Sociologie Le conseil de classe : un rite méritocratique
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Sociologie Le conseil de classe : un rite méritocratique
Sociologie Le conseil de classe : un rite méritocratique Jean-Yves Mas, professeur agrégé de SES au lycée du Parc-des-Loges d’Évry À la fin de chaque trimestre, une certaine effervescence règne dans l’air. Professeurs, élèves et personnel administratif semblent se préparer à une représentation théâtrale… la mise en scène du conseil de classe ! À la fin de chaque trimestre, à quelques semaines des vacances, règne dans les établissements scolaires secondaires français (lycées et collèges) une ambiance particulière. Il y a de l’agitation et de l’effervescence dans l’air. Cette agitation et cette effervescence se retrouvent d’abord en salle des professeurs. Ceux-ci semblent plus inquiets, plus tendus, plus concentrés que d’habitude. Dans la journée, entre deux cours, ils corrigent leurs dernières copies ou remplissent des bulletins, ce qui peut donner lieu à des commentaires sur le niveau d’un élève ou les appréciations déjà inscrites. Ils s’interpellent, s’interrogent ou s’apostrophent pour connaître l’avis d’un collègue sur une classe ou un élève ; ils s’échangent des anecdotes, des « bons mots » ou des réflexions humoristiques non dénuées parfois d’un certain cynisme. Quelques retardataires fébriles cherchent « les bulletins » qu’ils n’ont pas encore eu le temps de remplir, pestant contre les collègues qui ne les rangent pas convenablement ou l’administration qui les réclame trop tôt. En milieu ou fin d’après-midi, des groupes d’enseignants se retrouvent et attendent en salle des professeurs. Là aussi ils discutent, plaisantent, s’informent sur le déroulement du trimestre passé et échangent, de façon 36 . DEES 111 / MARS 1998 informelle, informations et impressions sur les classes et les élèves qu’il ont en commun. Certains s’impatientent lorsqu’ils s’aperçoivent qu’un certain timing ne sera pas respecté et qu’ils rentreront en retard. L’atmosphère est bon enfant, mais on sent toutefois comme une certaine tension dans l’air. Règne alors une ambiance curieuse qui rappelle les coulisses d’un théâtre avant une représentation. Puis, semblables à des acteurs qui vont monter sur scène, les enseignants se dirigent d’un pas plus ou moins décidé vers une salle adjacente ou située en général non loin de la salle des professeurs. Cette effervescence se retrouve aussi chez les élèves. Les dernières semaines ont été parfois éprouvantes. À la fatigue légitime de la fin du trimestre s’ajoute la nervosité due aux derniers contrôles qui se sont succédé les jours précédents. Ils viennent de prendre connaissance de leurs moyennes trimestrielles, on les sent inquiets, tendus, nerveux, parfois déçus; et même si leurs résultats sont satisfaisants, ils semblent anxieux. Ils se comparent, s’interrogent pour connaître les notes des uns et des autres. Eux aussi attendent quelque chose. Une échéance approche. Même ambiance du côté de l’administration : les secrétaires, les conseillers d’éducation et les membres du personnel administratif semblent impliqués dans la réalisation d’une tâche particulière, reléguant les activités courantes à une période ultérieure. Toute cette agitation et cette effervescence ont une cause bien précise: nous sommes rentrés dans « la période des conseils de classe », et l’ensemble de la communauté scolaire prépare cette vaste représentation dont le conseil de classe est le théâtre. Le conseil de classe (CC) a déjà fait l’objet de nombreux articles et ouvrages sociologiques ou pédagogiques. Certains pour en dénoncer l’arbitraire (Boumard, 1978 et 1997), d’autres pour décomposer et analyser les processus de construction des décisions qui y sont prises. Ainsi F. Balluteau insiste sur la présence en son sein de personnes issues de mondes différents (au sens que Thévenot et Boltanski donnent à ce terme), qui auront donc des conceptions différentes de ce que doit être la justice dans le monde scolaire (Balluteau, 1993). Ces personnes mobiliseront alors des données issues de registres divers pour parvenir à construire et élaborer un jugement «juste» sur l’élève, c’est-à-dire satisfaisant le plus possible aux critères de justice et de justesse des différents acteurs en présence. L’accent est mis ici sur l’aspect composite de l’accord final auquel doivent parvenir les membres du conseil de classe. Cet accord s’apparentera donc en dernier ressort à une sorte de consensus mou dont l’objectif sera de « satisfaire tout le monde ». Une autre étude s’intéresse au rôle de l’évaluation dans les CC, mais à travers une approche plutôt psychosociologique (Marchand, 1997). Philippe Masson, quant à lui, souligne le rôle finalement mineur que les conseils de classe joueraient dans le processus global d’orientation et dans la « gestion des flux scolaires » (Masson, 1995). En effet, pour celui-ci, les CC ne seraient en fait que des « réunions administratives » un peu formelles, puisque les décisions finales d’orientation dépendraient presque essentiellement « de contingences administratives » et des « interactions quotidiennes entre agents de l’institution», mais lui aussi insiste sur la présence d’intérêts différents au sein des CC et sur la nécessité pour ceux qui y participent de parvenir à un « ordre négocié » qui tienne compte de l’expression de ces divers intérêts. Prétendre que les CC ne seraient que des «réunions administratives», c’est sous-entendre que leur pouvoir décisionnel étant finalement relativement faible ils ne joueraient désormais qu’un rôle subalterne dans les processus d’orientation et dans la vie des établissements, qu’ils ne seraient somme toute devenus alors qu’un « rituel » 1 un peu désuet, amené un jour à disparaître2. Or c’est justement cet aspect rituel du CC que nous nous proposons de prendre au sérieux. En effet, analyser les procédures et les mécanismes mis en place lors des conseils de classe à l’aide des concepts et instruments utilisés par les sociologues et les ethnologues lorsqu’ils cherchent à décrypter et à analyser les rites d’une communauté, nous semble une piste féconde afin d’en dévoiler les véritables enjeux. Mais il s’agira aussi, à travers les discours et les arguments qui y sont déployés, de comprendre les systèmes de valeurs présents au sein de l’institution scolaire afin de montrer que, derrière ces discours, se cache, plus ou moins explicitement, un véritable projet sociétal qui renvoie aux fondements mêmes de nos sociétés contemporaines : à savoir, la réalisation d’une véritable société méritocratique. Bien des débats et des conflits présents lors des conseils de classe ne seraient en fait que la conséquence des apories inhérentes à ce projet. Notre objectif n’est pas tant ici d’appréhender le rôle effectif des CC dans les processus d’orientation, mais d’essayer de définir une « idéologie du CC », qui fonctionne nous semble-t-il comme une sorte d’idéal-type du projet méritocratique. Montrer l’aspect rituel du CC c’est d’abord s’interroger sur sa véritable fonction et supposer que celle-ci diffère de celle qu’on lui attribue habituellement, ou du moins montrer que celle-ci n’est pas la seule. Selon les principales définitions du rite, celuici se distingue des autres pratiques sociales par son aspect principalement non utilitaire. Le rite apparaît comme une pratique à l’efficacité suis generis (Mauss, 1991, p. 12) Autrement dit, son efficacité ne réside pas dans la poursuite d’une fin définie à l’aide de moyens adéquats. L’efficacité d’un rite n’est pas sensible à la preuve ou mesurable concrètement. Le rite est l’antithèse d’une action Zweckrational. Or le CC a un objectif précis qu’il se doit de remplir: celui de faire un bilan du travail et du niveau individuel de chaque élève afin d’estimer à la fin de l’année si le choix d’orientation de celui-ci est pertinent compte tenu de son niveau, et s’il est apte à suivre l’orientation qu’il a choisie. Dans la majorité des cas, il y a adéquation entre le choix de l’élève et l’avis du conseil de classe, et son choix est validé par le conseil. Mais lorsque celui-ci estime que l’élève n’a pas atteint le niveau suffisant pour suivre la voie qu’il a choisie, il peut lui proposer, dans la mesure du possible, une autre orientation ou l’inciter au redoublement. L’élève, s’il conteste la décision du conseil de classe, peut alors faire appel de celle-ci devant une commission qui en dernier ressort statue sur son sort et peut dans certains cas remettre en question la décision du CC. Le CC se présente dès lors comme une procédure d’ajustement qui a pour fonction de vérifier si les souhaits d’orientation des élèves correspondent à leurs capacités et à leurs aptitudes. Celles-ci sont censées être objectivées et révélées par l’évaluation de leur travail, symbolisées par les « moyennes » obtenues dans chaque matière et inscrites sur le bulletin scolaire. Ces moyennes sont complétées par l’avis des professeurs sur les capacités estimées des élèves dans leurs disciplines. Le CC est pourtant une procédure relativement contraignante et coûteuse. Il nécessite la réunion de l’ensemble des professeurs de la classe, de deux représentants des parents et de deux élèves-délégués, d’un conseiller d’orientation, d’un conseiller principal d’éducation et parfois d’une assistante sociale. Cette réunion est présidée généralement par le chef d’établissement ou par son adjoint. Dans certains établissements, les élèves peuvent assister aux échanges de points de vue les concernant et, dans ce cas, attendent leur tour à l’extérieur de la salle. Ces réunions ont lieu tous les trimestres, en général l’après-midi ou en début de soirée ; elles peuvent se prolonger assez tard et durent en moyenne entre une et deux heures, et même plus dans certains cas. Elles mobilisent donc une vingtaine de personnes, voire une cinquantaine quand les élèves y assistent. Elles sont de plus assez coûteuses puisque les enseignants sont indemnisés et que certains parents doivent s’absenter de leur travail pour y participer. Elles ❚ 1. Le terme de rituel n’apparaît pas dans l’article de Masson, c’est nous qui extrapolons. Mais, en revanche, Boumard (1997) l’emploie fréquemment, mais dans le sens « courant » du terme, pour en dénoncer son aspect rigide et protocolaire. Nous nous proposons dans un travail ultérieur de revenir plus en détail sur ces travaux afin de faire un bilan critique de l’ensemble des travaux sociologiques concernant le CC. 2. Ce que souhaite d’ailleurs ouvertement P. Boumard dans son dernier ouvrage (1997). DEES 111 / MARS 1998 . 