La politique extérieure de la Syrie après la troisième guerre du Golfe

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La politique extérieure de la Syrie après la troisième guerre du Golfe
Thomas Pierret
Les Cahiers du RMES
n° 1 Juillet 2004
La politique extérieure de la Syrie après la troisième
guerre du Golfe
Menaces et opportunités du nouvel ordre régional
Thomas Pierret*
Introduction
De tous les pays du Moyen-Orient, la Syrie est celui qui est sorti le plus affaibli de
la guerre menée par les Etats-Unis contre l’Irak. Aux menaces formulées par les
dirigeants américains pendant le conflit ont succédé, en octobre 2003, le premier
raid de l’aviation israélienne mené sur le territoire syrien depuis trente ans et, en
mai 2004, la mise en œuvre de sanctions économiques américaines unilatérales.
Cependant, certains observateurs sont allés un peu vite en affirmant que la Syrie
était la prochaine cible de la « guerre contre le terrorisme ». En effet, les
difficultés rencontrées dans la stabilisation de l’Irak ont rapidement montré les
limites de la puissance américaine. Or, en dépit d’une marge de manœuvre de plus
en plus réduite, le régime baasiste pourrait bien exploiter ces difficultés afin de
rester fidèle aux principes de l’arabisme, sur lesquels repose ce qui lui reste de
légitimité.
La guerre
Pendant les mois précédant le conflit, la Syrie s’atèle à enrayer la marche vers la
guerre. Échouant à susciter l’émergence d’une position arabe commune qui
imiterait l’attitude turque dans son refus d’accorder aux États-Unis l’utilisation de
son territoire en vue d’opérations terrestres – et rendrait de ce fait la guerre
impossible –, Damas se livre, par voie de presses gouvernementales, à des duels
rhétoriques avec le Koweit, le Qatar mais aussi l’Égypte. Par la suite, elle rejette
les propositions des États arabes pro-américains suggérant d’obtenir le départ de
Saddam Hussein par la voie diplomatique, considérant que cela reviendrait à
octroyer une couverture arabe à l’invasion anglo-américaine. Dans le contexte des
difficultés apparentes que rencontrent les coalisés lors de leur avance vers
Bagdad, Damas opère un nouveau raidissement et adopte un ton violemment pro* Thomas PIERRET est licencié en histoire contemporaine de l’université de liège (Ulg), s’est
spécialisé dans les relations internationales à l’université libre de Bruxelles, puis dans la politique
moyenorientale à l’Institut d’études politiques de Paris, où il entame actuellement la rédaction
d’une thèse de doctorat.
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irakien. Alors que des volontaires et, vraisemblablement, des armes traversent
librement la frontière orientale du pays,1 le ministre des Affaires Étrangères
Farouq al-Shara tient un discours aussi simple que radical : « l’expulsion des
envahisseurs est dans notre intérêt national. »2 Le président Assad lui-même
affirme « espérer que [les coalisés] ne réussiront pas »3 tandis que le Mufti de la
République, le cheikh Ahmad Kaftaro, émet une fatwa appelant tous les
musulmans à repousser l’agression, si nécessaire au moyen d’attentats-suicide.4
On a beaucoup glosé sur l’« aventurisme » du jeune président syrien, souvent
opposé au pragmatisme dont son père avait fait preuve lors de la précédente
guerre du Golfe. C’est oublier que le contexte est radicalement différent de celui
qui avait poussé Hafez al-Assad à participer à l’opération Desert Storm en 1991.
A l’époque, la Syrie avait beaucoup à gagner en rejoignant la coalition. Sortant
d’une dangereuse isolation diplomatique, elle voyait favorablement
l’affaiblissement d’un voisin oriental puissant et revanchard. Elle obtenait en
outre un blanc-seing quant à sa présence militaire au Liban et rentrait dans les
grâces des argentiers du Golfe, lesquels l’avaient boudée pour son soutien à l’Iran
contre l’Irak.
A la veille d’Iraqi Freedom, le tableau est entièrement différent. Mis à part l’état
de guerre avec Israël, la Syrie évolue désormais assez confortablement dans son
environnement régional, ayant renoué depuis le milieu des années 1990 avec
l’ensemble des États voisins. Parmi ceux-ci, l’Irak lui fournit clandestinement du
pétrole à bas prix, dont la revente rapporte 1,5 milliards de $ par an, et constitue
un marché de 2 milliards de $ pour ses entreprises.5 Sur le plan stratégique,
Damas, que sa faiblesse face à Israël a toujours amenée à évaluer le rapport de
force israélo-arabe en termes globaux, s’était opposée à la politique irakienne de
Washington peu après la libération du Koweït en 1991, lorsqu’il était apparu qu’il
s’agissait non pas d’affaiblir l’Irak mais de le soustraire de l’équation stratégique
moyen-orientale. En 2003, il est donc a fortiori impossible à Bashar al-Assad de
souscrire au renversement d’un Saddam Hussein édenté, renversement présenté
comme la première étape d’une stratégie régionale dont la Syrie est l’une des
cibles désignées. En effet, légitimée au moyen d’une « théorie des dominos »
démocratique, l’éviction du leader irakien singularise dangereusement Damas en
tant que dernier régime baasiste du Moyen-Orient. Plus concrètement, la Syrie
serait désormais entourée d’États pro-américains tandis que la présence militaire
US sur sa frontière orientale confèrerait à Washington des instruments de pression
1
Selon le journal britannique The Guardian (29 avril 2002), les transferts d’armes de fabrication
est-européenne vers l’Irak via la Syrie auraient commencé dès février 2002.
2
The New York Times, 30 mars 2003.
3
as-Safir (Beyrouth), 27 mars 2003.
4
Agence France Presse, 27 mars 2003.
5
Middle East International, numéro 698, 18 avril 2003.
2
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stratégique et économique directe dont elle était jusqu’alors dépourvue. A cela, il
convient d’ajouter les risques de déstabilisation de l’Irak et du reste de la région,
notamment par le biais de la question kurde. Par ailleurs, avec l’invasion de l’Irak,
la Syrie perd, à première vue, l’essentiel de son utilité aux yeux de Washington.
Depuis 1991, elle jouait en effet sur le relatif intérêt que lui portait
l’administration américaine pour prévenir toute escalade militaire dans le duel
profondément inégal qui l’oppose à Israël. Jusqu’en 2000, cet intérêt s’est
principalement cristallisé autour du processus de paix, dont la Syrie était perçue
comme la clef de voûte. Après l’effondrement successif des volets syriens et
palestiniens de ce processus, Damas est apparue à l’administration Bush, acquise
dès son investiture à la perte du régime de Bagdad, comme un acteur régional
qu’il fallait ménager afin d’obtenir un durcissement de l’embargo puis, après le 11
septembre 2001, pour imposer progressivement dans la région l’idée d’une guerre
contre l’Irak.6 Une fois cette dernière terminée, et en l’absence de toute
perspective d’ouverture de la part d’Israël, le rôle de la Syrie devient relativement
négligeable d’un point de vue américain.
