs de donner au terme tradition, omniprésent dans les deux textes, la signification qu’il revêt lorsque, associé aux ancêtres, il est facteur d’épanouissement et de ressourcement. Cette mise au point est
nécessaire dans la mesure où elle nous incite à ne pas occulter le côté archaïque de
certaines traditions qui constituent, elles, un frein à toute libération possible de
l’individu et entrave la construction d’une société moderne.
Ainsi, pour Jean Amrouche, relève Ch.Bonn,
« l’ancêtre est en amont de l’histoire. (…) C’est chez lui que, l’enfance retrouvée, (…) on peut retrouver sa vraie nature, sa vraie culture.
Ch.Bonn explique en outre :
« Pour Fadhma Aith- Mansour, l’ancêtre , (…) s’il représente la tradition dans ce
qu’elle a de plus solide, de plus inaltérable, il est peut-être le seul de la famille à apprécier
à sa juste valeur l’éducation des temps nouveaux : "la plume que je t’ai mise entre les
mains vaut mieux que tous les biens de la terre". »
Dans son analyse de Nedjma de K.Yacine, Ch.Bonn souligne :
« Tapi au fond de la caverne, promoteur des valeurs cachées du clan que seules
les femmes savent conserver, l’ancêtre qui est permanence, nous ramène cependant à
l’espace maternel dans lequel il se meut. »
19
-.Bouba M.Tabti, Espace et réalisme romanesque des années 80, op, cit, p7.
17
et conclut :
« cet « être de lumière est le ciment de la tribu (…) Être réel, certes, le fondateur rejoint vite le mythe (…) C’est par la puissance du mythe que la tribu tire du fondateur son orgueil et sa légende. »20
Selon Ch.Achour,
« Les écrivaines algériennes ont aussi cherché des ancêtres, Kahena, Fatma
N’Soumer, les précédant dans le geste de rupture, car l’antériorité donne sécurité et enracinement, atténue l’exceptionnel sans annuler l’innovation. »21
LA PROBLÉMATIQUE.
Pourquoi le choix des textes de H.Djabali ?
Glaise rouge apparaît, dès l’incipit, comme un roman original dans sa structure
même, un roman qui peut paraître quelque peu difficile à lire. Puis cette digression "esthétique" révèle peu à peu la transgression dans un langage simple qui
casse un à un tous les tabous à travers le regard que l’auteure porte sur les « déshérités » du monde rural, « les petits et grands bourgeois »de la ville et de la province.
H.Djabali commence à écrire au début des années quatre-vingts, à un moment où la littérature algérienne, longtemps contrôlée par le pouvoir politique, ne
s’inscrit plus dans ce que Ch.Bonn appelle « la littérature du discours social »22 et
qui disparaît avec la fin du monopole d’état comme le souligne Ch.Achour :
« La percée la plus conséquente est sensible à la fin des années quatre-vingts,
avec la remise en cause du monopole d’état et la création de maisons d’édition indépendantes : du même coup se dessine, très vite, un retour pour une édition au pays ; il faut noter aussi l’émergence d’ouvrages de la critique littéraire, jusque là cantonnée dans les travaux universitaires, plus rarement établie à l’étranger »23.
20
-Ch.Bonn, « L’ancêtre, ou le fondateur » in La littérature algérienne de langue française et ses
lectures, Imaginaire et Discours d’idées, Québec, Éditions Naâman, 1982, Préface de J-Eddine
Bencheikh, collection "Idées", pp68-69.
21
-Ch.Achour, Noûn, Algériennes dans l’écriture, op, cit, p25.
22
-Ch.Bonn, La littérature algérienne de langue française et ses lectures, op, cit, p124.
23
-Ch.Achour, Noûn, Algériennes dans l’écriture, op, cit, p57.
18
B.M.Tabti dresse quasiment le même constat en mettant en évidence
l’émergence, dans les années 80, d’une écriture nouvelle, féminine notamment,
qui a su capter les signes d’une profonde mutation dans la société algérienne, à
tous les niveaux, avec notamment l’avènement du pluralisme politique, une ouverture qui se manifeste, au plan culturel, par l’évolution de la production littéraire.
« La décennie 80, souligne B.M.Tabti, est importante à bien des égards et
d’abord sur le plan de la production : on sait quel phénomène remarquable fut la percée
des écritures féminines opérées dans les années 80. ».24
B.M.Tabti insiste par ailleurs sur
« ces années (qui) ont été fondamentales pour l’évolution de l’Algérie dont la
mise en texte laisse parfois entendre le bruit sourd d’un pays en perpétuel mouvement
malgré l’apparence de calme qui y a longtemps prédominé. »25
Dans Agave, « ce perpétuel mouvement » est largement perceptible et se présente,
en de nombreux points fortement soulignés par le personnage-narrateur IL,
comme le prélude au tragique des années 90.
Ainsi, avec Agave, H.Djabali signe un roman de la rupture. L’histoire de Agave
s’inscrit dans la transgression, dans la brisure des tabous les plus tenaces, ceux
qui pèsent sur la sexualité, sur les notions d’honneur et de virilité qui déterminent
les rapports « homme/femme », des relations établies sur la logique des forces en
présence entretenues même dans les milieux les plus éclairés de la société. Elle
n’hésite pas à bousculer les femmes qui se résignent à se laisser dominer, surtout
quand elles sont installées dans une vie mondaine ou confortable où elles peuvent
afficher leurs bijoux comme des gages de félicité conjugale, se refusant ainsi toute
velléité de rébellion.
Les héros de Agave sont des jeunes gens instruits acquis aux lois de la rationalité et de l’esprit critique. Pourtant ils ne parviennent pas à se libérer des entraves de traditions d’un autre âge que leurs parents perpétuent pour s’assurer la
24
25
- B. M.Tabti, Espace et réalisme romanesque des années 80, op, cit, p6
-Idem, p7.
19
pérennité d’un ordre qui sert leurs intérêts financiers et leur réputation. IL, le personnage narrateur, dénonce l’hypocrisie d’une société où certains parents cultivent
l’apparence de la piété et de la respectabilité.
Quinze ans plus tard, dans Glaise rouge, qu’elle écrit en exil, H.Djabali
évoque avec tendresse le monde rural de sa jeunesse. Et si elle présente Alger
comme « la vieille ville assassinée », c’est pour fustiger très explicitement
l’Occident, et dénoncer surtout ces criminels « qu’on pensait religieux et que le
temps allait révéler terroristes. »(GR, p110). Elle rappelle de façon très explicite
et incisive, que des signes avant-coureurs annonçaient dans Agave la déconstruction d’une société où le monde rural s’appauvrissait et se voyait déserté pour les
grands centres urbains qui se présentaient pleins de promesses.
Tous ces interdits et ces rapports de force ont des répercutions sur le lieu
de vie et le « dispositif » selon lequel sont agencés les différents espaces, qu’ils
soient oppressants ou euphoriques, situés en milieu urbain ou à la campagne. Les
personnages aussi déterminent la qualité de l’espace selon les relations antagonistes ou harmonieuses qu’ils entretiennent entre eux. La dimension « espace/temps » que Mikhaïel Bakhtine appelle « chronotope » entre dans l’analyse
de l’espace romanesque.26 Ce dernier devra être étudié selon les techniques que la
romancière utilisera pour créer un espace vivant dans lequel le lecteur marque sa
place en étant sensible à tous les cadrages opérés par l’écrivain.
Les
critiques
sont d’accord avec M.Butor pour dire l’importance du voyage des personnages.27
Françoise. Russum Van- Guyon explique, dans son « Essai sur La Modification
de Butor », que « cette liaison du voyage au roman n’est pas accidentelle », selon
Butor dont elle cite cette précision sur l’importance du voyage dans la trame romanesque :
26
-J-P-Goldstein , Comment lire le roman ? Bruxelles, Éditions Duculot, 1983, p 38.
-Françoise Rossum Van-Guyon, Critique du roman, Essai sur « La Modification de M.Butor »,
Paris, Éditions Gallimard, 1970, Collection Tel Gallimard, p175.
27
20
« Toute fiction, affirme-t-il, s’inscrit en notre espace comme voyage et l’on peut
dire à cet égard que c’est là le thème fondamental de toute littérature romanesque. »28
R.Bourneuf insiste, quant à lui, sur la nécessité de ces voyages, à un moment clé
du récit. Qu’il soit pris dans le sens d’un déplacement ou considéré comme une
étape dans la gradation dramatique, le "voyage", selon Denis Bertrand, « défini(t)
le processus général d’un passage d’un état à un autre »29.
Le personnage peut s’épanouir dans un espace de convivialité et de bienêtre, loin des cloisonnements imposés par des mentalités « obtuses ».
Il peut se sentir exclu ou oppressé dans un lieu de vie dont l’atmosphère hostile le
fait rêver d’évasion vers un ailleurs.
C’est la « montagne verte »- symbole de vie- de Aicha,30 la conteuse, la petite
maison rustique et très modeste de Nedjma ou les jardins luxuriants de Hannana5
Au contraire, dans la villa cossue de sa famille, Farida, l’héroïne de Agave, est
« assignée à résidence », selon l’expression de H.Mitterand, dans une chambre où,
indifférente à tout le confort qui l’entoure, elle ne pense qu’à la possibilité
d’habiter un appartement bien à elle, une fois qu’elle sera mariée .
H.Mitterand souligne que
« l’étude de l’espace dans le roman ne se confond pas avec celle de la description. (…) C’est le récit même, la narration des actions et des péripéties, qui implique, à
son niveau, une spatialisation . Un exemple commode (..) est celui du déplacement de lieu
en lieu et de moment en moment, dans une association consubstantielle de l’action, du
personnage, de l’espace et du temps ».31
Nous essaierons d’expliquer que le lieu peut exercer une emprise sur les
personnages et déterminer leur attitude, modifier leur comportement en créant des
tensions qui insufflent une dynamique nouvelle à la trame romanesque.
28
Michel Butor, « L’espace du roman », Répertoire II, p44, cité par F.V.Rossum-Guyon in Critique du roman, op, cit, p176.
29
-D.Bertrand, L’espace et le sens, Paris, Puf/Écriture, p166.
30
-Agave, Publisud, Paris, 1983
31
-H.Mitterand, « Le roman et "ses territoires" : l’espace privé dans "Germinal" » in Revue
d’Histoire littéraire de la France, n° 3, 1985, p415.
21
Par ailleurs, ce sont des personnages hors du commun qui donnent au lieu toute sa
magie par leur force intérieure, leur générosité et cette sagesse acquise au fil de
longues années d’expériences heureuses, dramatiques parfois, mais toujours intériorisées comme autant de richesses .
L’espace romanesque des deux romans met en relief deux notions essentielles : l’enfermement des mentalités qui induit souvent celui du corps féminin:
c’est un appartement ou une villa, symboles de cloisons qui compartimentent, à
l’intérieur de la ville, le lieu d’habitation, ce qui a des répercussions sur les mentalités des personnes qui y vivent.
Tout au contraire, loin de la ville, le corps se libère dans un espace rural aérien,
symboliquement surélevé et toujours habité par des femmes d’exception. C’est un
espace de liberté qu’elles ont façonné sans barrières pour y accueillir ceux et
celles qui aspirent à s’affranchir des dogmes conventionnels afin de reprendre
pied.
On peut lire dans cet amour du milieu rural le profond attachement de
H.Djabali à l’univers d’une jeunesse heureuse vécue à la campagne.32
Cette préférence pour la campagne n’exclut pas une tendresse pour Alger, notamment, qu’elle évoque avec émotion tout au long de Glaise rouge et pour laquelle elle rêve d’une véritable renaissance. H.Djabali dit l’Algérie entre ville et
campagne, tradition et modernité, avec une constante : le retour à la source des
ancêtres pour renaître à soi et accepter l’autre.
Les différentes critiques mettent l’accent sur la manière du romancier de
marquer l’importance du lieu à travers sa localisation, la description sobre ou détaillée, les couleurs, les odeurs ou les parfums et le point de vue d’un regard subjectif, autant de caractérisations qui font du lieu un actant pouvant modifier le
destin des personnages. La description joue alors un rôle déterminant, non pas
pour « planter un décor »-selon la formule de R.Barthes-, mais pour donner au
récit son rythme et sa dynamique propre :
32
- Ch.Achour, « Entretien avec l’auteure, H.Djabali, Création et passion » in Algérie Littérature/Action n°3,op,cit, p126.
22
« Techniquement, la description peut être donnée d’entrée de jeu sans que le romancier y revienne par la suite. Elle permet de situer le personnage dans son cadre,
d’imaginer sa vie au milieu des objets familiers qui l’entourent. Plus généralement elle sera morcelée selon la progression du texte. Elle accompagnera le déplacement d’un personnage, s’intercalera entre deux temps forts ou ménagera une pause au cœur de la tension dramatique. ».33
H.Mitterand propose , dans une étude de l’écriture « dite réaliste »- le soulignement prudent est du critique lui-même- du XIX° siècle, une analyse de la
fonction de l’espace dans des romans de Zola, Flaubert et Maupassant :
Dans Le regard et le signe ,34 trois chapitres soulignent l’importance de l’espace
et la manière dont les personnages investissent un lieu de vie ou y sont « assignés
à résidence ». Le critique montre comment s’organise et s’ordonne la distribution
de l’espace selon une hiérarchie sociale et/ ou au sein de la demeure familiale.35
Dans Le discours du roman 36, sous le titre « Formes romanesques et discours
social », H.Mitterand souligne la force du clivage social dicté par la morale bourgeoise de la société parisienne du dix-neuvième siècle et qui donne au lieu la force
d’une désinence dont le personnage porte irrémédiablement les marques .
Ainsi, le chapitre « Le lieu et le sens : l’espace parisien dans Ferragus » illustre
une répartition des lieux déterminée par le rang, le titre social des personnages.
Toute la morale bourgeoise « du Paris de 1818 » est clairement inscrite dans des
noms de rues qui expriment la condamnation morale ou la bienveillance.
Ainsi,
33
-J.P.Goldensten, Pour lire le roman op, cit, p93.
-H.Mitterand, Le regard et le signe, Paris, Puf/Écriture, 1987, Poétique du roman réaliste et
naturaliste, collection dirigée par B.Didier.
35
-H.Mitterand, Le regard et le signe, Le corps féminin et ses clôtures : "L’Éducation sentimentale, - Thérèse Raquin", op cit, pp107-127.
- : « Le roman et ses territoires : l’espace privé dans " Germinal"» in La revue de l’Histoire littéraire de la France n3, 1985, pp412-426
-Le discours du roman, Formes romanesques et discours social : l’espace parisien dans "Ferragus".
Paris, Puf/Écriture, 1980, collection dirigée par B.Didier, pp189-211.
36
-Idem.
34
23
« la rue Pagevin qui n’avait pas un mur qui ne répétât un mot infâme » est opposée à « rue de Bourbon(...)(où) demeurait (...) Auguste de Maulincourt, jeune officier appartenant à la société du faubourg Saint-Germain ».37
Les noms des rues font échos à ceux des personnages et se chargent de sens aussitôt. H.Mitterand explique que c’est « la sémantique des lieux » qui souligne un
discours sur les « valeurs sociales attachées à la rue, en citant Balzac :
« Il est dans Paris (...) certaines rues déshonorées autant que peut l’être un
homme coupable d’infamie ; puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes.»38.
Mitterand désigne cette conception de l’espace comme une « corrélation spationarrative ».39
On pourra analyser l’essentiel de l’espace des deux romans à partir des
propositions de H.Mitterand auxquelles s’ajouteront celles de G.Bachelard, notamment, car elles soulignent la force du souvenir et de la nostalgie qui provoquent la réminiscence d’images fortement enfouies dans un passé plus ou moins
lointain, souvent heureux, dans Glaise rouge notamment.
Gaston Bachelard explique, toujours dans « La Poétique de l’espace », la manière
dont chacun habite une demeure et met l’accent sur l’importance du confort et de
la protection qu’offrent « le nid » ou la « hutte », c’est à dire la maison de
l’enfance, profondément inscrite dans notre intimité et sublimée par le souvenir:
« La maison est notre coin du monde (...) Elle est notre premier univers.
(...) Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. (...)
Dans le souvenir retrouvé par la rêverie , (...) la mansarde est grande et fraîche, toujours
confortable. »40
37
-Balzac cité par H.Mitterand, « Formes romanesques et discours social : le lieu et le sens :
l’espace parisien dans Ferragus » in Le discours du roman, Paris, Puf/Écriture, 1980, p196.
38
-Idem, p196.
39
-Idem, p413.
40
- G.Bachelard, La poétique de l’espace, op, cit, p24.
24
Dans l’espace romanesque apparaissent parfois des lieux aux noms réels,
géographiquement situés. Ils n’en restent pas moins des espaces fictifs, construits
selon la vision du monde du romancier qui détermine la nature de l’intrigue, le
destin des personnages, la relation du personnage au temps et à l’espace. Aussi,
utilise-t-il différents paramètres qui entrent dans la caractérisation de l’espace. Il
arrive parfois que la description donne à l’espace romanesque le ton du récit,
qu’elle impulse une dynamique qui enclenche l’intrigue.
Toutes les critiques que nous avons eu à consulter, de celle de Mitterand
à celle de Butor, en passant par les analyses de R.Bourneuf, Grivel, Goldstein et
bien d’autres encore, insistent sur le fait que la description participe de la narrativité, notamment depuis l’apparition de la littérature contemporaine où l’auteur
désigne un personnage narrateur qui prend en charge un récit empreint de sa subjectivité, se démarquant ainsi des romanciers réalistes du dix-neuvième siècle qui
ne "délèguent" rien au personnage et, partant, au lecteur. Mitterand explique :
« L’espace géographique, celui qui distribue le sol, voire le sous-sol, en région,
en paysage, en quartiers ; espaces de la vie individuelle, celui qui fournit à chacun de
nous ce que j’appellerai son horizon d’attente, l’espace où il vit et qu’il vit, celui de ses
mouvements, de ses désirs ou de ses souffrances ; espace social, enfin, qui répartit les
foules, organise et règle leur travail et leurs conduites. C’est la substance même de la description et de l’action romanesques. »41
Roland Bourneuf et Réal Ouellet exposent dans « L’univers du roman »,
la structure et toutes les propriétés du récit . Dans le chapitre intitulé
« L’espace », ils insistent sur le rôle que le romancier donne à l’espace à travers
« l’ inventaire des lieux, les déplacements et les itinéraires » des personnages et la
nécessité de « décrire ou (de) ne pas décrire ». Ils soulignent l’importance de la
description qui
« peut servir à créer un rythme dans le récit : en détournant le regard vers le milieu ambiant elle provoque une détente après un passage d’action, ou un suspense lors41
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, p 200.
25
qu’elle interrompt le récit à un moment critique ; elle constitue parfois une ouverture (...)
qui annonce le mouvement et le ton de l’œuvre. ».42
Chaque évolution dramatique dans Agave est ponctuée par un voyage ou
un déplacement vers un lieu nouveau qui change la situation des deux héros dans
dans ce que Mitterand considère comme « la carrière du personnage ».
Glaise rouge est structuré à partir d’ un voyage qui va en entraîner deux autres :
Nedjma va à Alger pour emmener sa petite-fille « malade ». Celle-ci va ainsi
effectuer deux voyages déterminants : le départ vers la campagne pour une année
d’initiation à travers la vie en milieu rural et le retour à Alger où elle se trouve
désormais armée pour se construire une vie nouvelle.
R.Bourneuf relève la notion de « voyage » émise par Butor et souligne son
importance
dans l’accentuation de l’évolution dramatique : un personnage
« voyage » lorsqu’ un changement notoire se produit dans son destin d’ « être de
papier ».
D’autre part, Butor met l’accent sur les « propriétés du lieu et des objets qui s’y
trouvent ». Il explique que l’espace romanesque est d’abord un lieu vide ,
« une chambre qui se précise sous nos yeux, (et)reste un contenant amorphe, une
sorte de sac où les objets sont pêle-mêle, et d’où le narrateur les extrait un à un. (…)
L’espace romanesque se construit graduellement en se chargeant de sens à mesure que le
narrateur réalise « une mise en scène » en faisant « intervenir des détails et des objets (…)
de façon à constituer dans l’espace imaginé des images précises et stables. ».43
On peut dire enfin, avec Mitterand, que la construction de l’espace romanesque
est régie par un « réglage » préétabli :.44
« Chaque personnage n’existe que dans ses relations avec ce qui l’entoure :
gens, objets matériels ou culturels. Un essai d’application de figures géométriques
simples à l’espace vécu va nous permettre de dévoiler toutes sortes de propriétés de celui42
43
44
R.Bourneuf et R.Ouellet, L’univers du roman, op, cit , p127.
-M.Butor, Essais sur le roman, op, cit,pp52-53.
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, p 210 .
26
ci.(...) On va ainsi pouvoir explorer méthodiquement ses densités, ses orientations, les
modes de puissance des différents lieux les uns par rapport aux autres. Le déplacement
physique d’un individu, le voyage apparaîtra comme cas particulier « d’un champ local
(...), « un champ magnétique ». (...) Tout déplacement dans l’espace impliquera une réorganisation de la structure temporelle, changements dans les souvenirs ou les projets ».45
L’analyse de Butor nous paraît pertinente quand on sait que son roman, « La Modification », se construit entièrement tout au long d’un voyage Paris-Rome. Paris
est le lieu où le personnage prend une décision ferme, Rome est la ville où
s’annule cette décision, le voyage ayant fait évoluer la conscience d’un personnage confronté à ses pairs, dans l’huis clos d’un compartiment. S’adressant au
lecteur, Michel Leiris conclut ainsi son analyse de « La Modification » de
M.Butor :
«Pour vous l’itinéraire peut se modifier comme il s’est modifié pour le personnage qui a trouvé sa vérité bien ailleurs que là où son train le menait et a gagné la partie
quand il semblait l’avoir irrémédiablement perdue. »46
L’espace romanesque des deux romans de H.Djabali est élaboré de manière originale. En effet, l’écrivaine réfute le roman classique qu’elle considère
comme éminemment masculin et revendique une écriture féminine rythmée par ce
qu’elle appelle « des paliers aménagés, des reprises, des leitmotivs » :
«Je ne pouvais pas rentrer dans le roman classique que j’aime mais qui me brimait un peu au niveau du rythme. Le roman classique a un rythme masculin dans lequel je
ne me reconnais pas. Mon rythme est fait de paliers aménagés, de reprises, de leitmotivs »47
Béatrice Didier explique la spécificité de la littérature féminine :
« L’écriture féminine existe.(…) Ce qui frappe, plus encore que la quantité, c’est
une certaine qualité, la marque d’une différence qui rend le plus souvent reconnaissable
45
-M.Butor, Essais sur le roman, op, cit, 121-122.
Michel Leiris, « Le réalisme mythologique de M.Butor », in Critique, n°129, Paris, Les Éditions
de Minuit, février 1958, p314.
47
- Ch.Achour, « Entretien avec l’auteur… » in Diwan d’inquiétude et d’espoir, op, cit, p542.
46
27
un texte écrit par une femme. L’abondance même des écrits féminins autorise à chercher
des constantes, aussi bien dans les formes que dans les thèmes48.
Elle précise aussi le contexte historique dans lequel cette écriture a pu trouver un
point d’ancrage et souligne la force du désir dans l’écriture féminine :
« La conséquence de la révolution féminine se lit dans l’expression du corps féminin, de son désir d’exister en dehors des "stéréotypes". (…) Si l’écriture féminine apparaît comme neuve et révolutionnaire, c’est dans la mesure où elle est écriture du corps
féminin, par la femme elle-même. (…) L’écriture féminine est une écriture du Dedans :
l’intérieur du corps, l’intérieur de la maison. Écriture du retour à ce dedans de la Mère et
de la mer. Le grand cycle est le cycle de l’éternel retour. »49
L’une des caractéristiques de l’écriture de H.Djabali est la transgression que
B.Didier présente comme une constante dans la littérature féminine.
« Écriture du désir, donc de la transgression, et parce que le désir féminin est
plus brimé, plus refoulé par la société, cette écriture découvre un champ nouveau et singulièrement subversif »50
Dans une étude consacrée à la littérature féminine produite pendant les années 80
à 90, Ch.Achour insiste sur la volonté des écrivaines algériennes de se positionner
nettement dans la posture de la transgression , de la « subversion » dans une société où elles bousculent « ce qui est le plus dérangeant pour la société algérienne » :
Ch.Achour souligne également la volonté de cette nouvelle génération de romancières de sortir du cercle restreint de l’éthnicité- signifiant ainsi qu’elles n’ont rien
à prouver à propos de leur identité- pour se fondre dans une écriture à la dimension universelle. C’est, pensons-nous, un des points de rupture le plus saillant .
La lecture de Glaise rouge nous est apparue presque indissociable d’une bonne
compréhension de Agave, dans la mesure où l’auteure semble, dans le deuxième
48
-B.Didier, L’écriture-femme, Paris, Puf/Écriture, 1981, p17.
-Idem, p35
50
-Idem, p286.
49
28
roman , comme animée du désir de conjurer une malédiction(évoquée plus haut),
d’une part, en cassant les tabous les plus tenaces et en réhabilitant une campagne à
l’espace ouvert, naturel, sans laquelle aucun avenir n’est possible. D’autre part,
elle continue à présenter la ville comme un univers corrompu, selon la conception
de Rousseau , où l’air est désormais irrespirable à cause de l’insalubrité, de la
surpopulation et de l’enfermement des mentalités. Mais le tragique n’exclut pas
l’utopie. Celle-ci est contenue dans l’espoir de voir dans l’image d’Alger debout,
clôturant le roman, la possible reconstruction du pays avec un équilibre harmonieux entre la campagne et la ville.
L’importance de l’espace romanesque met en évidence la capacité des personnages à accéder au lieu où peut se dénouer la crise. Pour cela, ils doivent être
aidés par des personnes qui ont su et pu se libérer de la convention sociale et cultivent la vertu du dialogue et le respect de l’autre.
Dans Agave, le lieu de vie, à l’image de ses propriétaires, est caractérisé
par l’austérité et la froideur que symbolise « une vielle statue de l’époque coloniale, (…)(représentant) un soldat écrasant un personnage ailé », (p23), métaphore de la domination que subit une jeune génération qui a du mal à prendre
son envol, à trouver ses repères entre modernité et tradition, une tradition qui se
veut « répétition infinie des mêmes rites, (et) dont la raison d’être est de préserver
le clan, la communauté, même s’il faut sacrifier l’individu » .51
Cette précision est essentielle car elle met en évidence une mentalité bourgeoise
figée dans le conformisme et le culte de l’apparence, parce que
« les vieilles coutumes ne font que se répéter et se consolider dans l’Algérie moderne, ce qui fait que la quête (d’un ailleurs) ne peut se poursuivre que dans un espace
autre »52 (que celui de la ville et de sa morale conventionnelle).
Glaise rouge s’ouvre sur un nom précis :
51
-Ch.Bonn, La littérature algérienne de langue française et ses lectures op, cit, p31.
-Robert Elbaz, « Les nuits de Strasbourg ou l’entre-deux » in Études littéraires maghrébines
n°15, Algérie, nouvelles écritures, Paris, L’Harmattant, 2001, sous la direction de Ch.Bonn, Nagjib Redouane et Yvette Benayoun-Szmidt, p225.
52
29
« la capitale » , une « ville (qui), « cri(ant) comme une mouette », semble lancer un appel de détresse . (…)
Sauvage, Alger beugle, (…) se saoule, se cogne .(…) Alger crie la tempête . C’est la ville
qui ne rit plus, la ville qui ne parle pas, la ville aux marches tristes, aux yeux tristes, aux
jambes tristes » .
Dans Agave la « ville(est) triste, pierre grise lourde (au) cœur,(...) (aux)
rues sales : en hiver parce qu’il pleut, en été parce qu’il ne pleut pas. Ville de petits et grands bourgeois, ville de pauvres à mentalité de bourgeois. »(AG, pp13,
14). Ville du déracinement et de l’errance qu’incarne IL.
Toutes deux, pourtant, ont des destins liés : la campagne doit venir en aide à la
ville malade d’un excès démographique : elle devient, elle aussi, une terre
d’accueil, le temps d’une année d’enseignement .
Sous le titre « " Qu’avons-nous dit en ce jardin ?" » , B.M.Tabti met en
évidence , dans sa lecture de Glaise rouge, l’opposition entre un
« univers(…) placé sous le double signe du cloisonnement, bien que de façon
moins prégnante que dans bon nombre d’œuvres de femmes, et de l’ouverture qui se manifeste, en particulier, dans la présence de ces contes qui ont pour but justement
d’ouvri(r) les portes.". ». 53
B.M. Tabti cite cette phrase de G.Durand, à propos de l’œuvre littéraire en général et qui pourrait s’appliquer aux deux romans de H.Djabali : « démiurgique, elle
crée, par des mots et des phrases, une « terre nouvelle et un ciel nouveau ».54
L’analyse met l’accent sur la place importante de la notion d’espace et sur le rôle
primordial que celui-ci joue dans l’évolution des personnages et dans la trame du
récit renforcé par la dynamique du conte étroitement lié à un lieu naturel, surélevé, qui contraste avec les artifices et les carcans de la morale sociale.
L’espace se présente sous deux aspects :
53
- B.M.Tabti, « " Qu’avons-nous dit en ce jardin ?"» ou une parole contre l’absurde :
Lecture des romans d’ H.Djabali., Université d’Alger, pp1-2.
54
G.Durand (« Les fondements de la création littéraire », Encyclopédia Universalis, 1990, Enjeux,
tome 1, p392) cité par B.M.Tabti, in "Qu’avons-nous dit en ce jardin", op, cit, pp 1-2.
30
L’un est matérialisé par un emplacement géographique : c’est la ville ou la campagne, une villa cossue froide et sans âme , ou bien une maison rustique et chaleureuse,
une grotte ou une montagne portant les signes symboliques du savoir et de la créativité .L’autre est circonscrit dans la mentalité des occupants de ces lieux et constitue un univers clos où l’individu, ayant du mal à s’affirmer, se résigne à cet enfermement et finit par s’y complaire. Il est alors régi par la logique du rapport de force
et de la violence qui en découle, et devient le monde du refoulé et des frustrations .
Ou alors, symboliquement naturel et surélevé, modestement tapi au fond d’une
grotte (comme la demeure de Hannana), il se prête à l’épanouissement de soi au
contact de la nature et des autres qui ont toujours quelque chose à offrir.
Sur sa montagne Aicha « forge » le «Verbe»55 et offre un univers de liberté. Dans
le village de Nedjma au nom évocateur, Hannana crée des jardins d’ « Éternité ».
H.Djabali veut également inscrire ses textes dans une dimension universelle, en dehors de toute ethnicité et d’exotisme : ses héros sont en quête de certaines valeurs humaines telles que le savoir et l’amour, l’amitié entre hommes et
femmes, et les idéaux fondamentaux de la liberté, des richesses contenues dans
les contes de Aicha et les enseignements de Hannana. Là réside la force du message de H.Djabali, un message dont la dimension utopique constitue l’unité esthétique et littéraire des deux romans.
« Le roman, je veux que ça rende, que les gens se posent des questions et
j’espère que ça rentrera dans les témoignages des femmes de ma génération »56
55
-A.Kassoul, « H.Djabali, Le couple en question » in Diwan d’inquiétude et d’espoir, op, cit,
p163.
56
- H.Djabali citée par Ch.Achour in Diwan d’inquiétude et d’espoir, op cité, p 547
31
PREMIÈRE PARTIE : L’ESPACE ROMANESQUE DE AGAVE
I-1-CHAPITRE I :L’ESPACE DE L’ENFERMEMENT
« Lorsqu’elles se lèveront les belles et la nuit se fait aurore,
Lorsqu’elles se lèveront les Vraies et l’oppression se fait passé.
Elles savent effacer le temps du mépris
Et renouer le serment de liberté. »
Zineb Labidi57
« Un Agave, une plante remarquable, répandue dans presque tous les
pays de la Méditerranée bien qu’elle vienne d’ailleurs…Elle reste à l’état végéta57
-Zineb Labidi Citée par Ch.Achour et Denis Martinez, in Anthologie illustrée, Visages et silences d’Algérie, Alger, Marsa/Éditions, 2002, p54.
32
tif pendant plusieurs années puis, subitement elle fleurit et donne une inflorescence de dix mètres de haut.
Cet Agave c’est Farida qui n’arrachera la parole qu’au prix d’un face-à-face
cruel avec elle-même.
Lui c’est l’homme, l’autre que durant des siècles sa femme n’a jamais appelé par
son prénom.
Aicha la conteuse, c’est peut-être celle de qui on tait le nom, c’est peut-être le
double fantasme de ce couple qui se cherche dans le noir »58.
Dans la définition du titre, l’auteure annonce à la fois l’enfermement dans
le syntagme « état végétatif », et l’épanouissement dans le verbe « fleurit »au présent ( dit éternel).
Deux personnages évoluent dans un récit réaliste qui donne à voir le monde bourgeois, clos, dans lequel vit un jeune couple, Farida et IL : c’est la chambre à coucher de Farida, puis la maison familiale de celle-ci, enfin l’appartement « de fonction » qui devient le domicile conjugal où, le soir des noces, la chambre nuptiale
est transformée en « une arène » où il est impossible de « s’aimer ».
Dans le récit réaliste, Abdelkader intervient pour marquer la première lézarde dans le monde clos « sans fenêtre, (…) un monde bien fermé » (p61) où
sont enfermés Farida et son époux. C’est très symboliquement lui qui offre sa
maison comme une passerelle entre la ville et l’univers de la « montagne verte »
de Aicha « la conteuse » qui « désenvoûte » grâce à la magie du « Verbe ». Elle
est la seule à posséder la clé de « ce monde libre » : la « montagne des grenadiers » est un « monde où toutes les valeurs normales, tout le conformisme du
monde (bourgeois) sont remis en cause. »59
58
H.Djabali, Agave, quatrième de couverture, op, cit.
-A.Kassoul, « H.Djabali : Agave, le couple en question » in Diwan d’inquiétude et d’espoir, op,
cit, p163.
59
33
I-1 : LA MAISON PATERNELLE DE FARIDA : « UNE ENSEIGNE »
« NÉO-COLONIALE »
« Hypocrite société ! Comme si je ne savais
pas ce que cachent tes apparences de vertu, tes pudibonderies, tes tartuferies. Mille et mille intrigues des
tourments de la chair. »60
Rachid Mimouni.
La maison paternelle de Farida est présentée à travers le discours de IL,
non pas de l’extérieur, mais une fois qu’il est entré, en cette soirée où, sans qu’il
ait eu le temps de s’en rendre compte, il s’est trouvé « pré-marié » (p23)
60
-Rachid Mimouni (Tombéza, Paris, Laffont, 1981,pp31-35) cité par Ch.Achour et Denis Martinez in Anthologie illustrée, op, cit, p72.
34
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La description qu’il fait des lieux met en évidence le rapport de forces qui régit la
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vie dans cette villa « néo-coloniale » et illustre la domination de propriétaires
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« esclavagistes » sur les personnes qui travaillent pour eux, les "domestiques", la
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suprématie des hommes sur les femmes, les relations père-fille, belle-mère, belle.
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fille, mère-fille. À l’inhospitalité des lieux s’ajoute la froideur de ses occupants.
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La famille de Farida appartient à une nouvelle classe citadine bourgeoise
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hybride et puissante parce qu’elle constitue un clan qui se présente comme un
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club fermé aux règles bien établies. C’est le jour de ce que IL appelle « des pour.
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parlers », le jour où doit être fixée la dot de Farida, « une affaire qui ne les con.
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cerne pas », que le jeune ingénieur prend toute la mesure de la puissance de ce
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clan organisé selon une hiérarchie qui l’impressionne au point qu’il ne dit pas
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"je", mais "il », en parlant de lui-même :
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« Un salon qui sent l’insecticide. L’oncle qui possède la villa, le père de Farida,
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les deux grands -oncles paternels, un oncle maternel, trois cousins âgés. Un beau plateau,
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le café servi. (…) Pas de femmes ? Si, elles entrent : la mère, la grand-mère paternelle.
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(…) Silence : qui va le rompre ? Courageusement, à sa droite, une voix s’élève qui parle
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de lui. » (p33).
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Le rapport de forces s’impose à lui comme une évidence : il lui faut du « cou.
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rage » pour rompre le silence devant la supériorité du clan paternel qui compte
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« deux grands oncles » alors que le clan maternel de Farida compte un seul
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« oncle » présent. Les « cousins », d’autres hommes d’âge mûr, sont indifféren.
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ciés ; ils ne " pèsent pas lourd", mais sont là pour grossir le nombre d’hommes.
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On pourrait souligner la nécessité et la dextérité de ce clan à mettre en scène sa
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force et sa cohésion dans le double sens que IL semble donner à l’expression
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« beau plateau ».
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La claustration émane de cette maison où « le salon sent l’insecticide »
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qui vous débarrasse des intrus : c’est un monde « fermé ». Là le destin de Farida
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et de IL va se sceller en dehors d’eux et dans la logique du rapport de forces, du
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fait de la mentalité de ceux qui ont « négocié » ce mariage en l’absence de la fa.
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mille de IL. L’entrée de femmes silencieuses exprime leur soumission à la loi des
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hommes de la famille. La prééminence du groupe apparaît nettement en ce mo..
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ment où personne n’ose « interrompre » le silence. Elle s’impose à un jeune
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homme venu « accompagné de deux camarades » : les trois jeunes gens se trou.
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vent confrontés à une génération d’hommes plus âgés qui marquent d’entrée de
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jeu leur suprématie en apparaissant un à un, selon une mise en scène bien rôdée.
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C’est un moment de solennité qui, rattachée à la caractéristique d’un lieu, finit de
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convaincre IL qu’il n’a plus aucun contrôle sur son destin. Dans cette séquence,
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la dimension espace/temps, le « chronotope »61 souligne l’intensité d’un moment
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bref qui marque une gradation très sensible dans l’évolution de l’intrigue : IL sait
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qu’en quelques instants, il a perdu tout contrôle sur sa vie : dans cet espace austère
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et imposant, le temps est précieux : Il n’a pas eu le temps de rassembler son « cou.
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rage » pour tenter la moindre prise de parole. On est dans ce que Mitterand dé.
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signe comme une
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« toposémie (…) idéologiquement marquée, comme le sont toutes les mises en
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scènes qu’un groupe social ordonne pour se donner une image de lui-même »62.
R.Bourneuf et R.Ouellet soulignent, quant à eux, une autre adéquation,
tout aussi importante, celle des relations qu’entretiennent les lieux entre eux, se
présentant comme imbriqués selon la construction de la trame romanesque et apparaissant ainsi au fur et à mesure de l’évolution de celle-ci vers la dramatisation,
puis vers son dénouement. En effet, IL se sent mal à l’aise dans cette villa « néocoloniale » et qui plus est se trouve dans une ville qu’il n’aime pas et où il peine à
se frayer une place.
« La lecture d’un dessin tiré d’un roman révèle au sein d’un espace englobant, la
présence de lieux divers qui entretiennent entre eux des rapports de symétrie ou de contraste, d’attirance, de tension ou de répulsion »63
61
-Mikhail Bakhtine cité par J-P-Goldstein in Pour lire le roman, op, cit, p88.
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, p61.
63
-R.Bourneuf et Reall Ouellet, L’univers du roman, op, cit, p 101.
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36
L’espace s’organise ainsi : dès la première page on entre dans un monde
verrouillé, sans chaleur : la froideur imprègne la chambre à coucher de Farida.
C’est « du dedans » que va se déployer l’univers de l’enfermement à travers le
regard de IL, le futur époux de Farida. C’est par le truchement du souvenir que
parviennent au jeune homme, des images : rattachées à un « espace-temps » euphorique, elles se déplient lentement, s’animent de couleurs harmonieuses et dégagent une atmosphère de bien-être. Ou alors, empreintes de tristesse et de regrets, ce sont des images fugitives qui font irruption dans le récit constamment
fragmenté par la description, le discours et la narration jamais linéaire. En effet, IL
est enfermé dans une errance intérieure et un présent morose traversé par les
images furtives d’un passé heureux qu’il tente de saisir et de rassembler en un
contenu cohérent.
Dès qu’il entre dans la maison familiale de la jeune fille, IL « focalise »64
son regard sur ce « monde tissé, fermé » qu’il donne à voir avec une ironie acerbe
et la résignation d’un sacrifié qui s’est laissé piéger. Sur le chemin qui le mène à
la maison des parents de Farida, il pense : « la toile est prête. (…) Pourquoi y aller ? »(p13). Tout en manifestant une lucidité extraordinaire, il fait preuve parfois
d’un refus de voir les choses que l’on pourrait qualifier de fuite en avant devant la
nécessité de s’engager dans une révolte contre l’ordre établi Évoquant l’héroïne
de M.Duras, Lol « marquée par des errances sans fin », B.Didier explique :
« L’intensité des moments vécus provoque comme une interruption de la conscience. (...) Mais tout moment d’intensité est susceptible, lui-même, d’oubli. »65
Depuis son entrée dans l’univers bourgeois, IL révèle une grande lucidité
dans un discours très critique qu’il exprime dans la description du lieu. Farida
déploie devant lui, en ce lieu, une sensualité qui le trouble, le subjugue au point
qu’il en oublie, un instant, l’inhospitalité de ce salon au luxe ostentatoire.
IL donne à voir, à sentir, à entendre, et à ressentir l’atmosphère de lieux caractérisés par leur opacité, leurs odeurs, leurs parfums et l’étouffement qui s’en dégagent. Quelques fois, il fait partager son euphorie, son éblouissement même, selon
64
65
-H.Mitterand, Lillusion réaliste, op, cit, p88.
-B.Didier, L’écriture-femme, op, cit, p281.
37
le lieu où il se trouve et les personnes qui l’occupent. Ainsi, le soir des fiançailles, au milieu de toute la famille de Farida et des invités, il « se sent seul » au
point qu’il préfère sortir du salon et rester « immobile sur cette terrasse de
marbre » (p22). Paradoxalement, la froideur du marbre devient reposante, loin de
tout ce monde qui fait la fête. Le jeune homme ne s’attardera pas non plus à évoquer son appartement de fonction, considérant qu’il ne lui appartient pas du reste.
Il s’y intéressera le soir des noces en disant pour la première et unique fois
« notre » appartement » Ce détail laisse présager qu’il ne se voit pas dans le rôle
d’un homme marié, embourgeoisé : « mon mariage ne s’augure pas très heureux
parce que… » C’est qu’Il n’aime pas l’institution du mariage : « le mariage ne
sert pas ceux qui se marient. », pense-t-il.(p44)
On pourrait penser que cet homme doit entrer dans cet univers bourgeois
pour délivrer Farida.-Il est significatif en effet qu’il se sente « sacrifié »- : il faut
qu’IL entre lui-même dans l’univers de la jeune fille pour la sortir de cette prison
dorée. C’est lui qui prend en charge le récit et la description des différents lieux
où il se trouve : c’est un regard subjectif « attentif, immobilisé par « focalisation
interne »66 qui donne à voir l’espace de son point de vue, selon son humeur, son
euphorie ou son malaise.
« la représentation de l’espace qui varie selon les procédés descriptifs choisis
par le romancier : panoramique horizontal ou vertical ( choix de repères et de détails perçus par un observateur qui laisse errer son regard autour de lui, de bas en haut ou de haut
en bas) ; description statique ou ambulatoire, selon qu’il s’agit d’une vue fixe ou d’un environnement découvert par un personnage en mouvement ; faisceau de détails caractéristiques. »67
Cette citation souligne l’importance du sujet et de l’instance d’énonciation qui
révèlent au lecteur l’espace tel qu’IL l’observe, de son point de vue et selon sa
propre vision du lieu : c’est la subjectivité du regard, une conscience intérieure,
qui donne à l’espace romanesque sa raison d’être, son statut d’actant à part entière, son ressort dynamique.
66
67
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, p82.
-J-P-Goldstein, Pour lire le roman, op, cit, p95.
38
La notion de point de vue revient souvent dans les analyses de l’espace
romanesque, parce qu’elle insiste sur la subjectivité du regard qui décide du mode
de description, de ce qu’il faut montrer, du détail à saisir à la manière d’un metteur en scène qui choisit ses gros plans. Goldstein souligne, dans cette subjectivité du regard, les éléments choisis selon le ton et la tournure que prend la dramatisation :
« L’œil ne retient que certains éléments représentatifs ; cadrages ; perspectives,
l’avant-scène se détache nettement sur un fond estompé ; tous modes d’organisation enfin
qui confèrent à l’espace décrit sa tonalité et qui permettent au romancier d’attribuer selon
ses vœux une fonction déterminée à la spatialité dans son œuvre.68
Mitterand insiste sur la fonction de l’espace dans la dynamique dramatique, excluant ainsi la description de l’espace qui se réduit à planter un décor, une sorte
d’arrière plan, de toile de fond :
« L’espace romanesque épouse le mouvement de l’intrigue conduite par l’action
des personnages, leur bouillonnement intérieur ou, à l’inverse, leur immobilisme soudain
ou annoncé, le tout sous l’acuité d’un œil vigilant qui participe, de l’intérieur, à la progression dramatique qu’il suit jusqu’à son terme. Le mouvement du texte est rendu par les
différents parcours de cet oeil qui rythment la narration jusqu’à déterminer parfois le destin de ces « êtres de papier. »69
M.Butor met en évidence l’interrelation entre les lieux qui sont déterminés par
un premier espace où s’est amorcé le déroulement de la trame romanesque.
« Tout lieu, précise-t-il, est le foyer d’un horizon d’autres lieux, le point
d’origine d’une série de parcours possibles passant par d’autres régions plus ou moins déterminés. » .70
68
-Jean Weisgerber, « Notes sur la représentation de l’espace dans le roman contemporain », in
Revue de l’université de Bruxelles, n°2-3, 1971, p95.
69
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, pp199-223.
70
-M.Butor, Essais sur le roman, op, cit, p 57.
39
Le récit, écrit au présent de narration, est interrompu par un passé simple
qui évoque, dans une mise en abyme, un passé lointain empreint d’une forte nostalgie mais aussi de regrets et d’amertume :
« Se raconter sa propre histoire pour y puiser sa propre force et sa propre justification ; manquer de mémoire, mêler le jasmin de juin aux éclats tièdes de mars et sentir
que tout glisse entre les pages d’un livre qu’on a tenu pour vrai : un parfum de soir tourne
en parfum de fleurs entre des pages imprimées de mots indifférents : resurgescence. »(
p16)
Son histoire avec Farida commence comme un conte de « fée » qui tourne au cauchemar :
« " Un jour, un jour d’entre les jours, elle fut belle de sa vraie beauté, dans sa vraie mesure, et ce fut un jour fade et sans témoins ; personne ne peut dire si ce fut un jour de vérité ou la clé d’une vie de mensonge qui entre, juste bien, dans la serrure" » (p16) .
La narration de la première partie du roman s’inscrit dans un monologue
intérieur où s’expriment une conscience lucide et une critique incisive marquées
toutes deux par l’intrusion du souvenir, vivace. La narratrice s’efface pour donner
à ce personnage l’opportunité d’exprimer, dans une réflexion caustique et ironique, son rejet de ce milieu bourgeois qu’il perçoit hostile. L’intériorité, marquée par «l’agitation, (…) la nervosité »71 et l’amertume aiguisée par l’errance
que constitue le monologue intérieur de IL, donne au texte son rythme dans un
mouvement tantôt léger, tantôt saccadé, ponctué par une voix enfouie qui n’en
finit pas de dire et de se dire.
I-1-1 : L’univers bourgeois de Farida : une prison dorée
Les lieux de l’enfermement se trouvent « localisés » essentiellement dans
la maison familiale de Farida, un monde bourgeois inhospitalier que le jeune in71
-R.Bourneuf, L’organisation de l’espace dans le roman, op, cit, p
40
génieur perçoit comme un univers « bâtardisé », le « foyer »72 d’autres lieux de la
claustration jusqu’à
l’irruption d’un personnage nouveau qui
provoquera
l’ouverture de ce lieu clos.
