Présentation Laurent Carrière (p.5-6)
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Présentation Laurent Carrière (p.5-6)
CONDITIONS DE PUBLICATION Toute personne intéressée à soumettre un article au Comité de rédaction doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique, avec ses coordonnées, au rédacteur en chef, au moins 60 jours avant la date de parution, à l’adresse suivante: Cahiers de propriété intellectuelle Rédacteur en chef 430, rue Saint-Pierre Montréal (Québec) H2Y 2M5 Courriel: [email protected] L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent pas être de plus de 20 pages dactylographiées. Les textes doivent être en langue française, dactylographiés à double interligne sur format 21 cm x 28 cm (81 2" x 11"). Le texte sur le support électronique ne doit pas être justifié à droite et il doit être aligné à gauche; aucun code ne doit être employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les notes doivent être consécutives et reportées à la fin du texte. Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue autre que le français doivent être soulignés ou en italiques; les articles de revues doivent être cités entre guillemets. Enfin, il est inutile d’apposer les guillemets pour les citations en retrait du texte. L’auteur conserve son droit d’auteur mais une licence de première publication en langue française, pour l’Amérique du Nord, doit être accordée par lui à la revue et à l’éditeur. L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi que des opinions exprimées. Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc. Les Cahiers peuvent être cités comme suit: (volume) C.P.I. (page). Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 1290 rue Saint-Denis, Montréal (Québec) H2X 3J7 (Tél.: (514) 849-8540; FAX: (514) 849-6239). © Les Éditions Yvon Blais, 2000 ISSN: 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 110 $. Pour tout renseignement, veuillez communiquer avec les Éditions Yvon Blais, 430, rue Saint-Pierre, Montréal (Québec) H2Y 2M5, tél.: (514) 842-3937. Pour abonnements: 1-800-363-3047. PRÉSENTATION Du nouveau au conseil d’administration1 de Les Cahiers de propriété intellectuelle: Danielle Bouvet2 nous rejoint. La douzième année des Cahiers aura vu la publication, coup sur coup, de deux importants numéros spéciaux3. Pour ce début d’une treizième année de parution4, les Cahiers reviennent à un contenu plus diversifié5. Faute d’espace6, deux articles qui devaient compléter le volet «Brevets et sciences de la vie» du numéro précédent avaient dû être reportés au présent numéro. L’homologation administrative d’un nouveau médicament commercialisé au Canada (et l’octroi des avis de conformité) fait donc l’objet d’un article de Michel Cotnoir7 alors que le cas des génériques en Europe est traité par Élisabeth Berthet8. Le professeur Paolo Spada9 se livre à un voyage dans le temps pour présenter les droits de l’artiste-interpète en Italie alors que le professeur Alain Strowel10 discute de la loi belge sur la protection des bases de données. 1. 2. 3. 4. Et par le fait même, au comité de rédaction. Avocate au sein du ministère de la Justice du Canada. «Journalisme et droit d’auteur» en janvier 2000 et «Brevets» en mai 2000. Ou, si l’on préfère, 6529 pages dans 36 numéros, publiés régulièrement à tous les quatre mois. 5. Rappel est fait que le site Internet des CPI peut être consulté à www.robic. ca/cpi. 6. Avec la généreuse complicité de l’éditeur, le lecteur aura noté les 1015 pages du volume 12. 7. Avocat et pharmacien, docteur en droit, maître de conférences à la Faculté de droit et des sciences sociales à l’Université de Poitiers. 8. Docteure en droit et docteure en pharmacie, avocate à la cour, du cabinet B.D.L.T., avocats associés au Barreau de Paris. 9. Professeur de droit commercial à la Faculté de droit de l’Université «La Sapienza» de Rome; membre du comité éditorial international des Cahiers. 10. Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles et à l’Université de Liège; avocat, cabinet Nauta Dutilh (Bruxelles); membre du comité éditorial international des Cahiers. La gestion collective à l’heure d’Internet fait l’objet d’un exposé fouillé de Bertrand Salvas11 alors que Rémy Khouzam12 discute de l’évolution des droits voisins du réalisateur de sons. Le droit des marques n’est pas laissé pour compte, à preuve l’article d’Annie Robitaille13 sur la protection des marques tridimensionnelles au Canada. Catherine Bergeron14 nous livre un compte rendu de l’ouvrage d’André Puttemans sur Droits intellectuels et concurrence alors que Marie-Ève Côté15 fait de même pour celui de Stéphanie Denoix de Saint Mars sur Le contrat de commande en droit d’auteur français. Enfin, Ghislain Roussel16 poursuit sa chronique sur les dernières parutions. Bonne lecture! Laurent Carrière Rédacteur en chef 11. Notaire à Montréal. 12. De Montréal. 13. Avocate des cabinets BROUILLETTE CHARPENTIER FORTIN BROUILLETTE KOSIE. 14. Étudiante, du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. 15. Étudiante à l’École de formation professionnelle du Barreau du Québec, stage auprès du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. 16. Avocat, secrétaire de la Grande Bibliothèque du Québec. et du en du LES CAHIERS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE INC. CONSEIL D’ADMINISTRATION Lise BERTRAND Stikeman Elliott, Montréal Danielle BOUVET, avocate Ministère de la Justice du Canada Claude BRUNET Ogilvy Renault, Montréal Laurent CARRIÈRE Léger Robic Richard, Montréal Vivianne DE KINDER, trésorière Montréal Mistrale GOUDREAU, vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Ottawa Lucie GUIBAULT Instituut voor Informatierecht, Amsterdam Honorable Denis LÉVESQUE Cour supérieure du Québec, Montréal Ejan MACKAAY Faculté de droit, Université de Montréal Stefan MARTIN, secrétaire Byers Casgrain, Montréal Victor NABHAN Faculté de droit, Université Laval, Sainte-Foy Ian ROSE Lavery De Billy, Montréal Ghislain ROUSSEL, président La Grande Bibliothèque du Québec, Montréal Raymond TRUDEAU Smart & Biggar Montréal Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Rédacteur en chef adjoint Stefan MARTIN Comité de rédaction Lise BERTRAND, avocate Stikeman Elliott, Montréal Danielle Bouvet, avocate Ministère de la Justice du Canada Claude BRUNET, avocat Ogilvy Renault, Montréal Honorable Denis LÉVESQUE, juge Cour supérieure du Québec, Montréal Ejan MACKAAY, professeur Faculté de droit, Université de Montréal Laurent CARRIÈRE, avocat Léger Robic Richard, Montréal Stefan MARTIN, avocat secrétaire du comité Byers Casgrain, Montréal Johanne FORGET, avocate Les Éditions Yvon Blais inc., Montréal Ian ROSE Lavery De Billy, Montréal Mistrale GOUDREAU, professeur vice-présidente du comité Faculté de droit, section de droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Ghislain ROUSSEL, avocat président du comité La Grande Bibliothèque du Québec, Montréal Lucie GUIBAULT Instituut voor Informatierecht Amsterdam Raymond TRUDEAU Smart & Biggar Montréal Comité exécutif de rédaction Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Stefan MARTIN Ghislain ROUSSEL Comité éditorial international François DESSEMONTET Professeur de droit Universités de Lausanne et de Fribourg Directeur du Centre de droit de l’entreprise (CEDIDAC) Lausanne, Suisse Paul E. GELLER Avocat et professeur adjoint University of Southern California Law Center Los Angeles, USA Jane C. GINSBURG Professeur de droit Columbia University School of Law New York, USA Teresa GRZESZAK Université de Varsovie, Pologne André LUCAS Professeur de droit Université de Nantes, France Nebila MEZGHANI Professeur de droit Université de Tunis, Tunisie Victor NABHAN Professeur de droit Université Laval Sainte-Foy (Canada) Antoon A. QUAEDVLIEG Doyen, Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Paolo SPADA Professeur de droit Institut de droit privé Université Degli Studi di Roma «La Sapienza» Rome, Italie J.A.L. STERLING Avocat et professeur de droit Center for Commercial Law Studies Queen Mary & Westfield College Université de Londres Londres, Grande-Bretagne Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Facultés universitaires Saint-Louis Bruxelles, Belgique Kamen TROLLER, Avocat De Pfyffer Argand Troller et associés Genève, Suisse Silke von LEWINSKI Institut Max-Planck pour le droit étranger et international des brevets, du droit d’auteur et du droit de la concurrence Münich, Allemagne Corrigendum L’histoire des brevets (2000), 12-3 CPI 633 L’auteur, Serge Lapointe, nous fait observer que les propos de MM. Plasseraud et Sauvignon, tels que rapportés à la fin du premier paragraphe de la page 637 [note 6], méritent précision. En effet, en 1449 le duc de Bourgogne ne pouvait être Charles VI qui a plutôt été roi de France jusqu’à son décès en 1422. Le duc de Bourgogne de l’époque était Philippe le Bon qui vécut de 1396 à 1467. Dont acte! TABLE DES MATIÈRES Les génériques en Europe Élisabeth Berthet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 L’homologation administrative d’un nouveau médicament commercialisé au Canada et l’octroi d’un avis de conformité Michel Cotnoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son: (re)définition d’un statut juridique Rémy Khouzam . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 La gestion collective à l’heure d’Internet Bertrand Salvas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139 Performances d’antan et voyage dans le temps du droit exclusif des artistes-interprètes Paolo Spada . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 La Loi du 31 août 1998 concernant la protection des bases de données Alain Strowel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197 Une perspective sur les marques de commerce tridimensionnelles Annie Robitaille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227 11 12 Les Cahiers de propriété intellectuelle COMPTES RENDUS Droits intellectuels et concurrence déloyale Catherine Bergeron . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247 Le contrat de commande en droit d’auteur français Marie-Ève Côté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 LIVRES PARUS Ghislain Roussel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253 Vol. 13, no 1 Les génériques en Europe Élisabeth Berthet* Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Première partie: Les obstacles directs . . . . . . . . . . . . . . . 18 1. La multiplicité des brevets portant sur un même principe actif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 1.1 Les brevets de synthèse . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 1.2 Les brevets de formes et formulations galéniques . . . 21 1.3 Les brevets d’application . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 1.4 Le défaut d’exploitation de beaucoup de brevets . . . . 23 2. La prolongation des brevets de médicaments. . . . . . . . . 24 2.1 La loi française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 2.1.1 La portée du certificat . . . . . . . . . . . . . . 25 2.1.2 L’interdiction de la protection multiple . . . . . 26 2.1.3 La durée du certificat . . . . . . . . . . . . . . . 26 2.2 Le règlement communautaire . . . . . . . . . . . . . . 29 © Élizabeth Berthet-Maillols, 2000. * Docteure en droit et docteure en pharmacie, avocate à la cour, du cabinet J.T. Karsenty et associés, au Barreau de Paris. 13 14 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.1 Un objectif d’harmonisation . . . . . . . . . . . 29 2.2.2 La clarté du règlement communautaire . . . . . 31 2.2.2.1 L’AMM de base du certificat . . . . . . . 32 2.2.2.2 La portée du certificat et l’interdiction de la protection multiple . . . . . . . . . 32 Deuxième partie: les obstacles indirects . . . . . . . . . . . . . 35 1. Les entraves à la mise en marché . . . . . . . . . . . . . . . 35 1.1 Un monopole de fait prolongeant le brevet ou le certificat: la prohibition de certains actes menant à l’AMM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 1.1.1 Les textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 1.1.2 La jurisprudence . . . . . . . . . . . . . . . . . 38 1.2 Une «exclusivité de marché» indépendante de tout brevet ou certificat: la «protection» des données de l’AMM initiale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 1.2.1 Le manque de clarté de la directive . . . . . . . 40 1.2.2 Les éclaircissements apportés par la CJCE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 2 Les entraves à la pénétration du marché . . . . . . . . . . . 44 2.1 La concurrence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 2.1.1 La concurrence défensive . . . . . . . . . . . . . 45 2.1.2 La concurrence offensive . . . . . . . . . . . . . 45 2.1.2.1 La baisse des prix. . . . . . . . . . . . . 46 2.1.2.2 Le déremboursement et délistage . . . . 48 2.1.2.2.1 Le principe . . . . . . . . . . 48 2.1.2.2.2 La pratique . . . . . . . . . . 49 2.2 Les difficultés de promotion . . . . . . . . . . . . . . . 50 Les génériques en Europe 15 2.2.1 La promotion directe pendant longtemps difficile . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 2.2.2 Les substitution et/ou prescription sous DCI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 2.2.2.1 Les divers pays de l’Union européenne . . . . . . . . . . . . . . . . 53 2.2.2.1.1 Le Royaume-Uni . . . . . . . 53 2.2.2.1.2 L’Allemagne . . . . . . . . . . 54 2.2.2.1.3 Les Pays-Bas . . . . . . . . . 55 2.2.2.1.4 L’Espagne . . . . . . . . . . . 56 2.2.2.2 La France . . . . . . . . . . . . . . . . . 56 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58 Introduction Il existe un particularisme économique du médicament. La mise au point d’un nouveau médicament est une opération particulièrement longue, difficile et coûteuse. Elle est en outre extrêmement aléatoire puisque l’étude de 1000 à 3000 produits est nécessaire afin d’aboutir à un seul médicament. De même, la distribution du médicament est originale puisqu’elle est totalement encadrée pour des raisons de sécurité de santé publique: certains produits sont en vente «libre», d’autres doivent obligatoirement être prescrits. De plus, il faut observer que la publicité du médicament est totalement contrôlée. Les contraintes qu’un laboratoire doit subir pour introduire un nouveau médicament sur le marché sont nombreuses: après avoir prouvé l’efficacité et l’innocuité de celui-ci, ce qui lui permettra d’obtenir une autorisation de mise en marché ou AMM, faudra-t-il encore qu’on lui accorde, dans les plus brefs délais, le remboursement de son produit, condition sine qua non au succès commercial de celui-ci. L’industrie pharmaceutique possède donc une liberté d’action sur le marché extrêmement réduite et a comme préoccupation permanente de couvrir les très importants frais de recherche engagés. Et il faut donc comprendre l’inquiétude des firmes innovantes quant au développement des génériques et leur souci, puisqu’elles ont dû se plier à un certain nombre de servitudes, que les tiers en fassent autant. Ces firmes vont donc mettre en place diverses stratégies permettant de retarder l’essor des copies sur le marché. C’est une étude chronologique que nous avons choisie afin de montrer les difficultés que l’on peut imposer aux génériques, de leur 17 18 Les Cahiers de propriété intellectuelle stade embryonnaire jusqu’à leur lancée sur un marché qui leur est, pour le moment, peu propice. Nous observerons qu’il existe des obstacles directs (Première partie) et des obstacles indirects (Deuxième partie) à l’essor des génériques. PREMIÈRE PARTIE: LES OBSTACLES DIRECTS Il convient de dégager deux types d’obstacles directs majeurs à l’essor des génériques. Le premier consiste en la multiplication du nombre de brevets relatifs à la même molécule. Ces brevets prennent en effet le relais les uns des autres et bloquent les «génériqueurs» pendant de longues années. Le second obstacle direct réside en la prolongation légale des brevets de médicaments par rapport au droit commun. 1. La multiplicité des brevets portant sur un même principe actif À un principe actif (autrement dit à une molécule chimique active), correspondent souvent plusieurs spécialités pharmaceutiques, se déclinant elles-mêmes en plusieurs présentations pharmaceutiques. Une spécialité pharmaceutique consiste en «tout médicament préparé à l’avance, mis sur le marché sous une dénomination spéciale et sous un conditionnement particulier»1. Il s’agit de «tout médicament spécialisé contenant une substance active de base et vendu sous une même dénomination, quels que soient dosages ou modèles divers sous lesquels il est vendu»2. En prenant l’exemple de la spécialité française «Clamoxyl» (contenant la molécule amoxicilline), il convient d’observer qu’une spécialité pourra faire l’objet de différentes présentations, consistant, par exemple, en Clamoxyl comprimés dosés à 500 mg, Clamoxyl sirop à 250 mg/ml, Clamoxyl sirop à 125 mg/ml, etc., et envisageant 1. Directive 65/65/CEE du Conseil du 26 janvier 1965, Chapitre 1, JO 1965, 22, p. 369. 2. Les médicaments en France, chiffres clés, note interne du Syndicat national de l’industrie pharmaceutique ou snip, 1995. Les génériques en Europe 19 donc divers dosages, formulations et voies d’administration de la spécialité. Ces présentations se définissent donc comme «chaque association, dosage, forme d’administration ou contenance différente d’une même spécialité»3. Cela étant posé, il n’est pas rare de constater qu’un produit faisant l’objet d’un médicament est protégé par dix, voire cent fois plus de brevets qu’il n’y a de présentations pharmaceutiques correspondantes. Cet état de fait rend difficile l’acquisition de la certitude que l’on peut en réaliser une copie, puisqu’à une présentation pharmaceutique ne correspond pas un brevet, mais bien souvent une multitude de brevets qui peuvent, eux aussi, couvrir à la fois plusieurs présentations, voire plusieurs spécialités. Il faut noter dès à présent que ces différents brevets seront pour la plupart déposés par le laboratoire détenant le brevet de produit. Cela s’explique essentiellement par le fait que le titulaire du brevet de produit est le mieux à même de découvrir de nouvelles applications ou de nouveaux modes de synthèse de celui-ci, puisqu’il connaît mieux que quiconque sa structure. Concrètement, une présentation pharmaceutique consistant en un principe actif X présenté sous une forme galénique Y (comprimés, sirop, suppositoires, etc.), à un dosage Z et pour une indication thérapeutique I pourra tout d’abord être protégée par le brevet portant sur le principe actif. Ce brevet devra mentionner au minimum un procédé de synthèse et une application de ce produit. Cependant, la protection qu’il confère s’étendra au produit dans toutes ses applications (application s’entendant au sens large et incluant tous dosages, formes ou indications thérapeutiques du produit) et dans toutes ses voies de synthèse, y compris celles qui ne sont pas décrites dans le brevet. Outre ce brevet de produit, la molécule chimique pourra être protégée par le biais de nombreux autres brevets: brevets de synthèse, brevets de formes et de formulations galéniques, brevets d’applications particulières (indications thérapeutiques et associations). Nous constaterons que nombre de ces brevets constituent en fait des brevets de défense puisque les inventions y afférentes ne sont pas exploitées (paragraphe 4). 3. Les médicaments en France, chiffres clés, note interne du snip, 1995. 20 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.1 Les brevets de synthèse Un principe actif pourra en effet être protégé par le biais de procédés de synthèse particuliers. Ces brevets couvriront la molécule, à la condition qu’elle soit obtenue via ces procédés protégés. Ainsi, une spécialité pharmaceutique renfermant cette molécule, quelle que soit sa présentation, c’est-à-dire son dosage, la forme galénique sous laquelle elle est administrée et l’indication médicale pour laquelle elle est autorisée, sera inaccessible du fait de ces brevets de procédé si la molécule qu’elle contient a été synthétisée à l’aide d’un de ces procédés protégés. L’un des intérêts de ces brevets est qu’ils prennent le relais dans le temps de la protection conférée par le brevet de produit. En effet, déposés postérieurement au brevet de produit (ce qui est généralement le cas), ils permettront à leur titulaire (qui est généralement également titulaire du brevet de produit) de maintenir un certain monopole sur ce produit au-delà de l’expiration du brevet couvrant celui-ci en tant que tel. En effet, les concurrents seront alors en droit d’utiliser ledit produit, mais à la condition que celui-ci ne soit pas issu des procédés de synthèse brevetés. Il faut se garder de sous-estimer l’intérêt de tels brevets. En effet, l’on pourrait a priori penser qu’il suffirait alors aux concurrents d’utiliser le ou l’un des procédés de synthèse revendiqués dans le brevet de produit, arrivé à expiration, et d’exploiter alors librement le produit issu de ce(s) procédé(s). Cependant, les procédés spécifiques revendiqués dans des brevets postérieurs sont généralement plus efficaces en matière de quantité de produit obtenu (obtention d’une quantité de produit par rapport aux matières premières utilisées au départ plus élevée que dans le procédé premier), de qualité de produit obtenu (élimination d’impuretés ou de composés secondaires par rapport au procédé premier) et donc de rentabilité. Ceci a pour conséquence qu’économiquement parlant, il est généralement peu intéressant d’utiliser le procédé de synthèse premier, désormais libre d’exploitation, mais la plupart du temps obsolète. Ainsi, ces brevets de synthèse représentent une arme efficace contre les concurrents désireux de réaliser un générique d’une présentation pharmaceutique contenant un principe actif obtenu à l’aide d’un de ces procédés. Ils permettront de prolonger en partie le monopole sur le produit une fois que celui-ci, en tant que tel, sera tombé dans le domaine public. Les génériques en Europe 21 Il convient également de noter que pourront être brevetés des intermédiaires de synthèse isolés qui interdiront d’accéder au principe actif par toute synthèse qui mettrait en jeu ces intermédiaires protégés. Il faut savoir que le nombre de ces brevets croît de façon raisonnable mais constante depuis plusieurs années, les laboratoires innovants y ayant vu une arme efficace afin de se protéger des copies. Outre ces brevets de synthèse, la possibilité d’exploitation d’un produit générique pourra se trouver entravée par des brevets relatifs à des formes et formulations galéniques spécifiques du médicament en question. 1.2 Les brevets de formes et formulations galéniques En effet, si l’on se place dans l’hypothèse où le brevet portant sur le principe actif est arrivé à expiration, l’hypothèse contraire interdisant d’exploiter quoi que ce soit contenant ce principe actif, et indépendamment du fait qu’il existe (ou non) des brevets de synthèse encore en vigueur, une présentation pharmaceutique pourra ne pas être «généricable» à cause de la présence de brevets couvrant une forme ou une formulation galénique particulière du produit. Ainsi, dans sa quête du marché, le «génériqueur» pourra se trouver face à un brevet revendiquant une formulation comprimé à libération prolongée (présentant souvent un enrobage particulier) d’un principe actif X et se verra dans l’impossibilité de réaliser un générique relatif à ce même principe actif sous la forme de comprimés à libération prolongée (à supposer bien entendu que l’enrobage utilisé à ces fins soit le même ou du moins équivalent), même si les brevets couvrant le principe actif, que ce soit en tant que tel ou par l’intermédiaire de divers procédés de synthèse, sont arrivés à expiration. La même remarque vaut en ce qui concernerait par exemple un timbre à la progestérone, protégé par brevet, alors que la progestérone en tant que produit est du domaine public, ce qui autoriserait, par exemple, la réalisation de préparations injectables contenant cette hormone. Une observation du même ordre que celle que nous avons faite au sujet des brevets de synthèse s’applique ici. Certes, le «génériqueur» pourrait toujours réaliser une copie de la forme ou formula- 22 Les Cahiers de propriété intellectuelle tion galénique prévue dans le brevet de base, arrivé à expiration, mais celles faisant l’objet de brevets ultérieurs présentent généralement des avantages (comprimés à libération prolongée qui, par rapport aux comprimés simples, permettent une libération régulière du principe actif dans l’organisme) qui dicteront souvent aux prescripteurs (médecins) d’abandonner l’ancienne forme ou formulation au bénéfice de la nouvelle. À efficacité égale, entre timbres et injections, médecins et malades ont rapidement choisi... Réaliser un générique de l’ancienne forme ou formulation tombée dans le domaine public présente alors peu d’intérêt. De par la croissance de la recherche appliquée, ces brevets sont de plus en plus nombreux. Ils sont généralement déposés postérieurement aux brevets de synthèse et permettent, à l’image de ces derniers, de se réserver un certain monopole parfois bien après l’expiration du brevet portant sur le principe actif en tant que tel. Enfin, une présentation pharmaceutique pourra se voir réservée par le biais de brevets relatifs à des applications particulières du principe actif qu’elle contient, que ce soit des applications consistant en des utilisations thérapeutiques ultérieures de ce principe actif ou en des associations de ce principe actif avec d’autres produits actifs. 1.3 Les brevets d’application Ces brevets couvriront l’utilisation du principe actif en vue d’une application thérapeutique particulière de celui-ci ou l’association de celui-ci à un composé spécifique. La portée de la protection conférée par de tels brevets est donc relativement étroite puisqu’elle ne porte ni sur le principe actif en tant que tel, ni sur sa préparation, ni sur une forme particulière de celui-ci, mais seulement sur une utilisation spécifique que l’on peut en faire ou sur une association dans laquelle il est intégré. Il n’en demeure pas moins que ces brevets représentent également un frein à la mise sur le marché de produits génériques, d’autant plus que les brevets relatifs aux utilisations thérapeutiques ultérieures ont vu leur nombre tripler ces 10 dernières années4. Cette forêt de brevets est susceptible d’assimiler la réalisation d’un générique à un véritable chemin de croix. Cette réalisation est tout d’abord bloquée par le brevet de produit, puis une fois celui-ci 4. Données INPI 1998. Les génériques en Europe 23 déchu, on se heurtera à l’impossibilité de fabriquer le principe actif par plusieurs voies de synthèse encore protégées et, même une fois ces obstacles surmontés, le «génériqueur» devra alors tenir compte des brevets de formes et formulations galéniques ou d’applications thérapeutiques portant sur le produit qu’il envisage de copier. D’ailleurs, pour un laboratoire innovant, la stratégie classique consiste à déposer tout d’abord un brevet de produit, puis des brevets de procédés, suivis de brevets de formulation et, enfin, de brevets de combinaison et d’utilisations thérapeutiques, le tout étant savamment échelonné sur de nombreuses années. Le résultat est qu’un même médicament est protégé bien souvent par un très grand nombre de brevets pouvant, in fine, empêcher la réalisation d’un générique pendant 30 ou 40 ans, soit bien plus que les 20 ans prévus par le droit commun. La multiplication des brevets conduit les «génériqueurs» dans un véritable labyrinthe et elle est, indiscutablement, un obstacle au développement des copies, cet obstacle étant à la fois «spatial» (par la diversité des brevets) et «temporel» (étant donné que ces différents brevets sont déposés de façon successive dans le temps). Or, s’il est parfaitement légitime que la mise au point d’une invention nouvelle et inventive soit récompensée, l’on serait malgré tout tenté de se demander si beaucoup de ces brevets ne constituent pas en réalité des brevets de défense. 1.4 Le défaut d’exploitation de beaucoup de brevets Il peut paraître en effet étonnant de constater que, pour des dizaines de brevets portant sur le même principe actif, ces brevets protégeant le produit, des procédés de synthèse, des formes et formulations galéniques particulières et des utilisations spécifiques de celui-ci, il existe sur le marché du médicament seulement deux ou trois présentations pharmaceutiques correspondantes. Or, si l’on veut bien admettre le fait que les brevets de procédé n’ont aucune raison de donner lieu à l’exploitation d’une nouvelle présentation pharmaceutique, il semble en revanche que les brevets, d’ailleurs très nombreux, portant sur des formes et formulations galéniques, des applications thérapeutiques nouvelles ou des associations concernant le principe actif en question, pourraient parfaitement coexister avec l’arrivée sur le marché de nouvelles présentations. 24 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le législateur a prévu une telle hypothèse de non-exploitation et a envisagé dans un pareil cas la possibilité d’octroi d’une licence obligatoire à un tiers susceptible d’exploiter l’invention brevetée. Dans les faits, l’on est bien obligé de reconnaître l’inefficacité du mécanisme de la licence obligatoire. La preuve est mathématique: en se basant sur les inventions dont on peut facilement vérifier si elles sont ou non exploitées5, le nombre de brevets déposés sur ces inventions est nettement supérieur à l’existence concrète de celles-ci, qui peut facilement se caractériser par l’arrivée sur le marché d’un médicament connu présenté sous une nouvelle forme galénique, mentionnant une nouvelle indication médicale sur sa notice et sur le dictionnaire des médicaments ou encore associé à un autre. Mais ces réalisations concrètes sont bien inférieures aux brevets «correspondants», ce qui amène à conclure que ni le breveté, ni un licencié obligatoire de celui-ci ne les exploitent. Ces brevets de défense existent donc mais les laboratoires qui en sont titulaires ne sont pas sanctionnés puisque le mécanisme de la licence obligatoire ne s’applique que très exceptionnellement. Ils possèdent donc là une arme dissuasive importante vis-à-vis des tiers, qu’ils ne manquent pas d’utiliser. En effet, un laboratoire de générique pur, comme il en existe encore peu en Europe et qui possède généralement une taille et des moyens beaucoup plus faibles que les laboratoires innovants, sera dans la majorité des cas dissuadé par l’existence d’un brevet. Il est extrêmement rare qu’il prenne le risque financier d’un procès en contrefaçon au cours duquel il remettrait reconventionnellement en question la validité d’un tel brevet devant les tribunaux. Quant à un laboratoire de grande taille qui possède ses propres produits innovants et qui souhaiterait copier ceux d’un tiers, lui-même laboratoire leader, il est rarissime qu’il prenne le risque de se brouiller avec celui-ci, les intérêts des deux ne s’y prêtant souvent pas (existence de produits en co-marketing, etc.). Outre ce problème de multiplicité des brevets, les «génériqueurs» se heurtent à la prolongation des brevets de médicaments. 2. La prolongation des brevets de médicaments À compter de la découverte d’une molécule, dix ans sont nécessaires à l’obtention de la première AMM du médicament corres5. C’est-à-dire les inventions d’applications au sens large: inventions de formes et formulations galéniques, d’utilisations thérapeutiques, d’associations. Les génériques en Europe 25 pondant. Le brevet, déposé généralement dès la découverte de la molécule, perd donc dix ans d’exploitation effective et l’industrie pharmaceutique, dans ces conditions, ne peut obtenir un retour financier suffisant eu égard aux investissements engagés. C’est pourquoi le législateur français (loi du 25 juin 1990), italien (loi du 19 novembre 1991) puis communautaire (règlement communautaire du 18 juin 1992) ont prévu une prolongation de la durée des brevets de médicaments par la mise en place d’un titre indépendant (le CCP ou le «certificat») lui succédant. La loi française de 1990, laquelle permet exclusivement le dépôt de CCP en France, a été abrogée de fait le 1er janvier 1993 par l’entrée en vigueur du règlement communautaire. Il convient cependant de se pencher sur celle-ci car nombre de CCP déposés selon cette loi et protégeant des produits très convoités par les «génériqueurs» sont encore en vigueur. C’est ce que nous ferons dans un premier paragraphe. Un second paragraphe nous permettra d’étudier le règlement communautaire. 2.1 La loi française Les trois points suivants retiendront notre attention: la portée du certificat, l’interdiction de la protection multiple et la durée du certificat. 2.1.1 La portée du certificat Concernant la portée du certificat, la loi de 1990 prévoit que celui-ci couvre les «parties du brevet correspondant à l’autorisation de mise sur le marché». On s’est donc longtemps demandé si le certificat protégeait les revendications du brevet concerné (exemple: médicament contenant de l’amoxicilline) ou si sa portée se limitait à la présentation pharmaceutique objet de l’AMM visée dans la demande de certificat (exemple: Clamoxyl sirop 500 mg/ml). L’arrêt Fisons Plc c. Décision du directeur général de l’INPI (Cour d’appel de Paris, 7 juillet 1994) est venu apporter une réponse à cette question, réponse qui n’a pas été par la suite contredite: la protection conférée par le certificat est large puisqu’elle s’étend aux revendications du brevet de base. 26 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.2 L’interdiction de la protection multiple Le décret du 19 novembre 1991 pris en application de la loi du 25 juin 1990 précise qu’un autre CCP ne pourra être délivré pour un brevet qui a déjà donné lieu à un certificat complémentaire de protection ou CCP conférant la même protection. Il s’agit par là d’interdire la double protection ou la protection multiple. Dans l’arrêt ci-dessus cité, la Cour a précisé que la délivrance de CCP sur la base de revendications qui avaient déjà fait l’objet d’un tel titre entrait en contradiction avec la prohibition de la protection multiple. Cette notion de protection multiple est définie plus précisément dans une circulaire de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) du 8 janvier 1992: Pour un même brevet, les revendications reprises dans un certificat complémentaire ne peuvent en principe être reprises dans un autre CCP. Donc, a contrario, d’autres certificats relatifs au même principe actif, voire à la même présentation pharmaceutique, ont pu alors être accordés s’ils se basaient sur des revendications différentes du même brevet ou sur un brevet différent. Mais il convient de reconnaître qu’une protection différente «sur le papier» pourra se révéler identique dans la pratique, en ce sens que deux CCP, basés sur des revendications différentes (revendication de produit et revendication de compositions pharmaceutiques, par exemple), seront à même d’immobiliser les concurrents de la même façon. Une telle interprétation de l’interdiction de la double protection est donc assez théorique. 2.1.3 La durée du certificat Il s’agit là certainement du point le plus controversé: quelle date d’AMM faut-il choisir pour calculer la durée de vie du certificat? En effet, une même molécule thérapeutiquement active fait l’objet d’autant d’AMM que de présentations pharmaceutiques (dosages, formulations, etc.) selon lesquelles elle est commercialisée, l’octroi de ces différentes AMM étant échelonné sur plusieurs années. Or, la date d’AMM choisie conditionne la durée du certificat. Les génériques en Europe 27 La loi est silencieuse sur ce point puisqu’elle dispose que les certificats complémentaires prennent effet «au terme légal du brevet auquel ils se rattachent pour une durée ne pouvant excéder 7 ans à compter de ce terme et 17 ans à compter de la date de l’autorisation de mise sur le marché». Dans le silence de la loi, de nombreux laboratoires ont déposé leur certificat, pour une molécule donnée, sur la base de l’AMM la plus récente, s’octroyant ainsi la protection la plus longue. Les «génériqueurs» déplorent, bien entendu, une telle pratique. Les tribunaux ont eu à se prononcer sur la licéité de cette pratique dans les affaires opposant respectivement Glaxo et Allen & Hanburys à Promedica (Tribunal de grande instance de Paris, 18 février 1998) et Glaxo et Allen & Hanburys à Scat et Pharmafarm (TGI Paris, 30 janvier 1998). Dans ces affaires, le laboratoire Glaxo attaquait en contrefaçon les laboratoires de génériques Promedica d’une part, et Scat et Pharmafarm d’autre part. Les faits reprochés par Glaxo étaient la commercialisation d’un générique du Becotide 250 pour Promedica et l’obtention d’une AMM et du remboursement pour un générique du Becotide 250 pour Scat et Pharmafarm. Pour leur défense, les «génériqueurs» invoquaient la nullité du CCP déposé sur une AMM qui n’était pas la première octroyée au principe actif concerné. En effet, le CCP litigieux portait sur le principe actif Beclometasone (nom de spécialité: «Becotide») et avait été déposé par Glaxo sur la base de l’AMM octroyée en 1986 à la présentation pharmaceutique Becotide 250 microgrammes, alors qu’il existait déjà une AMM octroyée au même principe actif depuis 1974 mais pour un dosage différent (Becotide 50 microgrammes). En l’espèce, les tribunaux ont conclu qu’il ne fallait pas ajouter au texte des dispositions qu’il ne prévoyait pas expressément et qu’il fallait donc se garder de déclarer nul un CCP qui ne serait pas basé sur la première AMM. Les tribunaux ont donc validé le CCP relatif au Becotide. Promedica, après avoir fait appel de ce jugement, a finalement trouvé un accord avec Glaxo afin de maintenir son générique du Becotide sur le marché. 28 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ces jugements du TGI de Paris ne nous semblent pas critiquables en tant que tels. Ils le deviennent à notre sens lorsqu’on les associe à l’arrêt Fisons précité, qui veut que l’objet protégé par le CCP ne se limite pas à la présentation pharmaceutique objet de l’AMM de base, mais s’étende aux revendications citées du brevet. Dans le cas du Becotide, les revendications citées du brevet sont larges et permettent donc la prolongation de la protection, jusqu’en 2000, à la fois du Becotide 250 qui a obtenu son AMM en 1986, mais également du Becotide 50 qui est autorisé depuis 1974. Cette dernière présentation bénéficie donc d’une durée de commercialisation effective sous monopole de 26 ans! Lorsque l’on sait que le droit des brevets prévoit un monopole d’exploitation de 20 ans, ce qui est une durée maximale, et que le CCP est un mécanisme de compensation du temps nécessaire à l’obtention de l’AMM, qu’il nous soit permis de douter que le législateur français souhaitait se montrer si généreux. Afin que l’esprit de la loi soit respecté, deux solutions semblent possibles: • soit l’on retient la position actuelle quant à la portée – large – du certificat, mais seule la première AMM obtenue par le principe actif est alors autorisée comme base de calcul de la durée du certificat; • soit un CCP se basant sur une AMM plus récente est reconnu valable, à la condition alors que la protection conférée par le CCP soit limitée à la présentation particulière objet de l’AMM, à l’exclusion des autres formes et/ou dosages du principe actif en question6. Seule l’adoption d’une de ces deux options permettrait de respecter l’esprit de la loi. Malheureusement, aucune décision nouvelle ne vient éclairer la matière en ce sens. Ainsi, tant en ce qui concerne le problème de la multiplicité de la protection que celui de la durée de celle-ci, les CCP franco-français et les décisions qui les ont validés ne paraissent pas exempts de tout reproche. 6. Pour un commentaire détaillé sur cet arrêt, voir Elisabeth BERTHET, Les obstacles juridiques à l’essor des génériques, Paris, Édition de Santé, 1998, p. 165 et s. et Jacqueline Monleaud (mai 1999), Les petites affiches. Les génériques en Europe 29 Heureusement, le règlement communautaire a «remis les pendules à l’heure» en précisant là où la loi française était restée dans le flou. 2.2 Le règlement communautaire Le premier avantage que présente ce règlement est d’avoir harmonisé, du moins en partie, la protection des médicaments en Europe. En outre, le règlement est parfaitement clair en ce qui concerne les questions clefs d’interdiction de protection multiple, de portée du certificat et de l’AMM de base. 2.2.1 Un objectif d’harmonisation Cet objectif d’harmonisation fait l’objet du sixième considérant du règlement: «Prévoir une solution uniforme au niveau communautaire et prévenir ainsi une évolution hétérogène des dispositions nationales aboutissant à de nouvelles disparités qui seraient de nature à entraver la libre circulation des marchandises». Nous observerons que cet objectif d’harmonisation n’a pu être que partiellement atteint pour les raisons ci-après. Les dispositions transitoires prévues à l’article 19 du règlement laissent voir que la date de la première AMM du produit obtenue dans la communauté7 conditionne l’existence même du certificat. Il s’agit là certainement d’une des parties les plus complexes du règlement, fruit de subtils compromis politiques portant sur la question de savoir si le règlement devait s’appliquer uniquement aux produits qui seraient mis sur le marché après son entrée en vigueur ou s’il devait également bénéficier aux produits déjà commercialisés. Les impératifs à concilier étaient de deux ordres: d’une part, la nécessité de permettre à l’industrie pharmaceutique communautaire de rattraper le temps perdu par rapport à ses concurrents américains et japonais, qui bénéficiaient de mesures correctrices à l’érosion des brevets respectivement depuis 1984 et 1988; d’autre part, la nécessité d’assurer que la prolongation de la protection de certains 7. Date qui, nous le verrons plus loin, sert de base de calcul à la durée du certificat selon le règlement communautaire. 30 Les Cahiers de propriété intellectuelle médicaments déjà commercialisés ne se traduise pas par une augmentation des dépenses de la sécurité sociale consacrées à ces produits, par suite du retard de l’apparition des produits copies moins chers (médicaments génériques)8. Le compromis fut de décider d’appliquer partiellement le règlement aux produits déjà commercialisés, selon des modalités complexes. Le système retenu est le suivant: • les médicaments qui se verront octroyer une première autorisation de mise sur le marché dans la Communauté après l’entrée en vigueur du règlement bénéficieront intégralement de ses dispositions; • tout produit qui, à la date d’entrée en vigueur du règlement (2 janvier 1993), est protégé par un brevet de base en vigueur et pour lequel, en tant que médicament, une première autorisation de mise sur le marché dans la Communauté a déjà été obtenue, peut donner lieu à délivrance d’un certificat, en fonction de la date de cette autorisation. Pour des motifs liés à la situation nationale, les États membres n’ont pas pris une date unique de référence pour la délivrance de la première autorisation de mise sur le marché dans la Communauté. En effet, au Royaume-Uni, en Irlande, au Luxembourg, en France et aux Pays-Bas, tous les produits qui ont reçu leur première autorisation de mise sur le marché dans la Communauté après le 1er janvier 1985 peuvent bénéficier d’un certificat (article 19(2) alinéa premier). En ce qui concerne les certificats à délivrer en Allemagne et au Danemark, imités par la Norvège et la Finlande, la date du 1er janvier 1985 est remplacée par celle du 1er janvier 1988 (article 19(1) alinéa 2). En ce qui a trait aux certificats à délivrer en Belgique et en Italie, suivis depuis par l’Autriche et la Suède, la date du 1er janvier 1985 est remplacée par celle du 1er janvier 1982 (article 19(1) alinéa 3). 8. Considérant 10 du présent règlement. Les génériques en Europe 31 Il y a lieu enfin de souligner qu’un régime particulier a été retenu pour la Grèce, l’Espagne et le Portugal. Dans ces États membres, le règlement n’a été applicable qu’à l’expiration d’un délai de cinq ans à compter de son entrée en vigueur, soit à partir du 2 janvier 1998. Ce retard dans l’application du règlement s’explique par le fait que ces pays n’ont introduit que récemment la brevetabilité des produits pharmaceutiques en tant que tels (durant l’année 1992); jusqu’alors, seuls les procédés de fabrication étaient brevetables. Ceci représente un bouleversement assez sensible, notamment pour l’industrie pharmaceutique locale, habituée à opérer dans un environnement dépourvu de protection efficace par brevet9. C’est pourquoi, puisqu’un brevet de produit protégeant une invention dans le domaine pharmaceutique n’est disponible dans ces trois États membres que depuis 1992, il faudra attendre l’expiration de ces brevets (en 2012) pour pouvoir bénéficier des premiers certificats réellement utiles à l’industrie pharmaceutique de recherche. Ainsi, bien qu’à première vue le règlement communautaire tende à uniformiser les législations nationales des pays de la Communauté l’ayant adopté et à faciliter ainsi, entre autres, la libre circulation des marchandises entre ces différents États, l’existence de ces disparités nationales restreindra toutefois l’effet d’unification recherché. En effet, si le règlement harmonise la protection des médicaments dans le temps (tous les certificats délivrés dans la Communauté expirent au même moment), il n’y a pas de similitude dans l’espace puisque certains pays peuvent parfois bénéficier d’un certificat alors que d’autres en sont privés. Il convient désormais de saluer la clarté du règlement communautaire sur différents points essentiels que la loi française avait laissés dans l’ombre. 2.2.2 La clarté du règlement communautaire Le règlement communautaire ne laisse aucun doute quant à l’AMM qui doit être choisie comme référence pour calculer la durée du certificat. 9. «Le règlement communautaire sur le certificat complémentaire de protection pour les médicaments», note du service juridique de la Fédération européenne des associations de l’industrie pharmaceutique (EFPIA). 32 Les Cahiers de propriété intellectuelle En outre, il reçoit l’aide du règlement CCP/produits phytopharmaceutiques afin de lever toute ambiguïté concernant les notions de portée du certificat et de prohibition de protection multiple. 2.2.2.1 L’AMM de base du certificat C’est la première AMM du produit obtenue dans la Communauté qui sert de base de calcul à la durée du certificat (article 13 du règlement). Notons au passage que cette durée est moins intéressante que celle prévue par la loi française puisqu’elle est au maximum de 5 ans à compter de l’expiration du brevet (contre 7 ans pour la loi française). Ceci explique que dans les 6 mois qui ont précédé l’entrée en vigueur du règlement, lequel coïncida avec l’abrogation de la loi française, nombre de laboratoires se sont empressés de déposer en France des CCP selon la loi nationale. Le choix de calculer la durée du certificat avec une référence communautaire a pour conséquence, comme nous l’avons souligné plus haut, que le terme du certificat est le même dans tous les pays. Cependant, il n’en demeure pas moins que la durée de protection effective conférée par celui-ci sera plus longue dans l’État membre ayant délivré la première AMM que dans les autres pays où le produit est lancé postérieurement et où la durée totale de protection effective sera donc plus restreinte. 2.2.2.2 La portée du certificat et l’interdiction de la protection multiple L’article 4 du présent règlement définit l’objet de la protection conférée par le certificat comme suit: Dans les limites de la protection conférée par le brevet de base, la protection conférée par le certificat s’étend au seul produit couvert par l’autorisation de mise sur le marché du médicament correspondant, pour toute utilisation du produit, en tant que médicament, qui a été autorisée avant l’expiration du certificat. Il s’ensuit qu’un seul et même certificat couvre donc toutes les présentations pharmaceutiques (formes, formulations, dosages, applications thérapeutiques, etc.) autorisées de la substance active. Les génériques en Europe 33 Par ailleurs, l’article 3 c) du règlement prévoit que «le certificat est délivré si [...] le produit n’a pas déjà fait l’objet d’un certificat». Là revient, différemment formulée, l’interdiction de la protection multiple. Cerner l’objet protégé par le certificat, ce qui revient à établir avec précision les contours du terme «produit», permet ensuite d’appréhender la règle qui veut qu’à un produit ne corresponde qu’un certificat (article 3 c)). L’article 1 b) du règlement CCP/médicaments définit le produit comme le principe actif ou la composition de principes actifs. La question était donc de savoir ce que couvrait le terme «principe actif». Les différents pays de la Communauté ont longtemps été partagés sur cette question. Puis, le règlement CCP/produits phytopharmaceutiques10 est venu, de façon originale, expliciter certains points du règlement CCP/médicaments et préciser dans son préambule que certaines de ses dispositions sont applicables mutatis mutandis au règlement CCP/médicaments. Jusqu’à l’adoption du règlement CCP/produits phytopharmaceutiques, l’Allemagne avait apparemment tendance à voir dans le «principe actif» celui qui était spécifiquement décrit dans l’AMM, c’est-à-dire sous la forme d’un sel, d’un ester, d’un isomère, d’une forme cristalline ou amorphe, ou d’un polymorphe particulier. Par exemple, une solution injectable utilise généralement un sel à cause de sa plus grande solubilité, alors qu’une formulation orale du même principe actif utilisera souvent la base libre ou l’acide correspondant. La conclusion était donc que si l’AMM concernait un sel particulier d’un principe actif donné, le certificat ne protégeait que le sel et non la base ni les autres dérivés pharmaceutiques (esters, par exemple) du principe actif, tant bien même que le brevet de base couvrait tous ces dérivés. Ainsi, ces derniers, s’ils avaient obtenu une AMM, pouvaient également faire l’objet, à leur tour, d’un certificat, lequel pouvait être basé sur le même brevet, puisque ces dérivés constituaient alors des produits différents de celui protégé par le premier certificat. Selon cette thèse, la délivrance de ces certificats ne tombait pas en désaccord avec la règle «un certificat par produit» (article 3 c)) puisque le premier CCP n’était pas censé couvrir ces dérivés. 10. Règlement no 1610-96 du 23 juillet 1996 relatif à la création d’un certificat complémentaire de protection pour les produits phytopharmaceutiques, JOCE no L 198, 8 août 1996, p. 30-35. 34 Les Cahiers de propriété intellectuelle Selon cette interprétation, il aurait suffi de modifier de façon mineure la substance active sur le plan chimique pour se trouver face à un nouveau principe actif. Si celui-ci avait obtenu une AMM et s’il était protégé par un brevet (identique ou différent du brevet de base du premier certificat), ce dernier pouvait être prolongé par un nouveau certificat. Depuis l’adoption du règlement CCP concernant les produits phytopharmaceutiques, il semble que cette interprétation doive être abandonnée. Aux termes du considérant 13 du règlement CCP/produits phytopharmaceutiques, applicable mutatis mutandis au règlement CCP/médicaments, «lorsque le brevet de base couvre une substance active et ses différents dérivés (sels et esters), le CCP octroie la même protection que ce brevet de base». Autrement dit, le CCP protège alors la base, les sels et les esters. Ainsi, si un CCP a été octroyé pour un produit, que l’on supposera présenté sous forme de base dans l’AMM, aucun autre CCP ne pourra être obtenu sur un sel ou un ester de cette molécule puisque ceux-ci se trouvent déjà protégés par le premier CCP et qu’un certificat ne peut être délivré que si le produit n’a pas déjà fait l’objet d’un certificat (article 3 c)). La majorité des pays ayant adopté le règlement CCP/médicaments (dont l’Angleterre et la France) avaient déjà, avant la lumière donnée par le règlement CCP/produits phytopharmaceutiques, marqué leur accord sur cette interprétation. Il découle de cette position que l’AMM qui servira de base de calcul à la durée du certificat est la première AMM du principe actif, peu importe qu’il soit présenté sous forme d’un sel, d’une base ou d’un ester. Ainsi, pour conclure sur la prolongation des brevets de médicaments, il convient de constater que l’Europe n’a fait là que suivre l’exemple de grands pays comme les États-Unis, le Japon ou l’Australie, dans lesquels il existe depuis de nombreuses années une telle disposition. La France s’est lancée en premier avec la loi du 25 juin 1990 dont nous avons relevé les imperfections et la Communauté européenne a suivi avec l’adoption en 1992 d’un règlement dont il convient de saluer la clarté. La différence essentielle qui demeure entre l’Europe et les autres pays ayant prévu une prolongation des brevets de médica- Les génériques en Europe 35 ments réside dans l’absence de compromis avec les «génériqueurs» qu’il convient de constater en Europe, compromis qui est en revanche de mise hors Europe. Les législations américaine et australienne ont en effet prévu un mécanisme compensatoire pour les fabricants de génériques qui se voyaient ainsi «bloqués» par les années de protection supplémentaires du produit leader. Les «génériqueurs» ont en effet le droit de réaliser des actes expérimentaux sur le produit protégé avant l’expiration du titre portant sur celui-ci. La jurisprudence japonaise a tendance également à s’orienter vers cette voie. Il semble en revanche que ce type de compromis n’existe pas en Europe, ce qui confère dans la pratique une protection supplémentaire «de fait» après l’échéance du certificat. C’est ce que nous allons constater dans un instant. La deuxième partie de notre article va tendre en effet à montrer qu’une fois qu’un médicament est libre de tout brevet ou CCP, il n’est pas pour autant concurrencé rapidement et efficacement par des copies. Divers moyens mis en œuvre par le laboratoire du produit leader, associés à une réglementation pharmaceutique pas toujours ni partout favorable aux génériques, constituent autant d’obstacles indirects à l’essor des génériques. DEUXIÈME PARTIE: LES OBSTACLES INDIRECTS Les génériques rencontrent des entraves importantes tant en ce qui concerne l’obtention de leur AMM ou, autrement dit, la mise sur le marché de leur produit, qu’en ce qui a trait par la suite à la pénétration du marché. 1. Les entraves à la mise en marché Le dépôt d’un dossier d’enregistrement en vue de l’obtention d’une AMM nécessite un certain nombre d’essais préalables qui, pour un générique, tendront essentiellement à prouver la bioéquivalence de celui-ci avec la spécialité de référence. La demande d’AMM pour un produit générique sera généralement effectuée sur la base d’un dossier allégé dispensant le «génériqueur» d’un certain nombre d’essais. Néanmoins, la préparation de ce dossier nécessitera environ un an et demi. À l’issue de cette période, le dossier peut être déposé auprès de l’autorité compétente chargée de délivrer les AMM. Le «génériqueur» aura donc tout intérêt à préparer son dossier pendant la durée de vie du titre, de façon à être prêt, dès l’expiration de celui-ci, à lancer son produit sur le marché. 36 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans le cas où un dossier complet devrait être déposé, c’està-dire où tous les résultats de tous les essais devraient être fournis, le délai d’un an et demi en vue de la préparation du dossier se verrait alors fortement augmenté et serait sensiblement à l’image de celui qui a été nécessaire au dépôt du dossier d’AMM relatif à la spécialité originale, c’est-à-dire souvent une dizaine d’années. Le détenteur du produit leader, soucieux de préserver un monopole d’exploitation sur son invention, s’attachera donc à jouer, de façon ou non cumulative, sur deux tableaux. Le premier consistera à interdire aux tiers d’effectuer les essais nécessaires à l’obtention de l’AMM pendant la durée de vie de leur brevet ou de leur CCP. Le détenteur du produit leader s’octroiera ainsi un monopole de fait à l’issue de l’expiration de son titre, correspondant au temps nécessaire aux «génériqueurs» afin de réaliser ces essais et afin de demander et d’obtenir leur AMM. D’autre part, indépendamment de tout brevet ou certificat, certaines dispositions de la directive 87/21/CEE prévoient une protection des données de l’AMM relative au produit princeps et interdisent par là aux «génériqueurs», durant un certain temps, de déposer une demande d’AMM sur la base d’un dossier allégé. Ces dispositions permettront souvent de procurer à ce produit leader une sorte d’exclusivité de marché durant ce délai de «protection» administrative. 1.1 Un monopole de fait prolongeant le brevet ou le certificat: la prohibition de certains actes menant à l’AMM L’on peut résumer de la façon suivante la question que nous allons ici développer: la réalisation d’essais sur le produit leader en vue de la présentation d’un dossier d’AMM pour un générique, alors que ce produit leader est encore protégé par brevet ou par certificat, est-elle licite au regard de la législation relative aux brevets, et jusqu’où peut aller le «génériqueur» dans sa quête de l’AMM? Les textes n’apportent pas de réponse explicite à la question de la réalisation des essais, mais un texte récent vient en revanche de clarifier en France la question de l’octroi de l’AMM à un générique d’un produit encore protégé par brevet ou CCP. La loi du 29 décembre 1999 de financement de la sécurité sociale pour 2000 autorise en son article 31 l’octroi d’une AMM pour un générique d’une spécialité pharmaceutique encore brevetée. Elle soumet uniquement Les génériques en Europe 37 l’autorité délivrant cette AMM à l’obligation d’informer postérieurement le laboratoire titulaire de l’AMM de la spécialité princeps. Les tribunaux s’étaient en fait déjà prononcés en ce sens, à condition que le dossier ne soit pas accompagné d’échantillons. En ce qui concerne la question de la licéité des essais, il convient de rechercher celle-ci dans la jurisprudence qui, notons-le, est relativement récente, mais a l’avantage d’être quasiment unanime. 1.1.1 Les textes Le brevet qui protège un médicament, éventuellement prorogé par un CCP (d’origine nationale ou communautaire), confère à son titulaire un droit exclusif d’exploitation (art. L. 611.1 et L. 611.2 in fine du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI)). L’étendue de ce droit exclusif est définie par l’article L. 613.3 du CPI et trouve des équivalents dans tous les pays de l’Europe: «sont interdites», c’est-à-dire constitutives de contrefaçons, «à défaut du consentement du propriétaire du brevet: a) la fabrication, l’offre, la mise dans le commerce, l’utilisation ou bien l’importation ou la détention aux fins précitées du produit objet du brevet [...]». En ce qui a trait aux CCP, l’article 4 du règlement communautaire précise que le certificat confère les mêmes droits que le brevet auquel il se rattache. Ainsi, les «génériqueurs» sont bloqués de la même façon, que le produit soit couvert par brevet ou par CCP. Le droit exclusif d’exploitation conféré par le brevet trouve ses limites à l’article L. 613.5 du CPI (lequel possède également des équivalents dans tous les pays de l’Europe), et plus particulièrement, pour ce qui nous intéresse, en ses paragraphes a) et b), en ce que: Les droits conférés par le brevet ne s’étendent pas: a) Aux actes accomplis dans un cadre privé et à des fins non commerciales; b) Aux actes accomplis à titre expérimental qui portent sur l’objet de l’invention brevetée. Pour un médicament encore protégé par brevet ou CCP, les actes de préparation à la constitution d’un dossier d’AMM et/ou le dépôt de ce dossier auprès de l’autorité compétente en vue d’obtenir l’AMM d’un générique du produit sont-ils visés par l’article 38 Les Cahiers de propriété intellectuelle L. 613.3(a) du CPI (principe de la protection), et dans l’affirmative, par l’article L. 613.5(a) ou (b) du CPI (exclusions de la protection)? Il semble a priori que ces actes soient bien visés par l’article L. 613.3(a) du CPI, puisqu’ils constituent effectivement une fabrication et une détention à une fin de commercialisation. La question revient donc à savoir jusqu’à quel stade de l’expérimentation et pour quel type d’usage expérimental l’on peut se prévaloir de l’exception à ce principe de la protection et échapper ainsi au grief de contrefaçon et, au contraire, à partir de quel moment et pour quels actes l’on tombe sous le coup de cet article sanctionnant la contrefaçon. Les textes n’apportant pas de réponse claire à la question, il convient de rechercher celle-ci dans la jurisprudence qui, notons-le encore une fois, est relativement récente, mais a l’avantage d’être quasiment unanime. 1.1.2 La jurisprudence Pendant la vie du brevet ou du CCP, les tribunaux des différents pays européens considèrent que seule est autorisée par les tiers l’expérimentation à des fins de recherche pure ou à des fins d’enrichissement de la technique (exemple: recherche d’une nouvelle activité d’un médicament breveté pour une autre activité, ou d’une nouvelle forme pharmaceutique), même si dans ce dernier cas cet objectif de progrès est couplé avec une finalité commerciale11. En revanche, les tribunaux estiment qu’il y a contrefaçon lorsque les essais sont menés dans le but de mettre sur le marché une copie du produit breveté le plus rapidement après l’expiration du titre12. 11. Boehringer Ingelheim c. Dr. Rentschler Arzneimittel – gamma interféron, Bundesgerichtshof, 11 juillet 1995, No. X ZR 99/92; Erythreopietin, Cour d’appel de la Haye, février 1994; Bundesgerichtshof, 17 avril 1997, décision no XZR 78/94; Ordonnance de référé, 6 mars 1998, Wellcom c. Parexel et Flamel. 12. Monsato Co. c. Stauffer Chemical Co., [1985] R.P.C. 515, commentée par R. SCHUSTER, dans «Experimental use and clinical tests in the patent case law of Germany, the Netherlands, and the United Kingdom», (août 1996), Patent World 37; Appled Research Systems c. Organon, Follicle stimulating hormone, février 1994, affaire commentée par R. SCHUSTER, dans «Experimental use and clinical tests in the patent case law of Germany, the Netherlands, and the United Kingdom», (août 1996) Patent World 36; ICI c. Pharbita et Medicopharma, Hoge Raad (Cour de cassation), 18 décembre 1992, JO OEB 3/1994, p. 220 et s.; SmithKline & French Laboratories c. Douglas Pharmaceuticals Ltd., [1991] F.S.R. 522; arrêt de la CJCE en date du 9 juillet 1997, affaire C 316-95 ayant pour objet une demande adressée à la CJCE par le Hoge Raad. Les génériques en Europe 39 Cependant, nous avons vu que l’octroi d’une AMM pour un générique d’un produit encore breveté13 était autorisé14. Cela conduit ceux qui en ont les capacités à réaliser leurs essais dans un pays libre de toute protection, à ne réimporter en Europe que les seuls résultats «papier» et à les déposer auprès de l’autorité compétente afin d’obtenir une AMM et de pouvoir exploiter un générique le plus rapidement possible après l’expiration du titre. Mais tout «génériqueur» ne peut pas forcément s’offrir ce luxe et pour ceux-là, la seule solution est de respecter un monopole de fait supplémentaire offert à l’ancien breveté. Un autre bouclier dont le détenteur du produit leader peut se servir, totalement indépendant du droit des brevets, est la protection des données de l’AMM initiale octroyée par la directive 87/21/CEE. 1.2 Une «exclusivité de marché» indépendante de tout brevet ou certificat: la «protection» des données de l’AMM initiale La directive 87/21/CEE15, modifiant la directive 65/65/CEE16, réglemente, au niveau communautaire, les essais et pièces à fournir en vue de l’obtention d’une AMM pour un médicament générique. L’article 4, deuxième alinéa, de la directive 65/65/CEE est désormais modifié comme suit par la présente directive: 13. En revanche, si le dossier d’AMM est accompagné d’échantillons, les tribunaux considèrent qu’il y a alors présence matérielle du produit breveté et donc contrefaçon (ICI c. Pharbita et Medicopharma, Hoge Raad, 18 décembre 1992, JO OEB 3/1994, p. 220 et s.; Organon, février 1994, Pays-Bas; SmithKline & French Laboratories c. Douglas Pharmaceuticals Ltd., [1991] F.S.R. 522; Arrêt de la CJCE en date du 9 juillet 1997, affaire C 316-95 ayant pour objet une demande adressée à la CJCE par le Hoge Raad. Cette remise d’échantillon n’est pas de mise en France mais elle est obligatoire dans certains pays européens comme les Pays-Bas, la Belgique, l’Italie, le Luxembourg, l’Espagne, la Suisse, le Portugal, l’Allemagne et l’Irlande. 14. SmithKline & French Laboratories c. Attorney General, Tagamet, Cour d’appel, 1992; Wellcome c. Stada Centrafarm- injonction, mai 1996, commentée par R. SCHUSTER, dans «Experimental use and clinical tests in the patent case law of Germany, the Netherlands, and the United Kingdom», (août 1996) Patent World 37; TGI Paris, ordonnance de référé, 4 juillet 1997, Fisons c. Europhta; TGI Paris, 30 janvier 1998, Glaxo c. Scat et Pharmafarm; Cour de cassation, 24 mars 1998 Allen & Hanburys c. Promedica et Chiesi Farmaceutici; PIBD 1997, 630, III-199. 15. Directive du Conseil 87/21/CEE du 22 décembre 1986, JO 1987, L 15, p. 36. 16. Directive du Conseil 65/65/CEE, JO 1965, 22, p. 369. 