Sociologie Le conseil de classe : un rite méritocratique

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Sociologie Le conseil de classe : un rite méritocratique
Sociologie
Le conseil de classe :
un rite méritocratique
Jean-Yves Mas, professeur agrégé de SES au lycée du Parc-des-Loges d’Évry
À la fin de chaque trimestre, une certaine effervescence règne dans l’air.
Professeurs, élèves et personnel administratif semblent se préparer
à une représentation théâtrale… la mise en scène du conseil de classe !
À
la fin de chaque trimestre,
à quelques semaines des
vacances, règne dans les
établissements scolaires secondaires
français (lycées et collèges) une
ambiance particulière. Il y a de
l’agitation et de l’effervescence
dans l’air. Cette agitation et cette
effervescence se retrouvent d’abord
en salle des professeurs. Ceux-ci
semblent plus inquiets, plus tendus,
plus concentrés que d’habitude.
Dans la journée, entre deux cours,
ils corrigent leurs dernières copies
ou remplissent des bulletins, ce qui
peut donner lieu à des commentaires sur le niveau d’un élève ou les
appréciations déjà inscrites. Ils s’interpellent, s’interrogent ou s’apostrophent pour connaître l’avis d’un
collègue sur une classe ou un élève ;
ils s’échangent des anecdotes, des
« bons mots » ou des réflexions
humoristiques non dénuées parfois
d’un certain cynisme. Quelques
retardataires fébriles cherchent « les
bulletins » qu’ils n’ont pas encore
eu le temps de remplir, pestant
contre les collègues qui ne les rangent pas convenablement ou l’administration qui les réclame trop tôt.
En milieu ou fin d’après-midi, des
groupes d’enseignants se retrouvent
et attendent en salle des professeurs.
Là aussi ils discutent, plaisantent,
s’informent sur le déroulement du trimestre passé et échangent, de façon
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informelle, informations et impressions sur les classes et les élèves qu’il
ont en commun. Certains s’impatientent lorsqu’ils s’aperçoivent qu’un
certain timing ne sera pas respecté et
qu’ils rentreront en retard. L’atmosphère est bon enfant, mais on sent
toutefois comme une certaine tension
dans l’air. Règne alors une ambiance
curieuse qui rappelle les coulisses
d’un théâtre avant une représentation.
Puis, semblables à des acteurs qui
vont monter sur scène, les enseignants se dirigent d’un pas plus ou
moins décidé vers une salle adjacente
ou située en général non loin de la
salle des professeurs.
Cette effervescence se retrouve aussi
chez les élèves. Les dernières
semaines ont été parfois éprouvantes.
À la fatigue légitime de la fin du trimestre s’ajoute la nervosité due aux
derniers contrôles qui se sont succédé
les jours précédents. Ils viennent de
prendre connaissance de leurs
moyennes trimestrielles, on les sent
inquiets, tendus, nerveux, parfois
déçus; et même si leurs résultats sont
satisfaisants, ils semblent anxieux.
Ils se comparent, s’interrogent pour
connaître les notes des uns et des
autres. Eux aussi attendent quelque
chose. Une échéance approche.
Même ambiance du côté de l’administration : les secrétaires, les
conseillers d’éducation et les
membres du personnel administratif
semblent impliqués dans la réalisation d’une tâche particulière, reléguant les activités courantes à une
période ultérieure. Toute cette agitation et cette effervescence ont une
cause bien précise: nous sommes rentrés dans « la période des conseils de
classe », et l’ensemble de la communauté scolaire prépare cette vaste
représentation dont le conseil de
classe est le théâtre.
Le conseil de classe (CC) a déjà fait
l’objet de nombreux articles et
ouvrages sociologiques ou pédagogiques. Certains pour en dénoncer
l’arbitraire (Boumard, 1978 et 1997),
d’autres pour décomposer et analyser les processus de construction des
décisions qui y sont prises. Ainsi F.
Balluteau insiste sur la présence en
son sein de personnes issues de
mondes différents (au sens que Thévenot et Boltanski donnent à ce
terme), qui auront donc des conceptions différentes de ce que doit être
la justice dans le monde scolaire (Balluteau, 1993). Ces personnes mobiliseront alors des données issues de
registres divers pour parvenir à
construire et élaborer un jugement
«juste» sur l’élève, c’est-à-dire satisfaisant le plus possible aux critères
de justice et de justesse des différents
acteurs en présence. L’accent est mis
ici sur l’aspect composite de l’accord
final auquel doivent parvenir les
membres du conseil de classe. Cet
accord s’apparentera donc en dernier
ressort à une sorte de consensus mou
dont l’objectif sera de « satisfaire tout
le monde ». Une autre étude s’intéresse au rôle de l’évaluation dans les
CC, mais à travers une approche plutôt psychosociologique (Marchand,
1997). Philippe Masson, quant à lui,
souligne le rôle finalement mineur
que les conseils de classe joueraient
dans le processus global d’orientation et dans la « gestion des flux scolaires » (Masson, 1995). En effet,
pour celui-ci, les CC ne seraient en
fait que des « réunions administratives » un peu formelles, puisque les
décisions finales d’orientation dépendraient presque essentiellement « de
contingences administratives » et des
« interactions quotidiennes entre
agents de l’institution», mais lui aussi
insiste sur la présence d’intérêts différents au sein des CC et sur la nécessité pour ceux qui y participent de
parvenir à un « ordre négocié » qui
tienne compte de l’expression de ces
divers intérêts.
Prétendre que les CC ne seraient que
des «réunions administratives», c’est
sous-entendre que leur pouvoir décisionnel étant finalement relativement
faible ils ne joueraient désormais
qu’un rôle subalterne dans les processus d’orientation et dans la vie des
établissements, qu’ils ne seraient
somme toute devenus alors qu’un
« rituel » 1 un peu désuet, amené un
jour à disparaître2. Or c’est justement
cet aspect rituel du CC que nous nous
proposons de prendre au sérieux. En
effet, analyser les procédures et les
mécanismes mis en place lors des
conseils de classe à l’aide des
concepts et instruments utilisés par
les sociologues et les ethnologues
lorsqu’ils cherchent à décrypter et à
analyser les rites d’une communauté,
nous semble une piste féconde afin
d’en dévoiler les véritables enjeux.
Mais il s’agira aussi, à travers les discours et les arguments qui y sont
déployés, de comprendre les systèmes
de valeurs présents au sein de l’institution scolaire afin de montrer que,
derrière ces discours, se cache, plus
ou moins explicitement, un véritable
projet sociétal qui renvoie aux fondements mêmes de nos sociétés
contemporaines : à savoir, la réalisation d’une véritable société méritocratique. Bien des débats et des
conflits présents lors des conseils de
classe ne seraient en fait que la
conséquence des apories inhérentes
à ce projet. Notre objectif n’est pas
tant ici d’appréhender le rôle effectif des CC dans les processus d’orientation, mais d’essayer de définir une
« idéologie du CC », qui fonctionne
nous semble-t-il comme une sorte
d’idéal-type du projet méritocratique.
Montrer l’aspect rituel du CC c’est
d’abord s’interroger sur sa véritable
fonction et supposer que celle-ci diffère de celle qu’on lui attribue habituellement, ou du moins montrer que
celle-ci n’est pas la seule. Selon les
principales définitions du rite, celuici se distingue des autres pratiques
sociales par son aspect principalement non utilitaire. Le rite apparaît
comme une pratique à l’efficacité suis
generis (Mauss, 1991, p. 12) Autrement dit, son efficacité ne réside pas
dans la poursuite d’une fin définie à
l’aide de moyens adéquats. L’efficacité d’un rite n’est pas sensible à la
preuve ou mesurable concrètement.
Le rite est l’antithèse d’une action
Zweckrational.
Or le CC a un objectif précis qu’il se
doit de remplir: celui de faire un bilan
du travail et du niveau individuel de
chaque élève afin d’estimer à la fin
de l’année si le choix d’orientation
de celui-ci est pertinent compte tenu
de son niveau, et s’il est apte à suivre
l’orientation qu’il a choisie. Dans la
majorité des cas, il y a adéquation
entre le choix de l’élève et l’avis du
conseil de classe, et son choix est
validé par le conseil. Mais lorsque
celui-ci estime que l’élève n’a pas
atteint le niveau suffisant pour suivre
la voie qu’il a choisie, il peut lui proposer, dans la mesure du possible,
une autre orientation ou l’inciter au
redoublement. L’élève, s’il conteste
la décision du conseil de classe, peut
alors faire appel de celle-ci devant
une commission qui en dernier ressort statue sur son sort et peut dans
certains cas remettre en question la
décision du CC.
Le CC se présente dès lors comme
une procédure d’ajustement qui a
pour fonction de vérifier si les souhaits d’orientation des élèves correspondent à leurs capacités et à leurs
aptitudes. Celles-ci sont censées être
objectivées et révélées par l’évaluation de leur travail, symbolisées par
les « moyennes » obtenues dans
chaque matière et inscrites sur le bulletin scolaire. Ces moyennes sont
complétées par l’avis des professeurs
sur les capacités estimées des élèves
dans leurs disciplines.
Le CC est pourtant une procédure
relativement contraignante et coûteuse. Il nécessite la réunion de l’ensemble des professeurs de la classe,
de deux représentants des parents et
de deux élèves-délégués, d’un
conseiller d’orientation, d’un
conseiller principal d’éducation et
parfois d’une assistante sociale. Cette
réunion est présidée généralement par
le chef d’établissement ou par son
adjoint. Dans certains établissements,
les élèves peuvent assister aux
échanges de points de vue les concernant et, dans ce cas, attendent leur
tour à l’extérieur de la salle. Ces
réunions ont lieu tous les trimestres,
en général l’après-midi ou en début
de soirée ; elles peuvent se prolonger
assez tard et durent en moyenne entre
une et deux heures, et même plus
dans certains cas. Elles mobilisent
donc une vingtaine de personnes,
voire une cinquantaine quand les
élèves y assistent. Elles sont de plus
assez coûteuses puisque les enseignants sont indemnisés et que certains parents doivent s’absenter de
leur travail pour y participer. Elles
❚
1. Le terme de rituel n’apparaît pas dans l’article
de Masson, c’est nous qui extrapolons. Mais, en
revanche, Boumard (1997) l’emploie fréquemment,
mais dans le sens « courant » du terme, pour en
dénoncer son aspect rigide et protocolaire.
Nous nous proposons dans un travail ultérieur
de revenir plus en détail sur ces travaux afin
de faire un bilan critique de l’ensemble
des travaux sociologiques concernant le CC.
2. Ce que souhaite d’ailleurs ouvertement
P. Boumard dans son dernier ouvrage (1997).
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sont souvent critiquées par certains
enseignants qui n’y voient qu’une
contrainte supplémentaire, surtout
lorsqu’ils doivent assister à plusieurs
conseils de classe dans la journée. Ils
se plaignent alors de leur longueur et
de leur aspect formel qui engendrent
parfois une certaine fatigue nerveuse.
Ils mettent souvent en doute leur efficacité, puisque la décision d’orientation prise par le conseil de classe peut
être remise en cause soit par le proviseur lors d’une entrevue avec les
parents, soit par une commission
d’appel. Les CC sont, de plus, bien
souvent un facteur de stress pour les
élèves qui les perçoivent comme des
tribunaux au caractère inquisitorial.
Certains professeurs vont même jusqu’à remettre en cause leur bienfondé et souhaitent parfois ouvertement leur disparition. L’argument
invoqué alors renvoie à la lourdeur
de cette procédure par rapport aux
résultats auxquels elle parvient.
L’idée est qu’un même résultat pourrait être obtenu à l’aide d’une procédure plus légère et plus rapide mobilisant moins d’énergie, comme par
exemple un véritable contrôle continu
(l’élève ne serait évalué alors que par
ses notes) ou une discussion entre le
proviseur et le professeur principal
après consultation des autres professeurs de la classe et / ou par d’autres
moyens à définir3. Notre propos sera
ici de montrer que le CC remplit
d’autres fonctions que celles qu’on
lui attribue, et est sans doute beaucoup plus qu’une simple « procédure
administrative » ou que du moins le
réduire à cela conduit à faire l’impasse sur sa fonction symbolique et
sur les valeurs qui y sont défendues,
fonction que l’analyse du CC en tant
que rituel permet, selon nous, de
révéler.