Par ailleurs, la localisation des personnages est importante dans la mise en place
de tous les lieux qui vont créer l’espace romanesque.
« Localiser » ces personnages, c’est montrer l’étroite relation qui s’établit entre
eux et leur lieu de vie, comment ce dernier agit sur eux, telle une force oppressante qui détermine leur comportement et leur destin : c’est le cas de Farida et de
IL.
La romancière, par l’intermédiaire du personnage-narrareur, situe, expose,
décrit un ou plusieurs lieux clos, les rendant de plus en plus hermétiques en y
faisant peser une atmosphère oppressante, quasi carcérale qui finit par provoquer
chez le personnage la nécessité, la volonté tenace, parfois, de se libérer de cette
claustration. On peut noter ici qu’il y a, entre l’espace et le personnage, un rapport
dominant/dominé qui implique une logique de lutte, de victoire ou de défaite,
mais aussi une relation d’harmonie entre des personnages d’exception qui font
rayonner le lieu de leur force intérieure et de la vitalité qui les animent.
H.Mitterand explique que le personnage qui donne à voir le lieu où il se trouve,
peut être, de façon inattendue, sous l’emprise de ce même lieu, que ce dernier soit
hospitalier ou oppressant : l’espace agit sur le protagoniste et, parfois, enclenche
la première étape de la trame romanesque, quand il n’en détermine pas toute les
péripéties :
« l’espace naît des regards du personnage, de ses gestes et le justifient. Mais à
l’inverse, c’est le personnage qui se trouve marqué et modelé par ses entours »73.
Dès les premiers instants où le jeune ingénieur entre dans la maison paternelle de
Farida, il ne cesse de l’observer, de décrire ce que ce lieu présente de plus austère
et d’inhospitalier. IL exprime une sorte de rejet de cet univers bourgeois avec une
72
-Ph.Hamon cité par H.Mitterand, in « Le roman et ses territoires, l’espace privé dans "Germinal" » in Revue de l’Histoire littéraire de la France, op, cit, p416.
73
-H.Mitterand, Le regard et le signe, op, cit, p55.
41
ironie teintée d’amertume et de révolte contenue contre cette classe bourgeoise.
Cette première image reste forte dans l’esprit du jeune homme et va, d’une certaine façon, déterminer toute l’attitude et les comportements du jeune homme qui
apparaît comme irrémédiablement marqué par l’irruption d’un univers si différent
de tout ce qu’il a pu voir jusque là. R.Bourneuf et Réal Ouellet insistent sur
l’importance de la description dans le « surgissement » du lieu :
« La description implique un choix d’éléments, des proportions à établir entre
eux, des lignes de force qui orientent le regard, une profondeur qui ménage les plans, une
composition qui impose un ordre et un rythme, une tonalité dominante, des harmonies et
des discordances. Le romancier peut choisir de décrire les lieux une bonne fois pour
toute : l’espace est donné d’un bloc ; ou il peut émietter cette description au cours du récit
par souci d’alléger le rythme ou de mieux intégrer les personnages à leur milieu. »74
La narratrice peut marquer l’intensité d’une séquence dramatique marquée
par l’euphorie ou le malaise comme dans une mise en scène, par la combinaison
de l’éclairage, de la couleur et de la lumière, opérant ainsi le cadrage d’un gros
plan sur un évènement important. R.Bourneuf et R.Ouellet
soulignent
l’importance de la lumière qui donne à l’espace romanesque l’ambiance qui caractérise tel champ d’action, ou les diverses sensations des personnages créées par le
jeu des lumières :
« La lumière constitue l’élément fondamental de la composition dans nombre de
tableaux, qu’ils se veuillent parfaitement nus ( …), ou qu’ils tentent de recréer une réalité
complète. (…) Comme en peinture, la lumière, dans le roman, découpe les volumes et les
brouille, modifie les perspectives et les couleurs. »75 .
Un éclairage soigneusement étudié peut avoir un effet sur les personnages et le
lieu, à un moment précis de la soirée. La lumière est un élément important qui, en
intensifiant un moment d’enchantement, aussi éphémère soit-il, détermine l’avenir
d’un homme et d’une femme qui vont se laisser prendre tous deux à leur propre
74
75
-R.Bourneuf et R.Ouellet, L’univers du roman, op, cit, p111.
-Idem, p107.
42
jeu, malgré leur lucidité. On peut noter ici l’importance du chronotope qui illustre
la rapidité avec laquelle , dans ce lieu et en un bref instant d’enchantement, les
deux jeunes gens se sont trouvés liés. Toute la logique du roman repose sur une
sorte de reconstitution surgissant « du dedans » des différentes péripéties de
l’itinéraire qui a conduit IL jusqu’à Farida, de la rencontre jusqu’au mariage de
deux jeunes gens que tout oppose, en apparence. Cette mise au point permet de
comprendre pourquoi ce jeune homme se considère « piégé » dès son entrée au
salon , un espace où il s’est laissé séduire par Farida.. On peut alors repérer, à partir du discours qui s’insinue dans la description de la jeune fille et de son milieu,
des éléments historiques qui placent le texte dans le « contexte où (était) insérée »
l’auteure elle-même. On entend clairement, dans le propos du jeune ingénieur, les
réflexions critiques d’une conscience politique aiguisée qu’il ne peut s’empêcher
d’exprimer, de ressasser parfois, comme pour insister sur la période qui a vu
émerger cette classe de nouveaux riches qui vit de privilèges, en marge d’un
monde rural pauvre et mal géré
où les « cageots » s’offrent aux cadres comme
lui, ainsi que les « les postes- clés piégés » qu’il refuse, dans un souci de probité,
certes, mais aussi pour se démarquer de cette classe de nouveaux riches. Et c’est
à partir de son entrée dans ce monde bourgeois que va se déployer peu à peu tout
l’espace de l’enfermement, un espace qui apparaît dès le début du texte. Selon
Charles Grivel, « la situation narrative de base se trouve presque toujours dès les
premières lignes du roman, souvent même dans la première phrase »76. L’incipit,
en effet, donne une première ligne directrice du récit en présentant dans la maison
paternelle un personnage qui, dès le réveil, éprouve le besoin de se barricader
dans sa propre chambre : la mésentente, patente, entre Farida et le reste de sa famille, est clairement établie, comme un préalable à tout ce que cela va engendrer
au fur et à mesure que les éléments du drama vont se mettre en place. Le premier
antagonisme oppose Farida à son père qu’elle voit constamment dans ses cauchemars. Dans la première partie du roman, se mettent en place les différents lieux de
claustration à partir d’une image statique, celle de Farida, « lovée dans son lit (…)
anti-vie » dont l’horizontalité symbolise la soumission et préfigure d’autres lieux
76
-Ch.Grivel, Production de l’intérêt romanesque, Paris, Éditions Mouton, 1973, p102.
43
d’enfermement caractérisés par une atmosphère lourde, oppressante. Cette image
de « passivation »,77 selon la formule de Mitterand,
révèle, tout au long de
l’intrigue, qu’il existe une faille qu’un des personnages, sciemment ou involontairement, accentuera jusqu’à prendre conscience de la nécessité d’y provoquer une
déflagration.
I-1-2 : La chambre de Farida : « un camp fortifié ».
La chambre de Farida est au cœur d’un univers bourgeois verrouillé. Cette
pièce est le symbole de la claustration. C’est la narratrice, dans un premier temps,
qui décrit la chambre de la jeune fille. C’est de l’intérieur que le lecteur voit Farida dans sa chambre. La description est essentiellement axée sur le lieu,
l’atmosphère qui y règne et quelques objets qui forment une sorte d’entité indivise
se rapportant à l’enfermement. La jeune femme est pratiquement invisible, « lovée » dans son lit, presque inerte.
Agave commence ainsi :
« Farida s’éveille parce que ses orteils dépassent de la
couverture. Habitudes : une veilleuse pour repousser la nuit, une couverture pour étouffer
le matin ; mais pas une seule, « des « couvertures et un drap, tirés sur sa tête, remontés,
enroulés : blockaus ».(…).Par une meurtrière, minuscule, taillée à l’angle inférieur de
l’oreiller pour espionner la chambre vide verrouillée, Farida aspire(…) une bouffée de sécurité-illusion, le piège de tous les jours »(p9 )
Farida vit dans un lieu où, constamment sur ses gardes et de manière obsessionnelle, elle doit s’assurer que sa chambre est fermée. Elle a confectionné son
propre nid, « le nid qui déclenche en nous une rêverie de la sécurité » explique
G.Bachelard.78 Ce besoin absolu de sécurité enferme la jeune femme dans un iso-
77
-H.Mitterand, « Zola : l’histoire et la fiction », L’illusion réaliste, op, cit, p204.
78
-G.Bachelard, La poétique de l’espace, op, cit., p102.
44
lement qu’elle s’applique à préserver, dans un geste de repli coutumier, rassurant
comme un nouveau sursis .
Farida , dans sa chambre, au sein de la maison paternelle, étouffe quand d’autres
jeunes filles rêvent d’un espace qui leur serait exclusivement réservé.
Ce qui frappe, dans cette chambre de jeune fille, ce sont des objets ordinaires présentés comme essentiels pour la jeune femme : ils protègent le corps de
Farida et sont indissociables du lieu qui l’abrite : « couvertures, lampe au faible
éclairage, verrou » enfin, enserrent Farida qui a fait de sa chambre une sorte de
« camp fortifié » où le moins qu’elle puisse ressentir est un sentiment de sécurité.
Pourtant, dès le réveil, elle se replie, figée, dans « le blockhaus » et répugne à
quitter son « lit-cocon ».(p9)
Le vocabulaire guerrier, « blockhaus » laisse entendre que Farida est en conflit
permanent avec ses parents. L’antagonisme parents/fille participe de l’atmosphère
de la claustration dans le refus même de la jeune fille de sortir de son lit. Selon
R.Bourneuf, l’espace se manifeste par
« une couleur atmosphérique diffuse qui se fond en un halo autour des personnages.(…)
L’espace s’impose massivement, il est ressenti comme puissance amie ou ennemie avec
laquelle il faut composer . »79
Farida semble s’être accommodée de ce dilemme, celui de subir cette puissance
ennemie » pour retarder le plus possible la sortie de son lit et d’affronter le
monde par un passage obligé, l’univers clos et oppressant de la maison paternelle. Elle reste indifférente à l’ambiance paisible et confortable que symbolise
l’odeur du café matinal qu’elle perçoit comme « le piège de tous les jours ; (…)
le premier mensonge de la journée » . Ainsi se révèle la duplicité de l’univers
dans lequel vit la jeune citadine :le ton de l’enfermement est donné.
L’univers de la jeune fille apparaît tel un monde hermétique parce que
c’est elle- même qui veille à ce qu’il reste absolument fermé au reste de la famille.
79
-R.Bourneuf, « L’organisation de l’espace dans le roman », in Études littéraires, op, cit, p92.
45
Cette claustration se présente comme un repli sur soi, un isolement tant physique
que psychologique et exprime le rejet de ceux qui l’entourent .
Farida se tient quotidiennement à l’écart de sa famille inféodée à l’emprise
d’un père omniprésent dans son cauchemar où s’exprime l’angoisse permanente
de la jeune femme. Même quand elle dort, elle reste sur ses gardes : chaque nuit
la ramène à son cauchemar. Plus qu’une obsession, c’est devenu une sorte de rituel que ce mauvais rêve dans lequel
« un homme vieux, (…) enturbanné de blanc
la suit », (armé d’un ca-
nif). « Farida court, grimpe, terrifiée, le corps brisé, meurtrie de peur et de fatigue (…).
Farida sait que si l’homme parvient à la toucher de son sang, elle ne pourra jamais se marier. C’est là que se noue l’angoisse ».(Pourtant ) « elle replonge à l’aise dans son cauchemar ».( p10).
Ce dernier se répète chaque nuit et finit par constituer un univers où, paradoxalement, elle préfère « replonger » à l’aise »(p10), parce qu’il semble être le seul lieu
où elle vit et où elle peut exercer un certain contrôle sur sa vie : « elle monte les
marches deux à deux » afin d’échapper à cet homme qui pourrait l’empêcher de se
marier. »
Elle se défend : elle résiste, agit, pense. Le monde onirique est pour Farida celui
de la lucidité. C’est dans son cauchemar qu’elle voit avec clarté
« le tabou-clé incongru, loi irréversible fonctionnant raisonnablement à
l’intérieur de cette construction mentale de quelques secondes de vie objective, Farida sait
que si l’homme parvient à la toucher de son sang, jamais elle ne pourra se marier. C’est là
que se noue l’angoisse ».(p10)
Dans le rêve, Farida voit le canif comme la menace d’une agression sanglante et ,
craint-elle, la perte de sa virginité. Cette hantise est telle qu’elle la ressent physiquement, comme si son corps trouvait là l’unique moment de s’exprimer avec
intensité, libéré, dans le rêve, de la vigilance de la jeune femme à le contrôler avec
obstination.
46
« c’est le flot de transpiration qui s’écoule entre ses seins et inonde son ventre
comme une gifle glacée.(…) " Pourtant dans les rêves, on ne transpire pas !" » ( p 10 )
pense-t-elle.
Elle se dit aussi en insistant sur « ma » : « c’est de ma faute, de ma faute, de ma
faute ! » s’exclame-t-elle, dans cet univers onirique où, emprisonnée dans un sentiment de culpabilité souvent indissociable de certains traumatismes enfouis, elle
laisse libre cours à l’expression de ses émotions et de ses craintes qu’elle
s’applique à cacher dès qu’elle sort de ce « lit-cocon, anti-froid, anti-bruit, antivie » (p 9) surtout, un lit dans lequel Farida prend la mesure de l’ypocrisie et des
paradoxes auxquels elle doit faire face dès qu’elle se résout à affronter le monde
réel . La répétition systématique du préfixe « anti » exprime la relation fortement
antagoniste de Farida avec toute sa famille, et par de là, son isolement au sein de
la demeure paternelle.
L’image statique de la jeune fille contraste avec celle animée des enfants
qui jouent, dans la rue et avec celles qui montrent Farida, dans son cauchemar
quotidien, « se hât(ant), agile, mont(ant) les marches deux à deux (pour échapper
à ) l’homme enturbanné de blanc ».
C’est une vraie scène d’action où l’héroïne déploie toute son énergie pour échapper au méchant. Quant à celui-ci, il est facilement reconnaissable à son turban,
symbole d’autorité et de « dignité » : « le turban symbolise la « dignité de
l’Islam » dans toutes les régions où il est d’un usage courant », explique
M.Chebel,
65
, c’est le père de Farida qui se devine, tout au long du récit et que
Farida dénoncera, de façon très explicite, quand elle se confiera à Aicha. Et l’on
pourrait souligner l’insistance ironique de la narratrice sur le nom « turban » et sa
symbolique inhérente aux notions de dignité et d’autorité, le terme autorité renvoyant au respect qu’impose un homme à la stature exceptionnelle.
On vient d’entrer de plain- pied dans l’espace du roman qui impose, à travers la faible lumière d’une veilleuse, une atmosphère de froid, de morosité et de
47
solitude. Les bruits de la rue viennent se heurter à « la grille en fer du jardin » et
isolent la jeune femme du monde extérieur. La densité du texte, rendue par une
accumulation de phrases nominales, ponctuées d’infinitifs, traduit l’apathie de la
jeune femme, sa « passivation »80 et rythment un rituel qui se répète dans un
mouvement de repli sur soi et d’enfermement : « Farida plie les genoux, remonte
les jambes là-où-c’est-chaud, vers le milieu du lit ».(p9).
Dans cette première page où se mêlent récit, description et discours direct
et indirect., sont concentrés les éléments qui constituent le nœud de la trame romanesque et donnent le ton et le mouvement du texte qui va progressivement vers
l’immobilisme qui pèse sur toute la première partie du roman : c’est à partir de
ce «
huis clos « où « végète » Farida », que vont se révéler et se déterminer
d’autres espaces d’enfermement, avec l’entrée en scène d’un jeune homme, IL.
Selon Mitterand,
la vraisemblance n’est pas une exigence impérative dans une
écriture réaliste, l’intérêt étant dans l’effet de dépaysement que peut provoquer
l’apparition d’un lieu, si celui-ci s’inscrit dans la logique d’un dispositif qui
trouve sa cohérence dans le langage qu’il donne à décrypter, dans la logique de la
fiction.
« Ce qui compte, c’est l’effet de lecture, le surgissement progressif d’un univers
possible de lieux, d’objets, d’occupants. Ce qui compte aussi et surtout, c’est le sens de
ce dispositif, c’est le discours muet de ce montage topographique. (…) À la matérialité de
l’espace, correspond un plan du contenu : le vécu des occupants »81
Butor explique qu’un espace peut en cacher d’autres :
« Tout lieu, explique Butor, est le foyer d’un horizon d’autres lieux, le point
d’origine d’une série de parcours possibles passant par d’autres régions plus ou moins déterminées ».82
La chambre de Farida est présentée comme le « foyer » d ‘où surgissent d’autres
lieux de claustration, dans la maison paternelle de la jeune fille.
80
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, p204.
-H.Mitterand, « Le roman et ses " territoires" : l’espace privé dans Germinal » in Revue de
l’Histoire littéraire de la France, op, cit, p418.
82
-M.Butor, Essais sur le roman, op, cit, p52.
81
48
I-1-3: IL dans l’univers bourgeois de Farida : « un malaise
d’espace »
Dès l’instant où IL, le futur époux de Farida, pénètre dans ce monde « tissé, fermé », son œil parcourt des espaces clos qu’il sent hostiles à travers un luxe
ostensible et une atmosphère pesante. Pour cet enfant de la campagne, c’est un
monde si étrange qu’il y entre avec un malaise qui préfigure son propre enfermement, dans une demeure où tout est régi par le protocole. Il y remarque des « bureaux, salons fermés, regards de femmes surveillées, vêtements ajustés. » (p17).
On notera une phrase sans verbes dont les noms des objets ne se distinguent guère
de ceux des femmes qui s’y trouvent, des femmes, « surveillées ». Le ton du texte
est annoncé : cet univers bourgeois est celui de la suspicion, de la duplicité, du
repli sur soi qui est l’expression la plus significative de l’enfermement.
Il/Je, le personnage narrateur « focalise » aussi son regard sur Farida
dans son univers, tout au long de son monologue intérieur qui révèle déjà toute
absence de dialogue et annonce
un rapport « homme/femme » placé sous le
signe conjugué de la solitude et de la désunion. La « focalisation interne »83
marque également la solitude d’un personnage dans un espace nouveau., hostile,
et suscite sa réflexion critique qui souligne souvent, non sans fierté, ses origines
rurales comme pour se trouver un refuge, dans ce monde imposant :
« souvent (la) connaissance (des lieux) ne se réalise que par le truchement d’un
sujet d’énonciation qui n’est autre que le personnage. L’espace à identifier s’inscrit
d’abord dans le regard attentif, immobilisé du personnage ( par focalisation interne(…)
car le regard d’un observateur extérieur à la situation de fiction- l’auteur ? le lecteur ?- se
substitue rapidement à celui du personnage.(…) Alors l’espace est dit autant que montré » 84
83
84
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, Paris, Puf/Écriture, 1990, p82.
-Idem, p82.
49
Ce regard masculin est aussi séduit, subjugué quand il évoque l’image de Farida
campée dans son monde bourgeois vers lequel il se dirige pour la première fois
avec appréhension : « la toile est prête . (…) Je me sens nerveux et mal à l’aise :
pourquoi y aller ? », se dit-il. Ce sentiment d’inquiétude crée une lourde atmosphère de malaise et d’oppression et précipite le mouvement d’une action romanesque qui intensifie la dramatisation :
« L’un des moyens les plus efficaces, écrit Butor, est l’intervention d’un observateur, d’un oeil qui pourra être immobile et passif, auquel cas on aura des passages qui
seront des équivalents de photographie, ou en mouvement et activité, nous aurons film ou
peinture . » 85
Dans un mouvement interminable, le jeune homme, anxieux, marche vers la maison où il a été invité par sa future fiancée, un jour de printemps pluvieux. Il s’y
dirige avec la lucidité d’un sacrifié, à l’image de ces moutons qu’ « ils vont faire
rôtir » :
« Dans une rue, sous la pluie, en ce printemps, il est seul au milieu des gens , (..)
il marche sans volonté précise, hormis cette décision de se rendre à cette invitation, (…)
invitation en ville (…) en espérant qu’il n’y aura pas trop de mouches ; ils vont faire rôtir
des moutons ».(p10).
La description est morcelée par un discours critique qui s’exprime tout au
long du trajet dans le monologue, ce « déroulement du film intérieur » qu’il ne
parvient pas à « arrêter ». Il donne à voir le lieu, « du dedans », par blocs,
comme s’il voulait fragmenter une citadelle dont il subit progressivement la puissance « hostile » : « la ville » de son errance est associée aux artifices du cérémonial de l’invitation et des protocoles, c’est une « ville triste, pierre grise lourde à
(son) cœur ». L’atmosphère est pesante, « grise » comme la « mosaïque » de ce
bassin dont l’image et la couleur lui reviennent, obsédantes, comme pour le prévenir d’un piège tendu par Farida qui serait « tombée (…) exprès (…) dans le patio de la villa ». On pourrait même y déceler une allitération:
85
-M.Butor, Essais sur le roman, op, cit, p53.
50
en « r » et en
« s »combinés qui exprime le ressassement et l’amertume d’un homme qui se
résout à la résignation du sacrifié.
L’anxiété et la lucidité du jeune homme semblent retarder indéfiniment le
moment inéluctable où il va se trouver pris dans « la toile (déjà) prête ».
Plus que la description, c’est le discours qui donne à voir les objets « d’où jaillissent ou transpirent des signes »86 qui caractérisent le lieu dans ce qu’il a
d’inhospitalier, de froid et d’austère à travers «( l)es carreaux froids d’une cour
intérieure pourvue d’un bassin »(p13)
L’image du bassin, récurrente, traduit plus que la sensation, le pressentiment d’un
enfermement imminent qu’Il tente d’adoucir par des fantasmes furtifs de couleurs
vives, rassurantes:
« là, au milieu de la mosaïque grise, près du bassin, Il souhaite la soie plus
rouge, avivée d’eau, attiédie par l’émotion du corps ; la jeune fille s’auréole de vapeur
d’eau, (…) la robe expire le vanillé des blanchisseries et le brillant des lampes japonaises » (p11).
Le bassin gris, les carreaux froids, sont les « détails » qui se présentent comme
« un échantillon de ce décor, objets, meubles qui peuvent jouer un rôle
d’enseigne », selon la formule de Butor.87 Quand IL arrive enfin, Farida (le) prend
par la main, et le « patio » le rassure de façon très brève puisque
aussitôt,
s’impose à lui, très concrètement, « le bassin gris perle ». En fait, Farida vient
de le faire entrer dans son monde bourgeois où, désormais, il la suit, envoûté :
« je la suis, je l’admire, elle a tressé une fleur blanche dans son lourd chignon,
Farida, lisse, tranquille, éclatante »(p16).
Lentement, la toile, telle la « tresse », se tisse et se referme sur lui. « La fumée des
feux de bois et les vapeurs des viandes grasses » lui brouillent l’esprit et lui ôtent
toute clairvoyance. Le salon est la pièce d’un univers où un luxe tapageur lui
dérobe sans cesse la silhouette sensuelle de Farida qui lui échappe devant le
« guéridon de marbre incrusté de nacre », puis « les velours rouges », enfin « une
86
87
-M.Butor, Essais sur le roman, op, cit, p49.
-M-Butor, Essais sur le roman, op , cit, p52.
51
nappe vénitienne » et un « tapis saharien si sobre, bâtardisé » auquel il semble
s’identifier. On peut dire comme R.Bourneuf et R.Ouellet que la description
« peur servir à créer un rythme dans le récit : en détournant le regard vers le
milieu ambiant, elle provoque une détente après un passage d’action ou un suspense à un
moment critique, elle constitue parfois une ouverture, au sens musical du terme, qui annonce le mouvement et le ton de l’œuvre . »88
Il est intéressant de relever l’alternance régulière, quasi automatique, des phrases
qui s’agencent dans une mise en scène minutieuse qui doit rendre l’effet combiné
du jeu de séduction de Farida et de l’enchantement qu’elle crée, un instant, dans
ce salon cossu : c’est ce que Ph.Hamon appelle « l’effet personnage »89 : le salon
austère, associé à la beauté de Farida, devient un lieu agréable, magique, le temps
d’un soir. IL est pris entre l’hostilité du lieu et l’attirance qu’exerce sur lui la
sensualité de la jeune femme.
L’entrelacs de ces phrases contrastées intensifie la sensation
du jeune
homme de s’être fait piéger. Les objets du salon se dressent entre lui et la jeune
fille, comme autant d’obstacles qu’il tente de contourner et même de dissocier
de Farida. Il voit bien que ces objets font corps avec la jeune fille, qu’ils font partie de son univers.
« Ses bras sont nus sous la résille et ses aisselles sont tendres, blanches, épilées, lavées, talquées, parfumées.
Le guéridon est de bois sombre incrusté de nacres
Son cou est solide, à peine gras.
Les velours rouges du salon des divans ploient dans une pénombre où éclatent des reflets
de cuivres laitonnés.
Ses fesses s’épanouissent haut, bien fermes sous le fourreau.
Une nappe vénitienne verse sur un tapis saharien, si sobre, bâtardisé.
Elle porte une bague et un bracelet léger, une chaîne d’or de façon discrète ».(p16)
88
-R.Bourneuf, « L’organisation de l’espace dans le roman » in Études littéraires, op, cit, p117.
-Ph.Hamon cité par H.Mitterand , in « Le roman privé et ses territoires : l’espace privé dans
Germinal », in R.H.L.F, op, cit, p416
89
52
IL se prête au jeu de séduction que déploie Farida. .Un regard voyeur suit le
mouvement du corps de la jeune fille qui « allume une veilleuse et ouvre les fenêtres, (…) une fenêtre sur le printemps » et crée ainsi une ambiance
d’enchantement éphémère mais intense qui les installe tous deux, hors de cet endroit froid et surfait, dans « une bulle de bonheur » qui va sceller leur destin : « la
bulle tient quelques minutes avant d’éclater, elle n’a pas osé murmurer son nom, il
n’a pas pu la regarder »(p16).
Ainsi s’établit un « rapport homme/femme » placé sous le double signe
du déni de soi et de l’autre. À partir de cet instant, IL ne dissocie plus Farida de
son univers bourgeois qu’il va railler jusqu’au cynisme, parfois, sans se départir
d’une autodérision qui lui sert de parade contre sa « lâcheté » et son impuissance
à s’extraire du monde de Farida, un univers dont l’hostilité se lit dans les regards
inquisiteurs de femmes, à l’instar de :
« la grand-mère (qui) le scrute, le dissèque, ( se mobilise, (…) l’ausculte, (…).
Elle est la force, le point d’appui de la famille. »(p33et34). Quant aux hommes de cette
ville « de petits et grands bourgeois, (ils) portent une assurance morne. », des hommes
qui ne parlent que « devises et voyages à l’étranger. » (pp13 et 14).
Lui , l’enfant de la campagne, se sent plus que jamais déraciné dans cette ville
qu’il associe fortement à la maison familiale de Farida, un lieu qui le marque par
une première agression physique : il « (s)’érafle le poignet au coin de verre de la
table basse » et voit couler son sang de sacrifié. Il avoue son impuissance à fuir ce
monde bourgeois et sa lâcheté devant son incapacité à se dérober à ce milieu qu’il
raille silencieusement, avec « dégoût. » de soi surtout.
« Je suis plein de dégoût à l’endroit de cette vague de mégots qui envahit le lieu
et le découragement me saisit en regardant ce trop de gens qui veillent, se parlent, ne
s’écoutent pas, se touchent trop ou pas assez sans être touchés, jamais. (p22)
I-1-4: Farida, un Agave dans une Citadelle.
53
Le futur fiancé de Farida voit désormais le monde bourgeois de sa fiancée
comme une citadelle imprenable. Néanmoins, c’est lui qui, d’une certaine façon,
lève le voile sur ce monde « fermé » à tout ce qui lui est étranger et s’est ainsi
condamné à se fissurer lentement, de façon inéluctable, jusqu’à l’éclatement, dès
lors qu’il y a laissé entrer un étranger.
IL présente Farida dans son milieu familial et souligne la complexité de sa situation. Si l’on prend en considération son interminable monologue intérieur, sa volonté d’aller au bout de son mariage malgré son rejet de ce monde bourgeois où il
s’entête à entrer, il apparaît clairement que son « sacrifice » est nécessaire pour
faire évoluer les mentalités. Et il est significatif, selon cette logique, que ce soit un
homme qui vienne au secours d’une femme, l’homme étant généralement accusé
de brimer la femme et non de l’aider à s’émanciper. En fait, même dans ses réflexions les plus dures à l’endroit de Farida, IL voit en elle une femme isolée du
reste de sa famille qui lui renvoie sa propre image d’homme solitaire.
Farida est une citadine issue d’une famille bourgeoise. Elle vit avec son
père, sa mère et sa grand-mère paternelle dans « une villa néo-coloniale, plutôt
européenne, représentant une néo-Arabie heureuse et esclavagiste (devant laquelle) il s’aplatit progressivement ». L’expression « néo-coloniale » annonce les
rapports de domination du plus fort, selon l’idéologie qui régit ce monde qui puise
sa force de domination dans la puissance de l’argent toujours évoqué en devises,
marquant ainsi sa différence avec le reste de la société et renvoyant au système
colonial dans sa volonté de domination : rapports maîtres/domestiques, parents/enfant, belle-mère/belle-fille, mère/fille.( p19). Sa description du lieu laisse
apparaître une similitude entre Farida et son milieu. Les qualificatifs y sont juxtaposés et concentrent toute la complexité d’une société bourgeoise hybride qui
affiche une modernité arrogante dans une « néo-arabie (..) plutôt européenne »
tout en restant figée dans l’archaïsme le plus significatif : l’esclavagisme, présenté comme le signe distinctif de l’identité arabe.
Il , observateur lucide, évalue le fossé qui sépare son monde de celui de la
jeune fille. Mais Farida est une « fée » qui l’envoûte, dans cette maison imposante. Le lieu exerce sur lui une emprise à laquelle il ne peut plus se soustraire.
54
Farida est indissociable de son monde protocolaire. L’épouser, c’est aussi intégrer cet univers tout en sachant que tout va trop vite pour lui. Il se sent pris au
piège, sacrifié : « le sacrifice approche, efface les différences d’opinion et
autres…Je suis malheureux, tout seul.(p22)
Le portrait de la jeune femme va graduellement mettre en évidence tout ce
qui oppose les deux futurs époux et paradoxalement ou très logiquement leurs
points communs. Il constate que
« Farida est instruite parce que ses parents habitaient la ville, parce qu’ils ont assumé les frais d’habillement et de fournitures scolaires et qu’à présent elle devient une
pièce précieuse en ces temps d’insécurité . ».(p12).
Tout au long de cet interminable monologue intérieur dans lequel il s’est
enfermé comme dans un repli , Il veut voir en elle l’unique femme capable de
le « sortir de (son) trou d’obscurité brûlant ». Alors il se sent une sorte de légitimité à l’observer, à la juger. Il pense que
« Farida(est) musulmane par hérédité, privilégiée matériellement par évidence,
gagnée au raisonnement matérialiste par ses lectures, rendue déjà au complexe de supériorité de sa future profession, produit du vide culturel où nous perdons pied, installée au milieu de son mutisme intellectuel, désireuse de tout, certaine de rien, Farida… ». (p17)
Il se reconnaît dans le portrait de Farida en disant « nous » - substitut d’un « je »qui présente les deux jeunes gens comme les victimes d’un système social hypocrite et fourbe qui les monnaie comme des « valeurs marchandes ».
Bien que ce « nous » résonne comme une prise de conscience, il ne se limite, pour
l’instant, qu’à la critique d’un monde régi par la logique de la domination et traduit la passivité, la « lâcheté » d’un homme qui avoue : « je ne suis pas prêt pour
la liberté »(p15).
Comme lui qui
femmes », « Farida,
« (a) grandi ébranlé par les crises de nerfs des
lisse,
tranquille »,
a
évolué
dans
un
univers
de
femmes, « épouses désavouées » qui prennent leur revanche en dominant de façon
"légitime", d’autres épouses, leurs belles-filles, en l’occurrence, des femmes « en-
55
chaînées par leur pouvoir ( la grand- mère devient un despote. Et un despote n’est
pas libre ).(…)Elles n’ont plus de révolte »90.
Tel est le milieu familial dans lequel a grandi Farida : une grand-mère paternelle
qui domine sa belle-fille, qui ne peut qu’exercer à son tour un pouvoir absolu sur
sa fille.
On comprend dès lors que ces deux femmes, tenues par loi du silence, ne puissent
venir en aide à Farida, victime silencieuse des attouchements incestueux d’un père
qui n’hésite pas à la solliciter pour faire ses ablutions. Cette dernière image symbolise la duplicité d’un monde hypocrite où Farida, vivant sur le « territoire » paternel, est, de ce fait, doublement soumise : à la loi patriarcale et à celle du tabou
qu’entretiennent sa grand-mère paternelle et sa propre mère en se montrant incapables de la protéger. Farida « est assignée à résidence »91 dans la propriété de son
père qui, « en terrain conquis », semble faire valoir ses droits sur sa propre fille.
C’est Ph.Hamon, repris par H.Mitterand, qui souligne, à cet effet, la force de la
notion de territorialisation dans l’analyse de l’espace romanesque des RougonMacquart :
« Ph.Hamon (…) note avec force que la territorialisation est, avec la sexualité, un
des deux axes privilégiés selon lesquels se construit et se qualifie le personnage.(…) Le
problème de l’espace est abordé ici à partir d’un objectif premier qui est l’analyse de
« l’effet-personnage ».92
La maison familiale est, pour Farida, un univers hostile jusque dans cette
chambre qu’on lui a « octroyée », non sans calcul.
Le jeune ingénieur ressent un tel malaise dans ce lieu oppressent qu’il ne contrôle plus rien. Tout va trop vite pour lui : il sait que tout est joué d’avance
90
C.Achour, « Entretien avec l’auteure, H.Djabali…. » in Diwan d’inquiétude et d’espoir, op, cit,
p540.
91
-H.Mitterand, « Le roman privé et ses territoires : l’espace privé dans "Germinal "», Revue de
l’Histoire littéraire de la France, op, cit, p417.
92
- Idem, p417.
56
Relevons dans le « rêve » du jeune homme deux champs lexicaux contrastés :
l’un exprime la rigidité et la froideur, l’autre la clarté et la chaleur inhérente à la
vie qui s’écoule paisiblement dans un espace rustique sans artifices, idéalisé par
une sorte de réminiscence. IL appréhende le mariage qui se présente à lui comme
un emprisonnement dans un monde où tout lui apparaît faux, artificiel, ravivant
son déracinement. Il évoque souvent une relation conflictuelle avec ses parents,
sa « mère étant punie de ( l )’avoir enfanté, son père implicitement « renié ». Il
avait une autre conception du mariage, loin du conformisme, loin des rituels de la
convention sociale: « Depuis qu’il voit régulièrement Farida, il se sent de plus en
plus malheureux. », s’avoue-t-il.
Quant à Farida, elle « évolue, toujours souriante », au milieu de tout ce
faste, affichant, à l’image de cette villa au luxe tapageur, provocation et froideur
que symbolise « la vieille statue de l’époque coloniale » qui semble veiller à ce
que la jeune femme- comme elle figée et emprisonnée- n’aille pas au- delà de « la
grille du jardin ». C’est là que, le soir des fiançailles, IL, séduit « la retient, la
pousse contre la statue » pour « seulement la toucher » mais se heurte à un
« non ». Il fustige Farida : « Sa virginité elle en fait une protection, un symbole,
une garantie de mon respect, une arme contre moi, une obéissance au rite »(p24).
Le jeune ingénieur vient de se confronter avec le premier paradoxe : Farida le
séduit de façon très sensuelle puis le repousse froidement. C’est en ce bref instant
que se noue l’intrigue.
En effet, ce « non » de Farida marque une mésentente qui va exacerber le
ressentiment de Il jusqu’au soir des noces, et l’amertume de Farida qui pense
« qu’il ne veut rien comprendre, (qu)’elle ne veut rien expliquer ». Cette incompréhension mutuelle est l’illustration du désarroi de deux jeunes gens qui n’ont
pas la même vision du mariage, du fait de leur éducation . IL rêve d’une union où
« ils se sentiraient libres », de ne pas « compter avec l’opinion de ces gens » ,
« libres de s’aimer » dans une communion des corps et des esprits. Farida, elle, y
voit la seule issue pour s’émanciper de sa famille. Tout cela va se traduire en
violence la nuit des noces et enfermer les deux époux dans un espace où ils vont
« se détester ».
57
Farida, objet d’attentions le temps de ses fiançailles, donne l’illusion
d’agir. Elle se sait sacrifiée par ses parents.
Elle apparaît comme une femme libérée, autant qu’on peut l’être quand on passe
outre des interdits fortement symboliques tels que ceux qui se rapportent à
l’alcool, à la tenue vestimentaire et à la mixité, dans cette famille dont « tous les
membres âgés de plus de cinquante ans ont fait le pèlerinage »(p120) En fait,
Farida brave ses parents et les provoque surtout dans un réflexe d’autodestruction
qu’elle voit comme un sabotage de ce que ses parents apprécient maintenant
comme une valeur sûre, son corps :
« Je crois que j’ai commencé à boire de l’alcool et à fumer dans le désir
secret de salir l’œuvre de mes parents : moi.(...) (parce qu ‘elle savait) que ce corps haï
était beau et monnayable. »(pp120,121).
Emprisonnée, « exploitée (...) dans un monde matriarco-patriarcal (...), Farida
ressemble davantage à « un bien immobilier, un pas de porte en quelque
sorte »(p34) pense son futur époux.
Ahuri par le montant de la dot, IL évalue à son tour Farida, oubliant, un instant,
qu’elle lui « est chère ». On peut relever que, dans cette maison où règne le culte
de l’argent et de l’apparence, le jeune ingénieur cède devant des exigences qui le
dépassent. Dans cette demeure imposante « où il s’aplatit progressivement », son
intelligence et sa formidable lucidité ne lui sont d’aucun secours : il ne contrôle
plus rien et se fait piéger avec son consentement , soumis à son tour à « tous ces
gens de "familles" qui ont pour eux, quoiqu’il arrive, l’austérité de mœurs du
reste de la tribu. » (p20)
I-2 : LA DUALITÉ IL/JE : DUALITÉ D’UNE SOCIÉTÉ
CONFRONTATION DE DEUX MONDES
I-2-1: Il dans l’espace social : l’errance dans la ville.
58
.
Dès les premières lignes du roman, IL donne l’image d’un homme enfermé
dans une double errance: la marche dans la ville et le monologue intérieur. Ce
dernier l’isole du monde extérieur et le renvoie à un passé encore opaque, qui lui
revient à travers des images fugaces, et un présent où il peine à assumer un choix
ferme. Son propos est un débit de paroles qui se répètent parfois, révèlant une
agitation intérieure intense, quasi obsessionnelle
« Marcher dans la rue, éprouver qu’on a chaud aux pieds, bien qu’il pleuve, bien
qu’on soit en mars et qu’on porte les chaussures de l’an passé. S’interroger sur ce qu’il
adviendrait de soi si l’on était pieds nus et rentrer très vite dans des chaussures fourrées.
Prendre soin de soi, ne pas l’égarer dans cette rue qui se désagrège sous la pluie de mars,
ne pas se laisser imbiber des « sois » qui ont froid aux pieds car le Soi fragile et concerné
s’attriste et n’est plus bon à rien. Ne pas perdre le sens du réel, savoir ce que signifient les
pieds nus en-soi, et revenir chez soi, quelque part entre cœur et ventre.(...) Ville. Invitation en ville. Invitation en ville. (...) Il marche » (p10)
Le texte est marqué par deux allitérations : la première, en "s", laisse entendre le
sifflement d’un homme en proie à une colère intérieure, une deuxième en "l" dit
son rejet de la ville. Toutes deux expriment une succession de réflexions insolites,
sans cohésion : elles traduisent la désorientation, l’absence d’un but précis à cette
marche. La succession d’infinitifs souligne la résignation. Cet homme se laisse
porter par ses pas, sans direction précise. La récurrence du mot chaussures marque
une double temporalité : celle de la durée de l’errance, un an, et le moment du
début de cette errance, mars, un mois pluvieux et froid qui l’a contraint à errer à
la suite d’un « trauma ». On notera que pour cet homme, rentrer chez-soi, c’est le
rêve impossible du paradis perdu de l’enfance, le « ventre » « matriciel » ou le
refus de continuer de vivre. Le jeune homme porte en lui les traces d’un traumatisme qui se manifeste par des bribes de souvenirs qu’il ne parvient pas encore à
reconstituer.
59
IL, marchant dans la ville, n’est pas sans rappeler le héros des « Gommes » de
A.R.Grillet, Wallas, condamné à arpenter la ville pour se retrouver invariablement
au « Boulevard Circulaire »93.
Il/Je s’impose comme une dualité, la confrontation permanente entre un
être présent qui dit et un autre absent dont on dit.. Il/Je est , de prime abord,
l’expression d’un malaise existentiel dû à la difficulté, à l’impossibilité même
d’assumer son appartenance à deux mondes : sa campagne natale et la ville où il a
grandi, son rêve de modernité et sa soumission à certaines traditions dépassées,
incarnées par son père, notamment :
« Vivre à l’extérieur de soi-même. L’entente avec " je" n’est plus possible dans
la défaite. Je reviens au clan, aux valeurs qui, je le croyais, ne me concernaient
pas. »(p43)
On pourrait relever, dans La poétique de Dostoievski, cette analyse du monologue
intérieur qui souligne la solitude du personnage à travers l’expression d’une conscience tourmentée marquée par des antagonismes intérieurs, des questionnements
sans fin :
« Dans la conscience du héros pénètre la conscience qu’autrui a de lui ; l’autoexpression du héros se double ainsi d’un mot d’autrui ; ces deux intrusions "étrangères"
provoquent des phénomènes spécifiques qui déterminent l’évolution thématique de la
conscience de soi : ses cassures, ses faux-fuyants, ses protestations, (…) le discours du
héros avec (…)sa syntaxe brisée, ses répétitions, ses digressions et ses longueurs. »94
I-2-2 : Il parmi ses pairs : la solitude d’un déraciné
93
-A.R.Grillet, « Wallas aime marcher. Dans l’air de cet hiver qui commence, il aime marcher
droit devant soi, à travers cette ville inconnue. (…) Wallas débouche sur une très large artère qui
ressemble beaucoup à ce Boulevard Circulaire qu’il a quitté au petit jour. (…) Wallas s’étonne de
rencontrer encore ce mélange plutôt sururbain. Comme il a traversé la rue pour prendre à droite
cette nouvelle direction, il lit avec une surprise accrue le nom : "Boulevard Circulaire". (…) Il se
retourne désorienté. » in Les Gommes, Paris, Les Éditions de Minuit, 1953, p54.
94
-Mikhail Bakhtine, La poétique de Dostoievski, Paris, Éditions du Seuil, (1963 Édition de Moscou), 1970, Traduit du russe par Isabelle Kolitcheff, p272.
60
IL est un déraciné. Enfant de la campagne, c’est un grand amoureux de la
terre. Son père l’envoie s’instruire en ville, chez sa tante maternelle, une citadine
comme sa mère. Il réussit brillamment ses études : docteur en mathématiques, il
devient ingénieur agronome et exprime souvent un attachement quasi charnel à la
terre :
« je pétris parfois un peu de terre, au creux de ma main, lorsque je suis « sur le
terrain », mon désir d’elle, (…) de l’humain inhérent est plein comme rien d’autre que je
connaisse ; c’est un désir sans désespoir, doublement sexué, vrai.(...) Le viol de la terre
m’écorche » (p44).
C’est un Je à la fois épanoui et révolté qui sublime la terre comme on laisse jaillir
son amour pour une femme. C’est le seul lieu qu’ il évoque avec bonheur mais
seulement à travers des rêves et des souvenirs de couleurs, de parfums et de goûts
et éprouve le bonheur d’être. Il oublie ainsi son déracinement et sa vie dans
cette « ville triste à (son) cœur », régie par « le protocole de ce (…) monde fermé ».
À la différence de Farida, il vit seul, loin de ses parents, « dans (son) appartement de fonction » qu’il n’évoque que le soir de ses noces. Pourtant il porte
en lui les traces du despotisme de son père, « ce vieillard (...) rusé, autoritaire :(...). Je pense à cette aptitude à obéir qu’il a si bien développée en
moi... ».Soulignons dans le propos du jeune homme son indépendance matérielle
et fort confortable, son rêve d’une société moderne "avant-gardiste" et son impossibilité à se soustraire à l’autorité paternelle. Cette situation hybride du jeune ingénieur illustre avec force l’incapacité d’une société à rompre avec un ordre ancien révolu mais toujours aliénant.
Dans son on errance intérieure, IL exprime un discours pris en charge par
un « je » complexe, à la fois ferme et indécis, résigné et enthousiaste, amer et enjoué, railleur jusqu’au cynisme parfois ; il dévoile alors une pensée bouillonnante,
un être qui se laisse aller à se dire et à dire Farida. Enfermé dans cette intériorité,
il « obstrue la parole », selon l’expression de H.Djabali,95 et s’interdit tout
95
-Ch.Achour, « Entretien, avec l’auteur,… » in Diwan d’inquiétude et d’espoir, op, cit, p547.
61
échange avec les autres. C’est son collègue et ami Abdelkader qui lui renvoie le
mieux l’image qu’il a de sa propre personne . Abdelkader est cet homme libre qui,
« sûr de ses convictions, possède ses traditions de douleurs .(…) Il s’est débarrassé de sa grande famille et de son savoir- faire ; (…) pour moi c’est différent. (…) Il y a
peut-être ce mépris que je traîne, ce même mépris que je voyais chez mon père, propriétaire terrien, lorsque à l’époque de la colonisation, il devait faire valoir ses droits…. »
(p25)
Dans son admiration pour son ami, IL met à nu son incapacité à occuper, partout
dans la société, la place qui lui revient : « quelque que soit mon avis, j’ai toujours
une hésitation, une difficulté à aborder, à attaquer de face », avoue-t-il. Son admiration pour son collègue préfigure sa médiation dans la découverte par IL du
monde libre de Aicha la conteuse.
« Je » livre sans complexe son amertume et se complait même dans une situation
de victime et de coupable à la fois. Mais dès qu’il s’agit de prendre une décision
concrète, le « je » fuit et cède une place nette à Il, : « il revient au conflit : pas de
fiançailles ». Seul Il est capable de trancher ainsi, dans le confort de l’anonymat.
La dualité Il/Je illustre la confrontation quasi permanente entres deux personnes
qui peinent à coexister. Plus qu’un ami, Abdelkader est un homme à la vie
stable : ce collègue est son fantasme : « Abdelkader sait où il va, moi je ne le sais
pas » reconnaît-il, et à ce titre, il réapparaît de manière symbolique, lorsque Il est
dans une situation de crise.
IL est un homme hybride qui ne parvient pas à trouver sa place dans la société, ou ne le veut pas parce qu’il s’y sent étranger, mal à l’aise. Il s’en exclut
lui-même en refusant certains privilèges, ceux que tous convoitent, refusant ainsi
tout compromis avec une société régie par le seul souci du confort matériel . Pourtant, il constate, amer qu’il « ne jouit pas du respect de (ses) subordonnés, (…) Ils
(le) tiennent pour un pauvre type qui n’a pas compris la vie. » (p27). En fait, c’est
lui qui ne se respecte pas, ne s’aime pas à cause d’un sentiment de culpabilité bien
enfoui qu’il laisse entendre bien malgré lui, quand certains souvenirs
l’envahissent. Son rêve ? « Devenir conscient et heureux des tensions intérieures
62
qui décident du verbe être » ; en un mot, s’assumer pleinement et accepter enfin
de s’intégrer à sa société.