37 sont souvent critiquées par certains enseignants qui n’y voient qu’une contrainte supplémentaire, surtout lorsqu’ils doivent assister à plusieurs conseils de classe dans la journée. Ils se plaignent alors de leur longueur et de leur aspect formel qui engendrent parfois une certaine fatigue nerveuse. Ils mettent souvent en doute leur efficacité, puisque la décision d’orientation prise par le conseil de classe peut être remise en cause soit par le proviseur lors d’une entrevue avec les parents, soit par une commission d’appel. Les CC sont, de plus, bien souvent un facteur de stress pour les élèves qui les perçoivent comme des tribunaux au caractère inquisitorial. Certains professeurs vont même jusqu’à remettre en cause leur bienfondé et souhaitent parfois ouvertement leur disparition. L’argument invoqué alors renvoie à la lourdeur de cette procédure par rapport aux résultats auxquels elle parvient. L’idée est qu’un même résultat pourrait être obtenu à l’aide d’une procédure plus légère et plus rapide mobilisant moins d’énergie, comme par exemple un véritable contrôle continu (l’élève ne serait évalué alors que par ses notes) ou une discussion entre le proviseur et le professeur principal après consultation des autres professeurs de la classe et / ou par d’autres moyens à définir3. Notre propos sera ici de montrer que le CC remplit d’autres fonctions que celles qu’on lui attribue, et est sans doute beaucoup plus qu’une simple « procédure administrative » ou que du moins le réduire à cela conduit à faire l’impasse sur sa fonction symbolique et sur les valeurs qui y sont défendues, fonction que l’analyse du CC en tant que rituel permet, selon nous, de révéler. « C’est un des postulats essentiels de la sociologie qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et le mensonge. Les rites les plus bizarres traduisent quelques besoins humains. Les raisons, que le fidèle se donne à lui-même pour les justifier, peuvent être et sont le plus souvent erronées ; les raisons vraies ne lais38 . DEES 111 / MARS 1998 sent pas d’exister ; c’est affaire de la science de les découvrir.» (Durkheim, FEVR). Ainsi, si le conseil de classe apparaît parfois comme une procédure peu rationnelle par rapport au résultat qu’elle engendre, c’est qu’il nous semble justement que ce résultat n’est pas son unique but, mais qu’il poursuit d’autres objectifs et remplit d’autres fonctions. Mais si c’est bien souvent en raison de son aspect rituel qu’il est critiqué, notre propos cherche à montrer que c’est justement à cause de son aspect rituel qu’il est une procédure fondamentale du système scolaire contemporain. Ces fonctions rituelles étant peut-être plus importantes que son objectif explicite, le CC gagnerait sans doute en légitimité si ces fonctions étaient reconnues. LE CONSEIL DE CLASSE : ESPACE ET TEMPORALITÉ Les lieux du conseil Une des premières caractéristiques du rite, en tant que cérémonie collective, réside dans la spécificité du lieu dans lequel il doit se dérouler. « La cérémonie magique se déroule dans des lieux qualifiés, la magie comme la religion a souvent de véritables sanctuaires » (Mauss, op. cit., p. 39). En effet, le rite magique ou religieux va devoir parfois mettre en contact les sphères complémentaires mais opposées du sacré et du profane ou évoquer des forces magiques, spirituelles ou religieuses. Or la mise en contact de ces deux sphères ou l’évocation de telles forces nécessite certaines précautions. En effet, le non-respect des procédures rituelles dans l’évocation des forces sacrées peut être interprété par lesdites forces comme un sacrilège ; de plus la rencontre du sacré et du profane, rencontre exceptionnelle s’il en est puisqu’elle réunit momentanément deux domaines qui doivent être habituellement séparés, peut se révéler dangereuse. Cette rencontre doit donc être médiatisée et organisée selon certaines règles. « Les rites sont des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées» (Durkheim, FEVR). Cérémonie exceptionnelle, le rite ne peut se dérouler dans un lieu vulgaire, banal, profane, un lieu de tous les jours. Il doit se dérouler dans un espace à part, réservé, éventuellement protégé. Producteur de sacré, il réclame un lieu sanctifié. Le CC, en général, se déroule dans une pièce particulière, une salle de réunion par exemple, dont le cadre est en général assez agréable, ou du moins assez propre et qui se situe bien souvent près des locaux de l’administration, voire parfois dans les bureaux des directeurs de l’établissement, c’est-à-dire près des sanctuaires du pouvoir. Il existe même dans certains établissements récents des salles spéciales qui ne servent pratiquement qu’aux CC. On peut faire ressortir a contrario l’aspect sacré que se doit de revêtir le lieu du CC lorsque celui-ci ne peut justement pas se dérouler dans un tel lieu. Il se dégage alors comme un sentiment de malaise et de gêne lorsque parfois pour des raisons liées au déroulement simultané de plusieurs CC, ceux-ci ont lieu dans une salle de classe, pas toujours très propre avec des graffitis sur les tables et de la poussière sur le sol ; c’est-àdire dans un lieu « vulgaire » où se déroule l’activité profane par excellence : le travail. Un CC dans une salle de classe, cela ne fait pas très sérieux ! Ce fait peut être parfois ressenti comme un manque de respect envers les personnes extérieures à l’établissement qui se déplacent pour participer au conseil, c’est-à-dire essentiellement les parents, qui certes ne diront rien bien sûr, mais tout le monde aura le sentiment d’une sorte de sacrilège. Une cérémonie, un rituel ne peuvent se dérouler que dans un espace à part, un espace sacré et consacré. ❚ 3. Cf. Boumard (1997), pour des propositions visant à remplacer le CC (p. 139). Le temps du conseil De même, le rite doit s’accomplir à un moment déterminé, moment qui doit être distingué du temps profane, pour éviter une trop grande confusion des genres et garder au rite son aspect exceptionnel. Or le temps profane par excellence c’est le temps du labeur, de l’activité économique, le temps du travail. Le temps du rite est donc un temps non pas forcément de repos mais de non-travail, de façon à ce que le fidèle puisse entièrement se consacrer à l’exercice du culte mais aussi de façon à ce que la communauté puisse se réunir et soit donc libérée des tâches laborieuses. En cela, le temps du rite est le temps du collectif, de la communauté par opposition au temps profane qui est le temps de l’intérêt privé, le temps de l’individuel. La notion de « chômage rituel » n’est alors qu’un autre aspect de l’incompatibilité entre sacré et profane (Durkheim, FEVR). Le CC n’est pas un rite religieux, y participer fait partie du travail normal des enseignants et des personnels administratifs. Pourtant, il se déroulera en général l’après-midi ou en début de soirée, c’est-à-dire si possible après les cours pour ne pas perturber ces derniers bien sûr, mais aussi parce qu’ils doivent éviter de se dérouler en même temps que des activités profanes. On essaiera donc, souvent au grand mécontentement des enseignants qui doivent ensuite rentrer tard, de les organiser après les cours, lorsque l’établissement est fermé et que les élèves l’ont quitté. Il y a alors comme de la conspiration et du mystère quand, le concierge ayant fermé l’accès principal du lycée ou du collège, les protagonistes doivent sortir par une porte dérobée, ou faire le tour par derrière pour pouvoir quitter l’établissement, comme s’ils venaient d’assister à quelque réunion secrète. Un CC doit durer à peu près une heure et demie. Lorsqu’il dure moins longtemps en général, les enseignants sont contents mais un sentiment de malaise, de sacrilège subsiste, le sen- timent d’avoir bâclé un travail. À l’inverse, un conseil qui dure plus de deux heures est alors vécu comme une performance, c’est le signe que chaque décision a été bien pesée, que le travail a été fait en profondeur (ou que l’on a trop « traîné », qu’on n’a pas été suffisamment efficace). Ainsi le CC s’inscrit dans une temporalité intermédiaire entre le temps profane de l’activité laborieuse et le temps sacré du rite religieux, puisqu’il participe à la fois du premier en tant qu’obligation professionnelle pour l’essentiel de ses membres et du second par son aspect de cérémonial mobilisant l’ensemble de la collectivité. Non seulement le CC s’inscrit dans un temps qui lui est propre, mais il est de plus producteur d’une temporalité particulière. Le conseil de classe : un rite de passage calendaire En effet, le CC possède aussi de nombreux aspects des rites calendaires qui marquent le passage entre deux périodes ou deux saisons particulières. Le passage d’une période à l’autre, en raison des changements qu’il implique, peut s’avérer dangereux. La nouvelle période qui s’annonce peut être incertaine. Dans les sociétés agraires, les variations climatiques engendrées par la nouvelle saison peuvent s’avérer dramatiques si elles sont excessives. Le rite permet alors de mettre le nouveau cycle qui s’annonce sous la protection d’une divinité. Ainsi, comme tout passage, celui-ci se doit d’être marqué, il se doit d’être ritualisé afin d’être neutralisé (Van Gennep). Comme de nombreux rites calendaires, le CC permet aussi de marquer le début et la fin d’un cycle. Il a lieu en général tous les trimestres et se déroule donc théoriquement avant chaque période de vacances. Celles-ci étant en général situées aux alentours des principales fêtes religieuses (Toussaint, Noël, Pâques). Les CC doublent ainsi les principaux rites calendaires traditionnels. Toutefois, si les rites peuvent marquer le passage d’une période à l’autre, ils sont aussi producteurs de temporalité, en ce sens que ce sont eux qui définissent la périodisation à laquelle se référera l’ensemble de la communauté. C’est le CC qui va définir le temps scolaire, temporalité qui peut n’avoir que peu de rapport avec la temporalité usuelle. Le CC a lieu en théorie tous les trois mois; on appellera donc trimestre scolaire la période située entre deux conseils de classe, même si celle-ci, pour des questions d’organisation et de calendrier scolaire, fait en réalité moins de trois mois. Le conseil de classe borne et découpe alors l’année en trois « cycles trimestriels» de taille souvent inégale, mais c’est ce découpage temporel qui va rythmer tout le travail de l’année et auquel se réfère, par la suite, l’ensemble de la communauté scolaire. Lors du CC, ses membres font le bilan de la période passée, ce qui permet donc à la fois de clore un cycle et d’en ouvrir un nouveau, puisque le CC marque en même temps la naissance du prochain cycle: le deuxième ou le troisième trimestre, page presque blanche sur laquelle l’histoire de la classe ou de l’élève est encore à écrire et où tout espoir est encore permis. Ainsi, un élève, dont le premier bilan trimestriel sera jugé médiocre, se verra encourager à se reprendre « au prochain trimestre », autrement dit l’élève pourra bénéficier d’une deuxième, voire d’une troisième chance, puisque c’est souvent par rapport à son niveau de fin d’année que sera prise la décision finale d’orientation. « À condition, bien entendu, qu’il se mette au travail et qu’il commence à appliquer les conseils de ses professeurs le plus rapidement possible ». N’entend-on pas proclamer parfois en CC, pour inciter les élèves à se ressaisir rapidement, que «le deuxième (ou le troisième) trimestre commence dès le lendemain » ? Ainsi le CC remplit une fonction cathartique et moratoire; en clôturant un cycle il permet éventuellement l’oubli et le pardon pour la période DEES 111 / MARS 1998 . 