« C’est un des postulats essentiels de
la sociologie qu’une institution
humaine ne saurait reposer sur l’erreur et le mensonge. Les rites les plus
bizarres traduisent quelques besoins
humains. Les raisons, que le fidèle se
donne à lui-même pour les justifier,
peuvent être et sont le plus souvent
erronées ; les raisons vraies ne lais38 .
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sent pas d’exister ; c’est affaire de la
science de les découvrir.» (Durkheim,
FEVR). Ainsi, si le conseil de classe
apparaît parfois comme une procédure peu rationnelle par rapport au
résultat qu’elle engendre, c’est qu’il
nous semble justement que ce résultat n’est pas son unique but, mais
qu’il poursuit d’autres objectifs et
remplit d’autres fonctions. Mais si
c’est bien souvent en raison de son
aspect rituel qu’il est critiqué, notre
propos cherche à montrer que c’est
justement à cause de son aspect rituel
qu’il est une procédure fondamentale
du système scolaire contemporain.
Ces fonctions rituelles étant peut-être
plus importantes que son objectif
explicite, le CC gagnerait sans doute
en légitimité si ces fonctions étaient
reconnues.
LE CONSEIL DE CLASSE :
ESPACE ET TEMPORALITÉ
Les lieux du conseil
Une des premières caractéristiques
du rite, en tant que cérémonie collective, réside dans la spécificité du
lieu dans lequel il doit se dérouler.
« La cérémonie magique se déroule
dans des lieux qualifiés, la magie
comme la religion a souvent de véritables sanctuaires » (Mauss, op. cit.,
p. 39). En effet, le rite magique ou
religieux va devoir parfois mettre en
contact les sphères complémentaires
mais opposées du sacré et du profane ou évoquer des forces magiques,
spirituelles ou religieuses. Or la mise
en contact de ces deux sphères ou
l’évocation de telles forces nécessite
certaines précautions. En effet, le
non-respect des procédures rituelles
dans l’évocation des forces sacrées
peut être interprété par lesdites forces
comme un sacrilège ; de plus la rencontre du sacré et du profane, rencontre exceptionnelle s’il en est puisqu’elle réunit momentanément deux
domaines qui doivent être habituellement séparés, peut se révéler dangereuse. Cette rencontre doit donc
être médiatisée et organisée selon
certaines règles. « Les rites sont des
règles de conduite qui prescrivent
comment l’homme doit se comporter
avec les choses sacrées» (Durkheim,
FEVR).
Cérémonie exceptionnelle, le rite ne
peut se dérouler dans un lieu vulgaire,
banal, profane, un lieu de tous les
jours. Il doit se dérouler dans un
espace à part, réservé, éventuellement
protégé. Producteur de sacré, il
réclame un lieu sanctifié.
Le CC, en général, se déroule dans
une pièce particulière, une salle de
réunion par exemple, dont le cadre
est en général assez agréable, ou du
moins assez propre et qui se situe
bien souvent près des locaux de l’administration, voire parfois dans les
bureaux des directeurs de l’établissement, c’est-à-dire près des sanctuaires du pouvoir. Il existe même
dans certains établissements récents
des salles spéciales qui ne servent
pratiquement qu’aux CC.
On peut faire ressortir a contrario
l’aspect sacré que se doit de revêtir
le lieu du CC lorsque celui-ci ne peut
justement pas se dérouler dans un tel
lieu. Il se dégage alors comme un
sentiment de malaise et de gêne
lorsque parfois pour des raisons liées
au déroulement simultané de plusieurs CC, ceux-ci ont lieu dans une
salle de classe, pas toujours très
propre avec des graffitis sur les tables
et de la poussière sur le sol ; c’est-àdire dans un lieu « vulgaire » où se
déroule l’activité profane par excellence : le travail. Un CC dans une
salle de classe, cela ne fait pas très
sérieux ! Ce fait peut être parfois ressenti comme un manque de respect
envers les personnes extérieures à
l’établissement qui se déplacent pour
participer au conseil, c’est-à-dire
essentiellement les parents, qui certes
ne diront rien bien sûr, mais tout le
monde aura le sentiment d’une sorte
de sacrilège. Une cérémonie, un rituel
ne peuvent se dérouler que dans un
espace à part, un espace sacré et
consacré.
❚
3. Cf. Boumard (1997), pour des propositions
visant à remplacer le CC (p. 139).
Le temps du conseil
De même, le rite doit s’accomplir à
un moment déterminé, moment qui
doit être distingué du temps profane,
pour éviter une trop grande confusion des genres et garder au rite son
aspect exceptionnel. Or le temps profane par excellence c’est le temps du
labeur, de l’activité économique, le
temps du travail. Le temps du rite est
donc un temps non pas forcément de
repos mais de non-travail, de façon
à ce que le fidèle puisse entièrement
se consacrer à l’exercice du culte
mais aussi de façon à ce que la communauté puisse se réunir et soit donc
libérée des tâches laborieuses. En
cela, le temps du rite est le temps du
collectif, de la communauté par opposition au temps profane qui est le
temps de l’intérêt privé, le temps de
l’individuel. La notion de « chômage
rituel » n’est alors qu’un autre aspect
de l’incompatibilité entre sacré et profane (Durkheim, FEVR).
Le CC n’est pas un rite religieux, y
participer fait partie du travail normal des enseignants et des personnels administratifs. Pourtant, il se
déroulera en général l’après-midi ou
en début de soirée, c’est-à-dire si possible après les cours pour ne pas perturber ces derniers bien sûr, mais
aussi parce qu’ils doivent éviter de
se dérouler en même temps que des
activités profanes. On essaiera donc,
souvent au grand mécontentement
des enseignants qui doivent ensuite
rentrer tard, de les organiser après les
cours, lorsque l’établissement est
fermé et que les élèves l’ont quitté.
Il y a alors comme de la conspiration
et du mystère quand, le concierge
ayant fermé l’accès principal du lycée
ou du collège, les protagonistes doivent sortir par une porte dérobée, ou
faire le tour par derrière pour pouvoir quitter l’établissement, comme
s’ils venaient d’assister à quelque
réunion secrète.
Un CC doit durer à peu près une
heure et demie. Lorsqu’il dure moins
longtemps en général, les enseignants
sont contents mais un sentiment de
malaise, de sacrilège subsiste, le sen-
timent d’avoir bâclé un travail. À l’inverse, un conseil qui dure plus de
deux heures est alors vécu comme
une performance, c’est le signe que
chaque décision a été bien pesée, que
le travail a été fait en profondeur (ou
que l’on a trop « traîné », qu’on n’a
pas été suffisamment efficace).
Ainsi le CC s’inscrit dans une temporalité intermédiaire entre le temps
profane de l’activité laborieuse et le
temps sacré du rite religieux, puisqu’il participe à la fois du premier en
tant qu’obligation professionnelle
pour l’essentiel de ses membres et du
second par son aspect de cérémonial
mobilisant l’ensemble de la collectivité. Non seulement le CC s’inscrit
dans un temps qui lui est propre, mais
il est de plus producteur d’une temporalité particulière.
Le conseil de classe :
un rite de passage
calendaire
En effet, le CC possède aussi de nombreux aspects des rites calendaires
qui marquent le passage entre deux
périodes ou deux saisons particulières. Le passage d’une période à
l’autre, en raison des changements
qu’il implique, peut s’avérer dangereux. La nouvelle période qui s’annonce peut être incertaine. Dans les
sociétés agraires, les variations climatiques engendrées par la nouvelle
saison peuvent s’avérer dramatiques
si elles sont excessives. Le rite permet
alors de mettre le nouveau cycle qui
s’annonce sous la protection d’une
divinité. Ainsi, comme tout passage,
celui-ci se doit d’être marqué, il se
doit d’être ritualisé afin d’être neutralisé (Van Gennep).
Comme de nombreux rites calendaires, le CC permet aussi de marquer le début et la fin d’un cycle. Il
a lieu en général tous les trimestres
et se déroule donc théoriquement
avant chaque période de vacances.
Celles-ci étant en général situées aux
alentours des principales fêtes religieuses (Toussaint, Noël, Pâques).
Les CC doublent ainsi les principaux
rites calendaires traditionnels.
Toutefois, si les rites peuvent marquer
le passage d’une période à l’autre, ils
sont aussi producteurs de temporalité,
en ce sens que ce sont eux qui définissent la périodisation à laquelle se
référera l’ensemble de la communauté.
C’est le CC qui va définir le temps
scolaire, temporalité qui peut n’avoir
que peu de rapport avec la temporalité usuelle. Le CC a lieu en théorie
tous les trois mois; on appellera donc
trimestre scolaire la période située
entre deux conseils de classe, même
si celle-ci, pour des questions d’organisation et de calendrier scolaire, fait
en réalité moins de trois mois. Le
conseil de classe borne et découpe
alors l’année en trois « cycles trimestriels» de taille souvent inégale, mais
c’est ce découpage temporel qui va
rythmer tout le travail de l’année et
auquel se réfère, par la suite, l’ensemble de la communauté scolaire.
Lors du CC, ses membres font le
bilan de la période passée, ce qui permet donc à la fois de clore un cycle et
d’en ouvrir un nouveau, puisque le
CC marque en même temps la naissance du prochain cycle: le deuxième
ou le troisième trimestre, page
presque blanche sur laquelle l’histoire de la classe ou de l’élève est
encore à écrire et où tout espoir est
encore permis. Ainsi, un élève, dont
le premier bilan trimestriel sera jugé
médiocre, se verra encourager à se
reprendre « au prochain trimestre »,
autrement dit l’élève pourra bénéficier d’une deuxième, voire d’une troisième chance, puisque c’est souvent
par rapport à son niveau de fin d’année que sera prise la décision finale
d’orientation. « À condition, bien
entendu, qu’il se mette au travail et
qu’il commence à appliquer les
conseils de ses professeurs le plus
rapidement possible ». N’entend-on
pas proclamer parfois en CC, pour
inciter les élèves à se ressaisir rapidement, que «le deuxième (ou le troisième) trimestre commence dès le
lendemain » ?
Ainsi le CC remplit une fonction
cathartique et moratoire; en clôturant
un cycle il permet éventuellement
l’oubli et le pardon pour la période
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passée, à condition que les mêmes
fautes et les mêmes erreurs ne se
reproduisent pas. En tant que rite de
passage entre deux cycles, il permet
l’absolution, la rémission et autorise
une éventuelle rédemption.
Ainsi comme tout rituel, comme toute
cérémonie qui produit du sacré, le
CC doit se dérouler dans un lieu particulier, un lieu non profane, un
endroit réservé et pendant une
période elle aussi isolée, un temps à
part pour que le sacré et le profane
ne se rencontrent pas ou du moins
que leur rencontre ne soit pas due au
hasard (Durkheim, FEVR, p. 440). Il
génère de plus sa propre temporalité,
puisque en les bornant il définit les
cycles qui vont découper l’année scolaire.
LES ACTEURS DU RITE
ET LA COMMUNAUTÉ
SCOLAIRE
Un déroulement
ritualisé
Le CC va ensuite se dérouler selon
des règles précises à l’aspect fortement ritualisé. La personne qui préside le conseil de classe est le chef
d’établissement ou son adjoint (voire
un CPE ou le professeur principal
lorsque ces derniers sont déjà pris).
