Quand la France régnait sur la Syrie

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Quand la France régnait sur la Syrie
Vendredi 22 juillet 2011 - 7 réactions
http://www.slate.fr/story/41397/syrie-france-mandat
Quand la France régnait sur la Syrie
Il y a 91 ans, le 25 juillet 1920, l’armée française entre à Damas. Munie
d’un mandat de la Société des Nations, elle doit conduire la Syrie à
l’autodétermination et veiller à l’intégrité du territoire. Mais c’est au
morcellement du pays qu’elle va procéder. Et les Syriens s’en
souviennent…
- Le général Gouraud inspecte les troupes à cheval à Maysalun, le 24 juillet 1920 / domaine public via
Wikimedia Commons L'AUTEUR Ariane Bonzon Journaliste, spécialiste de politique étrangère. Elle a été en
poste à Istanbul, Jérusalem et Johannesbourg. Vit et travaille actuellement entre la
France et la Turquie. Dernier ouvrage paru: «Dialogue sur le tabou arménien»,
d'Ahmet Insel et Michel Marian, entretien d'Ariane Bonzon, ed. Liana Levi, 2009. Ses
articles
CE QU'ILS PENSENT DE LA FRANCE? Faruk résume parfaitement
l’état d’esprit de ces jeunes Syriens qui manifestent courageusement
depuis le mois de mars:
«Mon grand-père était fier de s’être débarrassé des Français, d’avoir fait la révolution et
d’avoir gagné l’indépendance; mon père, lui, était reconnaissant à la France d’avoir
influencé les lois et la Constitution. J’ai grandi avec ces deux discours-là: le premier à
l’école, le second à la maison. Alors, aujourd’hui quand Bachar el-Assad agite l’épouvantail
extérieur, le risque de chaos, et ranime discrètement le souvenir du mandat français, c’est
complètement artificiel et à côté de la plaque. Nous, ce qui nous préoccupe, c’est le
chômage et la démocratisation de notre pays, l’ennemi c’est le régime syrien, d’abord et
avant tout.»
La Première Guerre mondiale vient de s’achever. Les vainqueurs se partagent les
dépouilles de l’empire ottoman. Aux Britanniques, reviennent la Palestine et l’Irak; aux
Français, le Mont Liban et la Syrie.
Dans un premier temps, la population syrienne est plutôt enthousiaste d’en avoir fini avec
le joug ottoman et le mandat que la Société des Nations confie à Paris en avril 1920 est
plutôt rassurant: la France «est chargée de mener la Syrie à l’autodétermination politique,
c'est-à-dire à l’indépendance, dans les plus brefs délais et de protéger son intégralité
territoriale», décrit Christian Velud, maître de conférences en Histoire à l’Institut d’Etudes
politiques de Lyon.
L'Occident sûr de son bon droit
Mais dès juillet de la même année, c’est bien de «l’instauration musclée d’une pax
francorum» qu’il convient de parler. L’armée française, avec à sa tête le général Gouraud,
anéantit sans difficulté la résistance héroïque des troupes syriennes à Maysalun, puis
pénètre à Damas. Elle y restera vingt-six ans.
«Ce début dramatique de l’expérience mandataire française en Syrie allait faire figure de
symbole. Pour les foules arabes, la prise de Damas, tout à la fois cité millénaire, ville
impériale, sanctuaire et gardienne de l’identité arabe, cause une immense émotion. Pour
les Français, c’est une revanche, celle d’un Occident chrétien sûr de son bon droit au
lendemain de la Première Guerre mondiale», analyse Christian Velud.
Jeune officier des renseignements français à Damas en 1929, Pierre Rondot (le père de
Philippe), fait un jour remarquer à l’un de ses supérieurs qu’«en acceptant d’être
mandataire de la SDN au Levant, la France a (…) renoncé à (...) l’usage souverain de la
force, et accepté d’accomplir une tâche d’éducation politique. De ce fait, si le peuple syrien
n’accepte qu’à contrecoeur d’être l’objet de cette mission, ne sommes-nous pas dans une
impasse?» Réponse résumée de son interlocuteur, le général Vallier: «Vous avez raison
mais il faut crâner.» (Syrie 1929, itinéraire d’un officier in Damas, revue Autrement, 1993).