Cette dualité pourrait illustrer la confrontation de deux mondes, au sein
d’une même société qui a implosé. Le monde citadin s’éloigne de plus en plus du
monde rural que l’on déserte pour s’instruire et aspirer à une vie meilleure. Le
déracinement de Il/Je, s’exprime dans le rejet de la ville, la «ville de la famille de
(sa) mère ». Quand il évoque cette dernière, il laisse transparaître une relation
conflictuelle qui ravive en lui la nostalgie du monde rural de son enfance, un paradis perdu. C’est aussi la rencontre de deux mondes qui peuvent fusionner, tant il
est vrai que le mariage des jeux jeunes gens pourrait être la métaphore d’une nécessaire harmonie entre un monde rural instruit, et le monde citadin débarrassé
des dogmes et acquis aux sources de la vraie Tradition qui favorise
l’épanouissement d’un individu ancré dans ses racines. Cet enfant de la campagne
a grandi entre le monde rural et la ville, dans un univers où les femmes subissent
comme une fatalité, la violence des hommes et leur mépris qu’ils expriment toujours par le défoulement sexuel, érigé comme le signe fort de la virilité. Le souvenir est tenace et résonne comme une révolte longtemps contenue. Voilà pourquoi,
aujourd’hui, il rêve d’une « femme instruite et évoluée », une femme « sécurisante », pensant ainsi que la soumission et la brutalité sont toutes deux inhérentes
à l’ignorance, l’analphabétisme qui caractérisent le milieu rural :
« Je ne collectionne pas d’images qui me prédisposent à la liberté. J’ai grandi
ébranlé par les crises de nerfs des femmes, assommé par les éclairs de fureur des hommes,
éclaboussures masculines dépourvues de virilité »(p14).
Farida l’a rencontré sur le chemin de l’université. Il est reçu dans la famille
de la jeune fille où il est perçu comme un excellent parti.
Quand il va demander la main de Farida, il est « accompagné de deux camarades », ce qui met en évidence sa solitude et une profonde rupture avec ses parents qu’il a exclus de sa vie. On peut penser qu’il a honte de présenter un père
qu’il juge indigne de participer à un événement aussi important. Confronté au clan
familial de Farida, il préfère encore « briller au fond de (son ) silence sur peluche
63
bleue » lors de « pourparlers » au cours desquels se négocie, sans lui, la dot de sa
future femme. « Proposé », évalué, agréé enfin tel un label de prestige, IL sait que
c’est probablement le moment de sa vie où il a été complètement « agi », ce fameux soir des « pré-fiançailles » où il se « sent mal à l’aise. »
Cette soirée est fortement symbolique parce qu’elle révèle à Il sa propre
duplicité dans celle de ce monde hypocrite où l’alcool coule à flots alors que le
pèlerinage à la Mecque est un passage obligé. S’ il est choqué de voir la meilleure
amie de Farida « boire sans mesure », il admet que « ne pas boire est trop risqué(et qu’il faut) boire pour avoir l’air d’être à jeun ».
Cette contradiction dit avec insistance, plus que la passivité, l’impuissance d’une
nouvelle génération à se rebeller contre un ordre régi par le dogme et caractérisé
par l’opacité d’un univers glauque où l’on fuit constamment le vrai dans une
ivresse synonyme de fuite en avant, d’absence totale de la conscience de soi et
des autres. Dans ce monde marqué par la duplicité et le déni de l’autre, il est difficile de délimiter le lieu de vie imparti à chacun, selon que l’on s’impose en délimitant son territoire, ou à l’inverse, qu’on se voie « assigné à résidence ». À sa
façon , IL fustige une société hybride qui a le culte de l’argent et de l’apparence
de respectabilité.
Par ailleurs, on pourrait voir dans la dualité de IL/JE, une impossibilité à se reconnaître, au milieu de tant de fourberie, aussi bien dans la famille de Farida que
dans la sienne. Alors, il revendique son amour de la terre et de la nature :
« Il (a) « envie de souvenirs, bâtisses de pierre et de terre, craquantes et fraîches,
au plus jaune de l’été, lorsque la paille dévore le temps ». Il ne comprend pas que "Farida
déteste la campagne.(...) ( qu’elle) ne goûte les fruits que cuisinés, glacés, morts" ». (p19)
Cette dualité s’exprime constamment dans un rapport d’opposition, entre ses
goûts et ceux de Farida, une opposition qui structure pratiquement toute la première partie du roman, révélant le tumulte qui agite une société hybride qui se
cherche dans l’Algérie indépendante des années soixante-dix, quatre- vingts où le
monde rural se voit de plus en plus éloigné d’un monde citadin surfait.
64
I-2-3 : La maison paternelle de Il/Je : le lieu d’un « trauma ».
IL n’évoque sa campagne natale que par le biais d’images furtives de couleurs « chaudes au cœur de l’été », comme pour se masquer son milieu rural et
retarder indéfiniment le moment inéluctable où il devra affronter cet univers où il
est né et où se bousculent en lui les images d’une mère qu’il n’évoque que rarement pour la condamner avec virulence. Ainsi, acculé à payer une dot élevée, il
commence par exclure l’idée même que l’aide dont il a besoin puisse venir d’elle
qui possède beaucoup d’or :
« Ma mère n’aura pas droit aux you-you (...) ni à l’excitation de la « fête ». Ma
mère sera punie de m’avoir enfanté. Mon père...Je crois que nous nous sommes mutuellement, discrètement, implicitement reniés. Les autres, je les ignore et ils m’ignorent. »
(p35).
Tout l’enfermement de cet homme est dans le rejet inconditionnel des représentants de sa famille qu’il noie dans les collectifs « les autres, ils »
« Son » univers à lui reste la terre. Il exprime sa révolte contre la gestion du
monde agricole en disant « je »
« j’ai dit l’autre jour que le viol de la terre m’écorchait, que la façon de l’habiter
et de la travailler n’était qu’une leçon apprise de la sauvagerie technocrate ».(p44).
Tout au long de la première partie du texte, le jeune ingénieur reste muet
sur la maison familiale. Cette occultation de la demeure paternelle est très significative. Implicitement, il s’en démarque. Par contre, il exalte la terre et dit sa révolte contre ceux qui gèrent le monde agricole, sur « une décision tombée d’en
haut », contre « les types qui ont fait les plans du village », loin les préoccupations et des attentes des populations rurales.(p26) Sa révolte est violente et exprime son profond attachement aux paysans, dans le sens noble du terme - c’est à
dire des personnes qui ont la légitimité et la souveraineté de vivre sur la terre
qu’ils travaillent - les dissociant clairement de son père, propriétaire terrien, qui
« batt(ait) ses ouvriers, du temps où il avait la force physique de le faire. » (p26)
On pourrait dire qu’il a clairement choisi son camp et qu’il revendique son appar-
65
tenance à la campagne de ces ouvriers, se positionnant nettement contre son père
dont la seule évocation provoque en lui la réminiscence de bribes de souvenirs
douloureux : « Et je soupçonne encore autre chose, en pensant à (…) ce vieillard
(…) rusé, sensuel, autoritaire. ».(p26) Un secret le taraude, un traumatisme qu’il
ne veut pas affronter. Il préfère occulter tout ce qui s’y rapporte, la maison paternelle. C’est à peine s’il parle de son appartement de fonction sans jamais le décrire : pour lui c’est un refuge qui lui permet d’affirmer son indépendance, voire
la rupture avec sa famille. On comprend dès lors qu’il « marche » dans la ville et
qu’il se soit enfermé dans un long monologue intérieur. Il n’a pas la sérénité qui
lui permet d’habiter un lieu de vie stable.
I-3 : LE DOMICILE CONJUGAL : LES PRÉMICES DE LA RÉVOLTE.
« Si les hommes voulaient bien nous
reconnaître, nous laisser poser les problèmes
à égalité, les résoudre à égalité, combattre,
vivre ! nous n’aimerions plus souffrir en accouchant et nous appliquerions les solutions
adéquates" »
H.Djabali. 96
De prime abord, Agave s’impose comme le récit d’un mariage voué à
l’échec.
96
-H.Djabali, Agave, op, cit, p59.
66
Après les formalités d’usage, les deux jeunes gens se marient et vivent seuls dans
« leur » appartement. Farida s’installe dans une routine confortable : elle semble
s’épanouir entre son travail à l’hôpital et son rôle de maîtresse de maison qu’elle
remplit avec application, soucieuse de s’acquitter d’un devoir, une nécessité héritée de sa mère. Son mari, lui, la regarde « s’épanouir » et se sent de plus en plus
étranger, dans cette nouvelle demeure, son appartement « de fonction » dont il se
sent exclu.
L’arrivée d’un enfant ne fera qu’accentuer la désunion et nourrir le ressentiment
et la désillusion d’un mari qui ressasse son amertume dans un monologue intérieur
devenu
une sorte de refuge quotidien que l’on pourrait considérer comme une
fuite en avant.
I-3-1: La chambre nuptiale : une « arène »
Le soir des noces est, pour les deux jeunes gens, un moment de vérité : une
nuit interminable les fige, immobilisés, dans une image en noir et blanc où le
pathétique le dispute à la tristesse, dans une atmosphère d’emprisonnement, de
passivité et de solitude :
« Nous voici donc, isolés par de délicates cloisons de briques « trois trous », cernés de toutes parts, murés par des cerveaux avides. Il est trois heures du matin. Elle est
assise en robe blanche, je suis en costume. »(p46)
Le jeu de mots exprime le sarcasme d’un homme acculé dans ses derniers retranchements, il ne crâne plus. L’heure est au vrai défi de soi-même et de la responsabilité. Farida est face au « tabou-clé incongru, loi irréversible » qui hante ses
nuits : sa virginité. Pour affronter cette « loi irréversible », elle doit, une fois de
67
plus, se soumettre aux règles du clan. : cette nuit représente pour elle l’ultime
opportunité de s’acquitter de son « monde d’usages ». Même si elle
«feint de croire à la transformation de la société en adhérant encore aux vieux
privilèges commerçants de sa famille.(…) Farida ne veut ni trier ni trancher parce qu’elle
ne veut ni souffrir ni vivre mieux », pense IL .(p15).
Pourtant c’est elle qui agit véritablement, dans cette chambre où elle se sent chez
elle, sur un « territoire » conquis de lutte acharnée où, pour se libérer de sa famille
et avoir « un appartement bien à elle », elle a accepté de se marier selon les lois de
sa famille qui, une fois de plus, érige son corps comme la marque suprême de sa
respectabilité et de son prestige. Farida vient d’agir contre elle-même comme le
souligne son époux qui « ne comprend plus : se censurer, se mortifier » (p46) ;
puis contre cet époux qui, le soir des fiançailles, n’a pas compris l’enjeu qui se
jouait entre eux deux . Mais à ce prix, Farida est quitte avec sa famille qu’elle va
désormais pouvoir tenir à distance.
En « appelant au viol », Farida semble vouloir exercer un contrôle sur son corps,
mais elle affirme surtout une volonté forcenée de se libérer du clan dont elle ne
veut plus subir les lois exprimées dans les injonctions de sa tante et de toutes ces
femmes qui « attendent ». Tout autour de la chambre nuptiale, le verbe « attendre » les dispose méthodiquement, en se répétant de façon régulière, automatique, pour que les femmes des deux familles des époux forment une sorte
d’enceinte autour de la chambre nuptiale:
« elles cessent de s’ennuyer pour se mettre à attendre ; sa mère attend, sa grandmère attend, ses deux tantes attendent ; ma tante attend, mes sœurs attendent. Elles passeront la nuit partout dans notre appartement » (p46).
Le verbe attendre ainsi répété avec le même sujet, « elles » qui exprime l’absence,
traduit la soumission des femmes aux lois de leur clan respectif.
Un siège que cet encerclement où chacune des femmes prend position à la manière d’une logique militaire, dans une atmosphère qui envahit le lieu des bruits
68
des coups frappés à la porte de façon sporadique d’abord, puis avec une fréquence
et une violence qui tendent à épuiser l’adversaire. Les coups de semonces doivent
créer, par la l’effet de surprise, la frayeur qui viendra à bout des époux retranchés
dans « une arène » où il est impossible de « se désirer. » Cela crée un rythme infernal et une situation tendue à l’extrême qui finit par avoir raison des jeunes mariés.
Une forte violence éclate qui emporte tout sur son passage et précipite les
époux dans un tourbillon où seuls les corps, dans un réflexe de révolte et de défense, se livrent un combat violent contre eux-mêmes et contre tout ce monde
extérieur qui les agresse à travers la porte. « Nous allons nous détester », constate
le jeune homme, envahi par un fort sentiment de culpabilité.
En lui disant qu’il est, lui aussi, soumis à ces lois, Farida rappelle à son époux que
dans leur chambre à coucher, chez eux, ils tombent encore sous le coup d’une
tradition à laquelle ils doivent se soumettre, tant qu’ils n’ont pas satisfait au contrat de « bonne tenue » imposé par la famille comme un passage obligé : la virginité de Farida et la virilité de son époux : la chambre nuptiale devient un espace
confisqué jusqu’à ce que le contrat de « bonne tenue soit rempli ». Après, les deux
époux pourront disposer de leur "bien". Pour avoir subi l’arbitraire et l’excès de
pouvoir de sa famille, Farida a appris la parade : l’isolement et une vigilance sans
faille à tous les bruits de la maison qu’elle s’est appliquée à reconnaître. Farida,
lucide, sait sa soumission à une famille dont elle connaît l’aliénation aux lois de
l’ordre ancien qui régente sa vie.
C’est de la nuit de noce que dépend la réappropriation de l’appartement. Il est
significatif que les coups frappés à la porte cessent aussitôt que la chemise de Farida est « jetée ».
Elle sait que la délivrance ne peut venir que d’elle-même car l’emprise de
sa famille lui a appris la patience, la vertu du silence, le pragmatisme, le tout capitalisé comme une force tranquille qui attend le moment opportun pour agir sans
état d’âme, en gardant à l’esprit l’importance du rapport de force et de l’enjeu
surtout. L’attitude de Farida contraste avec celle de son époux qui s’épuise à réfléchir avec des « gens » qui ont été façonnés pour l’obéissance au clan.
69
Le moment est fort qui voit Farida prendre la parole en disant « je », établissant brièvement un dialogue direct entre Je et Tu, confrontés à eux-mêmes
mais unis contre cette immense masse, ils, dans un moment de grande solitude, à
l’intérieur de cette chambre sans couleurs, sans parfums, où tous les artifices se
diluent comme le « maquillage (qui) commence à faire un fond de tableau, (…) le
maquillage (qui) se brouille, (…) le vernis(qui), à cause de la chaleur, s’écaille
déjà »(p42,43). Malgré tout, c’est un moment d’intimité et de vérité pendant lequel la jeune femme, joignant le geste à la parole, fait fi des ornements du fard
pour ne se soucier que du moment libérateur où elle fait « jeter » sa chemise tâchée de sang comme on jette un symbole désormais sans valeur. Farida, le
triomphe imperturbable et méprisant, a déjà enfilé une autre chemise, bien à elle,
qui n’a plus à porter les traces de la morale bourgeoise dont elle vient de
s’acquitter avec la pugnacité d’un innocent accusé à tort.
Farida veut en finir avec son « clan », ce collectif anonyme qu’elle désigne
par « ça » et « leur » auxquels elle ne se prive pas d’associer son époux : aux impératifs qui supplient se substituent des « impératifs catégoriques » secs, sans appel : « Prends-moi, prends-moi de force et dormons ? », puis, après le viol : « finis ! finis et laisse-moi », enfin, hautaine, le mépris triomphant : « Tiens, vas leur
jeter la chemise »-comme pour lui signifier qu’il s’est fait, d’une certaine manière, le complice de sa famille et que c’est à lui que revient la sale besogne.
On peut noter dans cette séquence que, Farida, « assise en robe blanche »,
face à son mari « debout en costume » est dans une attitude de double révolte.
(p46). Michael Issacharoff souligne l’importance des couleurs dans l’espace romanesque, ainsi que certaines attitudes des personnages, parce qu’elles se chargent de sens dans une étape importante de l’intrigue :
« Les couleurs jouent un rôle spatial très significatif. (...) Le mouvement se manifeste par plusieurs oppositions (...) : horizontal/vertical, (...). Chez Ionesco, on remarque
dans Jacques ou la soumission une opposition assis /debout : le protagoniste montre sa
70
révolte par sa position assise qui l’oppose à celle de tous les personnages qui restent debout.97
La chambre nuptiale, est le « lieu du délit », du « viol légalisé »,
le lieu
de l’enfermement par excellence. Pourtant il porte déjà une première lézarde : la
révolte de Farida a trouvé son foyer qui va irrémédiablement s’embraser, le temps
venu.
Ce soir où elle vient de marquer son « territoire », Farida se comporte en femme
libre, après avoir payé le prix de cette émancipation. En une nuit, elle a « jeté » sa
famille hors de son domicile conjugal resté fermé à toutes ces femmes qu’elle a
tenu à garder à l’écart, derrière une porte, en ne les nommant jamais que par
« ils » ou « leur », les noyant ainsi dans un collectif indéfini, asexué, pour le coup
On remarquera que la chambre n’est pas décrite, et que la narratrice veut en
rendre « sensible la pesée comme une masse cotonneuse, insaisissable et toutepuissante. ».98
Malgré le harcèlement des coups de semonce, la chambre reste une citadelle imprenable parce les époux opposent toute leur résistance à des femmes mues par
des automatismes : ce sont des personnages invisibles, absents, qui ne se manifestent que par le truchement d’un objet, la porte, qui ne remplit pas même son rôle
propre : ouvrir un espace. C’est cette même porte qui les tient à distance des
époux et ne « s’entrouvre » que pour laisser échapper un « chiffon » taché qui ne
leur prouve rien, en l’occurrence. Le mouvement de cette porte qui ne fait que
s’entrouvrir est très important car il libère une pression très puissante : les coups
frappés à la porte cessent immédiatement, subitement, et du coup libèrent les
époux.
Le premier acte de rébellion est celui de Farida qui va se coucher, tournant
le dos à un mari rongé par un sentiment de culpabilité exacerbé par la rancœur
d’une épouse blessée. Le mariage commence dans une atmosphère de silences
97
-M.Issacharoff, « Qu’est-ce que l’espace littéraire ? », in L’information littéraire, Université de
Paris-Sorbonne, mai-juin 1978,pp 119-120.
98
-R.Bourneuf, « L’organisation de l’espace »,in Études littéraires, op, cit, p91.
71
lourds qui vont se charger peu à peu de reproches réciproques, d’animosité jusqu’à frôler la désunion.
« Nous allons commencer à nous détester », dit le mari de Farida
qui se « recouche sans oser l’approcher ». (…) Je suis en dehors de la vraie vie ; (…) je
macère dans un bocal de convention, de morale truquée que je trouve immorale. » (p51,
52).
IL va s’éloigner de la « vraie vie », s’exclure lui-même du domicile conjugal et
ressasser ce qu’il considère comme sa faute Le domicile conjugal devient un espace où la vie s’organise selon une sorte de délimitation des lieux qui donne à
chacun la portion d’espace que l’un des époux va accorder, parce que la demeure
conjugale devient l’espace de la désunion, d’un renversement des valeurs inhérentes au mariage. Mitterand reprend l’explication de Ph.Hamon selon laquelle le
roman (de Zola), est
« par excellence l’espace de la transgression des frontières tacites sur lesquelles
repose l’équilibre d’un monde. (…) Les personnages sont assignés à résidence, et le
drame, collectif ou privé, naît de l’invasion d’un espace interdit (…) ou d’une impossibilité d’insertion dans un espace répulsif, (…) ou d’une dépossession d’espace intime. ».99
Farida, l’épouse « violée », se positionne en marge d’une réelle relation de
couple, ne gardant du mariage que le statut marital qui lui donne la respectabilité
et surtout la liberté de vivre loin de toutes les privations et les frustrations qu’elle
a enfouies depuis sa plus tendre enfance. Libérée de l’emprise familiale mais pas
encore de la convention du monde d’usages, Farida va devenir une femme active, prise entre l’entretien de son domicile et son travail.
Le nouveau chapitre contraste fortement avec le premier qui montre Farida dans une attitude de soumission, de « passivation ».
Après le douloureux épisode de la nuit de noces, Farida commence une nouvelle
vie. À l’hôpital, Farida est debout, dynamique, en train de se laver les mains,
99
-H.Mitterand, L’illusion réaliste,op, cit, ,p64.
72
symboliquement après une nuit de travail : Farida semble être sortie de son cauchemar. À un moment où tout le monde dort, elle a aidé à donner la vie, à lutter
contre la mort, en un mot, à participer à la vie de la Cité. Sa blouse blanche, toute
professionnelle, pourrait symboliser un réel engagement qui lui permet de réaliser
son rêve, loin de ce qui a régenté sa vie de jeune fille, l’hypocrisie et la froideur :
être « médecin pour femmes ».
Très symboliquement encore, c’est sur son lieu de travail qu’elle hurle son premier cri de révolte « merde !!! », un gros mot, selon la formule consacrée, qui fait
exploser, un instant, le vernis de la morale bourgeoise et réveille le personnel de
sa torpeur - dont elle-même vient de se libérer - et emplit le lieu d’un mouvement
de vie intense, l’hôpital, lieu de silence et d’asepsie : en fait, c’est une première
prise de parole en public de la jeune femme, une première affirmation de soi.
En une nuit, Farida a effectué « trois accouchements », lutté contre la mort en
essayant de sauver une « petite fille, un « bébé (...) mort ; en « sanglotant de
rage ».(…). Au jeune homme qui lui avait dit :
« c’est un dur métier pour une femme » , elle répond « Merde !!! Le service entier avait retenti de son rugissement et le garçon, étonné, était parti en haussant les
épaules » (p51)
La jeune femme se montre active, efficace, sans artifice. L’hôpital est le lieu où
elle ne simule pas.
Il convient de souligner, dans ce passage, « le rugissement » qui compare la jeune
femme à une lionne, symbole de combativité et de force animale instinctive, naturelle- ce qui contraste fortement avec les artifices du monde bourgeois- et la multitude des verbes d’action et de commandement dont les sujets représentent tous
Farida.
Le texte se poursuit avec toute une série de verbes qui vont marquer la
nouvelle vie d’une femme active, organisée, ordonnée. Ce chapitre qui s’ouvre sur
une image dynamique est très important pour la suite du roman, pour ce que
H.Mitterand appelle « la carrière » du personnage. C’est en effet à l’hôpital que
toutes les femmes qu’elle soigne renvoient à la jeune femme une image implacable dans laquelle elle se reconnaît, jour après jour, dans leurs angoisses, leurs
73
préoccupations, et surtout dans la violence et la misère d’une vie sexuelle « saccagée »100 par la brutalité de maris qui ne se préoccupent que de leur « soulagement mécanique ». C’est dire que cet espace porte en lui une ouverture qui
s’annonce comme le prélude à la prise de conscience, puis à la révolte qui aboutit
à une libération totale et de Farida et de son époux.
IL s’enfonce dans un sentiment de culpabilité qui le rend irascible, agressif même. Farida se jette à corps perdu dans le travail, entre foyer, hôpital et cabinet médical. La vie de couple se réduit à des attitudes faites de silences interrompus par des réflexions anodines, en apparence, mais si lourdes de reproches de
part et d’autre . On ne peut même pas parler de dialogue de sourds, car les deux
se comprennent si bien dans leurs petites remarques acérées ou leurs silences
chargés de rancœur. Pendant que Farida s’active entre travail et vie mondaine, son
époux se replie et, se sentant privé d’une vie conjugale harmonieuse, il s’exclut de
toute vie privée et sociale et s’installe dans un laisser aller qui tranche avec
l’élégance, le dynamisme et l’épanouissement apparent de son épouse:
« Dans la poitrine, elle porte une petite crispation qui lui est devenue habituelle,
et qu’elle reconnaît chaque fois qu’elle rentre après une nuit de garde ou après une heure
tardive : affronter son regard, bizarre, soupçonneux, retenu, ambigu, il souffre de
s’interdire de la tyranniser ! (…) Comme Farida ne partage pas ses idées et qu’il ne peut
pas, bien sûr, partager les siennes, elle fait tout et il ne s’en aperçoit pas » (p52)
I-3-2 : Le domicile conjugal pour Farida : un « espace pour soi »
Ainsi commence la vie conjugale de Farida, dans une atmosphère de mésentente nourrie par la frustration réciproque. La désunion est telle que Farida n’a
pas annoncé sa grossesse à son époux, comme pour le punir de ce qu’elle considère comme un « viol ».
Le reproche est d’autant plus cinglant que la jeune femme ne l’exprime pas explicitement, parant ainsi à toute velléité de défense qu’elle sait justifiée à son encontre : toute la demeure conjugale gronde silencieusement de la violence ainsi
100
-G de Maupassant, « Une vie », cité et commenté par H.Mitterand in Le regard et le signe, op,
cit, pp 161-166.
74
entretenue à l’intérieur des corps pour se faire le creuset de la révolte qui couve
déjà dans un foyer au calme incendiaire. Farida met à l’écart un mari en qui elle
voyait l’unique personne qui pouvait la sortir de la maison paternelle et la possibilité d’un appartement bien à soi. La veille de son mariage, elle pense à
« en finir avec ces examens, sortir de cette maison ! »(…) . (Lui), elle aime sa
façon de raisonner, de rire de lui-même sans affectation, de dépeindre la vie avec des couleurs vives, comme des dessins animés. Elle pense à lui comme au seul ami qu’elle ait
jamais eu ; elle se demande : « "Apprendre à l’aimer" »(p42) .
Farida est toute à sa nouvelle vie, loin des interdits maternels, dans une maison
bien à elle. Son époux « l’a vue à peine grossir, sans rien pouvoir dire » (p55)
Le discours indirect de IL révèle non seulement l’absence de tout échange verbal
qui ressemble à la fuite de toute responsabilité mais aussi une propension à ignorer l’autre, violemment, dans une logique de vengeance qui va enfler jusqu’à la
déflagration. La simulation de l’indifférence et le refuge dans le silence entretiennent un statu quo qui s’embrase le temps de quelques répliques acerbes après
lesquelles les deux époux se replient dans une routine au calme apparent.
En fait les deux époux sont restés fortement marqués par la violence de la
nuit de noces. Le ton ironique, fréquent, exprime un reproche qu’elle se charge de
lui asséner chaque fois qu’elle le saura dans son bon droit. C’est une guerre
d’usure nourrie par le déni de l’autre, tous deux s’appliquant à garder le silence,
car tous deux sont coupables et victimes à la fois. Ils s’installent dans une solitude qui ne fait qu’aggraver leur désunion :
« je sens que je m’impose à sa solitude. Pourquoi ne pas s’approcher l’un de
l’autre ?(…) Revenir à soi pour s’apercevoir combien manque de gaîté, le soi tout seul,
démobilisé »(p56).
Farida, elle, se construit une vie bien à elle, loin de « sa famille
qu’elle déteste. » Tous deux ignorent la fonction d’habiter un lieu, c’est à
dire d’en disposer selon des règles préétablies, puisqu’ ils n’ont connu que
75
la logique de "l’hébergement" dans leurs maisons familiales respectives.
H.Mitterand relève cette explication de Georges Pérec :
« vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas
se cogner. C’est, poursuit-il, sur la conjonction du corps et de l’espace qu’ a travaillé
l’esthétique dite « réaliste » du roman, à partir de Flaubert..101
En effet, Farida est
« la personne du sujet fictif de l’énoncé romanesque(qui) se trouve désormais
considérée dans sa matérialité autant que dans sa mentalité : siège d’affects et de manifestations toutes physiques, elle devient un espace dont chacun des points peut se trouver le
lieu d’un phénomène à identifier, à raconter, à styliser. De plus elle se situe et se meut au
sein d’un espace ou elle trouve sa place, sa position, (…) ses rencontres, ses obstacles
Elle entre en interaction physique, dynamique avec les constituants de cet espace ».102
Elle y délimite ses repères, ses objets, ses lieux de prédilection qui exclut le compagnon relégué à une fonction de figurant, parce que son corps
libère une
« énergie » dont il a toujours été privé : tout à son corps, elle semble exprimer la
volonté de s’affirmer comme une femme qui peut enfin vivre en maîtresse de maison irréprochable parce que telle était la règle dans la maison paternelle. Elle va
s’appliquer, de façon peut-être inconsciente, à répéter les gestes maternels, tout en
s’inscrivant en rupture avec tout ce que sa mère lui a interdit : manger ce qu’elle
veut, assouvir avec une gourmandise d’enfant, une frénésie de coquetterie dans
laquelle elle réalise ses fantasmes de petite fille, d’adolescence et de jeune fille en
prenant tout l’espace qu’elle considère comme sien : c’est désormais le lieu où
elle agit à sa guise, sans se préoccuper du mari tenu à l’écart parce que la culpabilité lui ôte toute velléité de réprobation. Néanmoins, Farida veut se montrer
bonne épouse :
101
102
- H.Mitterand, Le regard et le signe, op, cit, p 107
- Idem, p112.
76
« j’ai l’impression qu’elle s’efforce d’être adroite et chaude au lit ; comme ça,
une technique de plus à ajouter à sa bonne éducation, mais il n’y a rien d’autre, et de peur
d’être méprisé, il se fait indifférent. » (p62)
IL, de plus en plus isolé dans le domicile conjugal, observe une épouse
prise d’une soudaine boulimie de coquetterie. Sa tristesse tranche avec les couleurs vives et gaies des toilettes nouvelles de son épouse. L’énumération qu’il en
fait est teintée d’ironie et d’une sorte de compassion devant le comportement
d’une femme qui se veut indifférente à son époux.. En fait, l’attitude de Farida
traduit la solitude qu’elle compense par ce que l’on pourrait appeler un jeu de
rôle. Cette image met en scène deux époux plongés dans la solitude et un désarroi
qu’ils feignent d’ignorer. Pour l’instant ils n’ont d’autre choix que la parade ou le
mutisme.
« Elle soupire, je sens que je m’impose à sa solitude Pourquoi ne peut-on pas s’approcher
l’un de l’autre ? » s’interroge IL, désarmé.(p56).
Sur la montagne verte, après avoir écouté Farida « vomir » sa révolte et sa rancœur, Aicha, spontanément, dira, en elle-même : « Farida obsédée de propreté,
d’asepsie, de vêtements neufs, d’intérieur impeccable. »(p120)
Cette profusion de couleurs sur le corps de la jeune femme semble vouloir donner
à son nouveau domicile sa marque, sa vie, à travers ce jeu de couleurs, un style
propre et une forme de communion avec ce qui est devenu sa propriété.
Farida est une parfaite maîtresse de maison, car « elle veut prouver que
l’instruction ne l’a pas "déféminisée" et que tout ce qui était du domaine de sa
mère lui a échu, intégralement » (p62). Paradoxalement, c’est dans la perpétuation
des gestes maternels, que Farida veut peut-être prouver qu’elle peut se passer de
sa famille. Et si la maternité la comble réellement, c’est parce qu’elle lui permet
de « (s) affirmer par l’enfantement. », avoue-t-elle à son mari, le jour de son accouchement.. C’est une manière d’afficher une souveraineté sans partage dans le
domicile conjugal.. Seul son mari souffre d’un sentiment d’exclusion.
Farida est sur un « territoire » conquis, un espace où elle a réglé une fois
pour toute « sa » façon de mener la vie conjugale en reproduisant le modèle hérité
77
des femmes de sa famille- sans en être consciente, peut être - et là réside, sans
doute, l’enfermement de Farida, car elle reste, malgré son instruction et son nouveau statut de femme mariée, une femme soumise à la loi du « clan » : « Elle me
craint pour m’enfermer dans mon monde d’homme. »(p62), pense son mari .
Tout est simulation ou spéculation dans ce domicile où communiquer est
perçu comme une faiblesse, un aveu de défaite, de part et d’autre. Au milieu de
ce champ de bataille, IL est exclu de son « appartement de fonction » Son épouse
renvoie sans cesse à son rôle de « violeur » le mari éconduit, mais de façon insidieuse, sans le dire, ce qui lui permettrait de s’expliquer, de clarifier une situation
par un vrai dialogue. Mais les deux nouveaux mariés ne recherchent pas ce dialogue qu’ils semblent reculer indéfiniment car il les obligerait à se mettre à nu et à
affronter leurs problèmes. C’est une épreuve périlleuse pour deux personnes qui
ont grandi à l’écart de parents auxquels ils devaient obéir systématiquement.
Les dialogues entre les époux sont réduits à des attaques belliqueuses d’une ironie incisive qui les renvoient dos à dos à leur culpabilité et leurs rancœurs mutuelles : c’est une guerre des mots qui les cantonne chacun dans son coin. Farida
recourt à une attitude de repli, « sa prudence, (qui) n’est peut-être qu’un réflexe
héréditaire entretenu par le contexte social". »(p62).
On peut remarquer dans ce chapitre consacré au domicile conjugal que le
dialogue direct donne souvent la parole à Farida qui ne s’adresse à son mari que
pour lui exprimer des reproches ou des réparties brèves et sèches. La jeune
femme semble éviter de cette façon, tout épanchement amoureux, par rancune,
certainement, mais on peut y lire aussi la crainte de se laisser aller, elle qui a appris à rester sur ses gardes. C’est une sorte de parade contre elle-même également
qui a grandi dans un milieu où on ne « se touche pas » , où on « ne s’écoute pas ».
Le domicile conjugal est presque uniquement animé de cet « échange » froid
entre les époux et isole de plus en plus IL, de nouveau acculé au monologue. Selon Maurice Blanchot, « il faut être le dos au mur pour commencer à parler avec
quelqu’un. »103
103
-M.Blanchot, Le livre à venir, Paris, Éditions Gallimard, 1959, collection Idées, nrf, pp230-231.
78
Le dépaysement de IL vient de sa confrontation avec un lieu concret, matérialisé, dans lequel vivent une épouse et un enfant qui le mettent en face de vraies
responsabilités. Son appartement de « fonction » se transforme en foyer qu’il doit
habiter en remplissant son rôle de chef de famille. IL vit dans un espace dont Il
n’avait pas conscience, ou auquel il n’accordait pas grande importance, justement
parce que ce n’était pas encore un foyer. On comprend pourquoi il évoque à peine
son « appartement de fonction ». (…) Vide. Je dois le repeindre et le meubler »,
dit-il, dépité, le soir où il apprend, après de nombreuses « fluctuations » que « Farida est très chère » (pp34, 35). IL n’a pas encore habité un lieu bien à lui, un lieu
où il aurait pris ses marques. D’autre part cette maison est un lieu d’exclusion,
d’abord parce qu’IL n’est pas sorti de sa double errance qui constitue un frein à
toute stabilité. IL semble renier cet appartement de « fonction » qu’il perçoit
comme un privilège octroyé par un pouvoir politique avec lequel il est en total
désaccord, comme il l’a exprimé dans sa critique de la gestion du monde agricole.
Dans ces conditions, l’errance dans la ville et le monologue intérieur persistent :
ils restent pour lui un ultime refuge.
I-1-2 : Le domicile conjugal pour IL : un « espace nul »
À l’hôpital, Farida s’active. Depuis son mariage, elle prend ses marques
dans les différents lieux de sa nouvelle vie. Elle travaille, parle, « rugit ». Le domicile conjugal lui assure la stabilité, un solide point d’appui à partir duquel elle
semble s’épanouir.
Dans ce qui était son appartement de fonction, IL « flane ». Il ne parvient pas à
décrire un seul lieu où il aurait marqué son territoire dans sa propre demeure.
Écoutons Georges Pérec dans cette réflexion pour le moins inattendue dans
l’évidence qu’elle révèle, mais qui s’avère si essentielle une fois formulée :
« J’ai plusieurs fois essayé de penser à un appartement vide dans lequel il y aurait une pièce inutile, absolument et délibérément inutile. (…) Ça aurait été un espace
sans fonction. Ça n’aurait servi à rien. (…) Le langage lui-même s’est avéré inapte à décrire ce rien, ce vide, comme si l’on ne pouvait parler que de ce qui est plein, utile, fonc-
79
tionnel. (…) À travers cet effort (de recherche), il me semble qu’il transparaît quelque
chose qui pourrait être un statut de l’habitable. »104
Le jeune ingénieur se présente comme une personne qui refuse d’habiter un lieu
qu’il rejette parce qu’il est irrémédiablement marqué par un événement qui le
renvoie sans cesse à ce qu’il admet être sa faute. Il se plaint d’ en être exclu mais
s’en démarque, à sa façon, en refusant d’y vivre normalement comme le fait Farida qui a trouvé dans le travail une sorte d’exutoire. Lui, dès la nuit de noces, dit :
« nous allons commencer à nous détester ». Il est resté prisonnier de cette appréhension, et refuse dès lors de se familiariser avec un lieu qu’il se résignerait à
adopter, à travers des habitudes, des marquages de repères, des objets. Ph.Hamon
souligne l’importance de la relation qu’un personnage doit établir avec son lieu
de vie. Il doit l’apprivoiser.
« Tel décor, tel milieu, (tel objet) transmettra un certain nombre de valeurs au
personnage, proposera
un programme
à son action, le conseillera, lui
"parlera à
105
l’oreille", l’influencera, lui rappellera quelque chose, etc.… »
IL vient d’habiter son « appartement de fonction » qui se réduit pour l’instant, à
un espace d’oisiveté, de laisser aller de son corps.
« Je n’arrive pas à me laver chaque jour. J’harmonise ma saleté corporelle avec
ma situation sans issue. (…) Je m’isole : c’est ma façon de punir tout le monde, moi et les
autres. (…) Je réintègre le lit puisque c’est décidé, il faut faire l’amour dedans. » (p57).
Cet homme donne l’impression de vouloir ôter à cet appartement la propreté et l’ordre que Farida s’applique à y faire régner Cela ressemble fort à une
sorte de sabotage, d’autodestruction, d’anéantissement d’un ordre qu’il ne veut
pas voir se perpétuer chez lui. Tout cela se manifeste dans sa saleté corporelle
contre laquelle son épouse ne peut pas agir, malgré ses reproches répétés. En outre
104
-G.Pérec, L’espace critique, Paris, Éditions Virilio, 1974, collection dirigée par Paul Virilio,
p47.
105
P.Hamon, Littérature et réalité, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p165.
80
il se trouve privé de ses « espérances et de ses ambitions »106 parce qu’il a été
piégé en restant emprisonné dans un sentiment de culpabilité qui lui ôte toute velléité de défense et le pousse à se tenir à l’écart, dans son propre logis. On pourrait
même parler de renoncement :
"
« À quoi je sers ? Elle est marié, enceinte, elle gagne beaucoup plus d’argent que
moi, je pourrais partir, aussi indésirable qu’un bouton automnal. Suicide blanc. Suicide
invisible. » (p57).
« Farida est belle comme un « camp fortifié » : elle est inaccessible. Associé à
Farida, le foyer apparaît comme un « camp fortifié » qu’il perçoit comme
inaccessible : l’espace conjugal, fortement lié à Farida, devient un rival :
Farida accorde à l’appartement les soins et les attentions qu’elle lui refuse.
H.Mitterrand insiste sur ce point essentiel de l’évolution du corps dans un espace
donné, surtout quand ce lieu est investi comme une propriété dans laquelle
l’individu libère une énergie dont il a toujours été privé :
« L’espace où se joue le mouvement est constitutif de l’image que le romancier
donne du corps. (…) Toutes sortes de combinaison métonymiques, antynomyques, symboliques unissent le corps - en l’occurrence le corps de la femme - à son espace107
IL ne rêvait pas ainsi de la vie de couple. Il se retrouve dans l’errance,
entre apathie et solitude, Farida étant tout à sa nouvelle vie. « Tout seul, (…) démobilisé », il se sent victime de Farida, qui lui impose l’« interdiction de plaisanter, de rire, de jouir. » (pp56-57). Il trouve là un moyen de sortir de sa culpabilité
et de percevoir Farida comme une personne autoritaire. IL donne l’impression de
se complaire dans « son aptitude à obéir », lui qui a toujours subi le despotisme de
son père. En outre, il se sent dévalorisé par sa belle-famille qui semble vouloir le
façonner à son image. Il s’interdit de se familiariser avec le moindre recoin de
l’appartement:
106
107
-H.Mitterand, Le regard et le signe, op, cit, p117.
H.Miterrand, Le regard et le signe, op, cit, p126.
81
« je ne connais pas encore les objets qui, nous entourent ; je m’arrête parfois au
seuil de l’appartement : ni dans les odeurs, ni dans les couleurs, je ne peux me reconnaître. Et Farida ? Nous avons beaucoup d’objets et maintenant, nous allons avoir un enfant et tous les objets de l’enfant. » (p56).
On pourrait relever ici les nuances que Mitterand souligne entre la notion de lieu
et celle d’espace :
« Le lieu se détermine par une situation topographique. (…) Quant à l’espace, ,
on peut y voir un ensemble d’attributs du lieu, (…) quelles caractéristiques le roman lui
prête en étendue, en lumière, en emploi, (…) et surtout, peut-être, comment il découpe le
territoire assigné aux personnages, ordonne leur place, leurs points de vue, leurs mouvements et leurs actes. »
IL ne fait qu’occuper un lieu, qu’il s’est vu « assigner » sans opposer de résistance. Il se désintéresse de tout ce qui caractérise cet espace, au point que tout lui
apparaît étranger, alors que son épouse donne au lieu toute sa vitalité en
l’investissant selon ses désirs, son bien-être : de cette manière , elle personnalise
un espace qui devient son « territoire ».108
Selon B.Didier, l’espace de la maison est pour IL une «sorte (d’) espace
nul, un espace annulé par l’ordre » que Farida a instauré depuis leur mariage.109.
IL appréhende tout changement, surtout l’arrivée d’un enfant qui vient l’exclure
un peu plus de ce qui est désormais un lieu inhospitalier dont il a été délogé par
le…mariage. IL se sent à l’étroit partout où il va dans son foyer qui lui rend hostile, exigu, tout ce qui l’entoure : « Le monde se rétrécit et s’encombre », pense-til, désabusé. Dans le domicile conjugal cet homme est déstabilisé au point que
l’extérieur même lui devient plus invivable encore, comme s’il s’était déconnecté
de la société. Sous le titre « Malaise d’espace" », Mitterand écrit :
108
-H.Mitterand, « Le roman et ses territoires, l’espace privé dans "Germinal" in Revue de
l’Histoire littéraire de la France, op, cit,p p413,414.
109
-B-Didier, L’écriture-femme, op, cit, p280.
82
« L’essence du narratif tient à la perturbation des équilibres qui se sont constitués dans la mise en place initiale ou progressive, des personnages et de leur lieu
d’exercice. Ce que le lecteur attend, et sans lequel il n’y a pas de plaisir du roman, c’est
(…) le dérèglement du réglage. C’est la mise en question brutale, voire la transgression
ou la destruction des frontières ; c’est éventuellement la subversion de tout le système
établi de position et de parcours. »110
On comprend dès lors que cet ingénieur se tourne vers le seul univers
stable : la terre qu’il peut valoriser, « fertiliser », elle qui est, comme lui, délaissée
parce que dépréciée. Il reporte sur elle tout l’amour que son épouse feint de mépriser et se donne l’illusion d’agir en trouvant dans la reprise hypothétique de sa
« recherche », une façon de se valoriser et de se détourner d’une épouse qui
l’ignore.
« il tient à poursuivre sa recherche : travailler dans l’agriculture n’est pas une
raison suffisante pour se taire en ce qui concerne la vie des campagnes. Comment peut-on
traiter du sol indépendamment des hommes ? Qui la fertilise ? Je travaille ? Je m’octroie
le droit de réfléchir et d’écrire. » (p57).
Ce recours à la terre est aussi une manière de montrer sa capacité à se révolter
contre une autre forme de puissance, le pouvoir politique qu’il critique avec véhémence. Pourtant il se sent incapable de s’insurger contre les dogmes de la convention sociale.
La narration est redynamisée par une déstabilisation inattendue des personnages qui, se ressaisissant après une longue résignation, se voient insuffler une
nouvelle énergie qui les pousse à reconquérir le « territoire » "spolié", seuls ou
aidés par des personnages que la romancière a présentés furtivement et qu’elle va
remettre en scène de manière subtile. :
« Les romans de Zola, explique Mitterand, résultent d’une triple attention de l’écrivain aux structures spatiales : (…) l’être-là, (…) l’habitus du sujet et en particulier
110
aux
situations
de
déracinement,
H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, p210.
83
de dépaysement,
de déstabilisation,
d’inadaptation, bref aux accidents et aux malaise d’espace qui peuvent frapper un sujet et
le rendre étrange, ou étranger à son milieu ou à lui-même. »111
IL et Farida sont enfermés dans deux mondes antagonistes, enserrés dans un espace clos dont ils doivent se libérer, car leur couple est au bord de l’implosion si
une force n’intervient pas pour les aider.
« Est-ce que j’aimerais rester à la maison » ? se demande cet homme que son
épouse ne nomme jamais et qui se sent plus que jamais exclu du domicile conjugal. (…)
De nouveau au lieu de l’aimer, je me soulage »
avoue, résigné, cet homme plus que jamais lucide et conscient de la nécessité de
rompre ce mariage. Pourtant, à l’hôpital, lors de son accouchement, les deux
époux parviennent à se « rejoindre » parce que Farida ne simule plus et se laisse
aller à se confier à son époux, peut-être parce qu’elle se sent valorisée comme
femme par un acte fort, celui de donner la vie. Son émotion est si profonde qu’elle
s’adresse à son époux en établissant un dialogue bref mais intense : «tu, je ». « Tu
sais, dit-elle, on nous a tellement privées de batailles, que je finis par penser qu’il
nous plaît de faire nos preuves. » (p59).
La communion est totale, entre deux jeunes époux seuls, communiquant, sans
orgueil ni mépris, dans la même langue, celle de deux personnes amoureuses,
nourries au même savoir, débarrassées des artifices des usages et surtout de leurs
familles. Ils se comprennent, et cela symbolise fortement la puissance de
l’instruction, de l’amour, et surtout la volonté de communiquer. Ainsi isolés de
tout ce qui les entoure, leur complicité parvient à se révéler jusque dans leurs
pensées :
« Dans la pièce voisine, un cri, long, affreux. (…) Farida a-t-elle suivi ma pensée ? "ne dramatise pas" murmure-t-elle. "Non, je dédramatise" ; (…) Jamais nous
n’avons autant parlé qu’aujourd’hui. » (p59).
111
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit,p211.
84
Mais les usages ont la vie dure. La mère de Farida s’indigne que son gendre lui
ait pris sa place « près de sa fille ». La magie aura été de courte durée. La mère
de Farida vient refermer « le monde, tissé, limité » laissé ouvert, un instant, par
mégarde, et renvoie l’époux intrus à sa solitude : le monologue intérieur.
Dans Agave, l’espace romanesque de l’enfermement est confiné dans le
monologue intérieur de cet homme qui a ordonné les différentes « péripéties spatiales » selon ses humeurs, son « euphorie », ses « malaises d’espaces », ses
« idéologies » : nous avons vu ce qu’il nous a permis de voir, à partir de sa « focalisation » et de ses fantasmes contrastés de couleurs, de lumières et
d’atmosphères qui vont de l’enchantement à l’étouffement.
Son quotidien est devenu invivable pour lui qui erre sans se rendre compte
que son monologue s’entend de l’extérieur sans qu’il puisse se soustraire à celui
qui a bien compris qu’il ne va pas bien depuis qu’il s’est marié : une ouverture
dans ce « film intérieur » que l’autre ingénieur va réussir à arrêter :
« C’est à peine s’il consent à suivre son ami Abd El Kader qui l’invite "Tu
viens chez-moi,". (…)Et chez-lui, je rencontre Aicha." » (p65)
Le texte se caractérise par un ton de plaisanterie légère, amicale au tutoiement chaleureux : concentration de dialogue simple, amorce d’une dédramatisation initiée par cet ami qu’il aurait voulu « fréquenter davantage », « Abdelkader (qui) possède ses traditions de douleurs (et qui ) s’est débarrassé à la fois de sa
grande famille et de son savoir-vivre (p25).