39 passée, à condition que les mêmes fautes et les mêmes erreurs ne se reproduisent pas. En tant que rite de passage entre deux cycles, il permet l’absolution, la rémission et autorise une éventuelle rédemption. Ainsi comme tout rituel, comme toute cérémonie qui produit du sacré, le CC doit se dérouler dans un lieu particulier, un lieu non profane, un endroit réservé et pendant une période elle aussi isolée, un temps à part pour que le sacré et le profane ne se rencontrent pas ou du moins que leur rencontre ne soit pas due au hasard (Durkheim, FEVR, p. 440). Il génère de plus sa propre temporalité, puisque en les bornant il définit les cycles qui vont découper l’année scolaire. LES ACTEURS DU RITE ET LA COMMUNAUTÉ SCOLAIRE Un déroulement ritualisé Le CC va ensuite se dérouler selon des règles précises à l’aspect fortement ritualisé. La personne qui préside le conseil de classe est le chef d’établissement ou son adjoint (voire un CPE ou le professeur principal lorsque ces derniers sont déjà pris). De la personnalité et de la fonction du prêtre dépend l’ambiance de la messe. Elle est en général plus solennelle avec un principal ou un proviseur et, parfois, plus décontractée avec son adjoint. L’ambiance dépend aussi de la personnalité des enseignants, certains étant réputés plus stricts ou plus rigides, alors que d’autres, au contraire, le sont, eux, plutôt pour leurs bons mots ou leur humour, voire leur cynisme. Il existe alors un véritable « jeu sur le rite », chaque équipe pédagogique s’appropriant le rituel pour en faire son propre théâtre. La personne qui préside procède à un rapide tour de table pendant lequel chaque professeur donne son avis sur l’ambiance et le niveau général de la classe, en illustrant ses propos de quelques statis40 . DEES 111 / MARS 1998 tiques sur les notes obtenues par les élèves dans sa matière (moyennes les plus basses et les plus hautes, pourcentage sur le nombre d’élèves situé au-dessous ou en dessous de la moyenne, etc.). Dans ces quelques instants pendant lesquels les professeurs donnent leur opinion sur la classe, ils entrent pleinement dans leur rôle institutionnel face aux parents, aux élèves et à l’administration. Le CC étant l’unique moment où ils auront à rendre compte publiquement de leur activité pédagogique, on assiste parfois à un véritable travail de légitimation, voire à la mise en place de stratégies de justification des résultats obtenus par les élèves. Il faut éventuellement pouvoir expliquer des résultats trop faibles. Le professeur évoque alors les lacunes accumulées, le manque d’intérêt ou de concentration des élèves. À l’inverse, l’enseignant doit pouvoir expliquer des résultats qu’il estime supérieurs au niveau réel des élèves, ou qui apparaissent comme meilleurs que ceux de ses collègues parce qu’il a donné des devoirs faciles, des interrogations de cours ou qu’il a commencé par des révisions pour encourager les élèves. Il faut montrer aux parents (et aux autres membres du CC) que l’évaluation obtenue est solide, justifiée et donc fiable, et qu’on pourra donc (ou pas en cas de moyennes que l’enseignant juge luimême surévaluées) en tenir compte dans la décision finale que prendra le CC. Travail donc d’explication, de justification, de légitimation du mode d’évaluation afin que tous connaissent l’origine et le mode de « production » de l’information qu’ils utiliseront par la suite. Une simple présentation des moyennes apparaîtrait comme une procédure trop sèche et qui ne justifierait pas la présence de toute l’équipe pédagogique. Il faut donc un élément supplémentaire, une subjectivité qui viendra compléter l’objectivité froide et tranchante de la note, mais surtout une garantie supplémentaire de la fiabilité de l’évaluation afin que la décision finale ne risque pas de reposer sur des infor- Mais au cours de ce rapide « tour de table », on en apprend bien souvent autant sur la personnalité de l’enseignant que sur le niveau de la classe. Même si ce ne sont pas les professeurs mais les élèves qui sont évalués, c’est en partie pendant les CC que l’administration peut apprécier le travail des enseignants et que les réputations se bâtissent. Plus un enseignant se plaint d’un niveau faible, plus il passe alors pour exigeant et sévère ; plus au contraire il se plaint du manque d’attention de ses élèves, plus il apparaît comme laxiste ou manquant d’autorité, à tel point d’ailleurs que bien souvent les professeurs chahutés n’osent se plaindre des élèves lorsque les autres professeurs semblent plutôt satisfaits de la classe. L’avis d’un enseignant, la présentation de son évaluation ne prennent sens que rapportés à l’avis et à l’évaluation de l’ensemble de l’équipe pédagogique. Un professeur qui est seul à présenter des moyennes faibles passera pour trop exigeant, mais à l’inverse des moyennes trop fortes peuvent être un signe de laxisme ou de négligence (la surévaluation étant parfois un moyen pour certains enseignants ayant des problèmes relationnels avec leurs classes de ne pas avoir de remarques des parents). Une fois le « tour de table » terminé, la parole est donnée aux représentants des parents et des élèves. Le rite comme médiation entre le sacré et le profane : le rôle des délégués parents et élèves ; la présence éventuelle des élèves Les représentants des élèves et des parents ont un statut très particulier, puisqu’ils sont invités à participer au conseil, mais ne font pas réellement partie des personnels de l’établissement. Leur présence permet de donner l’illusion d’une ouverture, d’un contre-pouvoir mais elle est souvent ressentie comme illégitime, voire comme une intrusion par certains enseignants. C’est, bien souvent, une présence formelle et « rituelle » au sens le plus courant du terme. Mais c’est aussi une présence profane au sein d’un ensemble d’initiés. Aussi la plupart de leurs interventions sontelles potentiellement dangereuses. En effet, comme tout contact entre le sacré et le profane lorsqu’il n’est pas ritualisé risque d’engendrer un sacrilège, leurs interventions, surtout lorsqu’elles mettent en cause un professeur présent, sont souvent source de malaise et de malentendus. La plupart sont jugées maladroites ou illégitimes. Ainsi lorsqu’un professeur est mis en cause par un délégué parent ou élève, soit celui-ci se justifie, ce qui crée une tension assez vive, soit le débat est rejeté comme horsjeu, illégitime, et le principal ou un des professeurs fait remarquer aux élèves ou aux parents que ce n’est «ni le lieu ni le moment de parler de cela» et «qu’on est là pour parler des élèves et non des professeurs » 4. Cela dit, même si l’ensemble des professeurs et de l’administration soutient le professeur incriminé, et surtout si le même type d’incident se renouvelle avec le même professeur dans d’autres CC, la réputation de l’enseignant mis en cause en souffre inévitablement. Ici apparaît donc une des fonctions du rite tel que le décrit Durkheim, à savoir mettre en contact les sphères du sacré et du profane. Mais si le rite permet cette rencontre c’est parce qu’il en neutralise, grâce aux prescriptions et aux proscriptions rituelles, les effets délétères. Ainsi la plupart des interventions des délégués parents ou élèves, pour être acceptées, se doivent d’être prudemment amenées et se garder d’être trop explicitement agressives ou accusatrices5. Dans certains établissements, les élèves assistent au débat les concernant et entendent donc les avis de leurs professeurs sur leur travail. Cette procédure est censée responsabiliser l’élève, puisqu’il doit faire face à l’ensemble de ses professeurs et entendre ainsi de vive voix reproches, commentaires ou encouragements. Cette présence s’inscrit dans une logique « participative » et démocratique. L’objet du rite, l’élève, est alors partie prenante de celui-ci. En fait cette présence n’est jamais obligatoire et, en général, il est rare que les élèves dissipés ou trop timides se déplacent. Toutefois, dans les lycées où ils ont cette possibilité, les élèves choisissent en général d’assister au débat qui les concerne. Mais là aussi cette confrontation entre l’élève et les membres du conseil sera fortement ritualisée. Le rite étant une « transgression déniée » (P. Bourdieu), il permet de relier des sphères qui doivent être habituellement séparées. Or la présence de l’élève au sein du conseil participe de cette rencontre et tout doit être fait pour éviter que cette confrontation tourne à l’affront, au conflit, au sacrilège. La charge et les tensions potentielles que peut entraîner cette confrontation doivent être neutralisées pour éviter les éclats. Ainsi l’élève face à ses professeurs doit être respectueux. On lui fera des remontrances s’il se tient mal sur sa chaise ou s’il mâche un chewinggum ; il doit bien se tenir et écouter sans réagir, ou en contrôlant le plus possible ses réactions, les conseils ou les reproches qui lui sont adressés. Dans certains établissements, il n’a le droit de parler que s’il est interrogé. Mais les profanations et les sacrilèges ne sont pas toujours évitables et la présence des élèves débouche parfois sur des esclandres : remise en cause de la compétence de certains professeurs, insultes ou réactions de colère face à des décisions jugées injustes, etc. Voilà pourquoi une formation des délégués des élèves et des parents, ou une préparation des élèves qui assistent à la discussion de leurs cas, nous semble nécessaire (ce qui commence à se faire) car bien souvent cette participation des élèves aux conseils de classe, qui nous semble du reste souhaitable (cf. la fin de cet article), n’est jamais véritablement ni explicitement pensée ou préparée. La classe hypostasiée et le renforcement de la cohésion sociale Cette séquence d’échange de points de vue qui précède l’analyse des cas particuliers est un des moments clés du rituel, puisque c’est à ce moment que la classe est appréhendée d’un point de vue global, c’est le groupeclasse qui est visé. Jamais jusque-là l’ensemble des membres de la communauté scolaire (parents, élèves, professeurs et élèves) ne s’étaient retrouvés ensemble. La classe, cette « micro-société » (Durkheim, EM, p. 127), est alors considérée comme un acteur collectif doté d’une personnalité propre, que l’on disséquera par la suite en étudiant les cas individuels ou comme d’une forme dont on va ensuite analyser les atomes pour s’apercevoir parfois que le tout n’est pas que la somme des parties. « La classe donne une bonne image dans son ensemble mais finalement le bilan, somme des cas individuels, n’est pas fameux » ou au contraire «elle donne l’image d’une classe agitée mais finalement le bilan n’est pas si mauvais ». C’est peut-être ici que le CC remplit une des fonctions les plus classiques que l’on attribue traditionnellement aux rites: le renforcement de la cohésion sociale. Dans ces quelques moments, le groupe existe virtuellement, mais pleinement. Le président du conseil s’adresse de façon solennelle aux représentants des élèves en leur rappelant quelques principes de base afin que le message entre l’équipe des professeurs et l’ensemble de la classe passe bien. Il s’interroge au deuxième et au troisième trimestre pour savoir si les leçons des trimestres précédents ont bien été enten- ❚ 4. Je me souviens d’un principal faisant remarquer à une déléguée-élève qui essayait d’intervenir à propos d’un de ses camarades qu’elle venait de faire une faute de français lors de son intervention, ce qui rendit alors évidement caduque ladite intervention. Cf. aussi Boumard, Un conseil de classe très ordinaire (1978). 5. Ce que recommandent d’ailleurs les guides ou mémentos pour délégués d’élèves. DEES 111 / MARS 1998 . 