40 Les Cahiers de propriété intellectuelle en vue de l’obtention d’une AMM, le demandeur est tenu de fournir les 1) Résultats et essais: – physico-chimiques, biologiques ou microbiologiques, – pharmacologiques et toxicologiques, – cliniques. Cependant, la présente directive envisage des cas où le demandeur de l’AMM ne sera pas tenu de fournir ces résultats et pourra donc effectuer une demande sur la base d’un dossier abrégé, lequel présente un avantage économique important. Les trois possibilités offertes d’effectuer une demande d’AMM sur la base d’un dossier allégé sont toutefois assez limitatives. La première, consistant au recours à la littérature scientifique, s’avérera en effet purement théorique; la deuxième, conditionnée par l’accord, rarement gratuit, du premier titulaire de l’AMM, sera généralement coûteuse et la troisième, imposant une attente de plusieurs années, ne pourra donc se mettre en place que tardivement. C’est sur cette dernière option, la plus fréquente en pratique, que nous allons nous attarder. Après avoir examiné la lettre de la directive, laquelle manque totalement de clarté, nous examinerons les explications apportées par l’arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) du 3 décembre 1998. 1.2.1 Le manque de clarté de la directive Le demandeur d’une AMM n’est pas tenu de fournir le résultat des essais pharmacologiques, toxicologiques et cliniques dans le cas où il peut démontrer: iii) que la spécialité pharmaceutique est essentiellement similaire à un produit autorisé selon les dispositions communautaires en vigueur, depuis au moins 6 ans dans la Communauté17 et 17. Bien que depuis le traité de Maastricht, il convienne de parler de l’«Union européenne», nous emploierons le terme de «Communauté européenne» dans toute cette partie afin d’être fidèle au texte de la directive étudiée. Les génériques en Europe 41 commercialisé dans l’État membre concerné par la demande; [...]; de plus, un État membre peut également étendre cette période à 10 ans, par une décision unique couvrant tous les produits mis sur le marché de son territoire, s’il estime que les besoins de la santé publique l’exigent.18 C’est pourquoi nous parlerons dans toute cette partie d’une protection de «6 ou 10 ans», laquelle dépend du pays concerné19. Notons que cette durée dépend également du type de produit autorisé puisque les médicaments issus de procédés biotechnologiques sont systématiquement, dans tous les pays, protégés pour 10 ans (contrairement aux médicaments conventionnels). Il faut bien mesurer la portée d’une telle disposition. Si elle autorise le dépôt d’un dossier allégé pour l’obtention d’une AMM sur un générique lorsque celui-ci est un produit essentiellement similaire à un produit autorisé depuis au moins 6 ans (ou 10 ans) dans la Communauté, a contrario, cela signifie qu’en deçà de cette période, les tiers sont tenus de fournir un dossier complet, ce qui revient souvent à dire, économiquement parlant, qu’ils ne peuvent pas demander d’AMM sur ce produit. En effet, la réalisation d’un dossier complet cumule les inconvénients d’être longue et onéreuse. Ainsi, cette disposition permet en quelque sorte une protection des firmes innovantes pendant 6 ou 10 ans, en dehors de tout droit de brevet ou de CCP. Mais il faut bien reconnaître que la lettre de la directive n’est pas claire concernant l’objet protégé par celle-ci. Les questions qui se posent sont, en effet, les suivantes: Le délai de 6 ou 10 ans prévu par l’article 4.8.a) iii) s’applique-t-il, pour un principe actif donné, de façon unique à compter de l’octroi de la première AMM de celui-ci dans la Communauté européenne, cette protection unique couvrant alors la première présentation pharmaceutique autorisée mais également toutes les 18. Article 4, deuxième alinéa, point 8, deuxième alinéa, sous a) iii). 19. Si le Danemark, l’Irlande, le Luxembourg, la Grèce, le Portugal, l’Espagne et la Finlande ont maintenu une période de 6 ans pour les médicaments conventionnels, plusieurs États ont saisi cette opportunité de 10 ans dont la France, l’Autriche, la Belgique, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas et la Suède. En ce qui concerne spécifiquement la France, ce délai de 10 ans a été adopté par décret, dès le 6 mai 1988, lequel modifie l’article R. 5133 du CSP. 42 Les Cahiers de propriété intellectuelle modifications ou nouvelles AMM postérieures du principe actif concerné (nouvelles indications thérapeutiques, nouvelles voies d’administration, nouveaux dosages ou nouvelles posologies)? Doit-on au contraire considérer que toutes ces modifications postérieures d’AMM ou ces nouvelles AMM du principe actif en question donnent droit à de nouveaux délais de protection successifs courant respectivement à compter de l’octroi de l’autorisation concernant chacune de ces modifications d’AMM ou de ces nouvelles AMM? Prenons un exemple concret, soit un médicament inconnu jusqu’alors en thérapeutique qui reçoit une première AMM en 1988 pour l’indication anti-cholestérol sous forme comprimés dosés à 100 mg. Ici, il ne fait pas de doute que toutes les données contenues dans cette AMM sont protégées pendant 6 ou 10 ans, ce qui implique une protection pendant cette durée courant à compter de l’obtention de cette AMM. Cette protection bénéficie alors à la présentation spécifique décrite ci-dessus mais également à toutes celles pouvant être autorisées et contenant ledit principe actif. Supposons désormais qu’une présentation renfermant ce même principe actif, mais revendiquant cette fois-ci une nouvelle indication thérapeutique et/ou un nouveau dosage et/ou une nouvelle forme ou formulation galénique reçoive une AMM en 1995. Cette nouvelle présentation bénéficie-t-elle à son tour d’une exclusivité de marché de 6 ou 10 ans courant à compter de l’obtention de cette AMM de 1995? Cette question est restée longtemps sans réponse. La plupart des autorités compétentes nationales chargées de délivrer les AMM évaluaient la situation au cas par cas. L’arbitraire était donc de rigueur. Il convient cependant de noter que l’Agence française était très favorable aux laboratoires innovants et permettait souvent de faire repartir une protection de 10 ans à compter de l’octroi d’une AMM relative à une nouvelle formulation ou une nouvelle indication d’un produit connu et déjà autorisé. En pratique, cela signifiait qu’un «génériqueur» ne pouvait pas demander une AMM sur la base d’un dossier allégé pour une forme galénique (exemple soluté buvable) ayant reçu une AMM moins de 10 ans auparavant alors même que le principe actif concerné était autorisé depuis plus de 10 ans pour une autre forme galénique (exemple comprimé). Le «génériqueur» devait attendre l’expiration des 10 ans de protection de la forme soluté buvable. Les génériques en Europe 43 Certains pays de la Communauté avaient su fixer leurs propres règles, de manière parfaitement établie et officielle: c’est ainsi qu’en Angleterre et en Suède les Agences du médicament respectives de ces deux pays accordaient une protection pour une nouvelle application thérapeutique, dans un certain cadre bien défini. En ce qui concernait une nouvelle forme galénique, seule l’Agence suédoise s’était prononcée en faveur d’une exclusivité de marché pour celle-ci, les autres pays se contentant de juger au cas par cas. Pour ce qui était d’un nouveau dosage, aucun pays ne s’était prononcé officiellement. Un arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) en date du 3 décembre 199820 est venu éclairer cette question de la portée de la protection administrative des données de l’AMM21. 1.2.2 Les éclaircissements apportés par la CJCE La Cour a conclu en faveur des génériques puisqu’elle a considéré qu’une spécialité pharmaceutique essentiellement similaire à un produit autorisé depuis au moins 6 ou 10 ans dans la Communauté pouvait obtenir une AMM sur la base d’un dossier abrégé pour toutes les indications thérapeutiques, formes de dosage, doses ou posologies déjà autorisés pour ledit produit, peu importe que chacune de ces autorisations date ou pas de plus de 6 ou 10 ans. En outre, il convient de relever que cet arrêt définit, au niveau communautaire, la notion d’«essentiellement similaire». Le Code français de la santé publique définit cette notion par référence à trois critères, à savoir l’identité de la composition qualitative et quantitative en principes actifs, l’identité de la forme pharmaceutique et la bioéquivalence entre les deux spécialités. La définition communautaire introduit quant à elle un critère supplémentaire résidant en l’absence de différence significative quant à la sécurité et l’efficacité, de telles différences pouvant notamment résulter des excipients, même entre deux spécialités répondant aux trois critères énoncés par le Code français de la santé publique. 20. CJCE, 3 décembre 1998, affaire 368/96. 21. Pour un commentaire détaillé sur cet arrêt, voir Élisabeth BERTHET et Jacqueline MONLEAUD, «Médicament générique et protection administrative des données de l’AMM», (23 juillet 1999) Les petites affiches 22. 44 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il s’agit donc là d’un quatrième critère qui se cumule avec les trois déjà existants. Cela implique donc que certaines spécialités, jusqu’alors considérées comme essentiellement similaires car répondant aux trois premiers critères, ne sont désormais plus considérées comme telles s’il existe des différences significatives concernant leur sécurité et leur efficacité. Ainsi, certains produits qui, jadis, ont pu bénéficier de l’octroi d’une AMM sur la base d’un dossier abrégé par le biais de la disposition 4.8.a) iii) que nous avons étudiée, se voient désormais fermer cette voie rapide et économique et sont donc contraints de déposer un dossier d’AMM complet. Et ceci est, semble-t-il, le cas, tant bien même que le générique serait meilleur en matière de sécurité, par exemple, que le produit de référence, puisque la notion à examiner est la différence, en matière de sécurité et d’efficacité. De tels médicaments pourront bien entendu bénéficier d’une AMM si leur rapport bénéfices/risques, en valeur absolue, s’avère favorable; mais ils seront exclus de la procédure abrégée car ce rapport bénéfices/risques, de façon comparée, sera significativement différent de celui de la spécialité de référence. Reste bien entendu aux autorités compétentes à définir la notion de différence significative, laquelle peut s’avérer très élastique. Mais nous n’avons pas assez de recul dans le temps pour préciser aujourd’hui cette question. L’on peut donc conclure concernant cet arrêt de la CJCE que, bien que restreignant l’accès à la procédure abrégée pour quelques produits auparavant y autorisés, celui-ci, en permettant une extension de l’AMM des génériques à toutes les indications thérapeutiques, formes de dosages, doses ou posologies autorisés (y compris celles l’étant depuis moins de 6 ou 10 ans), favorise en Europe l’essor des médicaments génériques. Mais d’autres obstacles attendent désormais les génériques, qui vont tendre à entraver leur pénétration du marché. 2. Les entraves à la pénétration du marché Le générique va désormais se heurter à une concurrence sévère et à des textes qui, pendant longtemps, n’ont pas été favorables à sa promotion. Les génériques en Europe 45 2.1 La concurrence Afin d’exploiter le médicament autorisé, le laboratoire détenteur de l’AMM devra être en mesure de se procurer les constituants techniques du médicament (principe actif, excipients) dans des quantités suffisantes pour lui permettre une production industrielle de celui-ci. Ce médicament devra ensuite, commercialement parlant, trouver sa place sur le marché. La concurrence effectuée par le produit leader pourra porter sur ces deux points. Il conviendra de distinguer, en amont, la concurrence que l’on qualifiera de «défensive», tendant en la réservation par le laboratoire leader du savoir-faire et des matières premières nécessaires à la fabrication du médicament et, en aval, la concurrence offensive consistant en la mise en place de diverses stratégies commerciales afin que le produit princeps, malgré la présence des génériques, conserve une part prépondérante du marché. 2.1.1 La concurrence défensive La réservation du savoir-faire et des matières premières détenues par le laboratoire leader rend parfois impossible, lorsque ceuxci ne sont pas disponibles ailleurs, toute concurrence par des copies. Par exemple, si le laboratoire leader est le seul à posséder une souche particulière d’antibiotique, il peut, en refusant de la fournir, bloquer toute concurrence qui pourrait être faite à son produit. De même, des accords exclusifs existant entre façonniers et laboratoires peuvent permettre de laisser ces derniers seuls sur le marché. Certaines de ces pratiques sembleraient répréhensibles au regard du droit de la concurrence mais force est de constater qu’en pratique elles ne sont pas souvent condamnées. En outre, ces pratiques n’ont pas de prise sur les produits facilement disponibles. Pour ceux-ci, l’entrée sur le marché est possible. Mais la concurrence y est rude. Déjà entre «génériqueurs», mais aussi de la part du produit leader. 2.1.2 La concurrence offensive Le laboratoire leader n’est pas à court d’idées pour préserver une place prépondérante sur le marché. En effet, le seul intérêt des génériques par rapport au produit leader est leur faible coût. En 46 Les Cahiers de propriété intellectuelle France, le prix du générique doit être au minimum inférieur de 30 % par rapport au produit princeps22. Or, certaines pratiques engagées par les laboratoires innovants tendent à réduire comme peau de chagrin cet intérêt. Que reste-t-il en effet au générique lorsque certains laboratoires innovants prennent l’initiative d’offrir leurs produits princeps à bas prix voire déremboursés? 2.1.2.1 La baisse des prix C’est la stratégie choisie par SmithKline Beecham (ci-après dénommé SKB) en France. C’est une tactique astucieuse dans le contexte français, où les médecins ne sont pas encore bien habitués aux génériques. Elle permet de fidéliser la clientèle à la marque tout en respectant les impératifs de maîtrise des dépenses de santé. Il semble qu’en Europe, où le marché est encore peu investi de génériques, cette pratique permette de conserver 55 % à 65 % des ventes du produit princeps en volume23. SKB, fabricant du Clamoxyl®, a donc opté pour l’alignement du prix de son produit sur celui de l’Amoxicilline la moins chère. Cette diminution des prix a réduit sensiblement la marge de manœuvre des «génériqueurs» sur les prix: ils ne sont plus aussi compétitifs qu’avant et ne peuvent pas diminuer encore les prix. Cette stratégie semble avoir plutôt bien fonctionné. Une enquête a montré en effet que les médecins ont très bien perçu cette démarche et que, au prix des génériques, ils se sont remis à prescrire le Clamoxyl®24. D’ailleurs, cette initiative de SKB a été largement suivie par différents laboratoires dont Bouchara avec Amodex®, Pierre Fabre avec A-Gram® ou encore Yamanouchi avec Flémoxine®25. En France en particulier, le britannique Glaxo Wellcome est rentré dans une guerre des prix avec le Zyloric, un traitement de 22. Cette donnée du Comité économique du médicament n’a fait l’objet d’aucun texte officiel. Elle a notamment été relevée par J. MORISSON, «Génériques: le rapport Marmot», (mai 1996) 37 Pharmaceutiques 9-10 et C. CHABRUNROBERT, «Les génériques: des économies pour financer l’innovation?», 7 septembre 1996, 118-28 Le Concours médical, p. 1921. 23. L. FLALLO, «SmithKline Beecham choisit la baisse des prix pour contrer les génériques», (4 et 5 octobre 1996) Les Échos 7. 24. M. RAOUX, «Olivier Botuon (directeur général de SKB depuis le 1er janvier 1997): bilan positif pour l’opération Clamoxyl®», (janvier 1997) 43 Pharmaceutiques 45. 25. «L’officine orientéee», (janvier 1997) 43 Pharmaceutiques 19. Les génériques en Europe 47 la goutte. En effet, concurrencé par les génériques, ce laboratoire a fait passer le Zyloric de 18,20 francs à 14,60 francs26. Cette stratégie de baisse des prix n’emporte cependant pas l’unanimité. Il y a lieu de citer également une pratique préconisée par certains de baisse des prix indirecte consistant, pour un laboratoire détenteur d’un produit leader, à mettre sur le marché le générique de son propre produit. Les exemples sont nombreux. Pour n’en citer qu’un, Bristol Myers Squibb produit à travers sa filiale Apothecon une copie de son anti-hypertenseur Capoten®, tombé dans le domaine public en février 1996 aux États-Unis. Il s’est également allié à Azupharma, filiale du premier distributeur européen de médicaments Gehe, pour faire de même en Allemagne. De plus, un laboratoire qui fabrique les génériques de ses propres produits possède le savoir-faire industriel et utilise au mieux sa capacité de production. L’obtention de la qualité égale du produit générique par rapport au produit leader requise par les autorités compétentes s’avérera beaucoup plus aisée pour lui, qui maîtrise déjà parfaitement le produit, que pour un tiers. Mais certains laboratoires vont même plus loin en changeant, par exemple, la forme galénique de leur produit ou en modifiant suffisamment la molécule pour justifier l’obtention d’un nouveau brevet. C’est ce qu’a fait le français Fournier en «micronisant» son médicament anticholestérol, le Lipanthyl®, et le britannique GlaxoWellcome avec l’anti-ulcéreux Zantac®. Ce médicament, le plus vendu au monde, est protégé par deux brevets, dont l’un est échu et l’autre encore valide. Et il faut reconnaître que l’ancienne forme, libre de tout brevet, présente un degré d’obsolescence décourageant pour les «génériqueurs». Cette stratégie d’«auto-concurrence» constitue bien un frein à l’impact que l’on serait en mesure d’attendre des génériques sur le marché. 26. C. BRIARD et A. PRIGENT, «Génériques: avis de tempête», (13 avril 1996) 2163 Le Moniteur des Pharmacies 15. 48 Les Cahiers de propriété intellectuelle Outre cette tactique d’offre de produits à bas prix, que ce soit par une diminution du prix du princeps ou par la fabrication de leurs propres génériques, certains laboratoires menacés par la concurrence des génériques choisissent l’arme de l’automédication (produit hors prescription médicale et déremboursé), satisfaisant ainsi et l’assurance maladie et le besoin croissant de responsabilité des patients face à leur santé. C’est ainsi que l’on voit se multiplier les «switches» en Europe. 2.1.2.2 Le déremboursement et délistage Nous examinerons tout d’abord le switch en son principe pour étudier ensuite la pratique de celui-ci en Europe. 2.1.2.2.1 Le principe «Switcher» un produit consiste à le faire passer de médicament remboursé et de prescription obligatoire (ce dernier point signifiant que ce produit est inscrit sur une «liste»), à un produit non prescrit et non remboursé. Cela implique deux types d’opérations: le déremboursement et la sortie de l’une des listes des spécialités soumises à prescription. Afin de sortir un médicament d’une liste, deux méthodes sont possibles. La première consiste en la modification de la formule centésimale permettant de passer à des doses «exonérées»: il faut alors effectuer une nouvelle demande d’AMM en fournissant des essais cliniques. La seconde réside dans la modification du conditionnement, c’est-à-dire, par exemple, dans la diminution du nombre de gélules contenues dans le boîtage. Il n’est pas nécessaire dans ce cas de fournir un nouveau dossier d’AMM. L’exonération est calculée sur la base de la dose en pour-cent, ou par unité de prise, ou par poids total remis au public. Il convient de relever que n’importe quel produit ne peut pas faire l’objet d’automédication. Celle-ci concerne en effet des médicaments possédant des «indications limitées aux situations où l’absence d’avis médical ne fait courir aucun risque»27. 27. Avis aux fabricants concernant les demandes d’autorisation de mise sur le marché des médicaments d’automédication, BO no 91-9 bis. Les génériques en Europe 49 Au cœur de la stratégie «switch», l’élément prix joue un rôle prédominant, avec un caractère paradoxal en ce qui concerne la situation française. Contrairement aux États-Unis, où la loi du marché a pour conséquence une baisse de prix du produit switché pour le rendre attractif, en France (où les prix de remboursement sont bas), les déremboursements ont eu pour conséquence des augmentations de prix. Il est certain que toute hausse forte lors du déremboursement d’une spécialité antérieurement remboursable aura pour effet inverse une chute de ses ventes, et ceci d’autant plus que les produits de la même classe restent remboursés. Cependant, il faut compter sur l’attrait de l’automédication et sur le fait que ce qui est perdu en volume sera récupéré justement par un prix élevé. Actuellement, la plupart des études montrent que les principes actifs les plus copiés sont ceux qui font l’objet de restrictions de vente, c’est-à-dire qui sont soumis à prescription et qui sont remboursables par les organismes de protection sociale. C’est, entre autres, cette constatation qui a amené les firmes détentrices des produits copiés à se tourner vers les switches. Ainsi, lorsque les firmes innovantes voient copier leur produit à l’expiration du brevet couvrant celui-ci, elles mettent sur le marché, si le produit s’y prête, un switch de leur médicament leader copié, lequel sera très favorablement accueilli par le patient qui pourra l’acquérir directement auprès du pharmacien. L’intérêt des switches est donc de limiter l’impact de l’arrivée des génériques sur le marché en donnant la facilité aux patients de s’automédiquer et en lui évitant, lorsque cela est possible, le temps d’une consultation médicale et l’appréhension qu’elle suscite souvent. Ainsi, le générique soumis, comme le produit leader non switché, à prescription obligatoire ne réalisera pas les ventes qu’il aurait pu escompter. En outre, en ce qui concerne la publicité, il faut savoir que, contrairement aux spécialités destinées à la prescription, les spécialités d’automédication «grand public» bénéficient d’une autorisation de publicité directe auprès du consommateur, ce qui favorise leur vente. 2.1.2.2.2 La pratique C’est en 1985 aux États-Unis qu’est né le premier switch, celui de l’Ibuprofène: plutôt que d’affronter la concurrence des génériques lors de l’expiration de son brevet, le laboratoire Boots a préféré lancer l’Ibuprofène en médicament d’automédication. En France, ce 50 Les Cahiers de propriété intellectuelle choix fut fait en 1992, avec le lancement par le laboratoire du Nurofen®, bientôt concurrencé par Gelufène® (maintenant produit leader) et Tiburon®. Les fabricants des anti-ulcéreux lancés dans les années 1980 ont ainsi converti leurs médicaments en anti-acide contre les maux d’estomac. Merck, allié à Johnson & Johnson, SmithKline Beecham et Glaxo Wellcome tentent ainsi d’allonger le cycle de vie de leurs spécialités, mais avec des volumes de vente cependant plus réduits. Aux États-Unis, cette stratégie des switches est déjà couronnée de succès. Les anglo-saxons font également partie des pionniers dans ce domaine: le Royaume-Uni a déjà vu le lancement en switch auprès des pharmaciens d’officine de produits tels le Zovirax®, le Tagamet®, le Pepcid®, le Regaine® (Minoxidil) et bien d’autres encore. La France possède quelques longueurs de retard puisqu’il y a encore peu d’exemples très marquants de vrais switches: on peut citer l’Ibuprofène (du Brufen® au Nurofen), le Lopéramide (de l’Imodium® à l’Imossel® ) et le Miconazole (du Dactarin® au Britane®) qui datent seulement de 1992 ou 1993. Ceux-ci sont cependant voués à se développer en France, parallèlement à la croissance du marché des génériques, car ils représentent incontestablement une arme efficace pour le laboratoire titulaire du princeps afin de lutter contre la concurrence des copies. En effet, pour les pathologies bénignes, le patient préfère payer un peu plus cher son médicament mais se dispenser d’une visite médicale. Il choisit donc la plupart du temps d’acheter directement auprès du pharmacien le produit leader «délisté» plutôt que de se faire prescrire le générique du produit princeps par un médecin. Mais il est encore d’autres boucliers non moins contrariants pour l’essor des génériques, consistant notamment dans les difficultés de promotion que ces copies rencontrent. 2.2 Les difficultés de promotion En effet, la pseudo-autorisation de la publicité comparative en France n’a permis pendant longtemps qu’une promotion restreinte de ces produits. De plus, jusqu’à très récemment, la France, contrairement à la majorité des pays européens, interdisait la substitution Les génériques en Europe 51 par le pharmacien d’un produit leader prescrit par un de ses génériques. La prescription sous la dénomination commune internationale (DCI), avec choix pour le pharmacien de délivrer le produit princeps ou un de ses génériques, n’a jamais non plus été envisagée en France alors qu’elle existe dans d’autres pays de l’Union. En ce qui concerne donc spécifiquement la France, la distribution des génériques, pendant longtemps, n’a pas été favorisée. 2.2.1 La promotion directe pendant longtemps difficile Certains génériques ont bien tenté des tactiques de promotion, mais qui n’ont pu être que timides. En effet, le laboratoire leader possède une marque déposée et il faut se garder de la parasiter, comme on pourrait éventuellement le reprocher à une publicité comparative. Cette publicité est réglementée en France par la loi du 18 janvier 199228 qui dispose en effet en son article 10 que la publicité comparative «ne peut avoir pour objet principal de tirer avantage de la notoriété attachée à une marque». Or, pour être honnête, cela semble être a priori assez souvent le cas. D’autre part, la loi de 1992 pose des exigences très restrictives. Cette loi interdit au «génériqueur» de comparer son prix à celui du produit leader puisqu’elle n’autorise les comparaisons par les prix qu’entre produits identiques et que le princeps et son générique ne sont pas reconnus comme tels. Certes, certains semblent admettre la comparaison par le coût de traitement ou le coût de traitement journalier, mais cette pratique, tendant à contourner l’interdiction de la loi, n’est peut-être pas exempte de tout reproche et peu de laboratoires se risquent donc, à vrai dire, à utiliser cette arme à double tranchant. En outre, la loi de 1992 impose d’effectuer la publicité sur la base de deux critères minimum de comparaison. Or, concernant la comparaison du générique au produit leader, il n’y aura pas d’autres points de comparaison possible que le prix, qui présente donc une différence entre les deux produits comparés, et le caractère essentiellement similaire du générique et du princeps, qui consiste ici à mettre en avant une similitude. C’est donc la loi elle-même qui impose ce rapprochement du générique au produit leader et met donc ce premier dans une situation de parasite potentiel. 28. Loi relative à la publicité comparative no 92-80, adoptée le 18 janvier 1992, JO 21/01/1992 52 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ces dispositions rendent donc les «génériqueurs» frileux et peu se risquent à effectuer une telle publicité comparative. Heureusement, les règles en la matière sont cependant vouées à évoluer rapidement puisqu’une directive du 6 novembre 1997, qui devra être transposée en droit français au plus tard en avril 2000, est venue fixer de nouvelles données qui s’avèrent particulièrement intéressantes pour les génériques. Selon ce nouveau texte, la publicité pourra en effet s’effectuer sur un seul critère, dont le prix peut faire partie. En effet, selon cette directive, les comparaisons par les prix ne sont pas réservées, comme le prévoit la loi de 1992, aux seuls produits identiques, mais aux produits remplissant la même fonction. Il ne sera donc plus nécessaire de biaiser avec des notions controversées de coût de traitement ou de coût de traitement journalier. Ceci simplifiera donc la publicité comparative du générique au produit leader, lesquels n’ont comme différence qu’une seule caractéristique: le prix. Gageons donc que, soutenus par ce texte qui leur est favorable, les génériques se lanceront rapidement dans la publicité comparative afin de favoriser leur essor sur le marché européen. Mais il est une autre forme de publicité, indirecte cette fois, qui est en mesure de favoriser le développement des génériques: il s’agit du droit de substitution ou de la prescription sous DCI. 2.2.2 Les substitution et/ou prescription sous DCI L’autorisation de substitution par le pharmacien d’un médicament prescrit par le médecin ou la prescription sous DCI avec choix pour le pharmacien de délivrer le produit leader ou un générique ne fait pas l’unanimité en Europe. Nous examinerons tout d’abord les législations en vigueur dans les divers pays de l’Union européenne pour nous attarder ensuite spécifiquement sur la législation française qui a très récemment évolué sur ce point. Les génériques en Europe 53 2.2.1.1 Les divers pays de l’Union européenne En Irlande, au Luxembourg et en Grèce, la substitution n’est pas possible, sauf en cas d’urgence, avec l’autorisation du prescripteur et dans l’intérêt du patient. Jusqu’à très récemment, la France suivait également cette règle29. En Italie, au Danemark, au Portugal et au Royaume-Uni, la substitution est autorisée si le pharmacien ne dispose pas du produit prescrit, mais il faut que le prescripteur et le malade en soient informés. En Italie, les génériques ont fait leur entrée dans le Prontuario; les pharmaciens d’officine doivent les avoir en stock; les médecins prescripteurs sont informés régulièrement par le ministère de la Santé de la disponibilité des génériques et de leurs indications. Leur coût substantiellement plus bas intéresse bien entendu le ministère30. Étudions plus précisément le système de quatre grands pays européens. 2.2.2.1.1 Le Royaume-Uni En Angleterre, le marché des génériques est essentiellement hospitalier (70 % des achats hospitaliers). En effet, la substitution en tant que telle n’est pas autorisée. Des initiatives ont eu lieu pour la rendre obligatoire à partir du rapport Greenfield de 1982, mais ce droit s’est heurté, tout comme en France, à des difficultés d’ordre juridique (responsabilité première des pharmaciens) et économique (problème d’insertion dans leur mode de rémunération de mesures incitatives pour les pharmaciens d’officine). Ainsi, il n’y a que l’approbation du prescripteur ou celle du Comité thérapeutique hospitalier et l’urgence qui permettent officiellement au pharmacien britannique de substituer un générique à une spécialité prescrite sous un nom de marque31. Toutefois, les génériques sont rois au Royaume-Uni grâce à la «prescription générique» (ou prescription sous DCI). Pratiquée à 29. Ancien article R. 5015-61 du Code de la santé publique et ancien article 63, 2o alinéa du Code pénal pour la France. 30. Ibid. 31. Code de déontologie de la «Royal Pharmaceutical Society». 54 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’hôpital depuis 1948, la prescription sous DCI a été fortement encouragée en ville lors des réformes de 1991. Devant une «prescription générique», le pharmacien d’officine est incité à dispenser des génériques par la remise qu’il obtient des fabricants par rapport au «Drug Tariff»32. En outre, au Royaume-Uni, certains médecins généralistes regroupés au sein de cabinets disposent d’une certaine somme ou enveloppe pour financer une liste de soins et de prescriptions établie selon les dépenses de l’année écoulée: ce sont les «fund-holders»33 et ils ont intérêt à prescrire les médicaments les moins chers. En effet, en cas d’économies réalisées, il y a réinvestissement en équipement et matériel dans le cabinet... une mesure assez incitative à la prescription de «génériques»: jusqu’à 50 % des prescriptions dans certains cabinets34! 2.2.2.1.2 L’Allemagne En Allemagne, le droit de substitution par le pharmacien date de 1987. Mais ce droit est alors très restrictif puisque le médicament délivré doit être conforme à la prescription et que le pharmacien devra consigner tout changement de la prescription35. En 1989, dans le souci de développer un marché des génériques, le gouvernement étend ce droit, mais il ne s’applique que: • si le médecin précise qu’il admet un équivalent en écrivant «Aut idem» ou «Aut simile» sur l’ordonnance, ou s’il met une croix dans la case réservée à cet usage; ou • si le médecin prescrit le médicament sous sa DCI. Mais cette politique a été peu suivie jusqu’en 1993 (de 1 à 2 % des ordonnances), essentiellement parce que: • tous les prescripteurs ne trouvaient pas l’intérêt financier de la substitution comme suffisamment motivant; 32. J.L. CRAIGNOU, op. cit., p. 8. 33. Centralisation ou décentralisation – exemple de la Grande-Bretagne, Santé publique et Territoires – Rennes 25-26 janvier 1995. 34. J. MORISSON, «La course aux Génériques», (janvier 1996) 33 Pharmaceutiques 23. 35. J.L. CRAIGNOU, op. cit., p. 8. Les génériques en Europe 55 • ils n’aiment pas déléguer la responsabilité du choix du produit au pharmacien; • de nombreux prescripteurs marquent donc «pas de substitution»; • les pharmaciens ne savent pas toujours avec quel(s) produit(s) substituer car les tableaux comparatifs dont ils disposent ne sont pas toujours adaptés36. En 1993, la réforme Seehoffer bouleverse le dispositif avec la création d’une enveloppe globale pour la médecine de ville. Au-delà d’un certain seuil de dépenses de prescription, les médecins rembourseront le surplus aux caisses d’assurance. Au-delà d’un second seuil, l’écart serait pris en charge par l’industrie. Ces mesures ont immédiatement conduit à une flambée de la «prescription générique». En outre, le médecin allemand a toujours à portée de main sa Rote Liste (Liste Rouge), guide répertoriant les médicaments de marque, suivis des génériques correspondants. Au regard des sanctions en cas de dépassement du budget année imposé par les caisses d’assurance maladie, les médecins prescrivent beaucoup de génériques. 2.2.2.1.3 Les Pays-Bas Aux Pays-Bas, la substitution est autorisée mais le prescripteur doit donner son accord (en cas de prescription sous nom de fantaisie) et le malade doit être informé; le pharmacien peut garder le tiers de la différence entre le prix du médicament prescrit et celui du générique... mesure incitative37! Le prix des copies peut être jusqu’à 50 % moins cher et le rester pendant des années. En contrepartie de cet avantage, les pharmaciens ont le devoir de se réunir avec les médecins pour discuter ensemble des problèmes de pharmacologie et de rapport efficacité-coût des médicaments. Cet 36. C. FALLET, «La substitution à la carte (All.)», (16 septembre 1999) MPL 1859. 37. D. MACARTHUR, Generic substitution – Experience and prospects, André Rey consultants, conférences «Pricing and reimbursement of drugs», Paris, April 15-16th 1991. 56 Les Cahiers de propriété intellectuelle échange d’informations contribue à augmenter la part de la «prescription générique»38, laquelle est pratiquée depuis 1988. Le Danemark est l’État de la CEE qui utilise le plus de génériques. 2.2.2.1.4 L’Espagne En ce qui concerne l’Espagne, la nouvelle loi espagnole prévoit la substitution générique (article 90) si le produit d’origine n’est pas disponible et si le prescripteur n’a pas marqué son opposition. Le produit de substitution est bioéquivalent au produit substitué; il existe une liste de médicaments interdits à la substitution. Parallèlement, l’Espagne s’est efforcée de stimuler la recherche en réformant sa loi sur les brevets (en vigueur depuis octobre 1992)39. Ainsi, la substitution n’a pas (encore?) conquis l’Europe. Certains pays ont opté pour la prescription générique associée à l’incitation du pharmacien à délivrer des génériques, pratiques qui semblent favoriser l’essor des génériques autant que la substitution. Il convient de constater que ces deux pratiques, favorisant l’essor des génériques, sont mises en place dans les États membres connaissant des difficultés économiques relatives à la santé, et plus spécifiquement présentant des médicaments onéreux (exemple: Pays-Bas). C’est cette raison qui explique que la France ne s’est résignée que récemment à instaurer le droit de substitution: les prix des médicaments en France sont parmi les plus bas d’Europe et les économies escomptées par de telles mesures sont, à notre sens, assez faibles puisque les dépenses de médicaments ne représentent même pas 15 % du budget de l’assurance maladie. 2.2.2.2 La France Jusqu’à très récemment, la substitution n’était pas possible, sauf en cas d’urgence, avec l’autorisation du prescripteur et dans l’intérêt du patient40. 38. J.L. CRAIGNOU, op. cit., p. 9. 39. «Generic substitution push in Spain», (7 novembre 1990) 1564 SCRIP 5. 40. Ancien article R. 5015-61 du Code de la santé publique et ancien article 63, 2o alinéa du Code pénal pour la France. Les génériques en Europe 57 Le marché des génériques était essentiellement hospitalier, seul secteur où les prix des médicaments sont libres (marché par appel d’offre la plupart du temps favorisant les copies les moins chères) et où les prescriptions se font parfois sous la DCI du principe actif sélectionné... ce qui permet de contourner l’interdiction de substitution. Ce n’est que tout récemment que la France a envisagé de mettre en place le droit de substitution. Plus spécifiquement, la loi no 98-1174 du 23 décembre 199841 précise que le pharmacien peut délivrer par substitution à la spécialité prescrite une spécialité du même groupe générique, à condition que le prescripteur n’ait pas exclu cette possibilité pour des raisons particulières tenant au patient par une mention expresse portée sur la prescription. Cette disposition est introduite dans le Code français de la santé publique (article L. 512.3). En effet, l’agence française de sécurité sanitaire des produits de santé a mis en place un répertoire des groupes génériques. Les spécialités figurant au répertoire sont classées par groupe générique. Chaque groupe comprend la spécialité de référence (le produit leader) et ses génériques. La substitution peut s’exercer au sein d’un même groupe entre spécialité de référence et spécialité générique ainsi qu’entre une spécialité générique et une autre. La loi de décembre 1998 porte modification du Code de la propriété intellectuelle (CPI) car l’article L. 716.10 initial de celui-ci mentionnait en effet que «sera puni [...] quiconque [...] b) aura sciemment livré un produit [...] autre que celui qui lui aura été demandé sous une marque enregistrée». Or, par la substitution, le pharmacien commet exactement l’acte prohibé par l’article L. 716.10 du CPI. C’est pourquoi la loi de décembre 1998 a complété cet article en ajoutant l’alinéa suivant: «l’infraction, dans les conditions prévues au b, n’est pas constituée en cas d’exercice par le pharmacien de la faculté de substitution prévue à l’article L. 512-3 du Code de la santé publique». Le décret no 99-486 du 11 juin 199942 explicite ce droit et précise par exemple la mention que doit apposer le médecin sur l’ordonnance dans le cas où il ne veut pas que le produit prescrit puisse être substi41. JO du 27 décembre 1998. 42. JO du 12 juin 1999. 58 Les Cahiers de propriété intellectuelle tué. Il s’agit tout simplement de la mention «non substituable». Il précise également les mentions que le pharmacien doit porter sur l’ordonnance en cas de substitution. Pour conclure sur ce point, il convient d’espérer, en ce qui concerne la France, que la mise en place de mesures pro-génériques, comme le droit de substitution, s’inscrira dans une politique générale de maîtrise des dépenses de santé, laquelle touchera également l’hôpital, principal responsable du déficit de la sécurité sociale. En revanche, fonder trop d’espoirs sur les seuls génériques serait aller au devant de bien des déboires. En effet, le générique se heurte en France à une constatation économique qui lui est défavorable: il n’est pas, à lui seul, un remède suffisant au mal de la sécurité sociale. Conclusion Ainsi, nous venons de démontrer que, en ce qui concerne l’Europe, les génériques ont de nombreux obstacles à franchir afin de pouvoir se positionner sur le marché. Les brevets relatifs aux différentes facettes (synthèse, formulation, indication thérapeutique) d’un même principe actif se multiplient. Le brevet de médicament bénéficie d’une prolongation légale par le certificat. Il bénéficie ensuite d’une prolongation de fait supplémentaire à l’expiration du brevet ou du certificat par l’interdiction qui est faite aux «génériqueurs», pendant la durée de vie du titre, de réaliser les essais afin d’obtenir leur AMM et de pouvoir se lancer sur le marché dès l’expiration du titre couvrant le produit leader. Indépendamment de tout droit de brevet ou de certificat, les génériques doivent également se heurter à la protection des données de l’AMM du produit leader par la directive 87/21/CEEE, qui les empêche pendant 6 ou 10 ans de demander une AMM pour un générique sur la base d’un dossier allégé. Une fois cet obstacle tombé, il faut alors lutter contre la concurrence du produit leader qui va mettre en œuvre différentes stratégies afin de maintenir sa place sur le marché, comme la baisse du prix du produit princeps ou encore le déremboursement et délistage de celui-ci. Heureusement pour les «génériqueurs», la réglementation en matière de publicité comparative a récemment évolué avec la directive du 6 novembre 1997, qui devra être transposée en droit national au plus tard en avril 2000. Ces dispositions leur permettront donc d’utiliser cette arme commerciale pour favoriser l’essor de leurs Les génériques en Europe 59 produits. Enfin, de nombreux pays européens, dont désormais la France, prévoient un droit de substitution ou une prescription sous DCI, deux mesures qui, indéniablement, favorisent le développement des génériques. Cette guerre entre produit leader et génériques est légitime et, en tout état de cause, inévitable, puisque les intérêts divergent. Reste à souhaiter que ce conflit reste loyal et que le consommateur de soins de santé en soit le grand vainqueur. Vol. 13, no 1 L’homologation administrative d’un nouveau médicament commercialisé au Canada et l’octroi d’un avis de conformité Michel Cotnoir* 1. Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64 2. Un rappel historique de la Loi canadienne sur les aliments et drogues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 2.1 L’influence du législateur anglais . . . . . . . . . . . . 65 2.2 L’intervention du Parlement canadien . . . . . . . . . 66 3. Des définitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 3.1 La notion de «drogue» et une acception large . . . . . . 68 3.2 Terminologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 3.2.1 Les concepts de «drogue ancienne» et de «drogue nouvelle» . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 © Michel Cotnoir, 2000. * Avocat et pharmacien, Docteur en droit, Maître de conférences à la Faculté de droit et des sciences sociales de l’Université de Poitiers (France). L’auteur tient à remercier Mlle Catherine Lemay, agente des Brevets-Science à l’Unité des brevets de la Division des politiques sur les présentations et renseignements, rattachée au Bureau de la politique et de la coordination du Programme des produits thérapeutiques (Santé Canada), pour sa précieuse collaboration à titre de documentaliste ad hoc. 61 62 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.2.2 Absence de définition de «drogue ancienne» . . . 70 3.2.3 Définition de «drogue nouvelle» . . . . . . . . . 71 4. La structure organisationnelle de la Direction des produits thérapeutiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 4.1 La compétence du Parlement fédéral . . . . . . . . . . 73 4.2 Les composantes de la Direction des produits thérapeutiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74 5. Le processus d’évaluation d’une demande d’autorisation de mise sur le marché d’un médicament innovateur . . . . . 76 5.1 Le dépôt d’une présentation de drogue nouvelle de recherche: la procédure . . . . . . . . . . . . . . . . 77 5.1.1 Un délai d’attente maximal de 60 jours . . . . . 78 5.1.2 Des rencontres préalablement prévues . . . . . 78 5.1.3 Un «Avis de non-satisfaction» . . . . . . . . . . 78 5.2 Les essais cliniques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 5.2.1 La phase I et les sujets volontaires sains . . . . 80 5.2.2 La phase II et les sujets volontaires malades . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80 5.2.3 La phase III ou le prolongement de l’expérimentation . . . . . . . . . . . . . . . . . 82 5.3 Le dépôt d’une présentation de drogue nouvelle . . . . 83 5.3.1 L’objectif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 5.3.2 Le dépôt des renseignements et l’examen préliminaire des documents . . . . . . . . . . . 84 5.3.2.1 Acceptation du dépôt du dossier de présentation . . . . . . . . . . . . . . . 85 5.3.2.2 Émission d’un Avis d’insuffisance et Lettre de rejet. . . . . . . . . . . . . . . 85 L’homologation administrative d’un nouveau médicament 63 5.3.3 Procédure d’appel . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 5.3.3.1 Le premier palier d’appel: le directeur du Bureau . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 5.3.3.2 Le deuxième palier d’appel: le directeur général et un comité d’appel . . . . . . . 86 5.3.4 L’évaluation du dossier . . . . . . . . . . . . . . 87 5.3.4.1 Les renseignements sollicités . . . . . . 88 5.3.4.2 Un Avis d’insuffisance (ADI)1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88 5.3.4.3 Un Avis de non-conformité (ANC) . . . . 89 5.3.4.4 Les renseignements non sollicités2 . . . 90 5.3.5 Le nouveau dépôt d’une présentation de drogue nouvelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 5.3.6 L’émission d’un Avis de conformité. . . . . . . . 92 6. Conclusion générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 1. Au lieu d’émettre un «Avis de mise à jour» ou de délivrer au promoteur un «Avis d’insuffisance», la Direction des produits thérapeutiques, par le réseau de ses bureaux compétents, peut dans certaines situations procéder à une «demande de clarifications», qui a pour but de compléter, de préciser ou de réanalyser des renseignements figurant dans la présentation. Elle n’a pas pour objectif d’obtenir de nouvelles données (cliniques ou précliniques) notamment dans le domaine de la biodisponibilité. Durant l’examen préliminaire ou l’évaluation d’une présentation, les bureaux compétents peuvent requérir des précisions complémentaires sur un point particulier de la présentation. 2. Pour «renseignement sollicité», voir infra, note 65. 1. Introduction générale Au nom de la santé publique, le législateur canadien a érigé tout un système de protection à l’égard des citoyens au sujet de la mise sur le marché de tout nouveau médicament commercialisé sur le territoire canadien. Cette rigueur adoptée par l’État est la conséquence d’accidents provoqués et causés par des médicaments qui, à une époque pas si lointaine, n’étaient soumis à aucun contrôle administratif sérieux portant sur la preuve de l’innocuité et de l’efficacité du produit médicamenteux. En réaction à ces tragédies, le Parlement a mis en œuvre une structure d’évaluation à l’intérieur de laquelle l’entreprise pharmaceutique déposera une demande de «présentation de drogue nouvelle de recherche» afin d’obtenir l’autorisation de procéder à des essais cliniques sur des sujets humains. Ce n’est qu’une fois ces expérimentations terminées que le fabricant sera invité à soumettre, cette fois-ci à la Direction des produits thérapeutiques, une demande de «présentation de drogue nouvelle» dans laquelle il va déposer et analyser tous les résultats obtenus lors des essais cliniques, faisant la démonstration de l’innocuité et de l’efficacité de la nouvelle entité chimique. Si la Direction en conclut que le dossier du fabricant a respecté toutes les exigences administratives et que le nouveau médicament s’avère efficace et sans danger pour la population ciblée, elle l’approuvera en octroyant au fabricant un Avis de conformité. L’Avis de conformité est une autorisation administrative délivrée pour une période indéfinie. Par contre, l’État peut, en tout temps, pour des motifs graves prévus dans la Loi sur les aliments et drogues, suspendre, voire annuler cet Avis de conformité. Tout médicament, que ce soit une substance chimique innovatrice ou un produit générique, considéré comme une «drogue nouvelle» au sens de la Loi, devra avoir été homologué par le ministère par le sceau d’un Avis de conformité pour être vendu au Canada. Nous orienterons notre réflexion sur la procédure d’homologation concernant spécifiquement les nouveaux médicaments dits innovateurs commercialisés pour la première fois au Canada. 64 L’homologation administrative d’un nouveau médicament 65 2. Un rappel historique de la Loi canadienne sur les aliments et drogues 2.1 L’influence du législateur anglais La conception de la Loi canadienne des aliments et drogues a été influencée par une série de lois anglaises rédigées dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le législateur anglais était à cette époque davantage préoccupé par les problèmes relatifs à la falsification de l’alcool que par la qualité de fabrication des médicaments et leur innocuité. En 1857, le Parlement anglais déposa un premier projet de loi afin d’éliminer toute initiative illégale qui entraînerait la dénaturation des aliments et de l’alcool. Le projet fut rejeté à la suite d’une opposition politique et sociale trop forte. Cependant l’année suivante, l’intérêt du public fut de nouveau éveillé à la suite d’une tragédie qui provoqua la mort de dix-sept personnes. Par inadvertance, un fabricant avait ajouté de l’arsenic comme adjuvant dans des pastilles de menthe. Cette catastrophe devait conduire en 1860 à la promulgation du «Act for preventing the Adulteration of articles of Food and Drink»3. Cette loi n’édictait des dispositions que sur la vente des aliments et non sur la fabrication; le texte ne comportait aucune référence relative aux médicaments. En 1872, le gouvernement anglais, en adoptant une seconde loi4, voulut combler certaines lacunes: l’objectif était de prohiber certains comportements prévisibles et répréhensibles découlant de la fabrication et la vente des aliments et des médicaments. C’est cette loi en fait qui est l’ancêtre en quelque sorte de la première législation canadienne en la matière. En 1875, le législateur anglais évoqua timidement le concept de la «protection du consommateur» et remplaça les deux précédentes législations de 1860 et 18725; elle n’eut encore une fois qu’une faible influence sur le développement juridique de la mise sur le marché des médicaments au Canada bien que ce fût cette dernière qui servit de fondement à la rédaction de la Loi sur les aliments et drogues dans la plupart des pays du Commonwealth. 3. (1860) 23 & 24 Vict., c. 84. 4. An Act to amend the law for the prevention of Adulteration of Food and Drink and Drugs, (1872) 35 & 36 Vict., c. 74. 5. An Act to repeal the Adulteration of Food Acts, and to make better provision for the Sale of Food and Drugs in a pure state ou en titre abrégé, The Sale of Food and Drugs Act, (1875) 38-39 Vict., c. 63. 66 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2 L’intervention du Parlement canadien Au Canada, jusqu’en 1763, sous le régime français, les Lois et Ordonnances alors en vigueur avaient pour objet de résoudre les problèmes reliés à la pénurie et au partage des aliments plutôt que de formuler des exigences relatives à leur pureté, à leur qualité ainsi qu’à leur méthode de fabrication. Durant le régime anglais et avant la création de la Confédération canadienne, les législations traitaient davantage de façon ponctuelle sur des produits spécifiques plutôt que d’établir des règles générales sur les aliments comme un sujet global. Au début des années 1870, les citoyens canadiens, perturbés par de nombreux cas de falsification d’alcool, réclamaient une intervention du gouvernement afin que celui-ci légiférât sur cette question. C’est ainsi que, le 1er janvier 1875, l’«Acte du revenu de l’intérieur» fut proclamé et mis en vigueur: il sanctionnait tout contrevenant qui ajoutait des substances interdites à l’alcool. Les médicaments ne constituaient toujours pas une priorité à cette époque. En 1884, le Canada se dota d’une loi plus efficace qui fixa les normes et des infractions en rapport avec la fabrication des médicaments6. Son article 15 considérait comme une infraction le fait de fabriquer ou de vendre un aliment ou un médicament falsifié. Quant à l’article 19, le Département du revenu intérieur était autorisé à fixer des limites de variabilité, de dosage, de concentration pour un produit si aucun standard ou norme n’était établi par une pharmacopée. En 1920, la Loi de 1884 fut abrogée et remplacée par la Loi sur les aliments et drogues qui est en quelque sorte le précurseur de la Loi actuellement en vigueur. On abandonna enfin le terme de «falsification». Nonobstant le changement de titre, la principale modification fut l’insertion de dispositions relatives à une fausse appellation («misbranding») des produits. Finalement, la loi fut une autre fois modifiée en 1953 de façon à régir la fabrication et la vente des produits pharmaceutiques, à l’exception des stupéfiants, qui faisaient l’objet d’une loi particulière pour certains aspects relatifs à leur distribution. Tout en maintenant une législation à caractère répressif, un changement s’était opéré quant aux objectifs de réglementer les médicaments. Il ne s’agissait plus seulement de réprimander les fautifs mais d’assurer la protection des gens en exigeant dorénavant des 6. L’Acte de falsification des substances alimentaires et des drogues, S.C. 1884, c. 34. Il sévissait contre ceux qui altéraient, adultéraient ou rendaient impurs tous produits (aliment ou médicament), par l’addition d’une substance étrangère ou par absence de qualité jugée suffisante. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 67 laboratoires pharmaceutiques la preuve de l’innocuité des médicaments. Ce n’est qu’en 1963 que les fabricants seront tenus de prouver, en sus, l’efficacité thérapeutique des nouveaux produits médicamenteux7. Quant aux origines les plus authentiques de la première définition juridique du mot «médicament», il faut se reporter lors de la proclamation de la Loi sur les aliments et drogues8 en 1920. Au début de ce siècle, la législation américaine9 exerçait une certaine influence au Canada surtout durant la période où le pays structurait sa propre législation en matière des médicaments10 et établissait graduellement des normes de plus en plus spécifiques quant à leur fabrication11. La définition du terme «médicament», telle qu’énoncée dans la loi canadienne actuelle des aliments et drogues12, prend ses origines dans un des amendements intervenus en 193913. Après avoir trop longtemps conservé une définition laconique du «médicament», le législateur fédéral l’a substantiellement étoffée. Quelques modifications importantes furent apportées, ce qui devait donner à la notion du médicament une portée très large14. 3. Des définitions Dans la Loi sur les aliments et drogues, le terme «drogue» («drug» dans la version anglaise) a été préféré à celui de «médicament». Cette terminologie reste regrettable car le mot «drogue» ne doit pas toujours être associé à un produit médicamenteux15. Autour 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. Règlement sur les aliments et drogues, (1961) 95 Gaz. Can. II, 33, art. 2. The Food and Drugs Act, S.C.1920, c. 27. Lire cette loi à: Food, Drug and Cosmetic Act, 21 U.S.C.A., c. 9, 1976. Lire Robert DURRAN, Canada’s Food and Drug Laws, Chicago, Commerce Clearing House, 1953, p. 153-156. C’était le cas, par exemple, de cette nouvelle exigence qui imposait de faire des analyses de qualité dans des établissements adéquats. Le Parlement fédéral fait une révision de ses lois environ tous les quinze ans. Loi modifiant la Loi des aliments et drogues, S.C. 1939, c. 3. Trop d’interventions législatives postérieures ont contribué malheureusement à semer une certaine ambiguïté. Un des premiers ajouts à cette définition fut l’inclusion des «produits cosmétiques». Cela comprenait toute substance ou mélange de substances pouvant être employé pour embellir, purifier ou modifier le teint, la peau, les cheveux ou les dents. Un autre élément nouveau fut l’insertion de la notion d’«instruments», qui correspondait et avait la même portée que le terme «appareil», édicté dans la Loi américaine sur les médicaments, R.D. CURRAN, op. cit., note 8, p. 155. Pour une définition du mot «drogue» et ses différentes acceptions, lire M. COTNOIR, La mise en marché du médicament en droit pharmaceutique canadien, Montréal, Les Éditions Thémis, 1995, p. 27 et s. 68 Les Cahiers de propriété intellectuelle de ce terme central de «drogue» vont s’articuler d’autres d’expressions dont il convient de préciser le sens afin de connaître leur juste portée lors de la demande de mise sur le marché d’un nouveau médicament. 3.1 La notion de «drogue» et une acception large Il fut une époque où le législateur canadien a employé et défini dans la Loi sur les aliments et drogues les mots «drogue» et «médicament». Ainsi dans la loi de 1953, aux paragraphes (c) et (j) de l’article 2, on pouvait lire les définitions suivantes: (c) «drogue» comprend tous les médicaments d’un usage interne ou externe pour l’homme ou pour les animaux, toute substance, tout mélange de substances et tout article pouvant servir au diagnostic, au traitement, à la mitigation ou à la prophylaxie de la maladie chez l’homme ou chez les animaux; tous les cosmétiques, toutes les matières pouvant servir à désinfecter les locaux dans lesquels des aliments sont fabriqués, préparés ou gardés, ou à enrayer la vermine des locaux. (j) «médicament» signifie toute substance ou tout mélange de substances pouvant servir à rétablir, rectifier ou modifier les fonctions organiques. Cette définition de «médicament», telle que libellée, fut adoptée pour la première fois en 1939. Lors de la révision de la loi en 1953, cet article 2(j), relatif à la notion de médicament, fut abrogé alors que l’on conserva celui faisant référence à la notion de drogue. Aujourd’hui dans la Loi actuelle sur les aliments et drogues, le mot «drogue» est défini en ces termes: 2. «drogue» Sont compris parmi les drogues les substances ou mélanges de substances fabriqués, vendus ou présentés comme pouvant servir: a) au diagnostic, au traitement, à l’atténuation ou à la prévention d’une maladie, d’un désordre, d’un état physique anormal ou de leurs symptômes chez l’être humain ou les animaux; b) à la restauration, à la correction ou à la modification des fonctions organiques chez l’être humain ou les animaux; c) à la désinfection des locaux où des aliments sont gardés. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 69 Cette définition très extensive attribuée au mot «drogue» ne peut finalement qu’engendrer confusion et ambiguïté quand il s’agit de préciser sa vrai nature et son rayonnement dans le milieu pharmaceutique. De toute évidence, il existe un réel malaise au niveau de la logique et de sa portée lorsqu’on associe le mot «drogue» à une matière première destinée à la préparation et à la composition d’un médicament, d’une part, et un produit chimique visant à désinfecter des locaux où sont gardés les aliments, d’autre part. Le législateur pourrait intervenir en modifiant la Loi afin d’adopter de façon claire et spécifique une définition du mot «médicament» et une autre concernant les produits chimiques destinés à nettoyer les locaux où sont entreposés les aliments. À cet égard, le Canada pourrait s’inspirer de ce qui a été fait en France dans le cadre de la Loi no 98-535 du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme où le législateur a complété sa définition du mot «médicament» et a consacré, à l’article L. 793-1.11o, une disposition spécifique «aux procédés, produits et appareils destinés à la désinfection des locaux dans les cas prévus à l’article L. 14». Dans l’attente d’une clarification sur le plan législatif de la définition du mot «drogue», appliqué au domaine de la santé, nous pouvons, à défaut d’un texte formel, nous référer malgré tout au document conçu par la Direction des produits thérapeutiques, intitulé «Cadre stratégique pour 1998-2001», et dans lequel a été retenue l’expression «produit thérapeutique» qui engloberait notamment «tout médicament, tout matériel médical, toute autre substance fabriqué, vendu ou présenté comme pouvant servir à des fins de thérapie, de diagnostic ou de prévention, comme il est décrit dans les définitions du terme «drogue» [...] figurant dans la Loi sur les aliments et drogues». De cette définition ad hoc, proposée dans un but de faire ressortir davantage les nuances et subtilités entre ces différents termes, il nous semble pour l’heure que les difficultés au niveau de la terminologie s’amenuisent considérablement. 3.2 Terminologie 3.2.1 Les concepts de «drogue ancienne» et de «drogue nouvelle» Le législateur fédéral emploie également l’expression «drogue nouvelle» dans la partie réglementaire sur les aliments et drogues à l’intérieur de laquelle est dévoilée toute la procédure qu’un fabricant doit respecter s’il désire obtenir l’autorisation administrative pour commercialiser son futur médicament. On conçoit nécessairement 70 Les Cahiers de propriété intellectuelle alors l’existence de «drogue ancienne». Tout médicament classé dans cette deuxième catégorie sera exempt des formalités requises pour l’octroi d’un Avis de conformité, autorisation administrative permettant la vente d’un nouveau médicament16. Enfin, un promoteur pourra être invité dans certaines situations particulières à procéder à des essais précliniques et cliniques sur une «drogue nouvelle de recherche». La reconnaissance et la distinction de ces deux concepts se sont principalement manifestées lorsque la Direction générale de la protection de la santé (DGPS) a transféré en 1963 un grand nombre de médicaments classés jusqu’alors comme «drogue nouvelle» dans la catégorie de «drogue ancienne». Fallait-il que ces drogues dénommées alors «drogues nouvelles» aient été sur le marché depuis un certain temps. Détenant peu de pouvoirs réels quant à la possibilité d’ordonner le retrait du marché d’un médicament jugé inefficace, le ministre de la Santé s’est vu octroyer alors des pouvoirs accrus au nom du principe relié à celui de la Santé publique17. Avant cette date, le fabricant ne déposait auprès des organes compétents du ministère de la santé qu’une simple demande de déclaration pour commercialiser son produit. Depuis lors, la DGPS autorise ou non la commercialisation. 3.2.2 Absence de définition de «drogue ancienne» Il n’y a pas de définition juridique de ce qu’est une drogue ancienne. C’est davantage un qualificatif attribué à un médicament en raison de sa longévité commerciale sur le marché canadien et de sa sécurité d’emploi. Cette reconnaissance ou cette appellation intervient à la suite d’une décision administrative des experts de la DGPS qui décident de ce transfert de catégorie. L’impact d’une telle 16. La vente ne pouvant être réalisée que si une personne se présente dans une pharmacie munie d’une ordonnance médicale. 17. Robert GOYER, pharmacologue et professeur de pharmacie, fit ce commentaire sur ce sujet: «Les médicaments introduits sur le marché canadien jusqu’en 1963 ont vu leur statut changer de nouvelle drogue à ancienne drogue lorsque leur durée de commercialisation apparaissait suffisante pour que la DGPS autorise ce changement de statut. Plusieurs ont émis l’opinion que la décision de changer ou non le statut de nouvelle drogue à ancienne drogue était arbitraire, la DGPS n’ayant pas de critères quantitatifs, mais plutôt qualitatifs à ce sujet. Peu de médicaments commercialisés après 1963 ont vu leur statut modifié de nouvelle drogue à ancienne drogue», dans COMMISSION D’ENQUÊTE SUR L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE, Étude de référence – Aspects réglementaires de la politique canadienne: médicaments génériques vs médicaments éthiques, Ottawa, 1984, p. 19. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 71 modification est lourde de conséquences. En effet, la réglementation actuelle permet à quiconque de commercialiser tout médicament considéré comme ancien «sans à avoir à soumettre aucune information scientifique, qu’elle soit d’ordre chimique, galénique, pharmacologique, toxicologique, pharmacocinétique, métabolique ou clinique»18. Une société pharmaceutique canadienne a la possibilité de commercialiser un médicament considéré comme une ancienne drogue en respectant une formalité réduite et fort simple: obtenir une numéro d’identification numérique (DIN)19. La conversion de «drogue nouvelle» à «drogue ancienne» s’est réalisée de façon systématique pour la majorité des médicaments mis sur le marché avant 1963. Il est légitime de penser qu’un nouveau médicament commercialisé après cette date deviendrait, quelques années plus tard, une drogue ancienne. Cependant, c’est le statu quo presque total qui est appliqué depuis lors. Peu de médicaments nouveaux ont vu leur statut modifié, c’est-à-dire du passage de la catégorie «drogue nouvelle» à celle de «drogue ancienne»20. 3.2.3 Définition de «drogue nouvelle» Cette expression fit son apparition pour la première fois dans la Loi sur les aliments et drogues lors de la codification de 195521. Le paragraphe e) de l’article C.01.301 précisait l’obligation de déposer des preuves relatives à l’activité, la pureté et la sécurité de la drogue. Ces critères restaient vagues, car ils ne précisaient pas depuis combien de temps ladite drogue devait posséder ces qualités. Dès 1961, le législateur modifia cette définition pour retenir comme critère unique celui de l’innocuité; il affirma qu’une drogue était nouvelle si l’innocuité n’avait pas été établie par «l’usage d’une façon importante et pendant assez longtemps»22. Jugeant insuffisante la portée de ce concept à la suite de la tragédie de la thalidomide, il modifia de nou18. Ibid. 19. En remplissant le formulaire «Demande d’identification numérique d’une drogue» (HPB 3107), le fabricant recevra une réponse d’autorisation dans un délai de quatre à six semaines. 