I-4 : L’HÖPITAL : FARIDA FACE À ELLE-MËME
L’hôpital a été présenté comme un lieu ouvert, évoqué à des moments importants du texte. C’est là que Farida est montrée en pleine activité. Auparavant,
elle était décrite associée à son milieu. Dans la maison paternelle, ses paroles sont
rapportées au discours indirect : c’est IL qui dit Farida, selon ses humeurs, ses
railleries.
85
Dans le domicile conjugal, elle agit, accomplit tout ce qu’elle considère comme
un devoir. Elle s’adresse directement à son époux pour le secouer, le critiquer,
comme si elle éprouvait le besoin d’assouvir des velléités de commandement., elle
qui a toujours été soumise. Mais elle se heurte à un homme apathique, ironique,
désemparé ou silencieux. C’est une femme seule. Farida n’est pas encore sortie
du clan qui continue de l’entretenir en lui permettant de mener une vie aisée.
L’hôpital constitue pour elle un lieu où elle s’épanouit en exerçant un métier dont
elle a toujours rêvé. Libérée de l’emprise familiale, elle se sent valorisée de pouvoir soigner des femmes. Mais le quotidien la confronte immanquablement à la
détresse de ces femmes qu’elle voit parées de bijoux, pour certaines, mais si désemparées, « toujours accompagnées de leurs belles-mères ou de leur mari. (…)
des gamines de treize ans (…) pour obtenir des certificats de virginité. » (p107).
Seule dans le domicile conjugal que son époux a quitté, elle s’installe dans
une routine qui lui fait ressentir sa propre solitude et tout ce qui l’a conduite à cet
isolement. Elle se tenait à l’écart de sa famille, la voilà, seule, avec, quotidiennement, des femmes dont chacune d’elles lui renvoie une image d’elle-même et tout
ce qu’elle a eu à affronter depuis son enfance : l’inceste, la hantise de perdre sa
virginité, une sexualité qui lui rappelle qu’elle, « le médecin pour femmes », n’est
pas plus émancipée, ni plus heureuse. Plus qu’un lieu de travail, l’hôpital est pour
Farida un lieu de thérapie, un univers qui lui révèle les mêmes tabous auxquels
elle est toujours confrontée : c’est là, très symboliquement, qu’a lieu le déclic qui
lui fait prendre conscience qu’elle doit sortir de son isolement.
« À quoi sert-elle ? Elle n’en peut plus de réparer les dégâts, les souffrances !
"Semblables", à elles, comme à moi, il manque que le courage puisse devenir colère, colère agissante, colère violente et continue ! À elles, comme à moi, il manque le courage de
dire "je", de pouvoir arracher la parole, un chapitre à l’histoire ! Elles ont la patience
lourde, autour du cou ! Elles se laissent être dites, être racontées, analysées, décrites, et je
souffre de leurs humiliations consenties ou silencieuses parce que je suis née
d’elles !(p108).
86
On remarquera la multitude du pronom "elles". Farida trouve une ressemblance
avec ses patientes , ce qui l’anime d’une volonté d’agir afin de sortir d’ellemême et de s’affronter : « rompre avec le clan ». C’est la première difficulté à
laquelle elle se heurte pour trouver la racine même du problème, se libérer en
renonçant à tous les privilèges avec lesquels ce clan tient les siens en otage : les
privilèges matériels qui vous habituent à une vie plus facile : chauffeur, aide ménagère, nourriture, vêtements de luxe ramenés de l’étranger, la mettent, d’une certaine façon, en marge de la société à laquelle elle appartient. Pour Farida
« c’est soudain se trouver devant des montagnes de problèmes ! Seulement, aujourd’hui, elle est seule, "elle ne plus éviter le constat. Depuis qu’il est parti, elle lit
chaque jour, dans son lit. Ce que son mépris l’empêchait de voir, maintenant qu’elle est
seule, elle regarde !" » (p109).
Face à elle-même, la jeune femme se découvre encore enchaînée à une famille
qu’elle n’aime pas mais dont elle accepte l’assistance. Son amour-propre blessé
lui révèle son amour pour cet homme qui l’a quittée, pour une autre, pense-t-elle.
Sa confortable routine s’en trouve ébranlée. À son tour, dans une mise en abyme,
Farida
« voudrait comprendre pourquoi elle ne s’est pas sortie de tous ses mauvais
rêves ? Prendre un chapitre à son insu, à lui ! (…) Dire des mots qui seraient Elle, Farida, à peine esquissée, comme elle est dans la vie. » (p108).
Dès qu’un personnage quitte l’espace initial, celui où a démarré la trame
romanesque, et qu’il se déplace, il provoque un déséquilibre, le « dérèglement du
réglage », selon la formule de Mitterand, qui mène vers un rééquilibrage des péripéties spatiales, vers une amorce du dénouement de la crise. On comprend
mieux l’insistance de Butor sur la nécessité pour les personnages « de voyager. »
« Et Farida partit… ».
87
CHAPITRE II : « LA MONTAGNE VERTE » : LE MONDE MERVEILLEUX DE AICHA LA CONTEUSE.
Le conteur
« Les dires, ô toi qui m’écoutes, sont de différentes
sortes.
Il en est, doux comme l’eau, qui étanchent la soif, enthousiasment comme des camarades, remplis de confiance et de pondération et sauvent de la suffocation.
Il en est, telle une loupe, qui dévoilent au grand jour
les pièges sournois. »
Abdelkader Alloula.112
112
-Ch.Achour et Denis Martinez, « Le conteur » in Anthologie illustrée, op, cit, p12.
88
I-1- :RENCONTRE AVEC AICHA LA CONTEUSE
Aicha la conteuse intervient dans la deuxième partie du roman, à un stade
où l’action dramatique s’intensifie. IL se sent étranger dans ce qu’il appelle
« notre appartement » le soir de ses noces et où, désormais, il se sent prisonnier,
étranger.
II-1-1: Le conte.
« Le conte, écrit André Jolles, est une forme d’art où s’unissent et peuvent être
satisfaits ensemble et en tant que tels ces deux penchants contraires de la nature humaine
que sont le penchant au merveilleux et l’amour du vrai et du naturel. Ces penchants sont
innés dans l’humanité. (…) Le conte reste (…) une forme d’art et "le conteur authentique
est un visionnaire du futur. »113
Le conte fait partie de l’espace romanesque. Il permet, grâce à Aicha la conteuse,
de créer un espace nouveau grâce au « Verbe » qu’elle forge. Chacun des visiteurs, sur la « montagne verte » choisit sa place pour écouter la conteuse et se
construit lui-même un espace imaginaire selon sa situation, ses attentes et sa
113
-André Jolles, Formes simples, Paris, Éditions du Seuil, 1972 ( 1ère édition 1930), collection
Poétique dirigée par Hélène Cixous, Gérard Genette et Tzvetan Todorov, p182.
89
propre vision du monde. On peut en déduire, peut-être, que le conte est dans une
mise en abyme, l’immense espace qui englobe tout le roman.
« La parole du conte est insérée pour faire éclater ce que le langage ne peut dire,
souligne H.Djabali. Ces contes, précise-t-elle, ne sont pas des textes recueillis mais des
textes créés. (…) On sait que la société n’accepte pas la vérité profonde de l’être, que
cette vérité est impossible à dire. (…) Aussi le conte représente-t-il un détour
d’expression (pour) (…) se dire sans se dévoiler, pour dire le concret de tous les
jours. »114
L’auteure, tout comme B.Didier, souligne l’oralité comme inhérente au conte. Elle
évoque le monde paysan du roman de George Sand, « François le champi » :
« cette écriture orale(…) populaire a longtemps été le fait des femmes. (…) Là
encore le roman paysan a permis la libre expression d’un langage oral qui aurait difficilement trouvé sa place dans les romans plus codifiés. (…) Le texte n’est que la transcription d’une parole encore vivante et chaude. (…) Le conte oral, conserve, comme rarement
le fait à ce point l’écrit, la parole immémoriale des femmes. »115
L’entrée dans le texte de l’ami de IL est doublement symbolique : D’une
part, elle marque une étape déterminante caractérisée par le passage du récit réaliste qui raconte l’enfermement, au monde merveilleux de Aicha, sur la « montagne verte ». D’autre part, l’apparition brève de ce personnage se présente
comme une première ouverture du « monde tissé » où vit le jeune couple.
« L’introduction des personnages inconnus dans un espace clos peut iavoir pour
effet de l’ouvrir, ou du moins d’en laisser entrevoir d’autres. (…)Le personnage étranger
apporte avec lui un parfum d’aventure, un insolite qui ouvre la porte à la rêverie des personnages " enfermés" et du lecteur.116
souligne R.Bourneuf.
114
-H.Djabali, citée par Ch.Achour in Diwan d’inquiétude et d’espoir, op, cit, p54.0
115
B.Didier, L’écriture-femme, op, cit, p152.
-R.Bourneuf, « L’organisation de l’espace dans le roman », Études littéraires, op, cit, p87.
116
90
Chez Abdelkader, IL entre dans un monde nouveau caractérisé par le
joyeux tohu-bohu d’ enfants qui s’expriment librement, sans artifices. Le nouveau venu ne les intimide pas et leur chahut le contamine puisqu’il (se) retient
mal de rire" en les voyant complètement débridés, naturels. « À plat ventre sur le
tapis et le museau dans la paume, appuyés sur le coude, (…) les yeux brillants,
(les enfants) écoutent »(p66)
IL est d’abord subjugué par des enfants qui écoutent religieusement Aicha :
comme eux, il est sous le charme, associé ainsi à un moment d’enfance heureuse.
La fin de l’histoire d’Ahmed, le « poète, peintre et sculpteur » devenu « prince »
de «la petite montagne verte » crée un instant d’enchantement et de communion
entre les enfants, Aicha, Abdelkader et IL qui se sont trouvés dans un autre espace, le temps d’une histoire. C’est sans doute là que la définition de l’espace romanesque de M.Butor trouve tout son sens :
« Toute organisation des durées à l’intérieur d’un récit (…) ne peut exister que
grâce à la suspension du temps habituel dans la lecture ou dans l’écoute, de même toutes
les relations spatiales qu’entretiennent les personnages où les aventures qu’on me raconte
ne peuvent m’atteindre que par l’intermédiaire d’une distance que je prends par rapport au
lieu qui m’entoure. » 117
Avec Ahmed, on entre dans le monde merveilleux de contes « forgés » sur
mesure par la conteuse Aicha. C’est dire l’importance des métaphores et des symboles qu’il faudra déchiffrer pour comprendre les « allusions » de Aicha. D’autre
part il convient de préciser qu’elle fait entrer ses « patients » dans le monde du
« Verbe » qu’elle « sculpte, forge », façonne à l’intention des personnes ou de la
personne présentes, installées dans une posture d’écoute et une situation
d’échange avec la conteuse : « S’asseoir près d’elle.(…) Se taire, la laisser finir.(…) L’entendre et la voir ! La regarder et l’écouter ! Poser des questions : pour
savoir, pour devenir l’autre avec confiance de celui qui connaît la barque et la
mer »(p136).
R.Bourneuf et R.Ouellet expliquent, sous le titre « Au commencement était le
conte », que l’oralité, inhérente au conte, est fortement marquée par l’évocation de
117
-M.Butor, Essais sur le roman, op,cit, p49.
91
mythes qui véhiculent l’héroïsme et le fantasque ; ils relèvent cette analyse de
Mircéa Eliade :
« Cette littérature orale, (…) se confond avec la religion. Elle véhicule les
mythes qui, dans les sociétés archaïques, sont des " histoires vraies" racontant des évènements réels, des aventures héroïques, la création du monde. La notion de mythe a évolué,
est devenue synonyme de fiction, de création fabulatrice qui conserve cependant comme
point de départ une réalité vécue »118.
Aicha raconte en tenant « un paquet de feuilles griffonnées à la main »
(…) cette fois en langue française »(p80). C’est dire l’exclusivité des récits de la
conteuse et leur fraîcheur, des récits qui naissent aux oreilles d’un "auditoire"
attentif, complètement immergé dans le monde verbal de Aicha qui propose une
évasion totale, un oubli momentané du monde extérieur :
Nous quittons donc un espace doublement cloisonné par les mentalités et les lieux
qu’elles compartimentent, pour aller chez Aicha qui se présente ainsi : « "Je suis
d’une montagne pleine de grenadiers en fleurs ! une montagne verte !!". »
Commençons par comprendre ce que symbolisent un arbre, d’une manière
générale, puis le figuier et le grenadier souvent évoqués dans ce conte et déjà
dans l’histoire de Farida et de IL.
Parler de l’arbre, c’est entrer dans un univers vivant qui se caractérise par la perpétuation de la vie, le respect de l’équilibre entre toutes ses composantes qui sont
variées : c’est le monde des échanges qui assurent la vie et dont la richesse est
dans sa diversité. L’arbre, vertical, est un être vivant.
L’arbre
« Mircéa Eliade distingue sept interprétations principales (…) qui s’articulent
toutes autour de l’idées du Cosmos vivant en perpétuelle régénérescence.(…) Symbole de
vie en perpétuelle évolution, en ascension vers le ciel, il évoque tout le symbolisme de la
verticalité.(…)
118
-R.Bourneuf et R.Ouellet, L’univers du roman, op, cit, p16.
92
L’arbre met en évidence les trois niveaux du cosmos : le souterrain, par ses racines, (…)la
surface de la terre, par son tronc et ses premières branches.(…)
Il réunit tous les éléments : l’eau circule avec sa sève, (…) la terre s’intègre à son corps
par ses racines, l’air nourrit ses feuilles, le feu jaillit de son frottement. »119.
La montagne
Quant à la montagne, M.Chebel l’évoque ainsi :
« Le symbolisme le plus fort est celui de le la montagne QâF, qui - telle une
coupole de mosquée - ceinture le monde. "La montagne cosmique, Qâf, écrit Laleh Bakhtiar, dans Le Soufisme, correspond au renouveau du monde, à la réjuvénescence du cosmos. La montagne symbolise l’expansion infinie du ciel, elle est le point unique et le plus
élevé dans l’espace. Origine de tout le cosmos, elle ne constitue pourtant qu’un point dans
l’infini divin." Et l’auteur d’ajouter : l’ascension de la montagne symbolise les aspects
profonds de la vie." » 120
II-1-2 : Aicha et « la montagne verte »
Le monde du « Verbe » de Aicha est un espace situé sur une colline, loin
de la ville et de ses artifices. Son « ascension » exige la volonté de se surpasser,
dans l’effort. Surélevée, elle dépayse par son dénuement, le calme qui y règne et
provoque ainsi une remise en question de ce que le visiteur a pu connaître dans
le tumulte de la ville, entre autre.
La narratrice l’a choisie verte, à l’image du renouveau printanier, et en fleurs, ce
qui en fait un espace hospitalier, vivant, qui incite le visiteur à y revenir. De cette
façon, elle se présente comme la médiation possible entre le quotidien et la spiritualité qui donne à ce dernier une dimension digne de l’être humain.
Aicha raconte la première histoire chez Abdelkader, entourée des enfants
de celui-ci. Ces détails sont importants car ils confèrent à la « montagne » de Ai119
-Jean Chevalier, Alain Cheerbrant, Dictionnaire des symboles, Mythes, rêves, coutumes, …,
Grande Bretagne, Éditions R.Laffont/Jupiter, 1995.
120
-M.Chebel, in Dictionnaire des symboles musulmans, Rites, mystiques et civilisation, Ed Albin
Michel, Paris, 1995, collection dirigée par Jean Mouttapa et Marc de Smet., p277.
93
cha une matérialité qui rend possibles toutes les utopies que disent ses contes et
donnent par là même la preuve qu’un monde nouveau est possible, les enfants de
Abdelkader, disciples de Aicha, étant les représentants d’une nouvelle génération
qui peut évoluer dans une logique de rupture avec un système social révolu, tourné vers la modernité dont la liberté de parole et l’écoute de l’autre sont les principaux piliers.
Le premier conte est celui que Aicha choisit pour construire un espace
absolument différent de celui auquel est habitué « ce citadin » dont elle connaît
quelques éléments de l’histoire. Il s’agit donc pour la conteuse d’ouvrir l’espace
de la « montagne verte » de façon progressive pour créer une transition qui permette à son nouveau "disciple" de s’adapter d’abord à ce nouvel environnement.
On comprend dès lors que le premier conte ait été raconté chez Abdelkader. Le
premier résultat escompté par Aicha est concluant : juste après l’histoire, IL constate : «" c’est tellement étrange cette atmosphère de paix. Entre Aicha et Abdelkader une amitié consistante, sûrement pas d’hier, circule et vous frôle au passage". »(p72) Aicha a eu le souci de créer d’abord une atmosphère hospitalière
qui invite à la visite de « la montagne verte ». On notera aussi que le conte est
fortement inscrit dans un espace socio-culturel algérien et musulman. Par bien
des points, d’ailleurs, l’histoire de Ahmed ressemble à celle du prophète Mohammed dont nous avons relevé quelques traits dans un ouvrage intitulé Le Monde
Arabe, Tradition et Renouveau
121
.
II-1-3: IL à la montagne verte : découverte d’un monde insolite.
Il est serait plus pratique de présenter les contes que nous allons « entendre » afin de mieux suivre la progression de leur effet et sur les personnages et
sur la trame romanesque, mais aussi de préserver leur unité esthétique, car tout
leur sens se trouve dans la façon subtile que Aicha les a agencés pour leur conférer une efficacité optimale.
121
- RJ Austin, Vincent Monteil, Roger du Pasquier in Le Monde Arabe, Tradition et Renouveau,
Lausanne, Éditions des Trois Continents, Vilo, , 1977, pp12-14.
94
Ainsi le conte d’ouverture présente Ahmed, un « prince qui , en se sacrifiant, a donné naissance à « un grenadier », à la « montagne des grenadiers. ».
Le deuxième est un conte asiatique qui souligne l’exigence de l’harmonie absolue
du corps et de l’âme : il condamne la rigidité des lois qui obligent des parents à
sacrifier leur enfant pour préserver leur peuple :
« mais, commentait le vieux roi, était-il juste, par respect à l’ancêtre, de consacrer un enfant, pas plus réfléchi que les autres, au pouvoir ? Cet enfant en révolte n’est-il
pas le signe qui montre l’erreur d’une loi ? » (p90)
:
Le troisième conte raconte l’histoire incestueuse de Gamra, une jeune fille révoltée qui tue son frère « le bien-aimé » qu’elle partage à sa façon, avec sa jeune
belle-sœur, dans ce monde où l’on vit en vase clos.
« le plus jeune de ses frères (…) était taquin, un peu méchant, mais Gamra
l’avait toujours senti proche d’elle. Leurs yeux étaient semblables et leurs lèvres aussi,
elle avait quelquefois désiré que se joignent ces quatre lèvres jumelles et que s’étreignent
en cercle de lumière, en spirale, en tendresse, ce seul et même regard tenu par quatre pupilles. Le bien-aimé. (…) Lorsque le jeune frère ne rentrait pas, elle allait prendre sa
place, dans ce grand lit, là où il dormait d’habitude, blottie contre cette femme douce à caresser ; elles parlaient de lui, de ses défauts, de sa beauté et Gamra s’endormait en tenant
à pleine main la chevelure soyeuse et blonde de la femme du frère aimé. » (pp126 et 127)
L’inceste conduira Gamra à tuer son frère « bien-aimé », puis à errer jusqu’au
désert pour enfin y rencontrer l’amour avec M’barek, loin de toute la société.(pp123-132).
Le quatrième conte pourrait être la synthèse de tous les autres : il raconte Aicha
et tout son parcours fait de douleurs, de bonheurs et de rencontres, insolites parfois. Aicha est, à elle seule, le merveilleux de ses contes :
« Aicha l’africaine blanche avait épousé le Poète, l’africain noir. (…) " Le
rythme et la brisure de mes interdits moraux m’avaient soudain découvert la substance
d’une harmonie concrète, à la portée de l’homme. (…) Je devais travailler à ordonner ce
"vécu" dans un devenir pensé. » (p145).
95
Les contes de Aicha sont élaborés selon cette idée principale de H.Djabali
qui évoque un projet d’écriture basé sur la « légende de Hammam Meskhoutine »
qui met en évidence la quête d’absolu qui mène fatalement à l’ostracisme, au refus
de la différence, à l’exclusion, au « racisme » :
« C’était poser un des problèmes majeurs de notre société : d’une part cette pureté, ce refus de l’autre, de l’inconnu, du présent, illusoire certes mais convaincue, qui
mène au racisme pur, à l’homosexualité, à l’inceste, au dogme, au passé absolu, au suicide, cette mortelle "rassurance" ; d’autre part l’ouverture, la rencontre, l’impur qui te salit, te trouble constamment.122
Les contes de Aicha se présentent comme un immense espace où viennent
se créer d’autres espaces imaginés par ceux qui écoutent Aicha : à chacun sa place
autour de la conteuse, et chacun vit le conte dans son propre imaginaire, c’est à
dire dans un univers façonné par sa vision des choses et du monde. Selon
J.Weisgerber,
« l’espace n’est jamais que le reflet d’une expérience individuelle, une tentative
d’agir sur le monde : toute notion de cette espèce recèle, au fond, la volonté de s’adapter
au milieu physique et, au-delà, de se l’assouvir. »123.
Ahmed est un jeune prince artiste aimé de ses sujets pour sa sagesse et son
humilité :
« on lui aménagea la grotte qui surplombait le village : Ahmed y installa son
école et son atelier .(…) Entre sa maison en bas et sa grotte en haut, il équilibrait harmonieusement ses heures de repos et de travail. (…) Ahmed le poète, Ahmed le mendiant,
Ahmed le prince, Ahmed était-il heureux ? » .
122
- C.Achour, « Entretien avec l’auteure… » in Algérie Littérature/Action n°3 , op, cit, p129.
123
Jean Weisgerber, « Notes sur la représentation de l’espace dans un roman contemporain » in
Revue de L’Université de Bruxelles, 1971, n°2-3, p151.
96
On retiendra les mots « grotte en haut » et « maison en bas » dont les symboles
sont les supports de l’histoire. La dernière phrase de cette citation montre
l’impossibilité pour un homme, de quelque condition qu’il soit, d’accéder à
l’absolu, et l’invite à l’humilité et au respect de l’autre : le message est clair qui
s’adresse à IL. Aicha connaît au moins quelques éléments de son problème et y
fait légèrement allusion. Dans une « grotte » située en haut de la montagne , Ahmed est présenté dans une posture mystique : c’est un homme qui aura un destin
hors du commun. Sa vie de spartiate, sa sagesse, sa simplicité et ses talents
d’artiste le présentent comme un homme d’exception, respecté de tous et qui
pourrait tout obtenir de la vie.
Il se trouve en présence d’un figuier qui lui donne, par trois fois, selon ses souhaits, trois femmes différentes, l’une fort belle, l’autre savante et la dernière, une
fée du logis. Aucune d’elle ne plait à Ahmed qui « abattit l’arbre d’un formidable
coup de hache. »(p71) Alors apparut une femme qui avoue à Ahmed qu’elle était
prisonnière des racines du figuier et qu’à présent elle était prête à être sienne.
Ahmed, se sentant « impur » d’avoir déjà épousé trois femmes,
résiste et
« s’ouvr(e) la tête d’un coup de hache. »(p71).
« Des quantités de gouttelettes de sang en jaillirent, la princesse les recueillit
dans un cercle de lumière, mais le cercle lui échappa, roula au bas de la colline et éclata.
Il est aujourd’hui, près du ruisseau, un grenadier vénéré comme un arbre marabout. Celui
qui est assez éclairé pour demander une femme à la mesure de son amour plutôt que
d’acheter une fille à ses parents, vient consulter cet arbre à l’époque des grenades. »( p7172).
Avant d’entamer le déchiffrement des symboles, soulignons que le conte
de Ahmed, le premier, se présente comme un récit générique qui donne le ton des
récits à venir et ouvre progressivement un univers où la parole revêt une dimension nouvelle qu’ illustrent des métaphores et autant d’allusions qui construisent ce monde ouvert, « sur cette montagne des grenadiers où ( vit Aicha) et où
97
toutes les valeurs"habituelles", normales, tout le conformisme du monde d’usages
sont remis en cause. »124
L’idée essentielle de ce conte, réfute la notion d’absolu et condamne le
sacrifice, auquel se contraint parfois l’être humain pour « survivre ». C’est une
forme de soumission à la fatalité qui exclut toute combativité, toute révolte, celleci étant l’affirmation d’un désir de liberté.
Deux arbres se font face dans ce récit : un figuier durant la courte vie du
prince Ahmed et un grenadier qui naît de la mort de Ahmed, le faisant entrer dans
la postérité pour qu’il soit « vénéré » et serve d’exemple .
Pour tenter d’expliquer les différents symboles présents dans ce récit, nous
nous aiderons d’abord du dictionnaire de M.Chebel. Le conte, en effet, évoque
Ahmed faisant des « ablutions bruyantes, ne s’inquiét(ant) pas d’avoir négligé la
première prière et (n’ayant ) pas eu envie de faire les autres. »(p67).
M.Chebel explique le symbole de la grotte :
« Rite primitif, (…), la grotte l’est à la fois par sa fonction et par le symbolisme
spatial dont elle est affectée : retour aux origines, (…) repli initiatique dans le monde souterrain. (…) Séjourner dans telle ou telle grotte sanctifiée par le passage d’un Saint Patron
est un acte doué d’une certaine bénédiction (baraka). »125
Quant au figuier, de nombreux analystes sont d’accord pour dire qu’il est avant
tout symbole de fécondité. La plupart insistent sur la connotation d’ordre sexuel
du nom même de figue, notamment en Afrique du Nord où
« la figue est le symbole de la fécondité venue des morts. (…) Jean Sévrier atteint l’interprétation symbolique, en ajoutant : pleines de graines innombrables, elles sont
un symbole de fécondité et sont, à ce titre, l’offrande déposée sur les rochers, les thermes
et les sanctuaires des génies gardiens et des invisibles : offrande que peut partager le
voyageur dans le besoin, parce qu’elle est le don de l’Invisible126
124
-A.Kassoul, « Agave : le couple en question » in Diwan d’inquiétude et d’espoir, op, cit,p163.
125
-M.Chebel, idem , pp187-188.
126
-Dictionnaire des symboles, J.Chevalier. A.Cheerbrant,(serp 38-143), op cité, p124.
98
M.Chebel donne une explication quasi similaire dont on retiendra cette
précision :
« Dans d’autres régions, on appelle "bakoûr, "vierge", les figues cueillies en
primeur. Bertomon et Chantre estiment que les figues, comme les noix, symbolisent à la
fois la douceur et le bonheur tranquille qui attend les époux. ».127
Le message pourrait être que Ahmed s’est vu céder à la tentation et que son renoncement à « une jeune fille pure et sereine » fait de lui un martyre et un saint
qui donnera naissance à la « montagne des grenadiers ». Ce qu’il convient surtout
de souligner, c’est le sacrifice du jeune homme pour un idéal d’absolu qui est la
négation même de la vie.
Le symbole du grenadier permet
d’entrer complètement dans le monde du
« Verbe » de Aicha, sur la « montagne des grenadiers. »
Toujours selon M.Chebel,
« Tradition islamique (…) mais cette fois-ci du point de vue soufi où la grenade
symbolise le "Jardin de l’Essence", en réalité la multiplicité de la Création, en tant
qu’elle est l’œuvre divine. La grenade est une métaphore de cette "intégration de la multiplicité dans l’unité", ou encore, comme le dit Bakhtiar, "la station de l’union et de
l’Essence"( Le Soufisme, p7). » 128
Le détour est long mais il nous a semblé que le monde des symboles, d’une certaine façon, relevait du monde merveilleux des contes.
Quant à IL, il a compris le message et demande à revoir cette femme qu’il ne
connaît pas et qui le fascine :
127
-M.Chebel, op, cit,
128
-M.Chebel, op cité.
.
99
« je ramasse mon courage à deux mains pour demander à Aicha : "-Sauriez-vous
une histoire pour une vie à décider, une histoire qui serve de porte ? Pourriez-vous me
promettre une histoire à moi aussi ?". » (p72)
Ébranlé par le sacrifice d’Ahmed, IL se demande déjà :
« Séparation. Pourquoi pas ? Deux phrases nominales, l’une affirmative, l’autre
déjà court-circuitée par l’incertitude. Quoiqu’il en soit, le doute enclenche en lui
une série de questionnements qui marquent un avant Aicha et un après Aicha.
Pour cet homme, plus rien ne sera jamais comme avant : « à partir de maintenant,
je décide de divorcer », dit-il. Veut-il se séparer de Farida, pour se rapprocher de
Aicha en qui il voit la femme "idéale" ? Car IL est bien séduit par Aicha et ses
contes : Aicha l’écoute et lui parle avec toute l’adresse d’une conteuse qui sait
susciter l’intérêt de ses visiteurs et les initier à l’écoute de l’autre, ce qui manque
cruellement à ce nouveau marié, dans son foyer.
On peut noter que s’il persiste, le monologue intérieur de IL n’est plus
cette machine qui tourne à vide mais qu’une première prise de conscience commence à s’y exprimer pour l’amener à
remettre en question certains aspects de
sa vie d’homme marié installé dans une routine monotone. Cela implique que
l’errance, inscrite dans une dimension de circularité, va se fissurer et laisser progressivement la voie à une prise de parole amorcée par l’écoute qui constitue déjà
une première échappée. Et le fait même que IL impute, pour l’instant, tous les
torts à Farida, est un premier signe de « sortie de Soi »:
« Nous n’avons d’affinités ni dans nos angoisses, ni dans notre nationalisme, ni
dans nos goûts pour les objets, la nourriture ou les arts. Dans sa peur de ressembler à une
prostituée, elle s’efforce de déraciner toute trace d ‘érotisme, tout en cherchant à faire
bien l’amour parce que c’est dans ses attributions .L’amour sans contexte. Nous nous accouplons. J’ai envie de fuir. » (74).
Le sacrifice d’Ahmed le fait réfléchir. IL trouve un début de réponse dans le
sacrifice d’Ahmed après avoir visité une bergerie industrielle où il se trouve con-
100
fronté avec la force de vie et le martyre du sacrifié, fût-il un mouton : toutes les
bêtes résistent vainement à leur mise à mort :
« la mort. Là, au centre du hangar, n’a pas le même aspect : certaines bêtes luttent tant qu’elles peuvent, ne se laissent pas attacher ; et puis, serrées les unes contre les
autres, lorsque leur museau flairent le sol, une partie d’elles semblent s’endormir tandis
que les autres remuent furieusement et inutilement leurs compagnons de corde livrés à la
torpeur. (p76).
Il veut sortir de sa torpeur et très vite, pour ne pas ressembler un jour à sa mère
qui, pour ne pas avoir eu la volonté de se révolter contre la tyrannie de son époux
qui la « frappait, la frappe toujours jusqu’à la « défigur(er), s’est fait la complice
d’un homme qui, en échange, accepte de la laisser tout diriger :
« clés de coffres et clés de portes, intendante et productrice, maître boucher, accoucheuse, maître de cérémonies, investie du choix d’accouplement des enfants, (…) elle
était responsable de tout, elle est responsable de tout ! (…) Cette villa que je dois acheter
est un lieu idéal pour me récupérer en pièces détachées, extraire de moi tout ce qui est
comestible, après que, comme la vie par la gorge, ma conscience m’ait échappé, en glougloutant. (…) Je décide de divorcer ».(p77 et 78).
Sans que IL et Farida s’en rendent compte encore, Ies images des différents
« traumas » qui les ont affectés au cours de leur enfance, affleurent peu à peu pour
rassembler les parties du puzzle du passé de chacun d’eux. Les contes de Aicha
constituent une sorte de thérapie de groupe qui commence par une initiation à
l’écoute qui permet le recul nécessaire pour appréhender les problèmes. Le conte
permet ainsi une sorte de reconstitution qui s’opère d’abord dans le « dedans » :
c’est l’introspection qui évolue graduellement vers le surgissement des différentes
blessures intérieures
Alors commence, de façon spontanée, l’évacuation des
traumatismes enfouis.
La première prise de conscience de IL est immédiate parce qu’elle lui révèle sa passivité, aussi bien dans la famille de Farida que dans la sienne propre : il
se voit désormais comme un sacrifié. C’est une séquence
101
importante dans
l’évolution du roman car elle marque une première prise de conscience, celle de
IL qui se voit comme un sacrifié et décide d’agir afin de se frayer une place dans
la société, selon l’explication que H.Djabali donne de son premier roman construit
selon la logique des « trois guerres »129. À travers ses personnages, elle présente
son utopie de voir s’édifier une Algérie résolument moderne, en nette rupture avec
un certain passé archaïque où l’on sacrifiait l’individu pour préserver le clan, la
tribu.
« C’est parti d’une proposition philosophique développée par une application :
l’idée des trois guerres, la guerre sacrifice ( mentalité archaïque qui veut que l’homme
donne de lui-même, de sa chair pour acquérir le droit à la survie) ; la guerre-crime( notre
époque actuelle : tout doit être pris à l’autre pour survivre) ; la guerre-combat ( qui sousentendait égalité et respect de l’adversaire et écarte la notion de violence).Tout le roman
est construit sur cette réflexion. »130
Le premier conte de Aicha a un effet immédiat sur IL qui sort de son apathie et
prend conscience de la médiocrité de sa vie conjugale : « nous nous accouplons,
dit-il. J’ai envie de fuir. »(p74) IL rêve d’un ailleurs, cet ailleurs, c’est Aicha.
Alors IL vient voir la conteuse, fasciné. Il s’intéresse au lieu qu’elle habite. IL le
décrit, dans un premier élan d’enthousiasme, avec application, mettant l’accent
sur la simplicité du lieu qui se caractérise par son aspect naturel, authentique, dénué d’artifices, « sur cette montagne où Aicha ne se distingue pas de ses voisines. »(p79)
« Le lieu va se donner à voir par « le truchement d’un sujet d’énonciation qui
n’est autre que le personnage. L’espace à identifier s’inscrit d’abord dans le regard attentif, immobilisé du personnage( par focalisation interne (…) car le regard d’un observateur
extérieur à la situation de fiction-l’auteur ? le lecteur ? Alors l’espace est dit autant que
narré. » 131
129
130
131
-H.Djabali citée par Ch.Achour in Diwan d’iquiétude et d’espoir, op, cit, p545.
-C.Achour, Noûn, Algériennes dans l’écriture, op, cit, p149.
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, p82.
102
La montagne de Aicha s’impose au regard de par sa hauteur, toute symbolique, et met en valeur le mouvement du corps de Aicha qui s’active, sans affectation :
« Aicha « jardine, habite une maison de terre recouverte de tuiles roses (toutes
féminines), récolte elle-même ses olives, s’habille de solides et vives gandourahs, roule
son couscous pour ses invités, soulève elle-même des sacs de cinquante kilos, possède
une langue aiguisée que personne n’a l’air d’aimer provoquer et jouit d’un respect n inconditionnel ! Je ne m’y attendais pas, mon désarroi la fait rire ! » (p79)
Cette description est faite par une personne qui regarde, de l’extérieur,
un paysage qui s’offre à la vue : on quitte peu à peu la « focalisation interne »
parce que l’espace est ouvert.
Le personnage narrateur met en évidence l’harmonie entre Aicha et son lieu de
vie : l’un reçoit l’aura de l’autre dans un mélange de modernité et de rusticité.
Description et narration s’entremêlent pour dire comment sont et ce que font Aicha et « sa montagne verte dont les caractéristiques s’harmonisent avec Aicha.
qui, « enterrée vivante » au sommet d’une montagne « fait fièrement remarquer
sa voiture au bas du sentier. ».
Désormais, l’espace romanesque va se déployer sur la montagne des grenadiers,
dans un univers où chaque mot « offert » vaut
par l’instant présent et
l’immédiateté de son effet, chacun des personnages venant, à un moment crucial
de son existence, affronter un moment de vérité, à défaut d’une quête de vérité.
Ainsi, on comprend pourquoi H.Djabali, à l’instar de Aicha la conteuse, insiste
sur l’importance de l’oralité, se réclamant ainsi d’un monde où « on dit » une réalité par le truchement de l’allusion comme nous avons eu à le souligner au début
de ce travail. L’oralité est le matériau avec lequel Aicha « forge le Verbe » pour
construire un monde pour chacun de ses auditeurs, un monde qui se charge de
sens à mesure que la conteuse l’édifie, dans une sorte de confidentialité propice à
l’écoute de soi et de l’autre.
103
Ainsi, au fil des visites, le monde régi par la convention sociale va venir se défaire, sur« la montagne des grenadiers », à la manière d’un filet qui se serait vu
« ronger » une maille.
Ayant bien compris la leçon du sacrifice du prince Ahmed, et sensiblement
libéré de son errance - il a une destination précise pour un voyage qu’il est de plus
en plus impatient d’effectuer - IL est submergé par l’enthousiasme lorsqu’il voit
apparaître Aicha sur « sa montagne. » Son œil découvre la demeure de la conteuse et s’attarde sur cette maison rustique qui n’a rien à voir avec ce qu’il sait
d’une maison de campagne, lui, un enfant du monde rural. C’est une description
subjective qui se noie dans une narration où les objets entrent dans une sorte
d’interaction avec le lieu, la maîtresse de ce lieu et un personnage qui se trouve
aux prises avec le tumulte de ses premières impressions : IL est désarçonné devant ce qui s’offre à sa vue. Chaque objet "exposé" suscite en lui la fascination et
l’interrogation : le dépaysement, total, le libère :
« Comme je lui dis qu’elle s’est enterrée vivante, elle proteste : me fait fièrement remarquer sa voiture, au bas du sentier, me montre son transistor, pour les nouvelles et me propose de visiter son atelier. » (p79).
Cette citation illustre tout ce qui caractérise Aicha : son amour de la liberté, son
attachement à un milieu naturel, sa modernité étroitement liée à son indépendance : sa voiture. Aicha n’est pas une femme recluse, repliée sur elle-même
comme le laisse croire la réflexion de IL. Aicha symbolise la possible harmonie
entre la modernité et le retour aux sources.
Le visiteur voit tout, du haut de la montagne, depuis « une maison de terre
cuite recouverte de tuiles roses » jusqu’à l’atelier : l’univers de Aicha s’offre, au
visiteur, même « la cour où se déploie une vigne »132 (p79) qui fait de Aicha la
propriétaire de cet espace ouvert, aérien.
132
-Symbole de la vigne que H.Djabali évoqué dans Glaise rouge, juste devant la maison de
Grand-Mère Nedjma : « La vigne, c’est d’abord la propriété et donc l’assurance de la vie et de ce
qui en fait le prix : un des biens les plus précieux de l’hpmme (...). La vigne était l’expression
végétale de l’immortalité (...) identifiée à l’arbre de vie, in Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Alain Cheerbrant,op, cit.
104
Tout y est naturel, l’hôtesse, les matériaux de sa maison, de son atelier surtout,
les objets qu’elle façonne elle-même. Ses créations sont exposées dans l’entrée de
sa demeure et constituent une véritable « enseigne ». Le nouveau venu va nous
conduire dans un espace dans lequel il reçoit « un choc ». Ainsi, abasourdi, IL
conduit pas à pas le lecteur dans cette demeure insolite dans laquelle la narratrice
veut faire entrer le lecteur pour lui faire découvrir un univers nouveau, l’invitant
ainsi à croire en l’utopie d’un monde à construire. Jean Weisgerber note :
« L’artiste moderne pénètre résolument dans sa création et, nous tenant par la
main, nous fait (…) jouer avec ses acteurs et quasiment entrer dans la peau de ses héros.
(…)L’espace romanesque du récit englobera donc des représentations mentales, le milieu
psychique (…) des songes, du désir (…) Pleinement vécue, une sorte d’espace traduit
une manière d’être, une expérience existentielle, plongeant dans le corps humain , aussi
est-elle la fonction de la situation de celui qui la vit. ». 133
L’œil de IL s’attarde sur la maison de Aicha et donne à voir tout ce qui lui paraît
nouveau, distinct de ce que ce citadin a l’habitude de voir. Le lieu est en harmonie
avec celle qui l’a aménagé selon ses goûts, ses habitudes, son travail. « L’espace
est (…) est beau parce qu’ il a une cohérence de l’esprit »134
C’est la première fois, depuis qu’il a rencontré Aicha chez son ami, que IL voit un
lieu qui soit en totale harmonie avec la personne qui l’habite et dans lequel luimême se sent à l’aise, même si le lieu l’a quelque peu désarçonné. Le détail est
d’autant plus important que cet homme, souffrant d’ un mal existentiel, se sent à
l’aise dans un espace nouveau. Et ce lieu naturel est concret : il y sent des parfums qui lui sont familiers, rattachés à des souvenirs d’enfance. D’une certaine
manière, Aicha et sa « montagne » le replongent dans ses propres racines. Aussi
son regard s’attardera-t-il sur la demeure et les objets, agencés selon les habitudes
de vie de la maîtresse des lieux.
Dans la propriété de Aicha, IL évolue dans un espace méthodiquement organisé par la conteuse, avec une distribution fonctionnelle des lieux disposés de
133
-Jean Weisgerber, « Notes sur la représentation de l’espace dans le roman contemporain », in
Revue de l’Université de Bruxelles n° 2-3, op, cit, pp 149-163.
134
-Christiane Stoll, « Cités d’exil » in Autrement n° 38/82, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p72
105
façon pratique sans exclure l’esthétique. Le non- conformisme est à l’image de
Aicha qui prépare ainsi le visiteur à entrer dans un monde totalement différent de
ce que la convention sociale l’a habitué à voir. L’univers de Aicha est empreint
d’un certain ascétisme qu’elle harmonise avec son accueil hospitalier : on remarquera les noms composés qui désignent le souci d’une femme d’ordonner, de façon pratique et avec un souci de l’économie, sa maison en lieux de vie et de travail, le tout combiné de manière à exclure le superflu, loin de tout artifice, comme
le signalent les termes précis de localisation, ce que Mitterand appelle « des signes
locatifs »135 et les noms composés tels que «la pièce réserves-cuisine, en face (…)
à droite, la chambre à coucher-bureau et à gauche, l’atelier. » où Aicha « travaille
l’argile. »
Ce lieu de travail d’une artiste se trouve dans l’entrée de la maison : il se
présente comme une « enseigne » et déplie une fresque composée de plusieurs
tableaux placés de façon à former une immense toile qui raconte les péripéties
d’une vie et toutes les leçons que la protagoniste, puisqu’il s’agit de Aicha, a retenues de son parcours personnel et dont elle a "élaboré sa philosophie de vie : toute
la vie et l’utopie de Aicha sont là, se présentant au centre de son habitation,
comme l’expression d’une transgression, l’affirmation d’une liberté acquise tout
au long d’une une vie qu’elle racontera à IL, puis à Farida, leur montrant ainsi que
le chemin qui mène vers la liberté est semé d’embûches.
La description elle-même suit le long mouvement d’un regard qui s’immobilise
parfois devant des images insolites qui rebutent ou fascinent le visiteur : son œil
s’attarde, dans une phrase exclamative très longue, à peine ponctuée de virgules et
de démonstratifs, qui l’ obligent à reprendre son souffle.
Le discours finit par clore la description dans une phrase au rythme balancé rendu
surtout par l’énumération de participes présents et de démonstratifs juxtaposés qui
traduisent un étonnement qui cache mal une certaine admiration :
135
-H.Mitterand, Le regard et le signe, op, cit, p121.
106
« une telle ardeur à rouler pêle-mêle la morale, les tabous, les valeurs habituelles, que je ne peux plus supporter de regarder plus longtemps : Lorsque je sors de
cette pièce rectangulaire en terre battue, je suis assommé. » (p80).
On pourrait souligner ici la volonté de Aicha d’exposer ses sculptures au premier
regard de n’importe quel visiteur pour l’avertir que « la montagne des grenadiers », est un monde construit très au-dessus de l’ordre établi et que toute personne désireuse d’y venir a le droit de savoir d’abord ce bouleversement des « valeurs normales ».
« Tu es venu pour l’histoire ? Je fais oui de la tête ». Aicha, perspicace, compétente à la manière d’une thérapeute, questionne : « Alors, tu as choisi ta
porte ? Peut-être », répond IL, désarçonné mais rassuré. Et
« la nuit, dans la cour, sur des nattes, Nous nous installons .(…)La lampe à gaz
fait concurrence à la lune ; une odeur de fumier frais vient nous balayer doucement , se
dissolvant, en mélange familier, avec les dernières roses qui s’accrochent au mur près de
la porte d’entrée. Je m’efforce de me faire la tête libre , de me livrer tout entier à la
voix » .(p80)
Pour la première fois, IL dit « nous » et affirme ainsi la volonté de s’intégrer au
groupe, dans cet espace naturel qui réveille tous ses sens.
Il se "jette" dans l’inconnu, tout en appréciant pour la première fois l’endroit
où il se trouve et dont il observe les objets, les couleurs, sent les odeurs qui lui
rendent ce lieu familier, rassurant. La montagne verte le ramène vers ce qu’il aime
de ses origines rurales , tout ce qui évoque la terre. Les protagonistes s’installent
tout autour de Aicha, chacun choisissant la posture qui lui paraît la plus confortable. Délivré de son monologue intérieur, IL est tout à l’écoute de Aicha et se
montre sensible à toutes les sensations du monde rural qu’il évoquait par la nostalgie. Le premier choc passé, il s’aperçoit qu’il appartient lui aussi à ce monde
qu’il raille, qu’il est tout aussi prisonnier que Farida d’un monde où règnent la
puissance de « l’or » et le souci des « lignées ».
Il est possible de se rapprocher de l’analyse que fait H.Mitterand de
l’espace romanesque et « des valeurs sensorielles, affectives et symboliques que
107
recèle les (divers) lieux »136 constitutifs de ce même espace. Chez Aicha, IL ne
cherche pas à s’approprier un lieu, mais à trouver des repères dans un espace
étranger où il a été admis comme invité.
Et là justement se trouve la force attractive de cet espace ouvert : Aicha
symbolise une terre accueillante où l’on peut se dire, se révéler à soi à travers
le monde du merveilleux : le conte permet de contourner la convention sociale,
ses tabous, ses interdits, ses artifices.
Chaque échappée vers la montagne de Aicha rapproche cet être hybride de sa
quête de vérité. Le voyage à la montagne verte permet d’expliquer le « surgissement » d’un espace nouveau qui vient bouleverser le récit et la « carrière »
des personnages. R.Bourneuf, reprenant l’idée de Butor sur l’importance du
voyage, explique :
« L’agitation intérieure, (…), l’exubérance, toutes les formes de trouble suivant leur
degré
conduisent le personnage à (…)s’éloigner de son milieu familier par besoin
d’évasion. (…) Combien est important " l’ailleurs" dans le roman en général »137.
Le roman s’est "déplacé" sur la montagne de Aicha, c’est à dire qu’à partir
de la première visite de IL chez Aicha, rien ne sera plus comme avant : le récit
réaliste fera de rares incursions dans le monde de la conteuse pour disparaître
jusqu’à éloigner le couple de la convention sociale contre laquelle il se trouvera
mieux armé pour échapper à son emprise. En effet, après chaque voyage à la
montagne verte, IL veut se « livrer tout entier à la voix. » D’autre part, quand IL
entame un nouveau chapitre, il se trouve confronté à sa dualité qui le fait « voyager » dans son enfance, son adolescence : si l’on est toujours dans la
logique du monologue intérieur, on n’y entend plus le ressassement d’un être qui
souffre de mal-vie, replié sur lui-même.