41 dues. Si effectivement « à travers le rite la société se tend un miroir » (I. Chiva, 1986) alors le CC regarde le groupe-classe au fond des yeux. En cas de problème (classe dure, agitée ou paresseuse), on établit un diagnostic en essayant de trouver des remèdes (sanctions, avertissements des gêneurs, etc.). Le CC est alors une instance de régulation. On espère par une sorte d’incantation collective que le groupe va se ressaisir ou qu’il va continuer sur sa lancée, que les progrès vont se confirmer, qu’il va prendre conscience des enjeux, etc. Ce processus n’est pas éloigné de la définition que donnait Durkheim de l’Intichuima chez les Aruntas (Durkheim, FEVR, p. 531-534) : un processus de régénération dans lequel le groupe prend pleinement conscience de lui-même. Puisque selon la formule durkheimienne, le « sacré c’est la société hypostasiée », le CC produit, quant à lui, un sacré laïc, à travers lequel cette fois-ci c’est la classe, cette « micro-société », qui est hypostasiée. D’où le rôle de « prêtre-laïc » que Durkheim souhaitait voir jouer aux enseignants (Durkheim, ES, p. 68). Puis le CC passe ensuite à ce qui constitue l’objet principal de la réunion, à savoir l’examen des cas particuliers. Les membres du conseil vont passer à l’analyse des parties de ce tout que représente la classe et donc désagréger cette micro-société pour en observer et en évaluer chaque membre. LES FONCTIONS DU CONSEIL DE CLASSE : ÉVALUATION, ÉMULATION, ORIENTATION La fonction d’évaluation Une des autres fonctions traditionnelles du rite est de réaffirmer les valeurs de la communauté. Or quelles sont les valeurs sur lesquelles repose notre système scolaire ? La première de ces valeurs semble être le travail. Le CC cherche dans cette perspec42 . DEES 111 / MARS 1998 tive à déterminer et à récompenser le travail et le mérite individuel des élèves. On incite les élèves studieux à «maintenir leurs efforts», les paresseux à se « mettre au travail », on jugera celui-ci insuffisant, sérieux ou satisfaisant, etc. Mais le problème qui apparaît bien vite est celui de l’efficacité de ce travail. Certains élèves peuvent travailler beaucoup et obtenir de piètres résultats et inversement d’autres arrivent à des résultats corrects sans fournir un travail régulier. Les élèves étant avant tout jugés sur leurs résultats scolaires, pour que le travail soit valorisé il doit s’avérer efficace. En effet, un travail régulier mais inefficace apparaît vite comme un gâchis, comme le résultat d’une attitude louable mais inutile. Mais l’inverse n’est pas vrai, l’élève qui travaille peu et qui obtient des résultats corrects, voire bons, ne sera pas non plus valorisé. La méritocratie reconnaît et récompense deux types de qualité personnelle. Les dons et les talents d’une part, ce qu’on traduira en langage scolaire par les « aptitudes », les « capacités » ou les « facilités » de l’élève, et d’autre part le travail, l’effort et le courage. Le modèle méritocratique sous-entend que les premiers sont en fait déterminés par les seconds ou du moins qu’ils doivent être développés par ces derniers. Un talent, une disposition, des aptitudes doivent être entretenus par un travail régulier et des efforts individuels qui vont permettre à l’individu de progresser. Ces efforts seront eux appréciés subjectivement par les enseignants. La compétence associée au travail individuel débouche alors sur la performance scolaire, mesurée, elle, « objectivement » ou plutôt objectivée par les résultats scolaires, et dont la compétence est la « face cachée » (Perrenoud, 1986). Le principal problème de tout projet méritocratique, et a fortiori du CC et de l’institution scolaire, est alors de déterminer ce qui dans le triptyque capacité-travail-résultat d’un élève mérite d’être encouragé et récompensé. La justice réclame ici que ne soit finalement récompensé que ce qui est attribuable à la responsabilité même de l’individu, et non aux contingences de l’origine sociale. Selon les études de la sociologie critique des années soixante, les dons et les talents renvoient davantage à des déterminismes sociaux ou culturels qu’au mérite et à la volonté intrinsèque de l’individu (d’ailleurs la divulgation d’une certaine vulgate bourdieusienne interdit, désormais en CC, de parler d’élève « doué »). Mais quelle justice y aurait-il à récompenser explicitement des résultats obtenus sans efforts? Quel serait le mérite d’un élève dont les bonnes notes ne seraient dues qu’au hasard de sa naissance ? (même si in fine cet élève passe dans les classes supérieures). De plus, un tel élève contredit bien trop le mythe de l’égalité des chances pour être valorisé. Le CC s’attachera donc à valoriser les qualités d’effort, d’implication personnelle, et ce n’est que lorsqu’il respectera ces normes que l’élève « doué » sera valorisé. Pour que mérite il y ait, les compétences originelles doivent être mise au service d’une volonté personnelle renvoyant, elle, à la liberté de l’individu (Dupuy, 1992). On peut toutefois rappeler que, selon P. Bourdieu, la volonté de progrès et le goût de l’effort sont eux aussi socialement déterminés et n’appartiennent pas à l’habitus des classes populaires6. Dans un autre registre, John Rawls lui aussi dénie à l’individu la responsabilité et le mérite des efforts qu’il déploie pour entretenir ses talents (Rawls, 1987, chap. 12). Il est toutefois évident que le CC dans sa fonction d’évaluation ne peut entrer dans ces débats et, égalité des chances oblige, il se contente d’essayer de déterminer le mérite personnel (au sens où nous l’avons défini ci-dessus) de l’individu, sans poser la question de l’origine de ce mérite. ❚ 6. P. Bourdieu, Les Héritiers, et Perrenoud (op. cit.). Ces qualités d’application et de respect des normes scolaires appartiennent surtout à l’habitus des classes moyennes. C’est donc à travers ce double prisme des talents et de l’utilisation qu’en font les élèves, que le CC évaluera et jugera ces derniers. Nous pouvons alors tenter d’établir une typologie à partir de ces deux critères7. Le premier cas est assez simple: c’est celui de l’élève qui a des capacités et qui travaille sérieusement. Ses facultés sont révélées et développées par son travail et objectivées par ses résultats. C’est le bon élève type qui souscrit aux normes de l’institution et dont les résultats dépendent certes de ses capacités de départ mais qui actualise ses facultés grâce à des efforts réguliers et constants. Cet élève sera valorisé, il sera estimé brillant et sera sans doute félicité (cf. ci-dessous). Toutefois, il ne sera valorisé que si son travail est estimé régulier, un élève trop brillant et qui arriverait sans trop se fatiguer à des résultats excellents sera toujours un peu suspect aux yeux de certains enseignants. Il apparaît alors comme un contre-modèle qui risque de décourager les autres et qui de plus semble ne pas vraiment avoir besoin des conseils et de l’aide de ses professeurs pour réussir. Puis il y a celui à qui on reconnaît des aptitudes mais qui ne travaille pas suffisamment. Tout dépendra là aussi des résultats obtenus, et le discours ne sera évidemment pas le même si ces derniers sont corrects, moyens ou franchement insuffisants. De plus reconnaître des capacités à des élèves qui, ne travaillant pas du tout, obtiennent des résultats faibles peut s’avérer très subjectif et donc parfois discutable. On entendra alors certains professeurs demander à propos de ce type d’élève « s’il peut y arriver et s’il a des facultés alors il faut qu’il se mette rapidement au travail pour nous le prouver, car à force de ne pas travailler il va gâcher ses possibilités et accumuler les lacunes ». Ici le travail apparaît bien comme le moyen par lequel les possibilités de l’élève sont révélées et entretenues. À ce type d’élève, le CC semble être dans la position du maître face au mauvais serviteur dans la parabole des talents8 Capacités de l’élève Plutôt élevées Plutôt faibles positive Bon élève Elève « scolaire » ou « méritant » négative « Glandeur sympathique » Cancre Attitude face au travail lorsqu’il lui demande mais «Qu’as-tu fait de ton talent ? ». Ici le discours du conseil de classe utilisera des arguments très économicistes ou franchement utilitaristes : les enseignants souligneront le gâchis que représentent des ressources inexploitées, ils en appelleront aux intérêts de l’élève en lui rappelant qu’il doit travailler pour lui afin de s’assurer de l’orientation de son choix. Si les résultats sont moyens, les arguments seront pratiquement les mêmes mais ils seront évoqués dans un registre moins dramatique : on trouvera dommage qu’un tel se « contente de la moyenne », on regrettera une attitude un peu dilettante ou que cet élève ne travaille pas au « maximum de ses capacités » alors qu’il pourrait « tellement mieux faire ». Cette dernière phrase devenant presque la maxime générique du conseil de classe (cf. le sous-titre du livre de F. Balluteau, Conseil de classe: peut mieux faire!). La métaphore économiciste, comme on le verra plus tard, nous semble loin d’être gratuite : chaque élève semble comparé à une entreprise qui possède des capacités de production, et il importe alors que l’élève utilise ses capacités au maximum, qu’il exploite au mieux ses ressources et ses dons, afin d’optimiser ses performances, de façon certes à ce qu’il progresse dans le domaine de la science et du savoir, mais aussi pour que ses résultats permettent de refléter et de déterminer sa véritable valeur scolaire. On notera toutefois que ce type d’élève peut bénéficier d’une certaine indulgence de la part de certains enseignants, et de ses camarades, puisqu’il réussit à réunir à la fois un certain prestige dû à ses « capacités», éventuellement révélées par une cul- ture extra-scolaire assimilable à la détention d’un certain capital symbolique et donc source d’une certaine légitimité et un mépris très aristocratique du travail, assimilable lui à un « profit de transgression » (Bourdieu, 1986). Ce qui en fait donc par rapport aux normes de l’institution un déviant symbolique. Déviant parce qu’il ne respecte pas les normes de l’institution en ne travaillant pas comme il le devrait, mais déviant « symbolique » parce qu’on lui attribue quand même souvent par défaut une valeur scolaire potentiellement assez élevée. C’est le cas du « glandeur sympathique», l’élève a-scolaire mais doué qui se contente d’assurer ses moyennes. Personnage parfois en révolte par rapport à l’institution dont il semble par son comportement remettre en cause les normes (remise en cause bien plus souvent symbolique que réelle), ce qui lui assure parfois la sympathie de certains enseignants adeptes eux-mêmes d’un anticonformisme bon teint et qui ont parfois eu le même comportement lors de leur scolarité. On pourrait même rajouter que ce type d’élève est sans doute, dans son refus de la compéti- ❚ 7. Cette typologie, éminemment réductrice, n’a qu’un but de modélisation et ne prétend pas décrire les situations réelles bien plus complexes, ne serait-ce que parce qu’un élève ne sera pas toujours perçu par ses professeurs de la même façon, et pourrait donc en fonction des matières être classé dans des cases différentes. Il faudrait aussi prendre en compte, pour chaque type d’élève, les résultats obtenus et établir bien des degrés et un continuum plus précis dans nos critères distinctifs majeurs. Il s’agit ici plutôt d’idéal-type de comportement scolaire. 8. Évangile selon St Matthieu, 25.3, même si le terme de talent renvoie davantage dans la parabole à une somme d’argent confiée par le maître à son serviteur. DEES 111 / MARS 1998 . 