Comment ne pas interpréter un fragment philosophique : le dialogue
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Comment ne pas interpréter un fragment philosophique : le dialogue
Comment ne pas interpréter un fragment philosophique : le dialogue avec Protagoras dans le Théétète MARC-ANTOINE GAVRAY, FRS-FNRS/Université de Liège Dans le Théétète, Platon se livre à l’exercice d’interprétation d’un fragment philosophique donné. Il interroge la signification de l’affirmation de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses ». Dans un premier temps, il tente une association d’idées – avec Théétète (la science est la sensation) et Héraclite (tout est mouvement permanent). Dans un deuxième temps, il entame une critique qui s’avère infructueuse et entraîne la désapprobation de Protagoras : la convocation de la foule et des dieux relève de la rhétorique et ne fait appel à aucune nécessité démonstrative (162e). Ensuite, Socrate fait usage d’une méthode de lecture géométrique, qui se révèle tout aussi inefficace en ce qu’elle repose sur des présupposés obstruant sa validité : elle réfute à partir de principes demeurant non interrogés, bien qu’ils puissent entrer en contradiction avec la thèse qu’il s’agit de tester (par exemple la conception traditionnelle de la mémoire, 163b-164d). Enfin, Socrate recourt à des méthodes éristiques et à des argumentations purement verbales, c’est-à-dire qui n’interrogent que des rapports de mots sans se préoccuper de leur adéquation avec la réalité. Ce triple essai non concluant délivre une leçon négative sur la pratique de l’interprétation philosophique d’un texte (ou de l’idée qu’il représente). Par là, il ne correspond nullement à un échec, puisqu’il enseigne une méthode pour dialoguer avec un penseur du passé. Dans ces conditions, le Théétète constituerait un guide de la bonne exégèse, fondée sur la connaissance des principes de la dialectique et de la pensée en tant que dialogue. L’interprétation doit être menée en fonction de l’objet de pensée, et non du public qui la reçoit, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas obéir au besoin de plaire (cf. Pol. 286d). Elle doit interroger les raisons du fragment, c’est-à-dire étudier le sens des concepts corrélatifs et ses implications plutôt que se fonder sur des principes hypothétiques. Enfin, elle doit vérifier la correspondance entre les propos et le monde qu’ils décrivent, ainsi que leur efficacité à rendre raison de celui dans lequel nous vivons. Cette leçon, Platon l’appliquerait dans « l’apologie de Protagoras » (Théét., 166a-168c). Loin de constituer une digression rhétorique ou sophistique, ce discours respecterait les principes de la pensée et du dialogue sur lesquels Platon s’étend dans le Sophiste et le Politique) : il contiendrait une leçon sur l’interprétation philosophique, elle-même contenue dans une définition du dialogue. Bref, le dialogue entamé avec le sophiste décrirait la forme de tout dialogue, s’appliquant au cas particulier de l’exégèse philosophique.