Si ce qui précède explique l’hostilité résolue de la Syrie à l’opération Iraqi
Freedom, l’intensité de sa réaction semble plus obscure dans ses motivations. Eûtil seulement fallu assurer la légitimité nationaliste du régime, une ferme
condamnation de l’entreprise américaine aurait suffit à faire passer Assad pour le
plus radical des dirigeants arabes, étant donné la tiédeur des réactions de ses pairs
et la collaboration plus ou moins discrète de certains d’entre eux. Pourquoi dès
lors s’est-il engagé dans une politique risquée de soutien ouvert, même si indirect,
au « peuple frère irakien » ? Certes, les livraisons d’armes auraient été chèrement
monnayées7 et les quelques responsables irakiens qui auraient été accueillis en
Syrie pouvaient être échangés contre l’une ou l’autre faveur américaine, mais cela
n’explique pas les déclarations incendiaires reproduites plus haut. On en reste au
niveau des hypothèses, mais il faut peut-être y voir une véritable politique du pire,
en vertu de laquelle les dirigeants syriens ont tablé sur le maigre espoir que des
difficultés américaines en Irak (le scénario « Stalingrad ») ainsi que leur propre
discours auraient sur l’opinion arabe un effet d’entraînement propre à déstabiliser
l’ensemble de la région, compliquant ainsi la tâche des États-Unis. Si tel fut le
calcul des Syriens, il laisse néanmoins perplexe dans la mesure où ceux-ci étaient
sans doute bien informés de l’état des défenses irakiennes et étaient mieux placés
que quiconque pour prévoir la probable passivité de la « rue arabe ».
Quoiqu’il en soit, la réaction américaine ne se fait guère attendre et des menaces
directes sont formulées aux plus hauts niveaux de l’administration. Le 28 mars
2003, Donald Rumsfeld accuse la Syrie de transférer des armes et des volontaires
6
Parallèlement, la « guerre contre le terrorisme » a permis à Damas de faire profiter les
Américains de ses précieux renseignements en matière de réseaux islamistes.
7
Middle East International, numéro 669, 2 mai 2003.
3
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vers l’Irak tandis que, le 14 avril, Colin Powell évoque même implicitement une
option militaire en affirmant que l’administration va « examiner des mesures
possibles, diplomatiques, économiques ou d’une autre nature. »8 Début avril
apparaît également la rumeur, d’origine israélienne, selon laquelle des ADM
irakiennes auraient été transférées en Syrie. Cette « information » connaîtra par la
suite un certain succès parmi les responsables américains, en dépit de la prudence
rapidement affichée par le général Myers et la CIA.9 Sur le terrain, l’armée
américaine coupe le pipe-line acheminant le pétrole irakien vers la Syrie.
A priori, ces développement marquent un tournant historique dans la politique
américaine à l’égard de Damas. Depuis la fin des années 1980, cette politique
privilégiait une stratégie d’« engagement constructif », c'
est-à-dire axée sur la
promesse de récompense en cas de « bon comportement » plutôt que sur la
menace de punition dans l’éventualité contraire. Cette stratégie s’inspirait de
l’idée que la Syrie, très affaiblie, ne menaçait pas fondamentalement les intérêts
américains dans la région et qu’une coopération limitée avec elle s’avérait plus
utile et moins coûteuse qu’une confrontation ouverte.
Ajustements tactiques
Prise de court par l’effondrement rapide du régime irakien -Bagdad tombe le 9
avril 2003-, effrayée par les réactions américaines et soucieuse de rétablir ses
relations avec le Koweït, Damas fait marche arrière et procède à une série
d’ajustements tactiques, notamment en refoulant les responsables irakiens
cherchant à se réfugier en Syrie.10 Dès le 20 avril, Bush constate qu’Assad « a
compris le message » et, le 3 mai, Powell se rend dans la capitale syrienne. Les
griefs américains traditionnels (soutien aux Hezbollah et aux radicaux
palestiniens, développement d’armes de destruction massive, …) sont cette fois
exprimés avec une insistance inédite même si, en guise de carotte et de bâton,
Powell se borne à évoquer une « solution » à la question du Golan et à rappeler
que de nouvelles sanctions économiques et diplomatiques pourraient être mises en
oeuvre.11 Dans les jours qui suivent, la Syrie ferme sa frontière avec l’Irak, obtient
8
Middle East International, numéro 698, 18 avril 2003.
Prados A., « Syria : U.S. Relations and Bilateral Issues », CRS Issue Brief for Congress,
Washington, 17 septembre 2003, p. 7. En janvier 2004, Colin Powell rappelle qu’aucune preuve
n’étaye cette hypothèse. (Arabic News, 14 janvier 2004).
10
Les renseignements syriens auraient également permis de localiser Abu al-Abbas, leader du
Front de Libération de la Palestine (FLP) retiré à Bagdad. L’information est crédible car le
« lâchage » de membres de formations déclassées, telles que l’Armée Rouge japonaise (février
1997) ou le Fatah-Conseil Révolutionnaire d’Abou Nidal (août 2002) est de temps à autre pratiqué
par Damas pour alléger les pressions américaines. (Middle East International, numéro 700, 16 mai
2003).
11
Arabic News, 3 mai 2003.
9
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des organisations palestiniennes qu’elles réduisent le nombre de leurs bureaux à
Damas12 et annonce la « démilitarisation » de son système scolaire. Au Liban, où
Powell poursuit sa tournée et demande la fin des actions armées du Hezbollah, la
frontière sud est calme tandis que les autorités locales font grand bruit de
l’arrestation d’extrémistes sunnites accusés de projeter des attentats contre des
intérêts occidentaux. Par ailleurs, le retrait partiel des troupes syriennes du pays de
Cèdres, entamé en juin 2001, se poursuit afin, notamment, de répondre aux
critiques de l’administration qui, le 13 mars 2003, qualifie d’« occupation » la
présence syrienne au Liban et ce pour la première fois depuis les années 1980.13
En juin, après que Powell reconnaît les « pas limités » effectués par la Syrie, la
CIA et la Maison Blanche annulent un briefing de John Bolton (sous-Secrétaire
d’État au Contrôle des Armements et à la Sécurité), auteur de nombreux rapports
alarmistes sur les capacités non-conventionnelles de Damas, considérant que son
dossier sur les ADM syriennes a été gonflé au moyen de renseignements peu
fiables.14 Toutefois, en ce qui concerne les activités palestiniennes à Damas,
l’administration se montre intraitable, estimant que les efforts syriens sont
« totalement insuffisants ». A une réduction spontanée du nombre de leurs
bureaux par les organisations palestiniennes, Washington aurait sans doute préféré
une action coercitive de la part du gouvernement syrien.15 En outre, on veut faire
payer à Damas sa position critique sur la Road Map, à laquelle elle préférerait de
nouvelles négociations sur base des principes de Madrid. Toutefois, elle
souhaiterait aussi être incluse -au lieu d’être seulement mentionnée- dans le plan
de paix, ce que demande le Quartet à l’exception des Etats-Unis qui se rallient à
l’opinion israélienne selon laquelle Assad serait plus malléable s’il était amené à
négocier isolément.16 Cela étant, ni la Syrie ni le Liban ne sont invités au sommet
12
Arabic News, 8 mai 2003.
Le retrait opéré le 15 juillet 2003 ramène les effectifs syriens à 15.000, alors qu’ils étaient
d’environ 30.000 deux ans plus tôt (Abdelnour Z., « Syria'
s Fourth Redeployment from
Lebanon », Middle East Intelligence Bulletin, volume 5, n°7, juillet 2003 www.meib.org/articles/0307_l1.htm -). Les exigences américaines en la matière restent d’ailleurs
peu claires puisqu’en octobre 2003 Assad peut encore déclarer : « Nous ne savons pas [si ce
retrait est important aux yeux des Américains] parce que certains Américains le proposent et
d’autres non. La même personne peut le proposer à certains moments et pas à d’autres. » (alHayat, 7 octobre 2003).
14
Prados A. , op. cit., p.8.
15
En février 2004, Nayef Hawatmeh (FDLP) affirme que l’expulsion des formations
palestiniennes reste une « question soumise au débat » au sein du leadership syrien (Arabic News,
16 février 2004).