20. Tant et aussi longtemps qu’un médicament sera classé dans la catégorie des drogues nouvelles, le fabricant pharmaceutique sera contraint de respecter toutes les exigences imposées par le ministère de la Santé nationale, organe responsable de vérifier l’innocuité et l’efficacité de tout médicament mis sur le marché. Cette surveillance administrative continue de s’exercer même après la commercialisation du produit médicamenteux. 21. Décrets, Ordonnances et Règlements statutaires, (1955) 89 Gaz. Can. II, 1905, art. C.01.301. 22. Règlement sur les aliments et drogues, (1961) 95 Gaz. Can. II, 33, art.2. 72 Les Cahiers de propriété intellectuelle veau, en 1963, la définition pour y insérer celui de l’efficacité23. Cette notion est actuellement définie en ces termes au Titre 8 du Règlement sur les aliments et drogues: Art. C.08.001. Aux fins de la Loi et du présent Titre, «drogue nouvelle» désigne a) une drogue qui est constituée d’une substance ou renferme une substance, sous forme d’ingrédient actif ou inerte, de véhicule, d’enrobage, d’excipient, de solvant ou de tout autre constituant, laquelle substance n’a pas été vendue comme drogue nouvelle au Canada pendant assez longtemps et en quantité suffisante pour établir, au Canada, l’innocuité et l’efficacité de ladite substance employée comme drogue; b) une drogue qui entre dans une association de deux drogues ou plus, avec ou sans autre ingrédient, qui n’a pas été vendue dans cette association particulière, ou dans les proportions de ladite association pour ces drogues particulières, pendant assez longtemps et en quantité suffisante pour établir, au Canada, l’innocuité et l’efficacité de cette association ou de ces proportions employées comme drogue, ou c) une drogue pour laquelle le fabricant prescrit, recommande, propose ou déclare un usage comme drogue ou un mode d’emploi comme drogue, y compris la posologie, la voie d’administration et la durée d’action, et qui n’a pas été vendue en quantité suffisante pour établir, au Canada, l’innocuité et l’efficacité de cet usage ou de ce mode d’emploi pour ladite drogue. Trois caractéristiques distinctes et indépendantes justifieront l’attribution du qualificatif de «drogue nouvelle» à un médicament au sens de la Loi lorsque l’innocuité et l’efficacité n’auront pu être établies sur une période suffisamment longue au Canada. Ainsi, tout 23. La thalidomide commercialisée par le laboratoire Merrell était administrée aux femmes enceintes comme médicament antinauséeux. Ce produit causa chez plusieurs nouveau-nés de sévères malformations (principalement l’absence des membres supérieurs, appelée «phocomélie»). C’est en 1962 que furent votés les amendements Kefauver-Harris, dont l’un d’eux obligeait dorénavant les manufacturiers «to demonstrate proof of effectiveness as well as proof of safety before marketing any new drug», dans Mark P. MATHIEU et J. MURPHY III, New Drug Development: A Regulatory Overview, Washington, Omec International Inc., 1987, p. 132. La thalidomide est aujourd’hui une substance efficace pour le traitement de la lèpre et pour soigner le syndrome de Behçet (associant des lésions oculaires et des lésions de la peau et des muqueuses). L’homologation administrative d’un nouveau médicament 73 médicament qui sera formé par une nouvelle entité chimique, tout médicament qui comportera une nouvelle indication ou qui sera présenté sous une forme pharmaceutique différente et toute association de deux substances médicamenteuses déjà sur le marché répondront à l’appellation de «drogue nouvelle». 4. La structure organisationnelle de la Direction des produits thérapeutiques 4.1 La compétence du Parlement fédéral L’interprétation des dispositions de la Constitution canadienne par les plus hautes instances judiciaires du pays a eu pour résultat de mettre fin à un débat de compétence qui perdurait entre le Parlement fédéral et les législatures provinciales. La Cour suprême du Canada, dans ses arrêts Standard Sausage24, puis Berryland Canning Company25, a affirmé et reconnu la compétence exclusive du fédéral dans le domaine du contrôle de la qualité des médicaments et de leur mise sur le marché. Il a le pouvoir de réglementer le secteur de l’activité pharmaceutique depuis les essais cliniques jusqu’à la distribution du médicament dans les pharmacies et établissements de santé26. C’est le ministère fédéral de la Santé, et plus particulièrement la Direction générale de la protection de la santé, qui est l’organe national responsable en matière d’évaluation et de vérification concernant la sécurité, l’efficacité et la qualité des produits thérapeutiques et de diagnostics, les vaccins ainsi que les instruments médicaux, avant qu’ils soient vendus au Canada. Ce ministère, familièrement connu sous le vocable de Santé Canada, est structuré, comme tout organe administratif imposant, en Directions (ex.: la Direction générale de la protection de la santé [DGPS], la Direction générale de la promotion et des programmes de santé [DGPPS]), en Conseils (ex.: Conseil consultatif des sciences, Conseil de recherches médicales, Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés) et Commission (Commission de contrôle des renseignements relatifs aux matières dangereuses). D’une manière plus spécifique, le ministère, protecteur et garant de la santé publique, s’est vu confier la «protection de la santé» et celle de la «promotion et 24. Standard Sausage c. La Reine, [1933] 4 D.L.R. 501 (C.A.C.-B.). 25. Berryland Canning Company c. La Reine, [1974] 1 C.F. 91. 26. Le système fédératif canadien confère aux provinces le pouvoir de déterminer les personnes habilitées à assurer la délivrance des médicaments en vertu des articles 92(13) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867. 74 Les Cahiers de propriété intellectuelle programmes de la santé». C’est à l’intérieur du programme consacré à la promotion de la santé qu’intervient l’action de la DGPS. 4.2 Les composantes de la Direction des produits thérapeutiques La DGPS regroupe ses principales interventions et décisions en matière sanitaire au sein de trois unités majeures (appelées également Direction): ce sont respectivement: la Direction des aliments composée de sept bureaux dont celui des médicaments vétérinaires, la Direction de l’hygiène du milieu répartie en six bureaux et la Direction des produits thérapeutiques (anciennement «Direction de Médicaments») ayant pour fonction première de procéder à l’évaluation des produits thérapeutiques27. Les diverses responsabilités assumées au sein de la Direction des produits thérapeutiques sont réparties à l’intérieur d’un complexe réseau où se greffent bureaux et comités. C’est ainsi qu’un fabricant (un laboratoire pharmaceutique, par exemple) qui sollicite une autorisation pour mettre sur le marché un de ses produits de nature thérapeutique devra, en fonction de la nature du produit (médicament ‘classique’, produits biologiques, matériel médical), s’adresser à l’un des bureaux suivants: • le Bureau de l’évaluation des produits pharmaceutiques (BEPP); • le Bureau des produits biologiques et radiopharmaceutiques (BPBR); • le Bureau des matériels médicaux (BMM). Chacun de ces trois bureaux accomplit, à l’intérieur de sa spécificité et de sa sphère de compétence, une prestation identique, qui consiste à procéder à la vérification des essais cliniques et des projets de recherche, à l’évaluation des études pré-commercialisation ainsi 27. Définition de produits thérapeutiques: un «produit thérapeutique» comprend tout médicament, tout matériel médical, tout sang, tout tissu, tout organe, tout produit de santé naturel, tout nutraceutique ou toute autre substance ou tout autre article fabriqué, vendu ou présenté comme pouvant servir à des fins de thérapie, de diagnostic ou de prévention, comme il est décrit dans les définitions du terme «drogue» et du terme «instrument» figurant dans la Loi sur les aliments et drogues. (Annexe 4 – Définitions, Loi sur les aliments et drogues) L’homologation administrative d’un nouveau médicament 75 qu’à l’homologation de la requête sollicitant le droit de vendre un de ces produits thérapeutiques. Ces bureaux doivent également mettre en place un système de surveillance post-commercialisation28. Au centre de cette structure organisationnelle de la Direction des produits thérapeutiques, s’intercalent des comités qui aident les responsables à prendre une décision relative à une demande d’autorisation de mise sur le marché: a) le «Comité de gestion du programme» (CGP). C’est le principal organisme de prise de décision portant sur l’orientation politique et stratégique du Programme des produits thérapeutiques. Pour rendre encore plus efficace et efficiente l’action de ce Comité, celui-ci est subdivisé en plusieurs sous-comités composés d’experts et de conseillers29. b) Le «Comité consultatif sur la gestion» (CCG). L’une des fonctions de ce Comité est d’être un conseiller auprès de ceux qui aimeraient être mieux renseignés sur la politique de réglementation ou sur certains aspects de nature politique et opérationnelle liés à la gestion du Programme de produits thérapeutiques. c) Les «Comités consultatifs d’experts» (CCE). Ces comités, au nombre de six, composés d’experts provenant des secteurs scientifique et médical, agissent comme des organismes consultatifs et des tribunes d’échanges pour les fonctionnaires et les scientifiques rattachés au Programme des produits thérapeutiques. Il y a notamment le Comité de «pharmacovigilance»30 qui, parmi ses responsabilités, procède à l’évaluation des rapports portant sur les effets indésirables des médicaments, incluant les évaluations des cause, des plaintes, des lacunes et des anomalies concernant des médicaments et de faire des recommandations sur certaines mesures à prendre. 28. Voir Cadre stratégique 1998-2001, p. 17 à 25. 29. Parmi les dix sous-comités créés, citons le Sous-comité sur la recherche (CGPR) chargé d’élaborer et maintenir un cadre stratégique pour la conception, la planification, l’exécution et l’examen des travaux de recherche destinés à accroître les connaissances scientifiques qui permettront éventuellement de mieux évaluer les risques et les avantages. 30. Les autres comités consultatifs d’experts sont le Comité des nouvelles substances actives, le Comité de la réglementation des médicaments vendus sans ordonnance, le Comité consultatif des thérapies anti-VIH, le Comité de la réglementation du sang et le Comité des médecines complémentaires. 76 Les Cahiers de propriété intellectuelle 5. Le processus d’évaluation d’une demande d’autorisation de mise sur le marché d’un médicament innovateur Avant d’être distribué pour la première fois dans les pharmacies ou dans le milieu hospitalier, tout nouveau médicament sera soumis au préalable à une série d’essais cliniques et précliniques. Depuis son développement scientifique jusqu’à sa commercialisation, la nouvelle entité chimique sera évaluée et expérimentée. Elle sera soumise à un cadre juridique constitué non seulement de règles législatives spécifiques mais aussi et surtout à des principes généraux du droit. Plusieurs années d’expérimentation précèdent sa première vente; seules quelques substances premières franchiront toutes les étapes scientifiques et juridiques avant que l’entreprise pharmaceutique obtienne une autorisation de mise sur le marché, appelée Avis de conformité. Le promoteur31 sera soumis à une série de procédures avant d’obtenir cette approbation émise par la Direction des produits thérapeutiques et de ses bureaux compétents. Il aura l’obligation d’expérimenter la nouvelle molécule chimique en procédant à des essais cliniques répartis en trois étapes dont l’objectif final sera de démontrer l’innocuité et l’efficacité thérapeutique du futur médicament et d’en déterminer la posologie32. Les phases d’essais cliniques ne pourront être entreprises qu’après autorisation du Bureau de l’évaluation des produits thérapeutiques. La décision de celui-ci sera prise en fonction de la qualité du dossier de «présentation préclinique de drogue nouvelle» appelé également «présentation de drogue nouvelle de recherche»33. Après avoir complété tous les essais cliniques rigoureusement effectués selon les exigences réglementaires sur les aliments et drogues, le fabricant sera en mesure de soumettre une demande de «présentation clinique de drogue nouvelle», dernière étape en vue de l’octroi d’un Avis de conformité34. 31. Le promoteur peut être un fabricant pharmaceutique, un médecin ou encore un établissement de recherche. 32. Ces étapes auront été préalablement précédées d’une phase expérimentale préclinique, c’est-à-dire d’essais effectués sur les animaux. 33. La Direction des produits thérapeutiques a adopté cette nouvelle expression en langue française, comme étant beaucoup plus évocatrice. Or, on lit toujours à l’article C.08.005 du Règlement sur les aliments et drogues (C.R.C., c. 870) l’ancienne expression «présentation préclinique de drogue nouvelle». 34. Avis de conformité: certificat exigé par le ministère fédéral de la Santé pour la commercialisation d’un médicament qui répond à la définition de «drogue nouvelle», peu importe qu’il requière ou non une ordonnance médicale. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 77 Enfin, comme les produits génériques font partie depuis plusieurs années de l’arsenal thérapeutique du médecin, les laboratoires pharmaceutiques qui fabriquent de tels produits seront eux aussi tenus de déposer également un dossier qui se voudra allégé dans le cadre d’une «présentation abrégée de drogue nouvelle». Le promoteur (fabricant pharmaceutique) est tenu de respecter une procédure rigoureuse qui se décompose en deux étapes administratives avant que la Direction des produits thérapeutiques l’autorise à vendre son nouveau médicament au Canada. Dans un premier temps, il soumettra un dossier de présentation de drogue nouvelle de recherche (PDNR/INDS35), dans le but d’obtenir auprès de la DGPS une autorisation de procéder à des essais cliniques. Dans un second temps, lorsque cesdites investigations cliniques seront complétées, il sera alors prêt en théorie à déposer une «présentation de drogue nouvelle» ayant pour objectif final la délivrance d’un Avis de conformité. 5.1 Le dépôt d’une présentation de drogue nouvelle de recherche: la procédure L’autorisation administrative que sollicite le fabricant par le dépôt de cette présentation a pour objet principal de confier la nouvelle entité chimique à un chercheur compétent aux seules fins d’effectuer des essais sur l’être humain afin d’obtenir des données et des preuves relatives à l’innocuité, à la posologie et à l’efficacité du futur médicament. Ce dossier renfermera des renseignements complets sur la composition et la structure chimique du produit, la méthode de fabrication et les résultats d’épreuves effectuées chez les animaux, le protocole détaillé des essais cliniques envisagés ainsi que l’identité et les titres de compétence de tous les chercheurs. L’article C.08.005(1) du Règlement sur les aliments et drogues précise l’ensemble des conditions et des obligations que le fabricant et le chercheur doivent respecter. D’une part, le fabricant vérifiera, avant de mettre la nouvelle drogue à la disposition du chercheur, que celui-ci dispose des installations matérielles requises pour réaliser les essais cliniques et qu’il est en possession de toute la documentation scientifique pertinente relative à la nouvelle drogue. D’autre part, l’investigateur s’engagera à être la seule personne à lui distribuer la nouvelle entité chimique et à l’utiliser conformément au protocole de l’étude expérimentale. Il signalera immédiatement au 35. PDNR/INDS: Présentation de drogue nouvelle de recherche/Investigational New Drug Submission. 78 Les Cahiers de propriété intellectuelle fabricant et au Directeur, si celui-ci le lui demande, toutes les réactions indésirables importantes observées pendant l’expérimentation clinique36. 5.1.1 Un délai d’attente maximal de 60 jours Le promoteur fera parvenir son dossier pour évaluation au «Bureau de l’évaluation des produits pharmaceutiques». Jusqu’en 1987, celui-ci n’était pas tenu de respecter un délai maximal à l’intérieur duquel il devait se prononcer sur l’acceptation ou le rejet de la demande du fabricant. Mais devant l’insistance et les pressions des laboratoires pharmaceutiques qui se plaignaient des trop longs délais, le législateur fédéral adopta une nouvelle disposition réglementaire et imposa aux experts du Bureau l’obligation de rendre une décision dans les soixante jours suivant la date de dépôt de la présentation de drogue nouvelle de recherche. Si, au-delà de cette période, le Bureau n’a pas fait connaître sa position quant à l’acceptation ou au refus de la demande du fabricant, ce dernier est alors autorisé à commencer d’office les études cliniques. 5.1.2 Des rencontres préalablement prévues Avant de soumettre une demande de «drogue nouvelle de recherche», le promoteur peut rencontrer les experts et évaluateurs de la Direction des produits thérapeutiques. Cette phase de consultations a «pour objet de permettre au promoteur [...] de discuter de tout sujet de préoccupation relatif au développement d’un médicament, de résoudre les points en litige et d’obtenir des conseils sur l’acceptabilité des études proposées»37. Ces discussions préliminaires au dépôt se traduisent par des présentations de drogues nouvelles mieux préparées, ainsi que par une accélération du processus d’approbation. 5.1.3 Un «Avis de non-satisfaction» Dans le but de diminuer l’encombrement du nombre de dossiers de «présentation de drogue nouvelle de recherche», la DGPS exige que certains renseignements, comme ceux portant sur le protocole, 36. Art. C.08.005(1)e)(i), (ii) et (iii) du Règlement sur les aliments et drogues, précité, note 29. 37. SANTÉ CANADA, Politique sur l’examen et l’approbation des essais cliniques (mars 1997), no de réf. min.: 97-002641, p. 3. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 79 soient rédigés dans une forme détaillée alors que d’autres, par exemple, le résultat des données brutes in vitro, soient rapportés sous une forme abrégée38. Cette demande sera complétée par l’insertion d’un document (Certification de la présentation) qui attestera la véracité des renseignements contenus dans les résumés de section et de la synthèse globale. Cette certification est signée et authentifiée par le premier dirigeant du fabricant au Canada, le directeur médical ou scientifique du fabricant et l’agent autorisé du fabricant qui a préparé la certification ou une partie importante de celle-ci39. Après étude du dossier de présentation, la Direction des produits thérapeutiques émettra soit un «Avis de non-satisfaction» dans l’hypothèse où des lacunes ont été décelées et invitera le fabricant à les corriger, soit elle communiquera par courrier au fabricant une lettre dans laquelle elle n’exprime aucune objection à ce que les essais cliniques puissent commencer. En cas d’arrêt prématuré d’un des essais (canadien ou international) portant sur un médicament pour lequel une demande de «présentation de drogue nouvelle de recherche» a été présentée au Canada, le fabricant doit en informer la Direction des produits thérapeutiques dans les plus brefs délais, mais au plus tard 15 jours après la date de l’arrêt de l’essai. Les raisons de cet arrêt et son impact sur les essais proposés ou en cours au Canada doivent être précisés. 5.2 Les essais cliniques Au Canada, les essais cliniques sont plus souvent des projets coopératifs entrepris par plusieurs intervenants dont l’industrie pharmaceutique, des conseils de subvention à la recherche, les communautés médicale et d’éthique et le gouvernement fédéral. Quand le promoteur (généralement une entreprise pharmaceutique) veut effectuer des essais cliniques au Canada, il doit faire une demande auprès du ministère de la Santé. Dans sa demande, il doit présenter un Protocole qui expose les objectifs visés, les méthodes et les règles qui dicteront sa conduite lors des essais. «Il doit justifier que les risques potentiels liés au médicament valent la peine d’un essai clinique et que les patients ne seront pas exposés à des risques injustifiés»40. Une fois la demande approuvée, les chercheurs cliniques 38. Id., art. C.08.005.1(2), (3) et (4). 39. Ibid. 40. SANTÉ CANADA, Feuillet de renseignements «Les essais cliniques», janvier 2000, p. 1, dans le communiqué «Le ministre annonce les modifications proposées aux règlements relatives aux essais cliniques» du 21 janvier 2000, no 2000-11. La demande est également examinée par un comité d’éthique de la 80 Les Cahiers de propriété intellectuelle désignés pour ces essais amorceront l’étude sous la supervision d’un comité de révision déontologique et la participation financière du promoteur. Les essais en phase clinique ne débuteront que lorsque la Direction des produits thérapeutiques se sera déclarée satisfaite des résultats obtenus lors de l’étape préclinique41. Ces essais se répartissent en trois séquences de durée variable, dont les objectifs peuvent se chevaucher. Lors de la phase I, on orientera la recherche expérimentale en exploitant la pharmacologie alors que, pour les deux autres, l’accent sera mis sur des études thérapeutiques. Dans le premier cas, l’expérimentation sera menée sur des sujets volontaires sains et, exceptionnellement, sur des malades42 alors qu’en phases II et III, les volontaires seront des sujets affectés de la maladie visée par le nouveau médicament. 5.2.1 La phase I et les sujets volontaires sains Le nombre de sujets volontaires sains variera entre vingt et quatre-vingts candidats, habituellement rémunérés pour participer à l’étude. Certains groupes de personnes seront exclus, notamment les femmes enceintes, les enfants, les handicapés ainsi que les personnes atteintes de maladies organiques graves. Des raisons éthiques motivent une telle restriction. Les participants seront habituellement gardés en clinique pour une durée variable. Ils ne seront sous l’effet d’aucune médication et ne seront atteints d’aucune maladie qui pourrait potentiellement compliquer ou fausser l’interprétation des résultats. L’évaluation de la sécurité d’emploi du produit, c’est- à-dire son innocuité et sa tolérance, est l’objectif principal de cette phase. On cherchera à établir approximativement le seuil d’acceptabilité pour une prise unique et ce, à de multiples posologies. Ainsi, on fixera la «fenêtre thérapeutique» du nouveau médicament, soit la dose d’efficacité minimale et maximale du produit tout en étant thérapeutiquement efficace et sécuritaire. recherche indépendant, tel qu’un comité d’étude hospitalier qui examine le ou les protocoles. 41. Au stade préclinique, les responsables du projet auront comme tâche de vérifier chez l’animal la toxicité de la substance ainsi que les conséquences résultant d’une utilisation prolongée qui entraînerait des maladies au niveau de la carcinogénèse, de la tétragénèse et de la mutagénèse. Consulter Directives de la direction des médicaments – Essais précliniques de toxicité, Ottawa, Santé et Bien-être social Canada, 1989, 86 pages. 42. Cela signifie que des sujets volontaires pourront être affectés d’une pathologie autre que celle visée par l’expérimentation. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 81 L’action de la substance expérimentale sera comparée à celle d’un produit de référence43 prescrit pour la même affection, s’il existe, ou à un placebo44. Des mesures objectives cliniques seront favorisées en recourant à des épreuves à double insu ou double aveugle45. Ce procédé est largement favorisé, éliminant ainsi les biais naturels (élément subjectif). Par une telle procédure, ni le médecin ni le sujet volontaire ne connaissent la médication administrée (la substance expérimentale, un placebo ou un produit de référence). 5.2.2 La phase II et les sujets volontaires malades Cette deuxième phase est la séquence des essais contrôlés consacrés à l’investigation clinique. Ces expérimentations sont effectuées aux fins d’évaluer l’efficacité du médicament pour une ou des indications thérapeutiques spécifiques chez des patients atteints de la maladie ou de l’affection décrite dans le protocole. Le dosage le plus efficace à administrer aux patients sera recherché tout en identifiant les effets secondaires et les réactions de toxicité. Le degré de sécurité et d’efficacité du futur médicament chez l’homme se précise maintenant de plus en plus. En phase II, les volontaires seront des sujets malades, parfois hospitalisés ou suivis en clinique. Les personnes qui se prêtent à ladite expérience seront affectées uniquement de la pathologie à laquelle le médicament est destiné. Ces essais s’effectueront habituellement sur un nombre de sujets variant entre 100 et 20046 indivi43. L’article C.08.002.1 du Règlement sur les aliments et drogues précise qu’un «produit de référence canadien» est notamment une drogue pour laquelle un avis de conformité a été délivré aux termes de l’article C.08.004 et qui est commercialisé au Canada par son innovateur. 44. Un placebo est une préparation pharmaceutique qui a le même aspect que le produit expérimenté mais dépourvue de principe actif. Certains auteurs sont favorables à la prise de placebo pour un certain groupe de patients. Ils expliquent ce choix dû à la haute incidence des effets secondaires (environ 40-50 %) rapportés chez les sujets institutionnalisés impliqués dans de telles études. De cette manière, une évaluation plus exacte serait obtenue. Des données erronées qui pourraient être attribuées à l’étude seront alors minimisées. 45. Commentaire sur les avantages et les inconvénients de la méthode du simple et double aveugle, lire J.M. ROUZIOUX, Les essais des nouveaux médicaments chez l’Homme, coll. «Médecine légale et de toxicologie médicale», no 103 (Paris, Masson, 1978), p. 31-34. Il résumera d’ailleurs assez bien ce qu’est la phase I, à la page 27: «La phase I est donc une étape de passage à l’homme, sans visée thérapeutique réelle, et qui permet essentiellement de cerner les éventuels problèmes toxiques ainsi que le sort du produit introduit dans l’organisme humain.» 46. Brenda S. COX, Thomas J. HYNDS et Richard A. GUARINO, «The Management of Clinical Studies» dans Richard A. GUARINO, New Drug Approval Process, vol. 30, (New York, Mercek Dekker, 1987, p. 202. 82 Les Cahiers de propriété intellectuelle dus et feront appel à la technique des essais contrôlés47. Sur le plan de la procédure, l’expérimentation sera dirigée en double aveugle: un premier groupe recevra un placebo ou un produit de référence et le second, la substance active à l’étude, le tout à l’insu du chercheur et des sujets volontaires malades. C’est à la fin de cette étape que la décision de poursuivre les recherches ou non sur le nouveau produit sera prise. Les résultats relatifs à l’innocuité et à l’efficacité du nouveau composé révéleront lors de cette seconde phase clinique si celui-ci possède ou non une véritable activité thérapeutique. 5.2.3 La phase III ou le prolongement de l’expérimentation En réalité, cette troisième phase n’est que la prolongation de la phase précédente. Ces essais interviennent une fois que sont recueillies les premières preuves de l’efficacité du produit soumis à l’expérimentation. Celle-ci s’effectue sur une grande échelle dont le but est de prévoir maintenant les conséquences sur une plus grande population. Le nombre de participants volontaires peut atteindre jusqu’à plusieurs milliers d’individus. Habituellement, ce futur produit est administré à des malades non hospitalisés. L’échantillonnage des sujets volontaires est réparti parmi une population non homogène, c’est-à-dire que le futur médicament est distribué tant chez des sujets atteints de la pathologie visée par cette étude que chez des volontaires traités pour d’autres affections. Si toutes les études et résultats s’avèrent positifs, le fabricant demandera alors un Avis de conformité pour commercialiser son médicament. L’expérimentation d’un nouveau médicament par un laboratoire pharmaceutique a pour finalité la cueillette de données et de résultats relatifs à l’innocuité et l’efficacité de la nouvelle entité chimique. La DGPS est l’organe responsable qui édicte les conditions dans lesquelles les essais cliniques seront faits afin de protéger la vie et l’intégrité physique et mentale des sujets volontaires participants à l’expérimentation. En vertu de l’article C.08.005 du Règlement sur les aliments et drogues, elle requiert du fabricant la présentation d’un protocole détaillé avant d’autoriser celui-ci à remettre la substance à un chercheur48 compétent ou investigateur. Elle exige en 47. Les essais sont dits contrôlés dans la mesure où les paramètres biologiques et physiologiques sont surveillés. 48. Un «chercheur compétent» est défini dans la directive «Recherche clinique» comme étant un médecin inscrit à l’une des dix corporations provinciales de médecins. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 83 plus que le promoteur49 l’ait soumis au préalable pour approbation à un comité d’éthique de la recherche, conformément aux Lignes directrices émises par le Conseil de recherches médicales du Canada. Quant au consentement exprimé par les volontaires, celui-ci doit avoir été donné à chacune des phases cliniques; il doit être libre et éclairé. Toute personne qui exprime sa volonté de participer à une expérience biomédicale non thérapeutique doit également posséder la capacité juridique. Le Code civil québécois, depuis la nouvelle codification de 1994, prévoit, à son article 21, qu’«un mineur ou un majeur inapte [ne peut participer] à une expérimentation qu’en l’absence de risque sérieux pour sa santé et d’opposition de sa part s’il comprend la nature et les conséquences de l’acte; le consentement du titulaire de l’autorité parentale ou du mandataire, tuteur ou curateur est nécessaire». Le consentement obtenu en début d’expérimentation doit-il être maintenu pendant toute la durée de l’essai? En d’autres termes, si des conditions du protocole devaient être modifiées pendant la poursuite des essais cliniques, il faudra considérer le consentement initial comme caduc et requérir une nouvelle expression de la volonté du sujet en lui expliquant toutes les nouvelles implications. Néanmoins, malgré l’accord donné au départ par le sujet volontaire, celui-ci peut en tout temps mettre fin à sa participation et se retirer de l’expérience, quel que soit le motif de sa décision. 5.3 Le dépôt d’une présentation de drogue nouvelle En 199750, le ministère fédéral a adopté et publié un document relatif à sa politique de gestion des présentations de drogues nouvelles afin d’informer, d’une façon encore plus précise, les déposants des exigences administratives auxquelles ces derniers seront confrontés. Ce document se veut avant tout un outil, une aide dans le but d’améliorer la qualité des présentations et diminuer ainsi le délai d’attente 49. Le terme «promoteur» se réfère à la personne physique ou morale qui prend l’initiative de la recherche. Aux termes de la Loi sur les aliments et drogues et de son règlement d’application, c’est le fabricant qui assume ce rôle. Le promoteur est responsable de la conception et de la conduite d’études cliniques éthiques et valables sur le plan scientifique des drogues nouvelles. 50. Lire le document de SANTÉ CANADA, «Les politiques de la Direction des produits thérapeutiques; Gestion des présentations de drogues», août 1997 (référence ministérielle: 97-024136). Le directeur général de la Direction des produits thérapeutiques, Dann M. Michols, y précisait dans cette publication un de ses objectifs qui était celui de respecter «la norme internationalement reconnue (1995) de deux ans pour les autorisations de mise sur le marché (avis de conformité)». 84 Les Cahiers de propriété intellectuelle avant de connaître la décision finale des instances gouvernementales. Cette politique de gestion s’applique à tous les types de présentations, notamment aux dossiers de: i. présentation de drogue nouvelle de recherche; ii. présentation de drogue nouvelle; iii. présentation abrégée de drogue nouvelle; iv. supplément à une présentation de drogue nouvelle; v. demande d’identification numérique de drogue; vi. demande de certificats d’inscription. 5.3.1 L’objectif Le but d’une telle demande de «présentation de drogue nouvelle» est d’obtenir l’approbation de la Direction des produits thérapeutiques de mettre une drogue nouvelle sur le marché. Au niveau de cette seconde étape, les essais cliniques devront avoir révélé suffisamment de données et de résultats positifs quant à l’innocuité, l’efficacité et la posologie du nouveau médicament pour que ce dernier soit maintenant vendu au Canada sans crainte. Cette autorisation est caractérisée par l’émission d’un Avis de conformité. Ce n’est qu’après avoir subi les épreuves d’évaluation imposées par la Loi que cette présentation de drogue nouvelle pourra être jugée recevable, d’une part et cet Avis de conformité délivré au promoteur, d’autre part. 5.3.2 Le dépôt des renseignements et l’examen préliminaire des documents Le promoteur fait parvenir ses renseignements et documents à la Division des politiques sur les présentations et renseignements. Un numéro de contrôle est attribué aux renseignements et aux documents initiaux. Cette Division s’efforce de faire parvenir aux bureaux responsables de l’évaluation de la Direction des produits thérapeutiques tous les documents et renseignements dans les dix jours suivant leur réception. Le Bureau d’évaluation des produits pharmaceutiques (si cela porte sur un médicament) effectue alors un premier examen préliminaire des renseignements et documents initiaux afin d’apprécier, à L’homologation administrative d’un nouveau médicament 85 la face même du dossier, leur recevabilité, c’est-à-dire s’ils sont suffisamment complets pour satisfaire et répondre aux objectifs visés. 5.3.2.1 Acceptation du dépôt du dossier de présentation Le Bureau responsable de l’évaluation doit s’efforcer d’effectuer, dans les 45 jours suivant la réception, cet examen préliminaire des documents initiaux pour une présentation de drogue nouvelle (PDN)51 et de 7 jours seulement pour une demande de présentation de drogue nouvelle de recherche (PDNR)52. Après cet examen, si les documents déposés par le promoteur sont jugés complets et rédigés selon les exigences imposées par la Direction des produits thérapeutiques, ils seront alors acceptés, retenus aux fins d’évaluation53 et étudiés, comme il se doit, dans le cadre d’une «Présentation de drogue». 5.3.2.2 Émission d’un Avis d’insuffisance et Lettre de rejet Au cours de l’examen préliminaire, il peut arriver que les experts décèlent des insuffisances ou des lacunes dans les renseignements et documents initiaux déposés par le promoteur. Dans un tel cas, un Avis d’insuffisance54 lui sera transmis afin qu’il puisse y apporter les correctifs qui s’imposent. Le fabricant pharmaceutique ou toute autre personne intervenant à titre de promoteur a l’obligation de fournir les renseignements demandés dans un délai de 45 jours civils de la requête du Bureau. Dans l’hypothèse du non-respect de ce délai ou à la suite d’un dépôt, dans les temps impartis, de renseignements incomplets ou jugés insuffisants, tous les documents initiaux préalablement déposés seront alors réputés rejetés et retournés au promoteur à ses frais. La Direction des produits thérapeutiques lui fera parvenir alors une lettre de rejet. Les conséquences d’une telle lettre sont relativement importantes car, dans 51. Ce délai est valable également pour les demandes de SPDN (Supplément à une présentation de drogue nouvelle), de PADN (Présentation abrégée de drogue nouvelle), de SPADN (Supplément à une présentation abrégée de drogue nouvelle) ainsi que pour les requêtes de DIN (Demande d’identification numérique de drogue) et de GP (Demande de certificat d’inscription). 52. Cette période de 7 jours s’applique aussi pour les demandes de PM (Préavis de modification) et de PMGP (Préavis de modification concernant les certificats d’inscription). 53. Cette étape relative à l’évaluation des présentations est étudiée au 5.3.4 «L’évaluation du dossier». 54. À titre d’exemple, toute présentation faisant référence à des analyses provisoires des données dans les études de base seront alors considérées comme insuffisantes lors de l’examen préliminaire. 86 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’éventualité d’une nouvelle présentation de ce dossier à une date ultérieure, les documents seront considérés comme nouveaux et l’étude de cette présentation commencera par un examen préliminaire. 5.3.3 Procédure d’appel Une procédure d’appel est prévue à la suite d’une décision de rejet de la part de la Direction des produits thérapeutiques lors de l’examen préliminaire55. L’objet de cet appel est de permettre aux parties d’exposer leurs différends et de discuter des sujets controversés et litigieux, souvent techniques et complexes. L’appel doit être fondé exclusivement sur les mêmes documents et renseignements que ceux sur lesquels a porté la décision initiale. Il y a deux niveaux d’appel: le premier sera entendu par le directeur du Bureau, le second, par le directeur général et un comité d’appel ad hoc. 5.3.3.1 Le premier palier d’appel: le directeur du Bureau Le promoteur aura l’obligation d’aviser par écrit le directeur du Bureau de son intention d’appeler de la décision, c’est-à-dire à la Division des politiques et des renseignements, dans un délai de 30 jours qui suivent la réception de la lettre l’informant de la décision de la Direction des produits thérapeutiques. Le promoteur aura par la suite une période de 60 jours pour développer et soutenir sa position dans un document le plus complet possible. Il a la possibilité durant cette procédure d’appel de rencontrer, s’il le désire, des experts du Bureau. Le directeur du Bureau informera, par écrit, le promoteur du résultat de son appel dans un délai qui aura été fixé à compter de la réception des renseignements fournis par le promoteur ou de la date de la rencontre, si elle a lieu. Ce délai variera selon l’objet de l’appel et le type de présentation. Dans le cadre d’une décision émise lors de l’examen préliminaire, le délai sera de 45 jours quel que soit le type de présentation. 5.3.3.2 Le deuxième palier d’appel: le directeur général et un comité d’appel Seules les décisions qui confirment le maintien des lettres de rejet ou de retrait sont susceptibles de faire l’objet d’un second appel au directeur général, le promoteur étant insatisfait de la décision 55. Appel d’une décision administrative également dans les cas suivants, et c’est toujours la même procédure qui s’applique: émission d’un avis de non-satisfaction, d’un avis d’insuffisance ou d’un avis de non-conformité. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 87 rendue par le directeur du Bureau. Dans un délai de 30 jours suivant la date de la décision du directeur du Bureau, le promoteur avertira le directeur général, c’est-à-dire la Division des politiques sur les présentations et sur les renseignements, et indiquera les noms et titre de la personne désignée pour siéger au sein du Comité d’appel. Celui-ci sera formé des membres nommés conjointement par le promoteur et le directeur général de la façon suivante: – un membre nommé par le promoteur, – un membre nommé par le directeur dudit Bureau concerné, – un membre nommé par le directeur général approprié, dont l’un, si possible, sera membre d’un comité consultatif d’experts et présidera le comité d’experts. Dans le but d’éviter tout conflit d’intérêts et davantage dans un souci de transparence, il est bien entendu que toute personne ayant participé auparavant à une ou des décisions relatives à la présentation sera écartée de la formation du comité d’appel. La recommandation formulée par le Comité sera fondée sur les données déjà fournies au directeur du Bureau et reproduites dans le rapport du directeur du bureau. Pour être recevable, cette recommandation présentée au directeur général doit recevoir l’aval d’au moins deux des trois membres du comité. Le directeur général examinera la recommandation du comité d’appel et informera par la suite le promoteur de sa décision dans les 14 jours suivant la réception de la recommandation du comité. Si la décision rendue au terme de cette procédure d’appel est en faveur du promoteur, le processus d’examen se poursuivra et la présentation sera placée sur une liste d’attente, comme si aucun appel n’avait été enregistré. En cas de décision défavorable pour le promoteur, la présentation sera jugée irrecevable. Par contre, cela n’empêche pas le promoteur, s’il le désire, de saisir ultérieurement la Direction des produits thérapeutiques afin de soumettre un nouveau dossier de Présentation, après avoir apporté évidemment toutes les modifications nécessaires. 5.3.4 L’évaluation du dossier L’évaluation et l’analyse du dossier proprement dit porteront sur le contenu et la qualité des renseignements «sollicités» et «non 88 Les Cahiers de propriété intellectuelle sollicités». Selon la qualité des informations déposées par le promoteur, le Bureau de l’évaluation des produits pharmaceutiques émettra, selon le cas, trois différents Avis. 5.3.4.1 Les renseignements sollicités56 Lorsque l’évaluation de la présentation ne pourra commencer avant la date fixée par les normes de la Direction des produits thérapeutiques, le promoteur recevra du Bureau de l’évaluation des produits thérapeutiques un Avis de mise à jour de sa présentation. Ainsi le fabricant a la possibilité d’ajouter ou de retirer des renseignements à sa présentation initiale. Dès qu’il reçoit cet Avis, le promoteur a un délai de 30 jours pour informer le Directeur du Bureau qu’il a l’intention de mettre à jour sa présentation. Pour soumettre une présentation modifiée, il bénéficiera d’une période de 60 jours supplémentaires à compter de la date où la direction des produits thérapeutiques aura été informée de ses intentions. S’il se prévaut de ce droit de modifier le dossier de présentation, le fabricant aura alors l’opportunité de présenter des renseignements relatifs à de nouvelles formes posologiques, de nouvelles concentrations ou de nouvelles indications thérapeutiques. La date d’évaluation sera fixée une fois que la réponse à l’avis de mise à jour aura été examinée et acceptée aux fins d’évaluation. Dans le cas contraire, si le promoteur ne répond pas à l’Avis de mise à jour dans les 30 jours ou s’il répond qu’il n’entend pas procéder à une mise à jour de son dossier, une date d’évaluation sera fixée. 5.3.4.2 Un Avis d’insuffisance (ADI)57 Si des insuffisances ou des omissions importantes empêchant la poursuite de l’évaluation sont observées pendant l’examen préliminaire d’une présentation, le directeur du bureau concerné délivrera un Avis d’insuffisance (ADI). La différence entre l’émission d’un «ANC» et celui d’un «ADI» se situe dans le temps: un Avis d’insuffisance est transmis au promoteur lorsque l’évaluation de la présentation n’est pas encore terminée alors que l’étude du dossier de présentation par la Direction est close au moment de l’envoi d’un Avis de non-conformité. La Direction des produits thérapeutiques 56. Par «renseignement sollicité», on entend tout document, information, donnée, renseignement fournis par le promoteur et exigés par la Direction des programmes thérapeutiques (par exemple, le Bureau des produits thérapeutiques) afin que cette dernière soit en mesure d’évaluer et d’analyser la demande de présentation de drogue nouvelle. 57. Supra, note 1. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 89 émet, en principe, peu d’ADI préférant opter davantage pour la voie de la discussion en quérant tout d’abord des précisions plutôt que de le faire par un ANC, notamment dans les dossiers de grande importance. Un seul ADI sera émis par présentation. L’examen préliminaire de la présentation sera interrompu dès l’envoi d’un ADI (avis d’insuffisance) au promoteur et ce dernier disposera alors d’une période de 90 jours pour transmettre les renseignements exigés58. Le promoteur devra y joindre, en plus des renseignements révisés et modifiés, copie de l’Avis d’insuffisance. Les nouvelles informations transmises doivent être formulées sous la forme de questions et de réponses avec renvoi aux volumes de remplacement59, le cas échéant. Si, durant l’examen préliminaire, des renseignements et des documents contiennent des données non sollicitées, s’avèrent incomplets ou insuffisants, la réponse fournie à la suite d’un Avis d’insuffisance sera rejetée et la présentation considérée alors comme retirée. Dans ce dernier cas de figure, la Direction des produits thérapeutiques émettra une lettre de retrait60. Il faut préciser qu’un appel est prévu si le promoteur conteste l’émission d’un Avis d’insuffisance ou d’une lettre de retrait61. Néanmoins, cela ne porte pas préjudice au fabricant s’il désire plus tard soumettre un nouveau dépôt de présentation portant sur la même entité chimique ou produit nouveau. 5.3.4.3 Un Avis de non-conformité (ANC) Un Avis de non-conformité sera délivré, à la fin de l’examen complet d’une présentation, s’il est établi que la présentation est insuffisante ou incomplète selon les exigences du Règlement sur les 58. Ce délai de 90 jours est valable également dans les cas suivants: les suppléments de présentation de drogue nouvelle (SPDN), les présentations abrégées de drogues nouvelles (PADN) et les suppléments de présentations abrégées de drogues nouvelles (SPADN). Par contre, il est réduit de moitié pour les demandes d’identification numérique et de numéro GP (Grand Public). Enfin, ce délai de 90 jours reste variable dans la mesure où les deux parties fixent un autre délai d’un commun accord. 59. Une demande de présentation de drogue nouvelle de recherche est comprise dans un document divisé en cinq parties ou volumes, de couleur différente, chacun d’eux renfermant un domaine particulier d’informations. 60. Une lettre de retrait sera également émise par la Direction des produits thérapeutiques lorsque le promoteur ne transmet pas les renseignements dans les délais impartis. 61. Cette procédure d’appel, en deux temps, est la même que celle prévue lorsqu’il y a contestation d’une émission d’une lettre de rejet. 90 Les Cahiers de propriété intellectuelle aliments et drogues. Toutes les lacunes, de nature technique, administrative ou pharmaceutique, observées lors de l’examen seront précisées. Dès lors, les mêmes délais que ceux retenus lors de l’émission d’un Avis d’insuffisance s’appliqueront62. Si la réponse fournie par le promoteur à la suite d’un avis de non-conformité est jugée irrecevable (non-respect du délai de 90 jours, informations transmises jugées incomplètes ou insuffisantes), une lettre de retrait sera alors communiquée par la Direction des produits thérapeutiques au promoteur. Les conséquences d’une lettre de retrait sont identiques à celles retenues quand une lettre de rejet ou un Avis d’insuffisance sont rédigés: procédure d’appel prévue en deux étapes ou possibilité d’un nouveau dépôt de la présentation. Afin d’éviter tout soupçon, partialité ou manque de transparence imputée à la Direction des produits thérapeutiques et à ses évaluateurs, le promoteur peut réclamer auprès de celle-ci qu’on lui communique le ou les rapports rédigé(s) par ses agents à la suite de l’un quelconque de ces Avis (ADI, ANC, ANS63, AC64). 5.3.4.4 Les renseignements non sollicités65 Ces renseignements non sollicités sont divers et concernent les secteurs les plus variés, notamment les points suivants: i. Des données finales: Lorsqu’une directive canadienne émise par le ministère de la Santé autorise que des données provisoires puissent être déposées lors du dépôt de la présentation, l’analyse des données finales sera réalisée à condition 62. Supra, note 58. 63. ANS: Avis de non-satisfaction émis lorsque des insuffisances sont identifiées lors de l’évaluation d’une «Présentation de drogue nouvelle de recherche». 64. AC: Avis de conformité. 65. Par «renseignement non sollicité», on entend tout document renfermant des données sur l’innocuité du nouveau médicament (safety data) ou fournissant des informations sur l’existence de réactions secondaires (adverse reactions) provoquées par la prise de cette nouvelle entité chimique. La Direction des produits thérapeutiques considère que ces renseignements devraient davantage être déposés lors d’une demande de supplément de présentation de drogue nouvelle. Ces documents alourdissent en quelque sorte le dossier originel car trop souvent ils ne se rapportent pas directement à la demande déposée par le fabricant (appelé le promoteur). Actuellement, la Direction des produits thérapeutiques gère ce genre de renseignements en recourant à la procédure prévue dans la Directive intitulée: «Politique de gestion de présentations de drogues nouvelles». À titre d’exemple, pour que ces études complémentaires non sollicitées soient recevables auprès du Bureau d’évaluation compétent, il faut que le fabricant ait mentionné dans sa demande que de tels renseignements seront fournis et déposés ultérieurement. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 91 qu’elles soient déposées dans les 180 jours de la réception dudit dépôt. ii. Des données d’innocuité: Le promoteur est fortement invité à présenter en tout temps des renseignements non sollicités «sur des études animales ou des expériences cliniques susceptibles d’améliorer la sûreté d’emploi du produit par des modifications au libellé des parties de la monographie thérapeutique traitant des contre-indications, des mises en garde, des précautions d’emploi et des réactions indésirables»66. De tels rapports d’études d’innocuité seront recevables au plus tard dans les 180 jours de la réception de la présentation à condition que l’existence de ces études ait été mentionnée au moment du dépôt. iii. Des renseignements d’organisme de réglementation étrangers: ce peut être aussi bien des rapports d’évaluation que de la correspondance provenant d’organismes de réglementation étrangers. Dans le premier cas, ces rapports de source étrangère doivent être soumis dans les 120 jours de la réception du dossier de présentation original. Au-delà de ce délai, ils seront refusés. Quant aux rapports d’experts préparés pour ou par le promoteur, ils seront obligatoirement déposés lors du dépôt du dossier. Dans le second cas, le promoteur peut, en tout temps, déposer des copies (et non un résumé) de la correspondance établie entre lui et d’autres organismes de réglementation. iv. Modification du nom du promoteur ou de celui du produit: Le promoteur soumettra à la Division des politiques sur les présentations et renseignements une lettre dans laquelle il précisera la nature du changement. 5.3.5 Le nouveau dépôt d’une présentation de drogue nouvelle Le promoteur peut décider de présenter un nouveau dossier suite à l’annulation, de sa propre initiative, d’annuler sa première présentation. Par contre, une telle décision s’imposera lorsque la Direction des produits thérapeutiques lui aura signifié une lettre de retrait67. Une procédure est néanmoins prévue lors d’un nouveau dépôt. 66. Supra, note 50. 67. Une lettre de retrait est émise dans trois circonstances précises: si la réponse à un ADI ou ANC n’est pas reçue dans les délais prévus ou n’a jamais été envoyée à la Direction des produits thérapeutiques; si la réponse s’avère insuffisante 92 Les Cahiers de propriété intellectuelle Si celui-ci intervient dans les cinq ans suivant l’émission d’une lettre de retrait consécutive à un ANC, le promoteur peut, s’il le souhaite, soumettre uniquement les documents et renseignements ayant trait aux insuffisances précisées dans l’ANC ou dans la lettre de retrait. Il certifiera qu’aucune modification n’est intervenue tant au niveau du matériel que des renseignements depuis cette période. Dans le but d’accroître l’efficacité et la célérité du processus d’examen, le promoteur est invité à indiquer les renseignements nouveaux et les renseignements initiaux soumis de nouveau. Une synthèse globale68 complète et comportant les renvois pertinents sera exigée pour toutes les présentations faisant l’objet d’un nouveau dépôt. Lorsqu’un nouveau dépôt intervient cinq ans après le retrait relatif à un ANC ou à la suite de l’ annulation d’une présentation par le promoteur lui-même69, il doit alors soumettre à nouveau tous les documents dans sa présentation. Les renvois ne sont pas acceptables. 5.3.6 L’émission d’un Avis de conformité La Direction des produits thérapeutiques, à la suite d’un dépôt de «présentation de drogue nouvelle», rendra une décision. Il pourra octroyer un Avis de conformité (art. C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues) ou rejeter la demande par l’émission d’un Avis de non-conformité (voir paragraphe ci-dessus). L’Avis de conformité est une autorisation administrative émise au nom du ministre, qui permet la commercialisation du médicament pour une période indéfinie. Le fabricant a l’obligation de maintenir des registres dans lesquels seront consignées toutes informations pertinentes au sujet de ce produit. Une fois l’an, le fabricant doit fournir à la Direction des produits thérapeutiques un rapport sur ce nouveau médicament. Le non-respect du maintien de ces ou incomplète lors de l’examen préliminaire; enfin, si la présentation est encore jugée insuffisante après acceptation et examen des données soumises en réponse à un ADI ou un ANC. 68. Les renseignements, de niveau 2 ou 3, déterminés selon la Politique sur les modifications apportées aux drogues nouvelles, doivent également être inclus dans un nouveau dépôt d’une présentation et figurer dans les sections appropriées de la présentation. Le promoteur doit fournir un résumé des changements de niveau 2 ou 3 qui ont été apportés, avec les renvois aux données justificatives de la présentation. 69. C’est le cas également des présentations retirées à la suite d’un ADI. L’homologation administrative d’un nouveau médicament 93 registres ou le retard de fournir les renseignements requis par le Directeur peut entraîner des sanctions allant jusqu’à l’interdiction de vendre la nouvelle drogue (C.08.007 et 08.008 du Règlement). Un avis de conformité pourrait être également suspendu lorsque de nouvelles preuves obtenues démontrent que le nouveau médicament n’est ni sécuritaire, ni efficace pour l’usage proposé dans la présentation de drogue nouvelle. 6. Conclusion générale La commercialisation du médicament ne constitue pas la fin des recherches cliniques du produit bien qu’il ait été soigneusement évalué depuis plusieurs années. Au contraire, le fabricant exercera une plus grande vigilance du fait que la distribution s’effectue alors sur une population non sélective et sans surveillance d’une équipe de chercheurs. Deux orientations se dessinent lors de cette phase de «post-commercialisation»: d’une part, la poursuite des études sur l’efficacité et la sécurité d’emploi du nouveau médicament et, d’autre part, la surveillance après la mise sur le marché qui correspond à la pharmacovigilance. Les études «pré-commerciales» n’ont certes pas permis de prévoir et d’explorer toutes les indications thérapeutiques de cette nouvelle substance ni de déceler toutes les réactions secondaires. Il arrivera que le fabricant pharmaceutique désire procéder à d’autres analyses cliniques pour évaluer le médicament sous d’autres formes galéniques, sous d’autres posologies ou des durées de traitement modifiées. Dans un tel cas de figure, il requerra alors une autorisation auprès de la DGPS en déposant une demande de «supplément à une présentation de drogue nouvelle» pour réaliser ces nouveaux essais. Quant au deuxième volet rattaché à la phase de post-commercialisation, la pharmacovigilance, elle ne fait pas l’objet, au Canada, d’une organisation scientifique et administrative adéquate qui réponde aux attentes de ceux qui souhaitent un contrôle rigoureux du médicament après sa mise sur le marché. Au Canada, il n’existe aucune disposition obligatoire en vertu de laquelle les médecins et autres professionnels de la santé sont tenus de déclarer ou de rapporter un nouvel effet secondaire toxique ou non. Le contrôle actuel des effets secondaires est très limité. Selon l’article C.08.007g) du Règlement sur les aliments et drogues, seul le fabricant est tenu de consigner dans des registres «tout cas inhabituel où la drogue nouvelle ne produit pas l’effet prévu». Ces informations sont transmises au 94 Les Cahiers de propriété intellectuelle Directeur au plus tard dans les 15 jours suivant la date d’inscription de l’événement dans les dossiers et registres du laboratoire pharmaceutique. Deux remarques s’imposent: ce contrôle ne s’exerce actuellement qu’à l’égard des drogues nouvelles, d’une part, et seuls les fabricants sont obligatoirement interpellés, d’autre part. Aujourd’hui, en l’absence d’un Centre national de pharmacovigilance, c’est le Bureau de la surveillance des médicaments (BSM) de la Direction des produits thérapeutiques qui assume ce rôle. L’une de ces principales fonctions consiste à gérer les activités de surveillance post-commercialisation visant à évaluer les risques et les avantages des médicaments mis sur le marché. Vol. 13, no 1 L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son: (re)définition d’un statut juridique Rémy Khouzam 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 2. Première partie – L’artiste-interprète et les principes internationaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 2.1 Le cadre normatif minimum établi par la Convention de Rome . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 2.1.1 Historique de la Convention de Rome . . . . . 102 2.1.2 Examen du texte de la Convention . . . . . . . 103 2.1.2.1 Observations générales . . . . . . . . . 104 2.1.2.2 Nature et étendue des droits relatifs aux producteurs de phonogrammes et aux organismes de radiodiffusion . . . 105 2.1.2.3 Étude des dispositions spécifiques à l’artiste-interprète. . . . . . . . . . . . 105 2.2 Le traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes . . . . . . . . . . . . 107 © Rémy Khouzam, 2000. 95 96 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.1 Observations générales . . . . . . . . . . . . . 107 2.2.2 Examen du Traité de l’OMPI . . . . . . . . . . 108 3. Deuxième partie – L’artiste-interprète et le droit étatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110 3.1 La France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110 3.1.1 La jurisprudence antérieure au 3 juillet 1985 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 3.1.2 L’artiste-interprète et le droit du travail . . . . 112 3.1.3 Examen de la loi du 3 juillet 1985 . . . . . . . 113 3.1.3.1 Définition . . . . . . . . . . . . . . . . 113 3.1.3.2 Droit moral . . . . . . . . . . . . . . . 114 3.1.3.3 Droits patrimoniaux. . . . . . . . . . . 114 3.1.3.4 Durée des droits patrimoniaux . . . . . 114 3.2 La Grande-Bretagne . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114 3.2.1 Le régime antérieur au Copyright, Designs and Patents Act, 1988 . . . . . . . . . . . . . . 115 3.2.2 Examen de la jurisprudence. . . . . . . . . . . 116 3.2.3 Examen du Copyright, Designs and Patents Act, 1988 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118 3.2.3.1 Définitions . . . . . . . . . . . . . . . . 118 3.2.3.2 Droits patrimoniaux. . . . . . . . . . . 119 3.2.3.3 Recours . . . . . . . . . . . . . . . . . 120 3.2.3.4 Durée des droits patrimoniaux . . . . . 120 3.3 Le Canada . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 3.3.1 Le régime antérieur à la Loi sur le droit d’auteur de 1997 . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 97 3.3.2 Examen de la nouvelle Loi sur le droit d’auteur de 1997 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 3.3.2.1 Définitions . . . . . . . . . . . . . . . . 123 3.3.2.2 Droits patrimoniaux. . . . . . . . . . . 124 3.3.2.3 Durée des droits patrimoniaux . . . . . 125 4. Troisième partie – Le réalisateur de disques est-il un artiste-interprète? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126 4.1 Historique et évolution de son rôle . . . . . . . . . . . 126 4.1.1 Les années 60, le développement des technologies d’enregistrement multi-pistes et la notion de choix . . . . . . . . . . . . . . . 127 4.1.1.1 Historique de la fonction de réalisateur avant 1960 . . . . . . . . . . . . . . . . 127 4.1.1.2 L’avènement et l’impact des technologies d’enregistrement multi-pistes . . . . . . . . . . . . . . . 128 4.1.1.3 L’importance de la notion de choix . . . 129 4.1.2 Rôle et importance du réalisateur aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130 4.1.2.1 Description des tâches . . . . . . . . . 130 4.1.2.2 Influence et impact du réalisateur sur le marché du disque. . . . . . . . . 131 4.2 Pratiques de l’industrie musicale. . . . . . . . . . . . 132 4.2.1 La clause «work for hire» et la pratique récente de certains réalisateurs de grand renom . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 4.2.2 Le mode de rémunération . . . . . . . . . . . . 133 4.3 Initiatives pour la revendication de droits . . . . . . . 134 98 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4.3.1 L’artiste-interprète selon l’ESDA . . . . . . . . 134 4.3.2 Revendications à l’échelle nationale . . . . . . 135 5. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136 1. Introduction Historiquement, l’artiste-interprète ne bénéficiait ni d’une protection de propriété intellectuelle, ni d’un droit de propriété sur sa prestation. Cette absence de protection s’explique assez facilement. À l’époque, aucun procédé d’enregistrement ne permettait de saisir la prestation d’un artiste-interprète, celle-ci étant limitée aux confins de la salle où l’artiste se produisait en spectacle. Effectivement, la prestation n’était accessible qu’aux détenteurs de billet présents, physiquement, en salle de concert. Cependant, l’apparition, au début du XXe siècle, de la phonographie et de la radiophonie vint bouleverser à jamais l’industrie du spectacle. Le périmètre de l’interprétation augmentait de façon exponentielle avec le développement des techniques de communication et de diffusion de l’œuvre. La présence physique à un spectacle n’étant plus requise, l’artiste-interprète se produisait dorénavant pour toute la planète. L’effet économique de ces inventions se fit grandement sentir au sein de la communauté des artistes-interprètes. La prestation pouvant maintenant être fixée, le public pouvait désormais l’écouter à domicile sans devoir se déplacer vers les salles de concert. Permettant de saisir les prestations, ces inventions engendraient essentiellement deux problèmes pour l’artiste-interprète. Premièrement, elles le mettaient en concurrence avec sa propre prestation enregistrée quant à ses performances publiques. En 1939, à l’occasion d’une conférence diplomatique au sujet des droits des exécutants, le Bureau international du travail (BIT) observait que: Les établissements publics, tels les «dancings», cafés et cinémas, firent un usage de plus en plus fréquent de musique enregistrée ou de musique radiodiffusée et purent ainsi se passer des services des orchestres qu’ils employaient auparavant.1 Deuxièmement, comme l’artiste-interprète ne détenait aucun droit sur sa prestation, il ne pouvait réclamer des redevances sur la 1. Bureau international du travail, Conférence internationale du travail, le droit des exécutants, Genève, 1939, p. 6. 99 100 Les Cahiers de propriété intellectuelle diffusion de celle-ci en lieux publics et sur les ondes radiophoniques. De la même façon, il ne disposait d’aucun mécanisme de protection lui permettant de lutter contre la reproduction, par une tierce partie, de sa prestation à des fins lucratives. Devant ces nouvelles réalités engendrées par l’avancement technologique, la communauté des artistes-interprètes réclama l’institution d’un système juridique adéquat et efficace. Ces réclamations trouvèrent écho, tant au niveau international qu’étatique, dans la création d’un nouveau droit: le droit voisin du droit d’auteur. Le concept de droit voisin a très longtemps prêté à confusion et dissidence au sein de la communauté juridique s’y intéressant. En effet, un bref survol de la doctrine suffit pour constater qu’il existe une très grande diversité d’opinions quant à l’appréciation de la nature et de l’étendue du concept. Pour ces raisons, le droit voisin reste encore, à certains égards, une notion juridique anamorphique et nébuleuse. Ceci dit, certains aspects de cette branche de droit font l’unanimité: il est traditionnellement reconnu que les termes «droits voisins» ou «droits connexes» désignent le corpus de règles reconnu à trois groupes d’intéressés: les artistes-interprètes, les producteurs de phonogrammes et les organismes de radiodiffusion. Ce sont là les bénéficiaires originels et incontestés des droits dits voisins. De plus, la mise en place d’un tel système juridique est généralement attribuée au développement des technologies de communication de l’œuvre de l’esprit. C’est dans cette optique que nous examinerons l’applicabilité des règles de droits voisins prévues pour l’artiste-interprète au réalisateur de disques. Comme nous le verrons, les développements récents dans le domaine des enregistrements sonores, tels l’enregistrement multi-pistes et la conversion numérique de données, jadis analogues, nous poussent aujourd’hui à réévaluer le statut juridique de cet intervenant de l’industrie du disque. Car, si le mandat du régime de droits voisins est d’élaborer de nouvelles solutions pour mieux régir le développement des nouvelles technologies, il ne peut se permettre d’être un corpus de règles statiques. Il ne peut accuser un retard trop important quant à l’avancement technologique. Il doit évoluer au même rythme que les réalités qu’il tente d’encadrer. Notre travail sera divisé en trois parties. La première sera consacrée à l’examen de la notion même du droit voisin de l’artisteinterprète et des différents régimes nationaux et internationaux qui en assurent la bonne gestion. Nous y examinerons, dans un premier temps, le cadre normatif minimum établi par la Convention interna- L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 101 tionale sur la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion (ci-après désignée «la Convention de Rome»), ainsi que les propositions contenues dans le nouvel instrument international de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) sur la protection des artistes interprètes ou exécutants et des producteurs de phonogrammes. Dans un deuxième temps, nous poserons notre attention sur l’évolution et l’application du concept de droit voisin en droit français, britannique et canadien. Nous terminerons en examinant le potentiel de titularité du réalisateur de disques. Les règles de droits voisins permettent-elles suffisamment de souplesse pour pouvoir considérer le réalisateur comme artiste-interprète? Nous tenterons d’apporter une réponse à cette interrogation. Nous examinerons alors l’évolution qu’a connue la profession depuis le début des années 60 et l’impact d’une telle transformation sur les pratiques de l’industrie de la musique. Nous jetterons aussi un regard sur divers organismes internationaux qui, à l’heure actuelle, revendiquent des droits pour et au nom des réalisateurs de disques. 