La «faute originelle»
Il sera souvent reproché aux Français d’avoir tenté d’exporter en Syrie le modèle de ses
protectorats tunisien et marocain. Mais pour autant, les Syriens ne gardent pas de la
colonisation française un souvenir traumatique analogue à celui des Africains du Nord.
Cela dit, «aujourd’hui encore lorsque les Syriens se positionnent vis-à-vis des Occidentaux,
ils en reviennent à la politique mandataire et à la façon dont les Français ont favorisé les
regroupements ethno-communautaires et prôné un découpage du territoire», explique
Barah Mikaïl, directeur de recherches à Fride (Madrid).
Ancien diplomate en poste en Syrie, Ignace Leverrier confirme:
«“Si on en est là aujourd’hui, c’est parce qu’on a été occupé et divisé”, voilà ce que disent
certains Syriens. Le mandat français, c’est la faute originelle, en quelque sorte! Et en
période de crise, l’argument ressort plus fort encore.»
Faire allusion au mandat français est évidemment d’actualité. Lorsqu’aujourd’hui le pouvoir
syrien brandit l’épouvantail de la division fomentée par l’étranger, ce n’est pas
complètement théorique puisque le mandat français a morcelé le pays, encouragé les
mouvements régionalistes, imaginé plusieurs Etats, éphémères, sur des bases ethniques
(Alaouites, Djebel druze); et surtout créé le Liban, littéralement séparé de la Syrie. Lorsque
Bachar el-Assad évoque le risque du chaos, c’est aussi cette mémoire collective qu’il titille.
Les trois reproches faits aux Français
«Mais pour l’essentiel, résume Christian Velud, les Syriens font trois reproches au Mandat
français: de ne pas avoir ratifié le traité franco-syrien d’indépendance de 1936, d’avoir
donné le Sandjak d’Alexandrette en 1939 aux Turcs en échange de la neutralité de ces
derniers, et enfin les promesses d’indépendance non tenues des années 1940.»
Arrive 1945, l’affrontement entre Syriens et Français va conduire ces derniers à bombarder
Damas et causer plusieurs centaines de morts. Et c’est le départ des Français, le 17 avril
1946, qui donne sa date à la fête nationale syrienne et conduit le pays à l’indépendance.
Pourtant, au cours d’un dîner ou d’une rencontre amicale, il n’est pas rare d’entendre des
Syriens dire que les Français sont «partis trop tôt»! Car à partir de 1925, les civils français
ont pris le pas sur les militaires pour administrer eux-mêmes le pays. Ils mènent une
politique plus libérale, instaurent des élections libres, réforment le système judiciaire et
introduisent la laïcité.
Mais ils quittent le pays avant que ces institutions soient réellement ancrées dans le pays.
Alors, durant les périodes les plus autoritaires du régime, certains Syriens non sans
humour et autodérision se prenaient parfois à regretter que le «travail n’ait pas été
achevé».
S’il y a un point en tout cas sur lequel Bachar el-Assad est bien d’accord avec ses anciens
protecteurs, quoiqu’il en dise, c’est celui-là:
«Pour son bonheur, le peuple syrien doit comprendre que s’il bouge, il sera de nouveau
frappé. Ce peuple doit être mené comme un cheval bien dressé, qui portera son cavalier à
merveille, mais si on lui cède à tort, le videra et ira se fracasser les membres dans le
fossé…»
Des propos tenus par le dictateur syrien? Pas du tout! Ils sont signés d’un général français:
Gaston Vallier, l’homme qui a mâté les insurgés de 1925.
Ariane Bonzon

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