16
Middle East International, numéro 705, 23 juillet 2003. Damas s’oppose depuis toujours à
l’existence d’un volet israélo-palestinien distinct au sein du processus de paix car elle souhaiterait
idéalement obtenir la direction d’un front syro-libano-palestinien unifié en cas de négociations
(Hemmer C., « I Told You So : Syria, Oslo and the al-Aqsa Intifada », Middle East Policy, volume
10, numéro 3, automne 2003).
13
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de Charm el-Cheikh organisé début juin 2003 sous patronage américain et limité
au volet israélo-palestinien du processus de paix.17
La fin de l’« engagement constructif » ?
En ce même mois de juin 2003, tandis que le discours américain oscille entre
menace et apaisement, un grave incident survient lorsque l’armée américaine
détruit à la frontière syrienne un convoi qu’elle soupçonne de transporter de hauts
responsables baasistes irakiens et fait prisonnier cinq gardes frontières syriens.18
Le 8 août 2003, après 7 mois de calme imposé par Damas, le Hezbollah attaque
des positions israéliennes dans le secteur de Sheb’a suite à l’assassinat de l’un de
ses cadres, Ali Saleh, que le parti chiite impute -assez plausiblement- à Israël.
Deux jours plus tard, des obus anti-aériens tirés par le même Hezbollah en
direction d’avions israéliens survolant le territoire libanais tombent sur la ville de
Shlomi, dans le Nord d’Israël, et y tuent un civil, pour la première fois depuis plus
de trois ans. L’aviation de l’État hébreu multiplie alors les bombardements de
positions du Hezbollah et les vols d’intimidation au-dessus de Beyrouth mais
aussi, selon Tsahal, au-dessus du palais du président syrien à Lattaquié, ce que
dément l’intéressé. Toutefois, absorbée par les problèmes irakiens,
l’administration américaine presse les différentes parties d’éviter l’escalade.
Rapidement pourtant, cherchant sans doute un bouc émissaire auquel faire
assumer la responsabilité de l’augmentation rapide des pertes américaines en Irak,
Washington opère un nouveau durcissement en dénonçant la porosité de la
frontière syro-irakienne19 puis, surtout, en approuvant après coup un raid israélien
hautement symbolique -car mené le 5 octobre, soit 30 ans presque jours pour jour
après l’offensive syro-égyptienne de 1973- sur un camp désaffecté du FPLP-CG à
Ain as-Saheb (région de Damas), en « représailles » à un attentat sanglant du
Jihad Islamique à Haïfa. Ce premier bombardement de Tsahal sur le territoire
syrien depuis trois décennies20 confirme les craintes que pouvait nourrir Damas
quant aux évolutions stratégiques engendrées par l’invasion américaine de l’Irak.
17
Arabic News, 30 mai 2003.
Arabic News, 24 juin 2003.
19
La Syrie affirme qu’il lui est impossible de contrôler les près de 1000km de sa frontière
orientale. Même si sa mauvaise volonté est probable, l’argument est recevable dans la mesure où
l’Arabie Saoudite, alliée de facto aux Etats-Unis dans leur entreprise irakienne, connaît un
problème similaire. En août 2003, Saad al-Faqih, opposant islamiste basé à Londres, affirme que,
depuis la fin de la guerre, 3.000 militants radicaux ont franchi la frontière avec l’Irak pour aller se
battre contre les troupes d’occupation (Arabic News, 20 août 2003).
20
On notera toutefois qu’en juin 1982, un pilote israélien poursuivi par la chasse syrienne aurait
largué une bombe sur le quartier damascène de Mezze afin d’alléger son appareil et de faciliter sa
fuite (Fisk R., Pity the Nation. Lebanon at War, Oxford University Press, Oxford, 2001, 3e édition,
p. 222).
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Elle a bel et bien perdu son fragile « parapluie sécuritaire » américain et se trouve
désormais à la merci d’un Ariel Sharon déterminé à régler le conflit israélo-arabe
par la force. Incapable de riposter, le gouvernement syrien en est réduit à proférer
des menaces contre les implantations juives du Golan et à entretenir la tension par
le biais du Hezbollah.21
Quelques jours après le bombardement sur la Syrie, Bush lève son opposition au
Syria Accountability and Lebanon Sovereignty Act (SALSA). Le SALSA enjoint
au Président d’appliquer dans les six mois des sanctions d’ordre économique et
diplomatique contre Damas en raison de sa possession d’AMD, de son soutien au
« terrorisme » palestinien et libanais, de sa présence militaire au Liban et de sa
mauvaise volonté quant à la sécurisation de sa frontière avec l’Irak.22 Des textes
similaires avaient été introduits au Congrès dès avril 2002 mais avaient
jusqu’alors été bloqués par l’administration en raison du concours des services
secrets syriens dans la lutte contre al-Qaeda, dont la CIA affirmait qu’ils avaient
« contribué à sauver des vies américaines », mais aussi de la nécessité de
ménager les voisins de l’Irak au moment où se préparait l’invasion de ce pays. En
juillet 2003, le projet de loi avait encore été repoussé à la requête de certains
membres de l’administration dans le contexte d’une accalmie estivale dans les
relations entre Washington et Damas. Cette fois pourtant, l’équipe Bush décide
d’aller de l’avant : le président américain signe le SALSA le 12 décembre 2003 et
annonce la mise en œuvre des sanctions le 12 mai suivant.
Cette décision, qui marque une transformation profonde des relations américanosyriennes, est accompagnée d’un discours de George W. Bush qui, outre les griefs
habituels, n’évoque plus la « mauvaise volonté » de Damas mais bien « ses
actions visant à miner les efforts américains et internationaux quant à la
stabilisation et à la reconstruction de l’Irak », actions « suffisamment graves pour
constituer une menace à la sécurité nationale … des Etats-Unis ».23 Toutefois,
concrètement, le durcissement américain reste relatif. En effet, parmi les sanctions
mises à sa disposition par le SALSA, l’administration évite d’appliquer les plus
sévères.24 Ainsi, sur le plan économique, des restrictions au commerce bilatéral,
21
Au printemps 2004, après les assassinats à Gaza du cheikh Yassine et d’Abd al-Aziz al-Rantissi,
Israël menace d’attaquer une nouvelle fois la Syrie, cette fois pour éliminer le chef politique du
Hamas, Khaled Meshaal, qui réside à Damas. Cependant, à la différence de Gaza, la capitale
syrienne est protégée par une défense antiaérienne obsolète mais très dense. Autre différence, elle
ne grouille pas d’informateurs israéliens susceptibles de localiser Meshaal. Par conséquent, on
imagine mal Israël procéder à une attaque aérienne contre ce dernier.
22
La Syrie faisait déjà l’objet des sanctions américaines découlant de sa présence sur la liste des
« États soutenant le terrorisme international » mais, à l’inverse de l’Irak, de l’Iran ou de la Libye,
n’était pas visée par un texte de loi spécifique (Iran-Libya Sanction Act, Iraq Liberation Act, …).
23
Gambill G., « American Sanctions on Syria: A Diplomatic Masterstroke? », Middle East
Intelligence Bulletin, volume 6, numéro 5, mai 2004. (www.meib.org/articles/0405_s1.htm).