43 tion prônée par l’institution, plus proche du modèle de l’individu rationnel du type homo œconomicus que de l’homo ludens au sens de Huizinga. En se contentant d’un travail minimum qui lui assurera toutefois l’orientation de son choix, il maximise sa fonction d’utilité en ne gaspillant pas ses ressources, c’est-à-dire son temps de libre, puisqu’il parvient à un partage optimal entre travail et loisir. Ce type d’attitude pourrait être assimilable à un conflit entre deux types d’intérêt : entre celui de l’institution qui souhaite que les élèves travaillent à leur maximum et l’intérêt individuel de l’élève qui souhaite certes passer dans la classe supérieure, obtenir des bonnes notes, mais travailler le moins possible9. À l’inverse, il y a ceux à qui on reconnaîtra des capacités limitées, et leur jugement se fera là aussi par rapport à leur attitude vis-à-vis du travail. Le cancre est l’élève qui apparaît non seulement comme ayant une valeur scolaire faible, c’est-à-dire peu de capacité et que l’on jugera de plus paresseux. Son cas ne semble pas poser de gros problèmes, il n’y a ici pas vraiment matière à débat puisque tout le monde s’accordera en général sur le jugement prononcé. Ses moyennes sont faibles et son travail insuffisant, on lui conseillera en général de se mettre au travail ou on envisagera sa réorientation ou son redoublement. Plus problématique est l’élève qui certes a peu de capacité mais qui s’accroche et travaille beaucoup. Tout dépendra là aussi des résultats obtenus10 (cf. plus loin le débat sur les encouragements). Mais ce type d’élève pose problème. Théoriquement c’est le type de l’élève même qui respecte les normes scolaires (attitude positive en classe, bonne volonté, etc.) et les valeurs de la méritocratie républicaine (surtout s’il est issu de milieu faiblement pourvu en capital scolaire ou culturel). C’est l’élève qui travaille et qui s’accroche. On admire sa volonté de bien faire, son courage, mais si ses efforts restent vains et ses résultats médiocres 44 . DEES 111 / MARS 1998 malgré tout, le CC se retrouve désarmé. À la question que pose parfois le principal « que peut-on lui conseiller pour que ses résultats s’améliorent ? » suivra en général un silence gêné, souvent synonyme d’impuissance. Le processus d’euphémisation mis en place par les enseignants dans leurs appréciations débouche alors sur la constitution d’une langue de bois pédagogique dont la pauvreté sémantique illustre bien le désarroi de l’institution dans son rôle purement pédagogique. On lui conseillera de « maintenir ses efforts », de « persévérer dans son travail», de «ne surtout pas se décourager» ou «d’améliorer ses méthodes de travail». Les professeurs lui reprocheront d’être laborieux, parfois même paradoxalement de trop travailler, ou de fournir un travail trop scolaire. L’ambiguïté sera ici très forte puisqu’une institution reproche à ses membres de manifester des attitudes qu’elle leur a elle-même inculquées et se servira de l’adjectif tiré de son substantif comme d’une marque d’indignité en l’utilisant de façon péjorative : « C’est la vérité dernière de sa dépendance à l’égard des rapports de classe que trahit le système d’enseignement lorsqu’il dévalorise les manières trop scolaires de ceux qui lui doivent leurs manières, désavouant par là sa manière propre de produire des manières et avouant du même coup son impuissance à affirmer l’autonomie d’un mode proprement scolaire de production » (P. Bourdieu, 1970). Pourtant tout le monde s’accordera à trouver du mérite à ce type d’élève, surtout quand ses résultats progresseront. Mais là aussi parler d’élève méritant devient presque péjoratif. En effet, l’homme du « mérite réussi » n’est pas tant « l’homme de la réussite » que celui de « l’échec surmonté » (Lucchesi, 1996). Comme si l’effort entâchait voire démentait le succès de la volonté, comme si une réussite due à un effort était une réussite temporaire voire artificielle. Mais « derrière la connotation négative de l’effort apparaît l’idée que nul ne peut se surmonter soi-même » (Lucchesi, op. cit.). Le méritant essaye de dépasser sa nature, d’apparaître à force de travail comme plus capable qu’il ne l’est. « Dans l’effort la volonté n’a qu’une longueur d’avance sur la nature » (op. cit.). Nul ne pouvant dépasser durablement ses limites, l’homme du mérite fait alors figure de «parvenu de lui-même» (op. cit.). Il nous semble ici que ce paradoxe renvoie à l’articulation entre les deux définitions du mérite que nous avons distinguées plus haut à savoir entre les capacités de l’élève et son travail, entre son talent et sa volonté, sa nature et sa liberté : car bien souvent le second, lors des CC (et dans le projet méritocratique), ne nous semble appréhendé que comme le moyen de connaître, de reconnaître, de découvrir le premier. Comme si le mérite de l’élève, compris ici comme « un ensemble de compétences actualisé et effectivement mis en œuvre » (A. Boyer), ne pouvait être évalué et révélé que grâce à son travail personnel. L’élève n’apparaît alors ici que comme un potentiel à optimiser. Un individu doté de compétences qu’il va falloir découvrir et évaluer. Le rôle de l’évaluation se résumant peu ou prou à ce travail de « révélation » de la valeur « réelle » de l’élève. Mais pour que l’enseignant puisse déterminer cette ❚ 9. Nous avons parfaitement conscience qu’assimiler le travail scolaire à un coût relève d’un postulat utilitariste, sans doute vérifiable pour certains élèves, mais certainement pas par tous. Le travail scolaire pouvant être après tout aussi… un plaisir ! 10. Cf. Perrenoud, « De quoi la réussite scolaire est-elle faite ? ». Si le respect de ces normes participent à la constitution de l’excellence scolaire dans les classes du primaire ou même du collège, il nous semble que, même « s’il y a plusieurs façons d’être excellent ou suffisant », il y a quand même une différence entre l’excellence et la suffisance scolaire, et que si il n’est pas nécessaire pour réussir dans l’enseignement primaire (ce que précise d’ailleurs Perrenoud) « d’avoir des aptitudes hors du commun », le problème est différent au lycée, justement parce que parfois l’élève « scolaire » n’arrive pas à compenser son manque de brillant par des efforts acharnés, contrairement à ce qui se passe dans les classes précédentes selon ce que semble sous-entendre Perrenoud. «valeur réelle», pour qu’il puisse tirer «le meilleur de l’élève », encore fautil que celui-ci se donne à fond et qu’il exploite « au maximum » ses capacités, afin que le système scolaire puisse évaluer et déterminer objectivement ces dernières. Le travail de l’enseignant s’apparente alors à celui d’un entrepreneur qui maximise ses résultats à l’aide des ressources dont il dispose, même si elles sont rares ou limitées. Quand certains enseignants estiment qu’ils doivent « tirer le meilleur de leurs élèves », il s’agit bien ici de la révélation ontologique des capacités de ces derniers, même si celles-ci sont faibles, il faut aussi pouvoir les déterminer. L’idée de progrès devient alors très relative, voire même presque impossible puisque tout progrès dû à un effort ne serait finalement que l’actualisation d’une qualité individuelle préexistante mais une qualité uniquement virtuelle que seul l’effort et le travail sont à même de révéler. Le paradoxe du «glandeur sympathique» et « de l’élève méritant » nous semble alors explicable. Ces deux types de comportement scolaires risquent de rendre le système d’évaluation sousoptimal: le premier parce qu’en ne travaillant pas au maximum de ses capacités il ne permet pas l’actualisation et l’évaluation correcte de celles-ci et risque par son comportement d’être sous-évalué par rapport à sa « valeur réelle » ; pour le second le risque est alors inverse, par un travail acharné, que les enseignants se doivent tout de même d’encourager et de sanctionner positivement, éventuellement grâce à une évaluation plus formative que sommative, il risque de faire illusion et d’être «surévalué». Voilà pourquoi le méritant risque d’apparaître selon les termes de N. Luchesi comme «un parvenu de lui-même ». Mérite et émulation : « les avis du conseil » Le débat sur le mérite et ses apories est encore plus explicite lorsqu’il s’agit d’attribuer les avis du conseil de classe. En effet, dans un but d’émulation, le conseil de classe en plus de l’appréciation générale apposée en bas du bulletin par le président du conseil de classe peut, s’il le souhaite, émettre des « avis », sorte de sanctions symboliques positives ou négatives, qui avaient disparu dans certains lycées et qui ont été réintroduites à la fin des années quatrevingt11. Ces avis sont au nombre de trois ou quatre selon les établissements. L’élève peut recevoir les «félicitations» s’il a des résultats brillants, le « tableau d’honneur » pour des résultats honorables (cette distinction semble relativement rare et n’existe que dans certains lycées mais était courante dans les années soixantedix et auparavant lors des remises de prix), les « encouragements » s’il se montre travailleur, ou un « avertissement » de travail ou de conduite en cas de travail insuffisant ou d’attitude jugée peu conforme aux normes scolaires. Or, si en général les félicitations ou l’avertissement reposent sur des critères relativement objectifs, les encouragements eux donnent souvent lieu à un débat entre les enseignants pour savoir sur quels critères ils doivent reposer (nous avons pu observer d’ailleurs que ce débat a lieu dans des lycées différents exactement dans les mêmes termes). Si tout le monde s’accorde pour encourager des élèves méritants et sérieux mais pas forcément brillants, les avis diffèrent lorsqu’il s’agit de définir ce qu’on entend par le terme de mérite et surtout sur ce qu’il convient de récompenser. Les deux « signaux » sur lesquels pourraient reposer cette notion n’étant pas toujours corrélés. Le mérite peut dans ce cas s’analyser comme une attitude ou en fonction des résultats obtenus. En fait, c’est surtout la façon dont ces derniers ont été obtenus qui définit l’obtention des encouragements. Ainsi un élève qui travaille régulièrement et qui obtient des résultats corrects se doit d’être encouragé : il satisfait aux deux critères sélectionnés plus haut, et de plus il montre que le discours officiel fonctionne puisque c’est grâce à son travail, et donc aussi au travail et conseils que lui donnent ses professeurs, qu’il réussit. Or certains élèves peuvent parvenir aussi à des résultats similaires mais sans se donner beaucoup de mal. C’est le cas du « glandeur sympathique », rencontré plus haut, l’élève qui ne travaille pas à son maximum, qui a des «capacités non exploitées», qui se « contente de la moyenne », etc. Somme toute, celui qui est doué mais qui n’a pas de mérite puisque qu’il n’actualise pas entièrement ses capacités et qu’il ne doit ses résultats qu’à ses facilités. Il n’est évidement pas question d’encourager un tel élève puisqu’il ne respecte pas les normes et les prescriptions de l’institution. À l’inverse, comme nous l’avons vu, un élève peut être très travailleur et volontaire mais n’obtenir que des résultats médiocres. Or cet élève-là pose problème, puisqu’il invalide la « devise » de l’institution selon laquelle « il faut travailler pour obtenir des résultats ». Ainsi, il respecte les normes de l’institution tout en en montrant la non-pertinence. De lui on dira qu’il «s’accroche », on admirera sa volonté, on lui conseillera de ne «pas se décourager» ou de «maintenir ces efforts ». Cet élève aura-t-il les encouragements ? Tout dépendra en fait des conventions, des traditions de l’établissement ou de la définition des encouragements qu’auront adoptée les membres du conseil. Dans certains cas, les encouragements seront indépendants des résultats. On précisera alors qu’on encourage « une attitude », « un travail », on les appellera parfois aussi officieusement «encouragements du deuxième type» (par opposition aux encouragements du premier type qui récompensent travail et résultats) alors que, dans d’autres cas, on estimera les résultats insuffisants pour attribuer les encou- ❚ 11. La réintroduction de ces sanctions symboliques mériterait une étude à elle seule. À titre d’hypothèse, il nous semble qu’elle illustre l’ambigu problème du statut de l’émulation au sein des établissements scolaires actuels. DEES 111 / MARS 1998 . 