La performance : nouvelle idéologie moderne ?

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La performance : nouvelle idéologie moderne ?
3) LA PERFORMANCE, UN CONCEPT A UTILISER AVEC SAGESSE
La performance : nouvelle idéologie moderne ?
Le premier sens du mot performance est lié à la course de cheval. Terme de turf, le
dictionnaire « Le Robert » le définit comme « la manière dont se comporte un cheval
de course au cours d'une épreuve ». En ce sens on parle d’une « bonne » ou d’une
« mauvaise performance ». Immédiatement après, le dictionnaire montre le lien étroit
qui existe entre la performance et le résultat : « Résultat chiffré obtenu au cours de
cette épreuve. Tableau des épreuves subies par le même cheval.» De telle façon
qu’on peut lier les mots performances et résultats. On pourrait alors risquer une
définition : la performance est l’art d’obtenir les meilleurs résultats.
Les meilleurs résultats. Car le mot prend sa source dans la concurrence des chevaux
qui courent. Ce n’est pas pour rien que le mot performance désigne –immédiatement
après la course de chevaux- le résultat sportif des hommes cette fois. La performance
suppose à l’origine un climat de rude concurrence, dont le sport est le modèle.
L’individualisme de la performance est postérieur comme l’indique le dictionnaire. En
filigrane, la performance suppose toujours la mesure d’une prestation que l’on
compare aux autres. C’est vrai des champions, c’est aussi vrai des entreprises qui
rivalisent d’ingéniosité pour augmenter leurs parts de marché et leurs profits, qui
utilisent des indicateurs de résultats et pratiquent le benchmarking. C’est vrai du
système scolaire où les meilleurs étudiants font les meilleures écoles. La culture de la
performance s’exporte dans le monde de la médecine, de la politique, de
l’administration. On le voit, la performance est devenue un modèle d’autant plus
accepté qu’il semble bien à l’origine des progrès de nos sociétés.
Seulement voilà, la performance fait également des victimes. La culture de la
performance est devenue « culte de la performance »1 avec ses héros sans doute,
mais aussi ses laissés pour compte : « Du culte de la performance à la dépression
nerveuse, la distance n'est pas longue. Dans une société qui se réfère aux valeurs de
l'autonomie, de l'action et de l'accomplissement personnel, où chacun est conduit à
décider en permanence, la peur de ne pas être à la hauteur devient une constante. La
dépression est un moyen de nommer et d'agir sur ces nouveaux problèmes. »
Le culte de la performance (Poche) d’Alain Ehrenberg 1991
Voir également le commentaire sur le site CNRS : http://www2.cnrs.fr/presse/thema/252.htm : « Ce culte nouveau de la
performance signale d'abord un changement de nos rapports à l'égalité : la justice devient le produit de la concurrence. Or c'est
précisément ce qu'incarne la compétition sportive : elle est la seule activité sociale à théâtraliser le mariage harmonieux de la
concurrence et de la justice. Elle est l'image même de ce qu'est une juste inégalité.
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Ce culte montre ensuite l'ancrage des valeurs de l'autonomie : la conversion à la compétition représente la sortie d'une régulation
des conduites faisant appel à l'obéissance disciplinaire au profit d'une référence à l'initiative individuelle. Il s'agit de décider et d'agir
plus que d'obéir. Il montre enfin, deuxième aspect de l'ancrage de la référence à l'autonomie, comment les idéaux
d'accomplissement personnel, c'est-à-dire de droit à disposer de soi et de liberté de choisir sa vie comme on l'entend, qui se sont
diffusés dans l'ambiance contestataire des années 1970 se sont combinées avec les normes d'action individuelle.
La performance combine un modèle d'action (entreprendre) et de justice (le sport) avec un style d'existence (l'épanouissement
personnel d'un individu apparemment émancipé des interdits qui l'empêchaient de choisir sa vie). »
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3) LA PERFORMANCE, UN CONCEPT A UTILISER AVEC SAGESSE
Il nous paraît donc utile de relativiser la culture de performance en l’associant à une
réflexion sur le sens de l’agir humain. Plus concrètement, nous voulons approfondir
deux paradoxes de la performance :
- à trop vouloir la performance, on se détourne du résultat
- trop de concurrence détruit la performance
1) structure de l’agir humain
La philosophie occidentale structure l’action humaine –ou le projet si l’on préfèreautour de trois éléments clés : une action humaine répond à trois questions : qui
(agit), en vue de quoi (objectif) et comment (moyens). Cette structure intentionnelle de
l’agir humain fonde la liberté de la personne, qui, volontairement, choisit des moyens
en vue d’un but, ou d’un objectif. Or, viser un objectif n’est pas la même chose
qu’obtenir des résultats. Certains langages d’entreprises ont précisément tendance à
associer les objectifs et les résultats, en opposant par exemple une culture moyens à
une culture résultats. Une société de services en chauffage peut opposer une culture
« moyens » (garantir au client une visite hebdomadaire des installations de chauffage)
à une culture résultats (garantir au client une température de 19° dans les
appartements).