2. L’artiste-interprète et les principes internationaux Malgré ses diverses incarnations, le droit voisin suit un vecteur constant: celui d’accorder une protection équitable et adéquate aux diffuseurs de l’œuvre de l’auteur, à ceux qui «fournissent leurs prestations pour faciliter ou élargir la communication au public des diverses catégories d’œuvres»2. Ce faisant, les diverses catégories de bénéficiaires deviennent des auxiliaires importants dans le processus de création intellectuelle. Nous examinerons maintenant les diverses manifestations des droits voisins de l’artiste-interprète à l’échelle internationale, soit la Convention de Rome et les propositions émises par l’OMPI dans son instrument de 1996 portant sur la protection des artistes interprètes ou exécutants et des producteurs de phonogrammes. 2.1 Le cadre normatif minimum établi par la Convention de Rome En règle générale, la Convention de Rome marque la première incursion officielle de la communauté juridique internationale sur le 2. P. MASOUYE, «La Convention de Rome en matière de droits voisins», dans Les journées du droit d’auteur, Collection de la faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles, Bruxelles, Bruyant, 1989, p. 45. 102 Les Cahiers de propriété intellectuelle terrain glissant des droits voisins. Suite à leur ratification, les États membres à la Convention s’engagent à fonder leurs droits nationaux autour de l’infrastructure minimale édifiée par la Convention et ce, en y apportant les modifications dictées notamment par les conditions nationales et par la philosophie normative du pays en matière de propriété intellectuelle. Ce sont ces facteurs qui peuvent expliquer, par exemple, pourquoi certains pays s’en sont tenus au modèle normatif de la Convention quant aux trois ayants droit dits «classiques»3, alors que la France ajouta les producteurs de vidéogrammes à la liste de bénéficiaires et que l’Allemagne crut bon d’étendre la protection à sept titulaires4 différents. Avant d’examiner les principes fondamentaux de la protection accordée par la Convention, nous examinerons, tout d’abord, sa genèse. 2.1.1 Historique de la Convention de Rome Conclue à l’issue d’une conférence diplomatique tenue à Rome du 10 au 26 octobre 1961, la Convention de Rome est, en réalité, l’aboutissement de plusieurs années de délibérations internationales en matière de droits voisins. En effet, les premières tentatives pour protéger les artistes remontent en 1928, à l’époque de la conférence diplomatique de révision de la Convention de Berne sur la protection des œuvres littéraires et artistiques (ci-après désignée «la Convention de Berne»). Lors de cette conférence, il fut proposé d’accorder une protection aux artistes exécutants «lorsqu’une œuvre musicale est adaptée à des instruments mécaniques à l’aide de [ceux-ci], la protection dont jouit cette adaptation, profite aussi à ces derniers»5. À cette même date, une résolution est adoptée encourageant les gouvernements présents à adopter des mesures visant la protection des intérêts des artistes interprètes ou exécutants. Quelques années plus tard, en 1934, la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et de compositeurs (CISAC) et la Fédération internationale de l’industrie du gramophone signent, à Stresa, un accord proposant d’annexer à la Convention de Berne, lors de la prochaine révision, des dispositions visant la protection des phonogrammes. 3. Nous faisions ici référence à l’artiste-interprète, au producteur de phonogrammes et aux organismes de radiodiffusion. 4. En effet, le droit allemand prévoit une protection en faveur de l’artiste-interprète, du producteur de phonogrammes, des organismes de radiodiffusion, du producteur de films, du rédacteur d’éditions scientifiques, de celui qui fait publier une œuvre posthume et de l’auteur de photographies non protégées en tant qu’œuvres selon les critères de la loi, dans le cadre de son régime de droits voisins ou apparentés (Verwandte Rechte). 5. P. MASOUYE, op. cit., note 2, p. 44. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 103 C’est à Samaden, en Suisse, que se tient, en 1939, la prochaine étape dans l’évolution du concept de droits voisins, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Un congrès réunissant des experts venus de partout est organisé pour discuter des droits des artistes interprètes. Malheureusement, leurs travaux seront interrompus par l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale, et ce, jusqu’en 1948, lors de la tenue d’une nouvelle révision de la Convention de Berne à Bruxelles. Les États membres à cette conférence diplomatique écartent cependant la possibilité d’une protection par le droit d’auteur. Cependant, seront adoptés des «vœux» qui donneront une orientation aux actions des années à suivre. Ces «vœux» incitent les gouvernements à élaborer, sans préjudice aux droits des auteurs, des mécanismes de protection visant les producteurs de phonogrammes et les organismes de radiodiffusion. Quant aux artistes, le caractère artistique de leurs interprétations sert de fondement pour la reconnaissance d’une telle protection à leur égard. On y parle de «droits voisins du droit d’auteur». À partir de 1949, suivra une succession impressionnante de réunions internationales où sera développé le concept même de droits voisins. En 1951, un comité d’expert est convoqué à Rome où est rédigé l’Avant-projet de Rome. Enfin, du 10 au 26 octobre 1961, une conférence diplomatique sera tenue à La Haye sous l’égide de l’Organisation internationale du travail (OIT), de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), et de l’OMPI où sera rédigée et adoptée la Convention de Rome. Nous examinerons maintenant les caractéristiques de cette convention. 2.1.2 Examen du texte de la Convention Comme nous l’avons déjà noté, la Convention de Rome vint mettre en place un système minimal de protection. Il convient, dans un premier temps, de faire quelques observations d’ordre général sur la Convention avant d’examiner, dans un deuxième temps, les garanties qu’elle offre. Comme nous le verrons, lesdites garanties visent trois groupes de titulaires: les artistes interprètes ou exécutants, les producteurs de phonogrammes, et les organismes de radiodiffusion. Nous examinerons très brièvement la nature et l’étendue des droits relatifs aux producteurs de phonogrammes et aux organismes de radiodiffusion, pour ensuite insister plus longuement sur les dispositions relatives aux artistes-interprètes ou exécutants. 104 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.2.1 Observations générales L’article premier prévoit qu’en aucun cas les dispositions de la Convention ne pourront être interprétées comme portant atteinte au droit d’auteur. La relation entre droit d’auteur et droits voisins a été un souci majeur tout au long de la genèse de la Convention. Cet article vient sauvegarder le droit d’auteur, sans pour autant imposer une hiérarchie entre les différents droits: «il ne proclame pas une suprématie de celui-ci [le droit d’auteur] en édictant expressément que la protection des droits voisins ne devrait pas être supérieure ni en contenu ni en étendue à celle reconnue au droit d’auteur»6. Il est important de noter que l’œuvre doit d’abord être protégée par le droit d’auteur pour que l’interprétation d’un artiste puisse bénéficier d’une protection de droits voisins. L’adhésion à la Convention de Rome est ouverte à tout État membre de l’O.N.U. L’État adhérent doit également être partie à la Convention universelle sur le droit d’auteur ou être membre de l’Union internationale pour la protection des œuvres littéraires et artistiques7. Enfin, il convient de noter que la Convention ne prévoit pas de protection quant au droit moral de l’artiste-interprète et ce, malgré l’Avant-projet de Rome de 1951 qui prévoyait que: Les artistes, interprètes ou exécutants peuvent s’opposer à ce que leurs récitations, représentations ou exécutions soient radiodiffusées, enregistrées ou reproduites dans des conditions qui seraient préjudiciables à leur honneur et à leur réputation. Bien que l’absence d’un tel droit puisse sembler répréhensible, il faut se garder d’oublier que la Convention n’érige qu’un cadre minimal de protection auquel les différents législateurs nationaux peuvent toujours suppléer. D’ailleurs, comme nous le verrons plus bas, la France est un de ces pays qui reconnaissent un tel droit à ses artistes. Attardons-nous maintenant à la nature et à l’étendue de la protection reconnue aux trois catégories de bénéficiaires prévus par la Convention. 6. OMPI, Guide de la Convention de Rome et de la Convention de phonogrammes (Genève, OMPI, 1981), p. 20. 7. Convention de Rome, art. 24.2. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 105 2.1.2.2 Nature et étendue des droits relatifs aux producteurs de phonogrammes et aux organismes de radiodiffusion L’article 3(c) définit le producteur de phonogrammes (ci-après désigné «le producteur») comme «la personne physique ou morale, qui, la première, fixe les sons provenant d’une exécution ou d’autres sons». Les rédacteurs de la Convention ont investi cette catégorie de titulaires de deux types de droits. D’abord, les producteurs de phonogrammes disposent d’un droit exclusif d’autorisation ou d’interdiction quant à la reproduction, directe ou indirecte, de leurs phonogrammes8. Les reproductions visées par la Convention sont celles effectuées directement à partir de la bande maîtresse (reproduction directe) ou bien à partir du disque pressé, soit qu’il fasse l’objet d’un enregistrement ou qu’il soit capté et enregistré lors d’une diffusion à la radio (reproduction indirecte). Lorsque le phonogramme est utilisé pour la radiodiffusion ou pour une communication quelconque au public, l’article 12 de la Convention prévoit un droit de rémunération équitable en faveur du producteur (et/ou de l’artiste interprète ou exécutant, que nous étudierons plus loin). Quant à eux, les organismes de radiodiffusion se virent conférer, à titre de protection minimale, un droit exclusif d’autorisation ou d’interdiction visant essentiellement la communication publique, la réémission et la reproduction de leurs émissions9. Nous examinerons maintenant les prérogatives prévues en faveur de l’artiste interprète ou exécutant. 2.1.2.3 Étude des dispositions spécifiques à l’artiste-interprète L’article 3(a) de la Convention regroupe sous la définition d’artistes interprètes ou exécutants les «acteurs, chanteurs, musiciens, danseurs et autres personnes qui représentent, chantent, récitent, déclament, jouent ou exécutent de toute autre manière des œuvres littéraires ou artistiques». Par le biais de l’article 9, un État contractant peut étendre la protection à d’autres artistes qui n’exécutent pas des œuvres littéraires ou artistiques au sens de la Convention. L’artiste-interprète est donc, essentiellement, la personne grâce à laquelle l’œuvre est transmise au public. Dans l’interpréta8. Id., art. 10. 9. Id., art. 13. 106 Les Cahiers de propriété intellectuelle tion qu’ils font de l’œuvre originale, certains artistes y laissent la marque de leur personnalité. Prenons, par exemple, le cas du chef d’orchestre: en ajoutant quelques-unes de ses propres annotations, il empreint de sa personnalité l’œuvre originale. L’œuvre est toujours la même, certes, mais elle prend une nouvelle forme, une nouvelle dimension. De la même façon, un bon soliste développe son propre style de jeu, sa propre façon de jouer de son instrument. L’interprétation ne consiste pas simplement en une reproduction fidèle et «mécanique» de l’œuvre. Elle implique une activité artistique et exige de l’interprète un certain apport créatif. À l’inverse, les personnes dont l’apport est essentiellement technique (machiniste, technicien de son, etc.) ne pourront bénéficier d’une protection par la Convention de Rome à titre d’artistes interprètes ou exécutants. C’est à l’article 7 qu’est prévu le cadre minimum de protection accordé aux artistes-interprètes. Cette disposition prévoit que l’artiste peut «mettre obstacle» à certains actes. La terminologie utilisée implique qu’à la différence des deux autres catégories de titulaires, les artistes ne bénéficient pas d’un droit exclusif d’autorisation ou d’interdiction. En vertu de la Convention, les artistes ne bénéficient, en réalité, que d’un droit d’interdiction de certains actes faits sans leur consentement. Deux facteurs permettent d’expliquer cette situation. Premièrement, la création d’un droit exclusif d’autorisation et d’interdiction en faveur des artistes-interprètes aurait été incompatible avec la législation de certains États (la Grande-Bretagne, par exemple) qui ne prévoyait qu’un recours pénal à titre de protection. Deuxièmement, certains auteurs croient qu’un tel droit, discrétionnaire et absolu, viendrait bouleverser la vie du spectacle et la transmission de la culture. Ceci dit, il ne faut pas perdre de vue que l’article 7 ne prévoit qu’un minimum de protection; rien n’empêche les législateurs nationaux d’accorder à leurs artistesinterprètes des droits plus étendus10. Concrètement, la protection accordée par ladite disposition permet à l’artiste-interprète de «mettre obstacle» ou d’interdire trois actes: 1) la radiodiffusion et la communication d’une exécution sans avoir obtenu son consentement. Cependant, il ne pourra s’y opposer si l’exécution en question est elle-même une exécution radiodiffusée (une réémission) ou encore s’il y a eu une fixation intermédiaire de cette exécution11; 10. D’ailleurs, les articles 21 et 22 de la Convention le prévoient expressément. 11. Id., art. 7.1(a). L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 107 2) la fixation non autorisée sur support matériel d’une exécution non fixée12; 3) la reproduction, faite sans son consentement, d’une fixation de son exécution, lorsque cette fixation a elle-même été faite clandestinement ou à des fins autres que celles pour lesquelles il a donné son consentement13. L’article 8 renvoie à la législation nationale. C’est à celle-ci que revient la tâche de déterminer les modalités suivant lesquelles les artistes-interprètes seront représentés pour l’exercice de leurs droits L’article 12, tel que nous l’avons déjà vu, prévoit un droit à une rémunération équitable en faveur de l’artiste-interprète (et/ou au producteur) en cas de radiodiffusion ou de communication au public de ses interprétations. Il appartient au législateur de chaque pays de déterminer les paramètres quant à la répartition de la rémunération entre les intéressés. Enfin, notons que l’article 14 prévoit une durée minimale de 20 ans quant à la protection accordée par la Convention. 2.2 Le Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes Conclu à Genève le 20 décembre 1996, le Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (ci-après désigné «Traité de l’OMPI») est le plus récent texte international en matière des droits de l’artiste-interprète. De façon générale, le développement technologique et les nouvelles situations qu’il engendre nous poussent à définir ou redéfinir un cadre juridique approprié, soit en apportant les modifications nécessaires aux normes existantes, soit en édictant de nouvelles règles sachant répondre aux nouveaux besoins. Le Traité de l’OMPI fait un peu des deux à l’égard du cadre normatif mis en place par la Convention de Rome. Les propositions qui s’y trouvent (cette convention n’est toujours pas entrée en vigueur) tentent de répondre aux réalités apportées par l’avènement de nouvelles technologies de communication des œuvres de l’esprit. 2.2.1 Observations générales Au 15 juillet 1998, le Traité de l’OMPI comptait 50 États signataires, mais seulement 2 ratifications. Il convient de rappeler que le 12. Id., art. 7.1(b). 13. Id., art. 7.1(c). 108 Les Cahiers de propriété intellectuelle traité n’entrera en vigueur qu’au moment où 30 États déposeront leur instrument de ratification ou d’adhésion. Nous regarderons brièvement la disposition préliminaire du traité avant de procéder à une analyse plus détaillée des dispositions de fond concernant l’artiste-interprète. L’article premier du Traité de l’OMPI prévoit qu’aucune disposition de la présente convention ne doit être interprétée comme emportant dérogation aux obligations qui lient les parties l’une à l’autre en vertu de la Convention de Rome. Les rédacteurs ont également prévu que la présente convention, comme la Convention de Rome, n’affecte en aucune façon la protection prévue sur les œuvres littéraires et artistiques. Finalement, l’application de ce traité se fait sans préjudice aux droits et obligations découlant de tout autre traité. Contrairement à la Convention de Rome, il ne prévoit des droits qu’à deux catégories de bénéficiaires: les artistes-interprètes ou exécutants et les producteurs. Nous nous limiterons à l’examen des prérogatives qu’accorde ce nouveau traité aux artistes interprètes ou exécutants en les comparant avec les droits prévus par la Convention de Rome. 2.2.2 Examen du Traité de l’OMPI L’article 2(a) définit les artistes-interprètes ou exécutants comme étant «les acteurs, chanteurs, musiciens, danseurs et autres personnes qui représentent, chantent, récitent, déclament, jouent, interprètent ou exécutent de toute autre manière des œuvres littéraires ou artistiques ou des expressions du folklore». Cette définition reprend intégralement l’article 3(a) de la Convention de Rome en y ajoutant la protection des expressions du folklore. La première différence majeure entre la Convention de Rome et le Traité de l’OMPI se trouve à l’article 5 du texte. Dans leurs propositions, les rédacteurs du Traité de l’OMPI prévoient un droit moral aux artistes-interprètes qui comporte deux aspects: 1) un droit à la reconnaissance de la paternité d’une prestation de l’œuvre; et 2) un droit de s’opposer à toute altération et/ou dégradation de sa prestation qui porte atteinte à son honneur ou à sa réputation. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 109 La reconnaissance d’un tel droit nous apparaît essentielle pour une protection efficace des droits de l’artiste-interprète. Le développement des technologies d’enregistrement, l’échantillonnage en étant un des meilleurs exemples, permet de reproduire une prestation pour ensuite la manipuler et la modifier à souhait. Le droit moral est un outil efficient permettant d’appréhender ce genre de situation. Une autre divergence importante entre les deux traités est l’attribution de droits patrimoniaux exclusifs à l’artiste-interprète. Comme nous l’avons vu, la Convention de Rome ne permet à l’artiste que de «mettre obstacle» à certains actes, sans jamais lui reconnaître un droit dont l’exercice est exclusif. Or, les rédacteurs du Traité de l’OMPI crurent bon d’ajuster ce niveau de protection à la hausse. Ainsi, le Traité de l’OMPI, à son article 6, propose de conférer trois types de droits exclusifs d’autoriser à l’artiste-interprète, quant à ses interprétations non fixées (vivantes): 1) la radiodiffusion. La réémission n’est cependant pas sujette à l’approbation de l’artiste-interprète; 2) la communication au public, sauf si l’interprétation est radiodiffusée; 3) la fixation. Quant à ses interprétations fixées sur phonogrammes, on prévoit quatre types de droits dont l’exercice est exclusif: 1) le droit de reproduction: Il s’agit du droit d’autoriser la reproduction, directe ou indirecte, du phonogramme de quelque manière que ce soit14; 2) le droit de distribution: L’artiste peut autoriser la mise à la disposition du public de l’original et des copies de ses interprétations fixées sur phonogrammes par la vente ou tout autre transfert de propriété15; 3) le droit de location: Ce droit soumet la location commerciale de l’original ou des copies du phonogramme au consentement de l’artiste-interprète. Une exception est prévue pour les pays où ce type de location est administré par un système de rémunération équitable depuis au moins le 15 avril 199416; 14. Traité de l’OMPI, art. 7. 15. Id., art. 8. 16. Id., art. 9. 110 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4) le droit de mettre à la disposition: En vertu de ce droit, sera soumise à l’autorisation préalable de l’artiste-interprète la mise à la disposition du public, par fil ou sans fil, de ses interprétations fixées sur phonogramme17. Ce droit couvre notamment la mise à disposition par Internet. Le traité prévoit également le droit à une rémunération équitable et unique en faveur de l’artiste-interprète et du producteur pour la radiodiffusion ou pour quelconque communication au public de phonogrammes publiés à des fins commerciales. Quant à la répartition de la rémunération, il appartient à chaque État d’en fixer les modalités. On propose également que l’ensemble de ces droits soit protégé pour une durée ne pouvant être inférieure à 50 ans. Rappelons que la Convention de Rome ne fixe la durée minimale de protection qu’à 20 ans. 3. Deuxième partie – L’artiste-interprète et le droit étatique Nous tournerons maintenant notre attention vers le traitement national des droits de l’artiste-interprète. Notre étude se limitera à l’examen de trois systèmes de droits: ceux de la France, de la GrandeBretagne et du Canada. 3.1 La France Même si la Loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique n’en traitait pas, les revendications pour une protection légale des «auxiliaires de la création» en France remontent au début du siècle. En effet, lorsque le Parlement français entreprit de légiférer en matière de droits voisins, la France disposait déjà d’un héritage législatif et jurisprudentiel considérable. En plus de certaines dispositions de la Loi du travail du 26 décembre 1969, l’artiste-interprète jouissait déjà de certaines protections non négligeables, fruits d’une évolution jurisprudentielle qui vint lui reconnaître une place «voisine» à celle de l’auteur en matière de propriété intellectuelle. Ces reconnaissances prétoriennes et législatives assuraient que le législateur français, en 1985, n’érigerait pas le cadre normatif du pays sur un vide juridique, l’artiste-interprète jouissant donc d’un statut hybride avant même l’édiction de la Loi du 3 juillet 1985: celui 17. Id., art. 10. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 111 d’auxiliaire de la création reconnue par la magistrature et celui de salarié d’une entreprise au sens du droit du travail. Notons enfin que par la loi nº 92-597 du 1er juillet 1992, le législateur français a réuni la Loi du 11 mars 1957 et la Loi du 3 juillet 1985 en un seul corpus: le Code de propriété intellectuelle. Nous proposons maintenant de procéder à l’examen de la jurisprudence antérieure à la Loi du 3 juillet 1985. 3.1.1 La jurisprudence antérieure au 3 juillet 1985 Une étude de la jurisprudence française dévoile une évolution en deux temps de la protection accordée à l’artiste-interprète et à la reconnaissance de son apport au processus créatif et artistique. Dans un premier temps, les droits accordés à l’artiste-interprète prennent leurs sources du droit d’auteur. Adoptant une attitude qu’ils partagent avec la doctrine allemande, les tribunaux reconnaissent au début du siècle un droit exclusif à l’artiste exécutant en matière de reproduction sonore18. En 1937, le Tribunal civil de la Seine énonce que, même s’il est impossible pour les artistes dramatiques ou cinématographiques de revendiquer des droits sur l’ensemble de l’œuvre, «il convient de leur reconnaître un droit sur celles de leurs créations ayant un caractère personnel, tel que l’interprétation qu’ils donnent aux rôles qui leur sont confiés»19. Cependant, la jurisprudence française opère un virage à 180° quelques années plus tard, lorsque la Cour de Paris renverse cette décision et statue, au début des années 40, que «l’artiste n’ayant pas participé à l’élaboration de l’œuvre soutiendrait en vain que son interprétation doit être considérée comme une création, au sens de la Loi sur la propriété littéraire et artistique»20. Cet arrêt jette de l’ombre sur les revendications des artistes-interprètes et imprègne leur statut d’incertitude et de confusion quant à sa véritable nature, et ce, jusqu’à l’arrêt Fürtwaengler. Rendu en 1964, cet arrêt marque un pivot dans l’évolution du droit voisin de l’artiste-interprète en France. En effet, cette affaire marque un changement philosophique important à l’égard des fondements des droits de l’artiste-interprète. La Cour de cassation juge 18. Trib. de la Seine, 6 mars 1903, Gaz. Pal. 1903.1.468. 19. Trib. civ. de la Seine, 23 avr. 1937, J.C.P. 1937.II.247, note Raimbault. 20. Paris, 24 déc. 1940, J.C.P. 1941.II.1649, note Desbois. 112 Les Cahiers de propriété intellectuelle que «l’artiste exécutant est fondé à interdire une utilisation de son exécution autre que celle qu’il avait autorisée, ce motif, abstraction faite des autres motifs critiqués par les pouvoirs qui doivent être tenus pour surabondants, suffit de caractériser une atteinte au droit de l’artiste sur l’œuvre que constitue son interprétation»21. D’une protection provenant exclusivement des règles du droit d’auteur, les prérogatives accordées aux artistes-interprètes prennent désormais source dans le droit commun et, plus particulièrement, dans les droits de la personnalité. Cette tendance se cristallise dans la jurisprudence subséquente. Dans des arrêts tels que Spedidame22 et Snepac23, la magistrature française exprime clairement sa volonté de soumettre l’encadrement des droits de l’artiste-interprète aux règles du droit commun. De plus en plus, les privilèges reconnus aux artistes-interprètes prennent racines dans le droit de la personnalité. À cet effet, l’auteur B. Edelman note que: Le droit des artistes-interprètes sur leur interprétation était de même nature que le droit d’une personne sur ces propres attributs, et était protégé par les règles de la responsabilité civile24. En effet, l’interprétation d’une œuvre par l’artiste n’est plus considérée comme le fruit d’un travail intellectuel (au sens de la loi du 11 mars 1957), mais plutôt comme une extension de sa personnalité. D’ailleurs, dans une affaire mettant en cause un enregistrement clandestin de la voix de Maria Callas, le Tribunal de grande instance de Paris notera que: «la voix est un attribut de la personnalité, une sorte d’«image sonore» dont la diffusion sans autorisation expresse et spéciale, est fautive»25. En définitive, les tribunaux viennent reconnaître une sorte de droit moral aux artistes-interprètes, ayant pour objet la protection de leur notoriété et des attributs de leur personnalité. 3.1.2 L’artiste-interprète et le droit du travail De la même façon qu’ils revendiquent une protection de leurs interprétations auprès des tribunaux, les artistes-interprètes récla21. 22. 23. 24. Civ. 1, 4 janc. 1964, D. 1964.321, note Pluyette. Civ. 1, 15 mars 1977, J.C.P. 1979.II.19153, note Plaisant. Civ. 1, 5 nov. 1980, Rec. internat. dr. auteur avr. 1981.158 B. EDELMAN, Droits d’auteur et droits voisins, Commentaire de la loi nº 85-660 du 3 juillet 1985, Paris, Dalloz, 1987, p. 58. 25. Trib. gr. inst., Paris, 19 mai 1982, D. 1983.147, note Lindon. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 113 ment une protection à titre de salariés, qu’ils obtiennent en 192226. Ce statut sera consacré quelques années plus tard aux articles L. 762-1 et L. 762-2 de la loi du 26 décembre 1969. Tel que nous l’avons mentionné plus haut, les artistes-interprètes bénéficiaient d’un statut complexe et particulier, regroupant à la fois des prérogatives liées à la personnalité, tel un droit moral sur l’utilisation de leurs prestations, ainsi qu’une protection par le droit du travail. À ce sujet, l’auteur B. Edelman remarque que: À leur façon, ils représentaient, dans leur nature hybride et contradictoire, dans ce mélange complexe de liberté et de subordination, le partenaire artistique type de l’industrie audiovisuelle.27 Ce statut complexe sera finalement consolidé en 1985 avec l’entrée en vigueur de la Loi du 3 juillet 1985. 3.1.3 Examen de la Loi du 3 juillet 1985 Nous aborderons ici les grandes lignes de la loi concernant l’artiste-interprète. Serons étudiées ici les dispositions de la loi traitant de la définition, du droit moral, des droits patrimoniaux et finalement, de la durée des droits dévolus en terre française à l’artiste-interprète. 3.1.3.1 Définition L’article 16 de la Loi du 3 juillet 1985 définit l’artiste-interprète comme suit: À l’exclusion de l’artiste de complément, considéré comme tel par les usages professionnels, l’artiste-interprète ou exécutant est la personne qui représente, chante, récite, déclame, joue ou exécute de toute autre manière une œuvre littéraire ou artistique, un numéro de variétés, de cirque ou de marionnettes. Cette définition est pratiquement calquée mot pour mot sur l’article 3 de la Convention de Rome. Comme nous l’avons vu dans le cas de ce traité, seront considérés comme artistes-interprètes au sens de la loi française ceux dont l’apport présente une certaine créativité. Un technicien de studio ou un éclairagiste ne saurait donc bénéficier des droits dévolus par la loi, son apport étant de nature purement technique. 26. Civ. 29 juin 1922, D.P. 1922.1.125; req. 1er juillet 1924, D.P. 1926.1.27. 27. Op. cit., note 24, p. 60. 114 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.1.3.2 Droit moral Des trois pays sous étude, seule la législation française prévoit un droit moral au bénéfice de l’artiste-interprète à son article 17. Il est loisible de noter à ce sujet que la Grande-Bretagne ainsi que le Canada sont signataires du Traité de l’OMPI qui propose l’octroi d’un tel droit en faveur de l’artiste-interprète. Cette prérogative assure à l’artiste-interprète français le respect de son nom, de sa qualité et de son interprétation. Ce droit, étroitement lié à sa personne, n’est ni prescriptible, ni aliénable. 3.1.3.3 Droits patrimoniaux Aux articles 18 à 20, la nouvelle loi française octroie à l’artisteinterprète un droit exclusif sur les diverses formes d’utilisation dont peut faire l’objet sa prestation. Il dispose ainsi d’un droit d’autoriser ou d’interdire la fixation, la reproduction et toute communication au public de sa prestation. Sera également soumise au consentement de l’artiste-interprète «toute utilisation séparée du son et de l’image de la prestation, lorsque celle-ci a été fixée à la fois pour le son et l’image»28. Ce principe d’autorisation ne trouve cependant pas application en matière d’œuvres audiovisuelles29. Le deuxième alinéa de l’article 18 fixe l’encadrement de cette autorisation ainsi que la rémunération qui en découle aux dispositions L. 762-1 et L. 762-2 du Code du travail. Ainsi, les contrats conclus par l’artiste-interprète seront toujours présumés être des contrats de travail en vertu de l’article L. 762-1. 3.1.3.4 Durée des droits patrimoniaux Aux termes de l’article 30, la durée des droits patrimoniaux est de 50 ans à compter de la première communication de la prestation au public. Le législateur français a donc bonifié la protection accordée par la Convention de Rome d’une trentaine d’années. 3.2 La Grande-Bretagne Tournons maintenant notre attention de l’autre côté de la Manche. Nous procéderons à une étude des origines des prérogatives 28. Loi du 3 juillet 1985, art. 18. 29. Id., art. 19 al. 1er. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 115 reconnues aux artistes-interprètes dans le Copyright, Designs and Patents Act de 1988. Il n’est pas sans intérêt de noter que la GrandeBretagne fut un des premiers pays à adhérer à la Convention de Rome. En effet, la protection des intérêts des artistes-interprètes est admise depuis longtemps en terre anglaise, la première reconnaissance législative remontant à 192530. Visant essentiellement à remédier aux problèmes de bootlegging31 et de repiquage32, nous verrons que le régime de protection prévu pour les artistes-interprètes prend racines, jusqu’à la loi de 1988, exclusivement dans le droit pénal. 3.2.1 Le régime antérieur au Copyright, Designs and Patents Act, 1988 Le premier texte législatif prévoyant une protection pour les interprètes, nous l’avons vu, fut le Dramatic and Musical Performers Protection Act de 1925. Suivit une succession rapide et rapprochée de plusieurs textes législatifs tels le Dramatic and Musical Performers Act en 1958, le Performers Act de 1963, texte qui reflète le désir du législateur anglais d’adapter le droit étatique en conformité avec la Convention de Rome (à laquelle le Royaume-Uni adhère le 18 mai 1964) et finalement, le Performers Protection Act de 1972. La protection accordée par ces différentes législations se traduit par la possibilité pour l’artiste-interprète d’intenter des poursuites pénales, dans certaines situations bien définies, contre quiconque contrevient à ses droits. En effet, ces diverses lois prévoient qu’une personne commettant certains actes, essentiellement la reproduction, diffusion et communication d’une prestation sans le consentement de l’artisteinterprète, se rend coupable d’un délit. À l’époque, la loi de 1958 prévoyait une amende de quarante shillings par reproduction illégale ou pirate d’une prestation vivante bootleg. L’effet réprobateur d’une telle amende est très discutable. Même l’augmentation de la sanction en 1972, à vingt livres sterling (£20) et une peine d’emprisonnement allant jusqu’à deux ans, n’était guère plus dissuasive pour les contrefacteurs: les gains à retirer d’une telle pratique dépassent encore largement les risques et peines à encourir. À ce sujet, l’auteur B.M. Green note que: 30. Voir le Dramatic and Musical Performers Act 1925, 15 et 16 Geo. 5, c. 46. 31. Nous entendons par le terme bootlegging l’acte d’enregistrer, de reproduire ou de distribuer illégalement ou sans autorisation la prestation «vivante» d’un artiste-interprète. 32. Nous utilisons le terme «repiquage» pour désigner l’acte d’enregistrer, de reproduire à partir de la bande sonore maîtresse. 116 Les Cahiers de propriété intellectuelle Given the magnitude of the financial rewards in the music industry, it is not surprising that it attracts a large number of illicit operators, from the record pirates and counterfeiters, who duplicate and market recordings without authorization from or compensation to the producers and performers, to the «bootleggers» who clandestinely tape and distribute live concert performances.33 De plus, la pratique de la copie clandestine est grandement facilitée par les avancements technologiques. De ce fait, le phénomène devient de plus en plus courant. S’intéressant à la question, les rédacteurs du «White Paper»34 de 1986 noteront que: Technical advances have rendered the making of high quality bootleg recordings a relatively simple matter, and artists and record companies to whom they may be under exclusive contract face an increasingly difficult task in tracing and preventing such recordings and in securing prosecution. Pour se protéger contre le brigandage de sa prestation, l’arsenal de l’artiste-interprète est bien limité. En effet, il ne peut que déposer une plainte auprès de la Couronne: il appartiendra alors à cette dernière de poursuivre les contrevenants. À beaucoup d’égards, l’artiste-interprète est extérieur à tout le processus. De plus, le recours pénal n’a, en aucun cas, pour effet de le compenser pour les pertes qu’il subit suite à une utilisation frauduleuse de sa prestation. Devant le silence des diverses lois, les revendications pour un droit d’action civile reconnaissant un droit subjectif de propriété artistique sont apportées devant les tribunaux. 3.2.2 Examen de la jurisprudence La possibilité pour l’artiste-interprète d’intenter un recours au civil lui fut refusée, pour une première fois, en 1930 dans l’affaire Musical Performers’ Protection Ass. Ltd.35. Comme la loi de 1925 ne prévoyait aucun droit de propriété en faveur de l’artiste-interprète, celui-ci ne pouvait alléguer un manquement statutaire lui donnant droit à des dommages-intérêts. 33. B.M. GREEN, «Protection of musical performers’ rights in their performance», (1980) 48 C.P.R. (2d) 113. 34. Cmnd 9712, 1986. La citation qui suit est tirée du paragraphe 14.2. 35. Musical Performers’ Protection Ass. Ltd. c. Brit. International Pictures Ltd., (1930) 46 T.L.R. 485. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 117 Ensuite vint l’affaire Apple Corps Ltd.36, où les Beatles tentèrent, en vain, d’obtenir une injonction leur permettant d’empêcher la distribution d’enregistrements effectués à Hambourg, au début de leur carrière. Cette fois-ci, c’est le silence des Perfomers Protection Acts 1958-1972 qui met en échec leurs réclamations pour le droit d’intenter des recours civils. Cependant, le vent tourna l’année suivante lorsque la Cour permit à un demandeur d’intenter un recours civil en même temps qu’un recours pénal. Dans l’affaire Ex Parte Island Records Ltd.37, la Cour d’appel nota que, malgré le fait que le Perfomers Protection Act de 1972 ne prévoyait pas de droit d’action au civil, l’acte de bootlegging constituait, en soi, un mal public innomé («civil wrong») puisque son auteur venait s’immiscer et interférer dans une relation contractuelle à des fins illégales. Le tribunal jugea que ce tort était actionnable par l’artiste-interprète et le producteur avec lequel il avait conclu un contrat exclusif d’enregistrement: The performers have the right to the royalty payable to them out of those records. Those rights are buttressed by the contracts between the record companies and the performers. They are rights in the nature of rights of property [...] the performers suffer severe damages if those rights are unlawfully interfered with. Cette décision fut controversée à plusieurs égards. Dans l’affaire Lonrho c. Shell38, la Chambre des Lords est venue déclarer que le mal public innomé auquel on faisait allusion dans l’affaire Island Records n’existait pas. Cependant, Lord Diplock reconnut que l’artiste-interprète disposait d’un remède civil («civil remedy») contre l’acte de bootlegging sans se prononcer sur l’opportunité d’un producteur de poursuivre personnellement, sans devoir être inscrit en tant que codemandeur de l’artiste-interprète. Cette question fut réglée dans l’arrêt RCA c. Pollard39 lorsque la Cour d’appel jugea qu’un producteur ne pouvait poursuivre un bootlegger, même s’il existait une relation contractuelle entre celui-ci et l’artiste-interprète lésé par l’appropriation illégale de sa prestation. Plus tard, dans l’affaire Rickless c. United Artist Corp.40, la Cour d’appel permit une fois de plus à l’artiste-interprète (et subsé36. 37. 38. 39. 40. Apple Corps Ltd. c. Lingasong Ltd., [1977] 3 F.S.R. 345. [1978] 3 W.L.R. 23. [1982] A.C. 173. [1983] Ch. 135. [1987] 1 All E.R. 679. 118 Les Cahiers de propriété intellectuelle quemment à ses héritiers) d’intenter une poursuite civile suite à l’utilisation, sans son consentement, d’une ou de plusieurs de ses prestations. Peu de temps après cette décision, la loi en vigueur fut amendée pour laisser place, un an plus tard, au Copyright, Designs and Patents Act de 1988. Avec ce texte, les artistes-interprètes obtiennent une reconnaissance législative du recours civil qu’ils réclamaient depuis approximativement soixante ans. Cette loi donne également suite aux recommandations de la Commission Whitford qui, depuis 1977, invitait le législateur anglais à accorder de tels remèdes civils aux artistes-interprètes en sus des recours pénaux déjà en place. 3.2.3 Examen du Copyright, Designs and Patents Act, 1988 Suite aux recommandations de la Commission Whitford et aux décisions jurisprudentielles mentionnées ci-dessus, la Loi de 1988 changea la législation antérieure à trois niveaux. Dans un premier temps, elle donna suite aux réclamations portant sur la possibilité d’intenter un recours civil lorsqu’une prestation est utilisée sans le consentement de l’artiste-interprète. Ces recours furent également accordés aux personnes ayant un contrat exclusif d’enregistrement (les producteurs). Finalement, des infractions pénales furent créées pour sanctionner la vente et l’utilisation d’enregistrements illicites. Dans l’examen de la loi anglaise, nous utiliserons un modèle similaire à celui appliqué à l’étude de la législation française. 3.2.3.1 Définitions Contrairement à la loi française, la législation anglaise met l’accent sur la définition de la prestation de l’artiste-interprète et de son enregistrement. On englobe sous le terme «prestation» (performance): a) l’interprétation vivante d’une œuvre dramatique; b) l’interprétation vivante d’une œuvre musicale; c) la lecture ou la récitation d’une œuvre littéraire; d) la performance d’un numéro de variété ou de toute présentation similaire41. 41. Copyright, Designs and Patents Act 1988, art. 180(2). L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 119 Quant au terme «enregistrement» (recording), il vise les enregistrements sonores ou cinématographiques: a) d’une prestation vivante; b) d’une diffusion de la prestation ou d’un programme par câble contenant la prestation; c) d’un autre enregistrement de la prestation42. En vertu de l’article 181, une prestation ne sera susceptible de protection que si elle est jouée par un individu admissible43 (qualifying individual) ou si elle a lieu dans un pays admissible (qualifying country)44. 3.2.3.2 Droits patrimoniaux Contenus dans la deuxième partie de la loi aux articles 182 à 184, les droits conférés à l’artiste-interprète sont essentiellement des droits d’autoriser ou d’interdire diverses utilisations de sa prestation. Aux termes de l’article 182, toute personne se prêtant à l’une de ces activités, sans obtenir au préalable le consentement de l’artisteinterprète, contrevient aux droits de ce dernier: a) l’enregistrement de la totalité ou d’une partie substantielle d’une prestation; b) la diffusion en direct de la totalité ou d’une partie substantielle d’une prestation; c) l’inclusion de la totalité ou d’une partie substantielle d’une prestation en direct dans un programme de câble. Ne contreviennent pas aux droits de l’artiste-interprète les enregistrements faits sans consentement pour un usage privé. De la même façon, un accusé pourra se défendre en alléguant qu’il avait des motifs raisonnables de croire que l’artiste-interprète avait consenti à l’enregistrement. Un délit sera également commis lorsque la totalité ou une partie substantielle d’une prestation sera montée ou jouée en public, 42. Id., 180(3). 43. On réfère essentiellement aux citoyens ou sujets britanniques. 44. On réfère au Royaume-Uni et aux autres pays membres de l’Union économique européenne. 120 Les Cahiers de propriété intellectuelle diffusée ou incluse dans une programmation par câble sans l’aval de l’artiste-interprète45. Sera exonéré l’individu capable de démontrer qu’il ne savait pas ou n’avait pas de raisons de croire que le consentement n’avait pas été obtenu. Enfin, l’article 184 traite de la contravention aux droits de l’artiste-interprète résultant de l’importation, de la possession dans l’intention de vendre, de louer ou de distribuer commercialement au Royaume-Uni des disques ou des prestations sans l’autorisation de celui-ci. Cette disposition crée aussi un recours pénal pour les enregistrements illicites46. 3.2.3.3 Recours La Loi de 1988 marque l’introduction, dans la législation anglaise, de la possibilité pour l’artiste-interprète d’intenter un recours civil contre les contrefacteurs. Viennent donc s’ajouter aux procédures pénales prévues dans les lois antérieures l’ordonnance de remise (delivery up) ainsi que la possibilité de saisie, prévus respectivement aux articles 195 et 196 de la nouvelle loi. Ainsi, l’article 195 prévoit que toute personne qui, dans le cours des activités de son entreprise, possède ou détient le contrôle d’enregistrements illégaux de la prestation de l’artiste-interprète peut se voir forcé, par le biais d’une ordonnance émise par le tribunal, de remettre lesdits enregistrements à l’artiste-interprète ou à l’entité qui détient un contrat exclusif d’enregistrement. Lorsque de tels enregistrements font l’objet de ventes ou de locations, il est possible, aux termes de l’article 196, pour l’artisteinterprète ou pour toute autre personne autorisée de procéder à leur saisie. Notons enfin que les droits enfreints pourront engendrer le paiement de dommages-intérêts calculés selon la sévérité de l’infraction. 3.2.3.4 Durée des droits patrimoniaux L’article 191 dispose que les droits ci-haut mentionnés sont conférés aux artistes-interprètes pour une période de 50 ans à compter de la fin de l’année où se produit la prestation. 45. Art. 183. 46. Défini à l’article 197, l’enregistrement illicite est, pour l’application des articles 182 à 184, tout enregistrement fait sans le consentement de l’artiste-interprète dans tout autre but que l’usage privé. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 121 Pour terminer notre étude des droits nationaux, nous examinerons maintenant le droit canadien. 3.3 Le Canada La loi canadienne, en matière de droit d’auteur, n’a pas connu de modifications majeures depuis son adoption en 1921. À l’instar des révisions qu’ont connues les diverses lois régissant la propriété intellectuelle partout en Europe depuis le début du siècle, la modernisation de la législation canadienne semble très lente. En effet, l’inclusion de dispositions précises en matière de droits voisins ne s’est concrétisée qu’en 1997, suite à l’adoption du projet de loi C-32 le 25 avril. Ces dispositions sont le fruit d’activités législatives ponctuelles prenant racine à la fin des années quatre-vingt et ayant pour objet de moderniser la loi. Ainsi, lors de la première phase de révision en 198847, le Canada se vit doté de dispositions concernant, entre autres, le droit moral, l’exposition publique d’œuvres artistiques et la gestion collective. On assista également à l’abolition du système de licences obligatoires en matière de reproductions mécaniques d’enregistrements sonores. Il fallut attendre près d’une décennie pour la deuxième phase de cette révision et l’apparition d’un régime de droits voisins relatif aux artistes-interprètes au sein de la législation canadienne48. Cette nouvelle révision permettait aussi de supprimer certains archaïsmes terminologiques de la loi: ainsi, on ne réfère plus aux enregistrements sonores comme des «empreintes, rouleaux perforés et autres organes au moyen desquels des sons peuvent être reproduits mécaniquement»! Nous examinerons maintenant de façon brève le régime antérieur à la protection qu’accorde l’adoption, en 1997, de la loi canadienne aux artistes-interprètes. 3.3.1 Le régime antérieur à la Loi sur le droit d’auteur de 1997 La prestation de l’artiste-interprète, nous l’avons vu, est essentiellement susceptible de deux types de manifestations: la manifes47. Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur et apportant des modifications connexes et corrélatives, L.C. 1988, ch. 15. 48. Notons cependant que l’artiste-interprète bénéficie d’une protection par la Loi sur le droit d’auteur depuis la mise en œuvre de l’accord ADPIC en 1994. 122 Les Cahiers de propriété intellectuelle tation «vivante» (en direct) et l’enregistrement. Face au silence de la loi canadienne, les modalités d’utilisation ont toujours été régies par le régime contractuel. Ainsi, l’artiste-interprète devait négocier lui-même les conditions du contrat auprès des propriétaires de salles de spectacles pour la manifestation vivante de sa prestation et auprès de producteurs pour la fixation et l’utilisation de celle-ci. Notons que la présence d’associations telles l’Union des artistes et la Guilde des musiciens permettait et permet toujours de négocier des ententes collectives avec le producteur. Ces associations, reconnues tant au niveau provincial par la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma49 qu’au niveau fédéral par la Loi sur le statut de l’artiste50, fixent également des conditions minimales quant à l’engagement de l’artiste. Parallèlement à la protection contractuelle, certains se sont interrogés sur l’opportunité et l’efficacité d’une protection de l’artiste-interprète par le biais du droit à l’image et de l’action de in rem verso51, mais l’absence de jurisprudence en la matière ne permit pas d’en arriver à une réponse concluante. De son côté, l’analyse gouvernementale de l’opportunité d’instaurer un régime de protection reposait largement sur des critères économiques. En 1971, dans son Rapport sur la propriété intellectuelle et industrielle52, le Conseil économique du Canada jugea que les incidences financières d’une telle protection dépassaient largement les avantages sociaux à en retirer. Quelques années plus tard, on recommandera d’investir les artistes-interprètes de certains droits exclusifs sur leurs prestations, notamment en matière de fixation, de radiodiffusion et d’exécution publique53. Malgré ces recommandations, on considéra une fois de plus, lors d’une analyse économique du droit de l’artiste-interprète 49. L.R.Q., c. S-32.1. 50. L.C. 1992, ch. 33. 51. Voir notamment P.A. MOLINARI, «Le droit de la personne sur son image en droit québécois et français», (1977) 12 R.J.T. 98; S.H. ABRAMOVITCH, «Publicity exploitation of celebrities: protection of a star’s style in Quebec civil law», (1991) 32 C. de D. 301, et P. BOIVIN et E. LABBÉ, «La protection de l’artiste-interprète d’œuvres musicales: une approche comparative», (1995), 9 R.J.E.U.L. 3. 52. Conseil économique du Canada, Rapport sur la propriété intellectuelle et industrielle, Ottawa, Information Canada, 1971, 252 p. 53. Ces recommandations se trouvent dans A.A. KEYES et C. BRUNET, Le droit d’auteur au Canada – Propositions pour la révision de la loi, Ottawa, Consommation et Corporation Canada, 1977, 269 p. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 123 publiée par Globerman et Rothman en 198154, que la création d’un tel corpus de règles entraînerait des coûts trop élevés sans présenter des avantages sociaux significatifs. Malgré les études et délibérations subséquentes en la matière, la législation canadienne est demeurée silencieuse à l’égard des droits des artistes-interprètes jusqu’à la deuxième phase de révision, en 1997. 3.3.2 Examen de la nouvelle Loi sur le droit d’auteur de 1997 À l’échelle internationale, l’instauration d’un régime de droit au bénéfice des artistes-interprètes, des producteurs et des organismes de radiodiffusion permit au Canada d’adhérer à la Convention de Rome le 4 juin 1998, soit 37 ans après sa rédaction. À l’heure actuelle, le Canada fait également partie des 50 États signataires du Traité de l’OMPI. 3.3.2.1 Définitions L’article 2 de la loi englobe dans sa définition d’artiste-interprète «tout artiste-interprète ou exécutant» en prévoyant à l’article 24 que l’artiste-interprète est le premier titulaire du droit d’auteur sur sa prestation. Cette définition, bien qu’écourtée considérablement, reprend l’esprit de la définition retrouvée à l’article 3 de la Convention de Rome. Pour être susceptible de protection, nous l’avons vu, la prestation doit présenter un caractère créatif. La loi canadienne ne fait pas exception à cet égard. Comme le note Stéphane Tremblay dans sa thèse de maîtrise: Seraient donc exclus: les organisateurs et autres intervenants à la préparation d’une manifestation artistique (administrateurs, critiques, directeurs de programmes et d’enregistrements, les producteurs de disques, de télévision, de films), les responsables de l’entraînement artistique, accompagnateurs, chefs de chants, professeurs, répétiteurs et régisseurs, ainsi que les servants de l’exécution (régisseurs de spectacle, inspecteurs, souffleurs, éclairagistes, maquilleurs, perruquiers, décorateurs, accessoiristes).55 54. S. GLOBERMAN et P.M. ROTHMAN, Analyse économique du droit d’artisteinterprète, Étude en vue de la révision de la Loi sur le droit d’auteur, Direction de la recherche et des affaires internationales, Ottawa, Consommation et Corporations Canada, 1981, 137 p. 55. L.S. TREMBLAY, La protection des prestations des artistes-interprètes ou exécutants: du droit civil québécois à la Loi sur le droit d’auteur, Mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 1988, p. 14-15. 124 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.3.2.2 Droits patrimoniaux Au paragraphe 15(1) de la loi, le législateur canadien confère un droit d’auteur à l’artiste-interprète sur sa prestation. Ce droit d’auteur comporte un droit exclusif à l’égard de sa prestation et lui permet, lorsqu’elle n’est pas fixée: 1) de la communiquer au public par télécommunication (e.g. par transmission de signes, signaux, écrits, images, son ou renseignements de toute nature par fil, radio, procédé visuel ou optique ou autre système électromagnétique); 2) de l’exécuter en public lorsqu’elle communique autrement que par signal de communication; 3) de la fixer à un support matériel; 4) et de s’opposer à toute fixation faite sans son autorisation56. Ce droit comporte plusieurs volets, comme en témoigne E. Lefebvre: [il] permet à l’artiste-interprète d’utiliser les recours prévus à la Loi lorsqu’une personne a enregistré la prestation de l’artiste sans son autorisation. Ce droit permet à l’artiste-interprète de s’opposer à la reproduction de cette fixation, de faire cesser la distribution ou la vente des exemplaires d’un phonogramme fabriqués à partir de cette fixation et de les faire saisir, au même titre que l’auteur qui n’a pas autorisé la reproduction de l’une de ses œuvres.57 À l’égard de sa prestation fixée, l’artiste-interprète peut: 1) lorsqu’il a autorisé la fixation de sa prestation, s’opposer à toute reproduction de cette fixation faite à d’autres fins que celles prévues par son autorisation; 2) lorsqu’une fixation est permise en vertu des parties III ou VIII, s’opposer à toute reproduction de cette fixation faite à d’autres fins que celles prévues par son autorisation. La partie III prévoit un régime d’exception selon lequel certains actes ne constituent pas de violation au droit d’auteur, alors que la partie VIII traite du régime de rémunération pour copie privée; 56. Loi sur le droit d’auteur, art. 2. 57. E. LEFEBVRE, «Les droits des artistes-interprètes sur leurs prestations: de la convention de Rome au projet de loi C-32», (1998) 11 C.P.I. 47. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 125 3) louer l’enregistrement sonore. Ce nouveau droit permet à l’artiste-interprète d’autoriser ou d’interdire, sous réserve de l’article 2.5, la location d’enregistrements comportant sa prestation. L’article 2.5 semble restreindre l’exercice de ce droit aux individus pour qui la location constitue l’activité première; 4) autoriser un tiers à accomplir tous les actes prévus à l’article 15(1). L’article 26 permet à l’artiste-interprète de se protéger contre les enregistrements pirates (bootleg) tirés d’une fixation antérieure ou d’une prestation vivante en lui conférant un droit exclusif sur la communication et la fixation de sa prestation. Très semblable à l’article 15(1), cette disposition prend racine dans le projet de loi C-57 de 1994 visant la modification de la Loi sur le droit d’auteur et la mise en œuvre de l’accord instituant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). De plus, conformément à l’article 12 de la Convention de Rome, le législateur canadien a prévu aux articles 19 et 20 un régime de rémunération équitable en faveur de l’artiste-interprète et du producteur. La rémunération est soumise au partage égal entre les deux groupes d’ayants droit. Notons enfin que la protection de la prestation est soumise, comme en terre anglaise, à certaines conditions. Elle doit être exécutée, fixée ou transmise à partir du Canada ou d’un pays membre de la Convention de Rome58. 3.3.2.3 Durée des droits patrimoniaux L’article 23 et le paragraphe 26(5) de la loi octroient à l’artisteinterprète une protection de 50 ans sur ses prestations, suivant la fin de l’année de leurs exécutions ou fixation. Cette protection est en parfaite harmonie avec les régimes prévus dans les pays sous étude, en ce sens qu’elle est de 30 ans supérieure au régime minimal édifié par la Convention de Rome. C’est dans ces cadres législatifs et historiques que s’insère l’analyse qui suit. Nous y tenterons d’évaluer, à la lumière des divers 58. Art. 15(2) L.D.A. 126 Les Cahiers de propriété intellectuelle textes législatifs étudiés ci-haut, le potentiel de titularité du réalisateur de disques. Nous verrons si, selon la législation actuelle, il est possible de lui accorder une protection de droits voisins à titre d’artiste-interprète. 4. Troisième partie – Le réalisateur de disques est-il un artiste-interprète? Comme nous l’avons vu, le régime de droits voisins peut être conçu comme une réaction juridique au progrès technologique que connaissent les moyens de communication de l’œuvre de l’esprit, ainsi qu’à l’émergence d’une pluralité d’intervenants dans le processus créatif de celle-ci. La Convention de Rome, rédigée au début des années 60, répondait aux réalités technologiques de son époque. Près de 40 ans plus tard, le Traité de l’OMPI tenta de moderniser le texte de la Convention et de la mettre au diapason des nouvelles technologies, notamment en matière de numérisation de l’œuvre. À l’occasion de la rédaction de ce traité, la European Sound Directors’ Association (ci après désignée «l’ESDA») présenta un document à l’OMPI proposant d’y inclure le réalisateur de disques (ci-après désigné «le réalisateur») à titre d’artiste-interprète, document duquel nous nous sommes inspirés pour la rédaction de cette section. Malheureusement, aucune de leurs propositions ne trouva écho dans la version finale du texte de l’OMPI. 4.1 Historique et évolution de son rôle Les transformations qu’a subies la profession dans les récentes années exigent une réévaluation du statut juridique de cet intervenant de l’industrie musicale. Serait bien mal venu celui qui sous-estimerait encore sa contribution à la production d’un phonogramme (ci-après désigné «le disque»). Cette petite anecdote, quoique loufoque, illustre parfaitement l’impact que peut avoir un réalisateur sur le produit fini. Alors qu’il assistait, en 1997, à un gala honorant la crème de la crème de l’industrie musicale en Grande-Bretagne, Sir Paul McCartney se leva et se dirigea vers la porte lorsqu’on décerna un prix à Phil Spector pour l’ensemble de sa carrière en tant que réalisateur. M. Spector, rappelons-nous, avait été engagé comme réalisateur en 1969, suite à une grande insistance de John Lennon, pour le morceau «Let It Be», composition originale de McCartney, et y avait ajouté une section de cordes (string section) qui avait laissé un goût amer dans la bouche de son auteur. Lorsque confronté sur le sujet du départ abrupt de McCartney, un représentant répondit: L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 127 Sorry we had to dash off as we did, but we had to get back to work on Beautiful Night before Phil put the St. Winifred’s Girl School Choir on it! 4.1.1 Les années 60, le développement des technologies d’enregistrement multi-pistes et la notion de choix La profession de réalisateur a subi de grands changements depuis l’avènement et la sophistication des technologies d’enregistrements multi-pistes dans les années 1960. Dans le passé, le réalisateur travaillait généralement pour un producteur au sein du département A&R (Artist and Repertoire) et s’occupait à regrouper le talent technique et créatif requis pour l’enregistrement d’un disque. De nos jours, il est généralement admis que son apport au processus d’enregistrement est d’une nature créative telle qu’il a une incidence directe sur la qualité et la commercialisation d’un disque. En effet, plusieurs réalisateurs jouissent d’une place privilégiée au sein de l’industrie du disque et aux yeux du public. 4.1.1.1 Historique de la fonction de réalisateur avant 1960 Jusqu’à la moitié des années 60, le réalisateur était engagé par des producteurs à titre d’employé salarié. À l’époque, sa tâche était plutôt de nature administrative: sa responsabilité se limitait bien souvent à la recherche d’un studio d’enregistrement approprié pour un groupe d’artistes donné, et à l’embauche du personnel nécessaire à la session d’enregistrement, tel que les techniciens et l’ingénieur du son. Il devait également procéder à l’embauche d’une tierce partie pour la sélection et l’arrangement des pièces musicales à être enregistrées ainsi que l’embauche des artistes-interprètes les plus appropriés pour la séance d’enregistrement. Son rôle se limitait donc à la supervision et la coordination du processus d’enregistrement d’un disque. Rappelons qu’à l’époque, l’état de la technologie d’enregistrement permettait simplement de reproduire mécaniquement la prestation vivante des musiciens embauchés à l’occasion de la réalisation du disque. La qualité du produit final, ainsi que son potentiel commercial et artistique, dépendait donc largement de la qualité de la prestation livrée par les artistes-interprètes. Il existait une corrélation directe entre la qualité de la prestation vivante de l’artisteinterprète, quant à son exécution, et la qualité de l’enregistrement sonore en résultant. 128 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette réalité changea dramatiquement avec l’arrivée des technologies d’enregistrement multi-pistes. Ces nouveaux procédés eurent pour effets, entre autres, d’investir le réalisateur d’un rôle plus créatif et lui permirent de délaisser ses tâches plus administratives au profit d’un rôle assimilable à celui d’un «architecte du son». 4.1.1.2 L’avènement et l’impact des technologies d’enregistrement multi-pistes L’arrivée des technologies d’enregistrement multi-pistes eut un impact inestimable sur l’industrie du disque et sur le rôle du réalisateur. L’enregistrement sonore devenait divisible, pouvant dorénavant être conçu par étape au lieu d’être capté instantanément comme un tout, par prise unique. Il était maintenant possible d’isoler chaque instrument sur une piste indépendante. Afin d’illustrer, prenons l’exemple d’un groupe de musiciens comportant un chanteur, un guitariste, un bassiste et un batteur. Auparavant, tout le groupe devait exécuter l’œuvre musicale simultanément pour les fins de l’enregistrement. Une modification du volume d’un instrument impliquait nécessairement une modification globale de l’œuvre. Avec l’enregistrement multi-pistes, il est maintenant possible d’enregistrer, par exemple, la batterie sur la première piste de la bande magnétique, la guitare basse sur la deuxième et ainsi de suite. Ceci permet, notamment, d’enregistrer toutes les parties instrumentales d’une pièce musicale avant d’y fixer la partition vocale. Par l’isolement des différentes pistes musicales, il est possible de varier infiniment une composante de l’œuvre musicale sans affecter les autres parties déjà enregistrées. Ainsi, la conception et l’élaboration de l’enregistrement deviennent de plus en plus le fruit d’une expérimentation dans l’agencement de différents sons, volumes, intensités et textures sonores. Comme phase finale du processus, on procède à la cohésion des parties individuelles pour créer une seule et unique prestation stéréo. Ainsi, la qualité de la prestation enregistrée ne dépend plus exclusivement de la performance des artistes-interprètes dans leur exécution. Les nouvelles technologies d’enregistrement multi-pistes accordent au réalisateur une liberté créative et lui permettent de développer des idées et des techniques à l’égard des divers paramètres et facteurs constitutifs de l’enregistrement sonore. La pièce musicale est désormais assemblée comme l’est un casse-tête, pièce L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 129 par pièce, la différence étant que la forme que donne le réalisateur à chacune des pièces individuelles modifie directement l’image sonore finale. En effet, par les choix qu’il opère, le réalisateur influence directement l’enregistrement à un tel point qu’il existe très peu de ressemblances sonores entre les prestations ayant été enregistrées individuellement et le produit final. 