45 ragements à l’élève et on se contentera d’une appréciation positive malgré la faiblesse des résultats. Ce débat que l’on entend se répéter avec à chaque fois peu ou prou les mêmes arguments montre toute l’ambiguïté de la notion de mérite dans le système scolaire. Il n’a rien de nouveau et a souvent été évoqué dans tous les travaux sur la sociologie de l’école. Il préoccupait déjà Durkheim au début du siècle lorsqu’il remarque que «les prix et les récompenses vont toujours aux élèves les plus intelligents et non aux plus vertueux » (Durkheim, EM, p. 172). Il estime que, puisqu’il en est de même dans la société et que l’école a pour but de préparer l’enfant à la vie sociale, elle se doit donc de refléter dans son système d’émulation les principes qui y sont en vigueur ou, au pire, ne pas trop s’en éloigner. De plus, selon Durkheim, la vertu, le courage, l’ardeur au travail étant en fait les normes de l’institution, c’est davantage leur transgression qui se doit d’être l’objet d’une sanction alors que « leur respect ne doit avoir rien que de très naturel » (op. cit.). Récompenser formellement les actes vertueux risque en effet d’en dénaturer le principe puisque ceux-ci se doivent d’être avant tout « gratuits et non intéressés ». Et « d’actes libres et désintéressés » on risque alors d’en faire des actes « mercantiles ». Toutefois Durkheim s’oppose à toute récompense formelle ou officielle de l’élève méritant, mais il estime toutefois que celui-ci doit tout de même être récompensé (on n’ose dire ici « encouragé ») par le maître, mais de façon totalement informelle. S’il lui « répugne de voir le mérite moral récompensé de la même façon que le talent », si « l’idée du prix de vertu » le fait sourire, il recommande toutefois au maître de «témoigner à l’élève laborieux, qui fait effort sans réussir comme ses camarades mieux doués, de l’amitié et de l’affection », ce qui serait alors « la meilleure des récompenses et permettrait de rétablir un équilibre aujourd’hui injustement troublé et faussé » (op. cit.). Comme 46 . DEES 111 / MARS 1998 on le voit il s’agit ici d’encourager, aujourd’hui comme hier, une attitude, sans toutefois que l’échelle des valeurs et des classements ne s’en trouve bouleversée, car le rôle socialisateur de l’école ne doit pas se faire au détriment de son autre fonction c’est-à-dire la révélation des compétences de chaque individu de façon à ce que celles-ci se répartissent de la plus juste, et ainsi de la plus efficace façon possible au sein de la division du travail. Toute l’ambiguïté de la notion de mérite réside dans ce dilemme : ne tenir compte que des résultats sans prendre en compte les façons dont ils ont été obtenus peut décourager les bonnes volontés, engendrer frustrations et jalousies de la part des élèves méritants qui respectent les normes de l’institution sans être valorisés pour autant et peut alors amener à une remise en cause de ces normes. De plus l’objectif de justice qui fonde le projet méritocratique est pris en défaut puisqu’on récompense des compétences davantage imputables aux contingences de l’origine sociale qu’au mérite réel de l’individu. Mais évaluer les élèves uniquement sur leur attitude et leur bonne volonté peut engendrer un égalitarisme excessif qui risque de s’avérer inefficace et d’engendrer des effets pervers en matière d’orientation en faisant passer dans la classe supérieure des élèves qui montrent de la « bonne volonté » mais qui « ne sont pas au niveau». La volonté d’associer les principes d’efficacité et de justice qui est au cœur du projet méritocratique et les contradictions qu’elle entraîne ne nous semblent nulle part mieux illustrées que dans ces débats au sein des CC. La fonction d’orientation La fonction d’orientation est sans doute la plus importante et souvent le CC n’est en fait réduit qu’à ce rôle12. Il va s’agir dès le second trimestre de donner à l’élève un avis, un conseil sur son choix d’orientation. Celui-ci doit dépendre du « pro- ses choix. Mais aussi de ses possibilités et de ses capacités, celles-ci étant appréhendées par ses notes et par les appréciations des professeurs. Le modèle d’orientation qui tend à se dessiner depuis quelques années met de plus en plus l’accent sur les désirs de l’élève et de sa famille et tend, il est vrai, en raison du poids de plus en plus important des commissions d’appel, à diminuer le pouvoir du CC et des enseignants sur l’orientation. Toutefois, on peut se demander si ce renforcement de l’influence des commissions d’appel et des familles dans les projets d’orientation n’a pas pour conséquence un durcissement de la notation de la part des enseignants, afin de barrer le passage à des élèves jugés trop faibles pour passer en première, de façon à ce que même la commission d’appel ne puisse valider le choix de l’élève au vu de ses résultats. Les enseignants préservent ainsi leur pouvoir de décision face à ce qui est souvent vécu comme une remise en cause de leur compétence pédagogique et de leur pouvoir d’évaluation et d’orientation. Lorsque, comme c’est le cas pour la majorité des élèves, niveau et choix d’orientation correspondent, le CC donne un avis positif quant au souhait de l’élève et celui-ci est admis dans la filière de son choix. Quand par contre ceux-ci ne correspondent pas, alors soit l’élève redouble soit il sera orienté dans une autre filière. Pour M. Luchesi et à propos de l’ouvrage de M. Young, La Méritocratie en 2033, qui décrit sous forme de fiction le caractère totalitaire d’une société totalement méritocratique, «la méritocratie est moins le pouvoir d’un gouvernement que celui d’une machine à trier et à séparer » (Lucchesi, op. cit.). Or c’est bien ce rôle que semble jouer le CC lorsqu’il cherche d’une part à définir le « pro- ❚ 12. Ce qui ne signifie pas que le CC soit l’unique facteur qui détermine les « trajectoires scolaires » (Masson, 1995). Mais c’est bien lors des CC que la plupart des décisions d’orientation officielles sont prises. fil » de l’élève (Untel a-t-il plutôt un profil «littéraire» ou «scientifique»? Un profil de STT ou un profil de ES ?) et à vérifier ensuite si son projet d’orientation correspond à ses capacités. Le principal problème que se pose le CC est celui de la répartition optimale des ressources comme si le système scolaire était une sorte d’antichambre, de gare de triage, préfigurant la division optimale du travail social. Le CC joue bien là un rôle de filtrage, de répartition et de gestion des compétences. Il s’agit non seulement de sélectionner mais surtout de répartir, de placer chaque élève dans la bonne case, à la place ou dans la filière où il sera le plus à même de réussir. Il s’agit d’élaborer, de construire la future répartition des individus à l’intérieur de l’institution scolaire, et donc de répartir au mieux les individus de façon à parvenir à la « division optimale du travail scolaire » 13. Dans ce but, le CC ne peut approuver un projet d’orientation d’un élève qui n’obtiendrait pas les moyennes nécessaires à son passage dans la filière ou la classe de son choix, et cela pour deux raisons : – d’une part, il y va « de l’intérêt de l’élève », puisque si celui-ci passe dans la classe supérieure et qu’il n’a pas le niveau il risque d’échouer dans cette filière, et de rencontrer par la suite des problèmes de réorientation qui risquent de faire perdre du temps à l’élève. Ainsi un élève moyen de seconde peut se transformer en « mauvais élève » de première ou de terminale, et échouer à l’examen censé valider son parcours scolaire (ici le bac) et donc quitter l’institution sans diplôme, ce qui à terme posera le problème de son insertion sur le marché du travail et de sa place au sein de la division du travail ; – d’autre part, il y va aussi de l’intérêt de l’institution, qui risque de voir sa réputation baisser si son taux de réussite à l’examen diminue, et de l’intérêt des enseignants qui, l’année d’après, ne tiennent pas à retrouver de « mauvais élèves » (comprendre ici des élèves qui ne sont pas à leur place) dans leurs classes. D’où par- fois les récriminations des enseignants de lycée sur leurs collègues des collèges « qui font passer n’importe qui » en seconde ou au sein du même établissement contre des collègues (ou contre l’administration voire contre l’institution) jugés trop laxistes en terme d’orientation. Le discours de beaucoup d’enseignants sur la « baisse du niveau » et les dysfonctionnements du système scolaire est d’ailleurs bien souvent davantage une critique du laxisme réel ou supposé du système de sélection et de recrutement interne de l’institution scolaire qu’un constat objectivé d’une diminution généralisée des aptitudes et compétences de l’ensemble des élèves. « Les élèves ne seraient pas forcément plus stupides et moins doués qu’avant mais le problème est qu’on fait passer n’importe qui au lycée et qu’on est obligé ensuite de les garder jusqu’au bac », entend-on souvent en salle des professeurs. L’école est souvent perçue comme une instance de sélection des futures élites et de la future « noblesse d’État », et c’est souvent à travers cette fonction de sélection que l’institution scolaire a été analysée par les sociologues. Or il nous semble que, de plus en plus, et notamment en raison de l’augmentation des effectifs scolaires dans les années quatre-vingt et du fait de l’objectif d’une école qualifiante censée donner à tous un titre scolaire capable d’être monnayé par la suite sur le marché du travail, la fonction de sélection de l’école n’est en fait que la conséquence de son rôle de « répartition des compétences ». Ce rôle semble être désormais le but premier de l’institution scolaire dans nos sociétés contemporaines. Certes il importe toujours que les «meilleurs» soient distingués afin d’être orientés vers les filières les plus prestigieuses, mais même celui qui «est jugé peu compétent» et qui n’a que des résultats faibles doit pouvoir être orienté vers une filière, de façon à ce qu’il obtienne un titre scolaire qui lui permette de trouver sa place au sein de la division du tra- vail social. De plus, lors des CC, un travail d’euphémisation du vocabulaire pédagogique de plus en plus important a lieu. Ce qui était analysé auparavant sur le mode de l’expression et de la constatation d’inégalités scolaires, au sens d’inégalités des niveaux au sein d’une classe, tend à être désormais analysé et présenté comme renvoyant à la présence de profils différents. Chacun aurait en fait des moyens, des capacités, des aptitudes différents, le tout étant de trouver la filière dans laquelle ces capacités et ces aptitudes trouveront le mieux à s’exprimer, c’est-à-dire la filière qui correspond le mieux au profil de l’élève. Voilà pourquoi il importe d’une part que l’élève fournisse un travail sérieux et régulier, même si ses résultats sont faibles, puisque cette attitude pourra être prise en compte dans la définition du « profil » de l’élève et permettra au CC de proposer une orientation à celui-ci vers une filière dans laquelle ces qualités de sérieux seront nécessaires, et d’autre part d’éviter au maximum une hiérarchisation explicite des filières, de façon à faire passer l’orientation dans la filière moins prestigieuse comme une orientation positive, alors que l’on sait que, bien souvent, il s’agit plutôt d’une orientation par défaut. La plupart des élèves étant loin d’être dupes de ce discours euphémisé, qu’ils perçoivent souvent comme hypocrite puisque le même choix d’orientation sera proposé à un élève méritant aux résultats faibles et au premier choix d’orientation jugé irréaliste et à un élève aux résultats aussi faibles mais qui lui n’aura pas pour autant montré une grande aptitude au travail pendant l’année. (Nous renvoyons ici au ❚ 13. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que cet objectif est spécifique au conseil de classe. Cf. les débats sur la nécessité d’organiser l’orientation professionnelle et scolaire en fonction des aptitudes individuelles en France au début du siècle (« Les origines et la naissance du mouvement d’orientation » Huteau / Lautrey in Orientation scolaire et professionnelle, 1979, n° 1, et « Pour une histoire de l’orientation professionnelle » de F. Danvers in Histoire de l’éducation, n°37, 1988). DEES 111 / MARS 1998 . 