De la personnalité et de la fonction
du prêtre dépend l’ambiance de la
messe. Elle est en général plus solennelle avec un principal ou un proviseur et, parfois, plus décontractée
avec son adjoint. L’ambiance dépend
aussi de la personnalité des enseignants, certains étant réputés plus
stricts ou plus rigides, alors que
d’autres, au contraire, le sont, eux,
plutôt pour leurs bons mots ou leur
humour, voire leur cynisme. Il existe
alors un véritable « jeu sur le rite »,
chaque équipe pédagogique s’appropriant le rituel pour en faire son
propre théâtre. La personne qui préside procède à un rapide tour de table
pendant lequel chaque professeur
donne son avis sur l’ambiance et le
niveau général de la classe, en illustrant ses propos de quelques statis40 .
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tiques sur les notes obtenues par les
élèves dans sa matière (moyennes les
plus basses et les plus hautes, pourcentage sur le nombre d’élèves situé
au-dessous ou en dessous de la
moyenne, etc.). Dans ces quelques
instants pendant lesquels les professeurs donnent leur opinion sur la
classe, ils entrent pleinement dans
leur rôle institutionnel face aux
parents, aux élèves et à l’administration. Le CC étant l’unique moment
où ils auront à rendre compte publiquement de leur activité pédagogique,
on assiste parfois à un véritable travail de légitimation, voire à la mise
en place de stratégies de justification
des résultats obtenus par les élèves.
Il faut éventuellement pouvoir expliquer des résultats trop faibles. Le professeur évoque alors les lacunes accumulées, le manque d’intérêt ou de
concentration des élèves. À l’inverse,
l’enseignant doit pouvoir expliquer
des résultats qu’il estime supérieurs
au niveau réel des élèves, ou qui
apparaissent comme meilleurs que
ceux de ses collègues parce qu’il a
donné des devoirs faciles, des interrogations de cours ou qu’il a commencé par des révisions pour encourager les élèves. Il faut montrer aux
parents (et aux autres membres du
CC) que l’évaluation obtenue est
solide, justifiée et donc fiable, et
qu’on pourra donc (ou pas en cas de
moyennes que l’enseignant juge luimême surévaluées) en tenir compte
dans la décision finale que prendra le
CC. Travail donc d’explication, de
justification, de légitimation du mode
d’évaluation afin que tous connaissent l’origine et le mode de « production » de l’information qu’ils utiliseront par la suite. Une simple
présentation des moyennes apparaîtrait comme une procédure trop sèche
et qui ne justifierait pas la présence
de toute l’équipe pédagogique. Il faut
donc un élément supplémentaire, une
subjectivité qui viendra compléter
l’objectivité froide et tranchante de
la note, mais surtout une garantie supplémentaire de la fiabilité de l’évaluation afin que la décision finale ne
risque pas de reposer sur des infor-
Mais au cours de ce rapide « tour de
table », on en apprend bien souvent
autant sur la personnalité de l’enseignant que sur le niveau de la classe.
Même si ce ne sont pas les professeurs mais les élèves qui sont évalués, c’est en partie pendant les CC
que l’administration peut apprécier
le travail des enseignants et que les
réputations se bâtissent. Plus un
enseignant se plaint d’un niveau
faible, plus il passe alors pour exigeant et sévère ; plus au contraire il
se plaint du manque d’attention de
ses élèves, plus il apparaît comme
laxiste ou manquant d’autorité, à tel
point d’ailleurs que bien souvent les
professeurs chahutés n’osent se
plaindre des élèves lorsque les autres
professeurs semblent plutôt satisfaits
de la classe. L’avis d’un enseignant,
la présentation de son évaluation ne
prennent sens que rapportés à l’avis et
à l’évaluation de l’ensemble de
l’équipe pédagogique. Un professeur
qui est seul à présenter des moyennes
faibles passera pour trop exigeant,
mais à l’inverse des moyennes trop
fortes peuvent être un signe de
laxisme ou de négligence (la surévaluation étant parfois un moyen pour
certains enseignants ayant des problèmes relationnels avec leurs classes
de ne pas avoir de remarques des
parents). Une fois le « tour de table »
terminé, la parole est donnée aux
représentants des parents et des
élèves.
Le rite comme
médiation entre le sacré
et le profane : le rôle
des délégués parents
et élèves ; la présence
éventuelle des élèves
Les représentants des élèves et des
parents ont un statut très particulier,
puisqu’ils sont invités à participer au
conseil, mais ne font pas réellement
partie des personnels de l’établissement. Leur présence permet de donner l’illusion d’une ouverture, d’un
contre-pouvoir mais elle est souvent
ressentie comme illégitime, voire
comme une intrusion par certains
enseignants. C’est, bien souvent, une
présence formelle et « rituelle » au
sens le plus courant du terme. Mais
c’est aussi une présence profane au
sein d’un ensemble d’initiés. Aussi
la plupart de leurs interventions sontelles potentiellement dangereuses. En
effet, comme tout contact entre le
sacré et le profane lorsqu’il n’est pas
ritualisé risque d’engendrer un sacrilège, leurs interventions, surtout lorsqu’elles mettent en cause un professeur présent, sont souvent source de
malaise et de malentendus. La plupart sont jugées maladroites ou illégitimes. Ainsi lorsqu’un professeur
est mis en cause par un délégué
parent ou élève, soit celui-ci se justifie, ce qui crée une tension assez vive,
soit le débat est rejeté comme horsjeu, illégitime, et le principal ou un
des professeurs fait remarquer aux
élèves ou aux parents que ce n’est «ni
le lieu ni le moment de parler de cela»
et «qu’on est là pour parler des élèves
et non des professeurs » 4.
Cela dit, même si l’ensemble des professeurs et de l’administration soutient le professeur incriminé, et surtout si le même type d’incident se
renouvelle avec le même professeur
dans d’autres CC, la réputation de
l’enseignant mis en cause en souffre
inévitablement. Ici apparaît donc une
des fonctions du rite tel que le décrit
Durkheim, à savoir mettre en contact
les sphères du sacré et du profane.
Mais si le rite permet cette rencontre
c’est parce qu’il en neutralise, grâce
aux prescriptions et aux proscriptions
rituelles, les effets délétères. Ainsi la
plupart des interventions des délégués parents ou élèves, pour être
acceptées, se doivent d’être prudemment amenées et se garder d’être trop
explicitement agressives ou accusatrices5.
Dans certains établissements, les
élèves assistent au débat les concernant et entendent donc les avis de
leurs professeurs sur leur travail.
Cette procédure est censée responsabiliser l’élève, puisqu’il doit faire
face à l’ensemble de ses professeurs
et entendre ainsi de vive voix
reproches, commentaires ou encouragements. Cette présence s’inscrit
dans une logique « participative » et
démocratique. L’objet du rite, l’élève,
est alors partie prenante de celui-ci.
En fait cette présence n’est jamais
obligatoire et, en général, il est rare
que les élèves dissipés ou trop
timides se déplacent. Toutefois, dans
les lycées où ils ont cette possibilité,
les élèves choisissent en général
d’assister au débat qui les concerne.
Mais là aussi cette confrontation
entre l’élève et les membres du
conseil sera fortement ritualisée. Le
rite étant une « transgression déniée »
(P. Bourdieu), il permet de relier des
sphères qui doivent être habituellement séparées. Or la présence de
l’élève au sein du conseil participe
de cette rencontre et tout doit être
fait pour éviter que cette confrontation tourne à l’affront, au conflit, au
sacrilège. La charge et les tensions
potentielles que peut entraîner cette
confrontation doivent être neutralisées pour éviter les éclats. Ainsi
l’élève face à ses professeurs doit
être respectueux. On lui fera des
remontrances s’il se tient mal sur sa
chaise ou s’il mâche un chewinggum ; il doit bien se tenir et écouter
sans réagir, ou en contrôlant le plus
possible ses réactions, les conseils
ou les reproches qui lui sont
adressés. Dans certains établissements, il n’a le droit de parler que
s’il est interrogé. Mais les profanations et les sacrilèges ne sont pas toujours évitables et la présence des
élèves débouche parfois sur des
esclandres : remise en cause de la
compétence de certains professeurs,
insultes ou réactions de colère face
à des décisions jugées injustes, etc.
Voilà pourquoi une formation des
délégués des élèves et des parents,
ou une préparation des élèves qui
assistent à la discussion de leurs cas,
nous semble nécessaire (ce qui commence à se faire) car bien souvent
cette participation des élèves aux
conseils de classe, qui nous semble
du reste souhaitable (cf. la fin de cet
article), n’est jamais véritablement
ni explicitement pensée ou préparée.
La classe hypostasiée
et le renforcement
de la cohésion sociale
Cette séquence d’échange de points
de vue qui précède l’analyse des cas
particuliers est un des moments clés
du rituel, puisque c’est à ce moment
que la classe est appréhendée d’un
point de vue global, c’est le groupeclasse qui est visé. Jamais jusque-là
l’ensemble des membres de la communauté scolaire (parents, élèves,
professeurs et élèves) ne s’étaient
retrouvés ensemble. La classe, cette
« micro-société » (Durkheim, EM, p.
127), est alors considérée comme un
acteur collectif doté d’une personnalité propre, que l’on disséquera par
la suite en étudiant les cas individuels
ou comme d’une forme dont on va
ensuite analyser les atomes pour
s’apercevoir parfois que le tout n’est
pas que la somme des parties. « La
classe donne une bonne image dans
son ensemble mais finalement le
bilan, somme des cas individuels,
n’est pas fameux » ou au contraire
«elle donne l’image d’une classe agitée mais finalement le bilan n’est pas
si mauvais ».
C’est peut-être ici que le CC remplit
une des fonctions les plus classiques
que l’on attribue traditionnellement
aux rites: le renforcement de la cohésion sociale. Dans ces quelques
moments, le groupe existe virtuellement, mais pleinement. Le président
du conseil s’adresse de façon solennelle aux représentants des élèves en
leur rappelant quelques principes de
base afin que le message entre
l’équipe des professeurs et l’ensemble
de la classe passe bien. Il s’interroge
au deuxième et au troisième trimestre
pour savoir si les leçons des trimestres précédents ont bien été enten-
❚
4. Je me souviens d’un principal faisant remarquer
à une déléguée-élève qui essayait d’intervenir à
propos d’un de ses camarades qu’elle venait de
faire une faute de français lors de son intervention,
ce qui rendit alors évidement caduque ladite
intervention. Cf. aussi Boumard, Un conseil de
classe très ordinaire (1978).
5. Ce que recommandent d’ailleurs les guides ou
mémentos pour délégués d’élèves.
DEES 111 / MARS 1998
. 41
dues. Si effectivement « à travers le
rite la société se tend un miroir » (I.
Chiva, 1986) alors le CC regarde le
groupe-classe au fond des yeux. En
cas de problème (classe dure, agitée
ou paresseuse), on établit un diagnostic en essayant de trouver des
remèdes (sanctions, avertissements
des gêneurs, etc.). Le CC est alors
une instance de régulation. On espère
par une sorte d’incantation collective
que le groupe va se ressaisir ou qu’il
va continuer sur sa lancée, que les
progrès vont se confirmer, qu’il va
prendre conscience des enjeux, etc.
Ce processus n’est pas éloigné de la
définition que donnait Durkheim de
l’Intichuima chez les Aruntas (Durkheim, FEVR, p. 531-534) : un processus de régénération dans lequel le
groupe prend pleinement conscience
de lui-même. Puisque selon la formule durkheimienne, le « sacré c’est
la société hypostasiée », le CC produit, quant à lui, un sacré laïc, à travers lequel cette fois-ci c’est la classe,
cette « micro-société », qui est hypostasiée. D’où le rôle de « prêtre-laïc »
que Durkheim souhaitait voir jouer
aux enseignants (Durkheim, ES,
p. 68).
Puis le CC passe ensuite à ce qui
constitue l’objet principal de la
réunion, à savoir l’examen des cas
particuliers. Les membres du conseil
vont passer à l’analyse des parties de
ce tout que représente la classe et
donc désagréger cette micro-société
pour en observer et en évaluer chaque
membre.
LES FONCTIONS
DU CONSEIL DE CLASSE :
ÉVALUATION,
ÉMULATION,
ORIENTATION
La fonction d’évaluation
Une des autres fonctions traditionnelles du rite est de réaffirmer les
valeurs de la communauté. Or quelles
sont les valeurs sur lesquelles repose
notre système scolaire ? La première
de ces valeurs semble être le travail.