L’expression de cette intériorité se transforme peu à peu pour devenir
l’affirmation d’une prise de conscience qui chemine vers une quête de vérité. IL
veut sortir de sa situation de victime pour aller au tréfonds de ce mal ; d’où vient136
-H.Mitterand, Le roman et ses "territoires" : l’espace privé dans "Germinal", in Revue de
l’Hitoire littéraire de la France, op, cit, p412.
108
il ? C’est là qu’intervient l’efficacité des contes de Aicha qui, ayant bien cerné son
"patient", « griffonne », habilement, devant lui, des récits à sa mesure dont
l’effet est concluant, même si la transformation se fait en douceur. Le premier
conte lui fait prendre conscience de « son sacrifice ». IL veut s’échapper au
plus vite de la société d’apparat où il s’est laissé « piéger », sans toute fois se
remettre en question. Certaines images de son enfance, de sa prime enfance, se
font nettes et lui font comprendre les raisons de son mal-être. Les contes de Aicha
l’obligent à une introspection qui le contraint à affronter des « séquences »
enfouies de son passé, à les accepter.
Ainsi, le conte asiatique qui se termine sur le cri de révolte du « vieux roi »
contre la rigidité des lois de « l’ancêtre », réveille en lui des souvenirs d’enfance
douloureux :
« des foules (qui) s’assemblent pour moduler comme un chant appris depuis très
longtemps, la litanie du IL. IL est né d’une humiliation : un ogre (…), (son père), et qui
fait taire toute contradiction pour le rester, retourne le dos d’une femme qui n’était pas si
ménopausée que ça ( sa mère) qui ne veut plus l’approcher. » (p94)
Les contes de Aicha créent un espace ouvert d’où s’échappent les secrets, libérant ainsi ses visiteurs de leurs « traumas » qu’ils évacuent comme les
« vomissements » de Farida.
IL voit clairement que son père est « l’ogre » qui dévore ses enfants, avec la
complicité de sa mère que tout le monde considère comme une « sainte ». Il comprend clairement la logique de la préservation du clan, de sa renommée qu’il préserve en sacrifiant l’individu. Lui est le fruit d’un « viol légal », tout comme il le
pense de son propre fils.
Comme un enfant qu’on cache, IL naît dehors, « derrière la maison, dans la bergerie, sous les fagots », dans la neige et dépos(é) au creux des entrailles palpitantes
du bélier, (…) tou(t) colorié de sang.(p95)»
L’un des traumatismes les plus douloureux est le souvenir de cette sœur toujours
cloîtrée, qui n’allait pas au-delà « de la cour du jardin » et meurt d’un « avortement spontané » provoqué par « la raclée paternelle ». Le souvenir est d’autant
plus douloureux que lui, son frère, aurait pu la sauver si sa mère et ses frères ne
109
l’avaient pas « enfermé » pour l’empêcher d’appeler un médecin. Sa haine se fait
plus violente contre sa mère parce qu’elle s’est fait la complice de son propre
bourreau, son mari, « l’ogre » en échange de « l’or » qu’il continue à lui acheter,
des pouvoirs qu’il lui concède en lui confiant « clés de coffre et clés de porte, en
la
faisant
« intendante
et
productrice,
maître-boucher,
accou-
cheuse.(…).Soupesant, réfléchissant, elle était, elle est, responsable de tout. »
(p76). On appréciera l’ironie amère qui donne à chaque « responsabilité » une
ambivalence de sens qui illustre la cupidité et la force de domination de cette
femme devenue despote parce qu’elle n’a pas eu « de révolte »
IL parle pour la première fois de son milieu rural de ses origines. On
comprend mieux à présent qu’ il évoque la campagne, à travers des rêves de couleurs, de parfums et de « fruits frais mangés avec la peau ». IL idéalisait la campagne en l’opposant toujours à la « ville de la famille de (sa) mère. Chaque visite
chez Aicha lui révèle les causes de son mal-être et le rapproche de la vérité qu’il
recherche depuis si longtemps. Ainsi, IL revoit avec précision l’extérieur de la
maison paternelle. Il se refuse d’évoquer l’intérieur de la demeure familiale où il
a vu mourir sa sœur ; pour lui c’est le lieu d’un infanticide. On pourrait y voir la
sensation d’avoir été banni de la demeure familiale où régnait une espèce d’union
sacrée contre lui. Son amertume se lit dans sa façon de préciser les endroits qu’il
se rappelle, ceux où l’on gardait sa sœur cloîtrée : « la cour intérieure de la
ferme », lieu d’enfermement interdit à sa jeune sœur qui n’avait droit qu’à « la
cour » et au « jardin de la cuisine », une sœur qui « n’avait jamais été au village. » (p98). Sa volonté d’anéantir tous les lieux de leur claustration est telle
que quand il pense au divorce, il exclut l’idée même que Farida retourne vivre
dans la maison paternelle. Il préfère encore lui laisser son appartement « de fonction ».
« Je ne peux pas demander à Farida de me laisser l’appartement et d’aller habiter chez ses parents, une partie de notre échec se cache là, dans cette maison si bien tenue,
où les gens prient et jeûnent deux mois par an, où l’on trouve des bananes et des ananas
au dessert… » (p97)
110
IL associe Farida à ses problèmes et ne lui impute plus la seule responsabilité de
leur échec. D’une certaine manière, il se sent solidaire avec elle en ayant le souci
de la garder à distance de sa famille, reconnaissant du coup qu’elle est aussi victime que lui, que tous deux sont les sacrifiés d’une même société « logique et conséquente vis-à-vis d’elle-même. » (p96). Désormais, « la tête claire,, il se met à
siffler, il s’arrête : coupable, comme s’il ne savait pas que (…) la lassitude pouvait
apporter le détachement, (…) bon débarras de soi-même, (…) en crise de déresponsabilité. » (p103). Il se trouve dans une situation de transgression qui le libère
« du monde fermé », d’une responsabilité, celle de divorcer de Farida qu’il ne
veut pas affronter. Ainsi, il se donne le droit d’aller chez Aicha, parce qu’il voit en
elle une femme indépendante vis-à-vis de la convention sociale. Plus qu’une amie,
c’est un refuge où il s’octroie une sorte de sursis en attendant d’assumer sa décision d’annuler son mariage.
« il se retrouve, roulant en sens inverse, un après-midi, face au soleil couchant (…). IL le savait :comme des dunes de sable après les dunes, les horizons se chevauchaient, se dédoublaient et se décolorait sans laisser soupçonner un rivage, parfois se
dessinaient les contours d’une île : Aicha. » (p103).
Quand il va chez Aicha, il tourne le dos à toute cette ville qu’il déteste. Il « roule
en sens inverse » comme pour être désormais à contre-courant de la société conventionnelle. IL aime la relation qu’il établit avec Aicha parce qu’elle le fait entrer
dans un monde où « tout est hospitalité : conversation, hospitalité des pensées (…)
amour, hospitalité des sens… Aicha ou le pouvoir d’aimer !» (p140). Chez Aicha,
IL apprend l’importance d’une forme d’échange essentiel : « communiquer pour
devenir plus fort » (p140).C’est une notion nouvelle et exaltante pour un homme
qui s’est trouvé forcé de choisir entre la solitude et la vie avec deux familles soucieuses de la richesse matérielle et de la préservation de la respectabilité du clan.
D’autre part, il apprend cette idée nouvelle pour lui qui a grandi dans un univers
de suspicion et de duplicité, que l’amitié entre un homme et une femme est possible. Mais Aicha, prudente et subtile, lui fait comprendre, à travers l’histoire de la
Forme,
ce corps représenté par une idole, symbole d’insoumission, que les
111
femmes se sont mises à adorer pour ne plus être convoitées comme des corps à
prendre : l ‘ « Idole » s’est rebellée contre le diable et Dieu, pour imposer sa liberté de disposer de son corps.(p105)
II-1-4 : Farida sur la montagne des grenadiers : les vertus de
l’écoute.
La jeune femme vit désormais seule, dans le domicile conjugal que son
époux a déserté. À l’hôpital « son rythme de travail est affolant, elle n’imaginait
pas cela. À quoi est-ce qu’elle sert en fait ? » se demande-t-elle, en s’apercevant
qu’elle s’est installée dans la routine. Cette seule prise de conscience la sort
d’elle-même qui « n’accepte pas que " cet homme là" soit parti ».(p108) C’est à
l’hôpital où l’on vient dans l’espoir de guérir, que la jeune femme fait un premier
diagnostic : sa solitude. Elle décide d’aller voir où se trouve son mari,
« com-
prendre pourquoi elle ne s’est pas sortie de tous ses mauvais rêves ?»(p108) Tout
s’enchaîne très vite : « rompre avec le clan, renvoyer tous ces privilèges » qui les
lient à eux, entravent sa vie. « Ne pas pleurer, (…) Je sais férocement que nous
sommes "faits ensemble", d’une même nourriture, d’un même défaut d’histoire.
(…) Je vais te chercher pour (…) pouvoir prendre pied » (p111).
En précisant que Farida « partit à l’aube », la narratrice insiste sur
l’éloignement de la montagne verte, soulignant ainsi que le monde de Farida est
loin de celui de Aicha et que Farida est animée d’une volonté puissante de se
délivrer de son clan.
« j’ai décidé d’aller voir cette femme chez qui IL se précipite chaque week-end,
une émigrée, pour comprendre à quoi ça ressemble de dialoguer avec lui ! Moi, Farida,
j’ai décidé de gâcher son histoire, de cracher sur ses mots ! »(p110).
Farida prend la parole en s’affirmant dans un « je » qui se révolte contre tout ce
qui l’a toujours emprisonnée. Quand elle arrive devant la maison de « l’émigrée »,
une étrangère au monde de la jeune citadine, Farida se trouve devant « une porte
112
ouverte » : l’espace s’offre à elle et l’incite ainsi à ne pas se rétracter : c’est à elle
de saisir cette liberté à portée de mains, ou de retourner vers son « monde tissé ».
Car cette porte ouverte est pour la jeune femme un vrai défi, un moment de vérité
où elle peut évaluer sa capacité à affronter l’inconnu.
Le « point de vue » est celui d’une femme qui pose son regard sur une femme qui
s’active, dans des gestes féminins, routiniers, avec lesquels Farida est familiarisée.
La rencontre entre les deux femmes se fait sur le même terrain des tâches ménagères et donne à cette première rencontre une résonance de similitude, de ressemblance, d’encouragement, de solidarité. C’est dans les gestes inattendus de Aicha
qui s’affaire devant « un tadjin » « pas aussi grand » que celui de sa grand-mère,
que Farida se sent presque rassurée. À même le sol en « terre »,- il est significatif
que Farida la citadine ait un premier contact charnel avec le sol de la « montagne
verte » qui la rapproche déjà de son époux - les deux femmes font connaissance.
La Terre, autant que Aicha, offre l’hospitalité à la jeune citadine qui regarde Aicha
« qui cuisait son pain dans l’angle gauche en entrant. Les braises, un support
triangulaire, un tadjin assez grand (…). Une maison en terre : répulsion, attirance ; demeure occultée. Aicha ne faisait pas attention, ou se laissait regarder… Farida savait que
c’était bien là Aicha ». (p115).
La magie du lieu opère immédiatement : les deux femmes sont prises d’un
fou rire qui, les déridant toutes les deux, se fait le prélude à un lien fort qui permet toutes les effusions.
Farida est à l’aise dans cet espace naturel, au confort
rustique dont les
« parfums » lui font prendre « conscience de l’heure : ça sent l’herbe jaune, les
feuilles du figuier, ça sent le chaud du jour et le mouillé du soir","la sueur, la poussière et
le jasmin, le feu, le blé, l’huile que j’ai encore un peu aux mains, les résineux, en bas sur
la route, et ton parfum pulvérisé (au creux des bras ?), et les gouttelettes de la fontaine qui
rebondissent sur la menthe bleue, ça sent le vivant-connu-que-j’aime", poursuit Aicha.
elle pose une main sur l’épaule de Farida : "tu manges avec moi ?". (p116 et 117).
113
Pour la première fois, Farida est sensible aux parfums de la vie rurale. La voilà
encouragée par Aicha qui l’invite à sentir toutes ces effluves de la vie rustique
auxquelles elle associe le parfum « pulvérisé » de la jeune citadine, l’intégrant
ainsi à son espace de vie et à son monde rural.
Le premier changement pour Farida est de « se décontraindre » : elle accepte sans
façon l’invitation de Aicha, loin de tout protocole et de toute contrainte, non plus
par bravade, mais avec le plaisir évident de rester avec une femme qu’elle vient à
peine de connaître. L’hospitalité du lieu a opéré, non sans le charisme et toujours,
la subtilité de la « Conteuse ».
À son tour, Farida décide de prendre sa place
« dans un chapitre entré par effraction dans l’histoire, entre la terre qui sert à
cuire et la terre qui sert à penser, un espace où le passé n’alourdit pas le futur, où le futur
ne renie pas le passé. »(p117).
Dans un mouvement de repli instinctif, Farida « se blottit dans un coin, sur une
natte », avec un souci de se faire « discrète » : Farida est presque dans une posture
défensive, ainsi « blottie », donnant à Aicha l’image d’une femme en quête de
protection. Les « jarres ventrues », symboles de « la nature passive de l’individu
(et) de sa capacité réceptive »,138 donnent une note de communion toute féminine
à cet espace où Aicha ne veut pas laisser à Farida le temps de se recroqueviller
sur elle-même. Le langage coloré de Aicha ajoute à la chaleur du lieu et enclenche
la réflexion de Farida.
Chez Aicha, sur la montagne verte, c’est Farida qui fait entrer la conteuse
dans son monde. Aicha voit et entend tout un monde féminin réel, brimé depuis
l’enfance, jusqu’au mariage, en passant par le lycée, l’université. Aicha ne peut
pas interrompre Farida.
138
-M.Chebel, Dictionnaire des symboles musulmans,op, cit.
« La jarre (…), symbolise la nature positive de l’individu. La double pique(tabar) symbolise sa
nature active (Bakhtiar, Le Soufisme, p38.) Sa forme ventrue et le matériau dans le quel elle est
souvent façonnée( la terre) en font un symbole fort de la féminité par association entre cavité et
matrice utérine. »
114
La conteuse écoute en aidant la jeune citadine du mieux qu’elle peut pour
la laisser « vomir » tout ce qui a empoisonné sa vie depuis l’enfance : pour lui
venir en aide, « elle lui tient le front à sa manière, en se contentant de l’écouter.
Farida se laisse défaire de tous les artifices et n’hésite pas à se montrer telle qu’en
elle-même : elle ne triche pas : « les cheveux décoiffés, les yeux brillants, une ride
incongrue, pli méchant à l’angle du sourcil près de la racine du nez, Farida
parle. ».
Le texte est long car il est tissé d’explications claires, ordonnées, avec une rare
précision pour marquer les périodes, les jours, les circonstances, le tout méthodiquement amassé pour être déversé en l’état, froidement, sans une exclamation,
sans oublier les autocritiques, assumées, revendiquées. « Aicha pleure », interpellée par la sincérité de Farida, par la puissance de ses mots. Aicha n’a pas affaire à
n’importe qu’elle femme; celle qu’elle vient d’écouter la sort de son assurance
habituelle et l’oblige à s’adresser à cette femme blessée avec des mots qui viennent tout seuls.
« Aicha se calme , écrase les dernières larmes ; (…) les mots sans nuances du
dialecte se plient et s’ordonnent pour ne pas trahir sa pensée, des mots qui ne sont pas de
conversation, des mots qui ont une importance parce que prononcés, on ne saurait les retirer. Il y a dans l’intention orale réalisée, une grandeur qui échappe à l’écrit ; une générosité et une gravité inégalable, un engagement et une gratuité délibérée, quelque chose
comme : " sans aucun témoin , maintenant et plus jamais ; le temps, l’intonation, les conditions et nos visages changeront, le mot donné, sans présent réitérable, sans poids et sans
forme, sans preuve et sans symboles, sur mon honneur…" »(p122)
En formulant le serment de « son honneur », Aicha exprime la volonté d’assurer
Farida de son soutien de femme. La communion est telle que Farida ressent enfin
ce que l’on pourrait appeler ici la sérénité, un sentiment nouveau pour elle :
« Personne n’avait dit à Farida que la guérison venait des autres. (…) Derrière
l’exclamation admirative, Farida comprend : " Lutte pour toi, pour lui, pour l’enfant, pour
moi, pour tous car tes victoires sont nos victoires à ceux qui comme moi…" »(p122).
115
Farida, régénérée, vient maintenant d’entrer véritablement dans le monde de la
montagne verte. Après le lait de bienvenue, appartenant désormais à un même
monde,
« elles partagent la même couverture. Fixant les poutres et les roseaux du toit
(symboles de résistance), la nuit trop claire, (à l’image de la paix intérieure des deux
femmes), entre par la porte ouverte, Farida demande, à la façon d’un enfant émerveillé
par la magie de l’instant : "tu ne veux pas me raconter une histoire ?" » (p122).
Le récit de Aicha commence telle une berceuse, comme si elle voulait créer juste
pour Farida, une veillée d’enfance heureuse ; « elle commence en chantant à mivoix jusqu’à ce que l’intérêt du récit l’emporte sur le rythme. », puis aborde de
front le tabou de la virginité, pour l’évacuer rapidement afin qu’il ne parasite pas
l’histoire de Gamra qui a connu l’amour, loin de l’institution sociale et de la loi
des hommes : « Elle est morte, la forme qu’on avait adorée ; elle est morte la
forme, virginité, éternité : elle est morte, c’est sûr, puisque tu l’as brisée. »(p123)
La visite touche à sa fin et Farida
« pose son choix ; (…) si elle choisit de rompre avec son monde, il faudra que
l’action survive à la colère et que les moindres gestes de sa vie s’organisent en fonction
d’un devenir nouveau ! Peut-être alors que cette souffrance , à la consultation, cette souffrance qu’elle ne peut secourir à titre individuel, se transformera de cauchemar en bagarre
et peut-être que cette rage lui fera choisir son champ de bataille. » (p133).
Sorti de son errance, IL, se croit libéré de Farida
« J’ai Aicha partout, dans toutes mes images, elle a desserré la cravate qui
m’empêchait d’aimer les contes et déchiré le bandeau d’interdiction des bandes dessinées
du quotidien. (p136)
IL éprouve un besoin pressant d’écouter Aicha. Le voyage pour la montagne verte
est devenu une douce habitude. Mais chez Aicha, Farida a laissé une empreinte. À
sa façon, elle a apporté quelque chose de nouveau à la montagne des grenadiers
qui porte désormais la marque du rire et des sanglots de Farida. Aicha ne regarde
116
plus IL comme avant ; elle décide, à son tour, qu’il est temps de s’octroyer un
espace, où, à l’image de Farida, elle raconte la réalité de ce qu’a été sa vie, depuis
« le viol légal » de sa première nuit de noces à ses différentes rencontres avec des
hommes qui ont partagé sa vie. Aicha finit son histoire sur la mort de son mari
assassiné.
II-1-5:L’« inflorescence de l’Agave.
La montagne verte a été désertée par Aicha, qui a « fermé la porte à clé » :
elle a rempli son rôle et la « montagne verte » n’était qu’une étape. Le couple doit
affronter son problème, dans le monde de la réalité, armé maintenant de la liberté
de dire, de se dire, de s’écouter, même si cela se fait dans l’affrontement, d’abord.
Comment
la narratrice construit-elle l’espace de la réconciliation qui
passe pour les deux époux par une naissance à eux-mêmes ? Il, informé du départ
de Aicha avec « une dame »(p147), se révolte enfin ! Il se libère des derniers résidus de ses
« traumas » : seul, face à son épouse, il crie à la trahison dans la-
quelle il associe sa mère, Aicha et son épouse, Farida : « tous les mots du monde
brimé où je me meus me remontent à la bouche : mon dégoût de la femme comme
un vomissement ». Entre « désarroi » de l’un et «faiblesse » de l’autre, le « sentiment de révolte se dilue dans (un) sentiment de dégoût ». Le face à face commence. Le point de non-retour est annoncé par Farida : « Farida s’est arrêtée : à
son regard je comprends qu’elle ne reculera plus jamais. » L’affrontement est inévitable : les deux époux se livrent à un corps à corps qui contraste avec celui de la
nuit de noces. Désormais, IL connaît les limites à ne pas franchir et c’est Farida
qui mène le combat, le défiant :
« Farida se bat, elle est plus forte que je ne le croyais, je veux la rejoindre coûte
que coûte. (…) Sans faire un pas en arrière, elle défend les dernières pièces de son habillement. (…) Elle se retire d’un bond, entièrement nue, encolérée !
La lumière baisse dans les champs. Du fond de sa rage, elle me ressemble tellement que
je m’arrête, je la regarde, stupéfait : nue au bord de la route je la découvre soudain
proche, forte, belle, fière, hautaine, puissante ! Je la regarde, elle me défie :
117
"Là, dit-elle, au bord de la route !" » (pp149 et 150)
Le lieu peut paraître insolite, il n’en est pas moins hautement symbolique et actant-adjuvant lui-même. Notons l’injonction et le défi de Farida dans le choix du
lieu où elle veut que son époux et elle se retrouvent. Le « terrain moissonné »,
symbole de renouveau, s’allie aux couleurs flamboyantes de l’automne naissant,
« frissonnant » de vie comme le corps de Farida.
Le coucher de soleil accentue les contrastes : le face à face commence
avec un crépuscule qui « se couche sur le paysage tout plat », comme s’il se retirait dans un lent mouvement d’effacement, tout en éclairant les deux corps d’un
jeu de lumières qui mènerait vers la fusion des corps, dans un apaisement de
« violine » et de lumière « baissant dans les champs » rendant l’instant unique par
la magie de couleurs qui créent, plus qu’une atmosphère de communion, une sorte
de correspondances entre le mouvement des corps et le jeu de lumières d’un crépuscule aux allures romantiques, créant une forte intensité dramatique. Lorsque
les deux corps se « rejoignent », « le soleil se remet à saigner », non plus pour un
sacrifice, mais pour célébrer la naissance à soi et à l’autre.
B.Didier analyse ainsi la représentation du corps féminin, notamment dans
l’écriture féminine :
«L’espace (où le corps nu) s’inscrit définitivement dans l’imagination du lecteur, c’est le champs de seigle.(…) Espace naturel (...), espace de plein air.(...) Le champ
de seigle " est lisse sans arbre ", lisse (...) vivant : " le seigle bruisse dans le vent du soir
autour du corps de cette femme" »: il est le lieu de la jouissance, ( accentuée ) par une
dimension : l’espace-temps139
Elle explique que cette façon de représenter le corps féminin nu, dans un espace
naturel, s’inscrit dans une sensibilité du dedans de la femme que l’on ne trouve
que dans l’écriture féminine.
139
-B.Didier, L’écriture-femme, op, cit, p280.
118
« Si l’écriture féminine apparaît comme oeuvre révolutionnaire, c’est dans la
mesure où elle est écriture du corps féminin, par la femme elle-même.(...) (Il ne s’agit
plus de) le(s) voir louer, mais exprimer son corps, senti, si l’on puit dire de l’intérieur :
toute une foule de sensations jusque là un peu indistinctes interviennent dans le texte et
se répondent. Au vague des rêveries indéterminées se substitue la richesse de sensations
multiples.. (...) Alors que le regard descriptif morcelait, la sensation interne unifie et le
corps féminin vit, comme il ne pouvait guère vivre dans
des textes écrits par des
hommes »140.
Le souci de la narratrice est d’exposer ainsi le corps de Farida, dans un
milieu naturel, au coucher du soleil qui accentue la sensualité d’un corps qui se
donne à voir, loin de toutes barrières sociales, certes, mais surtout dans un cadre
naturel qui, tout en excluant le voyeurisme, le place dans un contexte où il est mis
en valeur dans ce qu’il a de beau et de vivant. Aucune description ne vient « morceler » le corps de Farida.
Le contraste est saisissant qui oppose l’espace de la chambre nuptiale emplie d’un
silence lourd interrompu brutalement par les coups frappés à la porte de façon
mécanique à celui d’un champs situé non loin d’une route dont les bruits ne gênent nullement les époux. Au milieu de cette terre ensemencée, le corps de Farida
vit : il est sensible à l’air et aux couleurs de l’automne naissant. Le récit s’affine
en un dialogue court, épuré de tout discours qui viendrait freiner le rapprochement des corps. Le bruit des voitures qui passent ne les dérange pas, parce que
eux ne lui prêtent aucune attention, bien que ces bruits de l’extérieur soient puissants : les époux commencent à se défaire de l’emprise de la morale sociale. C’est
une autre dimension temporelle qui souligne le défi de ce corps à toute la société :
« une voiture passe et je ne réagis pas à son bruit, c’est comme si les nuages descendaient jusqu’à nous, comme si en dehors de Farida, des caresses de Farida, des yeux
de Farida, comme si… Une voiture passe , je me réveille en sursaut, nous ont-ils vus ? …
Une autre voiture passe , très vite ; Farida dit : "nous avons dormi" ». (p150)
Ils dorment et se réveillent : « " nous avons dormi" » : c’est comme s’ils prenaient conscience d’un long cauchemar et qu’une nouvelle vie commençait pour
140
-B.Didier, L’écriture-femme, op, cit, p35.
119
eux. Le lieu tout entier leur est acquis. La narration est réduite aux mots les plus
significatifs et la description est un éparpillement de touches de couleurs et de
lumières qui déclinent pour laisser tout l’espace aux deux époux afin qu’ils se
connaissent mieux :
« Nous nous regardons ; il fait dèjà nuit.(…)
Elle me regarde, attentive ;
Je ne la connais presque pas. Presque pas.
Elle me jugeait, je la prépensais »(p151)
On notera, dans ce passage, l’opposition entre le présent et l’imparfait qui marque
la lenteur et indique deux périodes opposées : celle où le couple s’ignorait et
l’instant présent où ils se découvrent : il a fallu beaucoup de temps au couple
pour se connaître et s’affirmer en tant que tel.
Farida s’est réconciliée avec son corps Pour elle c’est une renaissance.
Pour le couple, il s’agit de se battre à deux pour se construire une place dans la
société, sans se soucier de sa convention ni de tout ce qui les enchaînait à elle.
120
CONCLUSION
Pour pouvoir « se rejoindre, ils ont du se résoudre à rompre avec leur
propre clan. Ainsi, il est très significatif que Farida propose à son mari « "Tu sais,
(…), je laisse tomber le cabinet, je vais travailler à plein temps dans une polyclinique. Ca ne t’ennuierait pas de déménager ?" »
La société dans laquelle H.Djabali inscrit son roman, représente une Algérie en pleine mutation politique, économique et culturelle, une mutation qui se fait
dans un tumulte qu’elle a pressenti et finement analysé.
Agave est un roman de la transgression.
Celle-ci s’exprime
dans le choix d’une langue d’écriture, le français, en
l’occurrence, devenu officiellement langue étrangère. On comprend la force de la
subversion d’une femme qui écrit en français. Pour l’écrivain, dit-elle, « prendre
le droit d’écrire c’est prendre le droit de jouer toute sa sensibilité et le droit aussi
de vivre quotidiennement, de façon catastrophique. Écrire, c’est accepter ces multiples sensibilités »141
141
- H.Djabali citée par Ch.Achour in Diwan d’inquiétude et ..., op cité, p546...
121
À propos de la langue française, Ch.Achour écrit :
« On peut noter (…) une décontraction des générations actuelles par rapport à
leurs aînées qui ont traduit et traduisent ce travail sur la langue dans des termes lourds en
culpabilité. (…) Écrire en français permet d’être publiée, d’échapper aux censures,
d’écrire dans la transgression. On s’adresse aux siens par le détour d’une langue autre et
on échappe ainsi au jugement social trop dogmatique. »142
H.Djabali explique que l’écriture de Agave lui « a pris du temps…trois ans ! » Du
« travail de documentation », à l’élaboration des personnages , la création de
Agave a permis à l’auteure d’avoir « des clefs sur (sa) propre société. »(p150) et
l’expression d’un message dans lequel elle
interpelle des femmes de sa généra-
tion :
« Le roman, dit-elle, je veux que ça rende, que les gens se posent des questions.
Et j’espère que ça rentrera dans les témoignages des femmes de ma génération. »143
Avec Agave, H.Djabali inscrit sa fiction dans la transgression, loin de la
littérature algérienne des années soixante-dix-quatre-vingts qui était contrainte
alors de se fondre dans le moule « du discours social ».
Le contenu des contes trace clairement toute l’utopie d’une Algérie moderne.
Elle donne à voir un monde rural mal géré, loin des préoccupations de ses populations qui souvent « partaient » vers la ville pour s’y instruire, notamment. La
révolution agraire est fortement critiquée par deux ingénieurs agronomes qui ne
parviennent pas à exercer leur compétence à cause de la lourdeur de la machine
bureaucratique.
On pourrait parler de style Djabali.
Écriture de la rupture que celle dans laquelle se positionne Agave par bien des
points, notamment dans l’affirmation d’une conscience politique
142
143
-Ch.Achour, Noû, Algériennes dans l’écriture, op, cit, p43.
Ch. Achour, in Diwan d’inquétude et d’espoir, op cité, 542-543..
122
qui inscrit
Agave dans l’Histoire de l’Algérie socialiste. B.Chikhi constate l’insertion de
l’Histoire dans la fiction, notamment dans la littérature algérienne :
« Les écrivains algériens, femmes et hommes, ont toujours produit des textes
complexes, liés à la forte histoire de la société et à ses traumatismes accélérés. Chez les
uns comme chez les autres, l’esthétique de la résistance est le lieu à partir duquel
s’organisent la dimension et la vision d’une Algérie plurielle et créative.(...) L’œuvre littéraire algérienne interroge avec insistance les césures de l’histoire. Leur confère une
puissance exceptionnelle en les incorporant dans une construction subjective qui nous
éclaire sur l’activité d’une pensée percutante, capable d’atteindre la longue durée. »144.
B.Chikhi cite P.Barberis :
« L’historicité du texte littéraire a une histoire d’abord parce que tout texte un
jour, et jamais par lui-même, est entré dans notre HISTOIRE. (...) Les rapports entre histoire et littérature peuvent être appréhendés de façon multiple, mais toujours en terme de
projection ou de réflexivité entre discours, l’un historique, l’autre littéraire »145.
Dans Agave, l’Histoire s’insinue partout dans le récit, elle se fonde dans la fiction
comme un élément de la progression dramatique. Ainsi, « il arrive à (Farida ) de
regretter de ne pas appartenir à la génération précédente (avec) des objectifs clairs
(...), elle serait montée au maquis, elle se serait battue ! Mais c’est déjà loin cette
histoire-là »(p101), pense IL, l’époux de Farida.
Les années soixante dix, marquées par « la révolution agraire », sont souvent présentes dans le discours de l’ingénieur narrateur, dans sa critique de la bureaucratie
qui freine le travail d’une terre malmenée par l’absence de compétences : la terre
est confiée à des personnes qui méconnaissent la terre et ne l’aiment pas assez
parce qu’elle ne leur appartient pas. À la grand-mère de Farida qui lui demande
s’ils ont des terres, IL répond sèchement « que l’heure en est passée, elle lance un
gros juron »(p34).
144
145
-B-Chikhi, in Littérature algérienne, Désir d’histoire et d’esthétique, op, cit p124.
-B.Chikhi, in , Littérature algérienne, Désir d’histoire et esthétique, op, cit,p9.
123
Ce sont aussi les années où l’Algérien peut accéder à la propriété, ce qui était impensable juste auparavant. Ainsi, la narratrice fait souvent répéter aux deux héros,
chacun à sa façon, qu’ils doivent acheter une « villa ». La fin du roman évoque
clairement la fin des années soixante-dix à travers
« la dernière campagne
d’assainissement », une nouvelle époque de rupture placée sous le slogan « pour
une vie meilleure ».
124
ii
ii
125
DEUXIÈME PARTIE : L’ESPACE ROMANESQUE DE
GLAISE ROUGE
CHAPITRE I :L’ESPACE DE LA CLAUSTRATION
« Alger… (…) C’était encore plus beau que la vieille
ville d’autrefois, Le Corbusier en serait pétrifié de plaisir. Sa
blancheur sur la baie, les lignes en terrasses des constructions !
Mais ce n’était plus une ville ! c’était un grand jardin audessus du miroir de l’eau ! »147
Hawa Djabali
147
-H.Djabali, « Glaise rouge » in Algérie Littérature/Action n3, op, cit, p78.
125
« Le titre, écrit Ch.Grivel, est générique de tout le roman. (…) Il est explicite et
affiche une intuition du texte, il en désigne l’activité signifiante et, par son entremise,
l’existence d’un point de vue textuel est rendu publique. Le titre réalise la vérité du texte,
(…) le secret de l’énoncé romanesque. »148
Dès le sous-titre, « Boléro pour un pays meurtri »149, l’espace romanesque
de Glaise rouge est représenté par un pays tout entier, c’est à dire une entité qui
englobe la ville et la campagne. Sa capitale apparaît dans sa « vérité » à travers un
nom propre, Alger qui se fait la représentante d’un « pays meurtri », l’Algérie.
Le texte de fiction, comme le souligne l’auteure dans le résumé du texte, inscrit
l’Algérie entre deux périodes de son Histoire : un « passé proche » heureux et un
présent marqué par le tragique. D’emblée, le texte se charge de son historicité.
Cette capitale est caractérisée, comme toutes celles du monde, par le tumulte, une
forte densité démographique et une population hétéroclite. Son nom fait référence
à un pays inscrit dans la géographie du monde. Le nom propre d’Alger a son
importance car il exprime la volonté de la narratrice d’inscrire la fiction dans une
dimension historico-géographique.
« Le nom propre, explique Charles Grivel, fait entendre le vrai de la fiction où il figure.
(Ce) trait de localisation joue un rôle décisif dans la production de véracité textuelle. Le
roman est lu dans le " vrai", l’écriture s’entend comme une coïncidence avec le monde,
son objet. »150
C’est une sorte de portrait physique que brosse la narratrice, en
soulignant ce qui a toujours caractérisé Alger la blanche : sa baie, une ouverture
sur la Méditerranée qui fait sa beauté mais aussi sa vulnérabilité comme l’atteste
son Histoire, à travers les siècles. Une telle présentation pourrait exprimer la
volonté de la narratrice de souligner qu’Alger symbolise l’Algérie résistante,
combattante,
meurtrie, mais toujours
148
animée d’une volonté frénétique de
-Ch.Grivel, in Production de l’intérêt romanesque, Paris, Édtions Mouton, The Hague, 1973, p
104.
149
-H.Djabali, Glaise rouge, Boléro pour un pays meurtri, in AlgérieLittérature/ Action n°3, op,
cit, p3.
150
Idem, p104.
126
survivre, de vivre comme l’atteste la multitude de verbes d’action qui ouvrent
tout un champ sémantique et lexical de la violence. Les verbes sont agencés de
façon à marquer une gradation dans la « tempête » (p8) naissante.. La période de
ces évènements n’est pas donnée d’emblée, elle se laisse découvrir peu à peu,
jusqu’à s’inscrire nettement dans les années quatre vingt-dix à mesure que l’on se
rapproche de l’épilogue, comme si la narratrice retardait indéfiniment l’évocation
de la tragédie qui a frappé son pays jusque dans ce havre de paix qu’a été la
campagne de sa jeunesse heureuse
C’est ainsi que l’Algérie prend place dans la fiction en tant qu’espace
englobant deux de ses composantes essentielles fortement contrastées : la capitale,
surpeuplée et la campagne désertée. La première est devenue l’espace de
l’entassement au rythme de vie harassant ; l’autre reste un espace ouvert, vaste,
où la vie s’écoule au fil des saisons.
Alger apparaît dans le roman comme un espace de l’enfermement où
toute
une frange de sa population
vit dans la promiscuité, la suffocation,
l’entassement et l’insalubrité. La crise du logement n’est pas l’unique cause de la
surpopulation d’Alger, ce qui met l’accent sur l’importance d’ un exode rural
désormais incontrôlable.
La capitale, ainsi surpeuplée, est un espace qui se resserre de plus en plus et perd
ce qui a fait son attrait ; ses habitants ne constituent plus qu’ une foule prise dans
un mouvement quasi automatique. Sa façade maritime, très étendue, n’en fait pas
pour autant un espace ouvert dans la mesure où la vie est réduite à
une course
effrénée pour assurer le quotidien.
À l’intérieur d’Alger s’imbriquent deux lieux clos : des appartements où
vivent souvent plusieurs familles venues de la campagne ou de la province, et le
vase clos de ces « déshérités », un autobus vétuste qui constitue une sorte de
passerelle entre les habitants et leur ville. À Alger, une des conséquences de la
claustration est la promiscuité qui compartimente l’espace de chacun dans des
appartements exigus. La vie familiale s’en trouve altérée, peu à peu, déstructurée
car, à l’intérieur des foyers, les rapports sont tendus, conflictuels parfois,
exacerbés par la promiscuité et le manque d’intimité. Il en résulte une absence de
127
convivialité et d’épanchement affectif. Chacun est replié sur lui-même, ignorant
ceux qui l’entourent.
La narratrice souligne l’entassement à l’intérieur
d’appartements conçus pour une famille, certainement pour mettre en évidence
une crise du logement, mais aussi pour critiquer la façon dont s’organise la vie
familiale dans la société algérienne : les enfants se marient et restent vivre avec
leurs parents. La situation devient plus problématique quand plusieurs frères
mariés habitent la maison familiale. On retrouve dans ce texte une des raisons de
la disharmonie qui régit les rapports hommes/femmes qui évoluent vers
l’inexistence d’intimité, l’absence de dialogue et l’accumulation des frustrations.
Les habitants de ces appartements appartiennent à la classe des
« déshérités » victime de l’exode rural : ils se retrouvent régulièrement dans le
même autobus qui les mène de la ville à leurs lieux de travail pour les ramener
vers leurs habitations. Espace où les corps se frottent, où les humeurs sont
exacerbées par l’étouffement et la sensation d’enfermement. Espace de
l’indifférence et de l’anonymat, il permet toutes les dérives verbales et physiques..
Alger, dont la baie et la blancheur furent souvent chantées par le poète, a gardé sa
clarté et ses couchers de soleil que plus personne n’a le loisir de contempler.
Alger, à l’Histoire mouvementée, est devenue la capitale d’un « Pays meurtri »
entre ville et campagne, « passé proche » et « futur immédiat ».
L’espace romanesque de Glaise rouge se manifeste dès le titre et le soustitre qui constituent une première ouverture du texte, dans le sens musical du
terme :
« Glaise rouge, Boléro pour un pays meurtri.151 ».
Une matière, la « glaise », signe de pauvreté et de résistance, mais aussi
de noblesse :
« N’est-ce pas en elle, matrice du monde, matière noble par excellence, qu’eut
lieu la plus parfaite des œuvres divines ? " Nous créâmes l’homme d’argile séchée, de
boue noire pétrie" »152,
151
152
-Hawa .Djabali, in Algérie Littérature/Action, n°3,op, cit, pp7-123.
M.Chebel , Dictionnaire des symboles musulmans, op, cit, p54
128
relève M.Chebel. La matière est la terre de la campagne. Un « air » y est
associé : une « danse ternaire » du soleil, le boléro, un langage-hymne à la vie
pour un « pays meurtri ». Le récit se construit en trois étapes qui s’enroulent
parfois en un mouvement lent, celui du retour à la vie. La capitale est étouffante
en ce début d’été et de vacances qui représentent pour l’héroïne, la Jeune Fille,
deux mois pendant lesquels elle doit rester cloîtrée dans l’appartement familial. La
deuxième étape met en scène la Jeune Fille qui passe une année d’initiation à la
campagne, douze mois heureux qui laissent en elle le souvenir de deux femmes
d’exception : sa Grand-Mère Nedjma et Hannana, la « vieille dame noire ». Ces
deux parties sont animées par des « leitmotivs » tels que « la chanson de la
brouette de Hannana », des mythes tel que Amjden qui évolue dans le monde du
merveilleux et des "évasions" de la narratrice dans un futur où s’expriment les
utopies les plus invraisemblables. Toutes ces « pauses » donnent à la narratrice
une sorte de sursis qui retardent indéfiniment l’évocation du tragique.
« J’ai écrit et finalisé un roman Glaise rouge auquel j’ai mis un sous-titre :
Boléro pour un pays meurtri. J’ai voulu qu’il ait le rythme, l’enroulement du boléro.(…)
Il parle d’une jeune fille qui, durant une année entière, quitte ses études et vit avec sa
grand-mère à la campagne, qui rencontre les personnages et les mythes d’un monde
féminin : c’est un roman terriblement cruel, qui pourtant raconte l’Algérie heureuse,
l’Algérie pauvre quand elle était digne153. ».
Le propos de l’auteure donne plusieurs indications temporelles et spatiales
qui présentent la particularité de souligner les deux dimensions espace-temps
parce que l’espace romanesque de Glaise rouge est fortement déterminé par le
temps, celui des « horloges154 » mais aussi celui de l’Histoire. Mikhail Bakhtine a
appelé chronotope, littéralement : " temps-espace") la corrélation, indissociable
en dehors de la réflexion abstraite, des rapports spatio-temporels dans la littérature
romanesque. »155
153
H.Djabali citée par C.Achour, « Entretien avec l’auteur, H.Djabali : Création et Passion » in
Algérie Littérature /Action n°3, op, cit, p129
154
-B.Didier, L’écriture-femme Paris, op, cit p261.
155
-M.Bakhtine cité par J.P.Goldstein in Pour lire le roman, op, cit, p88.
129
S’appuyant sur l’analyse de M.Bakhtine, H.Mitterand souligne l’importance de la
dualité espace-temps dans la progression narrative et l’évolution du « destin » des
personnages qui en découle.
« La fusion des deux données spatiale et temporelle crée le chronotope. (…) Zola
est très attentif à cette sorte de caractérisation mutuelle du temps et de l’espace, qui, non
seulement inscrit sur la ligne de vie de ses personnages des moments lieux ou des
moments carrefour où s’infléchit irrémédiablement leur destin, mais aussi profile le
devenir d’une société en le matérialisant dans les transformations de son cadre de vie ».156
.
D’autre part, ce temps, qui inscrit le roman dans un passé révolu, celui
d’un bonheur perdu et dans un présent morose, annonce la structure du texte
dans un mouvement ternaire, celui du « boléro » qui l’enveloppe et donne la
distribution des lieux en l’orientant de la réalité d’un présent devenu invivable
dans une ville surpeuplée, vers l’espace ouvert d’une campagne ressuscitée par le
souvenir.. Le « rythme ternaire » 157 du boléro ralentit la cadence du récit. Celui-ci
dit, au style indirect, la tragédie qui a frappé le village de Nedjma et Hannana.
Les seules paroles vives sont échangées dans un dialogue très court entre la Jeune
Fille qui dit « je » et « l’homme à la barque » qui l’exhorte à ne pas rentrer au
pays. Dans l’évocation de l’exil, se mêlent l’expression de l’utopie, des réflexions
philosophiques et parfois celle de la révolte.
Ainsi, le récit est souvent entrecoupé par des petits contes peuplés de
mythes féminins qui rendent sa vitalité et son cachet à la campagne dans une
dimension d’éternité. Le temps et l’espace oscillent ainsi entre passé et présent de
la ville qui « se déchire, (…), la ville (qui) crie comme une mouette, la ville qui ne
rit plus, la ville qui ne parle pas. »(p8). La répétition de « la ville », un nom
déterminé, semble exprimer un sentiment complexe où se mêlent la colère
l’amertume et une certaine résignation.
156
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit,p88..
-«1- Boléro, de l’espagnol boléro, n,m, air espagnol qui sert à la fois de chanson et d’air à
danser .2 --Danse espagnole de rythme ternaire(trois temps), marquée par des castagnettes. », in
Encyclopédie Quillet, Paris, Éditions Librairie Aristide Quillet, 1979.
157
130
Montant du passé « proche », la « chanson des grincements de la brouette
dans le jardin de Hannana » vient interrompre, dans une poésie en prose,
l’évocation du quotidien d’un passé proche trop lourd à porter, faits
d’attentes
interminables d’un bus bondé qui malmène des usagers réduits à des « jambes ».
Dans une ville bruyante, les Algérois mènent une vie infernale. Cette foule s’est
résignée à un rythme de vie immuable, sans horizon. On pourrait insister sur la
monotonie de ce quotidien difficile qui va malgré tout trancher avec la tragédie
qui viendra anéantir même cette monotonie insipide, pénible mais paisible.
L’entrée de Hannana dans le récit s’effectue sous le signe de la tendresse
qu’évoque son nom et la stimulation qu’elle apporte à la Jeune Fille qui a tant
appris d’elle. Elle vient animer le récit par sa présence aux côtés de la narratrice
pour l’encourager et lui donner la matière de son écriture. Une profusion de
couleurs et une multitude de bruits jaillissent dans un dialogue où la vieille dame
noire réconforte la Jeune Fille en lui recommandant : « écris » :
« Un jardin mauve, gravier gris.
Le ruisselet gris disparaît sous les iris, sous les touffes serrées de multitudes plus légères.
(…)On sait que l’eau frissonne, invisible. Ici tout est pressentiment, couleur d’aube.
(…)Le parfum mord le cœur, rire souvenir. Glycines, (…) torrent de nostalgies.
Violence des bougainvilliers, violine sauvage qui captura tout entier le rempart de terre.
(…)
"La peur, rien que la peur, ils ne sont mus que par la peur.
-Est-ce que j’ai compris Hannana ?
-Écris" » (p10)
La narratrice passe de l’expression la plus légère réduite à des noms qualifiés
« un jardin gris, gravier gris », à des phrases longues, d’une idée à une autre,
mêlant à la description le discours qui laisse transparaître la nostalgie.
La spatialité de Glaise rouge s’organise selon le clivage ville-campagne,
mais toujours en étroite adéquation avec le présent où se situe l’enfermement dans
la ville, et le passé dans lequel est ancrée la campagne que fait revivre la Jeune
Fille dans le souvenir d’une année que, du fond de son exil, elle décrit au fil de
chaque mois de l’année. Par ailleurs, ce clivage
131
n’oppose pas la ville à la
campagne mais dénonce un abandon du monde rural mal géré et voué à
l’abandon.
« L’espace de la présentification de ce qui n’est plus est sans limite et s’avère
capable de toutes ses extensions. » écrit B.Chikhi à propos du présent qui donne
de la signification aux choses que ravive le souvenir, car elles n’existent que par
la force de la nostalgie qui les maintient plus vivants encore, comme le note JeanBloch-Michel :
« Le monde présent, ou plutôt le monde au présent, est (…) un monde sans
existence vraie. Celle-ci ne trouve son origine, pour notre conscience , que dans la
signification que nous donnons aux choses. (…) Leur présence vraie ne consiste que
dans ce que leur passé, leur avenir leur apportent de sens et nous inspirent d’attachement,
d’espoir, de crainte ou de dégoût. »158
Soulignons par ailleurs la force du souvenir, qui, par la sublimation et
l’idéalisation, présente l’univers rural comme un paradis perdu, sans pour autant
qu’en soient occultées la rudesse de la nature, la vie laborieuse de ses femmes, ni
la pauvreté qui rythment le quotidien de ses habitants. Toute la force de la
campagne réside dans la complexité définitivement associée à une période de paix
révolue. « Il faut perdre le paradis terrestre pour vraiment y vivre, le revivre dans
la réalité de ses images, dans la sublimation qui transcende toute passion »,
explique G.Bachelard.159
II-1 : ALGER : UNE VILLE SURPEUPLÉE
Dans ce roman, le prologue a une fonction importante dans la mesure où il
situe, dans le temps et dans l’espace, une époque passée qui fournit la matière de
l’écriture par le truchement du souvenir.
D’autre part, il marque une antériorité qui situe Alger dans le présent.
158
-J-B-Michel, in Le présent de l’indicatif, Essai sur le roman, Paris, nrf, Gallimard, 1976 (1ère
édition 1963), p59.
159
-G.Bachelard, La poétique de l’espace, op, cit, p47.