4.1.1.3 L’importance de la notion de choix Dès lors qu’il opère un choix, le réalisateur contribue de façon créative à l’identité de la pièce musicale enregistrée, ses choix ayant une incidence directe sur le produit final. Rappelons-nous que, pour être protégée sous toutes les législations étudiées, la prestation de l’artiste-interprète doit aller au-delà de la simple reproduction fidèle et «mécanique» de l’œuvre. Elle implique une activité artistique et exige de l’interprète un certain apport créatif. Or le réalisateur est bien plus qu’un simple technicien de studio. Les choix qu’il opère au cours du processus de l’enregistrement imprègnent l’œuvre de sa personnalité. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’un apport créatif digne de protection au même titre que la prestation de l’artiste-interprète. En définitive, le réalisateur est un artiste-interprète dont on pourrait qualifier la prestation de silencieuse; ce qui est entendu n’est pas tant la prestation elle-même que l’effet de celle-ci sur le produit final. C’est par sa maîtrise des techniques d’enregistrement et par l’usage personnel qu’il en fait qu’il exécute l’œuvre musicale. À ce sujet, nous partageons l’opinion de M. Stéphane Tremblay voulant que l’expression «ou exécutent de toute autre manière» contenue à l’article 3 de la Convention de Rome permet une interprétation large de la notion d’artiste-interprète ou exécutant: La généralité de l’expression «ou exécutent de toute autre manière» laisse cependant au juge la possibilité d’être libéral dans l’interprétation qu’il donnera à la notion d’artiste-interprète ou exécutant. Seront par ailleurs des artistes-interprètes ou exécutants au sens de la Convention les metteurs en scène, les chefs d’orchestre, les bruiteurs et les ingénieurs du son lorsqu’ils font de leur technique un instrument de musique et les speakers qui lisent les textes qui présentent une qualité artistique.59 59. Op. cit., note 55. 130 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il serait donc possible de considérer le réalisateur comme un artiste-interprète qui, dans l’interprétation ou l’exécution d’une œuvre, utilise les techniques d’enregistrement comme un pianiste utilise son piano. 4.1.2 Rôle et importance du réalisateur aujourd’hui Aujourd’hui, il est reconnu que le réalisateur joue un rôle aussi important au succès d’un disque que les musiciens qui y prêtent leurs prestations, à un tel point qu’on prononce invariablement le nom d’un groupe dans le même souffle que celui de son réalisateur. À titre d’exemple, nous n’avons qu’à songer à la contribution de Sir George Martin à l’album Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles qui lui valut, dans plusieurs cercles, l’appellation de «cinquième Beatle». Ce disque doit autant au talent incontesté d’auteur-compositeur-interprète de John, Paul, Georges, et Ringo qu’à la vision, à la patience et au travail minutieux et méticuleux dudit réalisateur légendaire. 4.1.2.1 Description des tâches La reconnaissance dont jouit la profession à notre époque doit beaucoup au talent et à l’initiative de Sir George Martin. En effet, il est à la profession ce que les Beatles ont été pour la musique populaire dans les années 60. Pourtant, avant 1965, Martin était un simple employé du producteur EMI où il rassemblait le talent technique et artistique nécessaire pour la réalisation et le succès d’un disque. Ce n’est que suite à sa rencontre avec le groupe de Liverpool que le réalisateur devint, en grande partie, une composante dynamique de ce talent technique et artistique sur lequel repose le succès commercial et artistique de tout enregistrement sonore. Dans les endroits sophistiqués que sont devenus les studios d’enregistrement, le réalisateur occupe un rôle de plus en plus complet et complexe. En plus de superviser et de coordonner la session d’enregistrement, il doit articuler la vision de l’artiste au moyen des techniques modernes d’enregistrement sonore. Il doit donc être à l’affût des développements technologiques les plus récents. Par exemple, à l’instar de la numérisation de l’information, les réalisateurs utilisent de plus en plus des ordinateurs, appelés séquenceurs, qu’ils programment et utilisent comme outils de création pouvant modifier chaque caractéristique (intensité, durée, timbre, etc.) de chaque note contenue dans une prestation individuelle. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 131 Généralement, le producteur engage un réalisateur indépendant pour diriger et superviser la session d’enregistrement d’un groupe d’artistes avec lequel il a conclu un contrat exclusif d’enregistrement. La connaissance et la compétence du réalisateur à l’égard des techniques d’enregistrement seront alors utilisées comme des outils de travail lui permettant de parfaire et peaufiner les prestations des artistes-interprètes, d’exploiter au maximum les talents respectifs de chaque intervenant et de réaliser le meilleur enregistrement sonore possible. Au-delà des compétences techniques, un bon réalisateur doit pouvoir, à l’écoute des prestations brutes des artistes-interprètes, forger l’identité du disque en fonction de celles-ci. Il doit les polir, les transformer, et les agencer de telle sorte qu’elles s’insèrent dans un produit viable commercialement et qui présente, au plan artistique, une qualité, une originalité et une identité uniforme. Ainsi, il ne serait pas déraisonnable d’assimiler le rôle de direction, de supervision et de coordination du réalisateur à celui d’un chef d’orchestre: It is clear that in the modern recording process, no matter what genre of music being recorded, the role of the studio producer is analogous to that of an orchestral conductor – responsibility for interpretation, balance, tempo, solo and ensemble performance quality are at least shared with the studio producer in orchestral recording and usually abdicated entirely to the studio producer in the context of pop recordings.60 Dans certains pays, dont la Grande-Bretagne et l’Allemagne, le chef d’orchestre est assimilé à l’artiste-interprète et se voit octroyer des droits économiques sur sa prestation61. Cependant, cette pratique demeure marginale. 4.1.2.2 Influence et impact du réalisateur sur le marché du disque Malgré l’absence de reconnaissance législative à l’égard de son apport au processus créatif, cette réalité artistique et commerciale est reconnue depuis bien longtemps dans l’industrie musicale, particulièrement par les producteurs qui, à chaque année, investissent 60. ESDA, Submission by the European Sound Directors’ Association to the World Intellectual Property Organisation on the proposed ‘New Instrument’, July 1996, p. 14. 61. Voir X. DESJEUX, La Convention de Rome: Étude de la protection des artistesinterprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion, Paris, L.G.D.J., 1966, p. 99. 132 Les Cahiers de propriété intellectuelle des sommes considérables dans la réalisation d’un disque. La citation qui suit provient de l’IFPI, un organisme international qui représente les intérêts des producteurs: In the early days of sound recording, the phonogram (sound recording) was merely a fixation which sought to do no more than reproduce, as faithfully as possible, the sounds being recorded, and only involved technical skill. Today, with the increasing sophistication of recording techniques, record production is an art which may be excercised with as much creativity and skill as that involved in composing a piece of music.62 Il ne faut surtout pas se leurrer: le disque est, sans égard à sa composante artistique, un produit commercial grâce auquel les maisons de disques tirent d’importants gains financiers. La finition du produit joue un rôle primordial à l’égard de sa réussite commerciale et de son succès artistique. Les producteurs reconnaissent l’importance du réalisateur dans cette équation. 4.2 Pratiques de l’industrie musicale Comme nous l’avons vu, les producteurs contractent avec un réalisateur indépendant dans l’espoir que son apport à la session d’enregistrement produira un produit artistiquement et commercialement viable. Pour arriver à ces fins, le réalisateur est souvent appelé à prendre plusieurs rôles: celui de directeur artistique, d’artiste-interprète, et parfois même d’auteur ou coauteur. Cette grande diversité de fonctions peut expliquer en partie pourquoi la reconnaissance d’un statut légal lui échappe encore aujourd’hui. 4.2.1 La clause «work for hire» et la pratique récente de certains réalisateurs de grand renom Un autre facteur qui explique l’absence ou la rareté de revendications est la présence de la clause «work for hire» dans le contrat conclu entre le producteur et le réalisateur. Cette clause protège le producteur contre les revendications de droits du réalisateur. Par les effets de celle-ci, le travail exécuté par le réalisateur est considéré être un travail fait sur commande. Le travail réalisé, ainsi que tous les droits y afférents, si de tels droits existent réellement, devient la propriété de celui qui les a commandés, le producteur en l’occurrence. La clause «work for hire» fait en sorte que ces questions sont réglées par le droit contractuel et non un droit de propriété intellec62. IAEL 1990, citation rapportée dans ESDA, op. cit., note 60, p. 11. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 133 tuelle comme le droit d’auteur, le Copyright ou encore, les droits voisins. Cependant certains réalisateurs américains de grand renom (e.g. Quincy Jones, Babyface, etc.) refusent d’inclure cette clause à leurs contrats et réclament des droits de Copyright pour l’enregistrement sonore, et parfois même pour la composition de l’œuvre musicale. Si ces demandes demeurent un privilège réservé exclusivement aux grands, il s’agit là d’un premier pas dans la bonne direction. Si cette pratique devenait courante, elle pourrait, au fil du temps, prendre la force d’un usage de l’industrie du disque et même, sait-on jamais, initier des reformes législatives. Cependant, cette hypothèse ne semble pas envisageable dans un avenir prochain. Ce ne sont pas tous les réalisateurs qui jouissent d’une telle position de pouvoir et d’influence au sein de l’industrie. Si certains réalisateurs sont dans une telle position de force aujourd’hui, c’est attribuable au fait qu’ils ont su se démarquer du lot par leur talent artistique et commercial, et qu’aux yeux des auteurs, producteurs et artistes, ils sont justifiés dans leurs demandes. Leur contribution au disque est un atout pour toutes les parties impliquées. 4.2.2 Le mode de rémunération La rémunération du réalisateur pour cette contribution s’effectue généralement en deux étapes: le paiement d’une «avance» et d’un pourcentage des ventes. L’avance est une somme forfaitaire déboursée par le producteur au réalisateur pour les travaux à être effectués. Cette somme est récupérable (recoupable), mais non remboursable, c’est-à-dire que le producteur empochera les redevances normalement dues au réalisateur sur les ventes de disques jusqu’à concurrence de la somme déboursée à titre d’avance. Advenant le cas où le disque ne vend pas suffisamment d’exemplaires pour couvrir cette somme, le producteur ne pourra demander le remboursement de la balance due au réalisateur. Les redevances sont distribuées lorsque la somme payée à titre d’avance a été récupérée par le producteur. Lorsqu’un réalisateur indépendant est engagé pour superviser et coordonner la session d’enregistrement d’un groupe d’artistes sous contrat exclusif d’enregistrement avec un producteur, les redevances payées se situent généralement entre 3 % et 4 % du prix de vente au détail du disque. Cependant, les grands producteurs exigent entre 5 % et 6 % à titre de redevances. 134 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le producteur paie généralement le réalisateur à même ses redevances et ceux des artistes-interprètes. Alors que les redevances attribuées à ces derniers sont des droits économiques découlant de leur droit à un paiement équitable pour la reproduction du disque, les redevances payées au réalisateur ne résultent que du contrat et constituent davantage un mode de paiement différé qu’un droit économique. Cependant, la pratique de certaines sociétés de gestion européennes de droits voisins pourrait, éventuellement, changer la nature des redevances payées au réalisateur. En effet, un nombre de ces sociétés considèrent que l’avancement technologique a rendu obsolète la définition «modèle» d’artiste-interprète édifiée par la Convention de Rome. Par leurs usages, elles assimilent le réalisateur à l’artiste-interprète et lui distribuent des droits économiques. 4.3 Initiatives pour la revendication de droits Outre la pratique marginale de ces quelques sociétés de gestion, il existe des associations nationales de réalisateurs qui exercent des pressions auprès des autorités législatives pour une compréhension plus large du concept d’artiste-interprète. Des pays sous étude, on peut songer à la Guilde de réalisateurs artistiques français (GRAF) et à la Re-Pro UK en Grande-Bretagne. Ces associations œuvrent sous l’égide de l’ESDA qui représente les «droits» de ses membres à l’échelle internationale. À l’heure actuelle, les réalisateurs canadiens ne se sont toujours pas regroupés de la sorte, mais la création de la Music Producers Guild of the Americas (MPGA) chez nos voisins du sud en 1997 pourrait inciter nos réalisateurs à en faire autant de ce côté de la frontière. Dans cette section, nous examinerons la définition d’artiste-interprète proposée dans la soumission de l’ESDA à l’OMPI en 1996 pour ensuite porter notre attention sur les réclamations locales et internationales de certaines associations de réalisateurs. 4.3.1 L’artiste-interprète selon l’ESDA La quête pour l’acquisition de droits voisins au profit du réalisateur dépend, comme nous l’avons vu, de la reconnaissance de son apport comme prestation au sens de la loi. Voici la définition qui fut proposée par l’ESDA en 1996 à l’OMPI à l’occasion de la rédaction de son traité sur les interprétations, les exécutions et phonogrammes. L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 135 Les parties soulignées sont les amendements proposés pour pouvoir inclure adéquatement le réalisateur dans la définition d’artisteinterprète: Les acteurs, chanteurs, musiciens, danseurs, réalisateurs et autres personnes qui représentent, chantent, récitent, déclament, jouent, interprètent, exécutent ou participent de façon artistique à des œuvres littéraires ou artistiques de tout genre (incluant les œuvres musicales) ou des expressions du folklore, en plus des artistes de cirque et de variétés. [Les italiques sont nôtres.] Malgré les efforts de l’ESDA, on ne retrouve aucune trace de ses propositions dans la version finale du Traité de l’OMPI. Une solution internationale à l’absence de protection légale au bénéfice du réalisateur ne nous semble pas envisageable dans un avenir prochain. Cependant, un bon nombre d’associations continuent de militer avec ferveur pour la cause de ses membres à l’échelle nationale. 4.3.2 Revendications à l’échelle nationale Depuis le début des années 1980, des associations de réalisateurs européens exercent des pressions auprès de leurs législateurs et de l’industrie du disque pour voir leur rôle reconnu et protégé. Nous ferons ici un bilan des réclamations les plus significatives. En Allemagne, la Verband Deutscher Tonmeister (VDT) prit des actions à deux reprises, soit en 1983 et 1994, contre la société de gestion de droits voisins GVL. Bien que rejetées, leurs causes se sont tout de même rendues jusqu’en Cour suprême. Le tribunal interpréta le texte de loi restrictivement et statua qu’il appartenait au parlement de le modifier et y inclure explicitement le réalisateur à titre d’artiste-interprète. Depuis, la VDT ne cesse d’exercer des pressions sur le législateur allemand dans l’espoir de voir amender la loi. Parallèlement, l’association néerlandaise GONG est présentement devant les tribunaux pour une action qu’elle a intentée contre la société de gestion de droits voisins SENA. Cette association défend les droits de ses membres depuis 1996. De plus, plusieurs initiatives domestiques coordonnées par l’ESDA dans divers pays européens ont atteint un succès considé- 136 Les Cahiers de propriété intellectuelle rable quant à faire accepter le rôle du réalisateur comme une prestation au sens de la loi. Comme nous l’avons mentionné auparavant, les sociétés de gestion de droits voisins anglaises PPL et PAMRA reconnaissent de telles réclamations dans des circonstances bien définies, c’est-à-dire lorsqu’il agit comme un chef d’orchestre à l’égard des prestations à être enregistrées et que son apport influence celle-ci directement. Ceci permet à plusieurs réalisateurs de réclamer avec succès des droits d’artistes-interprètes alors qu’ils ne jouent d’aucun instrument proprement dit sur le disque en question. 5. Conclusion Il semble anachronique de sous-estimer, encore à notre époque, l’importance de l’apport du réalisateur au succès commercial et artistique d’un enregistrement sonore. Si cette réalité fait l’unanimité au sein de l’industrie du disque et du public en général, il n’en demeure pas moins qu’il n’existe aucun texte législatif octroyant des droits en sa faveur. Bien que le réalisateur présente suffisamment de points communs avec l’artiste-interprète classique, la protection légale par les droits voisins continue de l’éluder encore aujourd’hui. En effet, la communauté de réalisateurs est si petite qu’elle est toujours incapable d’exercer suffisamment de pression pour engendrer des modifications spécifiques à la législation de quelque pays que ce soit. Ceci peut s’expliquer, sans pour autant se justifier, par les ramifications économiques qu’une telle reconnaissance engendrerait. En effet, la multiplication des intervenants à la production d’un enregistrement sonore, et plus particulièrement l’addition du réalisateur à titre de nouveau titulaire de droits voisins, n’est pas toujours vue d’un bon œil par les groupes d’ayants droit présents, notamment les producteurs, qui y voient une menace à leurs intérêts économiques. Bien que ceux-ci reconnaissent volontiers l’importance du réalisateur à la qualité de leur produit, ils continuent de défendre jalousement leur «part du gâteau». Ces groupes jouissent d’une position de pouvoir telle qu’elle leur permet d’influencer et de bloquer les revendications de la communauté des réalisateurs. Ainsi, nous sommes encore loin de voir des modifications législatives effectuées en faveur du réalisateur. Le refus de l’OMPI d’inclure à son traité de 1996, concernant les interprétations, exécutions et phonogrammes, la définition d’artiste-interprète proposée par l’ESDA, ainsi que l’interprétation stricte du concept faite par certains tribunaux viennent confirmer ce sentiment. Cependant, les L’évolution des droits voisins et le réalisateur de son 137 réclamations de droits économiques entreprises avec succès par certains réalisateurs de grand renom, ainsi que le paiement de droits économiques par certaines sociétés de gestion de droits voisins en faveur de réalisateurs permettent d’envisager l’avenir avec espoir. En effet, par le cumul de ces «petites victoires» isolées et disparates, la cause des réalisateurs prend la force nécessaire pour remporter les «grandes victoires». Vol. 13, no 1 La gestion collective à l’heure d’Internet Bertrand Salvas* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 1. La gestion collective: contexte traditionnel et historique. . . 144 1.1 Origine du principe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144 1.2 Les grands droits et les petits droits . . . . . . . . . . 145 1.3 Gestion collective des petits droits au Canada. . . . . 146 1.4 La gestion collective des petits droits ailleurs . . . . . 148 2. Technologie: moyens techniques et Internet . . . . . . . . . 149 2.1 La démocratisation des moyens informatiques et de communication . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 2.2 Un exemple saisissant: le dossier chaud des MP3. . . 151 2.2.1 Ce que c’est. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152 2.2.2 Le procès autour du lecteur Rio . . . . . . . . . 154 2.2.3 Et les points positifs? . . . . . . . . . . . . . . 155 © Bertrand Salvas, 2000. * Notaire à Montréal. Travail présenté en avril 1999 au professeur Ysolde Gendreau dans le cadre d’une maîtrise en droit des technologies à la Faculté de droit de l’Université de Montréal; récipiendaire du Prix 1999 SOCAN/Henderson. 139 140 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.4 Les concurrents aux MP3 (MP4, VQF) et la réplique de la RIAA . . . . . . . . . . . . . . . 156 2.2.5 L’initiative de la RIAA. . . . . . . . . . . . . . 157 2.3 Une technologie différente: le streaming. . . . . . . . 158 2.4 Aperçu des moyens techniques de protection des œuvres numériques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159 2.4.1 Le tatouage («watermarking») . . . . . . . . . 159 2.4.2 Les cryptolopes. . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 2.4.3 «Rights Management Envelopes» . . . . . . . . 161 2.4.4 Contrôle par mot de passe . . . . . . . . . . . . 162 2.4.5 Les dispositifs physiques . . . . . . . . . . . . 162 2.5 Les projets en cours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 2.5.1 a2b . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 2.5.2 Microsoft . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164 2.5.3 IBM, Sony et RealNetworks. . . . . . . . . . . 165 2.5.4 Et les autres... . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166 2.6 L’avenir du réseau Internet . . . . . . . . . . . . . . 166 3. Pistes d’avenir et considérations juridiques (Et la gestion collective dans tout ça?) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 3.1 Les positions des sociétés d’auteurs . . . . . . . . . . 169 3.1.1 La SACEM (France) . . . . . . . . . . . . . . . 170 3.1.2 La SOCAN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171 3.1.3 ASCAP et BMI (U.S.A.) . . . . . . . . . . . . . 173 3.2 Considérations juridiques . . . . . . . . . . . . . . . 174 3.2.1 La qualification d’Internet: mode de diffusion, ou mode de distribution? . . . . . . . . . . . . 174 La gestion collective à l’heure d’Internet 141 3.2.2 La gestion collective, solution d’avenir? . . . . 178 3.2.3 Avantages et inconvénients de chaque concept . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181 3.2.3.1 Les licences individuelles («pay per use») . . . . . . . . . . . . . . 181 3.2.3.2 Les licences générales («blanket licences») . . . . . . . . . . . 185 Conclusion: La solution? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186 Introduction Mon étude portera sur la gestion collective du droit d’auteur, dans le contexte des nouvelles technologies et de leur incarnation la plus spectaculaire et la plus médiatisée: Internet. La révolution technologique que nous entamons impose ses règles du jeu un peu plus à chaque jour. Prétendre pouvoir éliminer leurs effets serait aussi inutile qu’illusoire. Au contraire, cette époque nous propose des défis fascinants, intéressants et importants, qui viennent bouleverser nos certitudes et nos façons de faire. Les juristes de notre époque sont donc privilégiés d’être appelés à leur répondre. Ce travail n’a pas l’ambition de régler la question, loin de là. Je laisse le soin à mes collègues qui en feront un sujet de mémoire de contribuer à trouver les réponses. Je n’ai que l’ambition de brosser un tableau général de la problématique: «gestion collective vs Internet» à cette époque charnière où ces deux mondes sont appelés à s’adapter l’un à l’autre. Voici de quelle façon j’entends m’y prendre: En premier lieu, je parlerai de gestion collective. Je décrirai succinctement le contexte traditionnel des régimes de gestion collective et les sociétés d’auteurs, principalement la situation canadienne dans le domaine de la gestion des «petits droits» musicaux, avec quelques indications comparatives sur ce qui se passe ailleurs dans le même domaine. Dans une deuxième section, je parlerai de nouvelles technologies. Je tenterai de résumer à grands traits la nouvelle réalité découlant de la révolution technologique et de la croissance des réseaux numériques. Je traiterai de l’implantation et de la croissance d’Internet, des moyens techniques de protection des œuvres, des initiatives en cours en matière de distribution musicale sur le Web, et de l’avenir prévisible du réseau. Sans oublier bien sûr la grande vedette du jour, les MP3. 143 144 Les Cahiers de propriété intellectuelle Finalement dans la troisième section, je parlerai du mariage entre gestion collective et réseaux numériques. Cette partie me servira à indiquer les types d’interventions envisagées ou initiées par les principales sociétés de gestion, à isoler dans cette mêlée quelques problématiques juridiques importantes, et enfin à tirer des conséquences et des pistes d’avenir de ce nouveau contexte pour la gestion collective sur Internet. Le programme est vaste, alors commençons sans plus attendre. 1. La gestion collective: contexte traditionnel et historique 1.1 Origine du principe Les systèmes de gestion collective du droit d’auteur ont été mis sur pied afin de permettre la perception globale des droits dans des circonstances où leur perception individuelle s’avérait impossible ou trop coûteuse. Il était en effet tout à fait impossible d’envisager la situation où un auteur-compositeur devrait noter toutes les diffusions ou utilisations de ses œuvres pour ensuite percevoir ses royautés de chaque diffuseur ou utilisateur concerné et convenir des termes d’une licence. Et même si la chose avait été possible, le temps pour s’en occuper lui-même ou le coût en argent pour engager et rémunérer du personnel pour le faire à sa place aurait été prohibitif. La nécessité étant la mère de l’invention, ainsi naquirent des sociétés d’auteurs chargées de la gestion collective des œuvres. Un rapport de l’OMPI définit ainsi la gestion collective: Dans le cadre d’un système de gestion collective, les titulaires de droits autorisent des organisations de gestion collective à gérer leurs droits, c’est-à-dire à surveiller l’utilisation de leurs œuvres, à négocier avec les utilisateurs éventuels, à leur accorder, moyennant paiement d’une redevance appropriée, des autorisations en les assortissant des conditions voulues, à percevoir les redevances et à les répartir entre les titulaires de droits.1 1. «Gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins», Rapport préparé par le Bureau international de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), cité dans «Les mécanismes de la gestion collective des droits d’auteur au Canada», de Pierre TRUDEL et Sylvie LATOUR, Actes du colloque du 18 mars 1994, «La gestion collective du droit d’auteur», HEC, p. 18. La gestion collective à l’heure d’Internet 145 La première société d’auteurs à se consacrer à ce domaine a été la SACEM, fondée à Paris en 1851 suite à un mouvement de contestation mené par le compositeur Alexandre Bourget. Ce dernier avait en effet refusé de payer le prix de ses consommations dans un café de Paris sous prétexte qu’on y jouait sa musique sans le payer. L’idée de la gestion collective des petits droits germa de cet événement, et fut consacrée par la création de la SACEM, organisme qui existe toujours et qui est devenu une institution incontournable en la matière. Le mouvement s’est accentué à partir du début du XXe siècle, à la faveur de l’apparition des moyens de diffusion comme la radio, puis la télévision. Ces moyens de communication de masse n’ont en effet qu’accentué l’impossibilité des auteurs de voir seuls à la perception de leurs droits de façon efficace et économique. 1.2 Les grands droits et les petits droits Qu’est-ce donc que ces grands et petits droits, et comment les différencier? Pierre Trudel et Sylvie Latour nous donnent un indice à cet égard: Les grands droits mettent tout autant, et peut-être encore plus, en cause les intérêts personnels de l’auteur que son intérêt pécuniaire, et impliquent aussi habituellement sa mise en circulation.2 Les grands droits font généralement référence aux droits de représentation souvent même, mais pas nécessairement, de première représentation publique d’une œuvre. L’exemple classique de ce concept étant la gestion des droits d’un auteur de théâtre découlant de la représentation d’une de ses pièces. Rappelons ici le cas de la SACD, Société des auteurs et compositeurs dramatiques, formée en 1777 à l’instigation de Beaumarchais, pour la défense et la gestion des grands droits des auteurs dramatiques, l’une des premières sociétés d’auteurs, et de ses affrontements avec les troupes de théâtre qui imposaient alors leur loi dans le domaine. Pour Pierre Tisseyre: [...] pour autoriser un utilisateur à exploiter un grand droit, il faut d’abord que les exigences de l’auteur pour tout ce qui n’est 2. Actes du colloque du 18 mars 1994, «La gestion collective du droit d’auteur», HEC, 1994, page 24. 146 Les Cahiers de propriété intellectuelle pas financier soient satisfaites avant que l’on aborde les questions d’argent.3 Ainsi, nous sentons la prédominance des notions de droits moraux de l’auteur sur son œuvre dans la gestion des grands droits, l’aspect pécuniaire découlant de la représentation étant relégué au second plan pour dépendre de la décision de l’auteur d’accepter ou non la représentation dans les conditions proposées. À l’opposé, la gestion collective des petits droits concerne l’émission de licences de représentation et de diffusion parfois massives d’œuvres dont la forme est déjà fixée, qui sont déjà en circulation, et la perception de redevances correspondantes. La radiodiffusion de pièces musicales déjà enregistrées sur disque ou CD en est l’exemple le plus évident. Ce système de gestion exclut par ailleurs la gestion des droits de reproduction mécanique et de distribution de copies des œuvres musicales. Des sociétés de gestion distinctes voient en effet généralement à la perception des droits dus aux auteurs sur la reproduction et la distribution de leurs œuvres sur CD, cassettes, ou autres moyens mécaniques ou physiques de distribution. Au Canada, l’organisme en charge de ce secteur est la SODRAC. 1.3 Gestion collective des petits droits au Canada Au Canada, la CAPAC (Composers, Authors and Publishers Association of Canada Limited) fondée en 1925 par la société britannique PRS et l’ASCAP américaine, est la plus ancienne manifestation du phénomène. Suivirent BMI Canada en 1948 qui est devenue plus tard la société sans but lucratif SDE (Société des droits d’exécution), la SDRM par après devenue la SODRAC, et plusieurs autres. Dans le monde, on dénombre actuellement plus de 240 sociétés de gestion collective et organismes connexes4. La SOCAN, quant à elle, est née de la fusion en 1990 de la CAPAC et de la SDE, et exploite dans les faits en exclusivité le domaine de la gestion collective des petits droits musicaux au Canada. La SOCAN est un organisme sans but lucratif voué à la 3. Pierre TISSEYRE, «La Loi C-60 et la gestion des grands droits», (1990) 2 C.P.I. 255, p. 256. 4. Alan R. KABAT, «Proposal for a worldwide internet collecting society: Mark Twain and Samuel Johnson licences», 45 Journal, Copyright Society of the USA 331. La gestion collective à l’heure d’Internet 147 préservation et à la promotion des droits des créateurs de musique. Comme toute société de gestion collective canadienne, elle fonctionne par le dépôt de tarifs en vertu des articles 67 et suivants de la Loi sur le droit d’auteur, qui doivent être homologués par la Commission du droit d’auteur avant d’entrer en vigueur. Toute personne ou organisme, qu’il s’agisse de radiodiffuseurs, de télédiffuseurs, d’établissements publics comme des restaurants ou salles de spectacles, qui désirent diffuser de la musique comprise dans le répertoire de la SOCAN, doit demander et obtenir de cette société de gestion une licence, et payer les redevances prévues au tarif régissant le type d’activité commerciale qu’elle exerce. La SOCAN peut émettre deux types de licences: les licences générales, couvrant la diffusion d’œuvres pendant une période de temps définie, et les licences occasionnelles, qui visent plutôt la diffusion d’œuvres musicales lors d’événements ponctuels. L’octroi d’une licence générale à un diffuseur emporte l’autorisation générale de diffuser toute œuvre inscrite au répertoire de la SOCAN pendant une période donnée. C’est ce qu’on appelle en anglais le système de «blanket licence». Un radiodiffuseur, par exemple, obtiendra une licence générale qui lui permettra de diffuser sur ses ondes des œuvres du répertoire de la SOCAN pendant une période donnée. L’octroi d’une licence occasionnelle par contre, comme son nom l’indique, ne vise qu’un événement particulier, par exemple une représentation publique autre que celles impliquant des grands droits. Par exemple, le promoteur d’un défilé de mode dans un centre commercial qui compte utiliser une trame sonore musicale composée d’œuvres du répertoire de la SOCAN devra obtenir une licence occasionnelle et acquitter les droits fixés par le tarif applicable. À l’autre bout de la chaîne, les auteurs et éditeurs détenant des droits sur des œuvres doivent les déclarer à la SOCAN, afin qu’elles soient inscrites à son répertoire. Cette inscription permettra à la SOCAN de procéder à la répartition des redevances perçues selon les utilisations et diffusions des œuvres qui sont faites, établies à partir des déclarations des détenteurs de licences, et à certains sondages. Ces répartitions sont faites à partir de divers fonds établis et maintenus par la SOCAN selon les sources dont proviennent les revenus (télévision, cinéma, radio, concerts, redevances générales, etc.). 148 Les Cahiers de propriété intellectuelle En 1994, la SOCAN a ainsi perçu des redevances domestiques de 66 millions de dollars, comprenant 56 millions provenant des radiodiffuseurs et télédiffuseurs (licences générales), et 10 millions des utilisations d’œuvres dans divers lieux publics (licences occasionnelles). L’affiliation de la SOCAN avec des sociétés de gestion collectives établies dans d’autres pays (plus de 80) lui permet aussi de percevoir des redevances sur les représentations des œuvres de son répertoire faites à l’extérieur du Canada. La SOCAN fait notamment partie de la CISAC, Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs, organisation non gouvernementale sans but lucratif qui regroupe 165 sociétés d’auteurs appartenant à 90 pays. Il importe de souligner que la SOCAN est la seule société à œuvrer dans le domaine de la gestion collective des petits droits musicaux au Canada. Cette situation n’est pas imposée par la loi, mais découle plutôt d’une évolution historique et d’une situation nationale particulière rendant souhaitable une telle solution. Mais, en théorie, rien n’empêcherait l’arrivée d’une société concurrente dans le décor. 1.4 La gestion collective des petits droits ailleurs En France, la SACEM occupe en gros les mêmes fonctions que la SOCAN au Québec. Fondée, tel que mentionné, en 1851 suite au mouvement de protestation de compositeurs mené par Alexandre Bourget, la SACEM est une organisation très bien implantée qui a perçu plus de trois milliards de francs en 1997. Aux États-Unis, reflet de la société américaine et des craintes à l’endroit des monopoles, aucune société n’exerce l’exclusivité de la gestion collective. Au contraire, deux sociétés sont en concurrence, l’ASCAP et BMI. Chaque société dispose de son répertoire provenant des auteurs qui lui sont affiliés, et émet des licences de diffusion ou de prestation publique des œuvres qui y sont inscrites à des diffuseurs ou organismes, selon le tarif qui lui est propre. Dédoublement, chevauchements et concurrence distinguent donc la situation américaine. Mais des ententes entre les deux sociétés viennent adoucir certains irritants, et le système reste bien ancré dans la réalité américaine. La gestion collective à l’heure d’Internet 149 Nous constatons donc que la gestion collective est régie par un système bien implanté et repose sur des règles établies. L’industrie de la musique opère d’ailleurs généralement comme une mécanique bien huilée, selon des principes de base compris de la même manière par tous ses acteurs. Arrive alors un os dans la moulinette, un tournevis dans l’engrenage: Internet. Comment ce beau système pourra-t-il s’adapter? 2. Technologie: moyens techniques et Internet 2.1 La démocratisation des moyens informatiques et de communication La période que nous traversons est parfois nommée «révolution technologique», parfois «ère de l’information». Les deux concepts désignent cependant pour nous deux réalités fort différentes, bien qu’ils soient entraînés par les mêmes courants, et qu’ils se complètent et s’alimentent mutuellement. Ainsi, l’expression «révolution technologique» désigne l’accession à des méthodes et moyens de production plus avancés, plus sophistiqués. Par opposition à la révolution industrielle, foncièrement mécanique, la révolution technologique englobe toutes les applications que l’humain trouve aux nouvelles technologies pour avancer et faciliter l’accomplissement de ses tâches, incluant les moyens informatiques. D’un autre côté, «l’ère de l’information» indique certes l’importance que prend de plus en plus le traitement de l’information dans nos sociétés avec la conversion en format numérique de presque toutes les données utilisées dans notre vie quotidienne (contrats, données personnelles, communications téléphoniques, télécopies, œuvres musicales, images...). Cette numérisation est rendue inévitable par le passage d’une société s’appuyant sur les supports physiques comme le papier pour communiquer et transiger, vers une société orientée sur les supports virtuels et informatiques. Le code numérique devient donc le langage universel d’une civilisation qui délaisse les atomes pour les octets. L’interconnexion, voire l’interdépendance, de ces deux notions est évidente. Plus les individus utilisent des ordinateurs, plus ils passent aux moyens électroniques de communication et imposent à d’autres individus le passage à l’informatique pour rester en communication, ou la mise à niveau des systèmes respectifs. Tout comme 150 Les Cahiers de propriété intellectuelle nous nous sommes mis à acheter des téléphones pour recevoir les appels des premiers à en avoir achetés, ou des télécopieurs pour recevoir les documents que nos correspondants nous destinaient. Ainsi, la demande croissant, l’accès aux moyens informatiques se démocratise, permettant à de plus en plus de gens de disposer d’ordinateurs puissants, à des prix toujours plus abordables. C’est la loi de l’offre et de la demande dans son application la plus pure. Au niveau du droit d’auteur, cette évolution fait en sorte que les moyens techniques requis pour reproduire parfaitement et distribuer des copies d’œuvres protégées de tous types, autrefois détenus par une infime partie des membres de la société, deviennent accessibles à un nombre massif d’individus. La faible disponibilité des moyens techniques ayant été traditionnellement le frein le plus efficace à la contrefaçon, l’ère de l’information risque de devenir l’ère du piratage. Et ce phénomène ne peut que s’accentuer suite à l’implantation et à la croissance phénoménale d’Internet, qui fournit à tous ceux qui y ont accès un moyen de distribution facile et très peu coûteux. La reproduction, la distribution, et malheureusement aussi la contrefaçon, sont donc à la portée de tous. Mais il faut éviter d’être entièrement négatif: ces deux situations fournissent également à tous les moyens de créer des œuvres de tous genres, même de genres inédits, ainsi qu’un médium d’expression et de communication planétaire rapide, efficace et peu coûteux. Il faut cependant trouver des façons de faire qui respectent les droits de chacun, à savoir le droit des auteurs d’être rémunérés pour leur travail, et le droit des usagers d’accéder aux œuvres et de les utiliser librement dans les limites qui leur sont imposées par la loi. Les problèmes actuels qui affligent le droit d’auteur ne découlent pas de la simple existence du réseau Internet puisque ce dernier est dans le décor depuis près de trente ans. Ils découlent surtout de la croissance fulgurante qu’il a connue récemment, croissance qui alimente autant l’évolution des moyens techniques qu’elle est alimentée par elle. Plus les gens achètent des ordinateurs, plus ils veulent accéder à Internet, stimulant la croissance du réseau et forçant les intervenants à lui trouver de plus en plus d’applications utiles. Et plus les gens accèdent et utilisent Internet, plus ils veulent améliorer leur système informatique pour en tirer profit au maximum. Nous sommes tous conscients de la croissance rapide d’Internet. Il est néanmoins important de mettre régulièrement nos statistiques à jour afin de rester bien au fait de la situation. La gestion collective à l’heure d’Internet 151 Aujourd’hui, plus de 150 millions de personnes naviguent sur Internet, y compris environ un Américain sur deux qui accède au réseau à partir de son domicile ou de son lieu de travail. Le Canada, quant à lui, fait partie des cinq pays comptant le plus grand nombre absolu d’internautes avec 6,49 millions, suivant les États-Unis, le Japon, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Mais ces pays étant beaucoup plus peuplés, nous remarquons que les Canadiens font, toutes proportions gardées, un usage spectaculaire du réseau. En moyenne, l’internaute type se branche au réseau au moins une fois par jour pendant une demi-heure, et visite trente-sept pages par session. Il demeure donc moins d’une minute sur chaque page consultée! Le réseau compte enfin environ 43 millions de noms de domaines, gouvernant l’accès à environ 850 millions de pages5. Les internautes sont donc en mesure de voir défiler sous leurs yeux un nombre grandissant d’images et autres contenus protégés, qu’ils peuvent copier parfaitement, reproduire rapidement et distribuer gratuitement. Et ils ne se gênent pas pour le faire. Le respect du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle en général n’est pas, en effet, une valeur très en vogue sur le réseau, même moins que dans la société en général, à cause de la philosophie libertaire qui y a prévalu traditionnellement6. Car si on comprend mal le tort que l’on fait en reproduisant physiquement un livre ou une cassette dans le monde physique, comment peut-on voir des aspects négatifs dans le fait de reproduire une œuvre numérique, donc immatérielle? Il est aisé de comprendre à quel point, dans ce contexte, le droit d’auteur en général est menacé dans ce nouvel environnement. Il y perd en effet l’avantage pratique que lui fournissaient les limites techniques à la production de copies de qualité qu’imposaient le coût élevé des équipements de reproduction traditionnels et les difficultés relatives des canaux de distribution traditionnels. 2.2 Un exemple saisissant: le dossier chaud des MP3 La musique étant le mode d’expression artistique qui utilise le plus les systèmes de gestion collective, et étant par surcroît une 5. The Industry Standard, «Report Counts 147 Million Global Net Users» http:// www.thestandard.net/articles/display/0,1449,3492,00.html et Nielsen Netrating, http://209.249.142.16/nnpm/owa/NRpublicreports.usagemonthly. 6. Quoique l’existence de cette philosophie libertaire prenne maintenant des allures de mythe. Voir à ce sujet le très intéressant article de Leonard Williams dans la revue virtuelle First Monday: http://firstmonday.dk/issues/issue3_6/williams/ index.html. 152 Les Cahiers de propriété intellectuelle industrie très profitable qui génère des revenus importants, il était normal et prévisible que cette nouvelle problématique se révèle en premier lieu dans ce domaine. Certains comparent ainsi le rôle de cette industrie à celui du canari placé dans les mines de charbon anglaises du XIXe siècle, dont la mort servait de signal d’alarme à un imminent coup de grisou fatal pour tous les mineurs. Ce qui arrive à la musique sur Internet pourrait n’être qu’un signe avant-coureur pour les œuvres cinématographiques et vidéo. Nous en venons donc aux incontournables MP3, le phénomène qui fait le plus jaser sur Internet actuellement. 2.2.1 Ce que c’est Qu’est-ce donc qu’un MP3? Il s’agit, bien entendu, d’un type de fichier sonore, dérivant du nom d’un format de compression numérique de tels fichiers. Acronyme de «MPEG 1 Audio Layer 3», technologie de compression cousine des fichiers vidéo MPEG circulant aussi sur Internet, cette technologie a comme caractéristique de réduire la taille des fichiers musicaux numériques traditionnels d’environ douze fois, facilitant et accélérant leur transmission sur les réseaux informatiques. Ainsi, une chanson d’environ cinq minutes numérisée de façon traditionnelle représentera un fichier d’environ soixante megaoctets sur un CD mais, une fois convertie au format MP3, n’en fera plus que cinq, sans perte de qualité auditive ou presque. Télécharger sa musique sur Internet devient donc possible, et même pratique, tout comme la distribuer, de façon légale ou non. Or, les longs délais de téléchargement découlant de la grande taille des fichiers sonores ont justement été pendant longtemps une limite pratique à la contrefaçon et à la distribution illégale d’œuvres musicales sur les réseaux numériques, notamment sur Internet. Cette arrivée fracassante du format MP3 a fait tomber cette barrière technique et a ouvert la porte à la contrefaçon des œuvres à grande échelle sur Internet. De plus, cette contrainte technique ayant été longtemps perçue comme insurmontable, il s’en est suivi une inaction des intervenants de l’industrie, amèrement regrettée aujourd’hui, dont découle comme conséquence directe la recherche précipitée de solutions de toutes sortes dont nous sommes témoins aujourd’hui. Comment se fabrique un fichier MP3? Faut-il vraiment se surprendre que le processus soit simple et gratuit? Il s’agit simplement La gestion collective à l’heure d’Internet 153 de se procurer un logiciel d’encodage, comme «Audiograbber»7, par exemple. Beaucoup de ces logiciels sont gratuits dans leur version minimale, et sont distribués comme partagiciels dans leurs versions plus élaborées. De plus, ils ne sont pas très difficiles à trouver. Une simple recherche sur le moteur de recherche Alta Vista sous «MP3 encoders» a en effet généré des références à 3285 pages Web. Et ils sont populaires puisque, selon certaines sources, plus de cinq millions de copies d’encodeurs MP3 auraient été téléchargées dans le monde et seraient actuellement en utilisation. L’utilisation d’un tel logiciel est très simple. Il suffit de placer un CD dans son ordinateur, de choisir la ou les pistes à encoder, et de lancer l’application. Coder une pièce d’un CD au format MP3 requiert une période de temps équivalente à environ trois fois sa durée. La conversion d’une chanson d’une durée de cinq minutes demandera donc environ quinze minutes. Il ne restera plus qu’à sauvegarder le fichier sous le nom voulu, et à l’utiliser. Comment? Ces fichiers sont évidemment faits pour être écoutés. Pour ce faire, il faut se procurer un logiciel de lecture. Le plus connu se nomme Winamp8. Une fois téléchargé et installé sur un ordinateur, ce dernier peut lire tout fichier MP3. Un fichier MP3 peut aussi être transféré vers un lecteur portatif comme le Rio. Ces petits appareils (de la taille d’un télé-avertisseur) fonctionnent un peu comme des baladeurs, mais ne peuvent lire que des fichiers MP3 qui leur sont transférés par un ordinateur. Une foule d’autres applications reliées aux MP3 sont aussi offertes sur le Web. En plus des logiciels permettant l’encodage et la lecture des MP3, d’autres permettent la conversion des fichiers en d’autres formats (même le retour au format CD traditionnel), l’édition et l’amélioration des fichiers, leur conversion en fichiers auto-exécutables qui pourront être écoutés sur des ordinateurs ne disposant d’aucun logiciel de lecture, ainsi que de nombreux logiciels utilitaires pour les propriétaires de lecteurs portatifs. Le cycle de vie d’un fichier MP3 ne se passe donc pas en circuit fermé, contrairement aux prétentions de certains de ses adeptes. Il est complètement ouvert et ses modes de circulation ne connaissent pas de limites. Ces fichiers circulent effectivement beaucoup, sur Internet évidemment, tout d’abord sur le site des initiateurs du mouvement MP3.com9, qui ne distribue maintenant que des fichiers 7. http://www.audiograbber.com-us.net/ 8. http://www.winamp.com/ 9. http://www.mp3.com/ 154 Les Cahiers de propriété intellectuelle légaux, principalement d’artistes moins connus. Mais ils se trouvent aussi sur une multitude d’autres sites plus ou moins privés, très souvent illégaux, et aussi par courrier électronique. Le mouvement a pris beaucoup d’ampleur, surtout clandestinement, et donne lieu à de nombreuses ouvertures, fermetures volontaires ou forcées, ou déménagements de sites plus ou moins officiels souvent à la suite de pressions de l’industrie. L’outil de recherche Lycos s’est d’ailleurs attiré les foudres de la RIAA en créant sa section «MP3 search» qui se vante de permettre des recherches à travers plus de 500 000 fichiers MP3 disponibles sur le Web10. La RIAA a même publiquement réservé son droit d’entreprendre des procédures judiciaires contre Lycos à ce sujet11. Considérant la grande diffusion des outils et logiciels, leur facilité d’utilisation auprès d’un public cible hyper-informatisé, averti, et dont la gratuité et l’aspect illégal de la chose créent même un attrait certain, nous pouvons conclure que toute la production musicale actuellement disponible sur CD dans le monde est sujette à l’encodage et à la distribution illégale en format MP3. La perception de droits sur la distribution numérique de ces œuvres sur les réseaux est donc très incertaine dans l’optique d’une tarification à la pièce. 2.2.2 Le procès autour du lecteur Rio Le marché du lecteur MP3 est maintenant en pleine expansion, malgré la controverse qui a entouré le lancement du précurseur dans ce domaine, le Rio, à l’automne 1998. Rappelons brièvement les faits: la RIAA, association des intervenants de l’industrie du disque américaine, intente une poursuite contre Diamond Multimedia12 pour tenter de l’empêcher de lancer sur le marché son lecteur portatif de fichiers MP3, le Rio, invoquant que cet appareil servira à réaliser des copies illégales des œuvres musicales. L’argument principal au centre du litige tient à la qualification du lecteur Rio: s’agit-il d’un appareil d’enregistrement au sens de la Audio Home Recording Act13 américaine de 1992, qui exige que les fabricants de ce type d’appareil l’enregistrent auprès du bureau du Copyright, paient des royautés, et intègrent dans leurs appareils des 10. 11. 12. 13. http://mp3.lycos.com/ http://www.wired.com/news/news/business/story/18723.html http://www.diamondmm.com/ Audio Home Recording Act of 1992, Pub. L. 102-563, 106 Stat. 4237. La gestion collective à l’heure d’Internet 155 mécanismes empêchant les copies de deuxième génération? On se souviendra que cette loi avait été adoptée, notamment, pour protéger l’industrie du disque contre les appareils à cassettes audio-numériques qui permettaient la création de copies sur cassettes d’une qualité équivalente aux originaux sur CD. Pour la RIAA, la réponse à cette question est évidemment positive et le lecteur Rio doit donc être considéré comme illégal. Diamond Multimedia, pour sa part, n’est évidemment pas d’accord, arguant que le Rio n’effectue pas de copies d’œuvres musicales, puisqu’il ne sert qu’à exécuter des fichiers reçus sur un ordinateur et ne comporte aucun mécanisme permettant de transférer ces fichiers sur un autre lecteur ou un autre ordinateur. Il ne serait donc qu’un appareil de lecture, une extension de l’ordinateur qui a téléchargé les fichiers du Web. La requête en injonction déposée par la RIAA a été rejetée14 et le lecteur Rio a pu faire son entrée sur le marché, avec grand succès il faut le dire. La cause est toujours pendante quant au fond. Le problème pour Diamond est que, peu de temps après l’annonce de sa défense, des «hackers»15 américains et britanniques ont annoncé avoir réussi à créer des logiciels modifiant le code interne du Rio pour lui permettre de transférer des fichiers à un autre appareil et faisant de lui, du même coup, un appareil de reproduction illicite au sens de la Audio Home Recording Act. La défense du fabricant du Rio tombait donc à l’eau, grâce à l’ingéniosité des «hackers» et au grand déplaisir du président de Diamond. La diffusion récente sur le Web d’une nouvelle que le prochain lecteur Rio comporterait des mécanismes de protection des droits d’auteurs ne doit donc pas nous étonner. 2.2.3 Et les points positifs? Le format MP3 n’est pas le diable... enfin, pas pour tout le monde. Il comporte quand même certains aspects positifs. 14. http://www.grayzone.com/riaa_news1a.htm 15. «computer hacker» / bidouilleur: Personne passionnée d’informatique qui, par jeu, curiosité, défi personnel ou par souci de notoriété, sonde, au hasard plutôt qu’à l’aide de manuels techniques, les possibilités matérielles et logicielles des systèmes informatiques afin de pouvoir éventuellement s’y immiscer» (réf.: Office de la langue française: http://w3.olf.gouv.qc.ca/terminologie/ti/2075093. htm) 156 Les Cahiers de propriété intellectuelle Soulignons tout d’abord qu’il ne s’agit que d’une norme technique, et que seulement l’usage qui en est fait est menaçant pour la perception des droits des auteurs. Le format n’est pas condamnable en soi et permet la circulation plus rapide de fichiers sonores en général. Par exemple, certaines institutions d’enseignement commencent à utiliser ce format pour envoyer à leurs étudiants certains fichiers de cours dans le cadre de programmes de formation à distance. Il ne reste qu’à encadrer son usage pour protéger les titulaires de droits. De plus, son utilisation dans le domaine musical constitue un canal de distribution idéal, parfois même le seul, pour les nouveaux artistes et les créateurs, qui l’utilisent pour se faire connaître et espérer être repérés par des producteurs ou imprésarios. D’autres s’en servent aussi pour distribuer des œuvres moins commerciales, qui ne peuvent faire l’objet d’une distribution dans des canaux traditionnels parce que trop peu «populaires», ou encore pour contester les règles établies de l’industrie du disque. Mais nous croyons que le mérite premier des MP3 est, justement, de lancer le débat, de forcer l’industrie à sortir de sa léthargie et de régler la question de la distribution de musique sur Internet et à s’adapter à la nouvelle technologie. Les MP3 sont donc moteurs de changement car si la menace n’existait pas, l’industrie n’aurait pas intérêt à changer ses habitudes et à remettre en question le très lucratif système de distribution de disques tel qu’il s’est bâti depuis le début du siècle. Le dossier MP3, par sa grande présence dans les médias, pourrait donc très bien forcer l’amorce d’une réflexion dans la société sur les questions reliées au respect du droit d’auteur. La médiatisation importante du problème et la popularité d’Internet pourraient certainement permettre un niveau d’exposition publique inédit pour cette question, bien plus par exemple que lors de débats sur la photocopie non autorisée ou sur la reproduction illégale de logiciels. 2.2.4 Les concurrents aux MP3 (MP4, VQF) et la réplique de la RIAA Je ne m’attarderai pas trop sur les concurrents du MP3, principalement parce qu’ils sont encore très marginaux et que le format MP3 est en train de devenir la norme en la matière. Mais il en reste quand même quelques-uns. La gestion collective à l’heure d’Internet 157 Le premier concurrent que je mentionnerai est le format MP4. Notons que «MP4» ne désigne pas un format MPEG et qu’il est issu d’une autre technologie. Le terme MP4 n’est, dans ce cas, qu’une marque de commerce déposée par un concurrent de l’inventeur du format MP3. L’intérêt de ce format est qu’il veut améliorer la situation des auteurs. Un MP4 se distingue d’un MP3 tout d’abord par son apparence à l’écran, car il s’agit d’un programme auto exécutable. Donc, pas besoin de posséder un logiciel de lecture. Une fois téléchargé, le fichier est représenté à l’écran par une icône. À l’ouverture, le fichier présente une petite fenêtre contenant les boutons commandant la lecture, une image de l’artiste, et une barre de défilement présentant un message donné. De plus, la fenêtre contient habituellement un lien vers le site Internet de l’artiste concerné. Les initiateurs du format MP4 mentionnaient que le principe était d’intégrer l’œuvre musicale avec les informations sur l’auteur, et que toute tentative d’extraire le fichier musical entraînerait une perte de qualité sonore substantielle. Les MP4 n’ont cependant pas créé l’engouement qui a suivi l’arrivée des MP3, ce qui était prévisible, les MP3 occupant maintenant le marché. Il faut dire que, d’après ce que nous avons pu voir, les fichiers MP4 sont habituellement distribués sur des sites légaux, souvent gratuitement à des fins promotionnelles, et ne sont pas encore vraiment utilisés à des fins de piratage. Un autre concurrent auto-proclamé: le format VQF, qui se compare avantageusement au MP3 puisqu’il permet une compression à 18:1 plutôt que seulement 12:1 pour son célèbre concurrent. Une visite à son site (qui existe encore, celui-là...) nous montre également que le VQF ne constitue pas une menace sérieuse à la suprématie du MP3. Nous voyons donc, encore une fois, l’application du syndrome du Betamax qui, même s’il était techniquement supérieur au VHS, n’a pas réussi à lui reprendre le marché. 2.2.5 L’initiative de la RIAA La RIAA désigne la Record Industry Association of America ou, si vous préférez, l’Association des intervenants de l’industrie du disque américaine. La réaction de la RIAA face au phénomène MP3, en plus des actions judiciaires contre Diamond Multimedia, contre 158 Les Cahiers de propriété intellectuelle les sites distribuant illégalement des fichiers MP3 et même contre certains artistes souhaitant suivre le mouvement, a été de tenter de mettre sur pied son propre système de distribution musicale sécurisée sur Internet, le Secure Digital Music Initiative (SDMI)16. Cette initiative est menée et financée par des acteurs majeurs du milieu comme BMG, EMI, Sony, Time-Warner’s, AOL, AT&T, IBM, Intel, Lucent, Microsoft, Toshiba... qui ont, faut-il vraiment le dire, les moyens financiers d’aller au bout de leurs intentions... De plus, son âme dirigeante, depuis sa nomination le 26 février dernier, est Leonardo Chiariglione, le fondateur de la Moving Pictures Experts Group (MPEG), organisme de standardisation ISO internationale dans le domaine des formats de compression vidéo et audio qui, ironie du sort, est à l’origine de la création des formats MPEG dont découle le format MP3. Cette nomination semble ouvrir la porte à une intégration de la technologie MP3 à la SDMI, qui pourrait empêcher une guerre entre les deux formats et donner une meilleure chance au RIAA. Comme disent les Américains: «If you can’t beat’em, join’em.» La réaction de la RIAA semble être sérieuse et organisée. Sera-t-elle couronnée de succès? Nous reviendrons un peu plus loin sur les pistes qui semblent s’ouvrir à la SDMI, d’après les entrefilets qui nous parviennent de plusieurs sources. 2.3 Une technologie différente: le streaming Un autre phénomène très en vogue sur Internet, le «streaming»17, constitue une technologie distincte des modes de téléchargement de fichiers. En effet, plutôt que d’imposer à l’utilisateur l’obligation d’attendre que le téléchargement du fichier soit terminé avant de pouvoir l’écouter, le «streaming» permet d’accéder au contenu demandé au fur et à mesure de son arrivée. Autre caractéristique importante pour nos fins, il faut noter qu’aucune copie du fichier demandé ne demeure enregistrée sur l’ordinateur récepteur une fois l’écoute terminée. Cette technologie se rapproche donc plus de la radiodiffusion traditionnelle, mis à part le fait que l’écoute se fasse sur demande, bien entendu. 16. http://www.riaa.com/tech/tech.htm 17. L’Office de la langue française propose le néologisme lecture en transit comme alternative au mot streaming, faute de mieux. Nous utiliserons malgré tout le terme anglais pour fins de clarté. La gestion collective à l’heure d’Internet 159 L’acteur le plus connu est certainement la compagnie RealNetworks18, avec ses systèmes Real Audio et Real Video. La croissance de la compagnie RealNetworks, suite à l’introduction de son premier lecteur RealPlayer en 1995, a été phénoménale. Ses logiciels compteraient maintenant plus de cinquante millions d’usagers sur le réseau, permettant à la compagnie de se vanter d’un taux de croissance de 270 % depuis le début de 1997, soutenu par un rythme de téléchargements d’environ 175 000 nouvelles copies par jour. RealNetworks a ainsi pu se classer au vingt-quatrième rang sur la liste établie par PC Magazine des cent compagnies les plus influentes sur le Web. Le phénomène est donc loin d’être négligeable. D’autres acteurs utilisent aussi des systèmes de «streaming», comme Quicktime et Shoutcast, dont nous aurons l’occasion de vous parler un peu plus tard. Il est à prévoir que le phénomène du «streaming» ne pourra que prendre de l’ampleur au fur et à mesure que les accès Internet s’amélioreront et s’accéléreront. 2.4 Aperçu des moyens techniques de protection des œuvres numériques Nous avons tous entendu au moins une fois l’expression «The answer to the machine is in the machine», titre très accrocheur de l’article de Charles Clark19. Il existe effectivement plusieurs moyens techniques de protection des œuvres sur les réseaux numériques. Ils ne sont pas toujours parfaits, mais les principes de bases sont bien établis, et prometteurs. Plusieurs initiatives sont également en cours en vue de contrer certains problèmes décrits plus tôt, en utilisant certaines combinaisons de ces techniques connues. Nous ne ferons ici qu’un tour d’horizon rapide de certains d’entre eux, sans prétendre être exhaustif. Nous nous limiterons, en effet, aux seuls éléments des techniques qui s’appliquent à nos fins. 2.4.1 Le tatouage («watermarking») Tout d’abord, le tatouage, plus connu dans la langue de Shakespeare sous le nom de «watermarking». 18. http://www.real.com/ 19. C. CLARK, «The answer to the machine is in the machine» dans P.B. Hugenholtz, éd., The future of copyright in a digital environment, Deventer, Kluwer, 1996, p. 139. 160 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette technique permet d’insérer, dans le code numérique d’un document (qu’il s’agisse d’un document visuel, sonore ou autre), des informations additionnelles permettant de l’identifier. La beauté du principe est que l’ajout de ces codes n’affecte pas la qualité du document. Le tatouage est donc généralement tout à fait invisible, et n’apparaît que lorsque le fichier est décodé au moyen d’un logiciel qui affichera les informations qui y sont imprégnées. Il s’agira donc habituellement du nom de l’artiste et/ou du titulaire des droits, des conditions d’utilisation, d’un numéro de série attribué à l’œuvre, et de toute autre information nécessaire à l’identifier et à la retracer. Car l’utilité du système, en plus de permettre simplement d’attacher des informations de propriété à une œuvre numérisée, est la possibilité d’utiliser ces informations pour retracer ses copies et utilisations non autorisées par les termes de la licence accordée lors de son achat et de surveiller sa circulation. Un exemple bien connu de ce principe, mis en œuvre au niveau des images, est le système Digimarc20 et son logiciel de lecture ReadMarc. Le principe est cependant, et à peu de chose près, toujours le même, qu’il s’agisse d’images, de textes, ou de sons. De nouveaux procédés de tatouage de fichiers MP3 sont d’ailleurs déjà disponibles21. La faiblesse de ces systèmes réside cependant au niveau de leur fiabilité, qui n’est pas toujours à toute épreuve. Il faut néanmoins souligner que les progrès technologiques sont rapides et importants dans ce domaine. Mais comme la lutte entre les informaticiens qui se consacrent à la création de systèmes de protection et leurs confrères qui s’acharnent à les déjouer ne sera jamais terminée, il y aura toujours des failles. Référons-nous simplement à la page de M. Fabien Petitcolas22, expert qui consacre une partie de ses efforts à suivre l’évolution des systèmes de tatouage et les façons de les déjouer. Il faut aussi souligner que ces procédés ne constituent encore que des modes de contrôle a posteriori, puisqu’ils ne peuvent servir qu’à prouver que des violations ont été faites en dévoilant les déclarations de droits et d’usages restreints insérées dans les fichiers après qu’ils aient été découverts à des endroits où ils ne devaient pas se trouver. Ce fait n’est pas un désavantage en soi, mais il faut néanmoins en tenir compte. 