Texte de Platon, Protagoras, extrait
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Texte de Platon, Protagoras, extrait
Texte de Platon, Protagoras, 322b-d : Remarques liminaires : a) ce qui suit n’est qu’un plan détaillé, et non un commentaire de texte philosophique : lors de la rédaction finale, il conviendra surtout de ne pas se contenter de juxtaposer les arguments, et de développer certainement davantage ; b) tout ce qui figure ici entre crochets droits, toute indication correspondant à la démarche suivie, comme les numéros des paragraphes, devront disparaître dans un devoir. [Introduction] [Objet du texte] Dans l’extrait à commenter, le célèbre sophiste Protagoras rapporte à l’attention de Socrate deux des étapes les plus décisives de ce mythe qui porte depuis son nom, soit une version revue et corrigée par lui-même du mythe de Prométhée. Le dialogue entre lui et Socrate portait sur la question de savoir ce qui est susceptible d’être enseigné aux hommes et ce qui ne peut l’être. [Position du problème] Les vertus civiques que sont la pudeur et la justice, préalables à l’acquisition de l’« art politique » , peuvent-elles être transmises aux hommes de manière analogue à tous les autres arts, c’est-à-dire les diverses techniques, ou bien ne sont-elles pas plutôt l’apanage d’une élite qui doit être soigneusement sélectionnée de manière à ce que celle-ci puisse gouverner les hommes avec justice ? Protagoras, à l’opposé de l’aristocrate Platon – dont Socrate n’est ici que le prête-nom –, défend pour sa part la thèse démocratique : il convient d’en instruire le plus grand nombre, pour que la justice et la pudeur puisse régner dans les cités – le fonds de commerce des sophistes est ainsi, non seulement préservé, mais même étendu –. [Moments de l’argumentation] Dans un premier moment, Protagoras souligne l’importance de l’« art politique » en vue du gouvernement efficace des hommes, et, par-delà, les bienfaits de l’invention technique pour leur progressive socialisation. Dans un second moment, il présente l’invention par les hommes eux-mêmes des vertus de pudeur et de justice comme un véritable lot divin : l’invention par les hommes d’un gouvernement démocratique et des vertus citoyennes, le souci de former le plus grand nombre d’hommes à ces vertus, devraient être regardés comme les plus grands des bienfaits, et tels que voulus par les dieux eux-mêmes. [1ère partie : explication du premier moment] 1) Dès son origine, telle que Protagoras l’a précédemment décrite au travers du mythe à l’intention de Socrate, l’homme est dans la nature de trop. Il avait déjà à produire ses propres moyens d’existence, tout en se trouvant encore dans la nécessité de s’humaniser lui-même. N’ayant rien reçu de la nature, il avait tout à inventer et à produire par lui-même, et qu’il ait finalement réussi à le faire tient d’un art divin : qu’un être originellement totalement dénaturé, en opposition complète avec la nature – « la guerre contre les animaux » – ait finalement réussi à imposer sa suprématie sur l’univers entier relève du miracle caractéristique de l’évolution de l’espèce humaine. 2) « Leur industrie était suffisante pour les nourrir » : : si chacun des hommes pris individuellement disposait vraisemblablement, déjà à l’origine de l’humanité, des techniques et d’un savoirfaire encore rudimentaires lui permettant de satisfaire ses besoins immédiats, et qui suffisaient ainsi à garantir sa survie, les hommes n’avaient cependant pas encore appris à s’associer. L’« art de la guerre » leur était encore inconnu : supposant en effet l’établissement d’un ordre hiérarchique, l’habitude déjà prise de relations de commandement et d’obéissance, la définition de tactiques communes, etc., il « est une partie », évidemment, de l’« art politique », au sens où il en constitue l’une des applications particulières à des fins de défense. 