24
Les sanctions mises en oeuvre le 12 mai 2004 sont les suivantes :
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relativement marginal,25 ont été préférées à l’interdiction de tout investissement
américain en Syrie, mesure qui aurait, il est vrai, pénalisé des compagnies
pétrolières américaines sans guère poser de problèmes à l’économie syrienne.26
Plus révélateur encore du caractère mesuré des sanctions est le fait que la Maison
Blanche n’ait pas retenu la possibilité de réduire le personnel diplomatique
américain en poste à Damas et de restreindre la liberté de circulation des
diplomates syriens aux Etats-Unis. Au contraire, le gouvernement américain fait
montre de sa volonté de maintenir des contacts diplomatiques soutenus avec la
Syrie en nommant début novembre 2003 un nouvel ambassadeur à Damas en la
personne de Margaret Scobey et en recevant début avril 2004 les lettres de
créance du nouvel ambassadeur syrien à Washington, Imad Moustafa.27 Par
ailleurs, la mise en œuvre des sanctions cinq mois après la signature présidentielle
du SALSA et un mois seulement avant la deadline fixée par le Congrès atteste du
manque d’empressement de l’administration.
- interdiction d’exporter tout produit des Etats-Unis vers la Syrie à l’exception de la nourriture et
des médicaments
NB : ces mesures ne concernent pas l’aide humanitaire, les équipements nécessaires à la sécurité
de l’aviation civile et certains matériels de télécommunications permettant la circulation des idées
à l’intérieur de la Syrie
- interdiction faite à tout appareil commercial syrien d’atterrir États-Unis (cette mesure est sans
effet puisque la Syrian Airlines n’effectue plus de liaison avec ce pays depuis une vingtaine
d’années)
- gel des comptes de la Banque Commerciale de Syrie aux Etats-Unis en raison d’opérations
présumées de blanchiment d’argent ; gel des avoirs appartenant à « certaines personnes et entités
gouvernementales syriennes » ayant des relations avec des organisations palestiniennes et
libanaises présentes sur la liste américaine des Foreign Terrorist Organisations (FTO)
25
Le commerce bilatéral s’élevait à 473 millions de dollars US en 2003. Il représentait alors
respectivement 1% et 5 % des exportations et importations syriennes. Cela dit, les sanctions
pourraient avoir un impact psychologique et décourager les investissements étrangers en Syrie
(interview de l’économiste syrien Nabil Sukkar dans L’Orient-Le Jour, 13 mai 2004). Quant à la
crise de confiance qu’elles pourraient provoquer au sein de la société syrienne, le gouvernement
cherche à la prévenir en annonçant immédiatement une augmentation de 20% des salaires du
secteur public (Arabic News, 12 mai 2004). En réalité, à en juger par les réunions de crises qui se
tiennent quotidiennement au ministère de l’Économie au printemps 2004, les conséquences
économiques du SALSA semblent profondément inquiéter les responsables syriens.
26
Depuis mars 2003, trois contrats ont été signés entre des compagnies pétrolières américaines et
le gouvernement syrien, dont un peu après le vote du SALSA (Middle East International, numéro
715, 19 décembre 2003). Les pétroliers américains présents en Syrie sont Conoco, Devon Energy,
Gulf Sands Petroleum, Veritas et Occidental. En dépit de ses limites, le SALSA contribue à
l’augmentation de leurs coûts d’exploitation et pourrait donc bien les pousser progressivement
hors du pays. En cas de retrait, ils seraient probablement remplacés par des entreprises françaises,
italiennes ou brésiliennes.
27
Quelques jours après la mise en œuvre du SALSA, Richard Burns (Secrétaire assistant aux
Affaires du Proche-Orient) affirme que les Etats-Unis « tiennent à développer les relations avec la
Syrie » afin « de construire une base de coopération sur des problèmes tels que l’Irak [cfr infra]»
(Arabic News, 18 mai 2004).
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Il n’empêche, la disparition du « parapluie sécuritaire » américain continue à
inquiéter la Syrie qui, tout en appelant à une poursuite du dialogue avec les EtatsUnis, cherche à obtenir la protection de l’Union Européenne. Après six ans de
procrastination, elle exprime sa volonté d’avancer dans les négociations portant
sur un Accord d’Association qu’elle est le seul pays, sur les douze partenaires
Euromed, à ne pas encore avoir signé. Cependant, il apparaît vite que le prix à
payer pour la Syrie –l’ouverture programmée d’une économie hautement
protégée- n’est pas compensé par le gain politique, eu égard aux positions proisraéliennes et/ou pro-américaines de certains membres de l’Union. Ainsi, à peine
l’accord est il conclu, en décembre 2003, que la Grande-Bretagne, l’Allemagne et
les Pays-Bas bloquent sa mise en œuvre en exigeant que cette dernière soit
conditionnée à l’abandon par Damas de ses AMD.28 Parallèlement à ses contacts
avec l’Union Européenne, la Syrie veille, par le biais de visites au plus haut
niveau, à consolider ses relations avec des États méditerranéens auxquels la lient
d’intenses relations économiques (Italie, Espagne) mais aussi stratégiques
(Grèce). Quant à la visite effectuée par Bashar al-Assad en Chine au mois de juin
2004,29 elle témoigne d’une volonté de rapprochement avec un géant économique
ainsi qu’une puissance politique globale en devenir.
Début décembre 2003, dans un geste désespéré qui vise plus à améliorer son
image sur la scène internationale qu’à relancer un volet israélo-syrien en état de
coma avancé, Bashar al-Assad déclare au New York Times qu’il souhaiterait
reprendre les négociations avec Israël. Cette proposition, qui n’est que la
réaffirmation de la position maintenue par Damas depuis l’échec du sommet
Assad-Clinton en mars 2000,30 est jugée « sérieuse » par les renseignements
israéliens mais est accueillie par l’annonce du doublement des implantations
juives sur le Golan. Toutefois, afin d’éviter d’être perçu comme le facteur de
blocage, l’État hébreu répond aux avances d’Assad en lui adressant le 12 janvier
2004 une invitation à Jérusalem par la voix de son président Moshe Katzav,
démarche aussitôt rejetée par la Syrie comme un effet d’annonce. Quelques jours
plus tard, Ariel Sharon met en garde ceux de ses collègues qui, à l’instar de
Benyamin Netanyahu, jugent Asad suffisamment affaibli pour lui extorquer un
accord du type « paix contre paix » et garder le Golan car, selon le Premier
28
Outre leur caractère politique, ces exigences de conditionnalité se basent sur la nouvelle
stratégie de non-prolifération adoptée par l’UE en juin 2003. Au sein de l’Union Européenne, le
cas syrien reste discuté tout au long du printemps 2004. L’admission en mai de dix nouveaux
membres majoritairement pro-américain n’augure rien de bon pour Damas. De fait, le 26 mai, les
ambassadeurs des 25 décident d’introduire dans l’accord d’association une clause de nonprolifération, certes « allégée ».
29
Il s’agit de la première visite du genre depuis l’instauration de relations diplomatiques entre les
deux pays en 1956.
30
Voir par exemple les décarations de Farouq al-Shara à Javier Solana en mai 2003 (Arabic News,
17 mai 2003).
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ministre israélien, des négociations avec Damas impliqueraient nécessairement un
retrait de la plus grande partie du plateau syrien conquis en 1967.31
Pour Damas, le « front occidental » semble bel et bien bloqué dans la mesure où
ni Washington ni Tel Aviv ne lui promettent la récupération du Golan, tout en
exigeant d’elle des concessions qu’elle ne peut pas faire sans contrepartie. Face
aux centaines de têtes nucléaires israéliennes et à la supériorité écrasante de
Tsahal sur le plan conventionnel, la Syrie ne veut pas se défaire de sa modeste
capacité de dissuasion, constituée de Scud-s armés de têtes chimiques. Quant aux
groupes radicaux libanais et palestiniens, le régime ne peut les expulser sans
ruiner la légitimité nationaliste voire islamique que lui confèrent le Hamas, le
Jihad Islamique et le Hezbollah.32 En outre, le parti chiite libanais est le seul
instrument de pression militaire dont Damas dispose contre Israël et son calme est
l’une des rares choses que la Syrie puisse échanger contre davantage de souplesse
américano-israélienne. Enfin, le « Parti de Dieu » est un allié-clé au sein du
système politique libanais mais peut également être utile en raison de ses liens
avec des acteurs irakiens influents (cfr infra). En l’absence d’une relance des
négociations israélo-syriennes, il est donc peu probable de voir Damas pousser le
Hezbollah à se transformer en simple parti politique.