132
Des espaces sont circonscrits dans le tumulte et l’atmosphère d’une réalité
présente et douloureuse : Alger, « la ville assassinée ». D’autre part, se dévoile
progressivement, à travers la nostalgie, un espace définitivement « "inscrit dans la
saisie spontanée d’une totalité, avant la rupture, avant la déchirure, (…) (dans la)
plénitude de cette unité de lieu, unité "de sujet". (…) Ici, le temps, l’espace, ne
forment qu’un tout" »160
La ville est devenue le lieu de l’exiguïté, de l’insalubrité et de la solitude
de l’individu déraciné, désorienté dans une capitale où la vie est une course
incessante, souvent infructueuse, très différente de la vie à la campagne ou
en
province. Dans la ville où ils n’ont aucun ou si peu de repères, ces « déshérités
vivent dans la solitude, une autre forme de claustration qui trouve son
prolongement dans deux autres espaces clos : « l’appartement » où habite la
Jeune Fille et l’autobus, une machine qui se fait le point de jonction entre les
Algérois et leur ville . L’autobus établit une sorte de solidarité avec la capitale en
la soulageant, à longueur de journée, de son excédent démographique. Il tourne
inlassablement à l’intérieur d’Alger, symbolisant ainsi l’intensité d’un
enfermement qui n’offre aucune possibilité d’ouverture, et qui se poursuit à
l’intérieur même des habitations.
En opposant la capitale à la campagne, la narratrice
illustre
un
attachement profond à un monde rural, celui qu’elle évoque à travers l’univers
« culturel de Lakhdaria » où l’auteure elle-même dit avoir a été « accueillie et
aimée » par des femmes qui ont fait d’elle « une vraie femme ». La nostalgie
ravive le souvenir et son expression se fait hommage à toutes les femmes de la
campagne qui ont laissé en elle le souvenir du bonheur. Cela fait entrer le lecteur
dans un univers féminin évoluant dans une nature qui livre tous ses secrets, et se
présente parée de tout ce qui caractérise la nature à la campagne: parfums,
couleurs, sensations tactiles, bruits harmonieux, sentiment de liberté : un monde
vivant.
Le prologue répète avec insistance le « chemin vermillon » de terre glaise
qui porte l’empreinte de la rudesse de la vie à la campagne qu’animent ses
160
-Kathleen Raine citée par Béatrice Didier in L’écriture-femme, op, cit, p261.
133
femmes. Le « chemin vermillon » est empli de « leur sueur », de leurs
piétinements séculaires, de leur entêtement à vouloir maintenir la campagne
vivante au prix d’un harassement quotidien, sur ce qu’elles appellent « le chemin
de la vie » Avec elles, il forme une entité indissociable, ce chemin de glaise
rouge. Après la campagne évoquée dans le prologue comme un espace féminin
qui vit du courage des femmes, « la capitale » étouffe l’été : la narratrice souligne
de cette manière le contraste, voire le déséquilibre, entre un monde rural déserté et
aéré et un monde urbain suffocant qui croule sous l’excédent démographique
Alger est reliée à ses habitants par l’autobus qui « supporte le viol
collectif » quotidiennement.
La fermeture de l’appartement symbolise la « sacralisation
de "la demeure
"qu’on ne laisse pas seule" ». L’enfermement se lit dans ces réflexes de se cloîtrer
chez soi parce que chacun est dans une attitude de repli, de soumission ou de
domination : toutes ces façons d’être révèlent la solitude de l’individu en mal
d’identité et d’épanouissement. Les mentalités « obtuses » s’expriment dans une
violence omniprésente qui connote la violence sexuelle, l’agression contre des
personnes emprisonnées dans un autobus où elles ont du mal à échapper au
frottement inévitable des corps.
Alger, «la capitale », « l’été » : le lieu ouvre le roman d’abord en sa qualité
de capitale, le nom capitale prenant un double sens : la tête et l’emblème d’un
pays, son centre vital et le symbole du milieu urbain métropolitain, cosmopolite
où le rythme de vie est frénétique. À ce titre il est l’espace de la solitude, de
l’indifférence et de l’anonymat, même si chaque capitale a son cachet propre.
Celui d’Alger est toujours là, mais plus personne n’a le loisir de s’y arrêter. Pour
la plupart de ses habitants, l’été rend la vie encore plus contraignante.
« La ville crie avec ses mouettes, ( fidèles indéfectibles) : sauvage. Alger beugle
avec ses bateaux, grince avec ses chemins de fer, se saoule, freine et s’injurie avec ses
voitures, ses bus, ses taxis. (…) La ville se déchire à l’écho des avions, à l’enthousiasme
des matchs sur ballons de fer-blanc ».(p8).
134
Alger est personnifiée : elle
affiche son identité par les nombreux adjectifs
possessifs avec lesquels elle s’efforce de se montrer telle qu’en elle-même :
bruyante, active comme toutes les capitales portuaires.
À Alger, l’enfermement n’est pas le seul fait du cloisonnement matérialisé par
des lieux étroits
tels que l’autobus ou l’appartement. C’est d’abord
l’envahissement d’une atmosphère d’étouffement due à la promiscuité
des corps
regroupés en une foule anonyme et informe. À l’exception de la Jeune Fille, les
usagers du bus sont désignés par des « jambes » et toute une catégorie d’os des
membres inférieurs, excluant ainsi la tête et par delà, tout ce qui caractérise l’être
humain : l’entendement, la raison, ces facultés qui le font réagir contre tout ce qui
peut l’entraver dans ses gestes et dans sa volonté de se révolter. La description de
la ville est réduite à ses bruits, à une routine difficile et à sa souffrance contenue
dans une succession de verbes de détresse et quand ils traduisent la vie, son passé
heureux, les verbes sont à la forme négative.
« La ville qui ne rit plus, la ville qui ne parle pas, la ville aux marches tristes, aux
yeux tristes, aux jambes tristes. »(p8).
La ville est associée à ses habitants, victimes comme elle d’une situation
tragique qui les dépasse. Mais l’espoir d’une renaissance est dans une ruelle. Du
haut de cette dernière, « une jeune fille », symbole d’avenir et d’espoir, contemple
la capitale pour échapper au tumulte et à la frénésie anarchique du cœur de la
ville. Dérobée à la foule, ce chemin garde les traces de la beauté d’Alger :
« Une jeune fille. La ville est belle vue de si haut. D’ailleurs c’est toujours
comme ça, mal raclée, mal blanchie, c’est mort, c’est refusé, puis une ruelle s’ouvre sur le
port, un figuier se nourrit d’un rempart, la lumière, plus palpable qu’un brouillard, caresse
une joue , une vague au lointain, le soleil se calme, la rue sent la soupe épicée, le cumin,
le gâteau ; et le cœur à l’envers, on oublie la journée. (…) Là, sur le palmier au lierre,
c’est une colombe ; les martinets crient et plongent. (…) La mer évapore ses couleurs, elle
deviendra livide et calme, le soir sera doré. La jeune fille est si belle. Alger. »(p9)
135
Des îlots de résistance demeurent dans leur déploiement de couleurs et de
parfums. Les rituels qui y persistent disent l’éternité de la ville dans sa capacité à
redevenir un espace de paix, grâce à la fécondité du « figuier », à la pugnacité et à
la fidélité du « lierre », à la robustesse du « palmier » et à l’entêtement des
« colombes », le tout mêlé au luxe des effluves des parfums du « cumin » et du
« gâteau ». Toute la nostalgie, la résistance et l’espoir sont exprimés dans ces
lignes qui mettent en valeur la stature et la beauté de la « Jeune Fille » qui se fond
dans celle d’Alger, éternellement belle.
I-1-1 :L’autobus, le vase clos « des déshérités »
Le premier défi d’Alger est le surpeuplement qui l’étouffe. Le symbole de
cette surpopulation est l’autobus où s’entassent quotidiennement
« la classe des non-véhiculés, des non-autonomes, gens qui travaillent ou
étudient, méchants ou livrés à la méchanceté collective, multitude de ceux à qui l’on
conseille, pour gagner leur paradis, la patience avant la charité.. Autobus des bouillons de
révoltes. » (p11).
L’autobus apparaît comme un espace d’exclusion qui garderait à distance des gens
de la Cité les personnes venues du monde rural.
Ces déshérités ont déserté la campagne ou leur province pour une vie meilleure
dans la capitale. Mais ils ne trouvent pas leur place dans une ville où le rythme et
le mode de vie sont très différents de ce qu’ils ont connu jusque là. L’autobus est
le lieu de l’exclusion, celui où s’exacerbent et s’expriment toutes les frustrations.
Le frottement inévitable des corps réveille les plus bas instincts et emplit le bus
d’odeurs de corps qui se soulagent de leurs odeurs, « le pet "pénurique" et
silencieux (qui) commence à s’estomper avec le pot d’échappement, le gel
capillaire, (…) le sperme rance (qui) signale l’homme en conserve, pas frais, (…)
l’odeur de la « chaussette ». C’est l’animalité de personnes qui trouvent dans
l’anonymat de la foule un exutoire à toutes leurs frustrations et à leurs fantasmes.
H.Mitterand souligne le comportement de personnes qui peinent à s’intégrer dans
136
un espace, du fait de leur déracinement qui leur impose des règles de
comportement contraignantes. Les romans de Zola, écrit-il,
« résultent (…) d’une (…) attention de l’écrivain aux structures spatiales, (…)
celle qu’il porte à l’être là, à l’habitus du sujet et en particulier aux situations de
déracinement, de dépaysement, de déstabilisation, d’inadaptation, bref aux accidents et
aux malaises d’espace qui peuvent frapper un sujet et le rendre étrange, ou étranger à son
milieu ou à lui-même .»161
Également personnifié, le bus exprime la résignation d’une ville qui croule
sous l’excédent de poids, la passivité d’une population
prise dans un
enfermement sans issue, un itinéraire épuisant. Alors, dans un ultime appel à
l’aide, l’autobus « râle, (…) geint, (…) s’arrête et les portes, dans une grande
inspiration d’asthme supporte comme d’habitude le viol collectif. »(p8)
Les usagers, résignés et sans révolte, se laissent traiter comme du bétail Le
vocabulaire animalier traduit une absence totale de conscience de soi et des autres.
Le « viol collectif », est l’expression de l’envahissement brutal d’une ville par
des personnes "étrangères" et violentes qui ont perdu tout repère, tout espoir. La
personnification d’un autocar grossier jusqu’à l’obscénité, révèle un renversement
des valeurs dû à une sorte de capitulation de l’être humain Cette soumission
révèle aussi une incapacité à lutter sur deux fronts : assurer le quotidien et se
révolter contre ces forces que sont la foule et l’anarchie.
Dans ce vase clos qui tourne dans le ventre de la ville, l’espace est
restreint. La Jeune Fille veut se distinguer de la foule amorphe, passive : elle
déploie des gestes de défense étudiés, « s’infiltre à la brasse, s’avance, s’insinue.
(…) Tout le monde transpire, les « pieds (…) puent, macération et relents. »(p8)
L’autobus et la foule constituent une entité prise dans la logique d’un
enfermement d’autant plus insupportable qu’il emprisonne toute une foule piégée
dans l’impossibilité de se libérer, contrairement à la Jeune Fille qui se refuse à se
laisser aller au mouvement de cette masse humaine.
161
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, p 211.
137
La claustration physique rend impossible toute issue de secours : elle se
lit dans l’ énumération répétée des mots « jambes », « pieds », « forêts de fémurs,
(…) troupeaux de tarses et de métatarses » membres de corps humains qui se
présentent comme un grand charnier. On entend des bribes de paroles mais
personne ne parle. La jeune Fille est la seule à avoir un comportement humain.
Son corps est évoqué dans sa beauté et dans son mouvement : « elle se coule dans
les bras d’une femme » pour éviter les attouchements d’un homme. C’est la seule
conscience, isolée au milieu de la foule. Pourtant, « elle ne peut pas savoir si elle
descend de l’autobus, ou si elle est descendue par la foule. »(p11).
Dans tout ce tumulte, la Jeune Fille résiste de moins en moins : souvent
elle est prise d’un vertige qui lui montre, dans un grand moment de lucidité, tout
ce que la « ville » a perdu de son identité et de son attrait, abandonnée dans le
fourmillement des « cafards », ses « grandes surfaces livrées aux souris » : « le
haut d’Alger » c’est la « honte », (…) « le bas d’Alger, c’est la honte » ; les murs
s’écroulent. » (p22). Le secours lui vient de l’intervention très symbolique d’une
« femme » à la tête « recouverte de dentelle blanche », signe d’une lueur d’espoir
pour Alger de retrouver son lustre dans un brin de poésie. Remise, la Jeune Fille
mesure l’état de délabrement dans lequel Alger s’enfonce, impuissante, dans
l’indifférence de tous. Et la « dépression nerveuse » de la Jeune Fille est la
métaphore d’une déstructuration de la capitale envahie par des gens venus de
toutes parts et délaissée par ses autochtones impuissants à préserver leur ville
d’une telle déferlante, désormais incontrôlable. « Les méchants, ceux qui
« subissent la méchanceté » se fondent dans une
population préoccupée par
l’urgence d’un quotidien précaire.
Quand la Jeune Fille descend du bus, « elle respire profondément », mais
elle n’en a pas pour autant quitté la foule dont elle voit le prolongement dans ces
gamins qui la suivent dans la rue où « le voile poétique algérois » est remplacé par
« la tristesse protestante du hidjab », dans un « quartier morne » où elle fait figure
de « fille du péché. ». Le signe de l’enfermement des mentalités se révèle dans les
réflexions des gamins dont le discours exprime « cette chape de sexe sur (leur)
138
vie… Ce besoin de vaincre, sans le pouvoir jamais, cette solitude, ce manque de
caresses, cette dépression de l’érotisme. »(p11).
On pourrait relever que la présence, aux côtés de la Jeune Fille d’ enfants à la fois
ingénus et insolents innocents, apporte au texte une touche de poésie et de
« chaleur humaine » ainsi que le relève B.Mohammedi Tabti :
« Ainsi l’écriture, à son habitude, décrit un vécu parfaitement identifiable,
renvoie à un référent connu et souvent difficile, mais l’éclaire toujours d’un trait de
couleur, "chaleur des êtres, beauté du monde "»162.
I-1-2 : La promiscuité dans la maison « qu’on ferme à clé »
La Jeune Fille semble tourner en rond, dans un itinéraire qui la ramène
immanquablement à son point de départ : la maison où elle ne se sent pas à sa
place, dans un entourage hostile, inquisiteur, où on lui reproche « deux heures
de retard » et auquel elle veut rester indifférente en « ferm(ant) les yeux ». Et il est
très significatif que les évanouissements
dont elle souffre dans la rue se
poursuivent à la maison où elle refuse de se mêler à une famille dont les femmes
croulent sous les tâches ménagères pendant que les hommes « fument » et
commandent à haute voix. Elle rentre épuisée dans une maison envahie par une
ambiance insoutenable : elle s’évade à sa façon, dans ses évanouissements répétés
qui sont l’expression même d’une désorientation totale, d’ excès
qui
l’assomment.
L’enfermement est étroitement lié au déracinement de deux femmes qui
attendent l’arrivée de la Jeune Fille parce qu’elle apporte avec elle un peu de
l’extérieur dont elles sont privées. L’une est de Constantine, Zhora, l’autre de
Blida, Samira. Le nom des villes de Blida et de Constantine montre
un
éloignement à travers lequel s’illustrent aussi bien le déracinement de ces femmes
que le déséquilibre de la capitale sur laquelle pèse une très forte densité
démographique.
162
B-M.Tabti., Espace algérien et réalisme romanesque des années 80, op, cit, p335.
139
La
Jeune Fille réduit l’immeuble à une cage d’escalier, le mot cage
connotant l’emprisonnement, car c’est là que commence l’enfermement qui se
traduit par une sorte de désœuvrement et de résignation. Pour les femmes,
l’unique ouverture sur l’extérieur est la télévision qui les emprisonne un peu plus
chaque jour, dans leur foyer et dans leur mentalité. Les feuilletons étrangers
constituent pour elles une illusion d’évasion qui les plonge dans une forme de
passivité Les discours
qu’on leur impose trouve leur efficacité dans leur
répétition en vase clos.
La Jeune Fille appréhende de rentrer chez elle parce qu’elle prévoit toute
l’agitation et la réprobation que provoque son retour.
« Tout le monde crie en même temps à cause du coup de sonnette : elle pourrait
avoir sa clé, mais sa mère se sentirait humiliée et ses frères dépassés. Sacralisation de la
demeure "qu’on ne laisse pas seule", geste important d’ouvrir et de fermer la porte ; clé,
verrou, ça vient, la porte s’ouvre, soleil brutal, chaleur, les volets sont ouverts pour que sa
grosse belle-sœur puisse surveiller ses enfants qui jouent dehors, par la fenêtre. » (p13).
Le verrouillage est tel que l’ouverture de la porte prend un temps infini, à cause
de l’agitation que cela déclenche, depuis la porte qu’il faut atteindre jusqu’à la
« clé », puis le « verrou » pour qu’enfin « le soleil brutal » vienne à bout de la
porte. Cette agitation relève de l’automatisme, celui-là même qui caractérise la
fermeture de la demeure « sacralisée ». La brutalité du soleil se manifeste comme
une lumière qui surgit après une longue obscurité. La chaleur étouffante envahit
un « appartement plein » d’odeurs qui disent la promiscuité et l’absence de
convivialité. L’énumération des odeurs, des personnes et des bruits révèle une
sensation de répulsion qui émane du lieu du fait de l’entassement d’une famille
nombreuse dans une habitation où chacun s’isole dans un espace qu’il choisit ou
qu’il subit. Le champ lexical décrit le bouillonnement qui précède l’explosion : les
mères « fulminent », les gamins « bouillonnent » et les hommes « fument » : tous
les signes de cette agitation intérieure disent l’imminence d’une déflagration.
L’exiguïté
et
la
d’enfermement attisée par
promiscuité
des
du
lieu
intensifient
la
sensation
rapports de domination. Il en résulte une
140
animosité sourde qui emplit le lieu et rend son atmosphère invivable pour la Jeune
Fille, car elle veut s’exclure de cette maison où, retirée dans son coin, elle
observe les agissements de chacun. Parlant de ses frères, elle s’insurge
silencieusement contre leur violence verbale et leur velléité de domination.
« L’aîné crie après sa femme, il veut persuader tout le monde qu’il est le chef, de
bureau, de famille, de tout, il va lui demander, à elle, pourquoi elle a deux heures de
retard. »
La Jeune Fille est animée d’une colère contenue dans des réflexions intériorisées
comme autant de révoltes contre sa claustration. Elle ne peut s’empêcher de se
rebeller contre tous les membres de sa famille dont elle observe et juge le
moindre mouvement. Elle a mal de voir sa mère si résignée à subir la loi de ses
propres fils. La Jeune Fille voit avec une grande lucidité le danger que représente
un tel entassement , au sein d’une famille où les hommes sont assis à ne rien faire
et où les femmes s’affairent pour les servir, résignées, presque inconscientes de
leur aliénation à tant de soumission. Elle sait le danger que court une enfant dans
toute cette promiscuité qui réveille, parfois, les pulsions incestueuses d’un grand
-oncle, par exemple :
« Et cette petite qui (…) s’en va en miaulant se faire tripoter le derrière par son
oncle que ses rondeurs rafraîchissent, personne n’y voit rien à redire, elle n’est qu’un
jouet, une petite poupée. (…) Elle a vraiment envie de vomir. » (p13).
C’est une société où, au sein des familles, les valeurs ont été perdues et parfois
complètement inversées. H.Mitterand insiste sur la façon dont Zola construit
l’espace de « la transgression des frontières tacites sur lesquels repose l’équilibre
d’un monde. » (.64). Dans l’appartement, « les frontières tacites » pourraient être
le respect mutuel, d’autant plus important qu’il peut atténuer la situation difficile
de l’éxiguité d’une demeure familiale.
141
« Les personnages sont assignés à résidence, et le drame collectif ou privé naît
de l’invasion d’un espace interdit ou d’une impossibilité d’insertion dans un espace
répulsif, (…) ou d’une dépossession d’espace intime. »163
La « répulsion » est essentiellement due, pour la Jeune Fille, au fait de
vivre dans une maison à l’espace restreint où la vie en famille est dépourvue de
chaleur affective. En fait, tous s’ignorent les uns les autres. Le repli sur soi attise
les inimitiés et le mépris de l’autre : c’est la déconstruction de la cellule familiale.
L’espace domestique est « distribué » selon les rapports
de domination qui
régissent la vie à l’intérieur de l’appartement. Les liens familiaux se détériorent
jusqu’à l’éclatement de la famille dans ce qu’elle de plus symbolique : l’amour
filial : L’épilogue révèlera que la mère est internée par ses propres fils, parce
qu’ils « étaient du côté des assassins » On remarquera l’absence toute symbolique
du père dans cette famille, peut-être parce que son autorité aurait été usurpée par
les fils, une autorité que personne n’aurait osé contester, en d’autres temps.
Dans cet appartement, où elle souffre du chagrin de vivre », où elle
« ne parvient pas à dire à (sa mère) qu’elle l’aime, comme elle est, avec ses
mains qui font pousser les plantes, les robes des fêtes, le pain, les broderies ; la mère
pleure en silence et la Jeune Fille ne dit plus rien. Elle a mal à la poitrine, c’est le chagrin
de vivre. » (p18).
La Jeune Fille s’évanouit pour la énième fois, comme pour s’échapper
d’un monde qui l’oppresse. Dans la rue, elle
« voit la saleté, elle étouffe, elle angoisse de vivre cette sous-vie. Elle a la
nausée. (…) Elle qui ne touche pas à l’alcool, sombre dans le delirium de la ville
angoissée. (…) Les hommes n’ont pas de visages : ils ont des crachats. (…) Que se passet-il dans cette ville ? Elle se sent de plus en plus légère ; elle transpire, elle s’essouffle ;
peu à peu, ce centre ville (…) perd ses couleurs : noir et blanc. (…) Le son déserte la rue.
Le trottoir se lève lentement vers elle comme un mur, elle bouge dans un brouillard
gluant. » (p23)
163
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, p64.
142
Le médecin a diagnostiqué une dépression nerveuse pour cette Jeune Fille qui ne
tient plus en équilibre aussi bien dans la rue qu’à la maison .
Sa mère, venue de la campagne, croit au diagnostic du médecin car elle veut y
trouver un point d’appui, une certitude sécurisante qui représente pour elle une
sorte d’intégration à un monde auquel elle est restée étrangère, elle qui vient de la
campagne et réprouve néanmoins le « nomadisme » de sa mère.
Pour la Jeune Fille, l’« enfermement est d’autant moins supportable
qu’elle observe sans cesse le comportement de ses belles-sœurs qui en sont
réduites à « murmurer entre elles » dès qu’elles sentent « qu’il n’y a personne ».
La Jeune Fille s’abandonne dans « un laisser aller de son « corps », de toute sa
personne dans une solitude et une absence qui finissent par lui faire oublier
l’appartement
pour
l’enfermer
à
l’intérieur
d’elle-même,
l’amenant
progressivement à une abstraction du lieu et à une indifférence à sa claustration.
H.Mitterand explique
« Le personnage séjourne dans une sorte d’univers sans identité ni qualité, où il
s’est comme usé, (…) fané, dans la coupure de tout, au comble de l’impuissance et du
désintérêt ».164
I-1-3 : L’arrivée de Grand-Mére : un parfum du terroir.
Comme nous l’avons indiqué dans la première partie de ce travail, le
voyage du personnage marque une étape importante dans l’évolution dramatique
et la « carrière du personnage ». R.Bourneuf explique que « l’introduction de
personnages inconnus dans un espace clos peut avoir pour effet de l’ouvrir, ou du
moins d’en laisser entrevoir d’autres. »165
L’arrivée de l’aïeule est un événement fort, marqué par une animation
inhabituelle : l’appartement de la claustration s’en trouve transformé en « foyer »
d’autres lieux ouverts « à partir desquels rayonnent action et personnages. »166
164
-H.Mitterand, L’illusion réaliste, op, cit, p65.
-R.Bourneuf, « L’organisation de l’espace dans le roman »,op, cit, p86.
166
-Idem,, op, cit, p85.
165
143
L’entrée de la Grand-Mère a un effet immédiat dans cet appartement clos où la
mère tente d’imposer son autorité à sa fille par un geste de violence (p24).
L’arrivée de la Grand-Mère vient, de façon inopinée, interrompre un tel geste. À
sa façon, elle met fin à une confrontation mère/fille, par sa seule présence, et
préfigure une vie à la campagne placée sous le signe de l’échange et du respect
mutuel. La Grand-Mère fait une entrée très remarquée, avec son bâton notamment
qui, à une certaine époque, symbolisait l’autorité porteuse de valeurs et non celle,
stérile, qui s’exerce par la violence.
« La Grand-Mère arrive !La Grand-Mère est arrivée ! Elle a son bâton de
voyage, une foutah rayée autour des reins par dessus sa robe à larges fleurs, une main de
Fatima piquée dans son turban, où se fixe un voile court en dentelle blanche. Dans son
couffin, elle apporte une bouteille d’huile d’olive vierge, de l’eau de fleur d’oranger
qu’elle a distillée elle-même, un jeune poulet, des herbes pour la tisane, du serpolet, de la
sarriette, de la menthe sèche de son jardin. » (p24)
Plusieurs détails retiennent l’attention. La Grand-Mère entre dans cet espace sans
qu’il soit fait mention d’une sonnerie ou d’une porte qu’on déverrouille. La
maison s’ouvre à elle, le bâton lui trace la voie. Le lieu subit la force du
personnage. La Grand-Mère est décrite dans ce qu’elle a de plus distinctif : une
femme à la stature impressionnante, sans « hidjab », dans une ville où elle égaie
l’ambiance maussade qui pèse sur la capitale. Son habillement, d’un autre temps,
est à son image. « Sa robe à larges fleurs » apporte une note de gaîté non dénuée
de coquetterie. La « foutah autour des reins » signifie que c’est une maîtresse
femme, capable de porter la " ceinture des femmes", symbole d’autorité et de
hardiesse d’une féminité à toute épreuve qui sait traverser l’adversité dans
l’endurance et la dignité. Dans l’est algérien, on dit encore d’une femme de cette
trempe, qu’elle "porte une ceinture de femmes".
Son turban, comme nous avons eu à le souligner déjà, est un symbole de statut
social hautement respecté167. Il est d’autant plus significatif qu’il est porté par une
femme. Quant à
167
son couffin , il est empli de produits du terroir hautement
-M.Chebel, Dictionnaire des symboles musulmans, Rites, mystique et civilisation, op, cit.
144
symboliques. Ce sont des victuailles préparées par la Grand-Mère elle-même,
signes de son indépendance mais aussi de son labeur et du sacrifice que cela
représente pour cette dame pauvre qui a le souci des règles de bienséance
inhérentes à l’hospitalité qu’on lui accorde pour un court séjour. Cela dénote
aussi la perpétuation d’un certain art de vivre et la persistance de valeurs portées
par le bonheur de partager.
La vieille dame entre dans une maison les mains pleines, comme pour demander
une « permission d’accès », selon la formule de Ph.Hamon.
L’arrivée de la Grand-Mère, placée sous le signe des symboles, met en
évidence la force du personnage et les changements irréversibles qu’il va
provoquer. Ainsi, le « bâton de voyage », explique M.Chebel,
« Symbole d’autorité. Le bâton se transmet de génération en génération, car il
incarne la succession du pouvoir de la tribu Anciennement, le bâton et la chaire
représentaient la justice et l’oralité. Bâton, verge, baguette ou épée prennent cette
signification dès lors qu’ils sont mis entre les mains d’un souverain. Toute intronisation
en terre d’Islam comporte la présence d’insignes, parmi lesquels le bâton, le sceau.168
Ce signe est important dans le texte parce qu’il marque une indication temporelle
essentielle : cet objet n’est plus un signe distinctif et n’existe plus que dans la
tradition et la mythologie populaires.
D’autre part, la Grand-Mère vient parce qu’elle « elle a rêvé de sa petite fille et
s’inquiète de ce qui lui arrive » (p24). Son arrivée est dictée par son amour pour
sa petite fille.
Ce voyage
marque une « péripétie spatiale », selon la formule de
Ph.Hamon déjà cité.
« Le personnage étranger apporte avec lui un parfum d’aventure, un insolite qui
ouvre la porte à la rêverie des personnages "enfermés" et du lecteur », souligne
R.Bourneuf qui voit dans l’entrée « d’un personnage nouveau, à un moment de l’intrigue,
le déploiement d’autres lieux, de milieux plus ou moins lointains auxquels renvoie parfois
168
-Idem.
145
le narrateur pour éclairer le passé des personnages et pour introduire de nouveaux ressorts
dramatiques.169 »
Une seule page est consacrée à l’arrivée de la Grand-Mère. Une phrase longue et
à peine ponctuée de points-virgules, dit la transformation radicale que
l’appartement subit pendant le séjour de la vieille dame.
« L’ambiance de la maison change : on lave plus soigneusement le sol chaque
matin, on abaisse la bâche ou le volet pour garder un peu de fraîcheur, les belles-sœurs
parlent à voix basse et retiennent leurs enfants et même la cérémonie du café retrouve un
faste oublié ! » (p24)
Le lieu irradie de sérénité et de lumière à travers la propreté et les gestes
harmonieux déployés pour la vie de tous les jours. La Grand-Mère apporte avec
elle la force d’un art de vivre ressuscité par sa seule présence tranquille, symbole
d’équilibre. Sa force intérieure se lit dans son instinct maternel qui l’avertit, en
rêve, que sa petite fille va mal. Le contraste est saisissant entre les membres d’une
famille qui s’ignorent dans la promiscuité et l’invective et l’amour de l’aïeule
pour une petite fille qu’elle ne voit pas souvent et qu’elle vient secourir quand elle
la « rêve » malade. C’est son bon sens paysan et son amour qui font autorité
quand elle réfute la « dépression nerveuse » du médecin et « déduit que la petite
n’est pas heureuse là où elle est, et que cette ville pourrie est en train de la tuer. »
Elle « s’entête et dit que tout ça passera lorsque la petite marchera pieds nus sur la
terre ! » c’est à dire quand elle sera chez elle, au contact de la terre de l’ancêtre.
La Jeune Fille s’en va à la campagne en cette veille de rentrée
universitaire. Il faut noter toute la part d’émotion que revêt l’arrivée de la GrandMère.
Avec l’arrivée de Nedjma, la narratrice veut parler d’un passé encore
proche à travers lequel elle veut rappeler au lecteur, non sans violence, que des
valeurs ont été dilapidées.
169
-R.Bourneuf, « L’organisation de l’espace dans le roman, » op, cit, p87.
146
Sous le titre « La grand-mère : dernière figure de l’espace patriarcal »,
Nadjet Khadda explique l’importance que M.Feraoun accordait à la stature
morale de la grand-mère Tassadit
« Si dans la famille algérienne en général et kabyle en particulier, les femmes
prennent de l’autorité à mesure qu’elles prennent de l’âge, (…) l’importance du rôle de la
vieille Tassadit tient aussi à ses qualités intrinsèques et à sa capacité à maintenir la
coexistence sous le même toit des familles de ses deux fils. Le rôle nourricier de la grandmère, rempli "avec le souci constant de l’intérêt commun" (p20) parvient à maintenir le
mode de vie patriarcal et sauvegarde les fonctions que l’ancienne société reconnaissait
aux femmes et dont le nouvel univers économique et social tend à les déposséder ». 170
On pourrait noter dans cette éventuelle intertextualité un hommage à
M.Feraoun, sous la forme « d’un dialogue solidaire »171 teinté de nostalgie de
l’époque d’une « Algérie pauvre, digne », dans laquelle s’inscrit l’œuvre de
l’écrivain-instituteur dont H.Djabali dit :
« C’est vers quinze ans que Rilke et Artaud vont agiter mon adolescence et
Mouloud Feraoun et Fatma Ait Mansour me calmer et me rassurer (me permettre de)
retrouver un monde connu, écrire le vrai, comme ça, avec une application d’écolier, de
l’écriture "utilisable", des vies que je comprenais. 172»
170
-N.Khadda, in Représentation de la féminité dans le roman algérien de la langue française,
O.P.U , Alger, 12 91, p56.
171
-Algérie : « Femmes, histoire et politique par Vera Loca Soares » in Nouvelles écritures, Études
littéraires maghrébines n°15, Paris, Éditions L’Harmattan, Paris, 2001, sous la direction de Ch
Bonn, N.Redouane etY.Benayoun-Szmidt, p202.
172
- Ch.Achour, « Portrait d’Hawa Djabali…. » in Noûn Algériennes dans l’écriture, op, cit,
pp149
147
CHAPITRE II : LE VILLAGE DE NEDJMA
« Tu restes éternellement nôtre, éternellement avec
nous, tout près de nos mains calleuses, de notre
misère, de nos rêves, de nos rires, montant avec nous
des chemins qui grimpent jusqu’au ciel, nourri des
mêmes neiges, la tête ivre du même soleil, le cœur
même des sèves… »173
M.Mammeri.
173
- Ch Achour, « Présentation : M.Mameri s’adressant à M.Feraoun » in Les chemins qui montent
de M.Feraoun, Alger, Enag/Éditions, 1998(2ème édition), p7.
148
II-1 : RETOUR À LA SOURCE DE L’ANCÊTRE
« Il faut monter puis redescendre pour atteindre la maison qui s’adosse à la
colline. » (p27). La maison ainsi présentée est une « enseigne » qui informe sur le
village et Nedjma. Avant de présenter la maison de
Grand-Mère Nedjma,
soulignons qu’elle s’impose : elle ne partage son espace avec aucune autre
habitation. L’article défini et le verbe pronominal la présentent comme une
demeure unique en son genre, personnifiée, associée à l’image de la femme qui
l’habite : résistante, ardente, robuste, sécurisante : « Ses murs renvoient la chaleur
comme une brique au feu » (p27) Elle se fond dans un milieu naturel dont les
composantes s’enchevêtrent dans l’harmonie. On est déjà là dans la fusion de
l’être humain et de son milieu naturel.
« Les murs renvoient la chaleur comme une brique au feu, jusqu’à rendre le
paysage flou. Pourtant, dès que la maison est contournée, il y a ce coin, devant la porte :
cette vigne épaisse de la surface d’une grande pièce d’habitation et qui va s’enlacer au
figuier. Ici l’ombre est paradisiaque ; le mur est blanchi à la chaux bleutée, des tournesols
délimitent l’endroit, un jasmin et un rosier plantés de chaque côté de la porte montent se
dire bonjour sur les petites tuiles rondes, vieux rose, et les vielles mousses du toit. Il y a
aussi, , portée par un treillis de roseaux, une plante grimpante pleine des squelettes
filandreux, de ses courges longues, lavettes pour le bain qui font si bien mousser le savon.
(…) Grand-Mère introduit l’énorme clé dans la grosse serrure de la porte patinée. » (27)
On peut souligner que le discours s’estompe peu à peu pour laisser place à la
description, ce qui révèle l’observation d’un regard, l’expression d’une conscience
attentive au moindre détail qui caractérise le lieu. C’est là une marque de stabilité
qui naît d’une sensation d’euphorie, de bien-être.
Description longue, donc, lente, détaillée, poétique, rendue par un regard
émerveillé et attentif à l’enroulement des plantes qui constituent les frontières
naturelles entre les différents côtés de la maison. Premier contact avec le monde
rural que ce regard mais il serait insuffisant sans un contact physique, charnel
avec la terre des ancêtres :
149
« le sol de terre battue arrive sur elle à toute vitesse. (…) Elle tombe. (…) elle est
presque en sécurité, elle se détend, elle accepte de tomber pour toujours. Mosaique verte
et or : un vitrail ? L’envers des feuilles du figuier sous lequel elle est allongée. » (p28).
La lumière de ce moment s’ajoute à la lumière intérieure et à l’émotion
qui submergent la Jeune Fille dès son entrée sur le sol des aïeux dont elle boit
« l’eau fraîche » pour y prendre ancrage, comme l’a fait son ancêtre lointaine le
jour où elle a trouvé une source de vie, l’eau.
La description de la maison est faite dans une succession de phrases structurées
qui rend le pittoresque à travers les comparaisons qui peuvent restituer le plus
fidèlement possible ce que voit la Jeune Fille. G.Bachelard analyse ainsi cette
« représentation extérioriste » :
« D’abord ces anciennes maisons, nous pouvons les dessiner, en donner par
conséquent une représentation qui a tous les caractères d’une copie du réel. Un tel dessin
objectif, détaché de toute rêverie, est un document dur et stable qui marque une
biographie. Mais cette représentation extérioriste, (…) la voici qui se fait insistante,
invitante et que seul le jugement du bien rendu, du bien fait, se continue en contemplation
et en rêverie. La rêverie revient habiter le dessin exact ».174
Le présent de narration inscrit cette année passée à la campagne dans un
présent éternel, telle une tranche de vie impérissable dans laquelle la narratrice
s’immerge pour se couper d’un passé si proche et d’un présent encore sanglant.
Le présent place cette période hors du temps.
G.Bachelard insiste sur les forces conjuguées de la mémoire et du souvenir pour
reconstruire la maison « perdue » du passé.
« Avec quelle force (les) poètes nous prouvent que les maisons à jamais perdues
vivent en nous. En nous, elles insistent pour vivre, comme si elles attendaient de nous un
supplément d’être. Comme nous habiterions mieux la maison !Comme nos vieux
souvenirs ont subitement une vivante sensibilité d’être ! (…) Une sorte de remords de ne
174
-G.Bachelard, La poétique de l’espace op, cit, p59.
150
pas avoir vécu assez profondément dans la vieille maison vient de l’âme, monte du passé,
nous submerge. »175
II-1-1: La maison de Nedjma : « le nid »
Cette année, qui correspond à une année universitaire, commence « au
bout de l’été », juste avant l’automne, période de préparation d’une vie nouvelle.
La Jeune Fille évolue dans une maison où sa « Grand-Mère » s’affaire dans tous
les sens en « chantonn(ant). C’est une ambiance nouvelle pour la jeune citadine
qui voit sa grand-mère travailler dans la bonne humeur, ce qui contraste avec
l’atmosphère pesante de l’appartement algérois. Elle laisse sa petite fille prendre
ses marques dans la maison sans rien évoquer de sa « maladie ». La Jeune Fille,
elle, passe en revue toute la maison et en répertorie les multiples objets qui disent
la vie de sa grand-mère et les souvenirs d’un bonheur perdu qu’ils ressuscitent.
« La présence (…) d’objets, indiquent M.Butor, peut prendre valeur de signe »176.
Avec ces « objets », la Jeune Fille se rapproche d’une maison caractérisée par sa
spécificité rustique et par tous les objets de la vie rurale au quotidien dont elle
veut saisir et préserver les souvenirs dans lesquels elle puisera plus tard la force
pour « continuer à faire son métier de femme : rester de bout » La Jeune Fille
passe en revue tous les objets, un à un parce qu’elle les reconnaît tous :
« Quatre coffres anciens, deux sculptés, deux qui furent peints., contiennent tous
les trésors de la vie de Grand-Mère (…) Il faudra un de ces jours qu’elle aille de nouveau,
comme lorsqu’elle était petite, y mettre le nez. »(p29).
Citons encore G.Bachelard, surtout dans cette deuxième partie du roman, car il
axe son analyse sur les espaces perdus qui, ravivés dans la sublimation, disent un
« paradis perdu ». Parlant du « nid » comme symbole d’un espace de confort et de
protection, toujours circonscrit dans la logique de la réminiscence, il affirme :
175
176
-Idem, p65.
-M.Butor, Essais sur le roman, op, cit, p52.
151
« Les deux images : le nid calme et la vieille maison, sur le métier des songes,
tissent la forte intimité. (…) Mais pour comparer si doucement la maison et le nid, ne
faut-il pas avoir perdu la maison du bonheur ? (…) Si on revient dans la vieille maison,
comme on retourne au nid, c’est que les souvenirs sont des songes, c’est que la maison du
passé est devenue une image, la grande image des intimités perdues. »177
La Jeune Fille s’attarde devant la photo du grand-père dont elle remarque,
émerveillée, « le chapeau resté suspendu, immense, superbe, travaillé de paille et
de feutres multicolores. » (p30).Les qualificatifs qui décrivent le chapeau dénotent
l’euphorie de la Jeune Fille, une sensation de bonheur dans un espace familial où
chaque objet vaut par un souvenir heureux. La Jeune Fille pourrait voir dans la
préservation de cette photo l’amour qui unissait ses grands-parents.
.
La Jeune Fille va nouer des liens très forts avec une femme hors du
commun qui a connu la vraie passion avec un homme avec lequel elle a appris
l’importance du respect, de l’indulgence et du bon sens dans une relation de
couple, autant de valeurs qui se placent au-dessus de la convention sociale et des
tabous. L’instant est fortement symbolique qui met en scène la Grand-Mère et sa
petite fille pour lui raconter son histoire
d’amour
avec son grand-père et
comment l’amour d’un homme peut transformer une femme en un être sain et
équilibré, fort d’amour, de générosité et d’indulgence, loin de toute volonté de
domination.
« Quand ton grand-père vivait, parce qu’il riait j’aimais tous les enfants, (…)
parce qu’il me parlais j’écoutais les vieilles, parce qu’il me caressait je regardais les
femmes avec tendresse, parce qu’il était puissant je pouvais regarder les hommes avec
amitié, sans convoitise. (…) Ça te fait vivre au-dedans, et tu n’as plus envie d’être
méchante". » (p92).
L’alternance des pronoms « il/je » symbolise la force d’une autre forme
d’échange, le dialogue qui engendre l’épanouissement. La maison de la GrandMère apparaît, de prime abord, semblable en bien des points à celle de Aicha, une
maison « adossée » à une colline et entourée d’une vigne et d’un figuier.
177
-G.Bachelard, La poétique de l’espace, op, cit, p100.
152
Dans cette demeure où rien n’a changé, la Jeune Fille porte un regard neuf
sur un univers où elle peut désormais se fondre Très symboliquement, elle se
défait de tous les artifices de la citadine qu’elle est, sous l’œil bienveillant de sa
Grand-Mère. « Elle se dénoue » de tous ses vêtements, de ses bijoux qu’elle ôte
pour entrer dans un monde naturel, aérien, paisible dans son dénuement même.
« enfile un vieux saroual, une gandoura fleurie, usés, usés, elle donne trois tours
à la ceinture de laine » (p30), une ceinture emblématique. « La Jeune Fille est arrivée
enfin ! Il ne lui faut qu’une couverture pliée sur la natte, un coussin de laine…La maison
de terre est si fraîche, elle ferme les yeux… Grand-Mère dépose un drap fin sur elle à
cause des mouches… Elle dort. »(p30)
La libération est fortement marquée par l’image de la Jeune Fille qui laisse
son corps nu, sous les vêtements, première étape d’une décontraction, signe de
liberté pour
« la Jeune Fille (qui) ne porte plus ni slip ni soutien-gorge :
découverte ! cela la délie : délie, délie, petit délit.(…) Ne pas dire ? Ne pas dire !
Me délivre !" »(p32).
La Jeune Fille est portée par une forte sensation de bien-être et de liberté dans la
maison de sa Grand-Mère : elle se laisse aller à se dévêtir, comme pour libérer son
corps longtemps enfermé. La Jeune Fille se défait de ses vêtements de ville de
façon
spontanée comme le souligne l’alternance de courtes exclamations et
d’interjections
proches
d’onomatopées
volubiles
qui
expriment
aussi
l’étonnement.
II-1-2 : La grotte de la guérison : une naissance à soi.
Ce nouveau voyage, à dos-d’âne, marque une étape nouvelle dans
l’évolution de la trame romanesque au rythme lent qui s’harmonise avec le
paysage qui se donne à voir dans un espace naturel. Cette séquence souligne le
contraste avec le trajet relativement très court que la jeune Fille effectuait dans un
véhicule vétuste, éprouvant et annonce un changement profond dans la vie de la
jeune citadine
153
Le « voyage » pour la grotte est un rituel qui fait entrer la jeune algéroise dans un
monde où se mêlent indifféremment le mystique, le profane, le païen , tout ce qui
fait la culture d’une communauté libre de tout fanatisme.
Le voyage à dos d’âne se présente comme une expédition, une sorte de pèlerinage
qui exige un parcours difficile auquel on se prête avec sérieux. C’est le
cheminement vers une quête importante. Alors c’est un événement que la GrandMère prépare avec soin : victuailles, couvertures, habits neufs :
« deux grands paniers, (…) un bon morceau d’encens, des allumettes, des
bougies, (…) du blé et des pois chiches grillés réduits en poudre et mêlés à du miel brut, à
du beurre de chèvre frais (…) Elles ont toutes deux leurs plus neufs foulards de tête, leurs
meilleurs ceintures de laine. (…) Monter, redescendre, (…) rejoindre la piste d’ocre rose.
(…)Le sentier descend, face à la mer qu’on croit proche. (….) Ce petit sentier procure une
euphorie particulière : survoler la mer et l’horizon qui se cachent derrière les petites
montagnes. (…) quelle fête ! » (p33).
Les détails sont nombreux, énumérant, plus que des objets, le souvenir de ces
objets à travers la profusion des détails ; le voyage à dos d’âne se charge d’un
« parfum d’aventure » ; dans le calme de la campagne des sensations intenses
marquées par leurs parfums, leurs couleurs, leurs goûts tranchent avec le tumulte
et le rythme effréné de la vie à Alger.
« Dans certaines œuvres romanesques, relèvent R.Bourneuf et R.Ouellet, la
nature ou les objets entretiennent des relations très profondes. (…) On a souvent souligné
l’étroite concordance entre la nature et la vie psychologique des personnages des récits
178
d’André Gide ».
La Jeune Fille vient d’entrer dans un univers caractérisé par une nature qui
s’impose par sa beauté mais aussi par certaines difficultés qui l’obligent à
s’adapter, à surmonter les contraintes pour pouvoir apprivoiser cette nature : c’est
une sorte d’initiation qui lui permet de se familiarise avec un milieu qui lui offre
alors toutes ses richesses.
178
-R.Bourneuf et Real Ouellet, L’univers du roman, op, cit, p157.
154
C’est, « criant à la brûlure de la pierre » que la Jeune Fille commence sa
thérapie, les « pieds nus, sur la terre » comme l’avait préconisé sa Grand-Mère à
Alger. L’euphorie, la vivacité et l’émerveillement de la Jeune Fille contrastent
fortement avec son apathie, quand, dans l’appartement algérois, elle s’étiolait.
« elle s’en va de rocher en rocher, se laisse glisser par une ouverture étroite et
pénètre dans une immense grotte marine !Large bordure de pierre, échancrures dans la
voûte, jeux de lumière, algues incroyables, coquillages, anémones de mer somptueuses de
gros rubis ! Éclat Véronèse de l’eau sur le sable si fin du fond, jeux d’algues vertes,
brunes ,roses ! Paradis ! La Jeune Fille, subitement heureuse, (….) s’assied épanouie
devant sa Grand-Mère. » (p34).
On est ici dans une description débordante de lyrisme qui donne aux
objets décrits des images d «’irréalité », selon l’analyse de G.Bachelard qui met
l’accent sur la propension du poète à transformer l’espace « aimé » en univers
irréel.
La Jeune Fille est émerveillée de voir un espace aussi insolite, sous la mer et dans
le prolongement de la terre, avec un éclat qui donne au lieu une lumière qui
viendrait illuminer une conscience, un état d’âme proche de l’extase.