Le CC cherche dans cette perspec42 .
DEES 111 / MARS 1998
tive à déterminer et à récompenser le
travail et le mérite individuel des
élèves. On incite les élèves studieux
à «maintenir leurs efforts», les paresseux à se « mettre au travail », on
jugera celui-ci insuffisant, sérieux ou
satisfaisant, etc. Mais le problème qui
apparaît bien vite est celui de l’efficacité de ce travail. Certains élèves
peuvent travailler beaucoup et obtenir de piètres résultats et inversement
d’autres arrivent à des résultats corrects sans fournir un travail régulier.
Les élèves étant avant tout jugés sur
leurs résultats scolaires, pour que le
travail soit valorisé il doit s’avérer
efficace. En effet, un travail régulier
mais inefficace apparaît vite comme
un gâchis, comme le résultat d’une
attitude louable mais inutile. Mais
l’inverse n’est pas vrai, l’élève qui
travaille peu et qui obtient des résultats corrects, voire bons, ne sera pas
non plus valorisé. La méritocratie
reconnaît et récompense deux types
de qualité personnelle. Les dons et
les talents d’une part, ce qu’on traduira en langage scolaire par les
« aptitudes », les « capacités » ou les
« facilités » de l’élève, et d’autre part
le travail, l’effort et le courage. Le
modèle méritocratique sous-entend
que les premiers sont en fait déterminés par les seconds ou du moins
qu’ils doivent être développés par ces
derniers. Un talent, une disposition,
des aptitudes doivent être entretenus
par un travail régulier et des efforts
individuels qui vont permettre à
l’individu de progresser. Ces efforts
seront eux appréciés subjectivement
par les enseignants. La compétence
associée au travail individuel
débouche alors sur la performance
scolaire, mesurée, elle, « objectivement » ou plutôt objectivée par
les résultats scolaires, et dont la
compétence est la « face cachée »
(Perrenoud, 1986). Le principal
problème de tout projet méritocratique, et a fortiori du CC et de l’institution scolaire, est alors de déterminer ce qui dans le triptyque
capacité-travail-résultat d’un élève
mérite d’être encouragé et récompensé. La justice réclame ici que ne
soit finalement récompensé que ce
qui est attribuable à la responsabilité
même de l’individu, et non aux
contingences de l’origine sociale.
Selon les études de la sociologie
critique des années soixante, les dons
et les talents renvoient davantage à
des déterminismes sociaux ou culturels qu’au mérite et à la volonté
intrinsèque de l’individu (d’ailleurs
la divulgation d’une certaine vulgate
bourdieusienne interdit, désormais en
CC, de parler d’élève « doué »). Mais
quelle justice y aurait-il à récompenser explicitement des résultats obtenus sans efforts? Quel serait le mérite
d’un élève dont les bonnes notes ne
seraient dues qu’au hasard de sa
naissance ? (même si in fine cet élève
passe dans les classes supérieures).
De plus, un tel élève contredit bien
trop le mythe de l’égalité des chances
pour être valorisé. Le CC s’attachera
donc à valoriser les qualités d’effort,
d’implication personnelle, et ce n’est
que lorsqu’il respectera ces normes
que l’élève « doué » sera valorisé.
Pour que mérite il y ait, les compétences originelles doivent être mise
au service d’une volonté personnelle
renvoyant, elle, à la liberté de l’individu (Dupuy, 1992).
On peut toutefois rappeler que, selon
P. Bourdieu, la volonté de progrès et
le goût de l’effort sont eux aussi
socialement déterminés et n’appartiennent pas à l’habitus des classes
populaires6. Dans un autre registre,
John Rawls lui aussi dénie à l’individu la responsabilité et le mérite des
efforts qu’il déploie pour entretenir
ses talents (Rawls, 1987, chap. 12).
Il est toutefois évident que le CC dans
sa fonction d’évaluation ne peut
entrer dans ces débats et, égalité des
chances oblige, il se contente d’essayer de déterminer le mérite personnel (au sens où nous l’avons défini
ci-dessus) de l’individu, sans poser
la question de l’origine de ce mérite.
❚
6. P. Bourdieu, Les Héritiers, et Perrenoud (op. cit.).
Ces qualités d’application et de respect
des normes scolaires appartiennent
surtout à l’habitus des classes moyennes.
C’est donc à travers ce double prisme
des talents et de l’utilisation qu’en
font les élèves, que le CC évaluera
et jugera ces derniers. Nous pouvons
alors tenter d’établir une typologie à
partir de ces deux critères7.
Le premier cas est assez simple: c’est
celui de l’élève qui a des capacités et
qui travaille sérieusement. Ses facultés sont révélées et développées par
son travail et objectivées par ses
résultats. C’est le bon élève type qui
souscrit aux normes de l’institution
et dont les résultats dépendent certes
de ses capacités de départ mais qui
actualise ses facultés grâce à des
efforts réguliers et constants. Cet
élève sera valorisé, il sera estimé
brillant et sera sans doute félicité (cf.
ci-dessous). Toutefois, il ne sera valorisé que si son travail est estimé régulier, un élève trop brillant et qui arriverait sans trop se fatiguer à des
résultats excellents sera toujours un
peu suspect aux yeux de certains
enseignants. Il apparaît alors comme
un contre-modèle qui risque de
décourager les autres et qui de plus
semble ne pas vraiment avoir besoin
des conseils et de l’aide de ses professeurs pour réussir.
Puis il y a celui à qui on reconnaît
des aptitudes mais qui ne travaille pas
suffisamment. Tout dépendra là aussi
des résultats obtenus, et le discours
ne sera évidemment pas le même si
ces derniers sont corrects, moyens ou
franchement insuffisants. De plus
reconnaître des capacités à des élèves
qui, ne travaillant pas du tout, obtiennent des résultats faibles peut s’avérer très subjectif et donc parfois discutable. On entendra alors certains
professeurs demander à propos de ce
type d’élève « s’il peut y arriver et
s’il a des facultés alors il faut qu’il
se mette rapidement au travail pour
nous le prouver, car à force de ne pas
travailler il va gâcher ses possibilités et accumuler les lacunes ». Ici le
travail apparaît bien comme le moyen
par lequel les possibilités de l’élève
sont révélées et entretenues. À ce type
d’élève, le CC semble être dans la
position du maître face au mauvais
serviteur dans la parabole des talents8
Capacités de l’élève
Plutôt élevées
Plutôt faibles
positive
Bon élève
Elève « scolaire »
ou « méritant »
négative
« Glandeur sympathique »
Cancre
Attitude
face au travail
lorsqu’il lui demande mais «Qu’as-tu
fait de ton talent ? ». Ici le discours
du conseil de classe utilisera des arguments très économicistes ou franchement utilitaristes : les enseignants
souligneront le gâchis que représentent des ressources inexploitées, ils
en appelleront aux intérêts de l’élève
en lui rappelant qu’il doit travailler
pour lui afin de s’assurer de l’orientation de son choix. Si les résultats
sont moyens, les arguments seront
pratiquement les mêmes mais ils
seront évoqués dans un registre moins
dramatique : on trouvera dommage
qu’un tel se « contente de la
moyenne », on regrettera une attitude
un peu dilettante ou que cet élève ne
travaille pas au « maximum de ses
capacités » alors qu’il pourrait « tellement mieux faire ». Cette dernière
phrase devenant presque la maxime
générique du conseil de classe (cf. le
sous-titre du livre de F. Balluteau,
Conseil de classe: peut mieux faire!).
La métaphore économiciste, comme
on le verra plus tard, nous semble loin
d’être gratuite : chaque élève semble
comparé à une entreprise qui possède
des capacités de production, et il
importe alors que l’élève utilise ses
capacités au maximum, qu’il exploite
au mieux ses ressources et ses dons,
afin d’optimiser ses performances, de
façon certes à ce qu’il progresse dans
le domaine de la science et du savoir,
mais aussi pour que ses résultats permettent de refléter et de déterminer
sa véritable valeur scolaire.
On notera toutefois que ce type
d’élève peut bénéficier d’une certaine
indulgence de la part de certains
enseignants, et de ses camarades,
puisqu’il réussit à réunir à la fois un
certain prestige dû à ses « capacités»,
éventuellement révélées par une cul-
ture extra-scolaire assimilable à la
détention d’un certain capital symbolique et donc source d’une certaine
légitimité et un mépris très aristocratique du travail, assimilable lui à un
« profit de transgression » (Bourdieu,
1986). Ce qui en fait donc par rapport aux normes de l’institution un
déviant symbolique. Déviant parce
qu’il ne respecte pas les normes de
l’institution en ne travaillant pas
comme il le devrait, mais déviant
« symbolique » parce qu’on lui attribue quand même souvent par défaut
une valeur scolaire potentiellement
assez élevée. C’est le cas du « glandeur sympathique», l’élève a-scolaire
mais doué qui se contente d’assurer
ses moyennes. Personnage parfois en
révolte par rapport à l’institution dont
il semble par son comportement
remettre en cause les normes (remise
en cause bien plus souvent symbolique que réelle), ce qui lui assure
parfois la sympathie de certains enseignants adeptes eux-mêmes d’un anticonformisme bon teint et qui ont parfois eu le même comportement lors
de leur scolarité. On pourrait même
rajouter que ce type d’élève est sans
doute, dans son refus de la compéti-
❚
7. Cette typologie, éminemment réductrice,
n’a qu’un but de modélisation et ne prétend pas
décrire les situations réelles bien plus complexes, ne
serait-ce que parce qu’un élève ne sera pas toujours
perçu par ses professeurs de la même façon,
et pourrait donc en fonction des matières être classé
dans des cases différentes. Il faudrait aussi prendre
en compte, pour chaque type d’élève, les résultats
obtenus et établir bien des degrés et un continuum
plus précis dans nos critères distinctifs majeurs.
Il s’agit ici plutôt d’idéal-type de comportement
scolaire.
8. Évangile selon St Matthieu, 25.3,
même si le terme de talent renvoie davantage dans
la parabole à une somme d’argent confiée
par le maître à son serviteur.
DEES 111 / MARS 1998
. 43
tion prônée par l’institution, plus
proche du modèle de l’individu
rationnel du type homo œconomicus
que de l’homo ludens au sens de Huizinga. En se contentant d’un travail
minimum qui lui assurera toutefois
l’orientation de son choix, il maximise sa fonction d’utilité en ne gaspillant pas ses ressources, c’est-à-dire
son temps de libre, puisqu’il parvient
à un partage optimal entre travail et
loisir. Ce type d’attitude pourrait être
assimilable à un conflit entre deux
types d’intérêt : entre celui de l’institution qui souhaite que les élèves
travaillent à leur maximum et l’intérêt individuel de l’élève qui souhaite
certes passer dans la classe supérieure, obtenir des bonnes notes, mais
travailler le moins possible9.
À l’inverse, il y a ceux à qui on
reconnaîtra des capacités limitées, et
leur jugement se fera là aussi par rapport à leur attitude vis-à-vis du travail. Le cancre est l’élève qui apparaît
non seulement comme ayant une
valeur scolaire faible, c’est-à-dire peu
de capacité et que l’on jugera de plus
paresseux. Son cas ne semble pas
poser de gros problèmes, il n’y a ici
pas vraiment matière à débat puisque
tout le monde s’accordera en général sur le jugement prononcé. Ses
moyennes sont faibles et son travail
insuffisant, on lui conseillera en général de se mettre au travail ou on envisagera sa réorientation ou son redoublement.
Plus problématique est l’élève qui
certes a peu de capacité mais qui
s’accroche et travaille beaucoup.
Tout dépendra là aussi des résultats
obtenus10 (cf. plus loin le débat sur
les encouragements). Mais ce type
d’élève pose problème. Théoriquement c’est le type de l’élève même
qui respecte les normes scolaires
(attitude positive en classe, bonne
volonté, etc.) et les valeurs de la
méritocratie républicaine (surtout s’il
est issu de milieu faiblement pourvu
en capital scolaire ou culturel). C’est
l’élève qui travaille et qui s’accroche.