Problèmes internes
Les difficultés du gouvernement syrien sur le plan international ressuscitent au
sein de son opposition une audace guère plus observée depuis la répression du
« Printemps de Damas » au début de l’année 2001. Si les revendications des
représentants de la « société civile » en matière d’ouverture politique sont
officiellement justifiées par la nécessité de priver les Etats-Unis
de
l’argumentaire « démocratique » dans leur confrontation avec la Syrie, les
opposants parient implicitement sur le fait que, dans le contexte de l’après-guerre,
la crainte de pressions internationales poussera le pouvoir à abandonner
progressivement l’option répressive. Ce calcul fera long feu. Le 8 mars 2004, un
sit-in organisé devant le Majlis ash-Shaab (Parlement) pour demander la fin de
l’état d’urgence instauré en 1963 est dispersé sans ménagement tandis que la
police procède à plusieurs arrestations, dont celle -brève- de deux diplomates
31
Middle East International, numéro 716, 9 janvier 2004 / numéro 717, 23 janvier 2004. Début
avril 2004, Sharon réitère de tels propos à l’ancien ambassadeur américain Eward Djerejian,
chargé de transmettre à Damas un message israélien en vue d’une reprise des négociations (Arabic
News, 6 avril 2004).
32
Le soutien apporté aux mouvements islamistes les plus populaires du monde arabe confère au
régime une relative immunité par rapport à son opposition religieuse, du reste extrêmement
affaiblie par la répression des années 1980.
10
Thomas Pierret
Les Cahiers du RMES
n° 1 Juillet 2004
américains observant la manifestation, preuve s’il en est du peu d’importance
accordé par le régime aux critiques internationales …
Beaucoup plus grave sont les événements qui secouent les régions abritant la
minorité kurde syrienne (8 à 10% de la population) en mars 2004. Lors d’un
match de football organisé dans la ville majoritairement kurde de Qamishli
(Jezireh, c'
est-à-dire Mésopotamie syrienne), les supporters de l’équipe de Deir
ez-Zor (Est du pays, sur l’Euphrate), une cité connue de longue date pour ses
sympathies -baasistes- irakiennes, profèrent des slogans favorables à Saddam
Hussein tandis que les partisans de l’équipe locale leur répondent par des chants à
la gloire de George W. Bush. Des affrontements s’ensuivent dont la répression
sanglante par les forces de sécurité (6 morts) suscite la colère des Kurdes du reste
de la Jezireh (ville de Hasake) mais aussi de la région d’Alep et même de Damas,
où éclatent des émeutes anti-gouvernementales au cours desquelles des bâtiments
officiels sont incendiés. En dépit du rapide coup d’arrêt donné à ce soulèvement,
au prix de plusieurs dizaines de morts et de milliers d’arrestations, la
réactualisation de la question kurde demeure et demeurera pour le régime syrien
l’une des conséquences les plus inquiétantes de la guerre en Irak. Certes, les
événements de mars 2004 sont l’ultime conséquence des politiques anti-kurdes
menées entre les années 1950 et 1970.33 Ils s’inscrivent en outre dans un
processus de renouveau de l’activisme kurde en Syrie depuis la fin des années
1990, stimulé par l’évolution de la politique régionale de Damas34 et marqué par
la création en novembre 1999 du parti Yakiti, qui organise plusieurs
manifestations pacifiques dans les mois qui précèdent les émeutes de mars 2004.
Cependant, les Kurdes syriens ne peuvent rester indifférents à l’affirmation
politique de leurs « compatriotes » irakiens après la chute de Saddam Hussein. Par
ailleurs, à l’instar de l’opposition démocratique, les militants kurdes tablent
également sur l’affaiblissement régional de la Syrie et sur un soutien américain au
en tient à
moins indirect.35 A tort encore une fois, car le Département d’État s'
33
Plusieurs milliers de kurdes avaient alors été déplacés et/ou privés de la nationalité syrienne
voire, pour une partie d’entre eux, de toute existence administrative. Aujourd’hui, ce problème
concerne peut-être plus de 200.000 personnes.
34
Dans les années 1980 et 1990, en échange du soutien apporté par Damas, les dirigeants kurdes
turcs (PKK) et irakiens (PDK, UPK) avaient contribué à étouffer les revendications de leurs
homologues syriens du KDPS et du KPDP. Or, l’expulsion d’Abdullah Ocalan en octobre 1998
libère le PKK de tout engagement à l’égard de la Syrie, tandis que le rapprochement syro-irakien
entamé en 1997 génère dans les relations entre Damas et l’opposition kurde à Saddam Hussein des
contradictions que renforcera encore la défiance affichée par la Syrie à l’égard du Conseil de
Gouvernement Transitoire créé par les autorités d’occupation américaine en juillet 2003 et dans
lequel PDK et UPK jouent un rôle fondamental. Ainsi, en février de l’année suivante, deux
dirigeants du parti kurde syrien Yakiti, Marwan Othman et Hassan Saleh, trouvent refuge dans le
Nord de l’Irak.
35
Sur les développements récents de la question kurde en Irak, voir un bon article publié par un
bulletin électronique d’ordinaire exagérément partisan : Gambill G., « The Kurdish Reawakening
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Thomas Pierret
Les Cahiers du RMES
n° 1 Juillet 2004
condamner la violence des forces de l'
ordre et à en appeler au respect des droits
des Kurdes syriens. Selon certaines rumeurs circulant à Damas, les Américains
auraient secrètement menacé de susciter de nouveaux troubles dans les régions
kurdes au départ de l’Irak. Une telle option paraît cependant risquée dans la
mesure où elle pourrait ruiner complètement les relations américano-turques et ce
quel que soit le gouvernement en place à Ankara. En effet, il ne fait aucun doute
que la Turquie réagirait à tout tentative de déstabilisation de la Syrie en lui
accordant un soutien total, de peur que le Kurdistan syrien ne serve de base arrière
au Kongra-Gel (ex-PKK), qui annonce fin mai 2004 la rupture de la trêve
unilatérale proclamée en 1999. Cela étant, l’attitude conciliante affichée par le
régime syrien après la répression du soulèvement de mars 200436 doit sans doute
moins aux pressions américaines qu’à une réelle volonté de stabiliser le pays et de
l’isoler, dans la mesure du possible, des développements irakiens.37
Le nouvel Irak
Soucieux de soigner sa légitimité nationaliste et peu désireux de faciliter la tâche
des forces d’occupation, le gouvernement syrien est l’acteur régional le plus
réticent à reconnaître le Conseil de Gouvernement Transitoire (CGT) créé en
juillet 2003 et privilégie les contacts avec ses anciens clients kurdes du PDK et de
l’UPK38, ainsi qu’avec des éléments arabes sunnites hostiles à la présence
américaine, en particulier des chefs tribaux de l’Ouest et du Nord de l’Irak.39
in Syria », « Middle East Intelligence Bulletin », volume 6, numéro 4, avril 2004 (www.
meib.org/articles/0404_s1.htm).