D’autre part, « l’échancrure dans la voûte » rappelle la configuration d’un
hammam qui laisserait filtrer la lumière du jour tout en préservant l’intimité du
corps et de l’être, une fusion entre le lieu et l’individu, entre le fœtus et la cavité
utérine. La Jeune Fille va entrer dans un monde aquatique qui se trouve être le
premier espace de vie de l’être humain. D’ailleurs « l’étrangeté du lieu » n’a pas
échappé à la Jeune Fille qui
frissonne et regarde sa Grand-Mère d’un air
interrogateur. « La grand-Mère parle :
"Autrefois, on pensait que cette grotte était habitée…. Lorsqu’une femme avait
des idées bizarres, une conduite insensée ou simplement une tristesse qui ne voulait pas
partir, enfin quand elle était…
-Un peu décalée ? (…)
On l’amenait ici, on suppliait les invisibles qui s’étaient emparés d’elle de retourner avec
leurs semblables, au fond de l’eau, dans cette grotte et…(…)
155
-Cette grotte, ça fait partie du traitement que tu veux m’appliquer ? Regarde-moi ! Ne
mens pas !" »(p34).
La grotte est habitée par des esprits féminins qui ont le pouvoir de guérir des
femmes « décalées », selon le mot de la Jeune Fille. La jeune citadine se prête à ce
rituel. Le dépaysement la rend heureuse et enthousiaste à l’idée de rencontrer des
lieux insolites, jamais vus.
Arrêtons-nous à l’explication de la Grand-Mère, ou plutôt à sa croyance.
Elle rappelle le symbole de la grotte tel que l’explique M.Chebel
« Les grottes jouent un rôle
(…)dans la retraite spirituelle et dans les cultes
païens..(…) Henri Bosco note, dès 1920, qu’on y cherche aujourd’hui, comme il y a mille ou
deux mille ans, l’expulsion des mauvaises influences. (…) l’on y adresse des biens terrestres
(…) Rite primitif, donc, la grotte l’est (…) par le symbolisme spatial dont elle est affectée :
retour aux origines, régression cathartique, repli initiatique dans le monde souterrain .C’est là
qu’a lieu le rite d’incubation (istikhara), ainsi que la révélation coranique (wahyi , ihya). (…)
En Kabylie, on chante et on claque des mains devant l’ouverture de certaines grottes.179 »
.
Nous avons retenu une grande partie de l’explication de M.Chebel parce qu’elle
englobe à la fois les dimensions sacrée et païenne de la grotte et confère à sa
symbolique un caractère
universel. Ce passage s’inscrit dans une sorte
d’innocence primaire qui entoure certaines croyances populaires qui rythment la
vie des communautés en leur donnant de multiples occasions de se rassembler
pour adoucir le quotidien. On peut parler alors de culture populaire fondée sur la
force du mythe.
C’est avec beaucoup d’enthousiasme que la Jeune Fille « va plonger, et
avec plaisir encore ! et sans tenir (une) ceinture ! et sans personne pour
(lui)enfoncer la tête ! ».(p34). On peut relever ici la vitalité de la jeune citadine
qui s’apprête à vivre une aventure en entrant dans un espace nouveau : un univers
aquatique souterrain.
C’est tout un rituel que la grand-Mère prépare avec application pour créer
une atmosphère mystique en brûlant de l’encens et en allumant des bougies. La
179
-M.Chebel, Dictionnaire des symboles musulmans, op, cit, p188.
156
« taména » célèbre une naissance, celle de La Jeune Fille qui doit se régénérer en
se débarrassant de tout ce qui l’a oppressée à Alger, le bain étant stimulant et
apaisant, c’est du moins ainsi que la Jeune Fille perçoit l’immersion dans l’eau
marine de la grotte. Dans un premier temps, elle se prête au jeu, et, à mesure
qu’elle évolue dans les profondeurs de la grotte, seule, elle est effrayée par des
murmures, des voix.. Cela expliquerait que la jeune citadine, d’abord incrédule,
finisse par constater elle-même que ces esprits féminins existent. De cette
manière, la Jeune Fille vient s’intégrer à tout ce qui régit la vie au village de son
ancêtre.
Cet espace éclairé aux bougies révèle la force de la croyance
en la
présence d’esprits féminins qu’on sollicite aujourd’hui pour la « guérison » de la
jeune citadine. La féminité des esprits confère au lieu une intimité qui se veut
promesse de confidentialité et de solidarité. Ce rituel célèbre aussi le bain dans
une « eau purificatrice, régénératrice(…) et fertilisante (qui) est (…) une pratique
attestée de la Méditerranée à l’Extrême- Orient, sur plus de trois mille ans
d’histoire.180 ».
Cette précision est intéressante car elle place la cérémonie au-dessus du dogme
religieux, et qu’en Algérie, à l’instar d’autres pays, se perpétue
la
culture
universelle de ces mêmes rites.
« Elle descend, c’est tiède, c’est puissant, elle plonge jusqu'au fond qu’elle ne
savait pas si loin.(…) Elle touche enfin le sable si fin, l’effleure du bout des seins, y frotte
son ventre, y retourne pour remonter et dans ce mouvement, voit son algue à elle, toute
foncée (le cordon ombilical ?), entre les jambes. (…)Elle entend comme une musique.
(…) Soudain, elle a peur, sans raison. (…).(…) Tout à coup un bruit de foule, un bruit de
voix, voix de femmes qui chuchotent et murmurent , murmure intolérable. (…). Elle sent
180
-Jean chevrier et A.Cheerbrant, Dictionnaire des symboles, op, cit.96.
« La vertu purificatrice et régénératrice du bain est bien connue et attestée, au profane comme au
sacré, par des usages, chez tous les peuples, en tous lieux et tous temps. On peut dire que le bain
est universel, le premier des rites sanctionnant les grandes étapes de la vie, notamment la
naissance, la puberté (la mort).La symbolique du bain associe les significations de l’acte
d’immersion de l’élément eau. (…) Cette immersion (…) volontaire intervient dans le temps vécu
comme un hiatus, une solution de continuité, ce qui lui confère obligatoirement une valeur
initiatique. ».
157
qu’elle vibre dans un grand vertige. (…) Le frais de l’air, ouvrir la bouche, respirer. (…)
Elle ouvre les yeux avec le sentiment d’avoir dormi longtemps. » (p35)
Les dernières lignes illustrent l’image d’une naissance :la Jeune Fille
« ouvre les yeux » comme après un long sommeil, « ouvre la bouche, respire ».
Le texte comprend deux parties contrastées. La première, rationnelle, dirionsnous, met en scène une nageuse intrépide qui va « jusqu’au fond du sable si fin ».
Elle semble douter, peut être de l’existence même d’esprits féminins
C’est
l’attitude d’une citadine instruite acquise à la rationalité des choses.
La deuxième partie vient la surprendre dans son assurance cartésienne et la fait
entrer, effrayée, dans ce monde souterrain bien vivant, animé « d’un bruit de
foule, bruit de voix de femmes qui chuchotent et murmurent. ». On ne peut
exclure de ces rites un profond attachement à la notion de partage et de
communication à travers le rassemblement dans lequel s’effectuent ces rites.
Néanmoins, on peut encore noter, ici, dans ce « bruit de foule, un bruit de voix,
voix de femmes qui chuchotent et murmurent », un écho à d’autres
voix de
femmes « qui de "chuchotements" en "murmures", constituent et transmettent la
mémoire. »181.
La narratrice voudrait peut-être aussi rendre hommage à toutes ces voix
de femmes qui vivent désormais dans les croyances populaires qui les ressuscitent
en les célébrant dans leur pouvoir de guérison.
Dans ces profondeurs marines, aquatiques, le corps féminin se découvre à
lui-même et révèle une sensualité nouvelle, née de la nudité du corps au contact
naturel de l’élément eau et de ce qui s’y trouve, comme cette « algue qui lui
caresse la taille, (….) le sable si fin (qu)’elle effleure du bout des seins, y frotte
son ventre ». Le corps libère des sensations multiples qui sont réveillées par les
mouvements conjugués de l’eau et du corps nu.
En outre, il y a dans ce bain aux sensations contrastées le rapport de
l’humain au monde naturel, notamment à celui des profondeurs et des
« immensités ». Là, il prend conscience de sa vulnérabilité et apprécie, dans les
181
-Bouba.Mohammedi-Tabti, « La littérature féminine, " Regard sur la littérature féminine
algérienne" » in Algérie Littérature /Action n°69-70, Marsa/Éditions, mars-avril 2003, p79.
158
multiples mouvements de son corps, une abolition des frontières présentes dans le
monde terrestre caractérisé par la délimitation de l’espace individuel. Le monde
aquatique est cet « espace du dedans » que sont, selon G.Bachelard, le désert et la
mer entre lesquels il établit une analogie de l’immensité et de l’infini. Le corps
immergé dans les profondeurs de l’eau marine de la grotte, se défie en se
mesurant, dans une grande solitude, à l’immensité aquatique. D’autre part, il y a
dans ces « immensités » une notion d’absolu, d’infini avec lesquelles le corps
humain, porté par le mouvement de l’eau, trouve une communion.
« (Diolé a longtemps vécu, délicieusement vécu les expériences de la plongée
en eau profonde. L’Océan est devenu pour lui un "espace". À 40 mètres sous la surface de
l’eau, il a trouvé " l’absolu de la profondeur", une profondeur qui ne se mesure plus.(….)
Dans cette conquête de l’intimité de l’eau, on en vient à connaître dans cet espacesubstance un espace à une dimension. Une substance, une dimension. Et l’on est si loin de
la terre et de la vie terrestre, que cette dimension de l’eau porte le signe de l’illimité.
Chercher le haut, le bas, la droite ou la gauche dans un monde si bien unifié par sa
substance, c’est penser. (…) Descendre dans l’eau (….) c’est changer d’espace, et en
changeant d’espace, en quittant l’espace des sensibilités usuelles, on entre en
communication avec un espace psychiquement novateur.182 »
À sa sortie de cet « espace psychiquement novateur », la Jeune Fille
« s’étale nue au soleil sur une pierre brûlante », comme si elle voulait prolonger ce
moment de fusion avec l’eau de mer, les esprits féminins et son corps nu qu’elle
vient de découvrir dans une sensibilité nouvelle. Alors « elle goûte seulement le
plaisir de son intégrale nudité et se demande pourquoi un petit maillot de bain
réussit habituellement à la priver de cette parfaite joie d’exister. »(p36).
La jeune citadine découvre un univers nouveau où la pudeur réside aussi
dans la notion du respect de l’espace de chacun, dans l’ouverture d’esprit des
femmes de la campagne qui, autrefois, « se baign(aient) nues parce que « les
hommes respectaient (leurs) coins ». Elle éprouve une certaine plénitude à
dénuder son corps qui se fond dans l’harmonie d’un monde naturel où le regard de
182
« L’immensité intime : Ph..Diolé, Le plus beau désert du monde , Albin Michel, p178)» in La
poétique de l’espace, op, cit,p186.
159
l’autre n’est pas perçu comme voyeur. D’autre part, la notion de respect est
étroitement liée à celle du partage d’espace. « Je ne crois pas (qu’ils se cachaient
pour nous) regarder…Et puis s’ils l’avaient fait, tant mieux pour eux, ça ne
prenait rien à personne ! » (p36), déclare la Grand-Mère,
exprimant un
« raisonnement à peine croyable » pour la Jeune Fille. Pour la Grand-Mère, c’est
l’assurance d’un espace féminin sacré. » (p36).
On pourrait noter que depuis que la Jeune Fille est à la campagne, le récit
évolue en mettant en évidence les contrastes : à l’exiguïté de l’appartement
algérois s’oppose la maison de Nedjma qui trône seule sur la colline. Tout cela
agit comme un apaisement à la vie trépidante d’une capitale surpeuplée, les
sentiments d’oppression et de mal-être qu’on peut y ressentir.. La narratrice veut
aussi montrer combien il peut être agréable de vivre en milieu rural, condamnant
ainsi l’exode rural qui s’est avéré négatif, surtout dans l’équilibre fondamental
d’un pays dont les vraies valeurs ont été supplantées par des interdits et des
contraintes de tous ordres.
Quant à la Jeune Fille, maintenant que ses « pieds » ont touché la terre
« brûlante », elle est entrée dans le monde rural qui vit selon les règles conjuguées
d’un univers naturel féminin que les femmes de la campagne animent de leur
quotidien
laborieux,
pénible souvent, qu’elles essaient d’adoucir en se
rassemblant toujours autour de la rivière pour la lessive, dans l’oliveraie pour la
cueillette des olives et la fabrication de l’huile. C’est le monde rural qui
fonctionne selon des valeurs qui lui sont propres et que les femmes perpétuent :
l’échange, le partage, la convivialité, la communication.
II-1-3 : La rivière : un lieu de rassemblement de femmes.
« Ici, laver représente quelque chose en soi ». Plus qu’un rituel, c’est une
manière d’être, de s’affirmer au sein du groupe auquel on appartient. Chaque
femme a son coin au bord de la rivière comme on a son lieu de vie dans sa
communauté. La rivière est un bien naturel qu’il faut savoir se partager sans se
l’approprier : c’est un patrimoine.
160
« Pour faire la lessive dans ces montagnes, il faut d’abord se procurer du savon
et organiser une expédition à la rivière.(….) Les femmes y vont ensemble(…)
plaisantant, presque enthousiastes. (…) Ce qui rend les citadines hargneuses, coincées
dans de si étroites salles de bain, reste encore un geste normal pour ces femmes solides
qui transpirent l’odeur du thym. »(p42).
Un court discours interrompt le récit pour mettre en valeur la capacité des
femmes rurales à s’organiser pour travailler ensemble, dans la bonne humeur.
L’image peut paraître idyllique, elle n’en illustre pas moins les valeurs qui
régissent la vie en communauté, telles que le respect de la place de chacun, le
partage des tâches, la solidarité,
alors que les citadines « hargneuses » ne
prennent pas le temps d’apprécier certains privilèges tels que la machine à laver,
par exemple.
Ce passage montre comment des femmes s’affairent, avec les mêmes gestes,
reproduits dans une succession de verbes d’action
exprimés au présent
d’habitude. Elles préparent les mêmes objets, les mêmes matières pour exécuter,
chacune, la même tâche : laver son linge. La notion de partage est significative
dans ce même mouvement que ces femmes déploient, jusque dans leur
enthousiasme qu’elles tiennent à préserver pour adoucir une besogne laborieuse et
ingrate: en plein air, au bord de la rivière, elles choisissent un espace dont elles
disposent selon des règles qu’elles ont élaborées ou héritées de leurs aînées et
qu’elles continuent de respecter.
Pour la jeune citadine, c’est d’abord un « troupeau », symbole d’union et
d’unicité, un troupeau impressionnant dans son aptitude à se discipliner et à
s’organiser de façon à ce qu’« au bord de l’eau, chaque famille( ait) sa pierre et
ses commodités : celle de la Grand-Mère est grise et polie, une belle
roche ».(p42). L’adjectif « polie » révèle l’ancienneté de la « pierre » de la GrandMère et la notion de respect des aînées qui assurent la perpétuation de ces
valeurs. H.Mitterand commente l’analyse d’Erving Goffman selon lequel, dans un
groupe donné,
161
« l’usage momentané ou permanent d’un territoire implique une série complexe
de droits, de procédures, de rites, (…), de comportements divers : on jalonne sa réserve
d’espace, on délimite sa place, on prend son tour pour gagner sa place qu’on repère ou
qu’on a acquise, on s’y installe, on y dispose ses objets et ses marques.183
Ainsi la Jeune Fille, « une citadine, (…) presque une étrangère, (…) se
coule, discrète dans le troupeau. »(p42). Elle prend soin de ne pas troubler un
ordre qui s’est mis en place depuis longtemps avec le respect des aînées : trois
générations de femmes sont rassemblées de part et d’autre de la rivière. Quand les
belles-mères recommandent de laisser propre l’eau qui sert aux ablutions, les plus
jeunes continuent à laver là où elles pensent que c’est moins pénible pour elles.
Tout cela se traduit par des échanges d’avis contradictoires qui ne finissent pas
par des antagonismes mais par des éclats de rires. Les jeunes paysannes sont
éprises de liberté et le disent à leur façon, pendant que dans les appartements, les
citadines, prisonnières des feuilletons de télévision, se refusent tout dialogue et se
replient sur elles-mêmes. L’échange s’exprime entre deux générations de
femmes : celles de la vieille génération « protestent » pour que la propreté de
l’eau de la rivière soit préservée, « l’eau souillée revenant à la terre » (p43), alors
que la jeune génération affirme sa volonté d’utiliser la rivière selon sa priorité :
finir le plus vite possible leur lessive. Ce qui ressort, dans ce passage, c’est le
dialogue, la communication, l’échange avec l’autre, ce qui a disparu dans certains
milieux urbains que symbolise Alger.
Entre « la conversation (qui) repart » et « la mousse » , la lessive se
poursuit dans une solidarité entre le « linge » qui « claque » , « les fronts qui
transpirent » et « le feuillage du bord de l’eau » qui « tamise le soleil » pour
protéger ces femmes que la rivière a adoptées. Analysant le rôle unificateur de la
rivière, dans la Colline oubliée de M.Mammeri, Ch.Bonn souligne :
183
-H.Mitterand, « Le roman et ses territoires, l’espace privé dans Germinal », in Revue de
l’Histoire littéraire de la France, 1985, n°3, p416.
162
« L’eau est un élément de continuité, d’unité, de communion de l’homme et de la
nature, comme de tous les habitants du village entre eux, dans une abolition provisoire de
tout ce qui peut les séparer. »184
II-1-4 : La vieille maison de campagne en hivers : entre tempête et
« arc-en-ciel »
En cette journée pluvieuse de mi-novembre, la mère de la Jeune Fille
rend visite à sa fille. Deux points nous paraissent intéressants : la vétusté de la
maison de Nedjma et le réconfort qu’éprouve la Jeune Fille dans cette maison où
elle se sent si heureuse. La Grand-Mère y a créé l’ambiance chaleureuse d’une
vraie vie familiale, au milieu de la tempête, dans une maison qui laisse passer la
pluie.
Selon G.Bachelard, l’hiver réveille le vieux mythe du déchaînement des
éléments contre lesquels se battent les demeures humbles qui deviennent de par
leur "bravoure" le symbole du refuge précaire mais si réconfortant. Le mythe est
renforcé par la logique inversée du rapport de force qui veut que le plus faible
vainque le plus fort. G.Bachelard affirme que
« de toutes les saisons, l’hiver est la plus vieille. Elle met de l’âge dans les souvenirs.
Elle renvoie à un long passé. Sous la neige, la maison est vieille. Il semble que la maison vive
en arrière, dans les siècles lointains. »(p53).
La « mi-novembre » est, pour la mère de la Jeune Fille, un moment où sa
fille a encore des chances de rejoindre l’université. Elle tente un voyage pour la
ramener avec elle à Alger. L’importance de cette péripétie romanesque réside
dans le sens du voyage de cette femme qui a fui la campagne pour assurer à ses
enfants l’instruction qu’elle n’a pas reçue. La voilà de retour dans son village
natal pour tenter de convaincre sa fille qu’elle a encore le temps de retourner à
l’université.
184
-Ch.Bonn, La littérature algérienne de langue française et ses lectures, Québec Éditions
Naâman, 1982, p32, .Préface de J-.Eddine Bencheikh.
163
Deux éléments importants marquent le souvenir de la Jeune Fille en cette « minovembre » : l’arrivée de sa mère est importante dans la mesure où, loin de
l’appartement où aucun échange n’est possible, la Jeune Fille va
pouvoir
exprimer son attachement profond à sa mère. Avec cette "réconciliation" , elle
permet la consolidation de liens
entre trois générations de femmes réunies.
L’espace de la petite maison de Nedjma va se resserrer autour de ces trois femmes
pour rétablir le lien naturel qui les unit.. La vieille maison va les obliger à rester
calfeutrées jusqu’à « l’arrivée de l’arc-en-ciel » que la Jeune Fille se rappellera
plus tard, en exil, dans
« une grande ville d’Europe (où) elle évoquera cette pluie torrentielle, cette
larme unique, cet arc-en-ciel, la chaleur différente de ces deux femmes qui l’auront
aimée, de tout leur corps, de tout cet attachement où le plus grand réconfort possible et la
nourriture traduisaient les battements de cœur…Aux vastes girons, tièdes et parfumés, le
souvenir associera l’odeur forte de la glaise coulante, des pins exaltés, de la fumée
résineuse du feu et elle ne saura jamais si sa nostalgie n’a pas commencé vraiment ce
jour-là, juste avant la larme. »(p51)
La réconciliation entre les trois femmes a pu se faire grâce à une mise au
point essentielle : les causes de l’exode rural. Les arguments de Nedjma et de sa
fille sont pertinents, contradictoires et finissent par se rejoindre : c’est un vrai
dialogue qui s’établit entre trois générations de femmes. La mère de la Jeune Fille
explique, amère, que
« les citadins ont besoin des paysans comme les hommes ont besoin des femmes
pour les servir et que ni les uns ni les autres n’ont l’intention de changer de vie. (…) La
grand-mère approuve. » (p50).
Ce voyage de la mère de la Jeune Fille permet d’expliquer l’exode rural et le
surpeuplement des villes et souligne que ces deux phénomènes restent
irréversibles tant que les mentalités n’auront pas changé et que persisteront les
rapports dominants/dominés.
164
II-1-5: L’oliveraie : communion femmes / terre nourricière
La Jeune Fille voit s’écouler l’année à la campagne, au fil des mois au
cours desquels la nature se déploie sous des aspects multiples, livrant des secrets
insoupçonnés.. Ne pouvant rien contre l’écoulement inéluctable du temps, la
narratrice veut prolonger une année en une multitude d’unités espaces-temps qui
se déplieraient indéfiniment, faisant de chaque mois des moments intenses de
bonheur, d’émotion, d’apprentissage, de découvertes, à travers l’univers féminin
de la nature. On pourrait sentir une volonté de graver à jamais une année pas
comme les autres, une année qui aidera, plus tard, la jeune Fille à
« ne pas tomber
en poussière ».(…) Vainement, elle essaiera de relier le
souvenir éblouissant d’un hiver éblouissant à la montagne pleine de terreur qu’on lui
racontera, elle s’étonnera de vivre, elle comprendra que les choses sont simples.(…) Elle
cherchera sous un ciel pesant et mouillé quelques bonnes raisons de sourire, écoutera un
merle qui croira encore au printemps en mars..(…) Elle s’en irait épier dans l’espace
démesuré d’un désert la brillance regrettée du désir. »(p52)
On peut relever, à ce niveau du roman, que le récit est interrompu par un
discours énoncé au futur qui prend ici la valeur du futur antérieur pour exprimer
la douleur de l’exil et l’éloignement des siens restés au pays où la tragédie
gronde : « les nouvelles des assassinats lui parviendront par la télévision, le
journal, les amis de passage, les réfugiés. »(p52) Les incursions du discours vont
se faire de plus en plus fréquentes pour laisser place à un autre récit saccadé, au
débit rapide : l’épilogue.
Alors elle replonge dans le souvenir d’un mois de « janvier » où « le ciel est un
espace de bonheur où s’étreignent le froid et le soleil, un scintillement où
l’énergie danse, fleurs de cristal minuscules et rapides, dans le tourbillon
immobile et effréné du Temps… »(p56)
La cueillette des olives est un moment de communion très fort entre la
terre et les personnes qui la travaille, les femmes en l’occurrence, parce que ce
165
lien est d’ordre filial, la terre étant associée à la mère, comme le souligne
Ch.Bonn :
« La mère (…) et la terre sont les garantes de l’ancienne loi. Mais aussi celles de
l’éternel recommencement qu’elles symbolisent. »185
La cueillette des olives plonge la Jeune Fille dans un monde féminin, un
espace animé par des gestes coutumiers qui rassemblent les femmes autour des
arbres nourriciers. La communion est totale entre les femmes, la nature, la
luminosité du ciel et les odeurs, les êtres et la terre qui les porte :
« Les haleines se posent sur le ciel en petits nuages de vapeur, les femmes
travaillent depuis l’aube avec une force et une application extraordinaires ; elles sont
habillées de haillons sales, de fichus de laine, tout est maculé de boue mêlée au jus noir
des tas d’olives. (…) La saveur des pains parvient en bouffées généreuses à celles qui
peinent. L’huile et le soleil rutilent, le ciel se colore, (…) la terre et les joues se
réchauffent un peu, (…) les femmes transpirent. »(p56).
C’est un moment de vie très intense qui marque la rudesse de la tâche,
d’abord, et surtout cette solidarité entre tous les éléments naturels qui s’associent,
le temps nécessaire, pour participer à ces instants où il faut cueillir le fruit de son
travail, principe fondateur et nourricier de toute communauté.
La jeune Fille qui ne peut se joindre longtemps
à un effort aussi
laborieux, apprécie à sa juste valeur la rudesse du travail de toutes ces femmes
qui représentent trois générations dotées d’un savoir-faire qu’on ne peut acquérir
qu’en vivant véritablement à la campagne. Elle a alors
tout le loisir de
contempler cette nature qu’elle découvre dans sa féminité, sa ressemblance avec
la femme. Légèrement éloignée des femmes qui « se remettent au travail », elle
« s’approche de la face cachée de l’olivier, le palpe de la joue, l’étreint… » dans
un mouvement de sensualité et de plaisir charnel. Sa Grand-Mère la regarde et
acquièse silencieusement parce qu’elle comprend ce besoin naturel qu’on peut
éprouver dans l’étreinte d’un arbre
185
-Ch.Bonn, La littérature de langue française et ses lectures, op, cit, p31.
166
« Les arbres sont féminins, comme tout ce qui sort de la terre, comme tout ce qui
est posé sur la terre, le monde est comme cela : d’un côté la masculanité de la mer, la
mouvance, l’instabilité et la force violente de l’élément liquide, sa poésie et le désir qu’on
a de lui ; de l’autre, les arbres, la permanence, la fertilité, la bonté, la stabilité féminines :
rythmés par les saisons, s’enfantent les uns les autres, ils appartiennent bien aux femmes.
(…) Elle se colle passionnément au tronc, surprend de nouveau le murmure des ancêtres,
femmes fortes, fondues à présent dans cette terre, nourricières des arbres, racines
superbes. » (p57).
La cueillette des olives et la pression de l’huile sont des moments forts
dans la vie du village où chacun apporte sa contribution autour de l’arbre
nourricier, l’olivier qui symbolise fortement l’importance de la nécessité de
partage qui régit la vie au village. Les habitants retrouvent une opportunité de se
rassembler, loin de leurs différends et de leurs antagonismes, souvent violents.
L’olivier et la vie qui s’organise autour de lui pendant quelques jours imposent la
paix car, l’olivier
« est d’une très grande richesse symbolique : paix, fécondité, purification,
victoire et récompense. .En Islam, expliquent J.Chevalier et A.Cheerbrant l’olivier est
l’arbre central, l’axe du monde, symbole de l’homme universel, du Prophète. L’arbre béni
est associé à la lumière, l’huile d’olive alimentant les lampes semblablement. (…) C’est à
la fois l’axe de l’Homme universel et la source de la lumière. »186
C’est pour la Jeune Fille un autre aspect de sa féminité qu’elle découvre au
contact de l’arbre, au sein de la nature, de sa sensualité, de l’éveil de son corps à
des sensations nouvelles.
Tous les espaces décrits et racontés dans ce roman disent le bonheur et le
réconfort que la Jeune Fille a connu dans « l’Algérie pauvre mais digne » au
village de Nedjma : ces espaces naturels
procurent
un bien-être par leur
simplicité et surtout par l’art de vivre qui s’y déploie, à la fois primaire dans son
dépouillement mais si riche dans les valeurs qui le créent, renforcées par la
communion entre la terre nourricière, la nature et le travail des femmes.
186
-J.Chevalier et A.Cherrapunji, dictionnaire des symboles, Mythes, rêves, coutumes, …, op, cit,
p699.
167
II-2-LES JARDINS DE HANNANA
Le lecteur suit aisément le récit quand il se trouve désarçonné par
l’intrusion, dans la narration, de « la chanson des grincements de la brouette dans
le jardin de Hannana ». Avec la chanson de Hannana, la narratrice marque une
pause dans ce présent douloureux où elle puise ses forces dans le souvenir de
Hannana qui lui recommande inlassablement : « " Écris" ».
La rupture est nette entre le tumulte d’Alger, « la ville qui ne rit plus, ne
parle pas », et le jardin de Hannana, ce « jardin mauve, gravier gris (où) le
ruisselet disparaît sous les iris, sous les touffes serrées de multitudes plus légères,
plus aériennes, plus fragiles. »
L’évocation de Hannana commence avec une note de nostalgie ravivée
par le bonheur vécu au village. Plus les souvenirs sont heureux, plus la nostalgie
s’intensifie et envahit une narratrice qui se résout à suspendre le récit pour trouver
un moment d’apaisement dans le jardin de la dame noire La nostalgie se lit
également dans la juxtaposition de qualificatifs qui présentent « la floraison des
bougainvilliers », la « violine sauvage », les « senteurs amères d’un automne
riche » Après le « vertige », le « regard flou », l’imparfait finit de marquer un
passé heureux où « l’été de tant de fleurs ramenait la balançoire de satin parme et
son parasol. Les couleurs s’animent et Hannana surgit entre « cyclamen, rose
mauve, lèvres de femme très brunes, tarte aux mûres fondantes, vin de sureau,
miel de lavande, arbre insolite du mois de juin, sans feuilles, tout noir de tronc et
de branches, voué à l’immodestie d’une floraison mauve, immense. »(p10) Le
souvenir submerge la narratrice d’une envolée lyrique de couleurs, de parfums et
de goûts enchevêtrés les uns dans les autres, inextricables parce qu’
indissociables.
C’est le portrait de Hannana , la femme se confondant avec des couleurs et
des parfums insolites de fleurs, de gâteaux, d’arbre. Hannana est présentée dans sa
volonté de toujours célébrer la vie à travers la création de jardins dans la glaise
rouge.
168
L’affluence des souvenirs ressuscite Hannana qui aide la narratrice à « continuer
à faire son métier de femme : rester debout » en accomplissant son devoir de
mémoire : écrire pour ne jamais oublier.
« "Qu’avons-nous dit en ce jardin ?
"La peur, rien que la peur, ils ne sont mus que par la peur.
-Est-ce que j’ai compris Hannana ?
-Écris." » (p10)
Hannana a créé des jardins, un héritage légué par la vieille femme
exclue de sa propre société. La narratrice la présente comme le symbole d’une
Algérie riche de sa pluralité et de sa diversité.
Hannana est un personnage-type, au sens où l’entend Ch.Bonn,. Elle est porteuse
de tous les symboles qui permettent de réaliser l’utopie de construire une Algérie
plurielle. Son exclusion la condamne à un long périple de ville en ville , de pays
en pays, de religion en religion, de menus travaux aux études de médecine. Toute
cette adversité est intériorisée par la « dame noire savante » comme une richesse :
elle incarne la générosité, la tolérance, la sagesse. En cela et parce qu’elle est
indissociable des jardins qu’elle crée, elle est le sujet et l’instance d’énonciation.
« Le personnage-type n’est jamais que le calque pur et simple d’un personnage
de la réalité. Sur cette réalité, un personnage-type est en lui-même une explication, un
discours. Il n’a pas besoin d’exister réellement pour signifier une lecture globale du réel
par l’ouvre, inséparable d’un discours qui l’a produit. Un personnage-type peut fort bien,
à la limite, se passer totalement de référent, c’est à dire ne pas correspondre véritablement
à aucune personne existante dans le réel, et pourtant signifier le réel de façon beaucoup
plus "parlante" pour le lecteur de roman que le calque d’une personne réelle. »187
Les jardins de Hannana, vivants de parfums et de couleurs sont là pour
renvoyer inlassablement la lumière du soleil à travers les saisons, symboles
d’éternels recommencements. Hannana, l’enfant de touaregs, s’est vue exclue de
son Sahara natal. Elle a toujours subi ce qui fait l’identité d’un être humain : la
187
-Ch.Bonn, Le roman algérien de langue française, op, cit, p100.
169
langue, la religion, l’instruction. Son portrait, très contrasté, met en évidence sa
similitude avec son pays.
« Hannana était profondément de ce pays, en même temps, elle n’ en était pas du
tout….Elle lui ressemble pourtant à ce pays : trop africaine, trop européenne, trop grande,
trop large, trop solide, trop instruite, trop seule, elle était beaucoup trop tout dans une
région où il fallait être " juste ça", ni plus haut, ni plus bas… La Jeune Fille s’étonnait de
cette aînée modeste et savante que lui portait l’écho d’une génération qui s’était
embrasée. » (p47).
C’est dans les dernières pages du roman qu’apparaît la demeure de
Hannana, comme si, en la fixant dans son lieu de vie, la narratrice la gardait
vivante, dans son intimité et dans l’évaluation de tout le savoir qu’elle a légué à
la Jeune Fille. Il y a aussi une graduation dans la façon de présenter les différents
signes de la tragédie.
On pourrait penser que la narratrice retrace l’Histoire de l’Algérie, à travers
l’histoire de Hannana, dans une progression qui dévoile lentement le portait
intellectuel de Hannana et révèle la conscience politique de la narratrice :
« À partir de l’indépendance de l’Algérie, elle exerça en Algérie comme médecin
de campagne, mais son sexe et sa couleur lui faisaient une mauvaise publicité. Angéla
Davis perdue dans la campagne d’un pays sous-développé, elle éprouva ce qu’il en
coûtait d’être à la fois, "femme, noire, communiste et intellectuelle". » (p46).
On pourrait évoquer les années soixante dix. au cours desquelles étaient
surveillés les communistes, autant que les intellectuels.
« Toujours seule elle commença à créer des jardins d’une beauté inouïe,
construisant elle-même ses bâtiments, infatigable, au service de tous. »(p47). Devenue la
sage-femme du village, les paysannes, condescendantes et reconnaissantes, lui avaient
donné le « nom affectueux de Hannana.(p47)
170
II-2-1 : Les jardins de Hannana : un haut lieu de savoir
.
« Au jardin rouge (…)je t’ai suivie au fond de la grotte, là, (…) sur un étroit
passage ; saisie, j’ai pénétré dans un lieu voûté, éclairé aux bougies ; j’ai marché pieds
nus, sur le sable fin ( que tu avais été certainement cherché dans ton désert). Sur une table
de pierre très basse, un crâne humain, à côté d’une flûte d’or qui portait la rose rouge la
plus capiteuse (…) Tout est Conscience, (…) La rose répandait un univers de plaisir, elle
m’a servie de porte pour aller au cœur des choses. (…) Le crâne devant moi, luisait à la
lueur des bougies.(…) Devant cette pierre, cette rose et ce crâne, subitement j’ai trouvé la
clé : L’Éternité c’était les autres. » (p108)
La solennité du ton est rendue par l’éclairage « aux bougies », la sobriété des
couleurs dominée par l’éclat de la rose, symbole de beauté, de vie et d’ardeur. Le
calme est empreint de sérénité, lumière intérieure de Hannana qui a transcendé
toutes les humiliations pour se hisser à la création et à la vie qu’elle aidait à
donner. Le crâne, souvenir de ses études de médecine, symbolise le savoir qu’elle
a acquis tout au long de son errance forcée. Pourtant, c’est ce même savoir qui
causera sa mort, le crâne étant désigné par
ses tueurs comme un outil de
sorcellerie. Le texte dit la prémonition des derniers instants d’une vie intense.
Jusqu’à la fin, Hannana participe à la vie de la Cité.
L’ambiance est au recueillement, au crépuscule d’un « jour qui finissait »,
devant trois objets symboliques : la pierre inerte et froide, la rose rouge dont la
couleur serait celle du sang et « ce crâne luisant », décharné, posé comme une
éphigie. Elle semble sentir qu’elle doit partir, laissant dans des jardins d’Éternité,
la célébration de la vie dans « la continuelle reproduction d’elle-même » : elle
éteint les bougies (…) pour « empoigne (er ) sa brouette, ses outils (et) soigner
ses jardins, les arroser, les caresser de sa présence. La narratrice mêle les gestes
quotidiens de Hannana aussi bien dans leur instantanéité que dans l’évocation du
souvenir de la « dame noire ».
À travers ces trois objets, « la pierre » froide et inusable, la « rose » à la
vie intense et éphémère et le crâne luisant » qui renvoie la lumière du savoir,
Hannana « demeur(e) dans sa continuelle reproduction d’elle-même, cette déesse
171
qui se survit, cette puissance, cette force, cette vieillesse ardente qui nous porte ».
Sa grotte, à la fois austère et chaleureuse de simplicité, donne à la « dame noire »
la dimension d’une personne hors du commun au destin tragique et dont le
souvenir impérissable est plein de tous ses enseignements
« Hannana seule avait la force et le désir de créer un paradis, elle seule avait assez
de lumière pour y vivre, pour se maintenir à un niveau de perception qui m’aurait épuisée.(…)
Hannana arrosait la terre et les fleurs vibraient. » (p109).
Hannana est une femme exclue qui, au bout d’une longue errance dans le temps
et dans l’espace, a accepté de se "poser" sur la terre qui l’a accueillie. Elle y crée
des jardins d’éternité, aide les enfants du village à venir au monde : Hannnana
célèbre la vie jusque dans ses gestes quotidiens.
Le lien est fort entre ces femmes et l’« enfant des touaregs » qui trouve dans
cette campagne un lieu d’enracinement, elle qui s’est vue expulser d’un foyer à un
autre, ne connaissant que l’hospitalité qui exige la soumission à une religion, à
une nouvelle identité.
Dans la création de ses jardins, elle affirme son appartenance au monde.
M.Chebel explique ainsi la symbolique du jardin :
« Le jardin symbolise, en miniature et par anticipation, le Jardin suprême de l’audelà, le Firdaws, le Paradis. Rien d’étonnant alors que les Musulmans, partout où ils ont atteint
un niveau de raffinement suffisant, aient développé à l’extrême le concept du jardin. Les
jardins se présentent
ainsi comme la figuration centrifuge du monde sacré, celui de
l’intériorité, par opposition à l’univers profane, celui de l’extériorité. Ils s’affirment autour
d’un centre vivant, la fontaine, (symbole de l’eau nourricière), se déploient tout alentour dans
le règne végétal, autre incarnation des potentiels illimités de la Création Divine, s’affirment
enfin dans toutes les autres expressions En définitive, les jardins paradisiaques tels que les
Musulmans se les imaginent : quiétude, beauté, ambiance odorifère, arbres fruitiers, lieu de
méditation, bruissement aquatique, joie et gaieté dans la disposition florale, etc. »188
B.M.Tabti souligne que les jardins évoqués dans Glaise rouge sont un hommage
que H.Djabali tenait à rendre à L.Aragon, « dans sa langue » :
188
-M.Chebel in Dictionnaire des symboles musulmans, op, cit.
172
Les jardins « sont aussi le lieu où se manifeste le souvenir des jardins luxuriants
de l’Andalousie chantée dans Le Fou d’Elsa par Aragon dont l’auteure dit quelle
importance il eut pour elle et auquel Le Zajel maure du désir était un hommage et dont on
se rappelle peut-être cette phrase : " Dans le rêve que je faisais de Grenade, il y avait un
grand jardin". »189
La stabilité est essentielle car elle exprime une forme de sérénité que la
vieille femme a acquise grâce une force de caractère hors du commun à laquelle
accède la Jeune Fille qui trouve dans les jardins de Hannana une source
d’épanouissement et de ressourcement, après la vie tumultueuse à Alger. La Jeune
Fille trouvera plus tard, dans cette force intérieure, un
apaisement qui lui
permettra de surmonter l’ « absurdité » et l’horreur. C’est très symboliquement
Hannana qui enseigne à la Jeune Fille qu’ elle doit surmonter l’adversité en
résistant dans l’acte de création qu’est l’écriture, comme elle l’a fait elle-même
qui a connu « la méchanceté » et l’exclusion qui l’ont contrainte à l’exil, à une
longue errance jusque dans un pays étranger avant qu’elle ne puisse se
reconstruire dans la création de ses jardins, elle qui était
« médecin de
campagne » :
« "Trois portes, la folie, l’exil ou l’écriture, rien d’autre ; tu dis le savoir si tu
veux écrire, dans ce pays et dans ce temps." (…) Ce jour là j’ai vu qu’elle était noire,
immense, et moi, je l’aimais sans rien savoir d’elle. » (p22).
On comprend dès lors que la Jeune Fille ait tant appris de Hannana et que
la narratrice fasse de la vieille femme le symbole de la sagesse et de l’érudition
d’où émane la substance même du texte où s’entrecroisent inlassablement les
images d’un paradis perdu dont l’évocation se trouve envahie par l’irruption de
plus en plus pressante des échos de l’horreur qui parviennent du pays. Les jardins
de Hannana, bien enracinés dans la terre de glaise rouge, se font lieux
d’apaisement et de sérénité. Ce savoir est doublé d’une vision philosophique du
189
-B.M.Tabti in «" Qu’avons-nous dit en ces jardins ?" », op ; cit, p9.
173
monde basée sur la perpétuation de la vie, l’importance des échanges, à l’image
de ceux qui unissent l’être humain au monde végétal.
Les jardins constituent un univers stable car il repose sur la conception
même de la perpétuation de la vie que représente le renouveau des plantes, de
leurs richesses qui célèbrent la vie, à travers la profusion de ses couleurs, ses
parfums et de son agencement harmonieux.
Le savoir transmis par Hannana, exclut la
notion d’absolu, souligne
l’importance de la relativité des choses que symbolise la multitude des couleurs
dont les différentes nuances sont l’expression même du compromis et de la
nécessaire harmonie, même entre les choses les plus discordantes. La notion
d’absolu exclut la différence, le compromis, l’imperfection. La pureté peut être
parfois une forme de négation de la vie, de la différence, de l’acceptation de
l’autre. Cette conception de la pureté est à la base même du premier roman Agave
dans lequel l’auteure, par l’entremise de Aicha la Conteuse, élabore quatre contes
dont l’unité esthétique repose essentiellement sur le refus du sacrifice et de
l’absolu, facteur d’exclusion, et l’importance de la combativité de l’être humain
pour occuper la place qui lui revient dans sa propre société.
Hannana fait son apparition depuis le jardin « blanc » d’abord, un jardin
« clos », « dalle de marbre sans veine ».(p21)
Cette image figée exprime le
recueillement de la narratrice devant la tombe de Hannana qu’elle a du mal à
désigner comme telle. Les plantes, sous les « tonnelles odorantes » animent
progressivement la description du jardin pour dire les nuances du blanc, comme
pour briser le silence du jardin qui vivait des « gestes » de Hannana.
La première couleur est le blanc qui se décline dans une variété de « roses
blanches si différentes les unes des autres », ravivées par le parfum capiteux de la
« la volute du musc et de l’encens », « mêlée pour la mémoire en nacre douce sur
clair ivoire….Alchimie des parfums et des ombres. » (p21), en hommage au
savoir de Hannana.
Au récit et à la description se mêle un discours triste empreint de révolte
contenue et de résignation exprimée dans une succession de phrases nominales et
d’infinitifs. Sa douleur est telle que la narratrice évoque le nom d’Orphée, le
174
« poète musicien » qui perdit son épouse Eurydice « en désobéissant aux
« divinités infernales. »190.
Orphée est aussi « le mythe du poète qui ne peut vivre sans son imagination
créatrice. »191. L’évocation d’Orphée traduirait aussi une sensation complexe de
chagrin intense que l’on tente d’adoucir dans la croyance en l’immortalité de
l’âme et le sentiment d’injustice de voir assassinée une femme par ceux-là mêmes
qu’elle a aidés à naître.
« Comme Orphée, boire cette eau et refuser l’oubli, (…) Cristal musical, plateau
ciselé poli comme un miroir. (…) Jeu autour du jet d’eau et silence long et doux près des
lotus immaculés de la vasque. » (p21).
Et, après chaque visite, s’animent peu à peu les jardins qui se déploient dans une
diversité de couleurs et de senteurs pour dire le souvenir vivace de Hannana, la
force de vie : tout le patrimoine légué par la vieille dame « noire » et « ardente »
est contenu dans cette foi en la perpétuation infinie de la vie.
Dans le « jardin bleu, (…) les myosotis, (…) touffus et éphémères », disent
la fragilité et la force de ce qui fait la beauté dans ce qu’elle a d’éphémère,
d’insaisissable et de simple à la fois. Les « villages bleus des Aurès » sont
l’expression même de la stature altière des montagnes qui portent la marque
distinctive d’un pays qui se révolte toujours contre l’envahisseur, à travers les
siècles : l’évocation de la guerre de libération est présente dans les deux romans
de H.Djabali qui rappelle que les femmes ont participé à l’effort de guerre ou en
ont rêvé, comme le souligne IL à propos de Farida, l’héroïne de Agave, et met en
évidence le regret de la romancière de ne pas appartenir à « cette génération qui
s’est embrasée ». La Jeune Fille apprendra ainsi l’héroïsme de ses aînés. La
narratrice se rappelle que cette époque est révolue. Si ce jardin bleu rappelle un
190
- Dictionnaire encyclopédique Quillet, Paris, Librairies Aristide Quillet, 19777. Le mythe
d’Orphée est fonde selon « la croyance en l’immortalité de l’âme, en une vie future où les
méchants devront subir leurs peines et les principes d’une morale ascétique, qui, seule, peut libérer
l’âme de son enveloppe corporelle ».
«
191
-Grand Larousse encyclopédique, Paris, Librairie Larousse, 1763, Tome 8.
175
passé glorieux, la sagesse de Hannana explique que la bravoure a son contexte et
que face à l’obscurantisme, la peur est signe de prudence.
Le bleu évoque un matériau noble, robuste et raffiné à la fois, la « pierre bleue »
qui sert à construire. Toutes les nuances de bleu disent la beauté du « ciel appuyé
sur le sable », après la pluie et le gris des nuages ; en cela, le bleu exprime la
sérénité. C’est aussi la couleur de la création : la beauté la plus achevée se
contemple sur les toiles des peintres italiens de la Renaissance, tout un symbole :
Le bleu est aussi la couleur de la création, de l’art qui symbolise une autre forme
de résistance. Le bleu représente la possibilité du compromis, de la fusion : « les
gens du village n’ont qu’un seul mot pour dire le vert et le bleu. » (p31.
Au jardin rose, le rose représente « la jeunesse du monde ». La couleur
rose affirme l’acceptation de « l’approximation du monde » : « " j’apprends dans
l’étonnante légèreté des nuances roses, un sentiment qui me déborde :
l’enthousiasme !" » (p81) Les jardins, lieu d’éclosion, d’abondance et d’échange
disent tout cela, axé sur une idée fondamentale : la richesse dans la diversité. En
cela, ils sont un lieu d’équilibre et d’espérance.
Le jardin rouge au « gravier blanc » est brûlant de la lumière intérieure de
Hannana. Les couleurs de l’incandescence illustrent l’attachement de Hannana à
la vie, son ardeur à
créer un monde vivant de couleurs et de parfums qui
constituent une sorte de réponse à toute l’adversité qu’elle a eu à affronter. Cette
« incandescence » pourrait préfigurer aussi le destin tragique d’une personne hors
du commun, « jardin sous les saules pleureurs et sous les pins ». Le rouge
représente la vie dans « l’incandescence » du feu, dans le sang qui circule dans
l’être humain dès sa conception, mais aussi la mort violente qui a souvent frappé
au bord de la Méditerranée, entre autre, à travers les siècles :
« parfois dans ce long crépuscule qu’est la vie en Europe, un peu de lumière fait
penser à l’autre lumière, celle dans laquelle se baignent, depuis aussi longtemps qu’on
s’en souvienne, autour de la Méditerranée, la tragédie et la poésie. » (p82).
176
II-2-2 : La demeure de Hannana : la grotte d’une « déesse ».
« À tant d’incandescence, il faut une obscurité, une fraîcheur, un
lieu, être, s’asseoir, contempler. » (p107) Hannana vit
elle aussi, dans la
« fraîcheur » qu’elle a su créer en plantant tous ces arbres qui l’entourent encore
en cet instant de recueillement, car chaque description du jardin de Hannana
émane du moment solennel du recueillement et de la contemplation, chaque visite
étant pour la narratrice un pèlerinage dans ce qu’elle considère comme un
mausolée, symbole de reconnaissance pour « l’enfant des touaregs » et que la
société lui a niée.
La grotte et le personnage forment une entité hautement symbolique.