On admire sa volonté de bien faire,
son courage, mais si ses efforts restent vains et ses résultats médiocres
44 .
DEES 111 / MARS 1998
malgré tout, le CC se retrouve
désarmé. À la question que pose parfois le principal « que peut-on lui
conseiller pour que ses résultats
s’améliorent ? » suivra en général un
silence gêné, souvent synonyme
d’impuissance. Le processus d’euphémisation mis en place par les
enseignants dans leurs appréciations
débouche alors sur la constitution
d’une langue de bois pédagogique
dont la pauvreté sémantique illustre
bien le désarroi de l’institution dans
son rôle purement pédagogique. On
lui conseillera de « maintenir ses
efforts », de « persévérer dans son
travail», de «ne surtout pas se décourager» ou «d’améliorer ses méthodes
de travail». Les professeurs lui reprocheront d’être laborieux, parfois
même paradoxalement de trop travailler, ou de fournir un travail trop
scolaire. L’ambiguïté sera ici très
forte puisqu’une institution reproche
à ses membres de manifester des attitudes qu’elle leur a elle-même inculquées et se servira de l’adjectif tiré
de son substantif comme d’une
marque d’indignité en l’utilisant de
façon péjorative : « C’est la vérité
dernière de sa dépendance à l’égard
des rapports de classe que trahit le
système d’enseignement lorsqu’il
dévalorise les manières trop scolaires
de ceux qui lui doivent leurs
manières, désavouant par là sa
manière propre de produire des
manières et avouant du même coup
son impuissance à affirmer l’autonomie d’un mode proprement scolaire de production » (P. Bourdieu,
1970). Pourtant tout le monde s’accordera à trouver du mérite à ce type
d’élève, surtout quand ses résultats
progresseront. Mais là aussi parler
d’élève méritant devient presque
péjoratif. En effet, l’homme du
« mérite réussi » n’est pas tant
« l’homme de la réussite » que celui
de « l’échec surmonté » (Lucchesi,
1996). Comme si l’effort entâchait
voire démentait le succès de la
volonté, comme si une réussite due à
un effort était une réussite temporaire voire artificielle. Mais « derrière
la connotation négative de l’effort
apparaît l’idée que nul ne peut se surmonter soi-même » (Lucchesi, op.
cit.). Le méritant essaye de dépasser
sa nature, d’apparaître à force de travail comme plus capable qu’il ne
l’est. « Dans l’effort la volonté n’a
qu’une longueur d’avance sur la
nature » (op. cit.). Nul ne pouvant
dépasser durablement ses limites,
l’homme du mérite fait alors figure
de «parvenu de lui-même» (op. cit.).
Il nous semble ici que ce paradoxe
renvoie à l’articulation entre les deux
définitions du mérite que nous avons
distinguées plus haut à savoir entre
les capacités de l’élève et son travail,
entre son talent et sa volonté, sa
nature et sa liberté : car bien souvent
le second, lors des CC (et dans le
projet méritocratique), ne nous
semble appréhendé que comme le
moyen de connaître, de reconnaître,
de découvrir le premier.
Comme si le mérite de l’élève, compris ici comme « un ensemble de
compétences actualisé et effectivement mis en œuvre » (A. Boyer), ne
pouvait être évalué et révélé que
grâce à son travail personnel. L’élève
n’apparaît alors ici que comme un
potentiel à optimiser. Un individu
doté de compétences qu’il va falloir
découvrir et évaluer. Le rôle de l’évaluation se résumant peu ou prou à ce
travail de « révélation » de la valeur
« réelle » de l’élève. Mais pour que
l’enseignant puisse déterminer cette
❚
9. Nous avons parfaitement conscience qu’assimiler
le travail scolaire à un coût relève d’un postulat
utilitariste, sans doute vérifiable pour certains
élèves, mais certainement pas par tous. Le travail
scolaire pouvant être après tout aussi… un plaisir !
10. Cf. Perrenoud, « De quoi la réussite scolaire
est-elle faite ? ». Si le respect de ces normes
participent à la constitution de l’excellence scolaire
dans les classes du primaire ou même du collège,
il nous semble que, même « s’il y a plusieurs façons
d’être excellent ou suffisant », il y a quand même
une différence entre l’excellence et la suffisance
scolaire, et que si il n’est pas nécessaire
pour réussir dans l’enseignement primaire
(ce que précise d’ailleurs Perrenoud)
« d’avoir des aptitudes hors du commun »,
le problème est différent au lycée, justement parce
que parfois l’élève « scolaire » n’arrive pas
à compenser son manque de brillant par des efforts
acharnés, contrairement à ce qui se passe
dans les classes précédentes selon
ce que semble sous-entendre Perrenoud.
«valeur réelle», pour qu’il puisse tirer
«le meilleur de l’élève », encore fautil que celui-ci se donne à fond et qu’il
exploite « au maximum » ses capacités, afin que le système scolaire
puisse évaluer et déterminer objectivement ces dernières.
Le travail de l’enseignant s’apparente
alors à celui d’un entrepreneur qui
maximise ses résultats à l’aide des
ressources dont il dispose, même si
elles sont rares ou limitées. Quand
certains enseignants estiment qu’ils
doivent « tirer le meilleur de leurs
élèves », il s’agit bien ici de la révélation ontologique des capacités de
ces derniers, même si celles-ci sont
faibles, il faut aussi pouvoir les déterminer. L’idée de progrès devient alors
très relative, voire même presque
impossible puisque tout progrès dû à
un effort ne serait finalement que l’actualisation d’une qualité individuelle
préexistante mais une qualité uniquement virtuelle que seul l’effort et le
travail sont à même de révéler. Le
paradoxe du «glandeur sympathique»
et « de l’élève méritant » nous semble
alors explicable. Ces deux types de
comportement scolaires risquent de
rendre le système d’évaluation sousoptimal: le premier parce qu’en ne travaillant pas au maximum de ses capacités il ne permet pas l’actualisation
et l’évaluation correcte de celles-ci et
risque par son comportement d’être
sous-évalué par rapport à sa « valeur
réelle » ; pour le second le risque est
alors inverse, par un travail acharné,
que les enseignants se doivent tout de
même d’encourager et de sanctionner
positivement, éventuellement grâce à
une évaluation plus formative que
sommative, il risque de faire illusion et
d’être «surévalué». Voilà pourquoi le
méritant risque d’apparaître selon les
termes de N. Luchesi comme «un parvenu de lui-même ».
Mérite et émulation :
« les avis du conseil »
Le débat sur le mérite et ses apories
est encore plus explicite lorsqu’il
s’agit d’attribuer les avis du conseil
de classe. En effet, dans un but
d’émulation, le conseil de classe en
plus de l’appréciation générale apposée en bas du bulletin par le président du conseil de classe peut, s’il le
souhaite, émettre des « avis », sorte
de sanctions symboliques positives
ou négatives, qui avaient disparu dans
certains lycées et qui ont été réintroduites à la fin des années quatrevingt11. Ces avis sont au nombre de
trois ou quatre selon les établissements. L’élève peut recevoir les «félicitations» s’il a des résultats brillants,
le « tableau d’honneur » pour des
résultats honorables (cette distinction
semble relativement rare et n’existe
que dans certains lycées mais était
courante dans les années soixantedix et auparavant lors des remises de
prix), les « encouragements » s’il se
montre travailleur, ou un « avertissement » de travail ou de conduite en
cas de travail insuffisant ou d’attitude jugée peu conforme aux normes
scolaires. Or, si en général les félicitations ou l’avertissement reposent
sur des critères relativement objectifs, les encouragements eux donnent
souvent lieu à un débat entre les
enseignants pour savoir sur quels critères ils doivent reposer (nous avons
pu observer d’ailleurs que ce débat a
lieu dans des lycées différents exactement dans les mêmes termes). Si
tout le monde s’accorde pour encourager des élèves méritants et sérieux
mais pas forcément brillants, les avis
diffèrent lorsqu’il s’agit de définir ce
qu’on entend par le terme de mérite et
surtout sur ce qu’il convient de
récompenser. Les deux « signaux »
sur lesquels pourraient reposer cette
notion n’étant pas toujours corrélés.
Le mérite peut dans ce cas s’analyser comme une attitude ou en fonction des résultats obtenus. En fait,
c’est surtout la façon dont ces derniers ont été obtenus qui définit l’obtention des encouragements. Ainsi un
élève qui travaille régulièrement et
qui obtient des résultats corrects se
doit d’être encouragé : il satisfait aux
deux critères sélectionnés plus haut,
et de plus il montre que le discours
officiel fonctionne puisque c’est grâce
à son travail, et donc aussi au travail
et conseils que lui donnent ses professeurs, qu’il réussit.
Or certains élèves peuvent parvenir
aussi à des résultats similaires mais
sans se donner beaucoup de mal.
C’est le cas du « glandeur sympathique », rencontré plus haut, l’élève
qui ne travaille pas à son maximum,
qui a des «capacités non exploitées»,
qui se « contente de la moyenne »,
etc. Somme toute, celui qui est doué
mais qui n’a pas de mérite puisque
qu’il n’actualise pas entièrement ses
capacités et qu’il ne doit ses résultats
qu’à ses facilités. Il n’est évidement
pas question d’encourager un tel
élève puisqu’il ne respecte pas les
normes et les prescriptions de l’institution.
À l’inverse, comme nous l’avons vu,
un élève peut être très travailleur et
volontaire mais n’obtenir que des
résultats médiocres. Or cet élève-là
pose problème, puisqu’il invalide la
« devise » de l’institution selon
laquelle « il faut travailler pour obtenir des résultats ». Ainsi, il respecte
les normes de l’institution tout en en
montrant la non-pertinence. De lui
on dira qu’il «s’accroche », on admirera sa volonté, on lui conseillera de
ne «pas se décourager» ou de «maintenir ces efforts ». Cet élève aura-t-il
les encouragements ? Tout dépendra
en fait des conventions, des traditions
de l’établissement ou de la définition
des encouragements qu’auront adoptée les membres du conseil. Dans certains cas, les encouragements seront
indépendants des résultats. On précisera alors qu’on encourage « une
attitude », « un travail », on les appellera parfois aussi officieusement
«encouragements du deuxième type»
(par opposition aux encouragements
du premier type qui récompensent
travail et résultats) alors que, dans
d’autres cas, on estimera les résultats
insuffisants pour attribuer les encou-
❚
11. La réintroduction de ces sanctions symboliques
mériterait une étude à elle seule.
À titre d’hypothèse, il nous semble qu’elle illustre
l’ambigu problème du statut de l’émulation
au sein des établissements scolaires actuels.
DEES 111 / MARS 1998
. 45
ragements à l’élève et on se contentera d’une appréciation positive malgré la faiblesse des résultats.
Ce débat que l’on entend se répéter
avec à chaque fois peu ou prou les
mêmes arguments montre toute l’ambiguïté de la notion de mérite dans le
système scolaire. Il n’a rien de nouveau et a souvent été évoqué dans
tous les travaux sur la sociologie de
l’école. Il préoccupait déjà Durkheim
au début du siècle lorsqu’il remarque
que «les prix et les récompenses vont
toujours aux élèves les plus intelligents et non aux plus vertueux »
(Durkheim, EM, p. 172). Il estime
que, puisqu’il en est de même dans
la société et que l’école a pour but de
préparer l’enfant à la vie sociale, elle
se doit donc de refléter dans son système d’émulation les principes qui y
sont en vigueur ou, au pire, ne pas
trop s’en éloigner. De plus, selon
Durkheim, la vertu, le courage, l’ardeur au travail étant en fait les normes
de l’institution, c’est davantage leur
transgression qui se doit d’être l’objet d’une sanction alors que « leur
respect ne doit avoir rien que de très
naturel » (op. cit.). Récompenser formellement les actes vertueux risque
en effet d’en dénaturer le principe
puisque ceux-ci se doivent d’être
avant tout « gratuits et non intéressés ». Et « d’actes libres et désintéressés » on risque alors d’en faire des
actes « mercantiles ». Toutefois Durkheim s’oppose à toute récompense
formelle ou officielle de l’élève méritant, mais il estime toutefois que
celui-ci doit tout de même être
récompensé (on n’ose dire ici
« encouragé ») par le maître, mais de
façon totalement informelle. S’il lui
« répugne de voir le mérite moral
récompensé de la même façon que le
talent », si « l’idée du prix de vertu »
le fait sourire, il recommande toutefois au maître de «témoigner à l’élève
laborieux, qui fait effort sans réussir
comme ses camarades mieux doués,
de l’amitié et de l’affection », ce qui
serait alors « la meilleure des récompenses et permettrait de rétablir un
équilibre aujourd’hui injustement
troublé et faussé » (op. cit.). Comme
46 .