3) Les hommes ont d’abord fondé des villes, c’est-à-dire qu’ils se sont sédentarisés, avec l’invention de l’agriculture et la domestication de certaines espèces animales. Ils avaient compris qu’ensemble ils pouvaient être davantage en sécurité face aux dangers extérieurs qui pouvaient les menacer, mais ils ignoraient encore que l’homme pouvait être à lui-même son propre ennemi. L’« art politique » qui leur manquait encore, c’est l’équivalent de l’ordre et de l’harmonie immédiatement constitués dans le panthéon divin. Les hommes avaient à inventer par eux-mêmes l’art de vivre en commun, en sachant faire abstraction de leur nature originellement violente. Ce n’est qu’à la condition d’avoir finalement réussi à imaginer aussi cette forme d’organisation politique propre à la cité grecque que les hommes, selon Protagoras, ont pu faire la démonstration de leur remarquable capacité d’invention technique, et cela dans tous les domaines. [2ème partie : explication du second moment] 1) À ce stade de son évolution, l’espèce humaine encourait le risque de disparaître, non plus par suite de causes extérieures, que les hommes avaient, grâce à leur savoir-faire technique, progressivement appris à maîtriser, mais consécutivement aux conflits entre les hommes eux-mêmes. La pudeur , c’est-àdire la vertu de modération, de réserve et de retenue, et la justice , c’est-à-dire la vertu personnelle de justice, définissant l’homme juste, étaient encore indispensables pour régler les rapports entre les hommes, de l’inimitié à l’amitié. Ces vertus peuvent difficilement s’enseigner, alors même qu’il faudrait qu’elles le soient : elles sont bien la marque du divin qui est en nous, d’où le recours à nouveau nécessaire au mythe : a) La pudeur et la justice sont probablement les vertus fondatrices de l’« art politique » : l’homme seul, à la différence de tout animal, peut se rendre progressivement capable lui-même de se modérer, là où l’animal ne fait que suivre ses instincts, jusque dans leurs extrémités – on peut alors parler de « déchaînement des instincts » – ; et, complémentairement, il peut aussi devenir capable de considérer l’autre comme une personne avec laquelle il se trouve lié par un devoir de respect ; les deux vertus viennent heureusement se compléter pour garantir la possibilité d’une vie en commun suffisamment durable, d’êtres humains vivant en harmonie avec leurs semblables. b) Ces vertus ont cependant encore à devenir des vertus actives, réellement cultivées au sein de la cité. Elles peuvent toujours être oubliées par les individus eux-mêmes. Mais comment inculquer aux hommes les vertus de pudeur et de justice ? L’éducation initialement dispensée est-elle suffisante pour former des citoyens toujours vertueux ? Par la suite, les passions, l’ambition des hommes, la recherche inconsidérée du pouvoir, ne risquent-elles pas d’effacer les effets même de la meilleure éducation qui ait été ? 2) Protagoras suggère qu’une alternative se serait alors posée : les vertus citoyennes devaient-elles être partagées de même que les compétences et les talents dont certains hommes seulement peuvent être individuellement capables ? ou bien plutôt, et conformément à la volonté de Zeus lui-même, le dieu suprême, l’ultime garant de toute loi, de manière à ce que tous les hommes sans exception puissent en avoir leur part ? En effet, dans tous les arts humains, les différences d’intelligence entre les hommes, de connaissances ou bien d’habileté pratique, sont telles que les uns peuvent passer maîtres, exceller, là où les profanes, c’est-àdire tous ceux qui ne disposent d’aucune compétence particulière ou d’aucun talent dans tel ou tel domaine, dépendent alors de leurs services. L’« art politique » ne saurait en toute logique échapper à la règle, alors même qu’il ne se peut concevoir d’inégalités dans le domaine des vertus qui le fondent. La justice et la pudeur doivent être également communes à tous, et non être l’affaire exclusive de prétendus spécialistes. Comment résoudre la difficulté ? 3) Pour Protagoras, il reviendrait, dans le cadre d’un ordre politique démocratique, d’éduquer, idéalement tous les citoyens, du moins en pratique le plus grand nombre d’entre eux, aux vertus citoyennes de pudeur et de justice, soit qu’on développe chez eux les dispositions naturelles en ce sens, soit qu’on se soucie des conditions de leur exercice. Cette tâche, indispensable à la constitution d’un ordre politique juste, serait dans la cité l’apanage des sophistes, c’est-à-dire de ces « maîtres de sagesse » autoproclamés de la Grèce antique, et dont les compétences se résumaient surtout à une maîtrise parfaite de l’art du discours, là où la prise de parole en public jouait un rôle absolument essentiel. Mais la précision supplémentaire donnée à la fin de l’extrait énonce une réelle difficulté : l’asocial devra-t-il être impitoyablement « mis à mort, comme un fléau de la cité » , en raison même de son incapacité affirmée à vivre avec les autres ? [3ème partie : approfondissement réflexif et critique] 