Objectif
Intention
Moyens
Résultats
Cette confusion est probablement un abus de langage. Car le résultat n’est pas
l’objectif, mais la conséquence de la poursuite d’un objectif. Le résultat est
étymologiquement un rebond (re-saut), conséquence du fait de tomber. Or, comme
pour un ballon de rugby, on sait où il tombe, on ne sait jamais dans quel sens il va
rebondir. Cette contingence est inscrite dans la nature de l’action et des
circonstances. Même si la performance consiste à réduire l’écart entre l’objectif visé et
le résultat obtenu, il n’en reste pas moins que personne ne peut jamais garantir
absolument un résultat. Entretenir la confusion entre les objectifs et les résultats, est
un excès de rationalisme et de volontarisme. Rationalisme : je vais obtenir le résultat
escompté puisque j’ai tout prévu. Volontarisme : je vais obtenir le résultat parce que je
le veux.
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3) LA PERFORMANCE, UN CONCEPT A UTILISER AVEC SAGESSE
« L'orange qui est trop pressée donne un jus amer ; à vouloir tirer trop de lait, on fait
venir le sang. »2 La tension excessive sur le résultat détourne du résultat et engendre
l’inverse de ce qu’elle vise. Ce volontarisme est pervers dans la mesure où il induit
une fausse conception de la vie et de l’action. On ne décrète pas un résultat, on le
mérite. Il y a là une sagesse que nos contemporains ont évacuée, par impatience du
résultat, par « rage de conclure »3. Sortir de l’idéologie du résultat, c’est admettre que
tout projet contient une part irrépressible de contingence, et qu’il faut quitter le
« fantasme de la toute puissance » : le désir du résultat, l’engagement du fournisseur
vis-à-vis de son client, les garanties qu’il promet, tout cela ne peut enlever la part
incoercible de contingence, et donc de risque, inscrite dans la structure même d’un
projet. Faut-il alors renoncer aux résultats ? Non ; il semble simplement mensonger de
« garantir un résultat ». Plutôt qu’une promesse fausse et unilatérale, mieux vaut une
négociation adulte et responsable, un partage des risques en connaissance de cause.
« A l’impossible nul n’est tenu » : cette formule de bon sens mériterait d’être rappelée
aux clients capricieux qui exigent la lune, et aux commerciaux fougueux qui la
promettent.
Une démarche résultats peut également pêcher par excès de rationalisme : une chose
est l’anticipation qui prévoit les effets d’une décision ou d’une action sur plusieurs
degrés, autre chose est l’illusion de contrôler parfaitement l’action jusqu’à son terme.
Au concept de rationalité absolue, Herbert Simon oppose celui de rationalité limitée.
Personne ne peut prévoir absolument les effets d’une politique, d’une stratégie ou de
la poursuite d’un projet. Aucune méthodologie ni aucune organisation n’est parfaite.
Cet aveu relativise l’optique résultat et donne gain de cause à la relation entre les
personnes. Aristote remarquait à juste titre que la prudence est cette excellence qui
permet aux hommes de bien agir en terrain mouvant, dans des circonstances
complexes. Aujourd’hui, on insiste à juste titre sur l’intelligence collective, c'est-à-dire
sur le fait qu’ensemble on peut plus facilement obtenir des résultats valables pour tous
plutôt que de faire cavalier seul. Exit le mythe du héros triomphant, bienvenue à
l’intelligence collective discrète et la coopération.
Délivrée de son rationalisme et de son volontarisme, la performance peut commencer
à être pensée pour ce qu’elle est : l’art d’obtenir les meilleurs résultats, non pas pour
les résultats eux-mêmes, mais pour les hommes et les femmes qui sont impliqués
dans un projet. Encore faut-il briser un autre mythe : celui de croire que la
concurrence est la seule à pouvoir susciter la performance.
Comment mesurer la performance ? Par des indicateurs. Comment savoir si les
résultats constatés par les indicateurs sont bons ? En comparant avec les autres.
Nous sommes ici au cœur du système de la performance. Du cheval de course qui
gagne aux sportifs qui concourent, de l’entreprise qui pratique le benchmarking aux
administrations qui comparent les « bonnes pratiques », la performance passe par le
tamis de la norme, de l’excellence, de la comparaison. Qui dit comparaison dit
jugement. Qui dit jugement dit sanction, positive ou négative. Qui dit sanction dit esprit
de revanche, rivalité, jalousie, envie, mais aussi culpabilité, pessimisme, désespoir. –
Pas du tout, nous dira-t-on, l’esprit de concurrence développe une saine émulation !
Soit, c’est possible en effet. Mais il n’empêche que l’esprit de performance isolé de sa
dimension humaniste et collective est de plus en plus vécu comme un autoeffondrement. Qu’on en juge : l’individu doit aujourd’hui être performant dans son
corps, être ni trop gros, ni trop maigre, être sportif, répondre aux critères de beauté,
être bien habillé (qu’on pense aux jeunes pour qui l’habillement est un impératif qui
répond à une norme), avoir une vie sexuelle épanouie, sans oublier la performance
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Balthasar Gracian, L'Art de la Prudence (1640).