DEES 111 / MARS 1998
on le voit il s’agit ici d’encourager,
aujourd’hui comme hier, une attitude,
sans toutefois que l’échelle des
valeurs et des classements ne s’en
trouve bouleversée, car le rôle socialisateur de l’école ne doit pas se faire
au détriment de son autre fonction
c’est-à-dire la révélation des compétences de chaque individu de façon
à ce que celles-ci se répartissent de
la plus juste, et ainsi de la plus efficace façon possible au sein de la division du travail. Toute l’ambiguïté de
la notion de mérite réside dans ce
dilemme : ne tenir compte que des
résultats sans prendre en compte les
façons dont ils ont été obtenus peut
décourager les bonnes volontés,
engendrer frustrations et jalousies de
la part des élèves méritants qui respectent les normes de l’institution
sans être valorisés pour autant et peut
alors amener à une remise en cause
de ces normes. De plus l’objectif de
justice qui fonde le projet méritocratique est pris en défaut puisqu’on
récompense des compétences davantage imputables aux contingences de
l’origine sociale qu’au mérite réel de
l’individu. Mais évaluer les élèves
uniquement sur leur attitude et leur
bonne volonté peut engendrer un égalitarisme excessif qui risque de s’avérer inefficace et d’engendrer des
effets pervers en matière d’orientation en faisant passer dans la classe
supérieure des élèves qui montrent
de la « bonne volonté » mais qui « ne
sont pas au niveau». La volonté d’associer les principes d’efficacité et de
justice qui est au cœur du projet méritocratique et les contradictions qu’elle
entraîne ne nous semblent nulle part
mieux illustrées que dans ces débats
au sein des CC.
La fonction
d’orientation
La fonction d’orientation est sans
doute la plus importante et souvent
le CC n’est en fait réduit qu’à ce
rôle12. Il va s’agir dès le second trimestre de donner à l’élève un avis,
un conseil sur son choix d’orientation. Celui-ci doit dépendre du « pro-
ses choix. Mais aussi de ses possibilités et de ses capacités, celles-ci étant
appréhendées par ses notes et par les
appréciations des professeurs. Le
modèle d’orientation qui tend à se
dessiner depuis quelques années met
de plus en plus l’accent sur les désirs
de l’élève et de sa famille et tend, il
est vrai, en raison du poids de plus
en plus important des commissions
d’appel, à diminuer le pouvoir du CC
et des enseignants sur l’orientation.
Toutefois, on peut se demander si ce
renforcement de l’influence des commissions d’appel et des familles dans
les projets d’orientation n’a pas pour
conséquence un durcissement de la
notation de la part des enseignants,
afin de barrer le passage à des élèves
jugés trop faibles pour passer en première, de façon à ce que même la
commission d’appel ne puisse valider le choix de l’élève au vu de ses
résultats. Les enseignants préservent
ainsi leur pouvoir de décision face à
ce qui est souvent vécu comme une
remise en cause de leur compétence
pédagogique et de leur pouvoir d’évaluation et d’orientation.
Lorsque, comme c’est le cas pour la
majorité des élèves, niveau et choix
d’orientation correspondent, le CC
donne un avis positif quant au souhait de l’élève et celui-ci est admis
dans la filière de son choix. Quand
par contre ceux-ci ne correspondent
pas, alors soit l’élève redouble soit il
sera orienté dans une autre filière.
Pour M. Luchesi et à propos de l’ouvrage de M. Young, La Méritocratie
en 2033, qui décrit sous forme de fiction le caractère totalitaire d’une
société totalement méritocratique, «la
méritocratie est moins le pouvoir
d’un gouvernement que celui d’une
machine à trier et à séparer » (Lucchesi, op. cit.). Or c’est bien ce rôle
que semble jouer le CC lorsqu’il
cherche d’une part à définir le « pro-
❚
12. Ce qui ne signifie pas que le CC soit l’unique
facteur qui détermine les « trajectoires scolaires »
(Masson, 1995). Mais c’est bien lors des CC
que la plupart des décisions d’orientation officielles
sont prises.
fil » de l’élève (Untel a-t-il plutôt un
profil «littéraire» ou «scientifique»?
Un profil de STT ou un profil de
ES ?) et à vérifier ensuite si son projet d’orientation correspond à ses
capacités. Le principal problème que
se pose le CC est celui de la répartition optimale des ressources comme
si le système scolaire était une sorte
d’antichambre, de gare de triage, préfigurant la division optimale du travail social. Le CC joue bien là un
rôle de filtrage, de répartition et de
gestion des compétences. Il s’agit
non seulement de sélectionner mais
surtout de répartir, de placer chaque
élève dans la bonne case, à la place
ou dans la filière où il sera le plus à
même de réussir. Il s’agit d’élaborer,
de construire la future répartition des
individus à l’intérieur de l’institution
scolaire, et donc de répartir au mieux
les individus de façon à parvenir à la
« division optimale du travail scolaire » 13. Dans ce but, le CC ne peut
approuver un projet d’orientation
d’un élève qui n’obtiendrait pas les
moyennes nécessaires à son passage
dans la filière ou la classe de son
choix, et cela pour deux raisons :
– d’une part, il y va « de l’intérêt de
l’élève », puisque si celui-ci passe
dans la classe supérieure et qu’il n’a
pas le niveau il risque d’échouer dans
cette filière, et de rencontrer par la
suite des problèmes de réorientation
qui risquent de faire perdre du temps
à l’élève. Ainsi un élève moyen de
seconde peut se transformer en
« mauvais élève » de première ou de
terminale, et échouer à l’examen
censé valider son parcours scolaire
(ici le bac) et donc quitter l’institution sans diplôme, ce qui à terme
posera le problème de son insertion
sur le marché du travail et de sa place
au sein de la division du travail ;
– d’autre part, il y va aussi de l’intérêt de l’institution, qui risque de voir
sa réputation baisser si son taux de
réussite à l’examen diminue, et de
l’intérêt des enseignants qui, l’année
d’après, ne tiennent pas à retrouver
de « mauvais élèves » (comprendre
ici des élèves qui ne sont pas à leur
place) dans leurs classes. D’où par-
fois les récriminations des enseignants de lycée sur leurs collègues
des collèges « qui font passer n’importe qui » en seconde ou au sein du
même établissement contre des collègues (ou contre l’administration
voire contre l’institution) jugés trop
laxistes en terme d’orientation. Le
discours de beaucoup d’enseignants
sur la « baisse du niveau » et les dysfonctionnements du système scolaire
est d’ailleurs bien souvent davantage
une critique du laxisme réel ou supposé du système de sélection et de
recrutement interne de l’institution
scolaire qu’un constat objectivé
d’une diminution généralisée des
aptitudes et compétences de l’ensemble des élèves. « Les élèves ne
seraient pas forcément plus stupides
et moins doués qu’avant mais le problème est qu’on fait passer n’importe
qui au lycée et qu’on est obligé
ensuite de les garder jusqu’au bac »,
entend-on souvent en salle des professeurs.
L’école est souvent perçue comme
une instance de sélection des futures
élites et de la future « noblesse
d’État », et c’est souvent à travers
cette fonction de sélection que l’institution scolaire a été analysée par les
sociologues. Or il nous semble que,
de plus en plus, et notamment en raison de l’augmentation des effectifs
scolaires dans les années quatre-vingt
et du fait de l’objectif d’une école
qualifiante censée donner à tous un
titre scolaire capable d’être monnayé
par la suite sur le marché du travail,
la fonction de sélection de l’école
n’est en fait que la conséquence de
son rôle de « répartition des compétences ». Ce rôle semble être désormais le but premier de l’institution
scolaire dans nos sociétés contemporaines. Certes il importe toujours
que les «meilleurs» soient distingués
afin d’être orientés vers les filières
les plus prestigieuses, mais même
celui qui «est jugé peu compétent» et
qui n’a que des résultats faibles doit
pouvoir être orienté vers une filière,
de façon à ce qu’il obtienne un titre
scolaire qui lui permette de trouver
sa place au sein de la division du tra-
vail social. De plus, lors des CC, un
travail d’euphémisation du vocabulaire pédagogique de plus en plus
important a lieu. Ce qui était analysé
auparavant sur le mode de l’expression et de la constatation d’inégalités
scolaires, au sens d’inégalités des
niveaux au sein d’une classe, tend à
être désormais analysé et présenté
comme renvoyant à la présence de
profils différents. Chacun aurait en
fait des moyens, des capacités, des
aptitudes différents, le tout étant de
trouver la filière dans laquelle ces
capacités et ces aptitudes trouveront
le mieux à s’exprimer, c’est-à-dire la
filière qui correspond le mieux au
profil de l’élève. Voilà pourquoi il
importe d’une part que l’élève fournisse un travail sérieux et régulier,
même si ses résultats sont faibles,
puisque cette attitude pourra être
prise en compte dans la définition du
« profil » de l’élève et permettra au
CC de proposer une orientation à
celui-ci vers une filière dans laquelle
ces qualités de sérieux seront nécessaires, et d’autre part d’éviter au
maximum une hiérarchisation explicite des filières, de façon à faire passer l’orientation dans la filière moins
prestigieuse comme une orientation
positive, alors que l’on sait que, bien
souvent, il s’agit plutôt d’une orientation par défaut. La plupart des
élèves étant loin d’être dupes de ce
discours euphémisé, qu’ils perçoivent souvent comme hypocrite
puisque le même choix d’orientation
sera proposé à un élève méritant aux
résultats faibles et au premier choix
d’orientation jugé irréaliste et à un
élève aux résultats aussi faibles mais
qui lui n’aura pas pour autant montré
une grande aptitude au travail pendant l’année. (Nous renvoyons ici au
❚
13. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que cet
objectif est spécifique au conseil de classe. Cf. les
débats sur la nécessité d’organiser l’orientation
professionnelle et scolaire en fonction des aptitudes
individuelles en France au début du siècle (« Les
origines et la naissance du mouvement
d’orientation » Huteau / Lautrey in Orientation
scolaire et professionnelle, 1979, n° 1, et « Pour
une histoire de l’orientation professionnelle » de
F. Danvers in Histoire de l’éducation, n°37, 1988).
DEES 111 / MARS 1998
. 47
discours qui est parfois tenu aux
élèves de seconde sur l’orientation
en 1re STT).14
Le problème qui se pose en CC n’est
pas tant celui du niveau de la classe,
que celui du devenir de ses membres.
Comme nous le disions plus haut, il
n’y pas de véritable problème pour
la majorité des élèves, soit que le
conseil valide leur projet soit qu’il
accepte une autre orientation. Toutefois le CC se retrouve embarrassé
lorsque, malgré les avis négatifs donnés, l’élève persiste dans son choix
d’orientation15. Le CC doit alors fournir tous les arguments possibles afin
de dissuader l’élève (lorsqu’il assiste
au conseil) et de le persuader de la
non-pertinence de son choix : « Vous
serez malheureux en 1re S, pourquoi
vouloir vous acharner dans cette
filière alors que vous réussirez si bien
en STT et que vous avez tout à fait
le profil pour aller dans cette filière ».