36
Dans un entretien diffusé par la chaîne al-Jazira le 1er mai 2004, Bashar al-Assad reconnaît le
caractère endogène des troubles, attribués auparavant à des « éléments étrangers », et promet de
résoudre la question du déni de la nationalité syrienne. Par contre, parallèlement, le gouvernement
entend étouffer l’activisme politique kurde dans le pays en interdisant les associations
politiques non-reconnues, décision qui vise en particulier voire exclusivement les 11 formations
kurdes du pays. En effet, elle n’a été signifiée par les autorités qu’aux dites formations, tandis que
d’autres associations potentiellement concernées, telles que les groupes de défense des Droits de
l’Homme, n’ont pas été inquiétées (Arabic News, 10 juin 2004).
37
Nous ne attarderons pas dans cet article sur l’attentat particulièrement obscur, qui, le 27 avril
2004, frappe un bâtiment vide de l’UNDOF dans le quartier damascène de Mezze et se solde par la
mort de quatre personnes, dont deux assaillants. Les autorités évoquent tour à tour la piste
islamiste, étayée par la revendication non-authentifiée des « Fils des Martyrs de Hama », puis celle
du crime organisé, mettant en cause un fonctionnaire du gouvernorat de Quneitra accusé d’avoir
détourné 200.000$. A Washington, certains parlementaires proche d’Israël évoquent une « pièce
de théâtre » destinée à susciter la sympathie de la communauté internationale.
38
Les relations entre la Syrie et les partis kurdes irakiens sont cependant caractérisées par de vives
tensions liées à la posture résolument pro-américaine des seconds (Arabic News, 5 mai, 2 juillet, 9
juillet, 3 octobre, 21 octobre 2003).
39
Arabic News, 24 septembre, 29 octobre, 17 novembre et 12 décembre 2003, 8 janvier, 1er mars,
2 juillet 2004.
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Échouant à rallier à sa position le reste de la Ligue Arabe qui, en septembre 2003,
finit par céder aux pressions américaines et accorde un siège provisoire au CGT,
la Syrie se résout, à l’invitation de la Jordanie, à admettre que ce dernier constitue
une « étape » vers la constitution d’un gouvernement irakien choisi par son
peuple.40 En ce même mois de septembre, Damas commence à recevoir des
membres du CGT,41 sans pour autant abandonner son intransigeance. Alors
qu’une conférence régionale sur l’Irak doit se tenir les 1er et 2 novembre 2003
dans la capitale syrienne, les organisateurs refusent d’inviter Hoshyar Zeibari,
ministre des Affaires étrangères irakien, puis, en raison de l’insistance de l’Arabie
Saoudite, du Koweit et de la Jordanie, acceptent le 31 octobre de lui faire parvenir
une invitation non-officielle. Mécontent, Zeibari refuse d’assister à la réunion
tandis que des tensions surgissent entre Damas et les forces politiques irakiennes
participant au gouvernement provisoire.42
Très ferme dans le domaine diplomatique, la politique syrienne ne néglige
cependant pas la dimension économique des relations avec le nouvel Irak.
D’abord décidées à fermer la frontière irakienne aux importations syriennes,43 les
forces d’occupation, afin de résoudre les problèmes de pénurie dont souffrent les
populations tribales du Nord et de l’Ouest de l’Irak, autorisent une reprise limitée
du commerce transfrontalier dès la fin du mois de mai 2003.44 La Syrie joue
également du délitement des infrastructures irakiennes pour signer un accord
« pétrole contre électricité » avec la province de Ninive (Nord-Ouest), tandis que
le ministre syrien de l’Économie demande la réouverture du pipe-line KirkoukBanyas45, soulignant que l’« Irak a besoin de stabilité et de devises » et que « le
côté syrien [du tracé du pipe-line] est sûr »46 par comparaison avec les pipe-lines
débouchant dans le port turc de Ceyhan et le Golfe persique, régulièrement
sabotés. A partir de septembre 2003, les contacts se multiplient avec les
responsables en charge de l’économie au sein du CGT afin de discuter de
problèmes tels que la répartition des eaux du Tigre et de l’Euphrate, les transports,
la livraison de blé syrien à l’Irak (accord du 19 mars 2004), l’électricité et le
40
Middle East International, numéro 708, 12 septembre 2003.
Fin septembre, le vice-président Abd al-Halim Khaddam reçoit Iyad Allawi, secrétaire-général
du CNI et membre du CGT (Arabic News, 29 septembre). Quelque jours plus tard, Assad
s’entretient pour la première fois avec des membre des autorités irakiennes temporaires, Massoud
Barzani (PDK) et Adb al-Aziz al-Hakim (CSRII) (Arabic News, 3 et 15 octobre 2004).
42
Agence France Presse, 1er novembre 2003.
41
43
En août 2003, Powell rappelle que l’Irak est un partenaire économique important de la Syrie et
que le CGT pourrait lui tenir rigueur de son attitude (Arabic News, août 2003).
44
Arabic News, 18 juin 2003.
Terminal pétrolier de la côte syrienne.
46
Arabic News, 2 septembre 2003. La « sûreté » potentielle dudit tracé doit sans doute beaucoup
aux contacts économiques et politiques établis par Damas avec les tribus irakiennes sunnites (cfr
supra).
45
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pétrole.47 Combinés aux pressions américaines et arabes, les besoins économiques
de la Syrie la font évoluer dans la pratique vers une position diplomatique plus
souple à l’égard du CGT, comme l’illustrent la promesse de restitution des fonds
déposés en Syrie par l’ancien régime (janvier 2004)48 puis la visite effectuée fin
mars 2004 à Damas par Hoshyar Zeibari. Cela dit, sur le plan des principes, le
discours syrien ne se départit pas de son intransigeance. Ainsi, le CGT est qualifié
officiellement de « fait accompli »49 jusqu’à l’échéance de son mandat, le 30 juin
2004, tandis que le gouvernement irakien qui lui succède est décrit par les Syriens
comme une étape dans le processus de rétablissement de la souveraineté irakienne
et non comme son aboutissement.50
Parallèlement à ces rapports officiels avec les autorités irakiennes actuelles, la
Syrie dispose de canaux relationnels privilégiés avec des acteurs politiques
influents. Sous l’ancien régime, outre les baathistes irakiens dissidents, les
communistes et les nationalistes kurdes, Damas avait noué des contacts avec les
islamistes chiites, jouant notamment de son alliance avec le chiisme libanais et
l’Iran. Il convient de rappeler ici que le chiisme duodécimain est organisé en
réseaux transnationaux dans lesquels les relations de parenté et d’amitié jouent un
rôle important et dont les « nœuds » géographiques sont, entre autres, Najaf, Qom,
Beyrouth et Sayyida Zeinab, dans la banlieue de Damas. Ainsi, Hassan Nasrallah,
secrétaire général du Hezbollah, est réputé proche du Conseil Suprême de la
Révolution Islamique en Irak (CSRII, pro-iranien) tandis que Hussein Fadlallah,
prestigieux ayatollah et inspirateur idéologique de l’islamisme chiite libanais,
entretient des liens étroits avec le parti ad-Da’wa,51 matrice du chiisme politique
irakien. Bien ancré dans l’importante communauté irakienne de Sayyida Zeinab,
ce dernier parti joue un rôle de premier plan dans le Comité d’Action Conjointe
réunissant différents groupes d’opposition irakiens basés à Damas.52 Plusieurs
figures importantes de l’opposition irakienne vivaient dans la capitale syrienne à
l’époque de Saddam Hussein et continuent à y effectuer de fréquents séjours, à
l’instar de Bayan Jaber, ancien « ambassadeur » du CSRII à Damas, où il était
chargé des relations avec le Comité d’Action Conjointe, et devenu depuis lors
ministre de la Reconstruction au sein du CGT.53
47
Arabic News, 15 et 25 septembre, 17 et 25 novembre 2003, 19 et 22 mars, 1er avril 2004.