47 discours qui est parfois tenu aux élèves de seconde sur l’orientation en 1re STT).14 Le problème qui se pose en CC n’est pas tant celui du niveau de la classe, que celui du devenir de ses membres. Comme nous le disions plus haut, il n’y pas de véritable problème pour la majorité des élèves, soit que le conseil valide leur projet soit qu’il accepte une autre orientation. Toutefois le CC se retrouve embarrassé lorsque, malgré les avis négatifs donnés, l’élève persiste dans son choix d’orientation15. Le CC doit alors fournir tous les arguments possibles afin de dissuader l’élève (lorsqu’il assiste au conseil) et de le persuader de la non-pertinence de son choix : « Vous serez malheureux en 1re S, pourquoi vouloir vous acharner dans cette filière alors que vous réussirez si bien en STT et que vous avez tout à fait le profil pour aller dans cette filière ». On usera aussi de l’expérience accumulée : « On a vu beaucoup d’élèves obtenir un “petit” bac B et échouer après à l’université », ou pire « beaucoup d’élèves avec un petit bac B se retrouvent ensuite à mendier un poste de surveillant ou de MA dans les couloirs du rectorat »16. À chaque fois l’idée est la même : on agit dans l’intérêt de l’élève pour éviter ensuite qu’il ne se dirige dans une filière où on pense qu’il va échouer. En général on essaye de dissuader l’élève avant le conseil, de l’inciter à choisir ce qu’on risque de lui proposer, de façon à sauvegarder les apparences du librearbitre mais personne n’est dupe : « Untel a décidé de choisir une autre filière et il a été raisonnable, car son premier choix était irréaliste », et on félicitera Untel d’avoir choisi une autre filière, d’avoir choisi ce qu’on allait lui proposer afin de permettre au CC une économie de temps précieuse. Malheureusement, certains élèves persistent dans des choix «peu raisonnables », et lorsqu’ils assistent à leurs cas et qu’ils n’obtiennent pas satisfaction, provoquent alors parfois des scandales qui dégénèrent en psychodrame, pleurs, insultes, etc., situations que nous comparions tout à 48 . DEES 111 / MARS 1998 l’heure à des « sacrilèges ». Révéler les compétences, la valeur sociale des individus, à travers l’évaluation de façon à pouvoir ensuite les diriger vers les filières dans lesquelles ils pourront développer leurs aptitudes et talents, pour ensuite parvenir à une division du travail scolaire puis sociale dans laquelle chacun sera à sa place, à la place qu’il mérite c’est-à-dire là où chacun sera à même d’exercer au mieux ses talents productifs, telle est l’utopie méritocratique qui nous semble informer les attitudes et les discours qu’on entend dans les CC. Ce projet n’est pas nouveau, et nulle part il n’a été mieux présenté que dans les analyses durkheimiennes sur les sociétés à solidarité organique, c’est pourquoi il nous apparaît nécessaire de revenir sur celles-ci afin de mieux saisir et de préciser le lien que nous souhaitons établir entre la division du travail et l’institution du CC. DIVISION OPTIMALE DU TRAVAIL SOCIAL ET UTOPIE MÉRITOCRATIQUE CHEZ DURKHEIM Il existe, nous dit Durkheim, « pour toute société, à chaque moment de son histoire, une certaine intensité de la vie collective qui est normale, étant donné le nombre et la distribution des unités sociales. » (Durkheim, DTS, p. 330). Autrement dit pour chaque état de la société, et quels que soient les progrès de la division du travail, il existe un équilibre social, une sorte d’état optimal potentiel qui maximiserait les ressources sociales de la société. En quoi consiste cet état et dans quelles circonstances est-il réalisé ? Cet état, Durkheim nous le décrit a contrario lorsqu’il décrit les formes anormales de la division du travail: la division du travail anomique et la division du travail contrainte. C’est principalement dans la description de cette dernière que l’on comprend à quoi correspond cet état idéal, que nous qualifierons de division opti- tion optimale du capital humain. Le terme optimal aux résonances fortement économicistes est étranger au vocabulaire de Durkheim mais il nous semble correspondre au caractère d’état limite, voire d’utopie, que présente la méritocratie dans sa forme la plus achevée. En effet, si le principal but de la division du travail est de « classer les individus suivant leurs capacités » (Stuart Mill cité par Durkheim, DTS, p. 291), elle a aussi pour fonction d’engendrer la solidarité. Or celle-ci ne peut apparaître que lorsque la division du travail est spontanée et que « la force sociale que chacun porte en soi peut librement se déployer ». Ainsi cette division optimale du travail social correspond à un état « ou rien n’empêche chaque individu d’occuper dans les cadres sociaux la place qui est en rapport avec ses facultés » (DTS, p. 370). La division spontanée du travail correspond à un état de la société dans lequel « les inégalités sociales expriment exactement les inégalités naturelles» (op. cit. p. 370). L’idéal méritocratique apparaît ici dans sa forme la plus explicite. La division spontanée du travail doit permettre à chaque individu de se réaliser socialement, de « déployer librement sa force sociale» ainsi «chaque valeur sociale sera estimée à son juste prix » (op. cit. p. 370). Cela permet d’illustrer un des postulats fondamentaux de l’utopie méritocratique, à savoir qu’il existe pour un état donné de la ❚ 14. Cf. aussi P. Perrenoud, p. 137, « De quoi la réussite scolaire est-elle faite ? ». 15. La tendance depuis quelques années à orienter les élèves en fonction de leurs vœux et de ceux de leurs familles ne nous semble pas réellement remettre en cause les principes du jugement professoral sur l’orientation puisque, dans l’ensemble, les élèves « choisissent » leur orientation en fonction de leurs résultats ou inversement s’arrangent pour avoir les résultats qui leur permettront de valider leur choix d’orientation. De plus, comme le rappelle Antoine Prost, « rendre la liberté aux familles reviendrait à vider certaines classes » (Éloge des pédagogues, Seuil, 1985). 16. Phrase authentique prononcée en 1990 devant l’auteur, maître auxiliaire à l’époque, pendant un CC, par un proviseur qui lui avait personnellement téléphoné du rectorat pour lui demander de venir enseigner dans son établissement. société, une place pour chaque individu et qui correspond à sa « force ou sa valeur sociale ». Autrement dit, chaque homme peut par son activité être utile à la société. Ici division spontanée ou idéale du travail social signifie répartition adéquate des compétences ou classement au mérite. Tous ces termes participent du même projet à savoir celui de réaliser pleinement un état virtuel de la société, celui dans lequel chaque individu en tant que membre de celle-ci va parvenir à trouver la place qui lui incombe, voire qui lui est destinée. Ce dernier terme n’est pas ici utilisé innocemment, car il nous semble que le projet méritocratique participe en effet d’une mystique du destin social peu éloignée des doctrines calvinistes de la prédestination. Le « mérite social » de l’individu n’étant alors que la forme magique d’un potentiel révélé, d’une virtualité réalisée, de sa valeur ou de sa force sociale. Voilà pourquoi il importe que rien ne vienne entraver cette opération d’alchimie sociale, lors de laquelle la valeur sociale de l’individu va se réaliser à travers l’expression de ces compétences et l’exercice de la fonction sociale à laquelle il est « destiné ». De la même façon, il est indispensable que chaque élève travaille « au maximum de ses capacités» afin que justement, par son travail, il révèle celles-ci. Le travail scolaire n’est ici que le moyen à l’aide duquel chaque élève va révéler l’état de ses compétences, de « son mérite social » et grâce auquel il pourra être dirigé vers la voie qui lui convient le mieux. Or pour cela il importe que soit respectée au niveau de la société comme au sein de l’institution scolaire « l’égalité dans les conditions extérieures de la lutte » ou « l’égalité des chances » qui ne doit pas donner à chacun les mêmes chances de réussir (car si chaque individu avait les mêmes chances de réussite le processus de sélection-orientation pourrait déboucher sur des situations indécidables) mais permettre à travers la lutte pour les places l’attribution à chacun de sa place. Cet état optimal doit, «si tout se passe normalement, se réaliser de soimême» (DTS, p. 330). Autrement dit sans intervention extérieure, sans phénomène qui viendrait biaiser ce processus, la société tendra d’elle-même vers cette situation idéale. Toutefois, «on peut se proposer de faire en sorte que les choses se passent normalement » (DTS, p. 330) et comme il existe de nombreuses causes qui peuvent empêcher cet état idéal de se réaliser et que, même si la société d’ellemême tend vers cet état, sa réalisation demande tout de même des conditions assez importantes, « cet état, ce type idéal n’est nulle part réalisé tout entier » (DTS, p. 330). De même que rares sont les individus qui même en bonne santé ont une santé parfaite, les sociétés peuvent facilement se retrouver dans un état pathologique dont le degré d’importance peut varier, état pathologique principalement engendré par une mauvaise division du travail. Le but alors de tout sociologue, pédagogue ou homme de science ou de décision sera alors de tenter de « rapprocher la société autant que possible de ce degré de perfection » (DTS, p. 331). Ainsi c’est cette utopie raisonnable que Durkheim, adversaire des spéculations irréalistes, se propose de poursuivre, sachant qu’il ne pourra jamais exister d’état limite, d’équilibre définitif ou d’étape ultime de la DTS, puisque le changement social, à savoir l’évolution de la densité sociale (principalement déterminée par l’évolution démographique et les variations du milieu social qu’elle implique), n’ayant pas de terme, à chaque nouvel état de cette densité sociale correspondra une nouvelle division optimale du travail et c’est cette adéquation entre des ressources sociales en perpétuelle évolution et leur juste répartition qui constitue le principal défi lancé aux sociétés modernes. Ainsi plus besoin d’utopie irréaliste spéculant une nature humaine fantasmée, de projet politique qui viserait à brusquer ou à « exalter sans mesure les forces de la société ». Ici le « pro- jet durkheimien » se veut simple et réaliste, puisque à chaque état de la société, il existe un (et un seul) état idéal qui correspondrait à sa réalisation naturelle à travers les divers possibles envisageables, il importe alors de tout faire pour que la société se rapproche le plus possible de cette solution limite et éviter qu’elle ne s’en éloigne. Comment parvenir à cet état d’équilibre ? Durkheim ne le dit jamais tel quel mais il nous semble qu’une grande partie de son intérêt pour la pédagogie et les sciences de l’éducation résulte de ce projet. La solution semble sans doute résider dans le système d’enseignement dont la société va se doter. Durkheim ne croit pas à l’ordre spontané et auto-régulateur du marché, ni à la solution libérale consistant à laisser libre cours aux intérêts individuels pour permettre la réalisation de cette division spontanée du travail social. C’est alors au système scolaire et à l’État que cette tâche va partiellement incomber. En effet, nous dit Durkheim, il n’existe pas de système d’éducation idéal et universel qui serait valable toujours et en tous lieux. Durkheim renvoit dos à dos la vision kantienne de l’éducation et celle utilitariste de J.S. Mill. Selon la première le but de l’éducation serait de développer autant que faire se peut « toute la perfection dont l’homme est capable », c’est-à-dire de «développer au maximum l’ensemble des capacités de chaque individu » (ES, p. 42). Or cet idéal rentre, selon Durkheim, en contradiction avec les impératifs de la société, ou plus précisément avec le développement de la DTS dans les sociétés à solidarité organique qui nécessitent la spécialisation croissante des individus. De la même façon, Durkheim se montre très critique dans L’Évolution pédagogique en France (EPF) envers toutes les conceptions de l’éducation qui pourraient freiner cette spécialisation des individus et notamment les systèmes pédagogiques issus de la Renaissance (Rabelais, Érasme, Montaigne) qui visaient à développer l’érudition et DEES 111 / MARS 1998 . 