On usera aussi de l’expérience accumulée : « On a vu beaucoup d’élèves
obtenir un “petit” bac B et échouer
après à l’université », ou pire « beaucoup d’élèves avec un petit bac B se
retrouvent ensuite à mendier un poste
de surveillant ou de MA dans les couloirs du rectorat »16. À chaque fois
l’idée est la même : on agit dans l’intérêt de l’élève pour éviter ensuite
qu’il ne se dirige dans une filière où
on pense qu’il va échouer. En général
on essaye de dissuader l’élève avant
le conseil, de l’inciter à choisir ce
qu’on risque de lui proposer, de façon
à sauvegarder les apparences du librearbitre mais personne n’est dupe :
« Untel a décidé de choisir une autre
filière et il a été raisonnable, car son
premier choix était irréaliste », et on
félicitera Untel d’avoir choisi une
autre filière, d’avoir choisi ce qu’on
allait lui proposer afin de permettre
au CC une économie de temps précieuse. Malheureusement, certains
élèves persistent dans des choix «peu
raisonnables », et lorsqu’ils assistent
à leurs cas et qu’ils n’obtiennent pas
satisfaction, provoquent alors parfois
des scandales qui dégénèrent en psychodrame, pleurs, insultes, etc., situations que nous comparions tout à
48 .
DEES 111 / MARS 1998
l’heure à des « sacrilèges ».
Révéler les compétences, la valeur
sociale des individus, à travers l’évaluation de façon à pouvoir ensuite les
diriger vers les filières dans lesquelles
ils pourront développer leurs aptitudes et talents, pour ensuite parvenir à une division du travail scolaire
puis sociale dans laquelle chacun sera
à sa place, à la place qu’il mérite
c’est-à-dire là où chacun sera à même
d’exercer au mieux ses talents productifs, telle est l’utopie méritocratique qui nous semble informer les
attitudes et les discours qu’on entend
dans les CC. Ce projet n’est pas nouveau, et nulle part il n’a été mieux
présenté que dans les analyses durkheimiennes sur les sociétés à solidarité organique, c’est pourquoi il
nous apparaît nécessaire de revenir
sur celles-ci afin de mieux saisir et
de préciser le lien que nous souhaitons établir entre la division du travail et l’institution du CC.
DIVISION OPTIMALE
DU TRAVAIL SOCIAL
ET UTOPIE
MÉRITOCRATIQUE
CHEZ DURKHEIM
Il existe, nous dit Durkheim, « pour
toute société, à chaque moment de
son histoire, une certaine intensité de
la vie collective qui est normale, étant
donné le nombre et la distribution des
unités sociales. » (Durkheim, DTS,
p. 330). Autrement dit pour chaque
état de la société, et quels que soient
les progrès de la division du travail, il
existe un équilibre social, une sorte
d’état optimal potentiel qui maximiserait les ressources sociales de la
société. En quoi consiste cet état et
dans quelles circonstances est-il
réalisé ?
Cet état, Durkheim nous le décrit a
contrario lorsqu’il décrit les formes
anormales de la division du travail: la
division du travail anomique et la
division du travail contrainte. C’est
principalement dans la description de
cette dernière que l’on comprend à
quoi correspond cet état idéal, que
nous qualifierons de division opti-
tion optimale du capital humain. Le
terme optimal aux résonances fortement économicistes est étranger au
vocabulaire de Durkheim mais il
nous semble correspondre au caractère d’état limite, voire d’utopie, que
présente la méritocratie dans sa forme
la plus achevée. En effet, si le principal but de la division du travail est
de « classer les individus suivant
leurs capacités » (Stuart Mill cité par
Durkheim, DTS, p. 291), elle a aussi
pour fonction d’engendrer la solidarité. Or celle-ci ne peut apparaître que
lorsque la division du travail est spontanée et que « la force sociale que
chacun porte en soi peut librement se
déployer ». Ainsi cette division optimale du travail social correspond à
un état « ou rien n’empêche chaque
individu d’occuper dans les cadres
sociaux la place qui est en rapport
avec ses facultés » (DTS, p. 370). La
division spontanée du travail correspond à un état de la société dans
lequel « les inégalités sociales expriment exactement les inégalités naturelles» (op. cit. p. 370). L’idéal méritocratique apparaît ici dans sa forme
la plus explicite. La division spontanée du travail doit permettre à chaque
individu de se réaliser socialement,
de « déployer librement sa force
sociale» ainsi «chaque valeur sociale
sera estimée à son juste prix » (op.
cit. p. 370). Cela permet d’illustrer
un des postulats fondamentaux de
l’utopie méritocratique, à savoir qu’il
existe pour un état donné de la
❚
14. Cf. aussi P. Perrenoud, p. 137, « De quoi la
réussite scolaire est-elle faite ? ».
15. La tendance depuis quelques années
à orienter les élèves en fonction de leurs vœux
et de ceux de leurs familles ne nous semble
pas réellement remettre en cause les principes
du jugement professoral sur l’orientation puisque,
dans l’ensemble, les élèves « choisissent »
leur orientation en fonction de leurs résultats
ou inversement s’arrangent pour avoir les résultats
qui leur permettront de valider leur choix
d’orientation. De plus, comme le rappelle
Antoine Prost, « rendre la liberté aux familles
reviendrait à vider certaines classes »
(Éloge des pédagogues, Seuil, 1985).
16. Phrase authentique prononcée en 1990 devant
l’auteur, maître auxiliaire à l’époque, pendant un
CC, par un proviseur qui lui avait personnellement
téléphoné du rectorat pour lui demander de venir
enseigner dans son établissement.
société, une place pour chaque individu et qui correspond à sa « force ou
sa valeur sociale ». Autrement dit,
chaque homme peut par son activité
être utile à la société. Ici division
spontanée ou idéale du travail social
signifie répartition adéquate des compétences ou classement au mérite.
Tous ces termes participent du même
projet à savoir celui de réaliser pleinement un état virtuel de la société,
celui dans lequel chaque individu en
tant que membre de celle-ci va parvenir à trouver la place qui lui
incombe, voire qui lui est destinée.
Ce dernier terme n’est pas ici utilisé
innocemment, car il nous semble que
le projet méritocratique participe en
effet d’une mystique du destin social
peu éloignée des doctrines calvinistes
de la prédestination. Le « mérite
social » de l’individu n’étant alors
que la forme magique d’un potentiel
révélé, d’une virtualité réalisée, de sa
valeur ou de sa force sociale. Voilà
pourquoi il importe que rien ne
vienne entraver cette opération d’alchimie sociale, lors de laquelle la
valeur sociale de l’individu va se réaliser à travers l’expression de ces
compétences et l’exercice de la fonction sociale à laquelle il est « destiné ». De la même façon, il est indispensable que chaque élève travaille
« au maximum de ses capacités» afin
que justement, par son travail, il
révèle celles-ci. Le travail scolaire
n’est ici que le moyen à l’aide duquel
chaque élève va révéler l’état de ses
compétences, de « son mérite social »
et grâce auquel il pourra être dirigé
vers la voie qui lui convient le mieux.
Or pour cela il importe que soit respectée au niveau de la société comme
au sein de l’institution scolaire
« l’égalité dans les conditions extérieures de la lutte » ou « l’égalité des
chances » qui ne doit pas donner à
chacun les mêmes chances de réussir (car si chaque individu avait les
mêmes chances de réussite le processus de sélection-orientation pourrait déboucher sur des situations indécidables) mais permettre à travers la
lutte pour les places l’attribution à
chacun de sa place.
Cet état optimal doit, «si tout se passe
normalement, se réaliser de soimême» (DTS, p. 330). Autrement dit
sans intervention extérieure, sans phénomène qui viendrait biaiser ce processus, la société tendra d’elle-même
vers cette situation idéale. Toutefois,
«on peut se proposer de faire en sorte
que les choses se passent normalement » (DTS, p. 330) et comme il
existe de nombreuses causes qui peuvent empêcher cet état idéal de se réaliser et que, même si la société d’ellemême tend vers cet état, sa réalisation
demande tout de même des conditions assez importantes, « cet état, ce
type idéal n’est nulle part réalisé tout
entier » (DTS, p. 330). De même que
rares sont les individus qui même en
bonne santé ont une santé parfaite,
les sociétés peuvent facilement se
retrouver dans un état pathologique
dont le degré d’importance peut
varier, état pathologique principalement engendré par une mauvaise
division du travail. Le but alors de
tout sociologue, pédagogue ou
homme de science ou de décision
sera alors de tenter de « rapprocher
la société autant que possible de ce
degré de perfection » (DTS, p. 331).
Ainsi c’est cette utopie raisonnable
que Durkheim, adversaire des spéculations irréalistes, se propose de
poursuivre, sachant qu’il ne pourra
jamais exister d’état limite, d’équilibre définitif ou d’étape ultime de la
DTS, puisque le changement social,
à savoir l’évolution de la densité
sociale (principalement déterminée
par l’évolution démographique et les
variations du milieu social qu’elle
implique), n’ayant pas de terme, à
chaque nouvel état de cette densité
sociale correspondra une nouvelle
division optimale du travail et c’est
cette adéquation entre des ressources
sociales en perpétuelle évolution et
leur juste répartition qui constitue le
principal défi lancé aux sociétés
modernes.
Ainsi plus besoin d’utopie irréaliste
spéculant une nature humaine fantasmée, de projet politique qui viserait
à brusquer ou à « exalter sans mesure
les forces de la société ». Ici le « pro-
jet durkheimien » se veut simple et
réaliste, puisque à chaque état de la
société, il existe un (et un seul) état
idéal qui correspondrait à sa réalisation naturelle à travers les divers possibles envisageables, il importe alors
de tout faire pour que la société se
rapproche le plus possible de cette
solution limite et éviter qu’elle ne
s’en éloigne. Comment parvenir à cet
état d’équilibre ? Durkheim ne le dit
jamais tel quel mais il nous semble
qu’une grande partie de son intérêt
pour la pédagogie et les sciences de
l’éducation résulte de ce projet.
La solution semble sans doute résider dans le système d’enseignement
dont la société va se doter. Durkheim
ne croit pas à l’ordre spontané et
auto-régulateur du marché, ni à la
solution libérale consistant à laisser
libre cours aux intérêts individuels
pour permettre la réalisation de cette
division spontanée du travail social.
C’est alors au système scolaire et à
l’État que cette tâche va partiellement
incomber.
En effet, nous dit Durkheim, il
n’existe pas de système d’éducation
idéal et universel qui serait valable
toujours et en tous lieux. Durkheim
renvoit dos à dos la vision kantienne
de l’éducation et celle utilitariste de
J.S. Mill. Selon la première le but de
l’éducation serait de développer
autant que faire se peut « toute la perfection dont l’homme est capable »,
c’est-à-dire de «développer au maximum l’ensemble des capacités de
chaque individu » (ES, p. 42). Or cet
idéal rentre, selon Durkheim, en
contradiction avec les impératifs de
la société, ou plus précisément avec le
développement de la DTS dans les
sociétés à solidarité organique qui
nécessitent la spécialisation croissante des individus. De la même
façon, Durkheim se montre très critique dans L’Évolution pédagogique
en France (EPF) envers toutes les
conceptions de l’éducation qui pourraient freiner cette spécialisation des
individus et notamment les systèmes
pédagogiques issus de la Renaissance
(Rabelais, Érasme, Montaigne) qui
visaient à développer l’érudition et
DEES 111 / MARS 1998
. 49
l’encyclopédisme, et pour lesquels le
savoir était soit un but en soi (Rabelais), soit un moyen au service d’un
idéal: l’expression littéraire (Érasme).
Ces conceptions de l’éducation qui
visent ainsi à faire de chaque individu un érudit, compétent dans tous
les domaines mais spécialisé dans
aucun, lui apparaissent non seulement
comme utopiques mais comme antisociales (DTS, p. 5). L’idéal de
« l’honnête homme » d’autrefois,
capable de disserter sur tous les sujets
dans les salons mondains, appartient
au passé, et celui qui se consacrerait
désormais à cet idéal passerait pour
un dilettante voire un parasite,
puisque incapable d’occuper une
fonction précise au sein de la DTS.