C’est un espace aux contours naturels dans lequel le mobilier est spartiate, à
l’image de cette « banquette taillée dans le roc » et qui offre « son hospitalité
austère », comme dans tous les lieux de spiritualité et d’élévation de l’âme : « et
de là la plus somptueuse symphonie des fleurs rouges du monde entier captive le
visiteur jusqu’à l’éblouissement ! »(p108).
On retrouve dans ce passage, notamment, les « correspondances » chères à
Baudelaire qui donne à ce mot une signification mystique selon laquelle se fonde
l’unité de l’homme et du monde :
« "C’est encore éveillé, lorsque j’entends la musique, que je trouve une analogie
et une réunion intime entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me semble que toutes
ces choses ont été engendrées par un même rayon de lumière, et qu’elles doivent se réunir
dans un merveilleux concert. L’odeur des soucis bruns et rouges produit surtout un effet
magique sur ma personne. Elle me fait tomber dans une profonde rêverie, et j’entends
alors dans le lointain les sons graves et profonds du hautbois" »192
Le lieu de vie de Hannana est à son image : simple, humble et enraciné
dans la terre à laquelle elle appartient. Hannana a appris à ne se préoccuper que
192
- Baudelaire cité par Gérard Conio, in Baudelaire, Etudes des Fleurs du mal, Analyses et
commentaires, Alleur Belgique, Éditions Marabout, 1992, pp323, 324.
177
de l’essentiel. Son luxe est de créer dans un matériau noble, la glaise dont a été
façonné l’Homme.
Le refuge de Hannana dans une « grotte » est la conséquence de son exclusion
qui a fait naître en elle un souci permanent de discrétion et d’effacement. Alors,
au sein même de la terre, elle se crée un espace à son image, qui rassemble les
éléments de ce qui a pu la rendre heureuse, parfois, et avec lesquels elle a réussi à
se fabriquer une identité. C’est un lieu d’intimité, intimité entre Hannana et la
Jeune Fille qui dit « je » pour prolonger indéfiniment le dialogue avec son aînée et
affirmer le privilège d’avoir été la seule à connaître l’espace de vie de « cette
déesse qui se survit », un espace dans lequel Hannana a réuni quelques souvenirs
heureux de sa vie d’errance.
La description minutieuse de la demeure de Hannana met en évidence les
objets qui caractérisent le lieu dans ce qu’il a de sobre, de naturel.
« Un lieu voûté éclairé aux bougies, (..), le sable fin, (…), une table de pierre très
basse, un crâne humain, (…) une flûte d’or, (…) une rose rouge ( ..) au centre, une pierre dressée
et polie, (…) des tapis de laine .(…), des bougies »(p108).
Le dénuement de ce lieu peut aussi refléter ce que Hannana a transmis de plus
précieux, l’humilité. Associé à la dimension intellectuelle et tragique de la vieille
dame, la grotte se présenterait comme le lieu de la prémonition, selon une
conception mystique de la grotte comme lieu de révélation. Hannana est d’abord
la « savante » qui a laissé, derrière elle le symbole du savoir et de la sagesse dans
ce « crâne luisant » qui symbolise la « tête », siège de l’intelligence et de la
raison, la tête ( qui) représente ce qu’il y a de plus achevé dans une personne dont
elle est en partie le symbole », comme l’explique M.Chebel.193
L’atmosphère est prégnante dans cette grotte éclairée aux bougies et où
brûle l’encens. Le souvenir de Hannana reste très présent dans la narration et la
description du paradis perdu, comme le souligne le mélange du présent, de
l’imparfait et du passé composé avec lesquels la narratrice essaie d’ordonner ses
193
-M.Chebel, Dictionnaire des symboles musulmans, op, cit.
178
souvenirs. Le symbole est double qui met en évidence l’assassinat des
intellectuels algériens exclus d’une société ravagée par l’obscurantisme du
fanatisme religieux. D’autre part, ce crâne demeure pour montrer qu’on ne tue pas
le savoir : le « crâne » continue de « luire » à la « lueur des bougies » et Hannana
représente ce savoir qu’on laisse vivre et croître dans ceux qui l’ont ont reçu en
héritage :
« Les yeux fermés, Hannana respirait les roses et savait au parfum, dire les
couleurs. Hannana travaillait la terre et la vie se déployait, Hannana arrosait la terre et
toutes les fleurs vibraient. (…) La vie s’organisait autour de sa respiration. » (p109)
Le « je » représente la femme exilée qu’est devenue la Jeune Fille et
marque une distanciation temporelle entre le « passé proche » du paradis perdu et
le « présent », période douloureuse de l’exil et des évènements tragiques qui
continuent de secouer le pays.
« J’ai quitté cette réalité entrevue, je suis revenue au monde du rêve de la vie.
Hannana avait brûlé de l ‘encens, puis nous avons éteint les bougies et nous sommes
sorties.(…) Tous les parfums me saisirent ; dans un bref instant, je sentis les vibrations
des couleurs et des odeurs, j’apprenais une nouvelle mesure du temps. » (p109)
L’évocation de Hannana est très contrastée entre la description
éminemment poétique des jardins et des enseignements qu’elle y a laissés et le
discours empreint de tristesse devant toutes les injustices qu’a du subir la vieille
femme. Ce discours est présent dans toutes les « pauses » où la narratrice raconte
l’errance d’Amjden, celle de la dame exilée en Europe qu’est devenue la Jeune
Fille. Le discours souligne la force aveugle et destructrice qui entraîne un pays
dans une spirale de violence inouïe. En laissant ses jardins en héritage, Hannana
permet d’espérer une renaissance de l’Algérie et la victoire sur l’exclusion et
l’intolérance. On pourrait même parler du sacrifice de cette femme qui aurait
œuvré pour l’intégration du désert à la vie de la Cité que représente le nord,
même si c’est de façon très relative. L’évocation du désert et de son isolement
reviennent dans les textes de H.Djabali où elle exprime la nécessité d’aménager
179
le sud souvent délaissé et d’harmoniser sa mise en valeur avec celle des grandes
villes du nord. Ainsi, il est toujours valorisé comme un espace de liberté dénué
d’artifices : n’est-ce pas dans le désert que, dans Agave, Gamra, une héroïne des
contes de Aicha, trouve refuge et amour auprès de Mbarek, un touareg instruit qui
a fui l’Europe pour regagner son désert natal ?
II-2-3: Le retour à Alger d’une Jeune Fille épanouie.
Ce dernier voyage est une nouvelle étape dans la vie de la Jeune Fille.
Après une année d’initiation et de découverte du monde rural, ayant repris
« pied » sur la terre des ancêtres, elle repart à Alger où l’attend une vie nouvelle
parce qu’elle-même est une personne nouvelle. La campagne l’a transformée. Elle
qui a quitté Alger parce qu’elle était malade de « dépression nerveuse », malade
de vivre, elle qui refusait de repartir avec sa mère à la mi-novembre, la voilà
enthousiaste à l’idée de retourner à Alger pour y poursuivre ses études. Elle est
loin de l’apathie qui l’obligeait à s’isoler, loin du tumulte de l’appartement. C’est
dire les vertus régénératrices d’une année entière vécue à la campagne, au cœur de
mondes féminins et naturels pleins d’enseignements insoupçonnés. Mais tout cela
n’a pas de relief si l’on n’y associe pas la vitalité de deux femmes qui l’ont
beaucoup aimée et lui ont donné l’équilibre qui lui manquait à Alger au sein
d’une famille où l’on ne s’aime pas, où l’on ne s’écoute pas, où l’on a oublié la
nécessité de se respecter.
« "J’ai envie de lire et d’étudier autant que j’avais envie de boire l’eau de la
source le jour où je suis arrivée….Tu t’en souviens ?". La Grand-Mère raconte l’histoire
de l’Ancêtre, arrivée avec sa tribu dans une montagne sauvage aride. Elle avait eu si soif
que l’eau
était sortie du rocher, et qu’elle coule encore dans les siècles et les
siècles. »(p107)
Un autre changement notable est à souligner car il constitue un point de jonction
entre Agave et Glaise rouge. La Jeune Fille vit sa première expérience sexuelle,
non loin de la maison de son aïeule, comme une initiation qui fait partie de tout ce
180
qu’elle devait apprendre aux côtés de Nedjma et de Hannana. Elle « n’est plus
vierge : une partie de sa vie est jouée, se dit-elle, impossible de se marier, un seul
recours, devenir intelligente. » (p115). Au village, Nedjma lui a expliqué à sa
manière, que cette expérience ferait d’elle une femme belle, équilibrée. À Alger,
la Jeune Fille appréhende les « raclées et mises à mort fraternelles » (p115).
Pourtant, elle n’éprouve aucun regret car elle sait qu’elle peut compter sur deux
femmes libérées des dogmes et de la convention sociale. Elle est sereine :
« elle ne trouve rien à se reprocher, elle n’a rien calculé : c’est arrivé comme ça
en fin d’initiation.(…) Si j’étais seule, j’aurais dit : "Quelle insolence !", mais il y a
Hannana qui sert de racine à ma vie, il y a Grand-Mère. Elle est là ! Elle est là qui porte,
maillon d’argent parfaitement martelé dans la chaîne des siècles, une représentation du
paradis, une intuition de désobéissance. Ces femmes sont ma garantie. Je suis née d’elles.
Je vais travailler, oui, étudier le plus possible." » (p116)
On constate la métamorphose que le lieu a opéré sur cette Jeune Fille :
deux femmes libres lui ont transmis les vraies valeurs, sa Grand-Mère dotée de ce
que l’on appelle communément le bon sens paysan, l’amour qu’elle nourrit pour
sa petite fille et un attachement profond à la liberté. Elle a Hannana qui a
traversé bien des épreuves pour devenir une femme savante, généreuse et sereine.
Ces deux femmes du monde rural représentent la force du bon sens et de l’amour
des autres, face à l’hypocrisie de la morale sociale qui mène au repli sur soi et au
déni des autres et souvent à la violence. Elle est guérie de sa mal-vie puisqu’à
Alger, où rien n’a changé, elle s’implique passionnément dans les études : « elle
prenait toujours le bus.(…) Elle était là, pleine d’idées et de projets.(…) elle avait
commencé à écrire, à publier. » (p110). Mais dans cet Alger qu’elle continue
d’aimer, elle est désormais en danger puisque
« lorsqu’ elle reçoit les premières menaces d’un groupe qu’on pensait religieux et
que le temps allait révéler terroristes, (son mari) avait seulement dit : "c’est de ta faute,
tiens-toi tranquille, tu les provoques, arrête tes articles." » (p110).
181
C’est parce qu’elle est riche de son ressourcement et de tout ce qu’elle a
appris du monde et de la vie, dans la campagne de son Ancêtre, que la Jeune Fille
se sent plus forte pour appréhender les choses de la vie agitée de la capitale.
Le voyage de La Jeune Fille vers Alger marque une nouvelle dimension
espace-temps qui trace une démarcation entre les deux périodes évoquées au
début du roman : « le passé proche » que symbolise une année heureuse à la
campagne, et le » futur immédiat » qui s’inscrit dans les sept ans qu’elle vivra à
Alger, mariée et exerçant le métier de journaliste. Elle sera obligée de s’exiler
après avoir affronté de nombreuses menaces, à l’instar de nombreux intellectuels
algériens confrontés quotidiennement à la mort. « Qu’a-t-elle retenu de ces sept
années passées avec l’instituteur ? », se demande la narratrice qui dresse une sorte
de bilan de la vie que la Jeune Fille a passée au village. Un autre « chronotope »,
« L’Algérie, fin de siècle » finit de situer le « futur immédiat » dans la tragédie
des années quatre-vingt dix. Ces deux indications spatio-temporelles marquent le
contexte historique du roman.
Soulignons l’exil de la narratrice car il donne au texte la matière d’une écriture
marquée par le souvenir et la nostalgie, tous deux se chargeant d’intenses
émotions ou de révolte contenue.
« L’exil géographique, écrit Djefel Belaïd en citant St-John, s’accompagne de "l’exil
intérieur, cette forme d’exil plus subtile, moins saisissable. L’exil, perte douloureuse d’un
lien originel, permet de creuser profondément l’espace intime de l’être et (…) cette
manière autre de se penser, accroît la possibilité de rêve»194
194
-St-.John, Exils, cité par N.Castin in Sens et sensible en poésie moderne et contemporaine,
Paris, Puf, Collection Écritures, 1998, (pp238-239) et relevé par Bélaïd Djefel in L’écriture et
l’espace et l’espace e l’écriture dans « Le chemin des ordalies » et « Les rides du lion » de
Abdellatif Laâbi, Mémoire de Magistère, Université d’Alger, 2001-2002, p95.
182
II-I-3 : LE MARTYRE DE NEDJMA ET DE HANNANA
« Pour une rose des ténèbres
Au fond de l’âme
Gloire et grâce
Amin Amane
Connaissance
Aube de sang aube d’azur
Au libre jour
Un mot d’eau vive
Dans la main
Le cœur du monde… »
Jean Amrouche.195
L’Algérie est « meurtrie » par la tragédie qui touche jusqu’au village de
Nedjma. La douleur fait revivre cette année heureuse. Les adjectifs rouge et
meurtri renvoient à une période tragique de l’Algérie, un pays « meurtri ». Si la
campagne est sublimée par le souvenir d’une année heureuse c’est pour souligner
fortement
la tragédie qui l’a ensanglantée dans ce présent douloureux où
l‘évocation du bonheur est l’unique arme pour survivre à un tel drame. Le
souvenir d’un passé heureux ravive les moments tragiques de la mort des deux
femmes qui ont si fortement aimé la Jeune Fille. Nedjma et Hannana, lui ont
appris à être heureuse. Les femmes de la campagne lui ont permis d’apprécier et
de voir l’importance des valeurs qui régissent la vie d’une communauté, dans un
milieu naturel où la solidarité, le respect et le partage aident à surmonter la
rudesse du quotidien. La campagne est valorisée à travers la communion entre la
terre nourricière et ceux qui la travaillent et y vivent dans le respect de son
équilibre. La campagne est le symbole de cette harmonie entre toutes les
composantes d’un pays.
195
-Ch.Achour et Denis Martinez, « J..Amrouche, Un chant de guerre, à la mémoire de Larbi Ben
M’Hidi » in Anthologie illustrée, op, cit. p18.
183
Dans l’éclatement de cet espace naturel où les gens vivent simplement,
s’inscrit une double tragédie : la mort de deux femmes emblématiques, puisque
l’une est Nedjma, l’aïeule qui transmet les valeurs qui assurent la survie du monde
rural. L’autre
femme symbolise l’humilité, la générosité et le savoir. À la
campagne Hannana s’est intégrée à son pays en s’enracinant dans la terre où elle
a semé « sa continuelle reproduction d’elle-même. » : elle a laissé des jardins qui
lui survivront parce qu’ils sont des espaces de vie, de création dans la glaise, ellemême matrice du monde.
À travers elles, c’est l’Algérie plurielle que l’on a voulu assassiner. Mais
la mort de Hannana « chez elle », dans ses jardins, « au pied du mur d’argile où
avait giclé le sang » est un symbole très fort dans la mesure où il illustre
l’intégration naturelle, de Hannana, dans une terre qu’elle a travaillée pour y
créer des jardins d’Éternité . Toute l’utopie de l’auteure pourrait se lire dans ce
rêve d’ " Andalousie" qu’aurait pu devenir l’Algérie plurielle, car, comme Aicha
la conteuse qui a toutes les religions, Hannana, « enfant des touaregs », porte en
elle des valeurs universelles.
Les deux aïeules du village jouissent du même respect de la part des
villageois. Et il est significatif que Nedjma, comme Hannana, aient pressenti le
drame : leur sagesse, leur attachement à la terre et leur expérience donnent à leur
intuition féminine une grande acuité. Il faut y associer la prescience féminine des
doyennes du village attentives à tout ce qui peut affecter la terre, ce qui met en
évidence la lâcheté des hommes du village et, d’une certaine façon, leur trahison.
Une nuit d’août, quand la Grand-Mère entend « en folie, les chacals (qui)
jappent, hurlent, glapissent en groupes serrés et qu’(ils) s’approchent des enclos »,
elle se rappelle « qu’après la guerre de libération, ils étaient tellement habitués à
manger des cadavres, qu’ils recherchaient la chair humaine et volaient des bébés
jusque dans les maisons. » (p105).
Hannana, elle, avait prévu que « Momo le fou » serait « dangereux (…) comme la
vermine ; si on ne le tient pas propre, il va infecter la fontaine et tout le village »
(p55). Alors Hannana, la doctoresse s’occupait de lui, de sa toilette, le mettant
ainsi à l’abri du refoulement et de la frustration qu’engendre l’exclusion, dans un
184
élan de solidarité, peut-être. C’est lui qui « jettera la première pierre » sur
Hannana qui mourra lapidée par des « étrangers qu’on croit « religieux » et qui
sont des « terroristes. ». Hannana meurt à même le sol, tout contre l’argile qu’elle
emplit de son sang, comme si la glaise rouge l’accueillait en son sein pour réparer
l’injustice qu’a été son exclusion.
Cette condamnation à mort de Hannana prend un caractère religieux dès lors que
c’est une femme qui
oppose une résistance
farouche à ses assassins qui
s’acharnent sur elle à mesure qu’ils découvrent que cette « négresse » est
médecin », qu’elle fait « de la politique. » (p118).
« Ce fut Momo le fou qui jeta la première pierre en riant et en sautant. (…) Les
deux étrangers avaient l’air de bien s’y connaître, chaque pierre faisait couler du sang ; à
présent tous s’y mettaient. (…) Elle s’est écroulée sans un cri, ils se sont acharnés sur elle
encore un moment après qu’elle fut à terre, puis ils sont partis en remerciant leurs
"invités. Devant la loque sanglante, au pied du mur d’argile où avait giclé le sang, elle
(Nedjma) se mit à hurler sa douleur. » (p119).
La lapidation et l’acharnement avec lequel elle s’est faite disent la férocité des
tueurs. Mais Nedjma, à sa façon, réhabilite Hannana qui est du village, « la
grand-mère » de tous les enfants de la campagne. Elle rassemble ses efforts et
s’occupe de la toilette de la « déesse » noire et de son enterrement « dans le jardin
blanc » (p119, dans une volonté forcenée d’inclure Hannana à cette communauté
qui se refuse à l’admettre. Ce sont les hommes du village qui mènent les tueurs à
la grotte de Hannana. L’obscurantisme se révèle dans la trahison des villageois
de leur propre communauté et dans la lapidation d’une « négresse (…) médecin,
plus instruite que tout le monde » (p118). Pour les hommes du village, Hannana
était « cette charogne (qui), malgré sa couleur de peau, était honorable » (p109).
La fermeté et la résistance de Hannana sont très symboliques parce que c’est
elle, la femme bannie, qui s’impose comme la maîtresse du lieu qu’elle habite, en
offrant l’hospitalité à ses visiteurs, d’abord, puis en résistant aux « étrangers » en
insistant sur le fait « qu’elle est chez elle » et qu’elle « refuse(ait) qu’on lui parle
sur ce ton et refuse(ait )de servir de gîte à des gens manipulés au service d’une
185
pègre » (p118). La résistance de Nedjma et de Hannana tranche avec la « lâcheté
des hommes » du village (p120). La mort de Hannana est la quintessence du
tragique car elle relève d’une sorte de passion, d’un martyre infligés comme un
bannissement inexorable à un être qui refusera jusqu’au bout une telle fatalité.
Associée à la tendresse, le nom propre de Hannana, la mort se présente telle une
blessure indélébile et fortement symbolique de l’injustice et de l’arbitraire.
La souffrance de Nedjma est immense car elle ne comprend pas qu’on
puisse tuer avec tant de sauvagerie, une femme qui a aidé à venir au monde tous
les enfants,
de la campagne.
Nedjma s’indigne qu’aucun homme ne soit
intervenu pour défendre le village contre ces agresseurs. Elle prend conscience de
ce que le village a perdu : les valeurs selon lesquelles s’organisait la vie au village
dont les hommes, devenus les"hôtes" des tueurs, remercient ces derniers de leur
avoir « ouvert les yeux ». (p119). On peut apprécier ici l’ironie autour du verbe
ouvrir qui est présenté comme un bienfait de la part des tueurs qui ont affiché leur
obscurantisme dès leur arrivée au village. Nedjma, garde son sang froid et
procède à des gestes funèbres avec le jeune Mouloud qui connaît un « peu » le
Coran.
Grand-Mère Nedjma mourra des mains « d’une horde de chacals (qui)
s’étaient enfuis précipitamment. ». L’ambiguïté du nom chacal se veut
l’expression de la colère et de la douleur de la narratrice qui associe les tueurs
barbares à l’animal charognard. La veille du retour de la Jeune Fille à Alger, la
Grand-Mère disait déjà, comme dans un pressentiment : « les chacals n’arrêtent
pas. (…) (La) Grand-Mère chasse les chacals. (…) Elle gronde et la horde
s’enfuit » (p107). Cette dernière phrase est construite comme celle qui dit très
brièvement la mort de l’aïeule et relève ici de la prémonition, la prescience
féminine de Nedjma.
« Lorsque l’homme à la barque était arrivé chez Grand-Mère, une horde de
chacals s’étaient enfuis précipitamment. (…) Il trouva la tête posée sur le seuil
avant même que de voir la dépouille à moitié dévorée de Nedjma. » (p120)
La narratrice ne décrit pas les corps des deux femmes parce que c’est
trop douloureux pour elle et que, dans un souci de pudeur et de respect , elle veut
186
préserver leur image de femmes d’exception ; elle préfère mettre l’accent sur la
férocité animale des tueurs et la trahison et la lâcheté des hommes du village qui
ont permis la violation de leur propre territoire, se révélant ainsi indignes d’un
pouvoir de protection de la famille et de la terre qui les nourrit.
Les assassins ont ensanglanté la « glaise rouge » de la campagne, de la
colline à laquelle « est adossée » la maison de Nedjma, un nom qui prend toute sa
signification ici, « à la maison de terre » enfouie dans les jardins de Hannana, en
passant par tous les lieux de vie des femmes du village : la rivière, l’oliveraie,
« les champs » - tous les lieux où les femmes organisent la vie au quotidien -« les
champs » à travers lesquels le jeune Mouloud court pour appeler Nedjma au
secours de Hannana.
Les frères de la Jeune Fille - « ont mis » leur mère « en Hôpital
psychiatrique pour qu’elle ne parle pas », des fils qui «" sont du même bord que
les assassins." » (p121).Hannana et la mère de la Jeune Fille
ressemblent à
« Alger, (…) innocente, mangée par ses enfants qui ne peuvent plus respirer. »
(p82).
Cette tragédie était annoncée par une sorte de signaux que la narratrice a
mis en place dès les premières lignes du texte : Alger est « la ville assassinée »,
une mère « qui se sentirait humiliée » devant des « frères dépassés » (p13) à l’idée
que leur sœur, la Jeune Fille, puisse avoir sa propre clé de l’appartement.. Il y a
surtout une image de charnier dans cette multitude de jambes, notamment, dont
on énumère les différentes catégories d’os, « des jambes, incertaines, (…) fragiles,
(...) pieds qui puent, (….) « jambes nues, (….) « forêts de fémurs, (…) troupeaux
de tarses et de métatarses, (…) n’ayant rien à faire en fait, avec les têtes, un peu
plus haut.
Alger clôt le texte comme il se trouve à la fin de plusieurs parties du texte.
D’autres noms propres font irruption dans le discours de la narratrice : l’Europe
surtout où elle est exilée et
qu’elle présente comme une entité homogène,
puissante, regroupant les nombreux colonisateurs d’hier, toujours insatiables, les
« États Unis d’Europe et ceux d’Amérique » auxquels est confronté le « TiersMonde » qu’évoque Hannana, juste avant de mourir, en disant qu’il est « honteux
187
que les pays du tiers monde paient la rivalité entre deux grandes puissances »
(p118).
On pourrait parler dans ces conditions, avec beaucoup de prudence, d’une
écriture engagée dans un roman qui ponctue certaines séquences de la fiction par
un nom, Alger, qui revient sans cesse imposer sa présence au point qu’il clôture le
texte pour dire sa résistance aux multiples envasions auxquelles il a fait face.
L’Histoire sous-tend le texte de part en part, en des signes qui se font de plus en
plus clairs, se précisant à mesure que l’on approche de l’épilogue. C’est dans la
structure même de la narration, marquée par le rappel d’un passé lointain et de
cassures, telles que « la pureté du premier siècle de l’islam, ou la pureté de l’élan
révolutionnaire » , que s’inscrit l’Histoire.
188
CONCLUSION
Glaise rouge dit deux périodes de l’Algérie. Elles sont très proches l’une
de l’autre mais si contrastées : l’une est paisible et coule selon un quotidien
difficile mais « heureux » à travers la campagne désertée par une bonne partie de
sa population et où les valeurs fondamentales sont préservées. L’autre se situe
juste après le séjour de la Jeune Fille à la campagne :c’est celle des années quatre
vingt dix marquée par une surpopulation de la capitale et
la poussée d’un
fanatisme religieux qui a provoqué, outre la tragédie que représentent l’assassinat
d’un grand nombre d’intellectuels et d’Algériens de tous âges, l’implosion d’une
société jusque dans l’éclatement de la cellule familiale : les enfants tuent leurs
propres parents.
La narratrice tente désespérément de ressusciter un passé
heureux pour faire face à la douleur et pour rappeler les valeurs qui régissaient
une société algérienne fondée sur un équilibre dans le rapport ville/campagne.
Glaise rouge met en évidence l’errance de populations rurale et
provinciale à travers l’espace, entre ville « aux rues horrifiées » du présent et
campagne fortement idéalisée dans les valeurs qui y régissent la vie
en
communauté. Errance enfin dans un pays dont le symbole est une « ville triste »
où chacun s’ignore.
Glaise rouge, en dressant un portrait contrasté de la campagne et de la
ville, tend plus à les rapprocher qu’à les opposer. D’ailleurs, la Jeune Fille, qui
veut reprendre ses études après une année heureuse à la campagne, est
l’expression de cette harmonie possible entre monde rural et monde citadin.
Il en résulte une profonde nostalgie qui, tout en restituant l’univers d’un
paradis perdu, se transforme en une autre forme d’errance douloureuse marquée
par la perte de nombreux repères et autres valeurs qui provoque une rupture
brutale avec un passé si proche, celui de « l’Algérie heureuse, l’Algérie pauvre
quand elle était encore digne. »196
Le monde change et
avec lui les rêves de nouvelles générations qui
éprouvent le besoin de partir vers d’autres horizons. L’exode rural provoque un
196
-H.Djabali citée par Ch.Achour in Algérie Littérature/Action n°3, op, cit, p129.
189
déséquilibre dans une campagne désertée qui ne survit que du labeur de ses
femmes.
La ville surpeuplée devient le lieu de l’exclusion et la campagne un
espace de vie paisible dès lors qu’elle a été perdue. Dans la ville « assassinée »
la foule anonyme, mue par un mouvement collectif, est le reflet d’une résignation
qui engendre l’absence de colère, premier signe de la combativité libératrice.
Le bus est le symbole fort des inégalités sociales. L’entassement dans un
espace restreint rend impossible toute vie familiale harmonieuse. À l’extérieur, la
foule de « déshérités » est « la classe des non véhiculés, des non-autonomes, gens
qui travaillent, (…) méchants ou livrés à la méchanceté collective », ce qui
pourrait expliquer leur comportement à l’intérieur de ce vase clos qu’est devenu
l’autobus vétuste qui tourne en rond, à l’image de ses usagers agglutinés en une
foule muette de résignation, de renoncement , deux attitudes de passivité qui
mènent à la rébellion ou à l’apathie car il n’y a aucune issue. Ces « déshérités »
sont dans une attitude de renoncement qu’expriment deux verbes qui les placent
dans le lot des prédateurs ou dans celui des proies.
Le bus est l’espace d’un discours fragmenté où la parole, refoulée, se
libère dans le confort de l’anonymat de cette foule compacte qui devient, bien
malgré elle, le creuset d’un foyer incandescent. Dans ce vase clos, les bribes d’un
discours social nouveau et étranger aux habitants de la Cité, réussissent à se
rassembler en
une profession de foi ayant la forme de l’incantation, de la
propagande et la puissance d’une parole unique. Là commence la déflagration
dans une ville où l’ordre fondamental est déconstruit par une inversion des
valeurs, les parents devenant les victimes de leurs propres enfants. Alger est le
symbole fort de la « ville assassinée », de l’Algérie assassinée par la décapitation,
c’est à dire dans la disparition de ses intellectuels, de sa tête pensante. Le mot
« capitale » se charge ici de toute sa signification.
L’exil provoque une puissante réminiscence qui ravive le souvenir vivace
« du chemin vermillon qui montait au village » à travers des images qui lui
commandent de « continuer à faire son métier de femme : rester debout, monter
dans la boue ocre, (…) ne pas accepter l’abattoir en bêlant (…) Elle pens(e) qu’il
190
faut se souvenir de tout » (p122.), c’est à dire des gestes quotidiens de la vie, ces
repères fidèles qui permettent de rétablir l’ordre des choses. « La vieille ville
assassinée » a ses îlots de résistance propices à la renaissance : « les couchers de
soleil, « ( les) terrasses de la vieille ville assassinée, (…) (le) métier à tisser, des
jasmins et des roses, des jardins. » (p122) Ainsi, Alger réunit tous les éléments
épars du pays qu’il représente, en faisant son devoir de mémoire, en gardant sa
colère qui doit être « longue, parfaitement calme, solide, inusable, prête à saisir le
bon moment », comme elle a eu à le faire dans un passé encore « proche ».
La douleur de la narratrice est à la mesure de la colère contenue et de son
obstination à puiser son courage dans l’évocation presque poétique des choses
banales du quotidien. C’est, selon la formule de A.Khatibi, un « dire poétique » :
« Le dire poétique ne peut être (…) assuré, assumé que par une personne hors du
commun, celle-là même qui possède la connaissance et le savoir, ou mieux encore, celle
dont tous les sens sont déréglés et qui fait de la déraison le siège suprême de la
197
sagesse."»
La narratrice se révèle être, dans l’épilogue, la Jeune Fille à laquelle Hannana a
transmis le savoir et la connaissance. Elle lui a montré la voie à suivre pour ne pas
sombrer dans la folie : l’écriture. « Dans sa fidèle reproduction d’elle-même »,
Hannana a cédé le flambeau à la jeune citadine : la sagesse, plutôt que la folie du
désespoir.
L’écriture de l’exil
Glaise rouge est une écriture d’un double exil : celui de la romancière et
celui de la narratrice qui le dit très explicitement.198 Souvent elle évoque « la
197
-A.Khatibi, La blessure du nom propre, op, cit, ( p14), cité par Bélaid.Djefel in L’écriture et
l’espace et l’espace de l’écriture, op, cit, p49.
198
-Françoise Van Russum-Guyon explique la corrélation auteur-narrateur ainsi :
« S’il faut soigneusement distinguer l’auteur du narrateur, cela ne veut pas dire que, lors même de
la lecture, l’auteur ne compte pas. Il est appréhendé bien sûr, à travers ses masques, mais il n’est
pas identifiable à ces derniers. Elle cite M.Butor selon lequel, « on apprend dans un roman, "à lire
la réalité et l’auteur lui-même…" », F.Van Russum-Guyon in Critique du roman, op, cit, p29.
191
dame » aux cheveux blancs, exilée en Europe. L’épilogue révèle que la Jeune
Fille est
« dans une ville du Nord.(…) en Europe » (p117) Du village de
Nedjma, l’homme à la barque » lui téléphone pour lui « dévoiler le malheur »
(p117).
"
« Mes cheveux blanchissent, lui dit-elle au téléphone. Je viens, je viens voir ma
mère, je rentre chez nous.
-Mes cheveux
aussi blanchissent. Je t’interdis de revenir. Au nom de Grand-Mère
Nedjma, reste où tu es !" » (p121).
Le dialogue s’établit entre deux personnes qui se sont connues au village, lui était
« le jeune homme à la barque » et elle la Jeune Fille. Au moment où ils se parlent
au téléphone, tous deux ont les cheveux blancs : deux périodes sont ainsi
clairement désignées.
L’exil marque une distance entre l’auteure et son pays d’origine d’où
émanent des informations sur les évènements qui l’ensanglantent. L’écriture peut
s’en trouver décalée par rapport à la réalité des faits
qui sont sortis de leur
contexte immédiat. En outre, à la nostalgie inhérente à l’exil lui-même, s’ajoute
celle plus intense qui fait remonter d’un passé lointain le pays tel qu’on l’a laissé
et qui se trouve fortement sublimé . Et on ne peut pas exclure un sentiment de
culpabilité dès lors qu’on est à l’abri, loin de ceux qui souffrent au pays qui
devient plus lointain alors. Les informations qui disent la tragédie ne reflètent pas
toujours la réalité dans laquelle on n’est pas immergé Écriture du dehors, elle
s’exprime loin de l’intensité de l’instantanéité et dans la solitude qui attise la
douleur et fait de la nostalgie la substance même de l’écriture. Après la tragédie,
le chagrin de la Jeune Fille est marqué par le questionnement : « " Pourquoi ? "»
Pour elle c’est toute une période de sa vie qui a disparu. « Tout un pays en elle
n’en sortirait pas ». (p121). « Il fallait qu’elle trouve une terre possible, un lieu où
créer des jardins ! » Le saurait-elle ? Faible, brisée, saurait-elle son chemin ? »
(p121).
192
Sa détresse est telle qu’elle entrevoit une seule manière de résister à la
douleur : elle a gardé le pétrin de sa Gand-Mère. Il lui faudra aussi reproduire ce
qu’a fait Hannana pour lutter contre l’adversité : « créer des jardins » pour
ressusciter la « déesse » noire : c’est là l’expression d’un chagrin intensifié par
l’éloignement .
Ch.Achour écrit à ce propos :
« De l’exil-exclusion à l’exil-effacement, une société veut se construire sur des
mises à l’écart. Il reste le dernier exil, fécond celui-là mais douloureux : celui de
l’écriture. (…) Comment et jusqu’à quand peut-on dire un pays lorsqu’on ne peut plus y
vivre ? Les écritures de l’exil, aussi belles et prenantes qu’elles puissent être, sont trop
souvent acculées à la rétention, au bilan, à la nostalgie, à l’errance ou à alors trop liées à
l’évènementiel et à l’actualité brûlante du pays d’origine de la créatrice. » 199
Cela ne remet pas en question la qualité de cette écriture. Mais celle-ci
émane de l’extérieur et fausse sa lecture en dehors du pays, où, comme dans toute
tragédie, les faits rapportés sont ressentis de manière plus intense. La mort de
Nedjma et de Hannana traduit toute l’horreur d’un drame national. Néanmoins,
et c’est un point essentiel, la liberté de dire d’une conscience politique avisée,
celle de H.Djabali en l’occurrence, évalue les évènements avec une grande acuité
qui se révèle dans les accusations violentes contre des pays clairement dénoncés,
les États unis d’Europe et ceux d’Amérique. Dans le pays, la population n’avait
pas le temps d’analyser, occupée qu’elle était à parer au plus pressé : enterrer les
morts, rendre visite même aux familles que l’on ne connaissait pas. Le
rassemblement, un geste de solidarité, rendait la douleur plus supportable. Cette
situation est peut-être impossible quand on est en exil. Néanmoins, le discours de
Nedjma aux hommes du village semble irréaliste, improbable en Algérie. C’est
peut-être pour cette raison que la narratrice, en exil précisément, désigne Nedjma,
l’aieule analphabète et la doyenne du village, pour énoncer un véritable
réquisitoire dans lequel « elle crache sur la lâcheté des hommes, sur les incapables
et les vendus qui se retrouvaient à diriger le pays » (p120). Cette prise de parole se
199
- Ch.Achour, Noûn, Algériennes dans l’écriture, op, cit, p64.
193
fait dans un acte de liberté absolue qui fait sauter tous les garde-fous et laissent
s’exprimer un discours que personne n’aurait osé dire, le discours de la rupture
définitive avec une époque régie par des valeurs perdues et une autre qui
s’inaugure sous les signes forts de l’explosion d’une société qui a perdu ses
repères essentiels, à l’image de Nedjma qui, après son cri de détresse et de colère,
« err(e) un moment devant des gens qui « lui tournaient le dos » (p120).
Ces évènements racontés par H.Djabali s’inscrivent dans l’Histoire de
l’Algérie. Interrogée en 1996 sur « le travail de l’écriture dans les circonstances
actuelles que vit le pays, la romancière répond à Ch.Achour :
« J’écris, pour ne pas laisser mourir mes morts. J’enregistre tout ce que je peux ;
je possède un formidable répertoire de bribes et de conversations, de mimiques, de
regards. (…) Je rends tout cela au gré des déchirements et des vibrations poétiques qui me
soulèvent. (…) J’écris contre l’absurdité, sur l’absurdité. Elle vit mon écriture , de la vie
de toutes les femmes qui me vivent.. (…) Elles ont l’odeur de la terre, de la vielle ville qui
pourrit.»200
Ces lignes empreintes de lyrisme disent l’amour de H.Djabali pour l’Algérie, un
amour qu’elle exprime dans une écriture « artisane, assez humble », selon ses
propres termes.201. Ces lignes trouvent un écho dans le roman d‘Assia Djebar écrit
en 1995, « Le Blanc de l’Algérie », que Edson Rosa Da Silva désigne comme
«une sorte de chant singulier où se mêlent la mémoire personnelle, la mémoire
collective, des faits historiques et un discours lyrique.»202
L’espace romanesque des deux romans de H.Djabali n’a pu être dissocié
de ses autres composantes, le temps et les personnages, car le texte littéraire est un
tout homogène. Nous avons eu à comprendre que le lieu de vie d’une personne
influe sur son humeur, son destin, de même que la force de caractère d’une femme
peut donner au lieu un rayonnement particulier aussi modeste soit-il. D’autre part,
la notion d’enfermement est souvent induite par une mentalité figée dans le
200
-H.Djabali, citée par Ch.Achour in Noûn, op cit, p154.
-Idem, p156.
202
- Edson Rosa Da Silva, « Écrire la résistance pour réécrire la vie » in Études littéraires
maghrébines n°15, Algérie : nouvelles écritures, sous la direction de Ch.Bonn, Nadjib Redouane
et Yvette Bényaoun-Szmidt, p184.
201
194
dogme de la morale sociale et non par l’éxiguité et la pauvreté matérielle des
lieux. L’épanouissement naît de certaines valeurs comme le respect, la tolérance
et l’amour qui excluent les rapports dominant/dominé à l’intérieur des lieux de
vie et permettent les échanges qui sont à la base de toute vie harmonieuse.
Une écriture éminemment féminine.
Il nous a paru intéressant de relever en premier lieu, un point de vue
masculin sur l’écriture féminine :
« Je ne sais pas, s’interroge J-Yves Tadier, si l’écriture féminine est plus
volontiers intimiste et autobiographique, mais c’est encore B.Didier qui lui a consacré un
essai (…) où elle recherche ses constantes dans les formes comme dans les thèmes. (…)
L’on reconnaît les thèmes de "l’infini du désir", du "désir muet" »203.
Le critique souligne que B.Didier met l’accent sur une caractéristique majeure
de l’écriture féminine, l’autobiographie qui permet l’affirmation d’un « je » « au
féminin. » Elle s’exprime dans une « poésie lyrique, (des) lettres, (un) journal,
(…) roman par lettres. » Toujours selon l’analyse de J-Y-Tadier, « certains
thèmes, au contraire, seront peu traités : "la gloire, la guerre, la puissance", alors
que les domaines imaginaires, du poétique, du merveilleux, du gothique attirent
les femmes ».
Existe-t-il une écriture féminine ? Ou en quoi l’écriture féminine est-elle
différente de celle produite par les hommes ? Cette question revient souvent.
Certains admettent
que la différence serait d’ordre esthétique seulement, le
contenu ne portant en lui aucune spécificité de l’écriture féminine.
Il est vrai que les thèmes qu’elle traite le plus souvent se rapportent au désir, à la
transgression dans laquelle cette écriture se positionne clairement pour briser les
tabous les plus lourds, les traditions les plus archaïques, parce que les femmes en
sont les premières victimes. Les dogmes de la société briment d’abord les
203
-Jean-Yves Tadier, La critique littéraire au XXe siècle, Paris, Éditions Belfond,
collection Agora dirigée par François Laurent, p259.
195
1997,
femmes, les obligeant ainsi à refouler un désir qu’elles finissent par exprimer en
se mettant nettement en marge de cette même société. Il est significatif que
George Sand, pour ne citer qu’elle, ait pris un pseudonyme masculin pour se faire
éditer.
B.Didier insiste sur la transgression dans laquelle s’exprime l’écriture féminine
du fait du rôle social qui est dévolu à la femme et qui consacre la suprématie de
l’homme. Aussi, écrit-elle,
« les meilleures romancières parviennent
bien à créer des personnages
masculins, mais dont le caractère précisément réside dans l’absence de caractère. (…)
Les hommes dans les romans de Colette sont bien décevants. »204
Dans les romans de H.Djabali, l’homme est souvent absent, le père, notamment,
auquel elle oppose, dans Glaise rouge, une épouse veuve qui émigre vers la
capitale afin d’assurer à ses enfants l’instruction la plus achevée. Le grand-père de
la Jeune Fille est présent à travers une photo qui illustre la force de caractère de
Nedjma qui a accepté que cet homme qu’elle aime l’enlève le soir des noces.
Dans Agave, le père incestueux est déchu. Néanmoins, la chance est donnée à un
jeune ingénieur de sortir une jeune citadine de son milieu bourgeois. Il y réussit
avec l’aide d’une femme, Aicha, la conteuse mais aussi celle de Farida qui lui
donne l’occasion de réparer ce qu’elle considère comme une faute, une sorte de
faute originelle qu’ils peuvent effacer.
On pourrait penser que la romancière exprime ainsi l’espoir de voir émerger une
génération nouvelle qui opèrerait la rupture avec l’ordre ancien.
D’autre part, H.Djabali fait de ce jeune ingénieur le personnage narrateur pour le
contraindre à voir qu’il a la duplicité de la société qu’il raille mais dont il n’a pas
la volonté nécessaire de s’en extraire.
Par ailleurs, l’ordre social, quel qu’il soit, a toujours été établi sur la
prééminence de l’homme et a acculé la femme à son rôle de génitrice et aux
204
-B.Didier, L’écriture-femme, Puf/Écriture, op, cit, p30.
196
considérations domestiques. Il en résulte une attitude de transgression pour celles
qui écrivent, en exprimant le profond désir de se dire, de dire « je ».
L’autre conséquence de la révolution de l’écriture féminine se lit dans
l’expression du corps féminin, de son désir d’exister en dehors des
« stéréotypes. ». B.Didier écrit :
« si l’écriture féminine apparaît comme neuve et révolutionnaire, c’est
dans la mesure où elle est écriture du corps féminin, par la femme elle-même.
(…)L’écriture féminine est une écriture du Dedans : l’intérieur du corps, l’intérieur de la
maison. Écriture du retour à ce dedans de la Mère et de la mer. Le grand cycle est le cycle
de l’éternel retour. »205
.
Cependant, il convient de préciser que cette écriture féminine n’exclut pas
l’homme qui n’apparaît néanmoins, dans le texte de H.Djabali, que dans son
rapport à la femme. Dans Glaise rouge, le grand-père est évoqué par Nedjma qui a
connu la vraie passion avec lui.
Dans la littérature algérienne, souligne Danièla Mérola, des romancières
comme
« Fadma et Taos Amrouche (affirment ) le refus du silence, un refus qui passe
par l’écriture et la revendication féminine qui est au "sein et non contre une communauté
masculine". (voir Achour 1990, Achour et alia 1991 :10). En plus, toute l’écriture
féminine prête attention à la différenciation et à la multiplicité des femmes, en contraste
avec une écriture masculine qui tend à uniformiser et unifier "les femmes", ainsi qu’on l’a
vu dans le cas de la métaphore Femme-Nation. »206
Les textes de H.Djabali s’inscrivent dans une écriture féminine, loin d’un
certain féminisme agressif et stérile. Elle n’hésite pas en effet à condamner le
despotisme de certaines femmes au sein d’un milieu donné, leur « culte de l’or »,
au détriment de leur vie de femme, leur absence totale de révolte. La dernière
scène du roman montrant Farida dans un acte sublime de révolte et de défi, porte à
205
-Idem, p34..
-Daniela Merola ; « Féminité, masculanité et communauté kabyle » in Études
maghrébines n°15, op, cit, p127.
206
197
littéraires
bout de bras une féminité vraie, sensuelle, loin des clichés et de toute concession à
la morale sociale.
« J’écris comme un acte magique, comme celles d’avant l’Histoire représentaient
la victoire sur la roche avant de l’obtenir ! Écrire entre l’urgence du présent et l’urgence
de la mort. (…) L’Algérie est blessée, culturellement, quoique nous écrivions, nous
sommes d’Elle et participons à sa survie. C’est pourquoi je laisse paisible se côtoyer les
menus bavardages, l’invocation et la philosophie dans une écriture artisane, humble, qui
fait fi des règles linguistico-ethnocentriques. »
Glaise rouge s’inscrit dans l’écriture de « l’urgence » ; c’est pourquoi la
conscience politique de H.Djabali se fait plus incisive, à fleur de peau, car elle dit
sa révolte contre la violence d’une rare barbarie et révèle ainsi plus que le
pressentiment, la prescience féminine des signes avant-coureurs de cette tragédie,
des signes très perceptibles dans Agave
qui dévoile une société
hypocrite
prisonnière de son passé révolutionnaire dont elle se considère comme l’unique
dépositaire légitime et fonctionne dans le « culte de l’or » et recourt à la religion,
l’Islam, en l’occurrence, pour se donner l’apparence de la respectabilité et cacher
sa duplicité :
Dans la quatrième de couverture de Agave, H.Djabali explique qu’« un
agave, (est)une plante remarquable répandue dans presque tous les pays de la
Méditerranée. » Elle inclut ainsi sa fiction d’abord dans un monde où les femmes,
à travers l’Histoire, se rencontrent en des lieux communs : le poids des traditions,
celui des dogmes religieux et les lois de l’ordre patriarcal. Elles sont aussi les
dépositaires de certaines valeurs qui sous -tendent la plupart de leurs textes :
« Les femmes méditerranéennes, souligne V.Lalagianni, en tant que dépositaires
de valeurs culturelles, produisent des textes littéraires qui apparaissent comme le miroir
mémoriel d’une époque. Les réseaux interculturels tissés dans la trame de leurs textes
sont révélateurs de la mouvance des cultures, de la qualité du regard de l’autre et de la
mutation des mythes. »207.
207
-Vassili Lalagianni, Femmes écrivains en Méditerranée, Paris, Éditions Publisud, 1999,
collection Espaces méditerranéen sous la direction de V.Lalagianni, p5
198
Elle souligne également l’expression d’une même utopie des femmes
méditerranéennes qui,
« à travers leurs textes, évoluent d’une " culture de la violence" à une culture de
la paix et proposent un œcuménisme méditerranéen où la convivialité poétique et
littéraire, loin de l’âpreté des tensions et des fractures, permet le dialogue des
cultures. »208
Dans Agave, « Aicha a toute les religions du monde » et Hannana est le symbole
fort de cet « œcuménisme méditerranéen. ».
Il serait intéressant ainsi de procéder à une étude comparative de deux
textes traitant de la tragédie des années quatre vingt dix, l’un écrit par une femme
et l’autre par un homme. La littérature algérienne foisonne dans ce domaine
encore brûlant. Pour notre part, nous avons eu à lire Les amants désunis de
Anouar Benmalek, bien avant de lire Glaise rouge et nous avons relevé une nette
différence dans la narration et la description du tragique. La fin du roman ellemême porte nettement la signature d’un homme : l’utopie de H.Djabali et celle
d’Anouar Benmalek sont très opposées.
208
-Idem, pp5-6.
199
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