Le difficile pari de Fernando Lugo

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Le difficile pari de Fernando Lugo
HISTOIRE & LIBERTÉ
Le difficile pari de Fernando Lugo
L
ES PLUS PRÉOCCUPÉS PAR LA VICTOIRE ÉLECTORALE de Fernando Lugo se trouvent à
Caracas, plus que dans d’autres capitales du continent américain. En effet, ce
que le Venezuela veut savoir rapidement, c’est si l’ex-évêque qui vient de gagner les
élections au Paraguay sera le suiveur d’Hugo Chávez ou si, au contraire, il aura le
courage de résister à la pression chaviste pour faire un gouvernement en accord
avec les énormes nécessités de son pays.
Il est vrai que, dans la coalition de Fernando Lugo, il y a des marxistes, des castristes et des chavistes. Mais l’Alliance patriotique pour le Changement (APC) n’est
pas précisément le coriace bloc de gauche révolutionnaire dont rêvent les extrémistes de l’anticapitalisme et de l’altermondialisme. Dans l’APC, ceux qui contrôlent la majorité sont les chrétiens-démocrates et les libéraux radicaux du PLRA, l’opposition traditionnelle au parti Colorado, formation qui a dirigé le pays pendant
soixante-et-un ans. Une fois connus les résultats de l’élection, Fernando Lugo a
rejeté toute comparaison avec Hugo Chávez et avec Evo Morales, le président de la
Bolivie.
Toutefois, le régime vénézuélien aspire à dicter la ligne au nouveau gouvernement paraguayen, comme il le fait déjà avec les présidents de la Bolivie, de l’Équateur et du Nicaragua. Quelques semaines avant l’élection du 20 avril 2008, Caracas
a envoyé des agitateurs à Asunción, selon des révélations faites par le ministre de
l’Intérieur du Paraguay, Libio Florentín.
« Pour moi, Lugo est encore un mystère, mais j’ai parié sur le changement », a
dit Walter Deus, un étudiant de 22 ans, au journal La Nación, de Buenos Aires.
Deus a ajouté que le candidat qu’il admirait le plus était Pedro Fadul, chef d’entreprise et candidat présidentiel pour le parti Chère Patrie, mais qu’il avait voté pour
Lugo pour faire quelque chose d’utile.
L’ex-évêque Lugo, 56 ans, suspendu a divinis par le Vatican à cause de son engagement politique, n’a jamais occupé de charge publique. Il assumera la présidence
du Paraguay le 15 août prochain et, en cette qualité, devra faire face à plusieurs défis
difficiles. Le premier sera de consolider son propre leadership dans le mouvement
qui l’a mené au pouvoir. Étant très hétérogène et traversée par d’immenses espérances populaires, l’APC est volatile et risque de devenir un terrain facile pour les
coups tordus de l’aile extrémiste.
Les électeurs croient que Fernando Lugo combattra la corruption et l’analphabétisme, qu’il éradiquera la pauvreté (43 % des 6 millions et demi de Paraguayens
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PRINTEMPS 2008
vivent dans cette situation), qu’il distribuera la terre aux 300000 paysans qui n’en
ont pas, et qu’il sortira de la misère les 100000 indigènes du pays.
Le problème est que, pour répondre aux attentes des gens, Lugo devra disposer
de ressources financières considérables. La seule issue qu’il a est d’obtenir la révision des accords énergétiques signés en 1973 avec le Brésil, car ceux-ci sont injustes.
Construite en 1973 entre le Brésil et le Paraguay, grâce au débit fluvial des deux
pays, l’énorme usine hydro-électrique d’Itaipú possède 20 turbines. Comme l’explique Bill Cormier de l’Associated Press, la moitié de l’énergie qui y est produite
appartient au Paraguay, mais celui-ci n’en utilise qu’une partie infime pour sa
consommation. Le reste est vendu au Brésil. Asunción reçoit pour cela 300 millions
de dollars annuels, tandis que Brasilia en obtient 2000 millions par an en revendant
cette même énergie au parc industriel de Sao Paulo.
Un rééquilibrage de cet accord, en vigueur jusqu’en 2023, doit être fait, mais le
président du Brésil, Luis Ignacio Lula da Silva, a d’ores et déjà dit à Lugo, avant
l’élection, qu’il ne le fera pas. Si Lula veut que son homologue ne tombe pas dans le
piège des offres financières alléchantes qui viendront sûrement de Caracas, ou qu’il
ne soit pas débordé par les agitateurs les plus radicaux de la coalition de gouvernement, il devra adopter une attitude moins dure. Washington, quant à lui, observe les
pas de l’ex-évêque sans cesser de lui faire savoir qu’il est disposé à collaborer avec lui.
Comme aucun parti ne contrôle la majorité du Congrès, Fernando Lugo sera
forcé de pactiser avec ses rivaux s’il veut que ses propositions avancent, croit savoir
Daniela Desantis, de l’agence Reuters. En indiquant que la puissante machine du
parti Colorado est présente à tous les niveaux de l’État paraguayen, Mark Weisbrot,
du Centre pour la Recherche Économique et Politique, un think tank américain, a
signalé à Reuters un autre problème: « Nous ne savons pas jusqu’où Lugo changera
le gouvernement, ni jusqu’où il pourra aller ».
La victoire de Fernando Lugo apporte certainement un nouveau gouvernement
de gauche à l’Amérique latine. Cela ne veut pas dire que ceci fortifiera nécessairement le projet chaviste. En s’alignant du côté du socialisme modéré de Lula et de la
présidente chilienne Michelle Bachelet, et du libéralisme des présidents colombien
Alvaro Uribe et mexicain Felipe Calderón, Fernando Lugo aura plus de chances de
réussir son programme de réformes sociales que s’il se transforme en marionnette
d’Hugo Chávez. Le président vénézuélien, qui est dans une phase déclinante et se
présente de plus en plus comme l’allié d’un mouvement terroriste, les Farc, et
comme l’ennemi juré des États-Unis, n’est pas le guide le plus indiqué pour trouver
les équilibres et les solutions dont le Paraguay a tant besoin.
E.M.
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