« Mets-toi en état de remplir utilement une fonction déterminée », tel
doit être désormais « l’impératif catégorique de la conscience morale »
(DTS, p. 6).
De la même façon, la conception utilitariste de l’éducation proposée par
Mill lui semble peu opérationnelle.
En effet, selon ce dernier, l’éducation
aurait pour but de « faire de l’individu un instrument de bonheur pour
lui-même et ses semblables». Or cette
définition pêche selon Durkheim par
son imprécision puisque le bonheur
est une notion relative dont la définition varie en fonction non seulement du type de société étudiée, mais
aussi en fonction de chaque individu
au sein d’une société donnée.
Ainsi, selon Durkheim, chaque
société possède son propre système
éducatif et définit la nature et le fonctionnement de celui-ci en fonction de
ses besoins et de ses fins. Mais, surtout, chaque système éducatif va
dépendre non seulement du type de
société auquel il se rattache, ce qui
implique alors qu’il va dépendre du
type de solidarité en vigueur dans
cette société, mais aussi de l’état de la
division sociale du travail dans cette
société. Si celle-ci est faible et que
les tâches sont peu différenciées, le
système éducatif est homogène et
tous les individus reçoivent à peu près
la même éducation. Dans ce type de
société, le système éducatif n’a
50 .
DEES 111 / MARS 1998
d’ailleurs pas vraiment besoin d’existence séparée puisque l’éducation est
distribuée de façon diffuse par l’ensemble des membres de la tribu.
Dans les sociétés plus complexes,
sociétés de castes ou corporatistes,
l’éducation est assurée par les prêtres
ou par des maîtres et chaque individu
reçoit l’éducation qui correspond à
sa future fonction dans la société et
donc l’éducation dépend de son
groupe d’appartenance, puisque cette
fonction est largement héréditaire.
Ainsi chaque groupe assure l’éducation de ses membres. Celle-ci pourra
être fortement différenciée en fonction des individus, mais elle ne joue
pas un rôle très important puisque les
capacités individuelles n’interviennent que peu dans la place des individus au sein de la DTS.
Par contre tout change lorsque la
DTS est devenue très développée et
que nous évoluons dans une société à
solidarité organique. En effet ici se
pose un problème fondamental pour
le fonctionnement de ces sociétés :
comment réaliser la DTS lorsque
celle-ci ne repose plus sur des bases
héréditaires mais doit être définie par
les capacités des individus ? Comment les individus vont-ils pouvoir
répondre à l’impératif catégorique
cité ci-dessus ? Comment puis-je
savoir quelle est ma fonction dans
une DTS dynamique en perpétuelle
évolution ? Comment la société vat-elle pouvoir spécialiser les individus afin qu’ils puissent occuper des
professions de plus en plus variées
tout en leur donnant aussi les bases
communes qui leur donnent le sentiment d’appartenir à la même collectivité et leur permettent de vivre
ensemble ? C’est bien à ce programme et à ces questions que doit
répondre le système éducatif des
sociétés à solidarité organique. C’està-dire à la fois permettre la transformation de l’individu en être social,
de le socialiser en le rendant apte à
vivre en société tout en lui donnant
la possibilité de se spécialiser dans
une tâche qui corresponde à ses aptitudes. C’est bien ce programme
qu’essaie de remplir l’institution sco-
tions qu’elle tente de répondre. Et
c’est bien lors des CC que ces questions sont explicitement posées. Voilà
pourquoi celui-ci nous semble être
l’institution qui répond le mieux au
«programme éducatif durkheimien »,
à sa vision de l’éducation et à l’utopie
méritocratique de la division du travail dans les sociétés à solidarité
organique. Le CC déterminant partiellement le statut scolaire des individus et leur place au sein du système
scolaire prend là aussi les allures d’un
rite de passage, d’un rite d’institution
qui nécessite la réunion de l’ensemble
des membres de la communauté scolaire. Rite ici qui ne se contente pas
«d’instituer» une minorité dominante
comme dans les examens et concours,
mais qui doit attribuer à chacun sa
place dans le système. C’est bien ici
pour renforcer la légitimité de ce
mécanisme d’attribution des statuts
et du passage d’un statut à un autre,
voire pour en fonder l’arbitraire (cf.
ci-dessus) que le CC peut être considéré comme un rite.
Le pouvoir
décisionnaire du rite
La dernière dimension rituelle du CC
réside dans son pouvoir décisionnel.
Les décisions du CC sont prises la
plupart du temps à la quasi-unanimité. En effet, comme nous l’avons
vu précédemment, il n’existe pas en
général parmi les enseignants d’importants désaccords sur la valeur scolaire et les capacités des élèves, ou
du moins sur l’adéquation entre leurs
capacités et leur projet d’orientation.
Puisque soit les professeurs jugent ce
choix cohérent, soit au contraire ils
l’estiment peu rationnel. C’est-à-dire
qu’ils le trouvent la plupart du temps
trop ambitieux : le choix de l’élève
apparaît alors comme disproportionné
par rapport à son niveau, ou plus rarement au contraire pas assez, lorsque
l’élève semble se « sous-estimer » et
choisir son orientation en fonction du
peu de travail qu’il pense devoir fournir dans la filière choisie. Le CC
essaye alors d’influencer dans un sens
ou un autre le projet de l’élève. Il
l’oblige alors à redoubler ou l’oriente
dans une filière qu’il n’avait pas
choisie.
Il existe aussi des cas pour lesquels
le CC, pour diverses raisons, n’arrive
pas à trancher. Il y a désaccord entre
les membres du CC sur l’avis à
rendre, sur la valeur scolaire de
l’élève ou sur la pertinence de son
choix d’orientation. S’engage alors
un débat, une négociation entre les
membres du CC. Le CC peut alors
effectivement prendre l’allure d’un
tribunal, ou d’une instance délibératrice au sein de laquelle éclatent des
débats animés. Cette décision relève
souvent de l’ordre de l’arbitraire et
de la contingence, elle peut dépendre
de la personnalité des enseignants,
du président du CC, de la comparaison avec d’autres élèves, etc. Le CC
prend alors une décision mais les éléments sur lesquels celle-ci va reposer peuvent être tout à fait aléatoires ;
autrement dit il n’y a parfois pas plus
de raisons « objectives » pour que
l’élève passe ou ne passe pas dans la
classe de son choix, mais le CC prendra une décision parce qu’il doit en
prendre une, parce que tout le monde
attend de lui qu’il en prenne une. Ici
la justice que va et doit rendre le CC
peut être totalement contingente,
voire injuste par rapport à d’autres
décisions prises dans la même classe.
Cette situation rappelle ce que J.-P.
Dupuy appelle la méritocratie « organique » (Dupuy, 1992, p. 217) c’està-dire celle dans laquelle l’inégalité
des êtres est fondée en nature et
valable pour toute leur vie. Se pose
alors le problème de la révélation de
cette hiérarchie, problème apparemment décidable nous l’avons vu dans
la plupart des cas (l’examen, le
concours scolaire étant les procédures
qui rendent ce problème décidable).
Pourtant, pour les cas « difficiles »,
ici «difficilement décidables», le CC
décidera même lorsque le cas est
indécidable (cas «difficile à trancher»
dans la terminologie du CC). Au
besoin, même, il votera. De la même
façon qu’un scrutin majoritaire peut
basculer dans un sens ou un autre, à
cause d’un très petit nombre de voix,
et qu’ainsi une « procédure parfaite
pour décider d’un problème décidable
se transforme en véritable loterie »
(J.-P. Dupuy, 1992, p. 218), le CC
peut être amené à rendre un avis ou à
prendre une décision de manière pratiquement aléatoire. Non pas que
celle-ci soit prise au hasard, mais
après d’âpres et longs débats donnant
l’impression d’une décision rationnelle, le CC n’arrivant toujours pas
à trancher dans un sens ou un autre, il
décidera de façon quasi arbitraire
(exemple de cas d’élèves réglés par
l’avis du dernier professeur a être
intervenu). Nous sommes bien face
à ce que Dupuy appelle un « indécidable décidé », et il s’agirait là,
comme pour le scrutin majoritaire,
« non d’une procédure parfaite pour
décider d’un problème décidable
mais d’une procédure rendant visible
que le problème est indécidable, tout
en décidant de manière manifestement arbitraire » (op. cit.).
L. Scubla, quant à lui, propose à la
Bibliographie
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L’Âge de l’Homme, principalement les articles de I. Chiva et P. Bourdieu.
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1re éd. 1922 ; 1992, L’Éducation morale (EM), Puf, 1re éd. 1963 ; 1990,
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DEES 111 / MARS 1998
. 51
fin de son texte sur la volonté générale chez Rousseau une explication
à la naissance de la démocratie (L.
Scubla in Dupuy, 1990, chap 5). Il
cite une procédure rituelle de type
ordalique utilisée par les Guro de
Côte d’Ivoire (décrite par A. Deluz)
qui, pour trancher une discussion sur
l’existence de la femelle de la hyène
qui scindait les villages en deux
camps, organisèrent une chasse
rituelle au cours de laquelle on
décida que le camp qui tuerait le plus
de gibier serait celui qui aurait raison. Les partisans de l’existence de la
femelle de la hyène ramenèrent plus
de gibier que leurs adversaires, il fut
dès lors admis que la hyène avait une
femelle. On voit bien ici « qu’il n’est
peut-être pas plus rationnel de compter les voix que les proies pour déterminer le sexe des hyènes » (Scubla
in Dupuy, 1990), l’essentiel étant que
l’ensemble de la communauté
accepte cette procédure : c’est bien
ici la participation au rite qui importe
plus que le résultat final. De la même
façon, lors d’élections démocratiques, c’est bien avant tout la parti-
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cipation de tous au scrutin qui fonde
la légitimité de l’élection, et ce n’est
sans doute pas qu’un hasard, dû à la
fascination des médias pour les statistiques et à l’ordre chronologique
des chiffres connus, si le premier
chiffre commenté lors de toute élection est le taux de participation, signe
de la plus ou moins bonne santé
démocratique de la nation. Le vote
n’étant finalement pas toujours plus
rationnel que le tirage au sort, c’est
bien l’acceptation par l’ensemble de
la communauté de la procédure électorale qui fonde la légitimité de la
démocratie et l’efficacité du vote.
Ainsi « la raison n’aurait pas substituée une procédure rationnelle à une
procédure rituelle mais un rite à un
autre rite, ou plutôt un rite se serait
de lui-même mué en un autre rite »
(Scubla, op. cit.).
Ce pouvoir de décider dans l’indécidable, de prendre une décision quand
toutes les procédures « rationnelles »
ont échoué, c’est le pouvoir du rite.
Mais pour que ce pouvoir soit
reconnu et accepté, pour que l’arbitraire d’une décision fasse de celle-
ci une décision légitime qui soit
reconnue comme telle, le rite nécessite la participation de l’ensemble de
la communauté. Ce n’est qu’à cette
condition qu’il peut remplir pleinement l’ensemble de ses fonctions,
c’est-à-dire ressouder la communauté
et faire que celle-ci accepte la part
d’arbitraire inhérente à toute décision
humaine et la formation de toute
hiérarchie, puisque «toute hiérarchie
tient sa légitimité de la méconnaissance relative de l’arbitraire de son
mode de fabrication » (Perrenoud,
1986). Ainsi, pour renforcer le
pouvoir « rituel » du CC et par la
même sa légitimité, la présence des
élèves nous semble souhaitable,
dans un but participatif de renforcement de la démocratie scolaire et de
responsabilisation de l’élève. Mais
cette présence doit être une présence
« rituelle », au sens plein du terme,
c’est-à-dire productrice de cohésion
et de lien social. Or n’est-ce pas
aussi de cela que la plupart de nos
établissements ont besoin ? ■

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