20. http://www.digimarc.com/ 21. http://www.cl.cam.ac.uk/~fapp2/steganography/mp3stego/ 22. http://www.cl.cam.ac.uk/~fapp2/steganography/ La gestion collective à l’heure d’Internet 161 2.4.2 Les cryptolopes Une technologie prometteuse dans le domaine de l’échange d’œuvres protégées a été développée par IBM sous le nom de Cryptolopes23, acronyme formé à partir des mots anglais «cryptography» et «envelope». La cryptographie est une discipline qui se trouve au cœur de toute technologie permettant des utilisations autres que récréatives du Web, puisqu’elle sert à bloquer l’accès à certaines informations à d’autres personnes que leur destinataire. Le système des cryptolopes intègre les différentes technologies existantes, soit la cryptographie pour protéger les œuvres, le tatouage pour les identifier et retracer les copies illégales et les systèmes de commerce électronique sécurisé pour la protection des modes de paiement. Le principe est qu’une œuvre soit transmise à tout usager en faisant la demande sous forme chiffrée, mais que la clé nécessaire à la déchiffrer ne lui soit transmise qu’après le paiement des droits et l’acceptation des termes d’une licence. Une autre caractéristique de la cryptolope est qu’elle peut par la suite être transmise à d’autres individus par son premier destinataire. Comme le contenu reste chiffré, tout nouvel utilisateur devra aussi acquitter les droits lorsqu’il voudra y accéder, peu importe s’il a reçu l’œuvre directement du fournisseur ou d’un tiers, par le biais d’un site Web ou par courrier électronique. Cette technologie fait également usage de tatouage, de fonctions de hachage pour vérifier l’intégrité des documents, de systèmes à clés symétriques pour fins de sécurité et de serveurs séparés pour la distribution des œuvres, des clés et le traitement des demandes d’ouvertures. Le tout afin d’offrir un mode sécurisé de transmission des œuvres et de paiement des droits. 2.4.3 «Rights Management Envelopes» Un proche cousin du système IBM des cryptolopes, les systèmes de type «Rights Management Envelopes», ou enveloppe de gestion des droits, en diffèrent en ce que l’œuvre, non comprise, est alors livrée dans une enveloppe virtuelle contenant un logiciel qui communiquera avec le site Web du fournisseur afin de l’aviser de tout usage qui en sera fait. Cette procédure permet de contrôler l’usage de l’œuvre et de superviser le respect des conditions de la licence accordée. 23. http://www.software.ibm.com/security/cryptolope/ 162 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.4.4 Contrôle par mot de passe Une autre façon de contrôler l’usage d’une œuvre protégée est de l’intégrer à un système de contrôle par mot de passe. Une fois les droits payés, l’usager se voit accorder une licence et un mot de passe pour accéder à l’œuvre, soit indéfiniment, soit pour une période de temps déterminée après laquelle un nouveau mot de passe doit être obtenu en échange d’un nouveau paiement. 2.4.5 Les dispositifs physiques Dans l’arsenal des moyens de contrôle et de mesure de l’usage des œuvres numérisées, nous trouvons certaines technologies reposant sur la nécessité d’installer une ou plusieurs composantes, ou «hardware», sur les ordinateurs des usagers. C’est ce que nous nommons les modes de protection fondés sur des dispositifs physiques, par opposition aux modes de protection n’utilisant que des modes numériques, non matériels. Ces composantes sont habituellement constituées de micro-circuits qui contiennent des informations d’identification à l’intention de l’entité chargée de superviser son usage. Le but de ces processeurs est d’identifier les utilisateurs, de mesurer l’usage des œuvres, de vérifier le respect des termes de la licence et d’assurer le paiement des droits. Un exemple de ce type de système est fourni par Wave Interactive Networks24, dont le Wave System combine les principes de l’enveloppe de gestion des droits décrits plus haut et l’emploi d’une composante physique, en l’occurrence un micro-processeur installé dans l’ordinateur de l’usager. Ce type de système comporte quelques désavantages flagrants. Tout d’abord, il emporte la nécessité pour l’internaute de se procurer et d’installer certains équipements avant de pouvoir accéder aux œuvres. Cette restriction technique, voire économique, limitera les clients potentiels aux consommateurs fréquents de certains types d’œuvres protégées par un système donné. Ensuite, l’installation de circuits dans un ordinateur visant à l’identifier dans ses «déplacements» sur Internet a de quoi faire frémir n’importe quelle personne soucieuse de questions relatives à la protection de la vie privée. De tels mécanismes physiques, donc 24. http://www.wavecommerce.com/technology.html La gestion collective à l’heure d’Internet 163 impossibles à contourner ou à bloquer, pourraient rapidement faire l’objet d’utilisations abusives puisqu’ils permettraient l’identification des internautes pour toutes sortes de fins. Les levées de boucliers ayant suivi l’introduction des nouveaux processeurs Pentium III, équipés en série de tels circuits identificateurs numérotés, ainsi que l’annonce de la procédure secrète de Microsoft utilisant les numéros identificateurs des cartes réseau lors de l’inscription en ligne des acheteurs de Windows 98, montrent tout autant la sensibilité du public face à ces questions et la rapidité avec laquelle ont réagi les personnes intéressées à utiliser ces systèmes identificateurs à des fins insoupçonnées25. De là à penser qu’un circuit installé sur un ordinateur aux seules fins de mesurer les achats de musique en ligne pourrait être utilisé à d’autres fins pour identifier les internautes, même à leur insu et à l’insu des agences de perception des droits, il n’y a qu’un pas. 2.5 Les projets en cours Comme nous l’avons mentionné plus tôt, la RIAA s’est donné le mandat d’élaborer un mode de distribution sécurisé des fichiers musicaux sur Internet. Quelles technologies choisira-t-elle d’utiliser dans le cadre de ce système nommé SDMI? Quelques indices découlant des bribes d’informations qui apparaissent périodiquement sur les sites d’information du Web permettent de deviner quelques pistes à cet égard. 2.5.1 a2b Tout d’abord, et depuis le début, la technologie a2b26 développée par AT&T est pressentie pour constituer l’âme du projet SDMI. Ce système a2b comporte trois caractéristiques principales. Tout d’abord, il s’agit d’un système de compression des fichiers musicaux encore plus performant que le MP3, assurant un ratio de 20:1, sans perte de qualité non plus. Une pièce de cinq minutes peut ainsi être téléchargée par un modem 28.8 en seize minutes plutôt qu’en quatre heures, et n’occuper que 3,6 mega-octets d’espace plutôt que 53. 25. «Is Microsoft Tracking Visitors?» http://www.wired.com/news/print_version/ technology/story/18405.html?wnpg=all 26. http://www.a2bmusic.com/ 164 Les Cahiers de propriété intellectuelle Là s’arrête la comparaison avec le MP3, puisque le système a2b fait usage de procédés cryptographiques pour chiffrer les fichiers au moyen de clés originales attribuées lors du téléchargement. La clé de déchiffrement n’est fournie à l’usager que sur paiement du prix d’achat. Troisième composante d’a2b, un système de licence électronique nommé PolicyMaker, qui contrôle l’identité de l’utilisateur au moyen de sa signature électronique (donc sans avoir recours à une composante électronique d’identification), ainsi que les termes de la licence accordée. Par exemple, cette licence pourra déterminer le nombre d’écoutes permises, le nombre de copies qui peuvent en être faites, etc. La licence sera donc accordée pour une écoute unique, une location, un achat, ou une revente, le tout à des prix différents, permettant un niveau de flexibilité jusqu’alors inconnu dans le domaine musical. Mais d’autres avenues pourraient aussi se présenter, que nous pouvons deviner par certaines initiatives menées par des compagnies de haute technologie gravitant autour de la SMDI. 2.5.2 Microsoft Bill Gates ne pouvait évidemment pas rester inactif face au défi posé par les MP3. Microsoft annonçait d’abord, le 8 mars 1999, avoir acquis quinze pour cent des actions de Reciprocal, une compagnie ayant développé un système de distribution de contenus protégés sur Internet. Notons bien que Reciprocal ne se consacre pas exclusivement à la musique, mais est une compagnie qui offre des solutions globales de protection des contenus. Mais l’arrivée de Microsoft dans le décor à ce moment a tout de même attiré l’attention. Plus récemment, le 14 avril 1999, Microsoft lançait en grande pompe son propre format de compression expérimental, nommé MS Audio 4.027. Ce format, deux fois plus efficace que le MP3 au niveau de la taille des fichiers, peut être utilisé tant pour le téléchargement que pour le «streaming» de fichiers audio ou vidéo. Le plan de Microsoft permet également l’usage d’un lecteur portatif basé sur le système Windows CE utilisé par les ordinateurs de paume (comme les PalmPilots). Il intègre également un mode de perception des redevances et de protection des droits, quoique cette partie du système ne fasse pas l’objet d’une présentation exhaustive dans les documents 27. http://www.mp3.com/news/197.html La gestion collective à l’heure d’Internet 165 que nous avons pu consulter. L’implication de Microsoft dans le débat demeure cependant importante, à cause des énormes moyens financiers et techniques de cette entreprise. 2.5.3 IBM, Sony et RealNetworks Autre poids lourd de l’industrie informatique, IBM est impliquée dans deux projets intéressants dans le domaine musical, l’un d’eux étant même le plus récent. Dans le premier, IBM utilise une approche différente de la problématique avec son projet Madison, un système de distribution qui permettrait à un usager de produire ses propres CD à partir de musique téléchargée sur Internet. Cette approche semble étonnante à première vue, puisqu’elle implique pour les usagers l’achat d’un graveur à CD. Bien que le prix de ces appareils chute dramatiquement et que de plus en plus d’ordinateurs en soient équipés, une philosophie aussi différente pourrait difficilement constituer une alternative comparable et menaçante au MP3 à court terme. Certains trouvent également étonnant de ramener en quelque sorte la distribution légitime de musique au niveau du piratage, en privant cette industrie des avantages que lui assure la présentation soignée des CD vendus dans le commerce. Quelle différence y auraitil en effet entre un CD légalement produit par le système Madison sur un disque vierge acheté en magasin, et un CD illégal gravé sur un disque vierge identique à partir de fichiers illégaux? Un projet de production maison de CD semble un peu anachronique. Jim Griffin, dont nous reparlerons plus tard, s’étonne de cette approche: Can you imagine (the beverage industry) behaving the way the recording industry does? [...] We sell $10 million worth of bottled iced tea and water every year. [...] If a consumer doesn’t want to boil water and drop a tea bag, why (would) they want to burn CD’s at home (or) download music and engage in digital asset management?28 Ce projet, s’il ne semble pas idéal pour lutter contre les MP3, pourrait malgré tout permettre la survie du réseau de distribution de musique en magasin, en permettant la réduction des coûts découlant de l’élimination des inventaires massifs de CD, maintenant produits sur place, à la demande du consommateur. 28. 19 avril 1999: http://www.wired.com/news/print_version/technology/ story/19189.html?wnpg=all 166 Les Cahiers de propriété intellectuelle Mais IBM réservait une plus grosse surprise à ceux qui suivent l’évolution de ce dossier. En effet, presque simultanément à l’annonce de l’implication de Microsoft, soit le 15 avril 1999, IBM annonçait son association à Sony dans l’élaboration d’un système de distribution musicale à l’épreuve de la piraterie29. Dans le cadre de cette entente, Sony produira des lecteurs portatifs compatibles avec un nouveau format de fichier (encore un...) créé par IBM et nommé EMMS (Electronic Music Management System). Plusieurs grandes compagnies de disques américaines ont alors annoncé qu’elles mettraient ce système à l’essai de juin à décembre 1999. Cette nouvelle suivait par ailleurs de quelques jours l’annonce de l’association de RealNetworks (initiateur de RealAudio) au projet IBM pour l’établissement de son système de distribution musicale. Et comme le «hasard» fait habituellement bien les choses, RealNetworks annonçait, le 13 avril, qu’elle achetait la compagnie Xing Technologies, acteur principal dans la création des logiciels MP3. Le mouvement du côté du projet IBM nous semble donc extrêmement sérieux et faire appel à des acteurs majeurs dans chaque technique impliquée: Sony pour l’électronique, IBM pour l’infrastructure informatique (au niveau du commerce électronique et de la sécurité par exemple, rappelez-vous des cryptolopes), RealNetworks pour le «streaming» et XingTechnologies pour la technologie MP3. 2.5.4 Et les autres... Nous ne nous attarderons pas aux autres projets qui ont cours actuellement dans le domaine de la distribution musicale sur Internet. Mais il est évident que les énergies et les investissements consacrés à l’atteinte de cet objectif sont considérables et multiples, ce qui devrait amener des résultats incessamment. Il ne restera qu’à mesurer le succès commercial de ces nouvelles techniques. Il n’en demeure pas moins que la technique qui triomphera devra notamment pouvoir survivre aux changements technologiques qui affecteront le réseau dans son ensemble, puisque son évolution ne cesse de se poursuivre. Or, justement, où va Internet? 2.6 L’avenir du réseau Internet S’il est vrai que les problèmes entourant actuellement le piratage informatique d’œuvres musicales sont la conséquence directe 29. http://www.wired.com/news/news/business/story/19162.html La gestion collective à l’heure d’Internet 167 tant de l’arrivée et de la progression du réseau Internet que de la démocratisation des moyens informatiques, il est en effet capital de ne jamais perdre de vue qu’Internet continue d’évoluer à un rythme d’enfer, et que la recherche d’une solution doit tenir compte de ce facteur. Essayons donc de prévoir la direction que prendra cette évolution. Il y a à peine deux ans, très peu de gens étaient branchés au réseau et le simple fait de l’être pouvait distinguer un individu de ses pairs. La qualité du branchement restait donc secondaire, voire ignorée, et une connexion à 9600 bauds était alors tout à fait correcte, compte tenu également des capacités techniques des fournisseurs d’accès de l’époque. Aujourd’hui, les internautes ne sont plus une race à part du simple fait de leur branchement. Ils accèdent maintenant au réseau en grand nombre et dans des buts précis et souhaitent bénéficier d’un service de qualité. Une étude démontrait d’autre part, l’automne dernier, que près de quarante pour cent du temps passé sur Internet était consacré à l’attente du chargement des pages demandées. La tendance est maintenant à la vitesse des connexions et si l’engouement pour les connexions rapides Sympatico ou pour les connexions par câble Vidéotron pouvait indiquer cette préférence, la baisse récente des tarifs de ces services en est la preuve économique. Cette tendance ne pourra que s’accentuer avec la décision de Bell d’offrir ses connexions rapides aux fournisseurs Internet au même tarif spécial qu’elle réservait jusqu’alors à sa filiale Sympatico. Le jeu de la concurrence fera maintenant son œuvre et il faut prévoir qu’à moyen terme, une majorité d’internautes utilisera des liens rapides et délaissera les modems téléphoniques traditionnels plus lents. Un autre problème découlant de la popularité d’Internet est l’encombrement du réseau. Avec de plus en plus de gens branchés, qui restent en ligne de plus en plus longtemps, et qui l’utilisent à des fins de plus en plus exigeantes au niveau technique (fichiers audio et vidéo par exemple), le réseau est de plus en plus bondé. Cette situation pose des défis techniques considérables, dont la résolution nécessite des investissements massifs et des améliorations aux infrastructures de communication. Cette évolution est déjà commencée et nous saluons donc l’entrée en fonction d’Internet 2, réseau à fibre optique ne reliant pour le moment que des universités et des 168 Les Cahiers de propriété intellectuelle centres de recherche. Les points forts de ce nouveau réseau? Des taux de transfert cent fois plus rapides que ce que nous connaissons actuellement et une fiabilité accrue, que l’on dit être à toute épreuve. La grande fiabilité d’Internet 2 permettrait, paraît-il, d’assurer un niveau de sécurité suffisant pour la télé-médecine et les opérations chirurgicales à distance en direct, sans panne ni problème technique. Et au niveau des équipements, quelle est la tendance? Il est certain que la quête de la convivialité parfaite entre environnements informatiques et utilisateurs ne fera que s’accentuer. Bien sûr, les ordinateurs seront de plus en plus puissants, mais ils seront surtout de plus en plus accessibles. Historiquement passées des systèmes à interrupteurs et voyants lumineux aux cartes perforées, puis aux claviers et, enfin, aux souris, les interfaces passeront tout doucement à l’ère du microphone. Contrôle par la voix donc, mais aussi fonctions d’auto-diagnostics, écrans minces à haute définition et autres raffinements, dont les ordinateurs portés sur soi ou intégrés à nos téléphones cellulaires30, permettront à l’ordinateur d’entrer encore plus dans le quotidien, jusqu’à s’y fondre et à devenir quasi invisible. Notons aussi au passage l’intégration grandissante d’Internet aux réseaux de câblodistribution et l’accès au Web par le biais des téléviseurs (Web-TV), surtout en Asie. Le niveau de facilité et de banalité rattaché à l’accès à Internet ne fera que croître. Le rapport avec la gestion collective? Avec des connexions ultra-rapides et permanentes à Internet, réalisées à partir d’appareils parfaitement fondus à nos environnements, comment les gens consommeront-ils leur musique dans dix ans? Et à ce compte, comment consommeront-ils leur télévision et leur cinéma? Voudront-ils encore télécharger des copies de fichiers, acheter, entreposer, manipuler et emmagasiner des disques, ou encore graver leurs propres CD? La nécessité de conserver des copies de CD musicaux à la maison deviendra de moins en moins pressante à partir du moment où, en disant le titre d’une chanson à haute voix, celle-ci s’exécutera immédiatement à partir du réseau. Plus de copies, plus de disques, plus de lecteur. L’avenir serait-il dans les technologies de «streaming»? Et la gestion collective n’est-elle pas le meilleur moyen de gérer les droits d’auteur dans un pareil environnement, le seul même à pouvoir prétendre à la flexibilité que requerra l’adaptation aux mutations technologiques qui continueront de se succéder? 30. David TAKANA, «Looking through a Big Blue Crystal Ball», The Computer Paper, mai 1999, page 6. La gestion collective à l’heure d’Internet 169 3. Pistes d’avenir et considérations juridiques (Et la gestion collective dans tout ça?) Ce nouveau contexte, créé d’un côté par la démocratisation des moyens techniques et la croissance fulgurante d’Internet et, de l’autre, par la surenchère technique prévalant entre les «tricheurs» et les défenseurs des droits intellectuels, a plusieurs conséquences, nous l’avons vu. Mais qu’en est-il de la gestion collective? Quelle place occupera-t-elle dans ce nouveau monde, et quel rôle pourrait-elle prétendre y tenir? Nous examinerons d’abord les positions et initiatives connues des principales intéressées, les sociétés d’auteurs, afin de tenter d’y percevoir leur vision de l’avenir et de présenter les différents angles possibles dans l’examen du problème. Ensuite, nous examinerons les enjeux juridiques en découlant, notamment en ce qui concerne le droit d’auteur. Finalement, nous tenterons de voir à quel statut peut aspirer la gestion collective sur Internet. 3.1 Les positions des sociétés d’auteurs Les sociétés d’auteurs se retrouvent à un point tournant de leur histoire. Elles devront choisir entre prendre le virage technologique en s’adaptant à la situation prévalant sur les réseaux numériques ou rester sur leur position et préserver leurs acquis, quitte à laisser le nouveau champ à d’autres, peut-être même au détriment de leurs membres. Nous ne pouvons résister à la tentation de citer Jean-Loup Tournier, président du directoire de la SACEM, qui disait ce qui suit en 1996, dans un texte traitant de l’avenir des sociétés d’auteurs: Quoi qu’on puisse dire sur les effets de la transmission numérique, [...] cela n’empêchera pas, et encore pendant très longtemps, que les gens iront danser le samedi soir, qu’on achètera des disques encore pendant des lustres,... etc.31 Il faut dire à la décharge de M. Tournier que son texte date de 1996, ce qui équivaut à peu près, quand on parle d’Internet, à l’âge des manuscrits de la Mer noire. Il faut également dire qu’il n’a pas manqué l’occasion de se reprendre depuis, nous le verrons un peu plus loin. Mais cette citation nous montre bien à quel point la situa31. J.L. TOURNIER, «L’avenir des sociétés d’auteurs», (1996) 170 R.I.D.A. 91. 170 Les Cahiers de propriété intellectuelle tion a évolué rapidement depuis deux ou trois ans, provoquant d’incontournables changements de perception. Voyons donc quelle vision de l’avenir proposent aujourd’hui les sociétés d’auteurs. 3.1.1 La SACEM (France) La SACEM s’attache d’abord à «préserver le droit de représentation», en contestant les nouvelles théories qui veulent que la diffusion de musique sur les réseaux numériques constitue des droits de «distribution», des droits de «location», etc.32. Pour la SACEM, il importe de maintenir la position que la transmission de musique sur Internet en constitue toujours une représentation. Peu importent donc les nouveaux qualificatifs attribués à cette activité et les nouveaux moyens technologiques utilisés, elle demeure sous son contrôle, même si ce type de représentation peut venir se compléter par un certain droit de reproduction par l’utilisateur une fois la transmission complétée. La SACEM souhaite ainsi éviter d’être écartée de l’encadrement d’un éventuel nouveau droit de location d’œuvre musicale, par exemple. La SACEM veut également raffermir le rôle des auteurs en défendant leur droit exclusif d’autoriser la copie de leurs œuvres. De cette vision des choses découle donc tout naturellement la décision de la SACEM de promouvoir l’implantation des systèmes de paiement à la pièce (nommés aussi «pay per use», «direct licensing» ou «object licensing» selon les auteurs). Ces systèmes suivant lesquels chaque utilisation d’une œuvre doit faire l’objet d’une licence et d’un paiement, autrefois impensables, deviennent en effet possibles avec l’implantation des nouvelles technologies. La SACEM veut ainsi prendre les devants et éviter que les auteurs perdent du terrain au profit des titulaires de droits voisins (producteurs et interprètes) dans le contrôle de la circulation des œuvres musicales sur le Net. Nous notons aussi que la SACEM s’est associée à la formation de la SESAM33, organisme spécifiquement formé pour constituer un mode de perception des droits adapté aux œuvres multimédia. Les associés constituant la SESAM sont la Société des auteurs dans les arts plastiques et graphiques (ADAGP), la Société des auteurs, compositeurs dramatiques (SACD), la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM, la Société civile des auteurs 32. J.L. TOURNIER, «La gestion collective répond aux nouveaux défis de l’ère digitale», http://www.sacem.org/jltfrdte.html 33. http://www.sesam.org/index.html La gestion collective à l’heure d’Internet 171 multimédias (SCAM), et la Société pour l’administration du droit de reproduction mécanique (SDRM). Le projet SESAM a pour mission de centraliser la gestion des droits dans les environnements multimédias. Elle a une fonction de normalisation dans l’identification des œuvres multimédias et de leurs titulaires, de délivrance des autorisations nécessaires, de perception des droits et de répartition entre les parties concernées. SESAM bénéficie à cette fin d’un accès aux bases de données déjà existantes au sein des sociétés d’auteurs associées au projet. La SESAM a également pour tâche de contrôler la reproduction et l’exploitation des œuvres, et de mettre en place les moyens techniques nécessaires (code d’identification et encodage des œuvres...) afin d’atteindre ses objectifs et de lutter contre la contrefaçon. En ce sens, le projet SESAM pourrait bien être le précurseur d’un projet de société de gestion des droits spécialisée à l’Internet, selon la conception qu’on s’en fait à la SACEM. Bref, la SACEM semble réserver son action directe à la protection des auteurs, privilégier la création de sociétés fonctionnant sur la base du paiement à la pièce et s’associer aux autres sociétés impliquées dans la poursuite des nouveaux objectifs découlant des défis technologiques. Globalisation, convergence, principes de «gestion collective obligatoire», et collaboration semblent bien résumer cette politique. 3.1.2 La SOCAN La SOCAN emprunte une voie toute différente, s’inspirant d’une approche beaucoup plus traditionnelle. En effet, en 1995, elle proposait son désormais célèbre Tarif 22 sur la «transmission d’œuvres musicales à des abonnés par le biais d’un service de communications non visé par le tarif 16 ou le tarif 17». La SOCAN considère en effet que la transmission musicale sur Internet constitue une radiodiffusion au sens de la Loi sur la radiodiffusion34, qui ne limite pas sa définition aux retransmissions par ondes radioélectriques. Celle-ci définit la radiodiffusion à son article 2 comme étant la «transmission, à l’aide d’ondes radioélectriques ou de tout autre moyen de télécommunication, d’émissions encodées ou non et destinées à être reçues par le public à l’aide d’un récepteur, à l’exception 34. Loi concernant la radiodiffusion et modifiant certaines lois en conséquence et concernant la radiocommunication, L.R.C. (1985), c. B-9.01. 172 Les Cahiers de propriété intellectuelle de celle qui est destinée à la présentation dans un lieu public seulement». Manifestement, la SOCAN considère que la transmission de fichiers musicaux sur Internet tombe dans cette définition. Les acteurs impliqués dans la fourniture de services Internet sont engagés dans des activités de radiodiffusion qui doivent faire l’objet de licences et être tarifées. Elle a donc demandé que son tarif soit approuvé par la Commission sur le droit d’auteur, afin que soit imposée aux fournisseurs d’accès Internet canadiens une licence emportant le paiement d’un montant de redevances de 25 cents par mois par abonné (pour les fournisseurs n’ayant pas de revenus publicitaires), et de 3,2 pour cent des recettes publicitaires pour les autres, avec un minimum de 25 cents par mois par abonné. L’octroi de telles licences permettrait l’accès à tout le contenu musical du Web, et les sommes perçues seraient redistribuées par la SOCAN à ses membres et à ses affiliés internationaux. Nous voyons ici l’application d’une licence générale, ou «blanket licence» classique. Le tarif est toujours à l’étude. Voici, de façon générale, les arguments des protagonistes. Un conseiller juridique de la SOCAN aux audiences de la Commission sur le droit d’auteur, Me George Hynna, soutenait que: «Ceux qui prennent part à des opérations de transmission de musique sur Internet le font afin de faire avancer leurs propres intérêts commerciaux et d’enregistrer des profits». Pour les fournisseurs d’accès Internet, l’argument principal est qu’ils ne sont pas engagés dans une entreprise de diffusion d’œuvres musicales. Autrement dit, il ne s’agit pas de leur activité principale. On ajoute aussi qu’accéder à des œuvres musicales ne constitue pas l’activité principale de la majorité des internautes sur le réseau. L’application d’une «taxe» générale de cette sorte paraît donc à première vue peu justifiable dans les faits. Il serait plus facile, dans ce contexte, de prétendre qu’un site de distribution musicale, plutôt que le fournisseur d’accès au réseau, puisse être assimilé à un diffuseur et puisse devoir obtenir une licence de la SOCAN. L’association des fournisseurs d’accès ajoute un deuxième argument, soit qu’aucune œuvre musicale n’est, de toute façon, «diffusée» sur Internet puisque toutes les transmissions «s’établissent strictement entre deux parties, sur demande et de manière séquen- La gestion collective à l’heure d’Internet 173 tielle entre un seul expéditeur et un seul destinataire»35. Cet argument, soit celui de nier à Internet tout rôle de diffuseur, revient à soutenir que tout transfert de fichier sur le réseau est une communication privée et que le transfert de musique est une distribution (reproduction) plutôt qu’une diffusion (ou représentation). On réussit ainsi à exclure l’application de toute notion de gestion collective sur le Web. Cette question capitale de la qualification du rôle d’Internet sera traitée un peu plus loin. Il sera très intéressant de connaître la décision de la Commission sur le droit d’auteur dans ce dossier. 3.1.3 ASCAP et BMI (U.S.A.) Aux États-Unis, ASCAP et BMI, qui sont en situation de libre concurrence, rappelons-le, abordent la question d’un autre point de vue, typiquement américain et découlant directement de leur statut non exclusif. Elles considèrent que seuls les sites offrant des fichiers musicaux sur le Web doivent être considérés comme des entités agissant comme un diffuseur conventionnel, et ont entrepris de conclure des ententes de licences avec eux, sur une base individuelle. La liste des diffuseurs Web ayant conclu des ententes avec BMI apparaît sur son site36, et BMI affirme avoir déjà commencé à percevoir et à redistribuer des redevances. On peut cependant se demander si ces sociétés de gestion réussiront à soutenir le rythme de croissance infernal d’Internet, et comment elles régleront le cas des sites diffusant à partir de serveurs localisés à l’extérieur de leur territoire. Un autre problème réside dans la tarification comme telle appliquée par ces organismes pour l’obtention de licences. Ces tarifs, basés également sur un pourcentage des revenus tirés du site et/ou du montant des frais d’exploitation, comportent tout de même des frais minimums de 250 $ par année pour l’ASCAP et 500 $ pour BMI37. De nombreux sites de petite ou moyenne envergure, et certainement tous les sites personnels ou illégaux, utilisant des fichiers musicaux à des degrés divers refuseront assurément de payer de tels frais de licence et continueront ainsi de travailler dans l’illégalité, privant les auteurs de revenus. 35. Ces positions respectives ont été trouvées à l’adresse: http://www.socan.ca/ fr/publications/June98/Internet.html 36. http://BMI.COM/licensing/custlinks.html 37. Alan R. KABAT, «Proposal for a worldwide internet collecting society: Mark Twain and Samuel Johnson licences», Journal, Copyright Society of the USA, vol. 45, no 3, p. 329 et s. 174 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette politique semble donc avoir une portée assez limitée, et souhaiter l’appliquer en général au Web, avec succès, nous paraît être pour le moins optimiste. 3.2 Considérations juridiques 3.2.1 La qualification d’Internet: mode de diffusion, ou mode de distribution? Nous devons maintenant aborder l’épineuse question de la qualification d’Internet: le réseau constitue-t-il un moyen de diffusion ou un moyen de distribution? Les sous-questions dépendant de cette question principale abondent: Un site Internet est-il un diffuseur? Un fournisseur d’accès Internet est-il un diffuseur? L’action de télécharger un fichier musical constitue-t-elle une diffusion au public, un processus de reproduction et de distribution, une communication privée? Il y aurait lieu d’examiner la situation et l’utilisation pratique du réseau pour espérer répondre à ces questions. Si, à première vue, la réponse paraît claire dans le cas du «streaming», qui ressemble plus à un service de radiodiffusion traditionnel mais en plus interactif, le cas du téléchargement de fichiers musicaux, de quelque nature qu’ils soient, est un peu moins évident et peut s’apparenter plus aisément à une distribution en ligne ou à une communication privée. Mais si la question perdait de sa pertinence? Deux catégories d’arguments nous incitent à le croire. Tout d’abord, les conclusions tirées de notre examen de l’avenir du Web nous montrent que la possession de copies physiques, même virtuelles, pourra de moins en moins être importante pour les consommateurs au fur et à mesure que la technologie les assurera d’un accès facile et instantané aux œuvres qu’ils souhaitent entendre. C’est aussi ce que pense Jim Griffin, déjà cité plus haut. M. Griffin est un ancien haut dirigeant de la compagnie Geffen Records, maintenant consultant dans le domaine musical38, reconnu pour avoir mis sur le Web, en 1994, le premier fichier musical gratuit, soit une chanson du groupe Aerosmith, en format Wave. Nous étions en 1994, la préhistoire du Web donc... Il soutient que les MP3 ne constituent qu’un phénomène temporaire et ne révolutionnent pas vraiment 38. http://www.mp3.com/news/173.html, et le site de sa compagnie, http://www. onehouse.com/ La gestion collective à l’heure d’Internet 175 l’industrie. Pour lui, livrer de la musique par camion ou par téléchargement n’est pas tellement différent, tout mode de distribution étant anachronique face au Web: la révolution informatique veut et doit aller plus loin. Pour lui, la véritable révolution serait dans le «streaming». Il cite au soutien de son affirmation des statistiques recueillies auprès de sites qui offrent le choix au public entre de la musique sous forme de téléchargement et sous forme de «streaming». Les visiteurs auraient préféré le «streaming» à douze contre un39. Il en tire la conclusion que, dès que les consommateurs sont assurés de toujours avoir accès au contenu qu’ils désirent, ils ne sont pas portés à vouloir en conserver des copies. Pour lui, donc, le simple fait de toujours pouvoir accéder aux fichiers musicaux en direct sur Internet réglera en grande partie le problème des copies illicites. Marc Geiger, principal dirigeant du site Artist Direct40, abonde dans le même sens, ajoutant que tant le téléchargement de fichiers que l’usage de formats chiffrés de transmission sont des technologies qui embêtent les consommateurs qui recherchent plus de facilité, plus de convivialité41. Vouloir éliminer le fléau de la copie par MP3 en le remplaçant par un format de copie sécurisé est donc peut-être un faux problème, qui pourrait tomber rapidement en désuétude à cause de ces évolutions technologiques. Une deuxième série d’arguments voulant que la question de la qualification du rôle d’Internet dans la diffusion musicale perde de sa pertinence est celle de la convergence des concepts et des techniques s’opérant sur le réseau. Cette convergence des techniques rendrait désuètes les distinctions traditionnelles faites entre les modes de communication (au sens large) des œuvres. Paul Spurgeon nous donne une intéressante définition de la convergence: Convergence is the gradual joining of computer technology, telecommunications networks with terrestrial and satel39. Dans une autre entrevue, M. Griffin parle de 15 à 25 fois pour 1: http:// www.wired.com/news/print_version/technology/story/19189.html? wnpg=all 40. http://www.artistdirect.com/ 41. http://www.wired.com/news/print_version/technology/story/19171.html? wnpg=all 176 Les Cahiers de propriété intellectuelle lite broadcast and cable technologies to form a single «seamless» communications network. Such a network enables the transmission of information, data and entertainment (content) to the end users – the public.42 L’industrie elle-même ne nous montre-t-elle pas des signes de convergence des techniques? Nous avons mentionné un peu plus haut les ententes et acquisitions successives alliant IBM à RealNetworks («streaming») et Xing Technologies (MP3), et également le nouveau format de Microsoft englobant les fichiers audio et vidéo, en format de téléchargement ou en «streaming». Mentionnons aussi l’arrivée, l’automne dernier, de la technologie ShoutCast43, système de «streaming» audio qui utilise le format MP3 pour la compression des données, et le lecteur Winamp comme outil d’exécution. La frontière entre ces technologies devient de plus en plus mince au fur et à mesure de leur évolution. Pour Paul Spurgeon, ces développements technologiques transforment le rôle de l’industrie de la musique de vendeur de disques à celui de vendeur d’octets, traçant une analogie avec ce qu’un autre auteur (John Perry Barlow) appelait «selling wine without the bottle». Il nous cite également Nicolas Negroponte, pour qui le passage du commerce des atomes (monde physique) au commerce des octets (monde virtuel) est irrémédiable: The methodical movement of recorded music as pieces of plastic [...] is about to become the instantaneous and inexpensive transfer of electronic data.44 Or, ce concept du faible prix rattaché aux octets fait beaucoup jaser. Très récemment, Jim Griffin l’aborde dans une entrevue accordée à Wired.com le 19 avril 1999: The value of digits [is] plummeting toward zero: software, words, images, music. [...] What remains is the economics of connectivity – the ability to become a gatekeeper to an 42. C. Paul SPURGEON, «Digital Networks and copyright: Licensing and Accounting for use – The role of copyright collectives», 12 I.P.J. 239. 43. http://www.shoutcast.com/ 44. Nicolas NEGROPONTE, «Being digital», cité par C. Paul Spurgeon, «Digital Networks and copyright: Licensing and Accounting for use – The role of copyright collectives», 12 I.P.J. 234. La gestion collective à l’heure d’Internet 177 audience. At first [television networks] feared copying. Now they tell you in ads to «Set your VCR.» Magazines [and] newspapers feared copying. Now they have a button: «Send this story to a friend» [on their sites]. It’s even happening with computers. It’s certain to happen with music. Le profit ne résiderait donc plus dans la vente de copies des œuvres, mais plutôt dans leur mise en marché, dans les revenus tirés du rôle que se verront attribuer les sites qui agiront comme portail d’accès pour leur accéder. Dans ce contexte, le contenu peut être gratuit. Cette position est également compatible avec celle d’Eric Schlacter: For many intellectual property creators, the marginal cost of each additional «sale» of the intellectual property (on the Internet) is likely to be effectively zero. [...] At that point, if the intellectual property is uploaded to the Internet, the remaining costs are trivial – further reproduction or distribution on the internet imposes no meaningful marginal costs. Des quatre solutions qu’il propose pour expliquer ce phénomène, celle qu’il préfère, et nous aussi, semble être la meilleure: The profit-maximizing price on the Internet may be where marginal revenue equals marginal cost because intellectual property will be cross-subsidized by other products in a manner sufficient to cover the fixed costs associated with intellectual property creation and distribution. If this is true, a market price of zero for intellectual property can still create longterm economic profits attributable to intellectual property creation.45 Publicité, produits dérivés, le tableau s’éclaircit... Qui donc aura le plus à perdre dans ce bouleversement du marché et cette convergence? Les auteurs ou l’industrie du disque? Poser la question c’est y répondre; la convergence impliquant la disparition des frontières entre distribution et diffusion, le besoin d’une infras45. http://www.law.berkeley.edu/journals/BTLJ/articles/12-1/schlachter.html# PART IVA 178 Les Cahiers de propriété intellectuelle tructure de fabrication et de distribution sur supports physiques des œuvres musicales (CD ou cassettes) ne pourra que progressivement disparaître. Le contenu, quant à lui, demeurera fondamental, bien qu’occupant une place différente. Nous pourrions dire que la musique, dans cette optique, sera affranchie de ses contraintes physiques et pourra s’exprimer librement. Reste à assurer la rémunération des auteurs. 3.2.2 La gestion collective, solution d’avenir? Dans un tel univers, la gestion collective semble toute désignée comme système de gestion des droits d’auteur, comme l’indique l’auteur Trudel: Les sociétés de gestion collective pourraient aussi connaître un accroissement et un aménagement de leur rôle dans les environnements électroniques si elles ajustent leur fonctionnement au regard de ce nouveau moyen de diffusion et de communication des œuvres.46 Internet est donc beaucoup plus menaçant pour les producteurs de disques que pour les sociétés de gestion collective, qui pourraient ainsi récupérer une grande partie de l’industrie musicale au détriment des vendeurs de CD47. Les sociétés de gestion collective semblent également être en excellente position à cause de la facilité d’adaptation aux changements technologiques dont elles ont fait preuve depuis leurs débuts. Rappelons-nous qu’elles sont nées au milieu du XIXe siècle, avec le but de percevoir des royautés sur les représentations publiques des œuvres, avant même que toute idée de diffusion de masse par voie d’ondes électro-magnétiques n’existe et ne soit prévisible, et qu’elles ont su s’adapter à chaque évolution technologique survenue depuis. Paul Spurgeon souligne d’ailleurs que les sociétés de gestion collective accordent déjà des licences sur l’invisible («...(they) already license the invisible...»), puisque la radiodiffusion et la télédiffusion d’œuvres musicales est une activité dématérialisée, pour l’auditeur à tout le moins. «They allow music users and their audience to «expe46. Pierre TRUDEL et al., Droit du cyberespace, Montréal, Themis, 1997, p. 16-133. 47. Et peut-être même au détriment d’autres industries de distribution culturelles, car un tel système pourrait très bien s’adapter aux films ou aux émissions de télévision dès que la technologie le permettra et que le réseau pourra le supporter, ce qui ne devrait pas être très long. La gestion collective à l’heure d’Internet 179 rience» music»48. Spurgeon, lui aussi, considère que la gestion collective semble être le concept le mieux adapté pour gérer la rémunération des auteurs sur Internet puisque cette activité se rapproche le plus de son domaine traditionnel. Alan R. Kabat croit aussi que la gestion collective répond le mieux à l’environnement Internet bien que, quant à lui, il considère que les adaptations nécessaires à ce concept ne puissent être accomplies que par la création d’une société de gestion unique et spécifique au Web, excluant la juridiction des sociétés d’auteurs existantes49. Nous reviendrons sur cette proposition d’une société planétaire unique un peu plus tard. Pour d’autres cependant, principalement les tenants de solutions uniquement techniques, la révolution technologique signe l’arrêt de mort de la gestion collective, rendue inutile par la possibilité de contrôler chaque utilisation d’une œuvre et de percevoir les droits requis. Pour eux, les sociétés de gestion collective seraient nées de l’impossibilité de superviser chaque usage des œuvres, ne laissant comme seul choix que l’émission de licences générales pour percevoir un minimum de droits. Bill Gates (encore lui), cité par André Lucas (sans référence malheureusement), affirme que: [...] demain il sera possible de contrôler toutes les utilisations avec une telle précision et une telle fiabilité que les mastodontes coûteux que sont les sociétés de gestion collective sont condamnés à devenir les dinosaures des autoroutes de l’information.50 Cette position mérite correction, car pour s’avérer juste, elle implique que les sociétés de gestion collective ne puissent procéder à la perception des droits que par l’émission de licences générales. Or, la technologie de contrôle de chaque utilisation d’une œuvre défendue par M. Gates pourrait fort bien être utilisée et gérée par des sociétés de gestion collective représentant les auteurs et émettant des licences à la pièce. À moins que l’on préfère laisser ce secteur à Microsoft, bien sûr... 48. C. Paul SPURGEON, «Digital Networks and copyright: Licensing and Accounting for use – The role of copyright collectives», 12 I.P.J. 235. 49. Alan R. KABAT, «Proposal for a worldwide internet collecting society: Mark Twain and Samuel Johnson licences», Journal, Copyright Society of the USA, vol. 45, no 3, p. 336 et s. 50. André LUCAS, Droit d’auteur et numérique, Paris, Litec, 1998, à la p. 312. 180 Les Cahiers de propriété intellectuelle Mais cette attitude est symptomatique d’un problème crucial que doit affronter le droit d’auteur dans ce nouveau contexte technologique: justifier son existence. Car l’argumentation de M. Gates repose sur une conception selon laquelle la technologie pourra remplacer les mécanismes du droit d’auteur par des systèmes assurant la rémunération des acteurs impliqués qui, en échange de montants d’argent prélevés automatiquement à chaque utilisation d’une œuvre, renonceront en quelque sorte à leurs droits. Le droit d’auteur se verrait ainsi remplacé par un droit à recevoir une rémunération. Cette question pourrait faire l’objet d’un travail en soi. Contentons-nous de souligner que le droit d’être rémunéré ne constitue pas le seul droit d’un auteur sur son œuvre. Ne citons en exemple que ses droits moraux sur les usages qui peuvent en être faits, ou la nécessité d’empêcher sa propagation exagérée et non autorisée. N’oublions pas que toute licence qui sera accordée pour l’utilisation d’œuvres (musicales ou autres) sur Internet comportera des limites qui, si elles sont violées, continueront de pouvoir faire l’objet de recours en vertu des lois sur le droit d’auteur. Ainsi, il serait étonnant que la licence Internet permette à un internaute de produire des cassettes en série à partir de fichiers téléchargés sur Internet, d’utiliser une chanson ainsi obtenue pour défendre des idées contraires aux convictions de l’artiste, ou pour l’intégrer à une campagne publicitaire. Le simple fait pour l’auteur d’avoir été rémunéré ne saurait constituer une renonciation à l’exercice de ses autres droits. Il n’est question ici que d’adapter le mode de perception des droits à un nouveau médium, pas d’effacer en bloc toutes les protections que la loi confère aux auteurs. Eric Schlachter abonde dans le même sens: Concluding that copyright law’s unimportance on the Internet suggests that copyright law should be abolished generally would be inaccurate. The fact that the existing copyright laws may have no effect on the way creators and consumers operate on the Internet does not mean that we no longer need these laws. Existing copyright laws are critically important to the world of physical space. This holds true even though the Internet may become the preeminent vehicle for the dissemination of intellectual property.51 51. Eric SCHLACHTER, «The Intellectual Property Renaissance in Cyberspace: Why Copyright Law should Be Unimportant on the Internet», Berkeley Technology Law Journal, http://www.law.berkeley.edu/journals/BTLJ/articles/12-1/ schlachter.html La gestion collective à l’heure d’Internet 181 Donc, la mise sur pied d’un système de perception de redevances sur Internet pourrait se faire de deux façons: a) Par un système de licences individuelles («direct licensing», paiement à la pièce, «pay as you go» ou «pay per use», désignent tous le même concept), méthode prônée par la SESAM; b) Par l’application d’un système de licences générales («blanket licence») émises à des intervenants Internet considérés comme des diffuseurs et qui paient des redevances selon un tarif à une société de gestion collective. Deux voies sont ici possibles, les licences pouvant être exigées de tous les fournisseurs d’accès par voie d’un tarif obligatoire (modèle SOCAN), ou seulement des sites dits «musicaux» par voie d’ententes spécifiques (modèle américain BMI/ASCAP). 3.2.3 Avantages et inconvénients de chaque concept 3.2.3.1 Les licences individuelles («pay per use») Ce système pourrait voir la création d’une ou plusieurs sociétés de gestion collective servant de source directe et unique de contenus protégés sur Internet. Les œuvres seraient stockées dans des systèmes informatiques centralisés, seraient tatouées pour contrôler leur distribution et seraient diffusées à travers un mode de distribution sécurisé assurant le paiement des droits selon les termes de la licence applicable à chaque œuvre, qu’ils soient imposés ou variables selon les cas. La réussite de ce concept exige la constitution de sociétés supranationales spécifiques de gestion des droits sur le réseau, assurant la compatibilité et l’interconnectivité des systèmes informatiques, et la création de banques de données des œuvres ou, à tout le moins, d’un système commun de numérotation des œuvres. Cette procédure assurerait le suivi de l’utilisation des œuvres partout sur le réseau, la perception des redevances selon les termes applicables à chacun, le contrôle de la copie (par marquage) et la répartition des redevances selon l’utilisation. Un tel système, malheureusement pour les tenants d’une position qui veut que les artistes pourraient se passer de tous les intermédiaires et diffuser leurs œuvres directement aux consommateurs, requerrait des moyens techniques importants, supportés par une 182 Les Cahiers de propriété intellectuelle infrastructure stable et bien établie. Ne pensons qu’au marquage des œuvres, à leur numérotation selon un système normalisé international, à la mise sur pied et à l’entretien de bases de données imposantes d’une fiabilité imparable, à la mise sur pied et à l’actualisation d’un ou plusieurs modes de distribution sécurisée, au perfectionnement des techniques et à la lutte incessante contre la fraude. Car les tentatives de contrefaçon ne disparaîtront pas et ne feront que se sophistiquer davantage. Seules des sociétés disposant de moyens financiers importants agissant en concertation pourraient prétendre relever ce défi. Oublions les petites entités ou les individus isolés et sous-financés. Les deux critères ayant annoncé la création des sociétés de gestion collective, soit l’avantage pratique et l’avantage économique, demeurent donc tout à fait d’actualité, bien que pour des raisons différentes. Premier élément au chapitre des désavantages, le problème pratique posé par la création d’une énorme société de gestion internationale, chargée de la gestion de la circulation de toutes les œuvres sur Internet, n’est certes pas à négliger. En plus des investissements requis, de l’infrastructure imposante à mettre en place, des technologies à élaborer et roder, la nécessaire concertation des intervenants de tous les pays, provenant de cultures et de systèmes de droit d’auteur différents, ne peut qu’entraîner des délais importants dans la mise en place d’un tel système. Alan R. Kabat utilise justement comme argument en faveur de la création d’une telle société de gestion collective unique consacrée à Internet la difficulté d’en arriver à un dénominateur commun entre les différentes règles nationales régissant le droit d’auteur. Il soutient que la création d’une telle société unique, qu’il nomme WICS52, fonctionnant sur la base d’une règle commune approuvée par consensus, serait préférable à la situation actuelle, qu’il qualifie de «balkanisée», entre les différents pays et même entre les différentes sociétés œuvrant au sein de chaque pays53. En toute déférence, nous croyons au contraire que la difficulté prévisible d’en arriver à un tel consensus rend la réussite d’une telle proposition un peu utopique. La possibilité de voir s’appliquer ce que le professeur Trudel nomme54 «l’effet réseau», soit l’adoption comme dénominateur commun de règles suivies par le plus grand nombre d’usagers, 52. Worldwide Internet Collecting Society 53. Alan R. KABAT, «Proposal for a worldwide internet collecting society: Mark Twain and Samuel Johnson licences», Journal, Copyright Society of the USA, vol. 45, no 3, p. 337. 54. Dans le cadre de son cours donc, malheureusement, sans citation disponible. La gestion collective à l’heure d’Internet 183 risque à nouveau de consacrer une hégémonie des règles américaines dans le domaine culturel sur Internet, ce qui pourrait ne pas être acceptable pour tous. Second désavantage de ce système, la création d’une banque de données centralisée doit soulever des interrogations au niveau de la protection de la vie privée des internautes. Les choix musicaux ne sont certainement pas en soi une information très confidentielle, mais il reste que l’accumulation de données reliées aux habitudes de vie et de consommation des gens devient problématique sur Internet. L’accumulation de ces renseignements, leur persistance, leur dissémination et tout le commerce qui les entoure, surtout en considérant la facilité de procéder à des croisements d’informations entre les différentes banques de données, permet la création de profils d’individus qui dépassent en précision tout ce qui était possible jusqu’à maintenant. Il ne faudrait pas qu’en plus de connaître nos coordonnées, nos habitudes de consommation, nos catégories de revenus et les historiques de nos navigations, on puisse un jour répertorier et accéder à nos choix musicaux, nos goûts cinématographiques, etc. Fiction? Syndrome de Big Brother? Pensons seulement au cas de cette compagnie américaine offrant des services de préparation de chèques de paie depuis environ dix ans, qui vient de décider d’arrondir ses fins de mois en utilisant les informations personnelles stockées dans son ordinateur sur les employés de ses clients, incluant les niveaux de revenus et les types d’emploi, pour les vendre à des compagnies de télémarketing. Le problème est réel, préoccupe de plus en plus de gens55 et devra être réglé de façon satisfaisante. Un autre exemple se retrouve dans l’introduction graduelle de circuits de surveillance et contrôle des habitudes télévisuelles que les compagnies de câblodistribution américaines commencent à initier56. Finalement, mentionnons également comme désavantage de la création de ces guichets uniques d’accès aux œuvres l’imposition de limites inédites aux droits d’usage et de copie des œuvres par les usagers. Nous touchons ici au débat sur la modification de l’équilibre entre les droits respectifs des auteurs et des usagers des œuvres protégées, principe fondateur du droit d’auteur qui repose, en effet, sur un compromis entre le droit des auteurs d’être rémunérés pour leur travail et celui du public d’y avoir accès. 55. AT&T Labs-Research Technical Report «Beyond Concern: Understanding Net Users’ Attitudes About Online Privacy» April 14th 1999, http://www.research. att.com/library/trs/TRs/99/99.4/99.4.3/report.htm 56. Nouvelle du 21 avril 1999: http://www.wired.com/news/news/politics/ story/19132.html 184 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il est évident que les moyens techniques actuels permettent aux titulaires de droits de mieux contrôler la circulation des œuvres et même, carrément, d’en empêcher la copie. La mise sur pied d’un système unique de distribution musicale sur Internet, qui pourrait faire en sorte qu’un individu doive payer à chaque fois qu’il écoutera une chanson et soit dans l’impossibilité totale d’en conserver une copie, viendra changer l’équilibre actuel des choses. Si la technologie informatique menace de faire pencher le balancier du côté du public en permettant la production de copies parfaites des œuvres numérisées, leur dissémination rapide et gratuite (les MP3 en sont l’exemple parfait) ou, encore, leur altération, l’instauration d’un système imposant le paiement de droits à chaque utilisation d’une œuvre, empêchant toute production de copies, même autrement permises par les règles de la copie privée ou du «fair use», bloquant la circulation des œuvres en dehors des normes permises et/ou les rendant inutilisables après un certain délai, risque de rompre cet équilibre de façon encore plus grande au bénéfice des titulaires de droits. Internet visant, à prime abord, la création d’un espace permettant l’accès libre à une foule de contenus, faut-il vraiment, pour assurer une rémunération à leurs auteurs, militer pour un système qui entravera leur accès de façon plus marquée que dans le monde physique? Et pourra-t-on se fier aux opérateurs de ces guichets uniques pour permettre un accès et un usage libres aux contenus qu’ils seront appelés à gérer? L’auteur Stefik indique à ce sujet: It is not likely that designers of these trusted systems will put a button in the user interface which says «Just trust me. I intend to use this work in some different but fair way. Just give me a copy in the clear.» It is significant that the user is denied a fair use defense because he cannot get a copy of the work. Reminiscent of the «Laws of Robotics» from Isaac Asimov’s robot novels, we can ask what are the rules of good behavior for trusted systems that take into account the public good? And who determines the rules?57 Cette question mérite une réflexion sérieuse. Le maintien d’un certain équilibre pourrait dépendre du niveau de survie de la distri57. Mark STEFIK, «Shifting the possible: how trusted systems and digital property rights challenge us to rethink digital publishing», Berkeley Technology Law Journal, http://www.law.berkeley.edu/journals/BTLJ/articles/12-1/stefik. html La gestion collective à l’heure d’Internet 185 bution traditionnelle (si la demande demeure forte pour des CD traditionnels ou pas) et de la création de licences différentes pour l’écoute ou la copie d’œuvres. Sinon, devrons-nous nous en remettre aux «hackers» pour déjouer les systèmes sécurisés de l’industrie et rétablir un peu l’équilibre? Est-il en conséquence réaliste d’espérer l’implantation d’un tel système avant d’intervenir? Mais cette solution, techniquement possible certes, est-elle souhaitable en pratique et réalisable dans des délais acceptables? 3.2.3.2 Les licences générales («blanket licences») L’imposition de licences générales comporte l’avantage de la facilité. À ce chapitre, la SOCAN a probablement choisi la voie la plus efficace à court terme: exiger le paiement de montants forfaitaires déterminés de tous les internautes par le biais d’entités facilement identifiables (les fournisseurs Internet) et solvables par surcroît qui agissent, finalement, comme ses agents de perception. Si son tarif est adopté, les redevances seront dues, probablement payées, et réparties entre ses membres. Le principe a néanmoins le désavantage d’être contestable par les fournisseurs Internet, parce qu’ils ne se considèrent pas comme des diffuseurs au sens de la loi, et par les internautes qui, en grande majorité, ne se branchent pas à Internet principalement pour avoir accès à des contenus musicaux. Comme pour la situation prévalant au niveau des redevances dues sur les cassettes vierges en vertu des règles de la copie privée, ces royautés pourraient être perçues dans le public comme constituant une taxe. Donc, encore une fois, problème d’image. Mais, d’un autre côté, le principe de payer un montant fixe permettant d’accéder globalement à tous les contenus musicaux disponibles sans crainte de tomber dans l’illégalité (en respectant les limites de la licence, bien entendu) peut être vu comme un avantage pour tous les intervenants, et semble également bien adapté aux caractéristiques du réseau. C’est ce que le professeur Trudel désigne par la métaphore du «buffet à volonté». L’autre approche, soit celle d’accorder des licences générales aux seuls sites qui diffusent spécifiquement des œuvres, si elle a le mérite d’éliminer la question de la légitimité en ne visant que des diffuseurs/distributeurs et des consommateurs de musique, semble 186 Les Cahiers de propriété intellectuelle être un peu trop difficile dans son application. Au rythme de croissance que connaît Internet, il semble difficile en effet de prétendre pouvoir conclure des ententes avec tous les sites musicaux qui apparaissent à tous les jours, et à percevoir des montants des sites situés à l’extérieur des pays concernés. Conclusion: La solution? Les caractéristiques fondamentales du réseau Internet sont connues: réseau ouvert, accès facile et massif à de grandes quantités de contenus variés, dématérialisation des activités et caractère transfrontalier. Le comportement et le caractère de l’internaute moyen doivent également être pris en considération: déplacements rapides d’un site à l’autre, recherche des contenus gratuits (allant à la fuite pure et simple devant un site demandant un paiement pour un service équivalent), usage fluide des œuvres, méfiance envers les infrastructures trop lourdes et les demandes de renseignements jugés inutiles. D’un autre côté, nous savons que le concept de gestion collective a pris naissance pour permettre une gestion plus efficace et plus économique des droits issus de la diffusion publique des œuvres, ou petits droits. Plus précisément, Jennifer Choe58 isole quatre facteurs qui pourraient motiver la création d’un société de gestion collective dans un domaine particulier: – l’administration collective des droits serait plus efficace que l’administration individuelle; – le cercle de travail est trop fastidieux pour permettre la négociation individuelle; – l’administration collective permettrait un meilleur équilibre des intérêts; – accroissement de l’efficacité. Notre analyse de la situation nous porte à adhérer au concept de gestion collective par octroi de licences générales pour régir toute distribution d’œuvres protégées sur Internet. Car, une fois exclu tout parallèle entre le Web et le système de distribution classique d’exemplaires physiques (rappelons-nous la distinction entre commerce 58. Jennifer D. CHOE, «Interactive Multimedia: a new technology tests the limits of copyright law», (1994) 46 Rutgers L.R. 929. La gestion collective à l’heure d’Internet 187 d’atomes et commerce d’octets), la facilité d’adaptation du concept de gestion collective par licences générales à un tel environnement virtuel devient évidente. Autre avantage qui n’est pas à négliger sur Internet, l’adoption d’un tel système restera stable, peu importent les changements technologiques. Les projections que nous avons faites demeurent éventuelles et bien malin celui qui pourrait deviner avec exactitude quelle sera la situation dans cinq, dix ou quinze ans. Dans ce contexte, attacher la rémunération des titulaires de droits à un concept technique qui pourrait être totalement dépassé dans quelques mois nous semble très hasardeux. De plus, assurer la rémunération des titulaires par licences générales n’exclut pas l’installation de systèmes de livraison de musique adoptant différentes technologies et/ou formats. Téléchargement de fichiers MP3, VQF, MP4, MS Audio, EMMS, sites de «streaming» de tels fichiers ou technologies encore inconnues pourront donc aller et venir sans que la rémunération des détenteurs de droits sur le contenu ne soit remise en question ou menacée. Le problème du piratage, qui reste omniprésent dans un univers aussi technique, est également écarté59. Et à qui devrait être imposée l’obtention de telles licences et le paiement des redevances? Signe de la multitude de points de vue existant face à cette problématique, nous avouons humblement avoir eu l’occasion de changer de position à plusieurs reprises pendant le processus de recherche et de rédaction du présent travail. Nous en venons cependant à pencher définitivement pour le modèle proposé par la SOCAN, soit celui de licences générales imposées aux fournisseurs d’accès. Si cette position est étonnante de prime abord, choquante même par l’impression qu’elle donne de vouloir imposer une taxe sur l’accès à Internet, nous en venons à la conclusion que l’imposition d’une licence générale sur Internet serait beaucoup plus simple et, surtout, mieux adaptée au contexte prévalant sur le réseau, l’alternative proposée par les américaines BMI et ASCAP ne nous apparaissant pas réaliste face à l’augmentation exponentielle du nombre de sites et à leur extrême mouvance dans le cyberespace. Le paiement de droits sous une licence générale aura au moins le mérite de ne pas limiter la liberté de navigation à laquelle sont 59. Il y aura toujours du piratage. Dans son entrevue avec Wired, Jim Griffin cite l’exemple d’un jeune garçon de 14 ans qui se faisait des copies pirates chez les disquaires mêmes, en branchant son baladeur directement au poste d’écoute des nouveaux CD. Il n’y a pas de limites à l’ingéniosité des pirates. 