48
Arabic News, 22 mars 2004. Ces fonds ont été estimés à trois milliards de $, avant que
l’administration américain avoue le caractère exagéré de ce chiffre. En outre, le Département du
Trésor a accusé Damas de reverser ces fonds aux insurgés irakiens.
49
Entretien avec Bashar al-Assad diffusé le 1er mai 2004 par la chaîne al-Jazeera.
50
Al-Hayat, 29 juin 2004.
51
Abedin M., « Hezb al-Daawa al-Islamiyya », Middle East Intelligence Bulletin, volume 5,
numéro 6, juin 2003. (www.meib.org/articles/0306_iraqd.htm).
52
Middle East International, numéro 702, 13 juin 2003.
53
Arabic News, 8 septembre 2003.
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Quant aux contacts entretenus avec les acteurs sunnites, ils prennent partiellement
place dans le côté obscur de la stratégie syrienne en Irak. Certes, si les
« volontaires internationaux » (dont de nombreux syro-libanais) qui ont franchi la
frontière par milliers depuis le début de l’année 2003 ont peu influencé le cours
des opérations militaires, certains d’entre eux demeurent cependant sur le
territoire irakien et contribuent à y entretenir l’instabilité. La Syrie n’est certes pas
le fomenteur des troubles que connaissent les régions sunnites mais elle ne voit
pas d’un mauvais œil la persistance d’un conflit de basse intensité qui immobilise
en Irak des dizaines de milliers de soldats américains sans pour autant menacer
l’intégrité territoriale du pays. Par ailleurs, Damas a noué des liens étroits avec
des secteurs potentiellement sensibles de la population sunnite irakienne. Les
contacts officiels avec les tribus (cfr supra) ou le Parti Islamique d’Irak (Frères
Musulmans, participe au CGT) ne sont sans doute que la partie immergée de
l’iceberg, car les services secrets syriens ne peuvent que « s’intéresser » à des
régions qui concernent directement les intérêts stratégiques de leur pays. En
témoigne peut-être le fait qu’en avril 2004, le ministre italien des Affaires
étrangères Franco Frateini fait appel à Bashar al-Assad pour obtenir la libération
de trois de ses ressortissants pris en otage par des rebelles sunnites.54 Plus
étonnant encore, pendant le siège de Fallouja (avril 2004), et alors que les
responsables militaires américains accusent la Syrie de comportements « peu
solidaires », Bush adresse à Bashar al-Assad une lettre de félicitations à l’occasion
de la fête de l’indépendance syrienne (17 avril). La missive est accompagnée d’un
message de Colin Powell invitant le président syrien « à faire tout ce qui est en
son pouvoir pour contribuer à calmer la situation [en Irak] »55 … Si le
Département d’État décrira ultérieurement le message comme un avertissement,56
les Syriens le présente, avec un brin de triomphalisme, comme une demande de
collaboration à laquelle ils répondent qu’ils n’ont pas l’intention de dégarnir le
front du Golan « pour servir de gardien … aux Etats-Unis ».57 Quoiqu’il en soit,
l’éventuelle confirmation de ses liens avec les insurgés irakiens pourrait aussi
conduire la Syrie au bord du gouffre. Début juillet 2004, le ministre irakien des
Affaires Étrangères, Hoshyar Zeibari, puis son Premier Ministre, Iyad Allaoui,
accusent la Syrie et l’Iran de soutenir islamistes et ex-baasistes irakiens. Zeibari
affirme même que « l’Irak pourrait ne pas être opposé à des attaques des troupes
américaines stationnées en Irak contre des pays voisins s’ils soutiennent les
insurgés. »58
54
Selon Frateini, la Syrie pourrait être « un canal important pour sauver les trois otages … mais je
ne peux pas donner d’explications. Elle peut donner des conseils sur la manière d’accéder aux
ravisseurs ou de les influencer. » (Arabic News, 17 avril 2004).
55
Arabic News, 16 avril 2004.
56
Arabic News, 17 avril 2004.
57
Propos du député syrien Suleiman Haddad (Arabic News, 21 avril 2004).
58
Sunday Telegraph, 4 juillet 2004.
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La coopération régionale
Outre son rôle potentiel en Irak, une autre ligne de défense de la Syrie par rapport
à l’axe américano-israélien est son insertion dans le concert régional, insertion
rétablie par Hafez al-Assad et activement approfondie par son fils. Même si leur
efficacité est toute relative, Damas bénéficie des efforts d’intercession des États
arabes « modérés » (Égypte, Arabie Saoudite, Jordanie, Koweït) auprès de
Washington. Bien que ces pays ressentent parfois un évident malaise à l’égard du
radicalisme syrien, notamment pendant la guerre de mars-avril 2003, c’est
justement cette position en pointe de Damas qui les pousse, eu égard aux
sentiments de leur propre population, à la défendre contre les pressions
américano-israéliennes. De même, en maintenant en vie les normes de l’arabisme,
le discours syrien empêche les régimes « modérés » de rencontrer totalement les
demandes américaines (en particulier la normalisation de leurs relations avec
Israël) et donc de voir leur popularité se dégrader encore un peu plus.
Si le triangle diplomatique Damas-Le Caire-Ryadh fonctionne relativement bien
depuis le début des années 1990, le rapprochement syro-jordanien a pour sa part
débuté en 1999 et s’est intensifié depuis mars 2003, en dépit de quelques
soubresauts. En effet, en raison de sa vulnérabilité aux pressions américaine et de
ses propres inquiétudes par rapport à l’intransigeance syrienne, la Jordanie tente
d’amener la Syrie à modérer sa position sur l’Irak et se laisse même aller à
quelques critiques. Toutefois, les tensions provoquées en décembre 2003 par les
propos d’Abdallah II qui, en visite à Washington, déclare que « la frontière
syrienne avec l’Irak n’est pas aussi sûre que nous le voudrions tous dans la
communauté internationale »59, sont rapidement aplanies par une ouverture
jordanienne ouvrant la voie à une série de visites mutuelles au plus haut niveau.
La nécessité d’une coopération régionale apparaît en effet plus nécessaire que
jamais, tant la nouvelle donne et surtout les incertitudes qui l’accompagnent
rendent interdépendants les États de la région.
La dégradation continue de la situation dans les Territoires Occupés rapproche
logiquement la Syrie de l’Autorité Palestinienne. Au cours des derniers mois, le
président du Département politique de l’OLP, Farouq al-Qaddoumi, multiplie les
visites à Damas afin d’ouvrir la voie à un réchauffement. En mai 2004, Yahya
Yakhlaf, ministre palestinien de la Culture, est le premier représentant de
l’Autorité Palestinienne à être reçu par le président syrien. Cependant, le
rétablissement des relations entre le Fatah et le gouvernement syrien n’est pas
encore envisagé.60 Si elle n’est d’aucune utilité stratégique pour Damas, cette
timide détente pourrait cependant contribuer, étant donné l’isolement international
59
60
Middle East International, numéro 715 19 décembre 2003.
Arabic News, 21 mai 2003.
16
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de Yasser Arafat, à un accroissement de l’influence syrienne sur le mouvement
national palestinien.