L’expression est de Flaubert
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3) LA PERFORMANCE, UN CONCEPT A UTILISER AVEC SAGESSE
professionnelle, sociale, les vacances (quel pays avez-vous visité cet été ?) … Dans
nos démocraties, le regard des autres est omni présent, et la performance est le
critère de jugement, remplaçant le bien et le mal. Cette traduction de la vie en termes
de résultats comparables est aussi une idéologie, un culte. Elle induit pour les plus
fragiles –et ils sont de plus en plus nombreux- un niveau d’exigence excessif qui les
terrasse.
La rivalité est nécessaire à la concurrence, mais insuffisante. Mieux : il existe un seuil
au-delà duquel la rivalité engendre la rage de vaincre et oublie la nature profonde de
ce pourquoi elle est faite. Viser la performance en cherchant à être meilleur par la
seule comparaison est suicidaire. René Girard dirait que le désir mimétique conduit
inévitablement à la violence globale (tous contre tous) ou sacrificielle (tous contre un).
Le mot comparaison comprend la paire, l’autre comme rival potentiel. Est-il possible
de sortir du regard mimétique qui hante nos sociétés démocratiques ?
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3) LA PERFORMANCE, UN CONCEPT A UTILISER AVEC SAGESSE
Nous le croyons. Il est au moins possible de désirer sortir de la spirale rivalitaire, en
renonçant à se jauger à la mesure du regard de l’autre. La rivalité nivelle, le
renoncement à la rivalité libère. Or il ne peut y avoir de véritable performance que si
celui qui agit vit son action dans le don de lui-même, non dans l’appréhension de faire
mal ou moins bien. Sortir du contrôle pour entrer dans le don est sans doute le secret
de la véritable performance, celle qui ne s’en tient pas à la comparaison mais ose le
don, la gratuité.
Faut-il donc renoncer à la performance et son pendant concurrentiel pour être
humains, pour que chacun puisse trouver sa place dans un monde libéré d’injonctions
insupportables ? Pour nous, ce n’est pas la performance ni même la concurrence qui
sont perverses, mais l’aveuglement qui consiste à leur donner une valeur absolue. En
fait, se cache dans cet aveuglement une anthropologie fort contestable que l’on
pourrait nommer utilitarisme. L’utilitarisme a oublié que la gratuité et la bienveillance
rend possible la compétition. Sans elles, toute société exploserait. La compétition
permet le progrès parce qu’elle se fonde sur un esprit de coopération. Toute la
question est peut être de savoir ce qu’est l’autre pour l’individu moderne : un loup
(Hobbes) ou un semblable (Aristote) ? L’humanisme consiste à valoriser d’abord ce
qu’il y a de semblable, de commun entre tous les hommes. L’homme n’a pas
seulement intérêt à coopérer avec son semblable, mais il peut le faire gratuitement,
parce que cela mérite simplement d’être fait. On sort de la performance et son objectif
de résultat pour entrer dans la vie et son vœu de fécondité. Un être humain est un
être vivant, sociable avant d’être un sportif ou un être efficace. Ce qu’il cherche avant
tout, c’est à être heureux. L’oublier c’est devenir barbare, au sens ou le barbare détruit
ce qu’il ne comprend pas. Et il y a fort à parier que ce que l’on comprend le moins
dans une idéologie du résultat, c’est l’humain.
Dans son ouvrage « Le culte de la performance » 4 Erhenberg situe dès 1991 le
« culte » de la performance dans sa continuité avec l’individualisme contemporain
4 Battants, entrepreneurs, aventuriers, sportifs, chômeurs créant leur propre entreprise ont fait une telle percée sur la scène
publique qu'il n'est pas incongru de parler d'un véritable culte de la performance. Trois déplacements caractérisent ce culte. Les
champions sportifs sont des symboles d'excellence sociale alors qu'ils étaient signe de l'arriération populaire. La consommation est
un vecteur de réalisation personnelle alors qu'elle connotait auparavant aliénation et passivité. Le chef d'entreprise est devenu un
modèle de conduite pour chacun alors qu'il était l'emblème de la domination des gros sur les petits. L'entreprise a désormais le
premier rôle : elle est le nouveau réservoir des fictions françaises. L'auteur explore les mutations de sensibilité à l'œuvre dans ces
nouvelles mythologies françaises. Il décrit comment se modifient les mœurs d'une société quand ses modèles politiques institués
ne fournissent plus de solutions crédibles aux problèmes majeurs auxquels elle est confrontée et quand les utopies de la société
idéale ont disparu. (voir la conférence de l’auteur sur le Site Université de tous les savoirs http://www.canalu.fr/producteurs/universite_de_tous_les_savoirs/dossier_programmes/les_conferences_de_l_annee_2000/la_societe_du_risque_et
_de_l_extreme/nervosite_dans_la_civilisation_du_culte_de_la_performance_a_l_effondrement_psychique )
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