188 Les Cahiers de propriété intellectuelle habitués les internautes et de protéger leurs renseignements personnels en évitant de ficher leurs habitudes dans des banques de données difficilement contrôlables. Les termes de la licence devront cependant être clairs et, notamment, confirmer les recours des titulaires de droits en cas de violation de leurs droits moraux ou en cas de production de copies excédant les normes admises de la copie privée et du «fair use». Car, bien entendu, il ne saurait être question de renoncer à tout mécanisme de contrôle des abus ou de nier les droits fondamentaux accordés traditionnellement aux auteurs et autres titulaires de droits. Et le fait de «taxer» les fournisseurs d’accès? Tout compte fait, nous considérons que c’est l’utilisateur qui paie, et que le fournisseur d’accès ne sert que d’agent de perception. Il sera libre de se faire rembourser les montants payés par ceux qu’il voudra, soit les répartir également entre ses abonnés, moduler ses tarifs selon le type de fichiers «consommés» (selon les suffixes des fichiers, par exemple) ou, encore, refiler une facture plus importante aux sites musicaux qu’il héberge. Le jeu de la concurrence fera le reste, à condition que le tarif demeure raisonnable, ce qui, au Canada, sera garanti par la procédure d’approbation des tarifs par la Commission sur le droit d’auteur. Tout compte fait, nous croyons tout de même qu’il sera plus efficace d’implanter une société de gestion collective spécifique à Internet, une par pays par exemple, qui pourrait régir l’usage de tout matériel protégé, musique, images, vidéo, etc. Car, une fois admis le principe que les œuvres sont toutes semblables une fois numérisées, pourquoi se limiter au domaine musical? La progression technologique fulgurante du réseau, l’augmentation des vitesses de connexion et des taux de transfert, notamment, permettront très bientôt sur le Web la création de sites de vidéo à la carte sur demande. Le jour où la technique permettra la vidéo sur demande sur Internet n’est d’ailleurs peut-être pas si loin, comme en fait foi l’association annoncée le 21 avril 1999 entre NBC, Intel et Microsoft en vue de la création de chaînes vidéo interactives en format HTML sur Internet60. L’exemple qu’offre la SESAM pour les œuvres multimédias pourrait nous servir à ce chapitre, en nous montrant la possibilité 60. Voir l’article sur Multimedium: http://www.mmedium.com/cgi-bin/nouvelles. cgi?Id=2324 et le communiqué d’intelhttp://www.intel.com/pressroom/archive/ releases/Cn041999.htm voir aussi: «Net Video Coming of Age?» http://www. wired.com/news/news/technology/story/18645.html La gestion collective à l’heure d’Internet 189 d’une association des sociétés d’auteurs concernées dans un projet Internet commun. La création de banques de données des œuvres pourrait quand même être envisagée, mais seulement comme moyen de mesure de leur usage et sans référence aux usagers eux-mêmes, afin de faciliter la répartition des redevances perçues. Ces banques remplaceraient les modes de contrôle utilisés jusqu’ici par les sociétés, comme les déclarations obligatoires et les sondages, souvent imprécis. Des procédés de repérage des œuvres61, permettant de déterminer le nombre de fois qu’elles sont «représentées» ou téléchargées sur le réseau, mais sans accès aux coordonnées des utilisateurs eux-mêmes, pourraient facilement permettre la production de statistiques très fiables à cet égard et une répartition efficace entre les sociétés nationales et les titulaires de droits qui en sont membres. Comme dans bien des cas, un savant compromis entre les méthodes pourra nous fournir la solution de l’énigme. Mais nous demeurons convaincu que la gestion collective s’avère être la solution la mieux adaptée à ce nouvel environnement numérique et que le concept de licence générale lui permettra de réagir rapidement pour assurer que les titulaires de droits continuent d’être rémunérés pour leur création, sans brimer le droit du public d’accéder et d’utiliser leurs œuvres et à travers les révolutions techniques qui ne cesseront pas de secouer le réseau. Il devient donc évident que la gestion collective est le véhicule idéal pour la protection et la perception des droits d’auteur sur le réseau et pourrait constituer, comme le dit Tamaro, «la seule forme moderne de l’exercice du droit d’auteur»62. 61. Voir quelques exemples de ces techniques: C. Paul SPURGEON, «Digital Networks and copyright: Licensing and Accounting for use – The role of copyright collectives», 12 I.P.J. 252 et s. 62. Normand TAMARO, Loi sur le droit d’auteur 1993: Texte annoté, Scarborough, Carswell, 1992, p. 465. Vol. 13, no 1 Performances d’antan et voyage dans le temps du droit exclusif des artistes-interprètes Paolo Spada* Au cours des années 1952-1956, des interprétations de la célèbre cantatrice Maria Callas ont été enregistrées lors d’opéras (Lucia de Lamermoor, Norma, Trovatore, Somnambula) et de spectacles publics présentés dans des théâtres réputés comme La Scala de Milan et S. Carlo de Naples. En 1997, mettant un terme à cette période de libre enregistrement, une entreprise phonographique italienne a passé un contrat avec l’héritière de l’artiste en vertu duquel cette dernière devenait seule cessionnaire des droits d’utilisation économique des enregistrements et, du même coup, portait plainte contre d’autres entreprises du secteur qui s’étaient lancées, depuis quelques années, dans la fabrication et la distribution de phonogrammes reproduisant les performances d’époque de la divine Maria. Le Tribunal de Milan a d’ailleurs estimé qu’il y avait violation «des droits patrimoniaux des artistes interprètes» à partir du moment où l’enregistrement était réalisé en l’absence d’autorisation de l’artiste et, par conséquent, il a ordonné en référé la saisie des phonogrammes et en a interdit la fabrication et la distribution ultérieures (ordonnances des 20 avril 1999 et 6 juillet 1999 – G.D. Marangoni, Diva s.r.l./Myto Records s.a.s.). © Paolo Spada, 2000. * Professeur de droit commercial à la Faculté de droit de l’Université «La Sapienza» de Rome. 191 192 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette décision reflète une application, dépourvue de toute vigilance systématique, de deux nouveautés législatives que le Magistrat semble avoir mécaniquement «sommées»: le changement du régime de protection des artistes-interprètes en Italie, produit par la transposition de la Directive 92/100/CEE, et le «repêchage» des protections périmées provoqué par le prolongement de la durée du droit d’auteur et de certains droits voisins introduits par la Directive 93/98/CEE. D’ailleurs, ce sont ces nouveautés législatives qui feront principalement l’objet de cette étude. De toute évidence, un premier constat se dessine à travers cette situation: entre 1952 et 1956, les artistes-interprètes ne jouissaient, en droit italien, d’aucun droit exclusif protégeant leurs performances artistiques. Entre autres, ils n’avaient pas le droit d’autoriser ou d’interdire la fixation de leurs exécutions, c’est-à-dire l’enregistrement de leurs performances, ni le droit d’autoriser ou d’interdire la reproduction et la distribution de ces enregistrements. En somme, ils ne jouissaient d’aucune des prérogatives qui leur ont été accordées par la Directive 92/100/CEE (articles 6-9). Avant l’avènement de la Directive en question, mis à part la rémunération obtenue sur la base du contrat passé avec l’organisateur du spectacle, la protection des intérêts économiques des artistes-interprètes portant sur les utilisations ultérieures des enregistrements était très limitée; celle-ci s’effectuait par une technique personnelle, à savoir le droit à une «rémunération équitable», que la loi attribuait à l’artiste, provenant des utilisateurs qui enregistraient l’interprétation en question (article 80 de la loi du 22 avril 1941 n. 633). Donc, bien que «taxé», l’enregistrement était libre dans les années 1950 et aucune autorisation ne conditionnait le caractère licite de la fixation. Pour arriver à comprendre pourquoi cette conduite a pu être qualifiée d’illégale par un tribunal à la fin du millénaire, il faut d’abord considérer le fait que, en transposant la Directive 92/100/ CEE, l’Italie a radicalement modifié la modalité de protection des intérêts économiques des artistes-interprètes par rapport aux utilisations primaires de leurs performances, c’est-à-dire aux utilisations prévues par le contrat de représentation et d’exécution passé entre l’artiste et l’entrepreneur, lesquelles nous proposons de désigner comme les «utilisations-zéro»1 pour les fins de ce texte. De la «tech1. Paolo SPADA, «Esclusiva ed interpretazione artistica», dans Scritti in onore di A. Pavone La Rosa III, Milan, 1999, p. 1300. Performances d’antan et voyage dans le temps 193 nique personnelle» du crédit basée sur une rémunération équitable, le droit italien est explicitement passé à la «technique réelle et absolue» du droit exclusif (article 80 de la loi 633/1942, modifié par le décret législatif du 16 novembre 1994 n. 685). Si nous insistons sur le caractère explicite de ce passage, c’est dans le but d’attirer l’attention du lecteur sur le débat qui a été provoqué en Italie par la ratification de la Convention de Rome du 26 octobre 1961 sur la protection des artistes-interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion. La possibilité de se baser sur la Convention de Rome afin de reconnaître aux artistes-interprètes un droit exclusif relatif à la fixation de leurs performances était conditionnelle à l’attribution du caractère «self executing» de l’acte international et dépendait de la valeur normative à attribuer à l’énoncé de l’article 7 de la Convention2, à savoir si la présence dans la législation nationale de la technique personnelle de la rémunération équitable pouvait être considérée comme étant un «obstacle» suffisant à la fixation non autorisée ou si seule la technique réelle et absolue du droit exclusif satisferait l’engagement international. Il faut admettre que le texte de la Convention était contraire à une interprétation allant dans le sens du droit exclusif, étant donné que la formule consolidée dans les instruments internationaux pour évoquer le droit exclusif – «...droit d’autoriser ou d’interdire...» – était réservée aux producteurs de phonogrammes [article 10] et aux organismes de radiodiffusion [article 13]. Indépendamment de la solution apportée à ce type de problèmes, l’expérience jurisprudentielle démontre que l’Italie n’a jamais eu recours au droit exclusif en faveur des artistes-interprètes. Si l’on examine attentivement les arguments développés dans les décisions citées par ceux qui préconisent un droit exclusif réservé aux artistes-interprètes, un droit exclusif relatif aux performances, à la multiplication et à la distribution des enregistrements3, on constate soit que les Tribunaux ont nié à l’artiste la reconnaissance d’un droit exclusif4, soit qu’en 2. «La protection prévue par la présente Convention en faveur des artistes interprètes ou exécutants devra permettre de mettre obstacle: [...] b) à la fixation sans leur consentement sur un support matériel de leur exécution non fixée; c) à la reproduction sans leur consentement d’une fixation de leur exécution». 3. Pour un éventail d’opinions, voir BERTANI, dans MARCHETTI et UBERTAZZI, Commentario breve al diritto della concorrenza, Padoue 1997, art. 7 de la Convention de Rome, § I, p. 1760; art. 80 de la Loi sur le droit d’auteur, § XI, p. 1918-1919. 4. Tribunal de Milan, 21 octobre 1991, dans AIDA 1992, 65, p. 776 (affaire Bob Dylan). 194 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’admettant en principe, ils n’ont confié à ce droit aucun rôle dans l’économie de la motivation, vu que le titre de la demande résidait à la fois dans la qualité d’auteur et dans la qualité d’artiste – la première qualité étant suffisante pour obtenir la protection réelle visée par la partie demanderesse5. Par contre, l’intérêt qu’a l’artiste à contrôler la fixation de ses performances et la circulation des exemplaires qui s’ensuivent a été satisfait sur la base de l’article 81 de la loi italienne qui protège l’honneur et la réputation des artistes-interprètes. Cependant, il s’agit de décisions isolées qui, par ailleurs, se distinguent par leur évaluation, à la fois généreuse et très discutable, des faits litigieux6. Pour résumer, un droit exclusif des artistes-interprètes, portant sur la documentation de leurs performances, sur la reproduction de l’enregistrement (sonore ou audiovisuel) et sur la distribution des exemplaires reproduits, était susceptible d’être intégré à la culture juridique italienne, mais s’est finalement avéré absent de la jurisprudence – du «droit vivant», comme le désigne la Cour constitutionnelle d’Italie. Cette constatation vient alors appuyer l’hypothèse que le passage de la protection personnelle à la protection réelle des intérêts des artistes-interprètes s’est produit seulement lors de la transposition de la Directive 92/100/CEE. Ce passage a été marqué par l’article 22 du décret législatif du 16 novembre 1994 n. 685 à la date du 1er juillet 1994; cette disposition étant conforme à l’article 13 de la Directive 92/100/CEE et à l’article 12 de la loi communautaire, c’est-à-dire de la loi qui a autorisé le Gouvernement italien à transposer la directive (loi du 22 février 1994 n. 146). L’article 22 établit d’ailleurs explicitement que les utilisations et les rapports antérieurs à cette date sont soumis aux dispositions précédemment en vigueur. En conséquence, il n’y a pas eu de reconnaissance de droit exclusif pour les artistes-interprètes avant le 1er juillet 1994. Ceci dit, il nous semble évident qu’il ne faut pas confondre l’identité juridique des prérogatives accordées aux artistes-interprètes afin de protéger leurs intérêts économiques avec la durée de ces prérogatives. En effet, le fait de modifier la durée des droits n’entraîne aucune modification quant aux droits. 5. Tribunal de Milan, ordonnance du 8 juin 1993, dans AIDA 1993, 193, p. 744; Cour d’appel de Milan, ordonnance du 5 février 1992, dans AIDA 1992, 87, p. 880 (affaire Simple Minds). 6. Préteur de Milan, ordonnance du 9 septembre 1992, dans AIDA 1993, 155, p. 512 (affaire Veuve Joyeuse). Performances d’antan et voyage dans le temps 195 Au moment où la Directive 93/98/CEE a fixé à 50 ans la durée des droits des artistes-interprètes et que l’article 17 de la loi du 6 février 1996 n. 52 (loi communautaire 1994) a prolongé de 20 à 50 ans la durée «de protection des droits des artistes [...] prévue à l’article 85 de la loi [sur les droits d’auteur et sur les droits voisins]», la technique de protection (personnelle ou réelle) n’a pas été visée par ce prolongement, celui-ci ne s’appliquant qu’à la technique en vigueur et dès l’entrée en vigueur de cette technique. Il s’ensuit que le prolongement accordé au droit exclusif (technique réelle) s’est opéré à partir du 1er juillet 1994, mais avant cette date la forme de protection juridique des intérêts patrimoniaux des artistes-interprètes était celle du droit personnel basé sur une rémunération équitable. À plus forte raison, cette conclusion vaut pour les intérêts patrimoniaux des artistes qui avaient perdu toute protection à cause de la péremption des droits attribués par la législation alors en vigueur et auxquels une protection (et une protection plus intense) a été restituée par la loi du 6 février 1996 n. 52. Le deuxième alinéa de l’article 17 prévoit que le nouveau terme de la protection s’applique «aux droits qui ne sont plus protégés d’après les termes précédemment en vigueur, à condition que, grâce à l’application [du nouveau terme] ces droits retombent sous la protection [ricadano in protezione] à la date du 29 juin 1995». Naturellement, tout acte antérieur à cette date, susceptible d’interférer avec les prérogatives restaurées, demeure pleinement licite, et il en va de même pour tout contrat conclu avant cette date (article 17, alinéa 3). Cette conclusion découle du principe du respect des droits acquis étant qualifié de «principe général d[e]... l’ordre juridique communautaire» par le Considérant IX de la Directive 93/98/CEE. Ceci signifie que: a) si le terme de 20 ans prévu à l’article 85 de la loi 633/1941, et commençant à courir à compter de la performance, est arrivé à échéance avant le 1er juillet 1994 (date de passage de la technique personnelle à la technique réelle de protection des intérêts patrimoniaux des artistes-interprètes relatifs à la fixation de leurs performances et à l’exploitation de celles-ci), mais que les 50 ans ne se sont pas encore écoulés à la date du 29 juin 1995, l’artiste aura accès à la technique réelle de protection pour la période s’étendant du 29 juin 1995 à la cinquantième année. A contrario, seules les prérogatives personnelles peuvent être 196 Les Cahiers de propriété intellectuelle invoquées avant l’expiration de la période de 20 ans et aucune prérogative correspondant à la technique réelle ne peut être invoquée entre cette échéance et le 29 juin 1995; b) si le terme de 20 ans calculé à partir de la performance échoit après le 1er juillet 1994, mais avant le 29 juin 1995, l’artiste jouira de la protection personnelle jusqu’au 1er juillet 1994, puis de la protection réelle jusqu’à la date de l’échéance du terme mais, entre les deux dates, il ne pourra se prévaloir d’aucune protection, si ce n’est que la possibilité de se voir restituer la protection réelle à partir du 29 juin 1995 et ce, jusqu’à l’expiration des 50 ans. Indépendamment des faits litigieux sur lesquels le Tribunal de Milan s’est prononcé, il s’agit de faits qui, à la lecture de la motivation des ordonnances citées, n’ont pas fait l’objet d’une étude très détaillée7. Mais, dans tous les cas, il faut prendre garde de ne pas faire régresser le droit exclusif que les artistes-interprètes ont récemment acquis. Certains principes bien consolidés sur la succession des lois sont à l’effet qu’il ne faut pas faire survivre un droit qu’une loi nouvelle a supprimé, bien que ce résultat fasse abstraction du fait constitutif de ce droit original se situant sous l’empire de la loi précédente8. Par esprit de symétrie, aussi bien systématique qu’axiologique, on ne doit pas projeter dans le passé juridique un droit que ce passé a longtemps ignoré, même si la loi successive restaure la protection de celui-ci ainsi que des intérêts économiques de l’artiste-interprète autrefois protégés par une technique très différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Dans cette optique, les actes d’exploitation des performances d’antan, comme celles de Maria Callas par exemple, demeurent libres si produits avant la transposition de la Directive sur la durée; libres, bien que «taxés» en faveur des artistes s’ils se situent à l’intérieur d’une période de 20 ans à compter du moment de la performance. 7. Mais on apprend de la motivation de l’ordonnance du 20 avril 1999 que la partie défenderesse «avait commencé la commercialisation des enregistrements «live» avant l’entrée en vigueur de la loi 52/1996». 8. Cette insensibilité justifie le fait que l’on parle d’une «pseudorétroactivité» des lois qui suppriment des droits ou des instituts juridiques entiers: PACCHIONI, Delle leggi in generale – Corso di diritto civile, Tourin, 1933, p. 260. Vol. 13, no 1 La loi du 31 août 1998 concernant la protection des bases de données Alain Strowel* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201 2. Généralités: cadre légal et notion de bases de données . . . 202 3. Le droit sui generis des producteurs de bases de données. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206 3.1 Condition de protection: l’investissement substantiel (art. 3, al. 1) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206 3.1.1 Investissement substantiel . . . . . . . . . . . 206 3.1.2 Nature de l’investissement . . . . . . . . . . . 207 3.1.3 Objet de l’investissement . . . . . . . . . . . . 207 3.2 Titulaire du droit: le producteur (art. 2, 5o) . . . . . . 208 3.3 Le sort des producteurs étrangers (art. 12) . . . . . . 208 3.4 Objet du droit sui generis (art. 4, al. 1 et 2) . . . . . . 209 © Alain Strowel, 2000. * Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles et à l’Université de Liège; avocat, cabinet Nauta Dutilh (Bruxelles). Le présent article a fait l’objet d’une première publication dans le Journal des Tribunaux, 1999 et est republié avec l’accord de l’éditeur, la s.a. Larcier. 197 198 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.5 Étendue du droit sui generis (art. 4 et art. 2, 2o et 3o) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211 3.6 Caractères du droit sui generis (art. 5) . . . . . . . . . 211 3.7 Durée de la protection (art. 6) . . . . . . . . . . . . . 212 3.8 Règles de droit transitoire (art. 18) . . . . . . . . . . 212 3.9 Limites au droit des producteurs (art. 7 à 11) . . . . . 213 3.10 Exceptions au droit sui generis (art. 7) . . . . . . . . . 214 3.11 Droits et obligations des utilisateurs légitimes (art. 8 et 9). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215 3.12 Sauvegarde des droits sur les éléments de la base de données (art. 10) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215 3.13 Caractère impératif des exceptions (art. 11) . . . . . . 215 3.14 Dispositions pénales et judiciaires (art. 13 à 17 et loi du 10 août 1998) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216 4. Le droit d’auteur sur les bases de données . . . . . . . . . 217 4.1 Critère de protection (art. 20bis, al. 1 LDA) . . . . . . 217 4.2 Objet de la protection (art. 20bis, al. 2 et 3 LDA) . . . 219 4.3 Présomption de cession des droits en cas de contrat d’emploi (art. 20ter LDA) . . . . . . . . . . . . . . . . 219 4.4 Exception en faveur de l’accès ou de l’usage normal (art. 20quater LDA) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 4.5 Autres exceptions au droit d’auteur (art. 22, 22bis, 23 et 23bis LDA) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222 4.5.1 Quelles sont les exceptions? . . . . . . . . . . . 222 La loi du 31 août 1998 199 4.5.2 Quel est le statut des exceptions au droit d’auteur? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224 4.6 Exceptions aux droits voisins (art. 46 et 47bis LDA) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224 4.7 Les droits à rémunération (art. 59 et 61bis à 61quater LDA) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224 5. Conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 1. Introduction Le législateur belge a transposé la directive communautaire 96/9/CE du 11 mars 1996 concernant la protection juridique des bases de données (ci-après: «la directive» ou «DBD»)1 par une loi du 31 août 1998 (ci-après: «la loi» ou «LBD»)2, entrée en vigueur le 14 novembre 1998 (voir art. 35 LBD)3. Des dispositions complémentai1. J.O.C.E., no L 77/20, 27 mars 1996. Cette directive a fait l’objet de nombreux commentaires, parmi lesquels on peut citer: J. GASTER, Der Rechtschutz von Datenbanken, Cologne, Carl Heymanns, 1998, p. 217 (cet auteur est administrateur principal à la DG XV – E4 de la Commission et a été le principal négociateur-concepteur de la directive, ce qui confère une autorité particulière à ses propos); du même, «La nouvelle directive européenne concernant la protection juridique des bases de données», A&M, 1996.2, p. 187; F.W. GROSHEIDE, Database, Protection on the Borderline of Copyright Law and Industrial Property Law, Tokyo, Institute of Intellectual Property, 1998, p. 57; B. HUGENHOLTZ, De databankrichtlijn eindelijk aanvaard: een zeer kritisch commentar, Computerrecht, 1996/4, p. 131; K. ROOX et P. MAEYAERT, «The EU directive on the legal protection of databases», IRDI, 1996, p. 52; A. STROWEL et J.-P. TRIAILLE, Le droit d’auteur, du logiciel au multimédia, Bruxelles, Bruylant et Kluwer, Diegem, 1997, p. 254 et s.; M. VIVANT, Recueils, bases, banques de données, compilations, collections...: l’introuvable notion?, D., 1995, chr., p. 197. 2. Mon., 14 nov. 1998, p. 36914. S’agissant des travaux préparatoires (session 1997-1998), les sources essentielles sont les suivantes: Chambre, Documents – Projet de loi (no 1535/1), Rapport (no 1535/7), texte adopté et transmis au Sénat (no 1535/9); Sénat, Documents – Rapport (no 1-1049/3). Afin de mieux comprendre la nouvelle législation, on consultera utilement l’excellent exposé des motifs (document no 1535/1), ainsi que le rapport à la Chambre (document no 1535/7). Le projet de loi visant à transposer la directive a fait l’objet de quelques commentaires publiés: M. BUYDENS, «Le projet de loi transposant en droit belge la directive européenne du 11 mars 1996 concernant la protection juridique des bases de données», A&M, 1997, p. 335 et s.; C. DOUTRELEPONT et M. WAELBROECK (sous la dir. de), La transposition de la directive européenne sur la protection des bases de données – Enjeux nationaux et internationaux pour la société de l’information, Bruxelles, Bruylant, 1998. 3. À l’instar d’autres pays européens, le législateur belge a donc méconnu l’obligation, prévue à l’article 16.1 de la directive, de transposition à la date du 1er janvier 1998 (à cette date, seuls l’Allemagne, l’Autriche, le Royaume-Uni et la Suède avaient transposé la directive; à la mi-juillet 1998, huit pays avaient réalisé l’introduction en droit interne). Sans procéder à une analyse de droit comparé, on renverra sur divers points à la loi de transposition française no 98-536 du 1er juillet 1998 introduite dans le Code de la propriété intellectuelle (CPI en abrégé). 201 202 Les Cahiers de propriété intellectuelle res de droit judiciaire ont été insérées dans une loi du 10 août 1998 entrée en vigueur à la même date4. C’est ce nouveau régime de protection que nous commentons ici, sans revenir sur la jurisprudence qui, par le passé, a appliqué le droit d’auteur ou le droit de la concurrence déloyale afin d’assurer une protection, toute relative d’ailleurs, aux bases de données5 (pour le droit d’auteur, voir no 20 infra). 2. Généralités: cadre légal et notion de bases de données Alors que les quatre premières directives communautaires relatives au droit d’auteur et aux droits voisins avaient été transposées dans deux lois du 30 juin 19946, la cinquième et, à ce jour, dernière directive adoptée dans ce domaine se trouve transposée pour partie dans la Loi sur le droit d’auteur (chap. III de la loi) et pour une autre dans une loi nouvelle et autonome (chap. II de la loi). C’est dire que la Belgique dispose désormais de trois lois distinctes concernant la matière du droit d’auteur et des droits voisins. La «méthode distributive» de transposition choisie par le législateur se comprend dès lors que le système de protection mis en place par la directive repose sur deux droits distincts: le droit d’auteur harmonisé dans le chapitre II de la directive, dont l’objectif est de rému4. Il s’agit de la Loi transposant en droit judiciaire belge la directive européenne du 11 mars 1996 concernant la protection juridique des bases de données, Mon., 14 nov. 1998, p. 36913. S’agissant des travaux préparatoires (session 1997-1998), les sources essentielles sont les suivantes: Chambre, Documents – Projet de loi (no 1536/1), Rapport (no 1536/2), texte adopté et transmis au Sénat (no 1536/4); Sénat, Documents – Rapport (no 1-1050/2), texte adopté en séance plénière et soumis à la sanction royale (no 1-1050/4). 5. À ce propos, voir: F. BRISON, Rapport belge, dans L’informatique et le droit d’auteur, Congrès de l’ALAI, Les Éditions Yvon Blais inc., 1990, p. 349 et s.; M. BUYDENS, La protection de la quasi-création, Larcier, 1993, p. 110 et s.; A. STROWEL et J.-P. TRIAILLE, op. cit., p. 297 et s. 6. À savoir la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins, ci-après «la Loi sur le droit d’auteur» (ou, en abrégé, LDA), et la loi transposant en droit belge la directive européenne du 14 mai 1991 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, ci-après «la Loi sur les programmes d’ordinateur». Pour un commentaire de ces lois, voir par ex.: A. BERENBOOM, Le Nouveau droit d’auteur, Bruxelles, Larcier, 1997, 2e éd.; F. BRISON et B. MICHAUX, «De nieuwe auteurswet», R.W., 1995, p. 481-493, p. 521-530 et p. 553-563; A. et B. STROWEL, «La nouvelle législation belge sur le droit d’auteur», J.T., 1995, p. 117. Spécifiquement quant à la Loi sur les programmes d’ordinateur: F. BRISON et J.-P. TRIAILLE, «La nouvelle loi sur la protection de programmes d’ordinateur dans le sillage de la Loi sur le droit d’auteur», J.T., 1995, p. 141-144; A. STROWEL, «La loi belge du 30 juin 1994 sur les programmes d’ordinateur: vers un droit d’auteur sui generis?», R.I.D.A., 1995, no 164, p. 173-233. La loi du 31 août 1998 203 nérer et d’encourager la créativité des auteurs de bases de données, et un nouveau droit intellectuel – la directive parle de «droit sui generis» dans son chapitre III –, dont l’objectif est de protéger et d’encourager l’investissement du producteur de la base de données. En réalité, dans la systématique des droits intellectuels, ce nouveau droit doit être rangé parmi les droits voisins du droit d’auteur (quatre droits voisins étaient déjà consacrés dans le chapitre II de la loi du 30 juin 1994 relative au droit d’auteur et aux droits voisins). La modification de l’article 569, al. 1, 7o du Code judiciaire introduite par la loi précitée du 10 août 1998 confirme cette analyse, cette disposition visant en effet les «demandes relatives au droit d’auteur et aux droits voisins, y compris le droit des producteurs de bases de données [...]» (nous soulignons)7. Si la transposition du volet «droit sui generis», qui constitue la pièce de résistance du nouveau dispositif de protection, s’est faite au plus près du texte communautaire8 (voir chap. II de la loi du 31 août 1998, art. 2 à 18), en revanche, la transposition des dispositions de la directive relatives à la protection des bases de données par le droit d’auteur (voir chap. III de la loi du 31 août 1998, art. 19 à 32) a donné lieu à des modifications non négligeables de la Loi sur le droit d’auteur, allant au-delà de ce que la stricte insertion des dispositions communautaires exigeait (voir infra). Les dispositions communautaires transposées visent non seulement à supprimer les différences entre États membres en ce qui concerne la protection des bases de données, mais aussi à établir un cadre réglementaire pour la société de l’information9. En effet, beaucoup de produits et services multimédias accessibles «hors ligne» ou sur les réseaux pourront être protégés en tant que bases de données. 7. Voir encore: Chambre, Documents – Projet de loi (no 1535/1 – 97/98), p. 29, «[...] le droit des producteurs de bases de données est un droit voisin [...]». 8. À juste titre, la directive ne laissant sur ce point qu’un espace de jeu limité aux pays membres pour la transposition, J. GASTER, Der Rechtsschutz..., op. cit., p. 108. 9. Ainsi, le Livre vert de la Commission européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (COM(95) 382 final, p. 32) soulignait déjà que la directive (non adoptée à l’époque) constituait «la base de toute future initiative complémentaire concernant les aspects du droit d’auteur et des droits voisins liés à la Société de l’information» (voir encore la Communication de la Commission, Suivi du Livre vert, 20 nov. 1996, COM(96) 568 final). Depuis lors, une proposition de directive sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information a été présentée par la Commission (COM(97) 628 final du 10.12.1997); elle a fait l’objet d’un vote du Parlement européen dans le courant de février 1999 et est actuellement soumise au Conseil. 204 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’article 2, 1o de la loi reprend à la lettre la définition très large de la base de données contenue à l’article 1, 2o de la directive: «un recueil d’œuvres, de données ou d’autres éléments indépendants, disposés de manière systématique ou méthodique et individuellement accessibles par des moyens électroniques ou d’une autre manière»10. Le considérant no 22 de la directive souligne que les dispositifs tels que les CD-ROM et CD-I peuvent être qualifiés de bases de données11. De même, une page Web (comprenant par exemple du texte, des graphiques, des illustrations) ou une liste de liens hypertextes obtenue par un moteur de recherche12 seront susceptibles d’être tenues pour des bases de données. Outre ces formes nouvelles de bases de données, qui sont appelées à jouer un rôle important dans la société de l’information, d’autres compilations d’informations plus classiques tombent incontestablement dans le champ de la nouvelle loi: les anthologies, les encyclopédies, les thésaurus, les systèmes d’indexation13, les recueils de références bibliographiques, les annuaires téléphoniques, les banques d’images, les listes de programmes télévisés, les collections de données météorologiques ou économiques, les cartes géographiques14, les revues de presse, les catalogues de bibliothèques, les fichiers de jurisprudence, les recueils d’actes, etc. Ces illustrations diverses montrent que la forme de la base de données (sur support papier, magnétique ou électronique, en ligne ou hors ligne, sous une version publiée ou non, etc.) est indifférente15 sur le plan de la protection. De même, la nature des éléments incorporés dans la base16 est sans pertinence. 10. Pour un commentaire: J. GASTER, «La notion de base de données», dans C. Doutrelepont et M. Waelbroeck (sous la dir. de), op. cit., p. 7 et s.; M. VIVANT, op. cit. 11. En revanche, les DC audio, par exemple des compilations de chansons, ne sont pas protégés en tant que bases de données (à défaut de l’investissement substantiel dans l’obtention, la vérification ou la présentation du contenu (voir infra)). Cela dit, les morceaux musicaux repris sur un tel DC sont protégés par le droit d’auteur et, en outre, les producteurs de phonogrammes disposent déjà d’un droit voisin du droit d’auteur (voir art. 39 LDA). 12. Sur la question, voir A. STROWEL, «Liaisons dangereuses et bonnes relations sur l’Internet: à propos des liens hypertextes», A&M, 1998, p. 296-308. 13. Ces deux dernières illustrations sont directement mentionnées dans la directive (considérant no 20). 14. À ce propos, voir A. STROWEL, «Des cartes aux bases de données géographiques», note sous Gent, 16 nov. 1995, A&M, 1997, p. 56-57. 15. Voir encore art. 3, al. 1 LBD et art. 1,1 DBD. 16. Les «œuvres» et «données» mentionnées dans la définition couvrent par exemple des images, des textes, des mots-clés, des données (mathématiques, historiques, etc.), des sons, des résultats sportifs... La loi du 31 août 1998 205 En revanche, la définition légale impose que: a) les éléments de la base de données constituent un ensemble (la définition légale utilise le terme «recueil»17), ce qui implique à tout le moins qu’il y ait un nombre important d’éléments intégrés18; b) les éléments de la base de données soient «disposés de manière méthodique ou systématique», c’est-à-dire qu’il y ait une forme de classement raisonné (logique ou chronologique par exemple), une structure (arborescente par exemple); c) les éléments soient «indépendants», c’est-à-dire non intégrés dans une totalité (par ex. les chapitres d’un roman), et «individuellement accessibles», ce qui implique qu’il doit être possible d’interroger la base et d’appeler chaque élément (contrairement à une œuvre audiovisuelle fixée sur cassette vidéo: dans ce cas, on n’a pas d’accès direct et sur demande à chaque image dont se compose le film). Le moyen qui rend individuellement accessibles les éléments de la base ne doit pas nécessairement être électronique, le considérant no 13 mentionne également «les procédés électromagnétiques ou électro-optiques ou d’autres procédés analogues»: c’est dire que les bases de données sur un support papier (des fiches accessibles manuellement par exemple) sont visées par le nouveau système de protection. Il convient encore de souligner que la directive entendait exclure de son champ d’application, et donc de la notion de base de données, les programmes d’ordinateur19 (art. 1, 3 DBD). Le législateur belge a introduit une nuance en précisant que «le droit des producteurs de bases de données ne s’applique pas aux programmes d’ordinateur en tant que tels, y compris ceux qui sont utilisés dans la 17. Le projet de loi parlait à l’origine de «compilation» plutôt que de «recueil», mais cette divergence terminologique ne portait, comme on l’a souligné M. BUYDENS, Le projet de loi..., op. cit., p. 335, pas à conséquence, dès lors que ces termes mettent en évidence l’idée qu’une base de données est un ensemble d’éléments. 18. C’est pour cette raison notamment qu’une compilation de morceaux musicaux sur un disque compact ne pourra constituer une base de données (voir considérant no 19). 19. Pour une critique, voir A. LUCAS, Droit d’auteur et numérique, Paris, Litec, 1998, p. 55. 206 Les Cahiers de propriété intellectuelle fabrication ou le fonctionnement d’une base de données» (art. 3, al. 3 LBD), par exemple un logiciel d’interrogation. À notre sens, rien n’empêche en revanche de considérer a contrario que le droit d’auteur peut s’appliquer aux logiciels qui seraient conçus comme des compilations20. L’objet de la protection instaurée par la nouvelle loi étant quelque peu délimité, on peut, suivant en cela l’ordonnancement légal, analyser successivement les deux couches de protection, la protection par le droit sui generis du contenu de la base de données (partie II) et la protection par le droit d’auteur du contenant ou de la structure de celle-ci (partie III). 3. Le droit sui generis des producteurs de bases de données 3.1 Condition de protection: l’investissement substantiel (art. 3, al. 1) De la même manière que les œuvres, par exemple littéraires, qui sont visées par le droit d’auteur ne sont protégées que si elles sont originales, toutes les bases de données au sens légal (voir supra no 3) ne seront pas couvertes par un droit sui generis, mais seulement celles «dont l’obtention, la vérification ou la présentation du contenu atteste un investissement qualitativement ou quantitativement substantiel» (art. 3, al. 1 de la loi). Trois précisions s’imposent à tout le moins: qu’entend-on par investissement substantiel? quelle est la nature de cet investissement? quel est son objet? 3.1.1 Investissement substantiel Pas plus que la directive, la loi belge n’indique ce qu’il faut entendre par un «investissement substantiel»21. La directive se contente de fournir une illustration: d’après le considérant no 19 de la directive, c’est à défaut de pouvoir faire preuve d’un investissement assez substantiel qu’une compilation de quelques chansons sur un disque compact ne sera pas protégée. Il faudra donc attendre que la 20. De nombreux programmes peuvent en effet être considérés comme des compilations de modules ou paquets (de lignes de code) agencés de manière méthodique. Pour la jurisprudence qui considère les logiciels comme des bases de données et applique la «compilation doctrine», voir A. STROWEL et J.-P. TRIAILLE, op. cit., p. 152. 21. Il est néanmoins clair que la «substantialité» ne se détermine pas nécessairement eu égard à la hauteur des investissements, le caractère «substantiel» pouvant s’apprécier tant sur le plan qualitatif que quantitatif. La loi du 31 août 1998 207 jurisprudence détermine à partir de quand il y a investissement substantiel. En attendant, certains ne manqueront pas de critiquer le caractère mal défini de ce critère de protection22, mais n’en va-t-il pas semblablement du critère de protection par le droit d’auteur, à savoir l’originalité, un critère qui est aussi à «géométrie variable»23, comme d’autres notions juridiques. 3.1.2 Nature de l’investissement De quelle nature doit être cet investissement? Il ressort du considérant no 40 que l’investissement ne doit pas nécessairement être d’ordre financier, il peut également résulter du «temps», des «efforts» ou de «l’énergie» consacrés à la réalisation de la base de données. Reprenant une idée semblable, le législateur français a précisé dans le texte transposant la directive que l’investissement devait être «financier, matériel ou humain» (nouvel art. L. 341-1 CPI). C’est dire qu’il sera essentiel pour le producteur de la base de données de se ménager les preuves de ces diverses formes d’investissements: les budgets consacrés au développement des bases, les emplois du temps du personnel chargé de réaliser ces bases de données, les infrastructures, notamment les systèmes informatiques, utilisés pour la constitution de ces bases, etc. 3.1.3 Objet de l’investissement S’agissant de son objet, l’investissement substantiel doit porter soit sur «l’obtention»24 (c’est-à-dire par exemple la recherche matérielle, la collecte des données, l’obtention des autorisations d’utiliser ces données), soit sur «la vérification» (c’est-à-dire les contrôles et l’actualisation des données), soit sur «la présentation» (c’est-à-dire la mise en forme des données). L’investissement financier substantiel qui consisterait à acheter une entreprise réalisant des bases de données ne va pas constituer un fait donnant ouverture au droit sui generis; ainsi, pour donner un exemple, le rachat par un opérateur de 22. M. BUYDENS, (Le projet de loi..., op. cit., p. 347) se demande par exemple si le critère doit être apprécié in abstracto (ce qui risque de favoriser les grandes entreprises capables d’investir) ou en fonction des moyens dont dispose le fabricant (ce qui risque d’aboutir à un critère variable). Il nous paraît que le critère doit, pour plein de raisons, être apprécié de manière uniforme, peu importe la taille de l’entreprise productrice. Cela n’implique pas pour autant que seules les grandes entreprises vont pouvoir «décrocher» ce droit, car le seuil de l’investissement substantiel ne doit pas nécessairement être fixé à un niveau élevé. 23. Voir à cet égard; A. STROWEL, «L’originalité en droit d’auteur: un critère à géométrie variable», J.T., 1991, p. 513-518. 24. Le législateur français parle de «la constitution» de la base de données. 208 Les Cahiers de propriété intellectuelle télécommunication européen d’une société américaine qui a réalisé des bases de données ne conférera pas à l’acheteur de droit sui generis (à défaut pour la société américaine de pouvoir, dans l’état actuel du droit américain, revendiquer un droit similaire; sur ce point, voir infra), quand bien même cette opération aurait coûté des milliards d’euros25. 3.2 Titulaire du droit: le producteur (art. 2, 5o) Contrairement à la directive, la loi définit le producteur: «la personne physique ou morale qui prend l’initiative et assume le risque des investissements qui sont à l’origine de la base de données». On retrouve là des éléments (initiative sur le plan de l’investissement et prise de risque financier) qui contribuent à définir le producteur titulaire d’un droit voisin26 (ou le producteur d’œuvres audiovisuelles). Il va sans dire que le producteur sera presque toujours une personne morale (privée ou publique – songeons par exemple à l’Institut géographique national), qui sera donc investie ab initio de ce droit. On peut imaginer une forme d’indivision entre plusieurs producteurs sur le plan de la jouissance de ce droit, à condition qu’il y ait eu une sorte de «joint venture» en vue de la réalisation d’une telle base. Tel sera le cas d’une base dont les données sont collectées à l’initiative d’une personne morale, dont la vérification est faite par une deuxième et dont la présentation est le fait d’une troisième. Encore faut-il que ces contributeurs ne travaillent pas sous les ordres de l’un d’entre eux. La directive a en effet pris le soin de préciser (considérant no 41) que les «sous-traitants», qui agissent sous la responsabilité d’un donneur d’ordre, ne sont pas des producteurs. Sauf à de rares exceptions, des employés ne pourront pas davantage bénéficier à titre originaire de ce droit, à défaut de supporter le risque économique lié à la constitution de ces bases. 3.3 Le sort des producteurs étrangers (art. 12) L’article 12 (al. 1) de la loi contient une précision importante en pratique, qui a pour effet d’exclure du champ de la protection par le droit sui generis les producteurs qui ne sont pas ressortissants d’un 25. Voir J. GASTER, op. cit., p. 122. 26. Voir F. BRISON, «Le chapitre II de la Loi sur le droit d’auteur: des droits voisins», R.D.C., 1996, p. 13. Par conséquent, on ne peut suivre ceux qui à tort considèrent que le nouveau droit sui generis ne constitue pas un droit voisin (voir par ex. Chr. GARRIGUES, «Databases: A Subject Matter for Copyright or a Neighbouring Right Regime?», EIPR, 1997, p. 3-5). La loi du 31 août 1998 209 État membre de l’Union européenne ou qui n’ont pas leur résidence habituelle sur le territoire de l’Union. Lorsque le producteur est une personne morale (art. 12, al. 2), celle-ci doit être constituée en conformité avec la législation d’un État membre et avoir son siège statutaire27, son administration centrale ou son établissement principal à l’intérieur de l’Union. Cette disposition vise au premier chef les producteurs américains, qui ne bénéficient donc pas à cet égard du principe de traitement national (contra pour la protection par le droit d’auteur soumise à la règle d’assimilation prévue dans la Convention de Berne). Les bases de données fabriquées dans des pays tiers par ces producteurs non communautaires ne bénéficieront de la protection sui generis qu’en cas d’accord conclu par le Conseil sur proposition de la Commission européenne, laquelle vérifiera que les producteurs communautaires jouissent dans ces pays tiers d’une protection équivalente (art. 12, al. 3 LBD; en ce cas toutefois, la durée de protection ne peut excéder celle prévue à l’article 6 LDB au profit des producteurs (art. 12, al. 3, dernière phrase), ce qui réintroduit le principe de la comparaison des délais). La règle de réciprocité insérée dans la directive constitue l’une des raisons pour lesquelles le Congrès américain est en train de considérer l’adoption d’un «Collections of Information Antipiracy Act»28 qui entend conférer une protection similaire à celle prévue par le texte communautaire. 3.4 Objet du droit sui generis (art. 4, al. 1 et 2) Quel est l’objet du droit du producteur? Le droit sui generis vise le contenu de la base, alors que le droit d’auteur porte sur le contenant, en cas de sélection ou arrangement original des éléments de la base de données, et/ou sur le contenu, si celui-ci se compose d’éléments protégés, comme des images ou des extraits sonores. Mais il importe d’être plus précis, car s’il porte sur le contenu, le droit sui generis ne couvre pas (ou ne devrait en tout cas pas couvrir) les éléments (d’information) en tant que tels. Le producteur au sens défini plus haut dispose en effet d’un droit sur la base de données considérée dans son intégralité ou sur 27. Si elle n’a que son siège statutaire sur le territoire de l’Union, les opérations de cette société doivent avoir un lien réel et continu avec l’économie d’un État membre. 28. Voir le projet H.R. 354 introduit par M. Coble devant la Chambre des Représentants le 19 janvier 1999 (to amend title 17, United States Code). Une législation similaire avait déjà été examinée par le Congrès américain sous la précédente législature, mais n’avait pu être adoptée en même temps que le Digital Millenium Copyright Act d’octobre 1998. 210 Les Cahiers de propriété intellectuelle une partie substantielle de celle-ci (art. 4, al. 1 de la loi), mais pas sur les données elles-mêmes (ou sur une partie non substantielle du contenu)29. On aperçoit néanmoins immédiatement qu’il est difficile de distinguer le droit sur l’ensemble ou une portion substantielle de celui-ci du droit sur les éléments individuels considérés en tant que tels, généralement des informations. L’exigence de libre accès à l’information, qui peut se déduire de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, voire être garantie par l’application du droit de la libre concurrence, justifie la fixation d’un seuil en deçà duquel la reprise du contenu demeure autorisée; c’est à la jurisprudence qu’il reviendra de déterminer ce seuil, autrement dit ce qu’il faut entendre par une «partie substantielle»30. Sans doute les juges doivent-ils, ce faisant, être guidés par un critère économique. Le considérant 42 de la directive suggère d’ailleurs qu’il y a atteinte au droit lorsqu’il y a atteinte substantielle à l’investissement. Mais d’autres considérations tirées de l’article 10 C.E.D.H. pourraient sans doute être invoquées pour restreindre l’étendue de ce droit sui generis dans certaines hypothèses particulières31. Dans la mesure où il est possible d’extraire une série d’informations ou de parties non substantielles d’une base de données par des requêtes répétées et des procédés automatiques d’interrogation à distance, l’article 4, al. 2 de la loi ajoute une limite supplémentaire: ces techniques de «pompage» du contenu ne sont pas autorisées si «elles sont contraires à une exploitation normale de la base de données ou causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du producteur de celle-ci»32. 29. Pour cette raison, comme le rappelle à propos l’exposé des motifs, les termes «tout ou partie du contenu de la base de données» de la (proposition de) directive (art. 7, 1 DBD) ont été remplacés par les termes «la totalité ou une partie substantielle, évaluée de manière qualitative ou quantitative, du contenu de la base de données» (voir la formule quasi identique de l’art. 4, al. 1 de la loi). 30. La jurisprudence anglaise qui, sur le plan de l’analyse de la contrefaçon en matière de droit d’auteur, fait usage de cette notion de «partie substantielle» d’une œuvre protégée semble avoir inspiré les rédacteurs de la directive (en ce sens: J. GASTER, op. cit., p. 126; voir également art. 16(3)(a) du Copyright, Design and Patent Act de 1988). 31. Dans un article publié en 1996, B. Hugenholtz (op. cit., p. 135) invitait les législateurs nationaux à tirer parti de l’article 10 C.E.D.H. pour justifier de nouvelles exceptions au droit sui generis. 32. On retrouve ici le test du préjudice économique que la Convention de Berne (art. 9, 2) a prévu comme limite aux exceptions au droit de reproduction et que l’accord dit ADPIC conclu dans le cadre du GATT en 1994 applique pour les limitations au droit de reproduction et de communication au public (art. 13 ADPIC). La loi du 31 août 1998 211 3.5 Étendue du droit sui generis (art. 4 et art. 2, 2o et 3o) S’agissant de l’étendue du droit sui generis, il permet à son titulaire d’interdire l’extraction, définie comme «un transfert permanent ou temporaire de la totalité ou d’une partie substantielle du contenu d’une base de données sur un autre support par quelque moyen ou sous quelque forme que ce soit» (art. 2, 2o de la loi; art. 7, 2, a) DBD), ainsi que la réutilisation définie comme «toute forme de mise à la disposition du public de la totalité ou d’une partie substantielle du contenu de la base de données par distribution de copies, par location, par transmission en ligne ou sous d’autres formes» (art. 2, 3o de la loi; art. 7, 2, b) DBD)33. L’extraction, qui s’apparente à la reproduction, est large puisqu’elle vise tout transfert sur un autre support, ce qui couvre des actes de nature privée et temporaire, par exemple la visualisation sur écran du contenu d’une base de données (voir considérant no 44). La notion de réutilisation renvoie davantage à l’utilisation publique et donc commerciale du contenu de la base de données, notamment sur support hors ligne. Mais la communication au public par fil ou sans fil est également visée par ce concept de réutilisation qui crée donc bien un droit de transmission numérique sur le contenu des bases de données. Lorsqu’est en jeu une forme de réutilisation sur support, la règle de l’épuisement communautaire joue puisque le titulaire du droit sui generis ne pourra pas contrôler la revente des copies vendues dans l’Union européenne (ou plus largement dans l’Espace Économique Européen) par le titulaire du droit ou avec son consentement (art. 4, al. 3 de la loi)34. 3.6 Caractères du droit sui generis (art. 5) De manière parfaitement identique à ce que la loi du 30 juin 1994 prévoit pour le droit d’auteur (art. 3, §1, al. 1), l’article 5 de la loi prend soin de préciser que ce droit sui generis est mobilier, cessible et transmissible, conformément aux principes du Code civil. Les contrats relatifs à ce droit ne sont soumis à aucune condition de forme ou de publicité. 33. Les textes de la directive et de la loi précisent encore que le prêt public n’est ni un acte d’extraction, ni un acte de réutilisation, précision qui nous semble superflue, mais qui a sans doute été introduite dans le but de rassurer directement les institutions de prêt. 34. À propos des diverses règles d’épuisement dans le domaine du droit d’auteur et des droits voisins et ses conséquences pour le multimédia, voir A. STROWEL, «Le contrôle de la distribution des produits multimédia», A&M, 1997.2, p. 123-128. 212 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.7 Durée de la protection (art. 6) Le droit sui generis a une durée de 15 ans qui prend naissance au moment de l’achèvement de la base de données (art. 6, al. 1), mais toute modification, résultant par exemple d’une mise à jour de données ou d’ajouts, à condition qu’elle soit qualitativement ou quantitativement substantielle, donnera naissance à une durée de protection nouvelle à compter de cette modification (art. 6, al. 3). La protection de certaines bases pourra donc se prolonger indéfiniment (protection perpétuelle de facto). C’est la même logique de rémunération de l’investissement (originaire ou postérieur) qui justifie tant la première période de protection que les suivantes. Ces périodes peuvent se chevaucher, contrairement au système de renouvellement en matière de marques ou de dessins et modèles. Il reviendra bien entendu à la jurisprudence de déterminer quand la modification est substantielle. Il sera en tout état de cause indispensable que le producteur se réserve la preuve de la date de l’achèvement et de la modification substantielle de la base de données qui font courir le délai de protection (art. 6, al. 4). Les fabricants de bases de données veilleront à instaurer les procédures internes nécessaires à l’établissement de cette preuve. Le risque de perpétuation de la protection ne doit pas être exagéré car beaucoup de bases de données (par exemple des cotations en bourse ou des listes de voitures d’occasion disponibles) connaissent de toute manière une obsolescence rapide liée à la courte durée de vie des informations. Le prolongement de la durée ne posera donc la plupart du temps pas de problème; en revanche, le phénomène de renouvellement du contenu des bases de données en ligne aura souvent pour conséquence que l’utilisateur n’aura plus accès aux versions antérieures qui, dans certaines hypothèses, peuvent revêtir un intérêt, pour le chercheur notamment. D’où l’idée caressée par le législateur américain de créer, au profit des seules bibliothèques, un droit d’archivage sur support durable des (versions anciennes des) bases de données devenues inaccessibles. Cette suggestion mériterait d’être examinée par le législateur qui pourrait la consacrer dans un texte indépendant. 3.8 Règles de droit transitoire (art. 18) Le nouveau droit sui generis s’applique à des bases de données achevées antérieurement à son entrée en vigueur, plus exactement «aux bases de données dont la fabrication a été achevée après le 31 décembre 1982» (art. 18, al. 1 LBD). Les bases de données qui ont été La loi du 31 août 1998 213 achevées entre le 1er janvier 1983 et le 31 décembre 1997 et qui satisfont aux conditions de protection à la date du 1er janvier 1998 (date limite pour la transposition de la directive) sont protégées pour une durée de 15 ans à compter du 1er janvier 1998 (art. 18, al. 2 LDB). S’agissant de l’aspect de droit d’auteur (voir infra point II), l’article 32 de la loi, modifiant l’article 88, §1 de la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins, précise que «la loi [relative au droit d’auteur] s’applique aux bases de données créées avant l’entrée en vigueur de l’article 20bis [introduisant les dispositions de droit d’auteur particulières aux bases de données] et non tombées dans le domaine public à ce moment», c’est-à-dire aux bases de données dont l’auteur est mort ou dont la publication a été réalisée il y a moins de 70 ans à compter de la date d’entrée en vigueur de la nouvelle loi. 3.9 Limites au droit des producteurs (art. 7 à 11) Les articles 7 à 11 de la loi énumèrent les diverses limites au droit du producteur. Cet aspect a fait l’objet de discussions délicates au Parlement. Il convient tout d’abord de souligner que le législateur a veillé à coordonner les exceptions introduites pour le droit sui generis avec celles prévues pour le droit d’auteur (voir infra no 23 et s.). De plus, ces exceptions sont prévues au profit de l’utilisateur légitime défini (art. 2, 4o LBD; dans le même sens, art. 20quater nouveau, al. 4 LDA) comme «la personne qui effectue des actes d’extraction et/ou de réutilisation autorisés par le producteur de la base de données ou admis par la loi». C’est dire que la notion d’utilisateur légitime comprend non seulement le bénéficiaire d’un contrat de licence conclu avec l’ayant droit, mais aussi toute personne qui est autorisée par la loi à utiliser la base de données (l’autorisation légale pouvant résulter de l’application d’une des exceptions; ainsi, selon l’exposé des motifs, la personne qui emprunte un exemplaire d’une base de données auprès d’une bibliothèque publique doit être considérée comme un utilisateur légitime car le prêt public d’une base de données demeure libre). Enfin, suivant en cela la directive, le système légal des limitations comprend deux parties: une première (intitulée «exceptions au droit des producteurs de bases de données») concerne certaines extractions (et un cas de réutilisation) de parties substantielles (donc en principe interdites par application du droit sui generis), une 214 Les Cahiers de propriété intellectuelle seconde (intitulée «droits et obligations des utilisateurs légitimes»), les extractions et les réutilisations de parties non substantielles (donc en principe autorisées, mais qui pourraient être contractuellement interdites). Ces deux aspects seront successivement examinés sous les deux paragraphes qui suivent (no 14 et no 15). 3.10 Exceptions au droit sui generis (art. 7) La directive laissait aux États membres la faculté de prévoir trois exceptions en faveur de l’utilisateur légitime, pour qu’il puisse faire usage des parties substantielles du contenu (art. 9 DBD). Le législateur a introduit à l’article 7 LBD ces trois hypothèses d’exceptions (dont les deux premières ne concernent que l’extraction, la réutilisation demeurant interdite): • extraction «dans un but strictement privé», mais uniquement pour les bases de données non électroniques. Autrement dit, l’exception d’usage privé, par ailleurs connue en droit d’auteur classique, ne s’applique pas dans le domaine des bases de données, car on craint que cette exception vide de tout sens la protection. D’une manière similaire, la Commission défend l’idée que, dans le monde numérique en général, cette exception n’a pas sa place35. S’agissant des bases de données non électroniques, le but strictement privé comprend l’usage personnel d’une personne physique même à des fins professionnelles, ainsi que l’usage interne d’une personne morale; cette définition large de l’usage privé résulte désormais clairement des travaux préparatoires36; • extraction «à des fins d’illustration de l’enseignement ou de recherche scientifique». Encore faut-il que cette extraction soit «justifiée par le but non lucratif poursuivi», ce qui laisse supposer que seuls l’enseignement et la recherche réalisés dans un cadre non commercial peuvent bénéficier de cette exception (contra pour la recherche en entreprise par exemple). La mention du nom du producteur et du titre de la base de données (dont un extrait est utilisé à ces fins) est requise dans cette hypothèse (art. 7, al. 2 LBD); 35. Voir art. 5, 2 de la proposition de directive sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information qui a été présentée par la Commission (COM(97) 628 final du 10.12.1997). 36. Chambre, Documents – Projet de loi (no 1535/1 – 97/98), p. 26. La loi du 31 août 1998 215 • extraction et/ou réutilisation «à des fins de sécurité publique ou aux fins d’une procédure administrative ou juridictionnelle», par exemple au profit de la Sûreté de l’État (mission de sécurité publique), des services de police ou de l’Ordre judiciaire. 3.11 Droits et obligations des utilisateurs légitimes (art. 8 et 9) En outre, s’agissant des parties non substantielles37 du contenu de la base de données, les utilisateurs légitimes de la base de données (ou d’une partie de celle-ci: voir art. 8, al. 2) conservent toujours le droit de les extraire et de les réutiliser (art. 8), en dépit de l’existence d’une clause contractuelle contraire (voir infra no 17 commentant l’article 11 de la loi). Toutefois, une limite générale au droit de l’utilisateur légitime est prévue à l’article 9, en ce sens que les actes qui portent préjudice à «l’exploitation normale» de la base de données ou qui «lèsent de manière injustifiée les intérêts légitimes du producteur» demeurent interdits. On retrouve là une limite générale aux exceptions, semblable à celle prévue en matière de droit d’auteur dans différents textes légaux (voir infra no 24). 3.12 Sauvegarde des droits sur les éléments de la base de données (art. 10) Rappelant que l’utilisateur légitime ne peut porter préjudice aux titulaires de droits (droit d’auteur, droits voisins) sur des éléments de la base de données, l’article 10 apparaît comme une mesure «superfétatoire»38, eu égard non seulement à l’article 13 de la directive mais aussi eu égard au nouvel article 20bis, al. 2 de la Loi sur le droit d’auteur (transposant l’article 3.2 de la directive). Cette disposition purement déclaratoire a sans doute pour simple objectif de rassurer les ayants droit. 3.13 Caractère impératif des exceptions (art. 11) L’article 11 énonçant que les exceptions des articles 7 à 10 sont impératives a pour effet que toute disposition contractuelle contraire est nulle et non avenue (cf. art. 15 DBD qui permet aux États mem37. Le caractère non substantiel de la partie du contenu peut résulter d’une appréciation soit sur le plan qualitatif, soit en termes quantitatifs. 38. Chambre, Documents – Projet de loi (no 1535/1 – 97/98), p. 28. 216 Les Cahiers de propriété intellectuelle bres de conférer un caractère au moins impératif aux exceptions des articles 6.1 et 8 de la directive). L’exposé des motifs39 ajoute que la consécration de ce caractère impératif des limitations a pour effet d’éviter que ces exceptions soient contournées par le renvoi à une législation étrangère plus favorable aux producteurs: étant une disposition d’application immédiate selon la terminologie du droit international privé, l’article 11 permet donc d’annuler une clause contractuelle qui prévoirait l’application d’une législation autre que la législation nationale. 3.14 Dispositions pénales et judiciaires (art. 13 à 17 et loi du 10 août 1998) Les articles 13 à 17 de la loi reprennent grosso modo les dispositions pénales déjà consacrées en matière de droit d’auteur et de droits voisins (voir art. 80 et s. LDA). On consultera donc utilement les commentaires consacrés à ce sujet40. Par ailleurs, l’article 33 de la loi apporte une modification à l’article 1481, al. 1 du Code judiciaire afin d’étendre au profit des titulaires d’un droit voisin, en ce compris les titulaires du droit (sui generis) des producteurs de bases de données, le bénéfice de la procédure de saisie-description41. Les autres dispositions de droit judiciaire ont été insérées dans la «loi transposant en droit judiciaire belge la directive européenne du 11 mars 1996 concernant la protection juridique des bases de données» (voir supra no 1). L’article 2 de cette dernière loi attribue au président du tribunal de première instance la compétence de constater l’existence et d’ordonner la cessation de toute atteinte au droit des producteurs de bases de données. Contrairement à ce que le projet de loi pouvait donner à penser42, le mécanisme de l’action en cessation civile a donc bien été étendu aux hypothèses d’atteinte au droit sui generis. En modifiant l’article 569, 7o du Code judiciaire, l’article 3 de la seconde loi de 1998 entend étendre la compétence du tribunal de première instance aux demandes relatives au droit sui generis des producteurs de bases de données (dont le montant est supérieur à 75 000 FB). Ajoutons que l’article 4 de cette loi complémentaire de transposition porte modification de l’article 587, al. 1 du Code judiciaire relatif à la compétence du président du tribunal de 39. Chambre, Documents – Projet de loi (no 1535/1 – 97/98), p. 25. 40. A. BERENBOOM, op. cit., no 254 et s.; F. BRISON et B. MICHAUX, op. cit., p. 558; A. et B. STROWEL, op. cit., p. 135. 41. Au sujet de cette mesure, voir: F. Gotzen (éd.), Beslag inzake namaak – La saisie-description, Story-scientia, 1991. 42. M. BUYDENS, Le projet de loi..., op. cit., p. 350. La loi du 31 août 1998 217 première instance; désormais, il est prévu dans le Code judiciaire que sa compétence s’étend aux actions en cessation introduites soit sur pied de l’article 87, §1 de la loi sur le droit d’auteur, soit sur pied de l’article 2 de la loi du 10 août 1998 en matière de droit voisin des producteurs de bases de données. 4. Le droit d’auteur sur les bases de données Le chapitre III de la loi du 31 août 1998 modifie la loi sur le droit d’auteur du 30 juin 1994 sur plusieurs points importants (nous utilisons dans la suite les références aux articles modifiés ou nouveaux de la Loi sur le droit d’auteur). Certaines modifications ne seront pas présentées ici, dans la mesure où elles ne concernent pas la matière des bases de données43. L’apport principal de la loi du 31 août sur le plan du droit d’auteur peut être synthétisé comme suit: • ajout, par le biais de l’article 19 de la loi du 31 août 1998, d’une nouvelle section 4bis dans la Loi sur le droit d’auteur, intitulée «Dispositions particulières aux bases de données» (art. 20bis à 20quater LDA), précisant le critère et l’objet de la protection (art. 20bis), la titularité des droits en cas de création d’employé (art. 20ter LDA) et conférant une exception pour accès et usage normal au profit de l’utilisateur légitime (art. 20 quater); • modifications et compléments en ce qui concerne le régime des exceptions au droit d’auteur (art. 20 à 23 de la loi du 31 août 1998) et aux droits voisins (art. 25 et 26 de la loi du 31 août 1998); • création d’un nouveau droit à rémunération au profit des auteurs et des éditeurs dans le cas de la reproduction et de la communication au public à des fins d’illustration de l’enseignement ou de recherche scientifique (art. 29 insérant un chapitre Vbis dans la Loi sur le droit d’auteur composé des nouveaux articles 61bis à 61quater LDA). 4.1 Critère de protection (art. 20bis, al. 1 LDA) Le nouvel article 20bis, al. 1er de la loi relative au droit d’auteur précise que le critère d’originalité est rempli, dès lors que la base de 43. Par exemple les modifications de l’article 42 de la Loi sur le droit d’auteur fixant les modalités de détermination du droit à rémunération au profit des titulaires de droits voisins. 