49 l’encyclopédisme, et pour lesquels le savoir était soit un but en soi (Rabelais), soit un moyen au service d’un idéal: l’expression littéraire (Érasme). Ces conceptions de l’éducation qui visent ainsi à faire de chaque individu un érudit, compétent dans tous les domaines mais spécialisé dans aucun, lui apparaissent non seulement comme utopiques mais comme antisociales (DTS, p. 5). L’idéal de « l’honnête homme » d’autrefois, capable de disserter sur tous les sujets dans les salons mondains, appartient au passé, et celui qui se consacrerait désormais à cet idéal passerait pour un dilettante voire un parasite, puisque incapable d’occuper une fonction précise au sein de la DTS. « Mets-toi en état de remplir utilement une fonction déterminée », tel doit être désormais « l’impératif catégorique de la conscience morale » (DTS, p. 6). De la même façon, la conception utilitariste de l’éducation proposée par Mill lui semble peu opérationnelle. En effet, selon ce dernier, l’éducation aurait pour but de « faire de l’individu un instrument de bonheur pour lui-même et ses semblables». Or cette définition pêche selon Durkheim par son imprécision puisque le bonheur est une notion relative dont la définition varie en fonction non seulement du type de société étudiée, mais aussi en fonction de chaque individu au sein d’une société donnée. Ainsi, selon Durkheim, chaque société possède son propre système éducatif et définit la nature et le fonctionnement de celui-ci en fonction de ses besoins et de ses fins. Mais, surtout, chaque système éducatif va dépendre non seulement du type de société auquel il se rattache, ce qui implique alors qu’il va dépendre du type de solidarité en vigueur dans cette société, mais aussi de l’état de la division sociale du travail dans cette société. Si celle-ci est faible et que les tâches sont peu différenciées, le système éducatif est homogène et tous les individus reçoivent à peu près la même éducation. Dans ce type de société, le système éducatif n’a 50 . DEES 111 / MARS 1998 d’ailleurs pas vraiment besoin d’existence séparée puisque l’éducation est distribuée de façon diffuse par l’ensemble des membres de la tribu. Dans les sociétés plus complexes, sociétés de castes ou corporatistes, l’éducation est assurée par les prêtres ou par des maîtres et chaque individu reçoit l’éducation qui correspond à sa future fonction dans la société et donc l’éducation dépend de son groupe d’appartenance, puisque cette fonction est largement héréditaire. Ainsi chaque groupe assure l’éducation de ses membres. Celle-ci pourra être fortement différenciée en fonction des individus, mais elle ne joue pas un rôle très important puisque les capacités individuelles n’interviennent que peu dans la place des individus au sein de la DTS. Par contre tout change lorsque la DTS est devenue très développée et que nous évoluons dans une société à solidarité organique. En effet ici se pose un problème fondamental pour le fonctionnement de ces sociétés : comment réaliser la DTS lorsque celle-ci ne repose plus sur des bases héréditaires mais doit être définie par les capacités des individus ? Comment les individus vont-ils pouvoir répondre à l’impératif catégorique cité ci-dessus ? Comment puis-je savoir quelle est ma fonction dans une DTS dynamique en perpétuelle évolution ? Comment la société vat-elle pouvoir spécialiser les individus afin qu’ils puissent occuper des professions de plus en plus variées tout en leur donnant aussi les bases communes qui leur donnent le sentiment d’appartenir à la même collectivité et leur permettent de vivre ensemble ? C’est bien à ce programme et à ces questions que doit répondre le système éducatif des sociétés à solidarité organique. C’està-dire à la fois permettre la transformation de l’individu en être social, de le socialiser en le rendant apte à vivre en société tout en lui donnant la possibilité de se spécialiser dans une tâche qui corresponde à ses aptitudes. C’est bien ce programme qu’essaie de remplir l’institution sco- tions qu’elle tente de répondre. Et c’est bien lors des CC que ces questions sont explicitement posées. Voilà pourquoi celui-ci nous semble être l’institution qui répond le mieux au «programme éducatif durkheimien », à sa vision de l’éducation et à l’utopie méritocratique de la division du travail dans les sociétés à solidarité organique. Le CC déterminant partiellement le statut scolaire des individus et leur place au sein du système scolaire prend là aussi les allures d’un rite de passage, d’un rite d’institution qui nécessite la réunion de l’ensemble des membres de la communauté scolaire. Rite ici qui ne se contente pas «d’instituer» une minorité dominante comme dans les examens et concours, mais qui doit attribuer à chacun sa place dans le système. C’est bien ici pour renforcer la légitimité de ce mécanisme d’attribution des statuts et du passage d’un statut à un autre, voire pour en fonder l’arbitraire (cf. ci-dessus) que le CC peut être considéré comme un rite. Le pouvoir décisionnaire du rite La dernière dimension rituelle du CC réside dans son pouvoir décisionnel. Les décisions du CC sont prises la plupart du temps à la quasi-unanimité. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, il n’existe pas en général parmi les enseignants d’importants désaccords sur la valeur scolaire et les capacités des élèves, ou du moins sur l’adéquation entre leurs capacités et leur projet d’orientation. Puisque soit les professeurs jugent ce choix cohérent, soit au contraire ils l’estiment peu rationnel. C’est-à-dire qu’ils le trouvent la plupart du temps trop ambitieux : le choix de l’élève apparaît alors comme disproportionné par rapport à son niveau, ou plus rarement au contraire pas assez, lorsque l’élève semble se « sous-estimer » et choisir son orientation en fonction du peu de travail qu’il pense devoir fournir dans la filière choisie. Le CC essaye alors d’influencer dans un sens ou un autre le projet de l’élève. Il l’oblige alors à redoubler ou l’oriente dans une filière qu’il n’avait pas choisie. Il existe aussi des cas pour lesquels le CC, pour diverses raisons, n’arrive pas à trancher. Il y a désaccord entre les membres du CC sur l’avis à rendre, sur la valeur scolaire de l’élève ou sur la pertinence de son choix d’orientation. S’engage alors un débat, une négociation entre les membres du CC. Le CC peut alors effectivement prendre l’allure d’un tribunal, ou d’une instance délibératrice au sein de laquelle éclatent des débats animés. Cette décision relève souvent de l’ordre de l’arbitraire et de la contingence, elle peut dépendre de la personnalité des enseignants, du président du CC, de la comparaison avec d’autres élèves, etc. Le CC prend alors une décision mais les éléments sur lesquels celle-ci va reposer peuvent être tout à fait aléatoires ; autrement dit il n’y a parfois pas plus de raisons « objectives » pour que l’élève passe ou ne passe pas dans la classe de son choix, mais le CC prendra une décision parce qu’il doit en prendre une, parce que tout le monde attend de lui qu’il en prenne une. Ici la justice que va et doit rendre le CC peut être totalement contingente, voire injuste par rapport à d’autres décisions prises dans la même classe. Cette situation rappelle ce que J.-P. Dupuy appelle la méritocratie « organique » (Dupuy, 1992, p. 217) c’està-dire celle dans laquelle l’inégalité des êtres est fondée en nature et valable pour toute leur vie. Se pose alors le problème de la révélation de cette hiérarchie, problème apparemment décidable nous l’avons vu dans la plupart des cas (l’examen, le concours scolaire étant les procédures qui rendent ce problème décidable). Pourtant, pour les cas « difficiles », ici «difficilement décidables», le CC décidera même lorsque le cas est indécidable (cas «difficile à trancher» dans la terminologie du CC). Au besoin, même, il votera. De la même façon qu’un scrutin majoritaire peut basculer dans un sens ou un autre, à cause d’un très petit nombre de voix, et qu’ainsi une « procédure parfaite pour décider d’un problème décidable se transforme en véritable loterie » (J.-P. Dupuy, 1992, p. 218), le CC peut être amené à rendre un avis ou à prendre une décision de manière pratiquement aléatoire. Non pas que celle-ci soit prise au hasard, mais après d’âpres et longs débats donnant l’impression d’une décision rationnelle, le CC n’arrivant toujours pas à trancher dans un sens ou un autre, il décidera de façon quasi arbitraire (exemple de cas d’élèves réglés par l’avis du dernier professeur a être intervenu). Nous sommes bien face à ce que Dupuy appelle un « indécidable décidé », et il s’agirait là, comme pour le scrutin majoritaire, « non d’une procédure parfaite pour décider d’un problème décidable mais d’une procédure rendant visible que le problème est indécidable, tout en décidant de manière manifestement arbitraire » (op. cit.). L. Scubla, quant à lui, propose à la Bibliographie Acte du colloque de Neuchâtel, 1986, Les Rites de passage aujourd’hui, L’Âge de l’Homme, principalement les articles de I. Chiva et P. Bourdieu. BALLUTEAU F., 1993, Conseil de classe : peut mieux faire !, Hachette. BAUDELOT / ESTABLET, 1971, L’École capitaliste en France, Maspéro. 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On voit bien ici « qu’il n’est peut-être pas plus rationnel de compter les voix que les proies pour déterminer le sexe des hyènes » (Scubla in Dupuy, 1990), l’essentiel étant que l’ensemble de la communauté accepte cette procédure : c’est bien ici la participation au rite qui importe plus que le résultat final. De la même façon, lors d’élections démocratiques, c’est bien avant tout la parti- 52 . DEES 111 / MARS 1998 cipation de tous au scrutin qui fonde la légitimité de l’élection, et ce n’est sans doute pas qu’un hasard, dû à la fascination des médias pour les statistiques et à l’ordre chronologique des chiffres connus, si le premier chiffre commenté lors de toute élection est le taux de participation, signe de la plus ou moins bonne santé démocratique de la nation. Le vote n’étant finalement pas toujours plus rationnel que le tirage au sort, c’est bien l’acceptation par l’ensemble de la communauté de la procédure électorale qui fonde la légitimité de la démocratie et l’efficacité du vote. Ainsi « la raison n’aurait pas substituée une procédure rationnelle à une procédure rituelle mais un rite à un autre rite, ou plutôt un rite se serait de lui-même mué en un autre rite » (Scubla, op. cit.). Ce pouvoir de décider dans l’indécidable, de prendre une décision quand toutes les procédures « rationnelles » ont échoué, c’est le pouvoir du rite. Mais pour que ce pouvoir soit reconnu et accepté, pour que l’arbitraire d’une décision fasse de celle- ci une décision légitime qui soit reconnue comme telle, le rite nécessite la participation de l’ensemble de la communauté. Ce n’est qu’à cette condition qu’il peut remplir pleinement l’ensemble de ses fonctions, c’est-à-dire ressouder la communauté et faire que celle-ci accepte la part d’arbitraire inhérente à toute décision humaine et la formation de toute hiérarchie, puisque «toute hiérarchie tient sa légitimité de la méconnaissance relative de l’arbitraire de son mode de fabrication » (Perrenoud, 1986). Ainsi, pour renforcer le pouvoir « rituel » du CC et par la même sa légitimité, la présence des élèves nous semble souhaitable, dans un but participatif de renforcement de la démocratie scolaire et de responsabilisation de l’élève. Mais cette présence doit être une présence « rituelle », au sens plein du terme, c’est-à-dire productrice de cohésion et de lien social. Or n’est-ce pas aussi de cela que la plupart de nos établissements ont besoin ? ■