1) Rétrospectivement, et quant à cette dernière difficulté, les belles âmes pourraient plutôt s’indigner qu’un remède aussi expéditif puisse être prôné concernant l’asocialité, et que Protagoras lui-même ne le juge pas le moins du monde en contradiction avec son idéal démocratique. Bien entendu, l’époque n’est plus la même. La signification même de l’idée démocratique s’est trouvé historiquement changée. Les sentiments individuels ont pris durablement le pas sur les exigences du vivre en commun. L’époque est à l’individualisme le plus grand qui ait jamais été. Là où Protagoras préconisait la condamnation à mort des asociaux, nos contemporains prendraient plutôt le parti de la compréhension, de la déresponsabilisation, remettraient en cause l’éducation dispensée, etc. Il n’est rien pourtant ici qui doive nous étonner : dans toute société quelle qu’elle soit, il revient toujours à l’État de faire régner un certain ordre, et il le fait sans doute avec une sévérité d’autant plus implacable que l’époque honore davantage les plus grandes vertus. Le prix de la vie humaine n’était pas non plus le même au Vème siècle avant notre ère que de nos jours. 2) Il n’en reste pas moins dans cet extrait l’évident parti-pris de Protagoras en faveur de la démocratie et de la diffusion la plus large des valeurs par l’éducation, théoriquement sur une base égalitaire, mais en réalité au plus haut point élitiste. Là où Socrate et Platon reprochaient aux sophistes avant tout leur non souci de la vérité, nous incriminerions d’abord leur opportunisme et leur vénalité. Nous avons appris toute la valeur d’une éducation essentiellement désintéressée, là où les sophistes avaient le privilège de choisir leur public pour dispenser leurs leçons à prix d’or, et la contradiction avec une société qui ne mesure plus toute qualité aujourd’hui qu’à la valeur unique et devenue exclusive de l’argent. Une caste devenue pratiquement héréditaire de chefs d’entreprise, une élite exclusivement financière, les intérêts du commerce, du sport professionnel ou de l’industrie du divertissement, en viennent désormais à dicter leur loi aux peuples sans qu’aucun contre-pouvoir en vienne limiter les appétits exorbitants, devenus totalement démesurés. 3) Il reste encore une question essentielle : comment gouverner les hommes ? Le gouvernement des hommes relève-t-il de la responsabilité des experts en la science politique, c’est-à-dire d’une caste de technocrates, ou bien serait-ce à des citoyens libres qu’il appartiendrait de se gouverner eux-mêmes ? On connaît la réponse de Platon : on ne peut certainement pas abandonner la direction du navire de la cité à ceux que leur manque de réelles compétences ne les autorise pas à tenir le gouvernail, sinon à accepter d’avance que l’humanité puisse à nouveau courir à sa perte, par suite de mauvaises décisions qui seraient collectivement prises par les hommes. Protagoras répondrait sans doute que leur capacité d’invention, lorsqu’il s’agit de pourvoir à leurs propres besoins, est inépuisable, et que jusqu’ici ils ont toujours su triompher de toutes les difficultés qui se présentaient. Mais avec l’accroissement considérable de la puissance technique désormais détenue par les hommes, certaines décisions inconsidérées risqueraient d’être dans leurs effets absolument désastreuses. [Conclusion] [Résumé de la démarche suivie] Dans une première partie, nous avons vu les liens affirmés par Protagoras sous la forme du mythe entre l’évolution de l’espèce humaine, le progrès des techniques, la sédentarisation et la socialisation progressive des hommes. Dans une deuxième partie, nous avons souligné l’importance donnée ici aux vertus de pudeur et de justice qui doivent être inculquées aux hommes en vue de régler leurs rapports. Dans une troisième partie enfin, nous avons relativisé les idées exprimées relativement au traitement des asociaux, à l’éducation et au gouvernement des hommes. [Solution du problème posé] S’il est éminemment souhaitable que le plus grand nombre puisse être instruit des vertus de pudeur et de justice, il semble néanmoins tout à fait illusoire de croire que ces vertus puissent régner dans la cité sans jamais être contestées simplement du fait que les hommes en seraient instruits. La meilleure éducation qui puisse être peut toujours être oubliée ou pervertie. Ainsi, la contrainte sociale exercée au nom de la compétence réelle et pour le bien de ceux qui sont commandés s’avèrera toujours nécessaire.