218 Les Cahiers de propriété intellectuelle donnée constitue «par le choix ou la disposition des matières» une «création intellectuelle propre à [son] auteur». Cette dernière formule, déjà utilisée pour définir l’originalité en matière de programme d’ordinateur (art. 2 de la Loi sur les programmes d’ordinateur) et de photographies (art. 2, §5 LDA), vise à harmoniser les interprétations parfois divergentes de ce critère. Il nous paraît que cette formule peut néanmoins continuer à faire l’objet d’interprétations marginalement différentes, ce qui pourrait signifier qu’à l’exception de certains pays dont les tribunaux avaient par le passé adopté des définitions «extrêmes» du critère de protection (seuil minimal au Royaume-Uni, niveau élevé en RFA), la jurisprudence traditionnelle en Belgique pourra continuer à s’appliquer44. S’agissant de la règle selon laquelle l’originalité doit porter sur le choix ou la disposition des matières, on a souvent noté qu’elle conduisait à dénier à la plupart des bases de données toute protection par le droit d’auteur, soit que celles-ci soient exhaustives, auquel cas il n’y a aucune originalité sur le plan de la sélection, soit que celles-ci soient organisées et classées de manière évidente pour la facilité de leur interrogation (par ordre chronologique par ex.), auquel cas il n’y a place pour aucune originalité sur le plan de la disposition des matières. Appliquant cette règle, la jurisprudence45 a souvent constaté l’impossibilité de protéger des annuaires téléphoniques, des 44. Voir A. STROWEL et J.-P. TRIAILLE, op. cit., p. 244 et s. 45. Pour une synthèse récente de la jurisprudence en droit comparé, voir J. GASTER, op. cit., p. 59 et s. En Belgique, voir Comm. Bruxelles, 19 juillet 1995, RDC, 1995, p. 747 (aff. Belgacom c. Kapitol Trading – compilation d’adresses d’abonnés); Gent, 16 nov. 1995, A&M, 1997, p. 57, note A. Strowel (Institut Géographique National c. Tele Atlas – carte géographique). En France, voir: Cass. civ., 5 mai 1998, Légipresse, sept. 1998, no 154, p. III-116 (aff. Labo France éditeur c. Spectra 2000) («la Cour d’appel [voir Gaz. Pal., 22-23 janvier 1997, p. 54], qui a retenu que l’originalité de l’annuaire [des laboratoires d’analyses médicales] résidait, non dans la simple compilation des adresses publiées, mais dans la présentation qui en était faite, a pu déduire de cette appréciation souveraine que l’utilisation des adresses ne constituait pas une contrefaçon, l’œuvre n’étant pas reproduite dans ses éléments originaux»); Cass. civ., 2 mai 1989, D.I.T., 1990/2, p. 38, note Ph. Gaudrat (aff. L’Expansion industrielle c. Coprosa – liste d’entreprises de construction automobile); Douai, 7 oct. 1996, D., 1997, somm. comm., p. 92 (DDB Needham c. Compagnie des Courtiers jurés piqueurs de vins de Paris – carte de vins). Aux Pays-Bas: Hoge Raad, janvier 1991, Computerr., 1991/2, p. 84, note P.B. Hugenholtz (aff. Romme c. Van Daele – lexique). Aux États-Unis: Cour suprême, 27 mars 1991, BNA’s Patents, Trademarks and Copyright Journal, 1991, p. 453 (aff. Feist Publications Inc. c. Rural Telephone Inc. – annuaire téléphonique «pages blanches» et rejet de la doctrine du «sweat of the brow»); U.S. District Court (Western District of Wisconsin), 5 janvier 1996, BNA’s Patents, Trademarks and Copyright Journal, 1996, p. 412 (aff. ProCD Inc. c. Zeidenberg – compilation La loi du 31 août 1998 219 lexiques, des cartes de vins, des listes de fournisseurs, des recueils de textes légaux, des cartes géographiques, etc. Cette lacune du droit d’auteur est précisément ce qui justifie l’introduction du nouveau droit sui generis (voir supra partie II). 4.2 Objet de la protection (art. 20bis, al. 2 et 3 LDA) La définition de la base de données que l’on trouve dans la loi particulière relative au droit des producteurs (voir supra no 3) est insérée dans l’article 20bis, al. 3 LDA. Rappel est également fait au principe de l’indépendance de la protection de la base de données et de ses éléments (art. 20bis, al. 2 LDA). 4.3 Présomption de cession des droits en cas de contrat d’emploi (art. 20ter LDA) C’est cet aspect qui a fait l’objet des plus longs débats à la Chambre, de la même manière que la question de la titularité des droits en matière d’œuvres réalisées dans le cadre d’un contrat de travail et de commande avait longuement retenu l’attention des parlementaires lors des travaux préparatoires à l’adoption de la loi du 30 juin 1994 relative au droit d’auteur. Dérogeant au régime de droit commun fondé sur le compromis de l’article 3, §3 LDA, le système adopté pour les bases de données est, sous les réserves indiquées ci-après, calqué sur celui prévu en matière de programmes d’ordinateur (art. 3 de la Loi sur les programmes d’ordinateur46) et s’apparente au régime de l’œuvre audiovisuelle (art. 18 LDA), en ce qu’il instaure une présomption de cession des droits au profit de l’employeur-producteur. L’un des motifs invoqués à l’appui de cette solution prônée par les secteurs public et privé (la FEB notamment) est précisément que les bases de données électroniques fonctionnent à l’aide d’un programme et qu’il eût été illogique d’instaurer une présomption de cession des droits patrimoniaux en ce qui concerne le d’annuaires téléphoniques); U.S. Court of Appeals (Eleventh Circuit), 10 juin 1997, BNA’s Patents, Trademarks and Copyright Journal, 1997, p. 157 (aff. Warren Publishing Inc. c. Microdos Data Corp. – listes des câblodistributeurs par communes). Contra, dans les pays qui appliquent la doctrine du «sweat of the brow» comme seuil de protection par le droit d’auteur: Federal Court of Australia, IPR, 1996, 34, p. 306; Entertainment Law Review, 1996, News Section E-136 (A-One Accessory Imports Pty Ltd. c. Off Road Imports Pty Ltd. – catalogue de pièces pour motos). 46. Remarquons toutefois que si, en matière de programmes d’ordinateur, le législateur était tenu d’introduire cette règle (voir art. 2, 3 de la directive sur les programmes d’ordinateur), le considérant no 29 de la directive sur les bases de données indique que cette question est laissée à la discrétion des États membres. 220 Les Cahiers de propriété intellectuelle logiciel de gestion de la base de données et de ne pas prévoir le même système pour la base de données elle-même47. Le système de la présomption se justifie également par le fait qu’il permet d’éviter des conflits entre les multiples créateurs intervenant dans la réalisation de la base de données et de faciliter l’exploitation économique de celle-ci. Le régime de présomption de cession se caractérise par les traits suivants: a) la présomption est simple et peut donc être renversée; b) elle vaut pour les seuls droits patrimoniaux de «l’auteur de la base de données, c’est-à-dire de la personne qui participe à la sélection ou à la disposition originale des données contenues dans la base de données»48 (autrement dit, l’employé obtient à titre originaire et conserve les droits moraux, dont le droit à la paternité). Le Rapport de la Chambre illustre la règle par l’exemple d’un CD-ROM consacré à Magritte (à condition qu’il puisse être qualifié de base de données; voir supra no 3): la présomption de cession des droits vaudrait pour les droits économiques des employés qui ont participé à la sélection ou à la disposition originale des œuvres du peintre et non pour les droits des héritiers de Magritte49; c) le système de la présomption de cession s’étend au cas de la base de données créée par un agent travaillant sous régime statutaire (un traitement similaire entre employés et agents a également été prévu dans le régime de droit commun et pour les programmes d’ordinateur); d) pour que la présomption sorte ses effets, encore faut-il que l’employé (ou l’agent) ait réalisé la base de données soit dans l’exercice de ses fonctions, soit d’après les instructions de son employeur. Il faudra donc vérifier quel est l’objet du contrat d’emploi: la base de données réalisée par l’employé dans le cadre de ses activités normales respectera la condition légale. Même si elle a été conçue en dehors des heures normales de travail ou à domicile, la base de données développée par un employé pour son employeur pourra être 47. Chambre, Documents – Projet de loi (no 1535/7 – 97/98), p. 19. 48. Chambre, Documents – Projet de loi (no 1535/7 – 97/98), p. 28. 49. Ibid. La loi du 31 août 1998 221 considérée comme créée dans l’exercice de ses fonctions50. L’empire de la présomption légale s’étend en outre aux bases de données que l’employé a conçues en dehors de l’exercice de ses fonctions normales, mais sous les indications spécifiques de son employeur; e) une différence importante avec le régime prévu pour les logiciels d’employés réside en ce que la présomption légale est ici conditionnée par le fait que la base de données est créée «dans l’industrie non culturelle». Cette condition que l’on trouve dans le régime de droit commun, mais en matière de contrat de commande, risque d’introduire, comme le notait le représentant du ministre de la Justice lors des débats parlementaires, une insécurité juridique liée au caractère vague de cette notion51. Une base de données juridiques relève-t-elle du secteur non culturel? Une base de données contenant des articles de presse financière (songeons à la base de données créée par les éditeurs de presse dans le cadre du projet Central Station et qui a donné lieu au litige que l’on connaît52) tombe-t-elle dans le champ de la présomption? De telles questions devront être tranchées par les tribunaux; f) comme pour le régime de droit commun (art. 3, §3 LDA), des accords collectifs pourraient déterminer l’étendue et les modalités de la présomption de cession (nouvel art. 20ter, al. 2 LDA). À l’instar de ce qui vaut en matière de logiciels, le même système de présomption de cession n’a pas été étendu au contrat de commande. 4.4 Exception en faveur de l’accès ou de l’usage normal (art. 20quater LDA) Comme en matière de programmes d’ordinateur (voir art. 6, §1 LPO), il fallait prévoir une exception pour l’usage normal, dans la mesure où la consultation et l’utilisation de la base de données nécessite que l’utilisateur légitime53 effectue des actes de reproduction ou 50. En revanche, il va de soi que les bases de données mises au point avant de joindre un employeur ne tombent pas dans le champ de la présomption légale. 51. Voir A. STROWEL et J.-P. TRIAILLE, op. cit., p. 80. 52. Voir Bruxelles, 28 oct. 1997, A&M, 1997, p. 383. 53. Ce dernier est défini ici comme «la personne qui effectue les actes autorisés par l’auteur ou admis par la loi» (nouvel art. 20quater, al. 4 LDA). 222 Les Cahiers de propriété intellectuelle de communication au public tombant en principe dans le champ du monopole de l’auteur. Pour cette raison, la loi (nouvel art. 20quater LDA), à la suite de la directive (art. 6, 1), exclut du champ du droit exclusif les actes «nécessaires à l’accès au contenu de la base de données [ou à une partie de celle-ci: voir art. 20quater, al. 2] et à son utilisation normale par lui-même [l’utilisateur légitime]» (à comparer à l’exception de l’article 8 de la loi en matière de droit sui generis: voir supra no 15). Cette exception est impérative (voir art. 20quater, al. 3 LDA) et même d’application immédiate (voir supra no 17). 4.5 Autres exceptions au droit d’auteur (art. 22, 22bis, 23 et 23bis LDA) L’excellent exposé des motifs54 a bien mis en lumière les positions respectives des ayants droit d’un côté, des établissements d’enseignement de prêt public de l’autre, ainsi que la nécessité de définir un équilibre entre ces intérêts. L’équilibre que la loi se propose de réaliser consiste à contrebalancer les droits reconnus aux producteurs par trois mesures principales: l’introduction d’exceptions au profit de l’enseignement et de la recherche, la reconnaissance du caractère impératif des exceptions et l’introduction d’un droit à rémunération. Les deux premières mesures d’équilibrage des intérêts se retrouvent dans la partie de la loi consacrée au droit des producteurs (voir supra no 14); en matière de droit d’auteur, c’est donc surtout par l’introduction d’une nouvelle licence obligatoire (voir infra no 26), s’ajoutant à celles inscrites dans la loi relative au droit d’auteur, que la loi du 31 août 1998 innove. Envisageons ici les deux premières mesures. 4.5.1 Quelles sont les exceptions? L’article 20 de la loi du 31 août 1998 modifie et complète les dispositions existantes quant aux exceptions applicables à toutes les œuvres comme suit: • copie privée: l’exception de l’article 22, §1er, 4o LDA est modifiée en ce qu’elle ne vaut désormais plus que pour «la reproduction [...] effectuée dans un but strictement privé» (pour une définition, voir supra no 14), alors que l’ancienne version ajoutait l’exception à but didactique. Cette exception pour 54. Chambre, Documents – Projet de loi (no 1535/1 – 97/98), p. 7-13. La loi du 31 août 1998 223 usage privé est limitée aux œuvres fixées sur un support graphique ou analogue (de la même manière que l’exception de copie privée au droit voisin du producteur ne vaut pas pour les bases de données sur support électronique); • usage «à des fins d’illustration de l’enseignement ou de recherche scientifique»: les nouveaux articles 22, §1, 4bis et 4ter LDA visent l’usage à titre «didactique» ou de recherche (voir supra no 14 pour le droit des producteurs) respectivement des œuvres fixées sur un support graphique ou analogue (généralement du papier) ou sur un autre support (par ex. électronique). L’article 21 de la loi du 31 août 1998 ajoute un article 22bis dans la Loi sur le droit d’auteur qui consacre des exceptions applicables aux seules œuvres que sont les bases de données: • on retrouve au point 1o l’exception pour usage privé (voir supra no 14 pour le droit du producteur) qui vaut uniquement pour les bases de données non électroniques («fixées sur un support graphique ou analogue»), mais cette fois, la disposition légale introduit une exception non au droit d’extraction (droit du producteur), mais au droit de reproduction (droit d’auteur); • les points 2o, 3o et 4o de l’article 22bis LDA comprennent les exceptions au droit de reproduction (le point 2o vise les bases non électroniques et le point 3o porte sur les bases électroniques) et au droit de communication au public (point 4o) en faveur de l’enseignement et de la recherche scientifique, à condition que ces usages soient justifiés par «le but non lucratif poursuivi» et que le nom de l’auteur et le titre de la base de données soient mentionnés (art. 22bis, §2 LDA); • l’article 22bis, 5o LDA ajoute l’exception (non seulement au droit de reproduction mais au droit de communication au public) en cas d’actes liés à l’exercice de certaines missions publiques (de manière symétrique à ce qui est prévu pour le droit du producteur: voir supra no 14). Toutes ces exceptions visant les bases de données sont en outre limitées par l’obligation de ne pas porter préjudice à l’exploitation normale de la base de données. 224 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4.5.2 Quel est le statut des exceptions au droit d’auteur? L’adoption de la loi du 31 août 1998 a fourni l’occasion de s’interroger sur le statut des exceptions déjà consacrées dans la Loi sur le droit d’auteur. Le nouvel article 23bis LDA qui énonce que les exceptions des articles 21, 22, 22bis (nouveau) et 23, §1 et §3 sont impératives aura des répercussions pratiques considérables là où les ayants droit avaient tendance à écarter contractuellement les exceptions légales. La consécration de ce caractère impératif des exceptions par le législateur belge a de quoi étonner, quand on constate qu’au même moment, le législateur communautaire propose un système d’exceptions facultatives (voir art. 5, 3 de la proposition de directive sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information – COM(9) 628 final). 4.6 Exceptions aux droits voisins (art. 46 et 47bis LDA) Le législateur a encore profité de cette révision de la loi du 30 juin 1994 pour introduire en matière de droits voisins une exception en faveur de l’enseignement ou de la recherche scientifique (art. 46, 3obis LDA) et pour consacrer le caractère impératif des exceptions (nouvel art. 47bis LDA). 4.7 Les droits à rémunération (art. 59 et 61bis à 61quater LDA) Les règles relatives au droit à rémunération pour copie graphique ou analogue déjà prévues au chapitre V de la Loi sur le droit d’auteur (et mises en œuvre par l’arrêté royal du 30 octobre 1997)55 sont légèrement modifiées pour tenir compte de la nouvelle terminologie et systématique des exceptions: ce droit vaut désormais en cas de reproduction a) d’œuvres et b) de bases de données non électroniques i) dans un «but strictement privé» (respectivement art. 22, §1, 4o LDA et art. 22bis, §1, 1o LDA) ou ii) «à des fins d’illustration de l’enseignement ou de recherche scientifique» (respectivement art. 22, §1, 4obis LDA et art. 22bis, §1, 2o LDA). En outre, un nouveau droit à rémunération en cas d’usage «didactique» (pour reprendre l’ancienne terminologie) ou à titre de recherche a) d’œuvres et b) de bases de données est consacré dans un chapitre supplémentaire de la Loi sur le droit d’auteur (un chapitre 55. Mon., 7 nov. 1997, p. 29912. La loi du 31 août 1998 225 Vbis intitulé «De la reproduction et/ou de la communication d’œuvres et de prestations à des fins d’illustration de l’enseignement ou de recherche scientifique»). Les auteurs et les éditeurs d’œuvres (articles, œuvres plastiques ou courts fragments d’autres œuvres) et de bases de données fixées sur un support autre que graphique ou analogue, donc sur un support électronique, bénéficient de ce droit en cas de reproduction dans les conditions respectivement fixées par les articles 22, §1, 4oter et 22bis, §1, 3o LDA (en outre, les auteurs de bases de données ont un droit à rémunération en cas de communication à des fins d’illustration de l’enseignement ou de recherche). Les titulaires de droits voisins (artistes-interprètes et producteurs) ont également un droit à rémunération en cas de reproduction de leurs prestations à des fins d’illustration de l’enseignement ou de recherche. Ce système prévoyant une rémunération proportionnelle (en fonction des actes d’exploitation) devra être mis en place par accord entre parties (ayants droit et débiteurs) ou, à défaut, par une commission ad hoc (voir nouvel art. 61quater, §1 et §2 LDA; à comparer à l’art. 42 LDA). Ce droit à rémunération est cessible, mais ne tombe pas dans le champ des présomptions de cession en matière audiovisuelle et de films et les auteurs et artistes-interprètes conservent en tout état de cause un droit à rémunération équitable, auquel ils ne peuvent renoncer (nouvel art. 6quater, §3, al. 1 à 3 LDA). La règle de réciprocité s’applique aux droits à rémunération (voisins) des éditeurs, artistes-interprètes et producteurs (voir art. 79, al. 4 LDA modifié). 5. Conclusions La transposition du volet «droit voisin» de la directive communautaire permettra de combler certaines lacunes de la protection des recueils d’informations: désormais, ceux qui ont entrepris des investissements dans la constitution de bases de données dont les éléments ne sont pas protégés, par exemple des adresses, pourront avec plus de succès qu’auparavant56 s’opposer à la réutilisation de ce contenu par des concurrents agissant de manière parasitaire (sans devoir passer par l’article 93 de la loi sur les pratiques du commerce, l’information et la protection du consommateur du 14 juillet 1991). 56. Et à condition de se réserver les moyens de prouver l’investissement substantiel dans l’obtention, la vérification ou la présentation de la base de données (voir supra no 5). 226 Les Cahiers de propriété intellectuelle En ce qui concerne le volet «droit d’auteur», la loi du 31 août 1998 a surtout fourni l’occasion de revoir le système général des exceptions (et des rémunérations), notamment dans le cas d’usage à titre d’illustration de l’enseignement ou de recherche scientifique. Vol. 13, no 1 Une perspective sur les marques de commerce tridimensionnelles Annie Robitaille* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229 2. La Loi sur les marques de commerce . . . . . . . . . . . . . 229 2.1 Définitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229 2.2. La marque tridimensionnelle considérée en tant que signe distinctif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231 2.2.1 Façonnement de marchandises ou de leurs contenants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231 2.2.2 Mode d’envelopper ou d’empaqueter les marchandises . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234 2.2.3 Preuve du caractère distinctif acquis par le signe distinctif . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235 2.2.4 Aucune restriction à l’art ou à l’industrie. . . . 236 2.3 La marque tridimensionnelle considérée en tant que marque de commerce ordinaire . . . . . . . . . . 237 2.4 La marque constituée par une représentation bidimensionnelle d’un objet tridimensionnel . . . . . 240 © Annie Robitaille, 2000. * Avocate et agent de marques de commerce au sein des cabinets Brouillette Charpentier Fortin et Brouillette Kosie; article transmis à l’éditeur le 7 juillet 2000. 227 228 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3. Évaluation de la stratégie de dépôt à retenir . . . . . . . . 240 3.1 La protection accordée par dessin industriel . . . . . 240 3.2 Le dessin en deux dimensions d’un objet tridimensionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242 3.3 La marque bidimensionnelle apposée sur un objet à trois dimensions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242 4. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244 1. Introduction Au nombre des développements ayant affecté le droit des marques de commerce au cours de la dernière décennie, figurent Internet bien sûr, mais aussi la notion de ce qui constitue en soi une marque de commerce. En feuilletant le Journal des marques de commerce1, l’on constate en effet la progression constante qu’ont connue, au cours des dernières années, les marques de commerce non traditionnelles. D’exceptions qu’elles étaient, les marques de commerce non traditionnelles sont de plus en plus répandues, phénomène relié aux nouvelles stratégies de marketing. Le présent article se veut un survol du droit canadien des marques de commerce en ce qui a trait aux marques de commerce non traditionnelles et plus particulièrement celles tridimensionnelles. 2. La Loi sur les marques de commerce 2.1 Définitions La Loi sur les marques de commerce2 ne définit pas la marque de commerce tridimensionnelle en soi. Seules les notions de marque de commerce et de signe distinctif y sont définies: marque de commerce. Selon le cas: a) marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres; 1. Publication hebdomadaire réalisée par le Bureau des marques de commerce du Canada conformément à l’article 15 du Règlement sur les marques de commerce (1996). 2. L.R.C. (1985), c. T-13 (ci-après «L.M.C.»). 229 230 Les Cahiers de propriété intellectuelle b) marque de certification; c) signe distinctif; d) marque de commerce projetée.3 signe distinctif. Selon le cas: a) façonnement de marchandises ou de leurs contenants; b) mode d’envelopper ou empaqueter des marchandises, dont la présentation est employée par une personne afin de distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres.4 Lorsque la marque tridimensionnelle peut être qualifiée de signe distinctif en vertu de la Loi, elle est considérée comme tel et doit dès lors remplir les exigences de l’article 13 de la Loi, lequel précise les conditions que doit satisfaire le signe distinctif pour être enregistrable: 13. (1) Un signe distinctif n’est enregistrable que si, à la fois: a) le signe a été employé au Canada par le requérant ou son prédécesseur en titre de façon à être devenu distinctif à la date de la production d’une demande d’enregistrement le concernant; b) l’emploi exclusif, par le requérant, de ce signe distinctif en liaison avec les marchandises ou services avec lesquels il a été employé n’a pas vraisemblablement pour effet de restreindre de façon déraisonnable le développement d’un art ou d’une industrie. Effet de l’enregistrement (2) Aucun enregistrement d’un signe distinctif ne gêne l’emploi de toute particularité utilitaire incorporée dans le signe distinctif. 3. L.M.C., art. 2. 4. Ibid. Perspective sur les marques de commerce tridimensionnelles 231 Aucune restriction à l’art ou à l’industrie (3) L’enregistrement d’un signe distinctif peut être radié par la Cour fédérale, sur demande de toute personne intéressée, si le tribunal décide que l’enregistrement est vraisemblablement devenu de nature à restreindre d’une façon déraisonnable le développement d’un art ou d’une industrie.5 Si, par contre, la marque tridimensionnelle ne tombe dans aucune des catégories énumérées à la définition de signe distinctif, elle est alors considérée comme une marque de commerce ordinaire. Compte tenu des exigences de l’article 13 précité, l’on conçoit aisément l’importance de s’interroger sur la qualification de la marque tridimensionnelle à titre de signe distinctif ou de marque de commerce ordinaire préalablement à la production d’une demande d’enregistrement la concernant. 2.2 La marque tridimensionnelle considérée en tant que signe distinctif Tel que mentionné plus avant, il peut s’agir du façonnement de marchandises ou de leurs contenants ou du mode d’envelopper ou empaqueter des marchandises6. 2.2.1 Façonnement de marchandises ou de leurs contenants Jusqu’à tout récemment, le Bureau des marques de commerce n’était doté d’aucune politique cohérente et précise au regard de l’interprétation à donner à la définition de signe distinctif. Ceci pouvant s’expliquer en partie par le peu d’autorités jurisprudentielles et doctrinales en la matière. Bien que l’on retrouve au registre des marques de commerce des enregistrements de marques de commerce tridimensionnelles considérées en tant que marques ordinaires, la pratique du Bureau des marques de commerce au cours des dernières années consistait à considérer presque invariablement toute marque tridimensionnelle en tant que signe distinctif. 5. Id., art. 13. 6. Smith, Kline & French Canada Ltd. c. Registrar of Trade Marks (1987), 14 C.P.R. (3d) 432 (C.F.), le juge Strayer à la page 435: il peut s’agir soit a) du façonnement de marchandises ou de leurs contenants, soit b) du mode d’envelopper ou empaqueter des marchandises, soit d’une combinaison des éléments décrits en a) et b) de la définition de signe distinctif. 232 Les Cahiers de propriété intellectuelle Or, le Bureau des marques de commerce a, depuis, préparé un projet d’énoncé de pratique7, lequel énoncé était toujours, au moment d’écrire le présent article, à l’état de projet. D’après la position adoptée par le Bureau des marques de commerce, le fait de traiter ou non comme un signe une marque constituée du façonnement de marchandises ou de leurs contenants «dépend de la nature du rapport entre, d’une part, les marchandises et leurs contenants, dont le façonnement constitue la marque, et, d’autre part, les marchandises ou services visés par l’état déclaratif des marchandises ou des services dans la demande»8. S’agissant d’une demande d’enregistrement à l’égard de marchandises ou de services, le requérant d’une marque de commerce tridimensionnelle constituée du façonnement de marchandises ou de leurs contenants devra déposer une demande d’enregistrement de signe distinctif seulement «dans les cas où les marchandises ou leurs contenants présentent un rapport fondamental avec les services» ou «sont étroitement liés aux marchandises» visées par la demande d’enregistrement9. Dans le cas contraire, le requérant pourra déposer une demande d’enregistrement de marque de commerce ordinaire. À titre d’illustration, le Bureau fournit l’exemple d’une demande d’enregistrement constituée du façonnement de contenants d’aliments employés en liaison avec des services de restauration rapide. Il s’agirait dans ce cas d’un signe distinctif. Il en serait autrement du façonnement d’un parachute employé en liaison avec des services de restauration. Il s’agirait dans ce dernier cas d’une marque de commerce ordinaire10. Aussi, lorsque la marque tridimensionnelle ne fait pas partie intégrante d’une marchandise ou de son contenant mais y est attachée seulement pour distinguer des marchandises ou des services, celle-ci ne sera pas considérée comme faisant partie de la marchandise ou de son contenant au sens de la définition d’un signe distinctif. Le projet d’énoncé de pratique précise qu’il s’agit là d’une question de fait qui varie selon le cas11. 7. «Projet d’énoncé de pratique concernant l’enregistrabilité des marques à trois dimensions» publié dans l’édition du 23 février 2000 du Journal des marques de commerce (vol. 47, no 2365) aux pages 127 à 133 et présenté sur le site Internet de l’OPIC à http://strategis.ic.gc.ca/se_mrksv/cipo/tm/tm_comments. 8. Id., page 5. 9. Ibid. 10. Ibid. 11. Id., page 6. Perspective sur les marques de commerce tridimensionnelles 233 Le Bureau fournit à cet égard l’exemple d’un ornement de capot, lequel ne fait pas partie intégrante d’une automobile. La forme tridimensionnelle de l’ornement de capot pourrait être enregistrée à titre de marque de commerce ordinaire en liaison avec des automobiles. Il en serait autrement de la calandre ou des feux arrières d’une automobile, lesquels seraient considérés comme partie intégrante de cette dernière. Partant, ceux-ci ne seraient enregistrables qu’à titre de signe distinctif en liaison avec des automobiles12. Le projet d’énoncé de pratique du Bureau des marques de commerce précise également que le façonnement de marchandises ou de leurs contenants «inclut aussi bien le façonnement de l’ensemble d’une marchandise ou de son contenant que le façonnement d’une partie d’une marchandise ou de son contenant». Le Bureau justifie cette prise de position par le fait qu’il serait trop facile pour un requérant de contourner les restrictions prévues à l’article 13 de la Loi en supprimant un détail négligeable du façonnement de l’ensemble de la marchandise. Quoique cette interprétation de la Loi nous apparaisse bien fondée, la définition de signe distinctif gagnerait à être précisée par voie d’amendement législatif pour éviter toute ambiguïté. Il convient de noter à cet égard qu’il fut un temps où la pratique du Bureau des marques de commerce était de considérer le façonnement de marchandises comme signifiant le façonnement de l’ensemble de la marchandise par opposition à une partie seulement de la marchandise, le tout tel qu’il ressort des enregistrements de marques de commerce ci-après reproduits. Ainsi, en appliquant le projet d’énoncé de pratique du Bureau des marques de commerce à quelques enregistrements de marques de commerce ordinaires obtenus par le passé, il est permis de croire que les enregistrements suivants ne seraient aujourd’hui permis qu’en tant que signes distinctifs: TMA 322,466 Description de la marque: «La marque comprend le dessin d’une calandre et d’un radiateur d’automobile; la représentation d’une automobile en pointillés ne fait pas partie de la marque de commerce.» Marchandises: «Voitures pour passagers.» 12. Ibid. 234 Les Cahiers de propriété intellectuelle TMA 353,328 Description de la marque: «La marque se compose de la configuration d’une partie de la tête et du manche d’un outil à main présentant des surfaces de chaque côté du manche qui s’écartent l’une de l’autre à partir d’une arête, qui s’étendent sur un axe médian de chaque côté du manche et qui rejoignent les joues de marteau en suivant une ligne en forme de V dont la pointe se trouve à un bout de l’arête. La représentation du marteau apparaissant en pointillés ne fait pas partie de la marque de commerce.» Marchandises: «Outils manuels, nommément, marteaux, hachettes, pics, haches et masses.» TMA 461,020 Description de la marque: «La marque de commerce est représentée sous la forme d’une poignée de lime à ongles; le contour pointillé de la lime à ongles ne fait pas partie de la marque de commerce.» Marchandises: «Produits d’hygiène personnelle, nommément limes à ongles.» TMA 378,202 Description de la marque: «La marque de commerce comprend les coins aplatis de la benne à compost. La représentation des marchandises apparaissant dans le contour pointillé ne fait pas partie de la marque de commerce.» Marchandises: «Bennes à compost.» 2.2.2 Mode d’envelopper ou d’empaqueter les marchandises Le projet d’énoncé de pratique précise «que la présentation du mode inclut tous les éléments visuels du signe figurant dans le ou les Perspective sur les marques de commerce tridimensionnelles 235 dessins soumis avec la demande d’enregistrement, exception faite des éléments qui ont été désignés comme ne faisant pas partie du signe»13. En d’autres mots, il importe peu que le signe distinctif comporte ou non un élément de texte14, dès lors qu’une des caractéristiques de la marque consiste en un signe distinctif, elle est considérée comme tel. 2.2.3 Preuve du caractère distinctif acquis par le signe distinctif Tel que mentionné plus avant, le signe distinctif doit, pour être enregistrable, satisfaire les exigences de l’article 13 de la Loi précité. Aussi, le signe doit-il avoir été employé au Canada par le requérant de façon à être devenu distinctif à la date de production d’une demande d’enregistrement le concernant. Là réside l’intérêt de déterminer si la marque tridimensionnelle peut être qualifiée de marque de commerce ordinaire ou doit plutôt être qualifiée de signe distinctif puisqu’à la différence d’une demande d’enregistrement visant une marque de commerce ordinaire, la demande d’enregistrement d’un signe distinctif ne peut viser un emploi projeté de ce signe au Canada. Preuve doit être faite du caractère distinctif acquis par le signe15. 13. Ibid. 14. C’est-à-dire qu’il s’agisse d’une marque de commerce mixte. 15. Il convient à ce chapitre d’ouvrir une parenthèse et de rappeler que la Loi concernant la concurrence déloyale dans l’industrie et le commerce (S.C. 1932, c. 38) définissait le signe distinctif de la manière suivante: «[...] a mode of shaping, moulding, wrapping or packing wares entering into trade or commerce which, by reason only of the sensory impression thereby given and independently of any element of utility or convenience it may have, is adapted to distinguish the wares so treated from other similar wares and is used by some person in association with his wares in such a way as to indicate to dealers in and/or users of similar wares that the wares so treated have been manufactured or sold by him.» Or, tel que le fait remarquer l’auteur Janet M. FURHER aux pages 7 et 8 de son article intitulé «The Debate about Three-Dimensional Trade-Marks» présenté le 23 septembre 1999 au Congrès de l’Institut de propriété intellectuelle du Canada tenu au Château Frontenac à Québec: «It is clear from this definition that some aspect of the wares themselves, whether shaping, moulding, wrapping or packing, was intended to be protected as a «distinguishing guise» and not some other ware or item associated with the wares. It is also evident by use of the phrase «is adapted to distinguish» that proposed use guises were contemplated by the definition. There is some logic to this if one ascribes to the view that like word marks or like two-dimensional design marks, there is a spectrum of distinctiveness from inherently strong to inherently weak. This view is expressed in the Report as follows: «As the above definitions indicate, the distinguishing guises are, in fact, a species of design 236 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le fardeau de preuve incombant au requérant est élevé16. L’énoncé de pratique précise que la preuve qui sera jugée suffisante dépendra dans une forte mesure des circonstances de chaque cas. Aussi, dans le cas d’un signe distinctif ayant une fonction décorative ou utilitaire certaine, une preuve de chiffre d’affaires considérable et de montants importants consacrés à la publicité pourra être jugée insuffisante. Il faudra dès lors fournir des éléments de preuve plus directs que les acheteurs sur le marché considèrent que le signe permet de distinguer les marchandises ou les services de leur propriétaire de ceux d’autres personnes. L’on pourra ainsi avoir recours à des affidavits de consommateurs ou à une preuve par sondage17. 2.2.4 Aucune restriction à l’art ou à l’industrie L’article 13 de la Loi précité édicte expressément que l’emploi exclusif, par le requérant, du signe distinctif ne doit pas avoir pour effet de restreindre de façon déraisonnable le développement d’un art ou d’une industrie. Ceci devrait être vérifié auprès du client lors de l’évaluation de la stratégie préalable à la production de la demande d’enregistrement. trade mark». If a mark, whether comprised of words, designs or three-dimensional shapes, is inherently distinctive, one wonders at the necessity of establishing acquired distinctiveness. In any event, the Report also indicates that «trade and commerce» apparently found the protection embodied in the UCA for «distinguishing guises» to be too broad.» Au même effet, H.G. FOX, The Canadian Law of Trade-Marks and Unfair Competition, 3e édition, Toronto, Carswell, 1972, à la page 205: «While a distinguishing guise, including both the shape of the wares or their containers and the mode of wrapping or packaging the wares, the appearance of which distinguishes the wares of one person from those of another ought to continue to be registrable as a trade mark, under the 1953 Act, a distinguishing guise is not, as it was under the Unfair Competition Act, registrable in the same way as an ordinary trade mark, but may be registered only after proof has been made of its distinctiveness by use in Canada. In addition, registration is allowed only if the Registrar is satisfied that the exclusive use following upon its registration is not likely unreasonably to limit the development of any art or industry, and is thus not likely to hamper industry in its use of newly developed processes, materials or methods of merchandising.» Nous reviendrons plus loin sur cet aspect de la question. 16. Le projet d’énoncé de pratique concernant l’enregistrabilité des marques à trois dimensions indique en fait qu’il s’agit là «d’un fardeau dont il est difficile de s’acquitter, surtout lorsque le signe est faible en soi, par exemple lorsque le signe a une fonction décorative ou utilitaire certaine, voir Calumet Manufacturing c. Mennen (1989), 27 C.P.R. (3d) 467 (Comm. opp.) D.J. Martin, et Park Davis c. Empire Laboratories (1963), 41 C.P.R. 121 (Cour de l’É.) le juge Noël à la page 145». 17. Ibid. Perspective sur les marques de commerce tridimensionnelles 237 2.3 La marque tridimensionnelle considérée en tant que marque de commerce ordinaire Lorsque la marque de commerce tridimensionnelle peut être qualifiée de marque de commerce ordinaire, aucune exigence particulière, à l’exception de celles ci-après discutées, ne doit être remplie. Ainsi, une demande d’enregistrement la concernant peut être basée sur un emploi projeté de la marque de commerce au Canada ou encore sur l’enregistrement et l’emploi à l’étranger de la marque de commerce. Il est à noter toutefois qu’au cours de l’examen de la demande, le Bureau des marques de commerce déterminera si la marque est essentiellement fonctionnelle d’un point de vue décoratif ou utilitaire18. Si tel est le cas, et si cette fonctionnalité a essentiellement trait aux marchandises ou services visés par la demande, la marque ne sera pas enregistrable19. L’on veut éviter d’accorder un monopole sur la fonctionnalité. L’objet de la Loi n’est d’ailleurs pas d’accorder un monopole sur des marchandises ou des services mais plutôt sur une marque de commerce employée en liaison avec des marchandises ou des services. Également, lorsque la demande d’enregistrement vise une marque de commerce tridimensionnelle en tant que marque de commerce ordinaire plutôt qu’en tant que signe distinctif, le Bureau exigera désormais que la demande d’enregistrement inclue une description de la marque de commerce indiquant expressément que celle-ci consiste en une marque à trois dimensions20. Aussi, lorsqu’il n’est pas clair si la marque faisant l’objet d’une demande d’enregistrement consiste en une marque à deux dimensions ou à trois dimensions, le Bureau exigera désormais que le requérant lui fournisse la précision par écrit21. Cette nouvelle pratique du Bureau des marques de commerce nous apparaît appropriée et nécessaire afin d’apporter plus de clarté et de cohérence au registre des marques de commerce. D’ailleurs, lorsque la marque de commerce tridimensionnelle est considérée en tant que signe distinctif, elle est expressément décrite en tant que tel au registre des marques de commerce. 18. Id., page 7. 19. Id., page 7 et affaire Remington Rand Corp. c. Philips Electronic N.V. (1995), 64 C.P.R. (3d) 467 (C.A.F.). 20. Id., page 3. 21. Ibid. 238 Les Cahiers de propriété intellectuelle Afin d’illustrer notre propos, il convient de nous pencher sur quelques enregistrements de marques de commerce tridimensionnelles figurant au registre des marques de commerce. Ainsi, les enregistrements suivants de marques de commerce tridimensionnelles considérées en tant que marques ordinaires nous apparaissent en accord avec le projet d’énoncé de pratique: TMA 467,215 Description de la marque: «La marque de commerce est un dessin en trois dimensions sous forme de plaquette ronde sur une ficelle avec un contour légèrement ondulé et deux côtés généralement plats.» Marchandises: «Montres, instruments de chronométrage, chronomètres et chronographes.» TMA 428,850 Description de la marque: «La marque de commerce est caractérisée par l’apposition d’une demi-sphère convexe tridimensionnelle sur la partie supérieure de la languette, sans égard pour la matière de la surface, la texture, les mots ou les motifs sur la surface; le contour pointillé de la chaussure ne fait pas partie de la marque de commerce.» Marchandises: «Chaussures, nommément chaussures et parties de chaussures.» Il importe de souligner qu’il s’agit là d’une appréciation personnelle. Aussi, dans la mesure où le Bureau des marques de commerce considérera dorénavant le façonnement de marchandises comme incluant aussi bien le façonnement de l’ensemble ou d’une partie seulement d’une marchandise ou de son contenant, d’aucuns pourraient prétendre par exemple que l’enregistrement TMA 428,850 constitué de la demi-sphère tridimensionnelle ne serait aujourd’hui permis qu’en tant que signe distinctif. Comme il s’agit là d’une question de fait, il serait certainement possible de prétendre que cette marque tridimensionnelle ne présente pas un rapport fondamental ou n’est pas étroitement liée aux marchandises de sorte que celle-ci demeure Perspective sur les marques de commerce tridimensionnelles 239 enregistrable à titre de marque de commerce ordinaire. En d’autres mots, l’on pourrait prétendre que cette marque tridimensionnelle ne présente aucune connexion essentielle («no essential connection»)22 avec les marchandises et que, partant, celle-ci est enregistrable en tant que marque de commerce ordinaire. Également, dans la mesure où la demi-sphère tridimensionnelle jouerait une fonction utilitaire à titre de «pompe», d’aucuns pourraient prétendre cette marque non enregistrable que ce soit à titre de signe distinctif ou de marque de commerce ordinaire. Par ailleurs, les enregistrements ci-après décrits nécessiteraient que soit précisée la nature tridimensionnelle de la marque afin d’éviter toute ambiguïté: TMA 466,198 Description de la marque: «La représentation des chaînes porte-clés indiquée en pointillés ne fait pas partie de la marque de commerce; la marque de commerce est constituée par la représentation miniature d’une lanterne avec la marque COLEMAN et le dessin.» Marchandises: «Chaînes porte-clés.» TMA 481,209 Description de la marque: «La marque de commerce est formée d’un brin d’herbe à l’intérieur d’une bouteille et la représentation de la bouteille qui est montrée dans la partie hachurée ne fait pas partie de la marque.» Marchandises: «Vodka.» tout comme a été précisée la nature bidimensionnelle de la marque visée par la demande d’enregistrement suivante: 22. Remington Rand Corp. c. Phillips Electronic N.V., précitée, note 19. Voir également l’affaire IVG Rubber Canada Ltd. c. Goodall Rubber Co. (1980), 48 C.P.R. (2d) 268 (C.F.). 240 Les Cahiers de propriété intellectuelle TMO 899,889 Description de la marque: «La marque de commerce comprend un dessin bidimensionnel.» Marchandises: «Produits pour l’automobile, nommément produits et systèmes de manutention de fluides, [...]» Services: «Conception et entretien de produits et d’équipements de transport, produits et équipements de contrôle de manutention et de transfert de fluides, produits et équipements militaires et de défense, et produits et équipements électroniques et électriques.» 2.4 La marque constituée par une représentation bidimensionnelle d’un objet tridimensionnel Si ce qui est visé par la marque est le dessin d’un objet tridimensionnel et non l’objet lui-même, il est clair qu’il s’agit d’une marque ordinaire. 3. Évaluation de la stratégie de dépôt à retenir Lorsque la marque de commerce tridimensionnelle tombe dans l’une des catégories énumérées à la définition de signe distinctif et que ce signe distinctif n’a par ailleurs que peu ou pas été utilisé au Canada, pareil signe distinctif ne peut faire l’objet d’une demande d’enregistrement faute de pouvoir établir la distinctivité acquise par ce signe au Canada. Afin de contourner cette difficulté, l’on peut avoir recours soit à l’enregistrement d’un dessin industriel, soit à la production d’une demande d’enregistrement de marque de commerce pour un dessin constitué par une représentation bidimensionnelle de la marque tridimensionnelle. Il est également possible de protéger une marque constituée par une couleur ou autre caractéristique appliquée à un objet tridimensionnel. 3.1 La protection accordée par dessin industriel L’enregistrement d’un dessin industriel confère une protection statutaire de dix ans qui protège la configuration ou les éléments Perspective sur les marques de commerce tridimensionnelles 241 décoratifs d’un produit manufacturé23. En vertu de l’article 2 de la Loi sur les dessins industriels, le dessin industriel est défini comme suit: Caractéristiques ou combinaison de caractéristiques visuelles d’un objet fini, en ce qui touche la configuration, le motif ou les éléments décoratifs. Parmi les articles les plus communément protégés par l’enregistrement d’un dessin industriel, l’on retrouve des contenants tels bouteilles, verres à boire, pots et porte-savons. L’on conçoit dès lors que le façonnement de marchandises ou de leurs contenants puisse être considéré non seulement sous l’angle d’un signe distinctif en vertu de la Loi sur les marques de commerce mais également en tant que dessin industriel. Ainsi, dans la mesure où le signe distinctif constitué du façonnement de marchandises ou de leurs contenants n’a pas été publié au Canada ou ailleurs dans le monde depuis plus d’un an préalablement à la production de la demande d’enregistrement de dessin industriel le concernant24, il pourrait s’avérer judicieux de protéger ce signe en tant que dessin industriel. La protection accordée par la Loi sur les dessins industriels pouvant s’échelonner sur dix ans25, le propriétaire de ce signe pourrait profiter de cette période de temps pour débuter l’emploi du signe en tant que signe distinctif au sens de la Loi sur les marques de commerce. Avant l’expiration du monopole conféré par la Loi sur les dessins industriels, une demande d’enregistrement de signe distinctif pourrait être produite auprès du Bureau des marques de commerce. Il est à noter toutefois que faute de recherche plus poussée sur cette question, nous ne pouvons affirmer avec certitude que le requérant d’une telle demande d’enregistrement pourrait invoquer l’achalandage et la notoriété acquis par le signe pendant la durée du monopole conféré par la Loi sur les dessins industriels. L’on constate néanmoins les limites de cette approche, soit 1) le signe distinctif ne doit pas avoir été publié plus d’un an avant la pro23. Art. 10 de la Loi sur les dessins industriels, L.R.C. (1985), c. I-9 et art. 19 des Règles régissant les dessins industriels, C.R.C., c. 964. 24. Le paragraphe 6(3) de la Loi sur les dessins industriels limite en effet l’enregistrement d’un dessin industriel aux demandes d’enregistrement produites dans l’année suivant la première publication du dessin industriel au Canada ou ailleurs dans le monde. 25. Paragraphe 6(3) de la Loi sur les dessins industriels, précité, note 24. 242 Les Cahiers de propriété intellectuelle duction de la demande d’enregistrement de dessin industriel le concernant, et 2) pour que ce signe puisse être enregistré en tant que signe distinctif en vertu de la Loi sur les marques de commerce, celui-ci doit tout de même avoir été utilisé de façon à être devenu distinctif au Canada. 3.2 Le dessin en deux dimensions d’un objet tridimensionnel Une autre façon de protéger indirectement une marque de commerce tridimensionnelle considérée en tant que signe distinctif consiste à requérir plutôt l’enregistrement d’une marque de commerce bidimensionnelle (à savoir un dessin) d’un objet en trois dimensions. Il faut cependant s’assurer dans ce cas qu’il y ait usage du «dessin» et non uniquement de l’objet tridimensionnel. À titre d’exemple, l’enregistrement suivant, lequel serait valide dans la mesure où il y aurait usage du dessin: TMA 513,926 Description de la marque: «La marque de commerce comprend le dessin d’une semelle d’usure. La représentation du contour d’une semelle d’usure en pointillés ne fait pas partie de la marque de commerce mais fait partie du dessin afin de montrer l’emplacement de la marque.» Marchandises: «Chaussures, nommément bottes et souliers.» 3.3 La marque bidimensionnelle apposée sur un objet à trois dimensions Cette façon de faire est utilisée fréquemment lorsque la marque de commerce consiste seulement en une couleur particulière appliquée à la surface visible d’un objet particulier26. 26. Il est à noter que lorsqu’une marque de commerce consiste seulement en une couleur particulière appliquée à la surface d’un objet particulier, celle-ci n’est pas considérée être un signe distinctif (page 4 de l’énoncé de pratique concernant l’enregistrabilité des marques à trois dimensions). Le projet d’énoncé de pratique précise les exigences que doit satisfaire une telle marque pour être enregistrable. Il n’est pas de l’objet du présent article de traiter des marques de commerce constituées seulement d’une couleur particulière. Pour une analyse Perspective sur les marques de commerce tridimensionnelles 243 Afin qu’une telle marque soit enregistrable, elle doit satisfaire les trois exigences suivantes: 1) Le contour de l’objet à trois dimensions est représenté en pointillés. 2) La demande comporte un énoncé indiquant que l’objet à trois dimensions montré en pointillés dans le dessin ne fait pas partie de la marque de commerce et est représenté uniquement pour donner un exemple de la façon dont la marque de commerce peut être apposée sur un objet à trois dimensions. 3) La demande comporte une description de la marque de commerce indiquant clairement que la demande vise uniquement la marque bidimensionnelle. La description ne doit pas contenir une implication pouvant donner à penser que la marque englobe un élément à trois dimensions que ce soit comme un énoncé précisant que le dessin montre l’endroit où la marque de commerce serait apposée sur un objet à trois dimensions27. Encore ici, il convient d’illustrer notre propos à l’aide d’exemples tirés du registre des marques de commerce: TMO 887,398 Description de la marque: «La marque de commerce consiste en un dessin en deux dimensions formé de deux ensembles ovales joints par une petite ligne au milieu de chaque section. Le dessin en deux dimensions entoure un objet tridimensionnel. Un dépliant publicitaire est inclus et représente des marde la question, voir les décisions Novopharm Ltd. c. Ciba-Geigy Canada Ltd. rendue le 14 avril 2000 par le juge Rouleau de la Section de première instance de la Cour fédérale dans le dossier T-2482-97; Apotex inc. c. Ciba-Geigy Canada Ltd. rendue le 14 avril 2000 par le juge Rouleau de la Section de première instance de la Cour fédérale dans le dossier T-2483-97; Novopharm Ltd. c. Astra Aktiebolag rendue le 14 avril 2000 par le juge Rouleau de la Section de première instance de la Cour fédérale dans le dossier T-224-98, et Apotex c. Monsanto Canada, Inc. rendue le 13 avril 2000 par le juge Rouleau de la Section de première instance de la Cour fédérale dans le dossier T-257-98 ainsi que l’article de doctrine préparé par Justine WIEBE intitulé «Trade-Mark Protection for Colour in Canada» présenté le 23 septembre 1999 au congrès de l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada tenu au Château Frontenac à Québec. 27. Projet d’énoncé de pratique concernant l’enregistrabilité des marques à trois dimensions, précité, note 7, page 3. 244 Les Cahiers de propriété intellectuelle chandises sur lesquelles apparaît la marque de commerce. L’objet tridimensionnel représenté en pointillés dans le dessin ne fait pas partie de la marque de commerce et ne sert qu’à montrer un exemple d’application de la marque de commerce à un objet tridimensionnel.» Marchandises: «Outils à main et outils électriques.» TMO 1,008,603 Description de la marque: «La représentation de la bouteille montrée en pointillés ne fait pas partie de la marque de commerce. La marque de commerce comprend la couleur blanche appliquée sur toute la surface visible de la bouteille, à l’exception de la capsule de la bouteille, et la couleur bleue appliquée sur toute la surface visible de la capsule de la bouteille, comme le montre le dessin annexé faisant partie de cette demande.» Marchandises: «Préparations pharmaceutiques, nommément remèdes pour la prévention et le soulagement des brûlures gastriques et des indigestions causées par l’acidité, et suppléments de calcium.» 4. Conclusion Les exigences édictées à l’article 13 de la Loi sur les marques de commerce restreignent la mesure dans laquelle les marques de commerce tridimensionnelles tombant dans la catégorie de signe distinctif peuvent être enregistrées au Canada, ce qui n’est pas sans causer quelques irritants ou incompréhensions au sein de la clientèle étrangère et même locale. Le projet d’énoncé de pratique concernant l’enregistrabilité des marques de commerce à trois dimensions préparé par le Bureau des marques de commerce du Canada apparaît certes le bienvenu, notamment afin de corriger les incohérences perçues dans le traitement des demandes d’enregistrement de marques de commerce. Néanmoins, cet énoncé ne peut contrecarrer les dispositions expressément édictées à l’article 13 de la Loi. Perspective sur les marques de commerce tridimensionnelles 245 C’est ainsi qu’il est permis de croire que des amendements législatifs devront éventuellement être apportés afin d’harmoniser la législation canadienne sur cette question avec celle d’autres juridictions plus permissives28. Il convient de rappeler à cet égard que l’ancienne définition de signe distinctif contenue à la Loi concernant la concurrence déloyale dans l’industrie et le commerce précitée29 permettait l’enregistrement d’un tel signe dans la mesure où celui-ci était «apte à distinguer» les marchandises lui étant associées. Cette législation étaitelle non seulement beaucoup plus en accord avec le courant législatif international prévalant en la matière mais également en accord avec le concept même de marque de commerce. 28. Notamment, les législations américaine, allemande, australienne, brésilienne, britannique, européenne (marque communautaire) et japonaise. Pour une revue de la législation étrangère en la matière, voir l’article de Janet M. Furher, précité, note 15. 29. Supra, note 15. Compte rendu Droits intellectuels et concurrence déloyale Catherine Bergeron* Comme son titre l’indique, cet ouvrage1 se veut une étude parallèle de deux sujets voisins, soit les droits intellectuels et la concurrence déloyale. Bien que ces deux notions évoluent dans des univers juridiques différents, l’auteur nous brosse un tableau général de leur interaction. Avocate, docteur en droit et assistante à la faculté de droit de l’ULB, Andrée Puttemans se livre dans cette publication à un véritable exercice de synthèse du droit de la propriété intellectuelle et de la concurrence déloyale. Pour ce faire, elle passe en revue, dans une première partie intitulée «Les Origines», les principales composantes des droits intellectuels, en passant par les droits d’auteur, les marques de commerce, les dessins et modèles, les brevets, et même les certificats d’obtention végétale. Le droit de la concurrence déloyale est, quant à lui, présenté d’une manière évolutive; l’auteure nous renseigne sur l’état de ce droit de ses origines à la conception actuelle de l’action en concurrence déloyale. Ensuite, vient une partie plus analytique où les deux notions, de façon parallèle, sont mises au premier plan. En effet, le droit de la © LÉGER ROBIC RICHARD/ROBIC, 2000. * Étudiante, du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. 1. Andrée PUTTEMANS, Droits intellectuels et concurrence déloyale – Pour une protection des droits intellectuels par l’action en concurrence déloyale, collection de la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles, Bruxelles, Bruylant, 2000, 569 pages. ISBN 2-8027-1364-7. 247 248 Les Cahiers de propriété intellectuelle concurrence déloyale et le droit de la propriété intellectuelle ont pour objets communs la sauvegarde du bon fonctionnement du marché et la lutte contre les distorsions de concurrence illégitimes, et tendent donc tous deux à l’élimination de la contrefaçon. En premier lieu, l’auteure explique comment, au cours des années, les droits intellectuels et les droit de la concurrence ont été traités, en Belgique principalement. Nous apprenons donc que, avant 1934, la doctrine admettait le cumul des deux protections, laissant alors une place très limitée à la spécificité des deux lois. Par contre, un arrêt de la Cour de cassation rendu à cette date charnière venait changer le cours des choses; la doctrine et la jurisprudence faisaient maintenant une distinction très nette entre la concurrence déloyale et la contrefaçon de marque. L’auteure se livre ainsi à un exposé concis de l’évolution de l’état du droit jusqu’à la mise en vigueur de la loi de 1971 qui prononçait expressément l’exclusion du cumul des protections. Dans la seconde partie de l’ouvrage que l’auteur intitule «État des lieux», il est fait place à l’étude de l’état actuel du droit naissant de cet important chambardement. Conséquemment, madame Puttemans se livre à un exposé rigoureux sur le rôle respectif des deux ensembles de droits. Elle explique que le droit à la concurrence déloyale ne peut compléter la loi spéciale de la propriété intellectuelle en telle sorte qu’il viderait celle-ci de sa substance; la Loi sur la concurrence déloyale est complémentaire, ne s’appliquant que lorsque celle sur le droit d’auteur ne trouve pas application. Pour exprimer ce principe de complémentarité, l’auteure fait souvent référence dans son texte à l’effet réflexe des lois de propriété intellectuelle, cette théorie étant envisagée lorsque tout cumul d’actions est exclu. Bien qu’elle dépeigne précisément et rigoureusement l’état du droit actuel, madame Puttemans expose néanmoins au lecteur sa vision personnelle des choses; elle s’affiche résolument en faveur du cumul des deux droits. Selon elle, l’ouverture de l’action en concurrence déloyale (par exemple par l’action en cessation) pourrait permettre aux personnes lésées par la violation d’un droit intellectuel de combattre la contrefaçon tout en maintenant un équilibre entre les intérêts respectifs du titulaire du droit et des autres acteurs économiques. Toujours selon l’auteure, le revirement de situation provoqué par la Cour de cassation puis par le législateur belge est incontestablement venu priver les titulaires de ces droits d’un moyen d’action rapide, efficace et dissuasif. Droits intellectuels et concurrence déloyale 249 Toujours dans cette deuxième partie de l’ouvrage, l’auteure reprend les différents droits intellectuels de façon individuelle et explore leur interaction avec le droit de la concurrence déloyale. Donc, chacun de ces droits (brevet, certificat d’obtention végétale, dessins et modèles, droit d’auteur et droits voisins, et marque) est examiné sous quatre angles principaux, soit le règlement du cumul des actions, l’effet réflexe, la protection complémentaire par le droit de la concurrence déloyale et les questions de procédures. Pour ce faire, madame Puttemans illustre sa thèse à l’aide d’une panoplie d’exemples tirés de la jurisprudence. Pour couronner ce brillant travail de synthèse, l’auteure a opté pour une analyse plus contemporaine du sujet en renseignant le lecteur sur les nouveaux droits intellectuels, comme les topographies de produits semi-conducteurs (apparentés aux topographies des circuits intégrés au Canada) et les bases de données. Encore une fois, l’auteure utilise la protection complémentaire du droit de la concurrence déloyale pour guider l’étude de ces deux droits nouveaux. En conclusion, la principale ligne directrice qui ressort de cette intéressante étude est la suivante: démontrer l’opportunité et la possibilité d’assurer aux droits intellectuels une protection par l’action en concurrence déloyale, principalement sous la forme d’une action en cessation. Déterminée à faire la lumière sur des idées fausses trop bien ancrées dans le droit belge et dans le droit européen en général, l’auteure n’hésite pas à suggérer les modifications légales nécessaires pour permettre le cumul des actions et envisage les principales conséquences de ces modifications. Compte rendu Le contrat de commande en droit d’auteur français Marie-Ève Côté* Cet ouvrage1 propose une étude exhaustive du contrat de commande en droit d’auteur français, sujet très peu analysé mais d’une importance considérable en matière de droit d’auteur. L’auteure se livre à un examen complet et fort utile de la nature du contrat de commande dans le cadre spécifique de la propriété littéraire et artistique. Tout d’abord, il convient de souligner que le contrat de commande est très populaire en droit d’auteur et une analyse s’imposait afin d’éviter un certain chaos juridique dans le domaine. Afin d’offrir un outil de travail intégral, l’auteure a divisé sa tâche en deux parties. Dans un premier temps, l’auteure dresse un parallèle entre le contrat de commande à l’état pur et le contrat d’entreprise. Ainsi, elle soulève les problèmes de qualification du contrat de commande pour en venir à la conclusion que l’on peut retenir les qualités du contrat d’entreprise. En effet, ce dernier représente un cadre juridique offrant la possibilité de s’adapter aux critères du contrat de commande. Elle précise également ne pas voir la nécessité d’assimiler le contrat de commande à une convention sui generis. Suite à cette © LÉGER ROBIC RICHARD/ROBIC, 2000. * Étudiante à l’École de formation professionnelle du Barreau du Québec, en stage auprès du cabinet d’avocats LÉGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c. et du cabinet d’agents de brevets et de marques de commerce ROBIC, s.e.n.c. 1. Stéphanie DENOIX de SAINT MARC, Le contrat de commande en droit d’auteur français, collection Le droit des affaires – Propriété intellectuelle no 19, Paris, Litec, 2000, 256 pages; ISBN 2-7111-3108-4. 251 252 Les Cahiers de propriété intellectuelle affirmation, elle brosse un tableau général des conséquences juridiques de la qualification de contrat d’entreprise. Dans un deuxième temps, l’auteure traite du contrat de commande dans un contexte spécifique de droit d’auteur, c’est-à-dire dans une situation où une œuvre est commandée à un créateur. Pour ce faire, elle procède d’abord à l’observation des différentes règles du Code de propriété intellectuelle concernant la protection de l’auteur. Par la suite, est abordée une tentative de conciliation entre les intérêts du commanditaire à la recherche de la sécurité contractuelle et ceux de l’auteur commandité à la quête de la protection de son œuvre. Ainsi sont soulevés trois conflits susceptibles de surgir dans le cadre d’une telle convention, soit la possibilité d’un équilibre entre les directives du commanditaire et la liberté de création de l’auteur, le problème de l’approbation de l’œuvre commandée et, finalement, la question d’exploitation de l’œuvre commandée. À chacun de ces obstacles sont suggérées des solutions réalistes qui résultent en un compromis juste et équitable afin de satisfaire les intérêts respectifs des créateurs commandités d’une part et ceux des commanditaires d’autre part. Cette réflexion critique et originale à propos du contrat de commande en droit français s’avère un excellent travail d’analyse. Stéphanie Denoix de Saint Marc conclut notamment avec le souhait de trouver l’équilibre idéal qui se manifesterait par la reconnaissance de la dignité de l’auteur par le commanditaire et par une vision de la commande comme un instrument de création de la part du commandité. Vol. 13, no 1 LIVRES PARUS Ghislain Roussel BARREAU DU QUÉBEC, Formation permanente, volume 133, collectif, Développements récents en droit du divertissement, Montréal, Les Éditions Yvon Blais inc., 2000, 134 pages, 35 $, ISBN: 2-89451-400-X. BAULCH, Libby, Michael GREEN et Mary WYBURN, éd., The Boundaries of Copyright. Its Proper Limitations and Exceptions/ Les frontières du droit d’auteur – Ses limites et exceptions, Actes des Journées d’étude de l’ALAI du 14 au 17 septembre 1998, à Cambridge (UK), Redfern, Australie, Australian Copyright Council, 1999, 384 pages, gratuit pour les membres de l’ALAI, ISBN: 1 875833 66 8. 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