Davantage qu’au niveau interarabe, l’intensification de la coordination régionale
se manifeste surtout entre les plus influents des voisins de l’Irak. En effet, la
Syrie, la Turquie et l’Iran multiplient les sommets depuis le début de l’année 2003
afin d’empêcher l’émergence d’un Kurdistan autonome ou indépendant. Le
rapprochement turco-syrien, entamé après la crise d’octobre 1998, intensifié en
2003 et couronné le 6 janvier 2004 par la visite historique de Bashar al-Assad à
Ankara, conduit cette dernière à s’opposer à une politique de confrontation avec
Damas et ce en dépit du mécontentement américain.61 Le litige territorial sur le
Sandjak d’Alexandrette (le Hatay turc) est désormais mis en sourdine par les
responsables syriens qui, outre des accords de coopération économique,
sécuritaire (lutte anti-terroriste)62 et militaire (entraînement)63, s’engagent dans
des projets communs (création de zones franches, déminage) impliquant une
reconnaissance de facto de la souveraineté turque sur la zone contestée.64 De son
côté, Ankara joue de ses bonnes relations avec Tel Aviv pour se poser en
médiatrice dans d’éventuelles négociations israélo-syriennes.65 Quant à l’Iran,
solide allié stratégique de la Syrie depuis 1980, il pourrait faire bénéficier cette
dernière de son influence sur certains acteurs chiites irakiens et promet de soutenir
Damas par des livraisons de pétrole en cas de problèmes économiques résultant de
l’application du SALSA.66
Conclusion
Depuis l’invasion américaine de l’Irak en mars 2003, on affirme souvent que la
Syrie se trouve « à la croisée des chemins ».67 En réalité, et en dépit de la
persistance des pressions américaines, les chars américains ne semblent pas prêts
de prendre la direction de Damas car l’attitude de Washington oscille
61
Voir notamment les critiques formulées par le ministre turc des Affaires étrangères Abdallah
Gül contre la décision américaine de mettre en œuvre le SALSA (Arabic News, 8 juin 2004).
62
Arabic News, 18 décembre 2003.
63
Arabic News, 9 septembre 2003.
64
Arabic News, 29 janvier 2003.
65
Cette médiation est proposée par Recep Erdogan à Assad lors de la visite de ce dernier à Ankara.
Elle est acceptée par les parties concernées mais reste lettre morte (Arabic News, 26 janvier 2004).
Par ailleurs, depuis quelques semaines, les relations entre Israël et la Turquie se sont dégradées en
raison des violentes critiques formulées par Erdogan quant à la politique du gouvernement Sharon
dans les Territoires Occupés.
66
Les chefs d’État syriens et iraniens se rencontrent en février et mai 2003 ainsi qu’en juillet 2004.
67
Salhani C., « Syria at the Crossroads », Middle East Policy, volume X, numéro 3, automne
2003.
17
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continuellement entre durcissement et apaisement. Ces fluctuations tiennent sans
doute autant aux ajustements tactiques opérés épisodiquement par le régime syrien
qu’à la lutte d’influence opposant, au sein du gouvernement américain, les néoconservateurs aux diplomates de carrière, avocats traditionnels de la politique d’«
engagement constructif ». Cette dernière n’est pas nécessairement condamnée à la
disparition mais pourrait bien survivre, certes sous une forme « durcie », car ses
motivations essentielles persistent. La Syrie ne menace pas fondamentalement les
intérêts américains et, dans le cadre d’une politique d’« engagement sélectif »68,
ne justifie pas les coûts et dangers liés à une intervention militaire, a fortiori au
moment où des dizaines de milliers de soldats américains cherchent vainement à
stabiliser l’Irak. Qui plus est, sa faiblesse stratégique et économique la rend
apparemment chaque jour plus vulnérable aux pressions non militaires.
Il est cependant peu probable de voir Damas suivre l’exemple de Tripoli en se
pliant aux requêtes américaines en matière de politique étrangère. Un scénario
plus plausible est que, à l’instar de son père, Bashar al-Assad continuera à évoluer
sur une voie sinueuse alliant souplesse tactique et intransigeance stratégique.
D’une part, le jeune président doit prendre en compte l’évolution défavorable de
la balance of power régionale et son corollaire, le durcissement américain illustré
par l’approbation du bombardement israélien d’octobre 2003 puis par la mise en
œuvre du SALSA en mai 2004. D’autre part, eu égard à l’opposition du
gouvernement Sharon à tout retrait du Golan, le régime syrien ne peut modifier
son option stratégique fondamentale -la fermeté à l’égard d’Israël- sans réduire à
néant sa légitimité nationaliste. Or, compte tenu de la centralité de l’arabisme dans
le processus historique de formation de l’État syrien, il est peu probable que le
pouvoir en place survivrait à une « égyptianisation » de sa politique étrangère.
Cela étant, le dernier bastion du nationalisme arabe n’a d’autre choix que de
résister au resserrement de l’étau en sollicitant, grâce à une activité diplomatique
frénétique, le fragile soutien de ses partenaires régionaux et internationaux ainsi
qu’en usant de son influence potentielle, certes limitée, dans l’évolution de la
situation en Irak.
Dans ce pays, un jeu à somme nulle oppose la Syrie et les États-Unis, dans la
mesure où, premièrement, l’aggravation des difficultés des coalisés en
Mésopotamie conduirait, en dépit d’un durcissement de la politique de
Washington sur le court terme, à un affaiblissement structurel des capacités
américaines de pressions puisque davantage de ressources (militaires, politiques,
économiques) devraient être consacrées à la stabilisation de l’Irak.
Deuxièmement, le régime baasiste aspire à tuer dans l’œuf le projet de Grand
68
Dans un contexte d’unipolarité, c'
est-à-dire en l’absence d’une autre grande puissance
susceptible de remplir les vides de puissance dans le cadre d’un jeu à somme nulle, les États-Unis
réservent l’essentiel de leurs efforts à la protection de leurs intérêts fondamentaux, c'
est-à-dire les
gisements pétroliers du Golfe et la sécurité d’Israël. ( Hansen B., Unipolarity and the Middle East.
Richmond, Curzon Press, 2000).
18
Thomas Pierret
Les Cahiers du RMES
n° 1 Juillet 2004
Moyen-Orient, radicalement incompatible avec sa politique nationaliste.
Troisièmement, les relations de la Syrie avec certains acteurs politiques irakiens
lui confèrent une influence réelle mais insuffisante pour lui permettre de
prétendre, à l’instar de l’Iran, à l’exercice d’un rôle majeur à Bagdad. Bashar elAssad n’a donc aucun intérêt dans l’édification du « nouvel Irak » voulu par son
homologue américain et ne peut par conséquent lui proposer qu’une collaboration
ponctuelle et surtout strictement tactique. Certes, à moyen terme, une dégradation
de la situation irakienne recèle aussi des dangers, dont celui d’une montée aux
extrêmes et d’un éventuel conflit armé avec les États-Unis et/ou Israël, ou encore
celui d’une nouvelle déstabilisation des régions syriennes kurdophones.
Néanmoins, Damas ne semble pas avoir d’autre choix que d’assumer les risques
de sa politique d’hostilité latente aux projets américains dans la région, risques
somme toute préférables aux conséquences d’un succès de ces mêmes projets.
Concrètement, cette politique consiste non pas à provoquer un échec des EtatsUnis en Irak, ce dont la Syrie est incapable seule, mais à ne strictement rien faire
qui puisse aider les Américains à se sortir des embûches générées par leurs
nombreuses erreurs d’appréciation.
A la différence de son père qui, à l’abri du parapluie soviétique, soutenait
ouvertement les milices libanaises chiites et druzes dans le conflit qui les opposait
aux troupes franco-américaines de la Force Multinationale déployée à Beyrouth
en 1983-1984, Bashar el-Assad doit s’en tenir à affirmer la « légitimité » de la
résistance irakienne69. Toutefois, l’audace relative de ces propos, formulés peu
avant l’application du SALSA, montre que le régime syrien garde l’espoir de
survivre au bras de fer qui l’oppose à des adversaires certes toujours plus
redoutables mais handicapés par les contradictions de leurs propres politiques.
69
Interview du président syrien diffusé le 28 avril 2004 sur la chaîne qatarie al-Jazeera.
19